(Annales parlementaires de Belgique, session 1845-1846)
(Présidence de M. Liedts.)
(page 41) M. de Villegas fait l'appel nominal à midi et un quart.
M. de Man d’Attenrode donne lecture du procès-verbal de la dernière séance ; la rédaction en est adoptée.
M. de Villegas présente l'analyse des pièces adressées à la chambre.
« Le sieur Sinave demande un droit provisoire de sortie sur le beurre. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
M. le président. - La discussion générale est ouverte.
La parole est à M. d'Huart, membre du cabinet.
M. d’Huart, ministre d’Etat. - Après certaines allusions qui ont été faites à la fin de la séance d'hier, je ne crois pas pouvoir me dispenser de donner immédiatement à la chambre une explication en ce qui me concerne relativement à ce qui s'est passé à l'époque de la retraite du ministère précédent.
Lorsque, peu de jours après les élections du mois de juin dernier, je fus appelé à Bruxelles, de haut lieu, on me fit connaître immédiatement que les démissions de tous les ministres, données purement et simplement sans aucune espèce de réserve, se trouvaient déposées, et on me pria de me charger de la recomposition d'un nouveau cabinet.
D'abord, messieurs, je dois le dire, j'exprimai mes vifs regrets du précédent qui venait d'être posé, c'est-à-dire que je n'approuvai pont les démissions données ainsi en masse après quelques manifestations électorales ; je croyais alors, comme je le crois encore aujourd'hui, qu'il faut se garder de laisser s'établir dans le pays l'opinion qu'il peut dépendre de deux ou trois collèges électoraux de renverser un ministère.
Quoi qu'il en soit, les démissions étant données et rendues publiques, je pensai qu'il n'était pas conseillable de refuser toutes ces démissions indistinctement, et j'exprimai nettement mon avis en ce sens.
Quant à la mission de recomposer une nouvelle administration, je fis tous mes efforts pour en décliner l'honneur ; complétement étranger aux causes de la situation politique du moment, persuadé d'un autre côté que le fardeau du portefeuille de l'un des départements ministériels serait après fort peu de temps au-dessus de mes forces physiques, il m'était permis d'agir ainsi.
Cependant, faisant taire ces considérations et n'écoutant que mon dévouement au Roi et au pays, j'acceptai de rentrer activement aux affaires ; mais, me défiant de moi-même et craignant mon insuffisance, je demandai avant tout qu'un homme honoré et estimé de toutes les opinions se joignît à moi pour constituer le cabinet ; vous n'ignorez pas, messieurs, que successivement trois hommes, réunissant à un haut degré ces conditions, ont refusé les propositions qui leur furent faites à cet égard.
Bien que ces refus, motivés par des considérations particulières en dehors de la politique, ne me touchassent personnellement en aucune façon, je les considérai comme une sorte d'avertissement de ne pas pousser au-delà mes tentatives, et je déclinai alors formellement toute espèce de participation dans la formation d'un ministère.
Tel est, messieurs pour ce qui me concerne, le résumé exact de ce qui s'est passé en juin dernier. Je m'abstiendrai, pour des raisons de convenances que vous apprécierez, d'y ajouter aucun développement.
Maintenant deux mots par rapport au ministère actuel.
Je n'ai pas hésité à m'associer intimement à sa politique, parce que les hommes qui le composent présentent à mes yeux toutes les garanties de probité, de capacité et de modération désirables pour la bonne gestion des grands intérêts du pays.
Pour moi, messieurs, j'ai toujours été du nombre de ceux qui croient que le seul système de gouvernement qui convient à la Belgique, est celui qui a présidé à la fondation de sa nationalité, c'est-à-dire un système de modération et de conciliation entre toutes les opinions, administrant avec impartialité et équité, respectant également toutes les libertés constitutionnelles et assurant l'ordre par l'exécution franche des lois.
Or, c'est dans ces vues, c'est avec la ferme intention de diriger ainsi les affaires du pays, que le cabinet actuel se présente devant vous. Vous jugerez, messieurs, si les actes qu'il a déjà posés sont conformes à ces principes et si le caractère personnel de ses membres donne une valeur suffisante à leurs déclarations positives pour l'avenir.
On a fait hier, à l'égard du ministère précédent, diverses questions qui étaient de nature à amener dans les réponses l'examen des allures de ce ministère. Or, nous, ministres, nous ne sommes pas appelés à défendre ni à attaquer la marche gouvernementale ; pour nous, messieurs, il suffit que les chambres et le pays sachent quelle est notre règle de conduite.
Qu'on nous dise que les idées de conciliation qui ont été invoquées sur la formation de l'ancien ministère étaient les mêmes que celles qu'invoque le ministère actuel pour justifier sa composition, soit, nous voulons l'admettre ; mais nous nous pas à rechercher et nous ne voulons pas rechercher comment l'application de ces idées, l'exécution du système de conciliation admis alors en principe, ont été faites ; il nous suffit et il doit suffire à tout homme dégagé de préventions, que nos intentions soient bien constatées, et que l'on sache ainsi que l'impartialité la plus absolue, comme le veut la Constitution, est et sera la règle invariable de la nouvelle administration au milieu des prétentions divergentes qui pourraient s'agiter autour d'elle.
M. Rogier. - Messieurs, c'est sur l'incident qui a été soulevé hier, que j'ai réclamé la parole à la fin de la séance. Je demande à reprendre cet incident ; je désire, messieurs, qu'il ne reste pas la moindre équivoque dans vos esprits, ni ailleurs, sur la portée de cet incident. Une fois l'incident terminé, la chambre pourra reprendre ses débats, et ne plus sortir de son véritable ordre du jour.
Messieurs, l'incident qui a été soulevé hier a pris un caractère si sérieux, il a revêtu de telles proportions que je me manquerais à moi-même, que je manquerais à mon opinion, à la royauté, que je manquerais surtout à la vérité, si je ne prenais sur moi de rétablir les faits dans leur parfaite sincérité.
Mais, je le déclare d'avance, je me garderai bien de déplacer le véritable terrain de la discussion ; je vous prie de ne pas oublier que le véritable objet en discussion, n'est pas de savoir si tel ou tel individu, dans telle ou telle conversation particulière, a parlé de tels cas de dissolution éventuelle. Là n'est pas, messieurs, la question que vous avez à examiner ; la véritable question que vous avez à examiner est celle-ci :
« Le ministère qui se présente à vous, répond-il à la situation ? Peut-on lui accorder a priori le vote de confiance qu'il réclame ? » Voilà, messieurs, toute la question, qu'on ne le perde pas de vue j'aurai, pour ma part, soin d'y revenir.
M. le ministre de l'intérieur, interrogé hier sur les causes de son entrée au ministère, a dit, en termes exprès, qu'il était venu pour défendre la royauté et empêcher qu'on ne l'obligeât à abdiquer virtuellement. Consulté, dit-il, sur la formation du cabinet, M. Rogier a voulu qu'il lui fût confié un pouvoir extraordinaire et exorbitant ; il a demandé le droit illimité de dissoudre cette chambre, et en cela il a commis un crime politique.....
M. le ministre de l’intérieur (M. Van de Weyer). - Je demande la parole pour un instant.
Dans la chaleur de l'improvisation, il peut échapper certaines paroles qui peuvent avoir un caractère d'amertume : ce qui n'est ni dans mes habitudes, ni dans mes affections. Si le mot crime politique veut avoir quelque chose de blessant pour l'honorable préopinant, je déclare qu'en l'employant, je n'avais voulu que formuler la pensée constitutionnelle, la pensée de principe qui m'animait, mais que je n'entendais nullement adresser un reproche qui blessât l'honneur de mon honorable ami. Je retire donc volontiers cette expression, mais je laisse subsister le principe dans son intégrité.
M. le président. - Je dois faire une observation. Lorsque, dans la séance d'hier, M. le ministre de l'intérieur a pris la parole, et qu'il s'est servi de l'expression crime politique, le bureau ne croyait pas que cette expression s'appliquât à un membre de la chambre ; sans cela, j'aurais cru devoir relever l'expression ; je n'ai su que l'expression s'adressait à un membre de cette assemblée, que lorsque M. Rogier eut demandé la parole pour un fait personnel.
La parole est continuée à M. Rogier.
M. Rogier. - Je ne viens pas occuper la chambre d'une expression échappée à l'honorable M. Van de Weyer dans la chaleur de l'improvisation ; je n'ai pas attaché une grande importance à l'expression de crime politique qui m'a paru légèrement outrée ; j'en ai souri ; beaucoup de membres de la chambre l'ont accueillie de même ; c'est donc du fait en lui-même, et non pas de l'expression plus ou moins exagérée avec laquelle on l'a énoncé, que je veux m'occuper en ce moment.
J'ai répondu à l'assertion de M. le ministre de l'intérieur, à savoir que, consulté sur la formation d'un cabinet, j'aurais exigé la dissolution de la chambre dans tous les cas ; j'ai répondu à cette étrange assertion en termes très explicites ; j'ai démontré toute l'exagération des allégations de M. le ministre de l'intérieur ; je lui ai fait voir comment il avait été complétement induit en erreur sur mon langage. Je m'attendais donc à ce que M. le ministre de l'intérieur ne reviendrait pas à la charge, et qu'il ne retirerait pas seulement tout ce qu'il pourrait y avoir d'exagéré dans certaines expressions, mais qu'il retirerait ses allégations tout entières. Toutefois, il n'en est rien. M. le ministre de l'intérieur, usant d'un stratagème oratoire dont nous connaissions déjà l'usage, mais que nous aurions voulu voir abandonner avec l'ancienne politique ; M. le ministre de l'intérieur est venu s'écrier : « L'honorable M. Rogier confirme toutes mes assertions. » Nous nous comprenons donc bien mal ; j'avais démenti de la manière la plus formelle ces assertions, en ce qu'elles avaient de faux et d'exagéré, et M. le ministre de l'intérieur vient dire à la chambre que je viens confirmer pleinement ces assertions.
Ce n'était pas assez. M. le ministre des affaires étrangères, qui peut-être aurait dû garder un silence prudent dans cette occasion, qui n'aurait pas dû peut-être m'entraîner à faire certaines révélations qui pourraient gêner beaucoup le ministère ; M. le ministre des affaires étrangères est venu dire lui aussi que j'avais demandé un blanc-seing pour entrer au ministère.
(page 42) Cela est faux, et après l'interprétation qu'on a donnée à l'assertion, cela est odieux. Je n'ai nullement eu la mission de former un cabinet. On dit que j'ai été consulté sur la formation du cabinet, cela est complétement faux, je n'ai pas été consulté sur la formation du cabinet ; j'ai eu certaines conversations avec quelques personnages. Mais quelle était la condition première de ces conversations ? C'est que ces conversations n'avaient rien d'officiel, rien qui ressemblât le moins du monde à des ouvertures directes ; ces conversations étaient toutes confidentielles ; de part et d'autre, on insistait sur le caractère purement officieux de ces entretiens ; eh bien, dans une de ces conversations, il a été échangé, sous le sceau du secret, certaines confidences ; j'ai pu m'expliquer sur le cas de dissolution, sur certains autres points de la situation ; mes interlocuteurs, de leur part, se sont aussi expliqués avec une certaine franchise ; mais, à moins d'y être forcé par les nécessités de la discussion, par le droit légitime de ma défense personnelle, je me garderai bien de suivre les exemples qui ont été donnés, je me garderai bien, comme on l'a fait, de tirer parti ici de conversations particulières et confidentielles, pour mieux assurer une position dans laquelle on s'est si faussement fourvoyé.
Je n'ai pas été consulté, je n'ai donc pas eu de proposition à faire ; encore moins ai-je eu des conditions à imposer à la royauté. Messieurs, je vous l'ai dit hier en toute sincérité, si j'avais eu l'honneur d'être appelé par la Couronne, si, éclairant la Couronne sur la véritable situation du pays, j'avais émis en effet l'idée d'une dissolution éventuelle dans certains cas donnés ; si alors S. M. m'avait fait les observations qui ont été produites avec un si grand fracas dans la séance d'hier ; si S. M. m'avait seulement laissé entrevoir l'idée qu'elle trouverait dans une telle proposition quelque chose qui put porter la moindre atteinte à la prérogative, qui de vous, messieurs, peut supposer qu'à l'instant même je n'eusse retiré cette proposition ? Si vous ne m'accordez pas un royalisme aussi chevaleresque que le vôtre, accordez-moi du moins du bon sens ; ne pensez pas que je fusse venu me heurter contre un obstacle invincible ; voilà ce que je demande de votre justice.
Dirai-je, messieurs, toute ma pensée ? L'on a accepté une position fausse, l'on éprouve de grandes difficultés à l'éclaircir, à la faire accepter surtout de la part de ceux à qui on demandait hier leur concours. De part et d'autre, dans le ministère, l'on a des raisons de méfiance mutuelle ; l'on hésite à répondre à des questions précises, l'on se sent embarrassé sur ce terrain de la sincérité dont j'ai tant de fois parlé dans mes conversations et plus tard ; on soulève alors des incidents ; on vient effrayer la chambre par de grands mots ; on espère peut-être que ces paroles ronflantes, prononcées dans cette chambre, trouveront d'autres auditeurs plus augustes ; on espère ainsi conserver des positions fortement compromises devant cette chambre et devant l'opinion publique.
C'est, messieurs, un de ces expédients que j'appellerai désespérés ; l'expédient soulevé dans la séance d'hier, je le répète, porte tous ces caractères. J'ai pris note des conversations tout officieuses qu'elles étaient ; j'en ai pris note ; pourquoi ? parce que j'avais besoin de me mettre en garde contre le retour de certaines manœuvres qui a une autre époque ne nous ont déjà que trop desservi vis-à-vis de la Couronne.
Nous n'avons pas, nous, l'honneur d'approcher du Trône, n'ayant que peu ou point de relations avec ceux qui l'entourent. Il arrive quelquefois que certaines erreurs s'y propagent, que certains propos s'y répètent, que certaines prétentions s'y révèlent comme exorbitantes. Il ne nous a pas été donné jusqu'ici de détruire ces propos, ces préventions ; et voici ce qui arrive. C'est d'abord une rumeur légère, un petit bruit rasant la terre ; et tout à coup, dans cette enceinte avec grand bruit, on vient s'écrier : Vous ne savez pas la grande nouvelle ? Mais tel homme politique est d'une humeur intraitable, tel homme politique est d'une ambition colossale, tel homme politique ne vise pas à moins qu'à enlever au Roi sa prérogative ; il pousse l'orgueil politique jusqu'à vouloir imposer au Roi sa propre abdication. La chambre s'émeut ; les grands citoyens se révèlent, les grands dévouements débarquent de tous côtés ; on vient sauver la royauté ; les sauveurs de la royauté se couronnent. Il faut avoir raison de pareilles tactiques ; elles sont fausses, elles sont ridicules, elles sont odieuses.
Ainsi, messieurs, je proteste contre toutes les assertions de M. le ministre de l'intérieur et contre les assertions de M. le ministre des affaires étrangères. Je porte le défi, je demande pardon à M. le ministre de l'intérieur de me servir d'une expression qu'il trouvera peut-être de mauvais ton ; je porte le défi à M. le ministre de l'intérieur de dire à la chambre quel homme politique j'ai chargé de dire à Sa Majesté que-, dans le cas où le pouvoir me serait offert, je faisais de la faculté indéfinie de dissoudre les chambres, en toute circonstance, la condition de mon acceptation. Je le défie de prouver que j'aie été consulté sur la formation d'un ministère, ainsi qu'il l'a avancé hier ; je le défie de dire qu'il m'ait adressé des observations en temps opportun, sur les assertions qu'il a émises hier, à savoir que j'aurais voulu forcer le Roi à abdiquer.
Quant à M. le ministre des affaires étrangères, je l'engage fortement à ne pas revenir sur ses assertions d'hier ; il a dit que j'avais eu, avec un autre personnage que lui, des conversations ayant un caractère plus officiel. Le personnage auquel il a fait allusion a eu soin de me dire, en m'abordant, qu'il n'avait aucune espèce de mission vis-à-vis de moi. Non content de m'avoir fait cette déclaration, il est revenu chez la personne devant laquelle cette conversation avait eu lieu, pour rappeler qu'il n'avait eu aucune espèce de mission de m'offrir un rôle quelconque dans la nouvelle combinaison ministérielle. Voilà la vérité.
Je désire qu'en n'aille pas trop loin au fond de ces conversations, je ne veux pas en user, je ne veux pas surtout en abuser ; je désire qu'on soit très modéré dans l'usage qu'on en fera. Voilà ce que j'avais à dire. S'il reste encore quelque doute sur la portée des conversations qui ont eu lieu, je supplie qu'on veuille bien m'interroger ; je suis prêt à répondre de la manière la plus nette et en même temps la plus victorieuse. Vous comprenez à quel point il importait à l'opinion à laquelle j'appartiens que de pareilles allégations reçussent ici les démentis qu'elles méritaient ; il importait que tous ces bruits qui avaient d'abord circulé sous le manteau, qui ensuite avaient été révélés dans la presse du pays et de l'étranger, qui enfin avaient fini par éclater dans cette enceinte ; il importait que tous ces bruits vinssent à s'éclairer. Voilà ce que j'ai voulu faire ; voilà sur quel point j'ai voulu arrêter voire attention. Je le répète, si des explications ultérieures sont jugées nécessaires, je suis prêt à les donner. Car il ne faut ici d'équivoque pour personne, il faut que les explications soient nettes et claires, de manière à ne laisser aucun doute sur ce qui s'est passé.
M. le ministre de l’intérieur (M. Van de Weyer). - Messieurs, vous me permettrez de vous exprimer mon profond étonnement sur le revirement soudain qui s'est opéré depuis hier dans la position de l'honorable préopinant et de ses amis. On vous présente aujourd'hui comme un incident, comme une question imprévue le débat qui s'est élevé hier devant vous. Mais, messieurs, cette question, loin d'être un incident, loin d'avoir été une de ces tactiques oratoires, une de ces manœuvres insidieuses qui répugnent autant à mon caractère qu'à celui de l'honorable préopinant, loin d'avoir été soulevé pour la commodité de la cause, pour faciliter notre position, constitue le fond même de la question que nous examinons. En effet, qu'est-on venu faire ? Par l'organe de l'honorable M. Devaux une série d'interrogations nous a été faite ; la première question adressée au ministre de l'intérieur, se résume en ces mots : Pourquoi, étranger depuis 15 ans aux luttes parlementaires, êtes-vous venu bénévolement d'outre-mer, pour former un cabinet ? Quelle est donc la cause d'une détermination aussi soudaine ?
Cette cause, il était de mon devoir de la révéler ; il était de mon devoir de vous initier à ce qui avait précédé mon arrivée. On vous a parlé du désir de conserver des positions, d'ambitions personnelles, de complaisances envers le premier des pouvoirs, afin de se bien placer dans son esprit. Ah ! messieurs, si ces indignes et ignobles calculs avaient quelque influence sur mes actions ; s'il ne s'agissait que de se maintenir dans un poste élevé, je n'avais qu'un mot à dire pour ne point paraître dans cette enceinte et pour occuper, à l'heure qu'il est, une position d'autant plus belle que je l'avais conquise et que je la remplissais avec honneur en représentant avec quelque dignité, je pense, et le Roi et le pays. Certes, si je n'eusse été animé que par l'ambition, c'est cette position que j'aurais conservée ; si je n'eusse été guidé que par l'intérêt personnel et par ces misérables considérations dans lesquelles l'honorable préopinant va chercher les motifs de ma conduite, ce n'est pas sur ces bancs que je me trouverais, c'est à Londres que je serais encore.
Qu'a-t-il fallu pour que j'abandonnasse ce que d'autres peut-être auraient conservé à ma place ? Il a fallu le sentiment d'un grand devoir à remplir. Ce devoir, pour être rempli envers la royauté, diminue-t-il de valeur ? Est-ce parce que les prérogatives royales se trouvent en cause que mon patriotisme pourrait être révoqué en doute ? Eh bien, je le proclame hautement, toutes les fois que, dans cette enceinte et ailleurs, les prérogatives de cette royauté qui a fondé notre nationalité seront attaquées, je les défendrai avec la même énergie, le même dévouement, et je défends ainsi nos institutions mêmes.
Un membre. - On ne doit pas suspecter les intentions de la chambre !
M. Dumortier. - Il faut supposer qu'on pourrait attaquer la royauté dans cette enceinte.
M. Manilius. - Nous sommes tous dans les dispositions que vient d'exprimer M. le ministre de l'intérieur.
M. le président. - Quand il s'agit de la composition d'un ministère nouveau, il faut bien qu'on parle des relations qui ont pu exister entre le Roi et les personnes appelées à composer le cabinet.
M. le ministre de l’intérieur (M. Van de Weyer). - On a cherché à dénaturer et mes paroles, et mes principes, et mes sentiments ; on a parlé de mon dévouement à la royauté comme d'un moyen que j'aurais employé pour conserver une haute position ; je me devais à moi-même de repousser ces suppositions avec toute l'énergie de mon âme. Quant à l'autre reproche d'avoir prêté à ces discussions le nom du Roi, je demanderai, eu examinant le projet d'adresse, qui de nous a fait introduire inconstitutionnellement la personne du Roi, isolée de ses ministres, dans les débats.
M. d’Elhoungne. - Ce n'est pas nous, c'est le sénat.
Un membre. - Ce projet est l'œuvre de la commission nommée par la majorité.
M. le ministre de l’intérieur (M. Van de Weyer). - Vous voyez qu'il ne s'agit donc pas ici d'un incident, mais du fond même de la question. L'honorable préopinant s'est placé dans une contradiction perpétuelle non seulement avec ce qu'il a dit hier à la chambre, mais encore avec ce qu'il a dit aujourd'hui. D'un côté, il déclare qu'il n'a pas été consulté sur la formation du ministère, que les conversations ont été purement particulières. Et cependant l'honorable membre y attache une importance telle, qu'il s'est trouvé armé de toutes pièces quand cet incident imprévu est venu se produire devant vous. Car nous l'avons vu tirer de sa poche ses notes écrites, et écrites depuis longtemps, au sujet de ces conversations particulières, de ces questions que l'on vous présente comme n'ayant aucune importance politique.
D'un autre côté, l'honorable préopinant, tout en semblant n'attacher aucune valeur à ces conversations particulières, ajoute : Si j'avais pu croire que la demande d'être muni du pouvoir illimité de dissoudre les chambres eût été un obstacle à mon entrée au ministère, j'aurais éclairé la royauté ; (page 43) je lui aurais fait comprendre que ce pouvoir n'avait pas le caractère qu'on veut lui donner.
Que résulte-t-il de ces paroles ? Eh ! messieurs, la preuve évidente que ce pouvoir exorbitant avait été demandé.
M. Rogier. - A qui ?
M. le ministre de l’intérieur (M. Van de Weyer). - Ne mêlons pas à nos débats le nom des personnes qui doivent y rester étrangères. J'ai posé à l'honorable membre cette simple question : Quel a été l'obstacle de votre entrée au ministère ? J'ai répondu à cette autre question : Quelle est la causer de votre avènement aux affaires et de la formation d'un ministère nouveau ? J'ai révélé à la chambre des faits politiques qui n'ont pas été contestés ; ils ont été démentis dans la forme ; mais ils subsistent pour le fond. L'honorable membre, dans son discours d'hier, en a reconnu l'exactitude ; cela me suffit. Il importe peu de savoir avec qui les conversations particulières ont eu lieu. Il me suffit d'avoir appris, de la bouche de l'honorable membre, que je n'ai pas été induit en erreur, ainsi qu'il l'a prétendu. En effet, je lis dans son discours inséré au Moniteur, les paroles suivantes : « Quant à la dissolution, je désirais simplement une chose. » Vous le voyez, le principe de la dissolution avait été posé par l'honorable membre. Je m'appuierai toujours sur ses propres paroles ; laissons donc hors du débat les conversations particulières où ces prétentions se sont produites.
« Mon intention était, et je l'ai déclaré, de n'entrer et de ne rester dans une administration que du plein gré de la Couronne. Comme une opinion contraire avait été soigneusement propagée et entretenue, je désirais que le pays et les chambres ne doutassent pas de l'adhésion de la Couronne à la marche du nouveau cabinet, en d'autres termes, ne doutassent pas de la confiance du Roi dans ses ministres. »
Singulière doctrine ! Il fallait, pour que le pays fût convaincu que le Roi, en nommant ses ministres, mettait en eux sa confiance (s'il en était autrement, ce serait la position la plus étrange qui se fût produite dans un pays constitutionnel) ; il fallait, indépendamment de la nomination, qui est d'ordinaire le gage de la confiance du souverain, il fallait que l'honorable préopinant fût encore muni d'un pouvoir illimité. « Là était, à ses yeux, l'utilité principale de cette mesure tout éventuelle. » C'est-à-dire que cette mesure ne devait pas être exécutée hic et nunc par l'honorable membre, s'il était entré aux affaires, mais que muni de ce pouvoir, avec cette arme entre les mains, il avait moyen de commander à la chambre. Il voulait donc un moyen extra-légal de se maintenir aux affaires !
M. Dumortier. - Est-ce qu'on met un de nos collègues en accusation !
M. le ministre de l’intérieur (M. Van de Weyer)., reprenant la lecture du discours de M. Rogier - « Mesure tout éventuelle, et qui selon toute probabilité n'aurait pas reçu d'exécution. »
Sans doute, c'est qu'on comptait sur l'effet que l'on produirait sur cette assemblée, par une menace d'exécution.
M. de Brouckere. - Cela donne une haute idée de la dignité de cette assemblée.
M. le ministre de l’intérieur (M. Van de Weyer). - Etrange manière de gouverner constitutionnellement, que d'introduire ces petits moyens d'intimidation morale. Investir un ministre, avant qu'il n'ait exposé son système à la royauté, d'un droit aussi illimité, c'est un principe nouveau que je combattrai de toutes mes facultés en bon et dévoué citoyen.
M. Rogier. - Continuez la lecture.
M. le ministre des finances (M. Malou). - Je crois que cela suffit.
M. le ministre de l’intérieur (M. Van de Weyer). - On m'indique un autre passage qui confirme celui dont j'ai déjà donné lecture, qui est même plus explicite :
« Un ministère homogène, tel que je le comprenais, ne pouvait avoir la prétention ridicule de concilier toutes les opinions. Il ne serait cependant pas un ministère partial, encore moins un ministère réactionnaire.
« Il se serait donc présenté avec confiance devant le parlement tel qu'il s'offrait à lui ; mais si, contre toute attente, il y rencontrait une opposition systématique assez forte pour entraver sa marche, cette opposition aurait dû ne pas ignorer que ce ministère se déciderait, de l'assentiment du Trône (assentiment préalable dont l'honorable membre aurait été revêtu), à faire un appel au pays ; elle aurait dû au moins ne pas nourrir la conviction contraire, ainsi que cela s'était vu à une autre époque, au grand détriment des travaux parlementaires et de l'ascendant du ministère. »
Je laisse à la chambre à juger entre l'honorable préopinant et moi. Ne résulte-t-il pas évidemment de ce passage que l'honorable membre exigeait, en réalité, comme condition sine qua non de son entrée au ministère, avant même d'exposer ses principes, les mesures qu'il aurait présentées, le pouvoir exorbitant de la dissolution ? Que voulait ainsi l'honorable membre : Assurer la durée du ministère par des moyens que je déclare illégaux et inconstitutionnels.
M. Devaux. - Je demande la parole.
M. le ministre de l’intérieur (M. Van de Weyer). - Il est donc évident qu'on ne nous a démenti que dans la forme, mais que le fond subsiste dans toute son intégrité.
Si j'ai soulevé cette discussion que j'aurais désiré pouvoir éviter, c'est parce que l'honorable M. Devaux, qui connaissait toutes ces circonstances, qui connaissait l'obstacle à l'entrée de son ami aux affaires, m'avait posé des questions sur la cause de mon avènement au ministère. Cette cause j'aurais voulu ne pas avoir à vous l'exposer ; car j'aime à écarter de nos débats ce qu'il y a de personnel, ce qu'il peut y avoir d'amer dans ces explications.
M. le président. - La parole est à M. de Mérode.
M. Rogier. - Je demande que l'on vide l'incident.
M. le président. - A la fin de la séance d'hier, M. Verhaegen a déclaré que l'incident était terminé ; il avait paru avoir l'assentiment de ses collègues.
M. le ministre de l’intérieur (M. Van de Weyer). - C'est la discussion de la motion faite par M. Devaux qui était terminée.
M. Delfosse. - Ceci est encore un nouvel incident.
M. le président. - La parole est à M. Rogier pour un fait personnel.
M. Rogier. - Je ne l'ai pas demandée pour un fait personnel.
M. le président (s'adressant à M. Rogier). - M. de Mérode est inscrit avant vous pour parler sur la motion d'ordre.
M. de Theux. - Je pense qu'il faut suivre l'ordre des inscriptions, à moins qu'on ne demande la parole pour un fait personnel.
Si le débat s'ouvre sur un fait personnel, les personnes qui sont en cause peuvent seules prendre la parole pour interrompre la discussion. Ainsi, si M. Rogier prend la parole, un ministre pourra lui répondre. C'est un débat entre le ministère et lui. Pour les autres membres qui demanderaient la parole sur l'incident, on doit suivre l'ordre des inscriptions.
M. le président. - Il y a trois orateurs inscrits : MM. de Mérode, Rogier et Dumortier.
M. de Mérode. - Je ne compte pas dire un mot sur l'incident ; je ne suis pas au courant des faits dont on vous entretient.
M. Devaux. - Je tiens fort peu à prolonger l'incident qui, vous le voyez, n'est plus celui d'hier.
J'avais demandé des explications sur des questions auxquelles on a fait des réponses évasives, que je me réserve d'examiner ; mais on a transporté la discussion sur un autre terrain. J'avais demandé à M. le ministre de l'intérieur quelles idées politiques il avait apportées dans le cabinet ; M. le ministre de l'intérieur a transporté la discussion sur les idées politiques qu'auraient apportées dans le cabinet certaines personnes, si elles avaient été appelées par la Couronne à en faire partie. Ainsi nous ne discutons pas le ministère qui est devant vous, mais celui qui serait devant vous si d'autres hommes avaient été appelés à le former.
Je ne veux pas prolonger l'incident nouveau ; je désire que la discussion se reporte sur son véritable terrain : la position du ministère qui est devant nous.
Mais on a dit hier des choses si graves, si inusitées ; des principes si extraordinaires ont été avancés par celui qui se pose comme le chef du cabinet, qu'il est impossible de les laisser passer sans contradiction. Je crois que le discours que vous avez entendu, hier, dans la bouche de M. le ministre de l'intérieur est le fait le plus fâcheux qui se soit passé depuis qu'il existe des ministères belges.
Dans toutes les luîtes précédentes, toutes les opinions avaient eu soin de laisser en dehors de nos débats ce qui ne doit jamais y être mêlé. !
Dans le pays même, les opinions s'étaient respectueusement arrêtées devant cette barrière ; la Couronne était restée intacte, était restée à l'abri de toute discussion. Eh bien, qu'est-il arrivé ? Un ministre, qui se trouve dans l'embarras à la première question qu'on lui adresse, question des plus naturelles, des plus simples, ce ministre ne trouve d'autre moyen de se tirer d'affaire, que de jeter imprudemment la Couronne au pied de votre tribune et au milieu de tous les hasards d'une discussion orageuse. Ceci prouve que s'il n'y a pas au ministère une idée politique de plus qu'il y a un an, il y a de plus une aventureuse légèreté à laquelle ce premier pas du cabinet donne un malheureux relief.
Messieurs, ce n'est pas en cela seul qu'on a suivi une marche extraordinaire. On a énoncé ici dans cette chambre des doctrines politiques en désaccord formel avec la Constitution, des doctrines politiques qu'on dirait importées non pas d'Angleterre, mais des gouvernements absolus.
On a parlé du droit de dissolution. Je n'ai pas à m'occuper en ce moment des faits qui se sont passés, mais des doctrines de M. le ministre de l'intérieur. Le droit de dissolution, messieurs, il paraît que c'est une révolution, il paraît que c'est une mesure extrême ; il paraît que si une opinion arrivait aux affaires et demandait la dissolution immédiate, cette opinion aurait des exigences exorbitantes ; eh bien, ignore-t-on que ce droit, que M. Rogier n'a pas réclamé, que ce droit est celui de toute opinion nouvelle qui arrive au pouvoir ? Pourquoi ? Parque qu'il y a toujours dans une chambre des hommes qui n'y sont arrivés qu'à l'aide des influences du pouvoir, et qu'un ministère d'une opinion nouvelle a droit de ne pas avoir pour adversaires ceux qui n'y sont arrivés que par l'influence du ministère précédent. Si les adversaires du cabinet ont pu exercer l'action du pouvoir sur la composition de la chambre son droit est le même.
L'influence morale du gouvernement, qui s'est exercée au profit de l'opinion ancienne, doit aussi s'exercer au profit de la nouvelle opinion.
Messieurs, si la dissolution des chambres, à l'avènement d'un ministère nouveau, était l'abdication du roi, dans l'histoire moderne de l'Angleterre, bien des rois auraient abdiqué. Je ne sache pas, cependant, qu'il y ait des monarques plus respectés que les rois et les reines d'Angleterre. En Angleterre, plus d'une fois, quand un ministère nouveau est arrivé aux affaires et a trouvé contre lui, au parlement, une majorité ou une minorité forte qu'il supposait n y être arrivée que par l'influence gouvernementale de ses prédécesseurs, il n'a pas hésité à réclamer, et a toujours obtenu l'usage du droit de dissolution.
Si j'ai bien compris M. le ministre de l'intérieur, il ne se récrie pas contre toute demande de dissolution ; seulement, selon lui, la dissolution doit nécessairement porter sur une question précise et sur une question d'affaires ; ainsi M. le ministre de l'intérieur nous dira sans doute qu'en (page 44) Angleterre le dissentiment qui a amené la dernière dissolution, portait sur la loi des sucres ; si donc on veut la dissolution, M. le ministre de l'intérieur en admet la légalité pourvu qu'il s'agisse de la question du sucre, ou de toute autre de même portée. Mais la dissolution sur la question de savoir si le pays est libéral ou catholique, sur la question de savoir si le pays veut que ses affaires soient dirigées dans tel ou tel sens ; oh, c'est là que serait l'abdication, attendu que cette direction appartient probablement à la Couronne seule.
Voilà, messieurs, la doctrine contre laquelle nous devons nous élever, car si elle était admise, elle pourrait conduire extrêmement loin. Quoi, vous trouvez naturel un appel au pays sur la question des sucres, sur la question des pommes de terre peut-être, mais un appel au pays sur des questions politiques, cela est impossible, ce serait l'abdication de la Couronne. Eh bien, messieurs, si c'est là l'abdication de la Couronne, la Couronne belge a déjà abdiqué, car déjà il y a eu en Belgique une dissolution fondée sur une question politique, une dissolution longuement motivée et dont tous les motifs étaient politiques.
Mais, messieurs, en admettant une semblable doctrine on va au-delà de Charles X lui-même ; car Charles X, avant de faire son coup d'Etat, avait fait un appel aux électeurs de France, sur une question politique, sur celle du refus de concours de la chambre des députés.
Mais quelle serait donc la conséquence de la doctrine de M. le ministre de l'intérieur ? Les électeurs ont une opinion officielle sur les questions d'affaires, sur la question des sucres, mais ils n'ont pas d'opinion à émettre Sur les questions politiques, sur la question de la direction à imprimer aux affaires du pays ; pressez les conséquences de cette doctrine, qu'en résulte-t-il ? Que si les électeurs ne peuvent pas être consultés sur ces questions, vous n'avez pas vous-mêmes, vous leurs mandataires, le droit d'émettre une opinion sur la direction politique du pouvoir. Dès lors vous n'êtes plus ici que pour voter des lois et des impôts, c'est la doctrine des absolutistes qui capitulent avec les institutions modernes. C'est à peu près le retour des états généraux de l'ancien temps, avec cette différence cependant que vous ne pourriez pas dire : « Point de redressement des griefs, point de subsides. »
Voilà, messieurs, la conséquence naturelle du principe de M. le ministre de 1 intérieur.
Ce que M. le ministre de l'intérieur condamne surtout, c'est moins la demande d'une dissolution immédiate, que la demande d'une promesse de dissolution pour un cas éventuel. M. Rogier s'est expliqué sur le fait, moi je prends le fait comme s'il était exact, et je dis que j'ai quelque lieu de m'étonner que M. le ministre de l'intérieur, qui vante sa modération et ses vues conciliatrices, ne permette pas à un ministère de différer la dissolution pour faire l'essai des dispositions des chambres à son égard.
Je ne sais pas si en faisant prévaloir cette doctrine il servirait beaucoup, dans l'avenir, les intérêts de ceux dont il semble dans ce moment vouloir se ménager l'appui.
Au reste, messieurs, tout ce que vous a dit M. le ministre de l'intérieur sur la dissolution et la prétendue abdication, n'est qu'un plagiat ; ces principes, nous les avons déjà vus poindre plus timidement ; il n'y a qu'un peu plus de hardiesse dans la forme aujourd'hui. Permettez-moi de vous lire ce que vous disait M. Nothomb dans un de ses premiers discours politiques, après son entrée au ministère...
M. le ministre de l’intérieur (M. Van de Weyer). - Je ne le connaissais pas.
M. Devaux. - Il est possible que vous ne le connaissiez pas, mais les bons esprits se rencontrent. (On rit)
M. le ministre de l’intérieur (M. Van de Weyer). - Je veux seulement repousser l’idée de plagiat.
M. Devaux. - Il ne s'agit pas d'un plagiat littéraire ; il s'agit du fond des idées.
Voici, au reste, les paroles de M. Nothomb :
« Je comprends la dissolution à l'occasion d'un conflit sur la politique extérieure, sur une question de haut intérêt public ; mais poser au pays une question de parti, par une dissolution, lui demander si le gouvernement doit être catholique ou libéral, c'était jeter les dés sur le sort de notre avenir national, c'était compromettre la royauté.
« La Couronne s'était toujours placée au-dessus des partis dans une haute position de neutralité et de conciliation. Le ministère précèdent venait lui dire de consulter le pays pour connaître quel était le vainqueur devant lequel elle devait, elle, abdiquer. Voilà la vérité tout entière et le ministère gardera la gloire d'avoir sauvé nos institutions de ce péril. »
Ainsi, messieurs, l'abdication n'est pas de l'invention de l'honorable ministre de l'intérieur, l'abdication date de plus loin ; seulement à cette époque, c'était la demande de dissolution immédiate qui était le crime ; aujourd'hui, au contraire, si un ministre, dans les intentions les plus modérées, avait dit : « Je ne veux pas de la dissolution immédiate ; je veux essayer auparavant de marcher avec les chambres telles qu'elles sont. » C'est là ce que M. le ministre de l'intérieur trouverait de plus coupable.
Ainsi, messieurs, la conséquent de la doctrine de M. le ministre de l'intérieur, c'est que cette opinion libérale dont il n'espère pas lui-même retarder le progrès pendant plus de deux ans...
M. le ministre de l’intérieur (M. Van de Weyer). - Je ne veux pas la retarder.
M. Devaux. - Eh bien, cette opinion libérale, si elle inscrivait un jour dans son programme le mot de dissolution, la conséquence de la doctrine de M. le ministre de l'intérieur serait que la dissolution devrait être immédiate, qu'il ne faudrait pas faire l'essai des chambres.
Le discours de l’honorable M. Rogier a été très explicite sur les faits ; l'honorable membre nous a dit tout ce qu'il pouvait nous communiquer ; car après tout, que s'est-il passé ? Rien que l'on puisse appeler véritablement sérieux : Des personnages officieux viennent dire : « Je n'ai aucune mission ; mais causons ensemble ; voyons ce que vous pensez. » Eh ! bien, messieurs, je trouve qu'à ces personnages on n'est pas tenu de répondre, surtout de répondre sérieusement. Je trouve qu'il y a beaucoup de modération à ne pas leur dire : « La Couronne ne vous a chargé d'aucune mission auprès de moi, je n'ai donc, en aucune manière, à vous faire connaître toutes mes intentions et mes vues. » M. Rogier s'est-il refusé à se concerter avec la Couronne ; à examiner les scrupules de la Couronne ? Voilà toute la question. Eh bien, non, il n'a pas eu l'honneur d'être admis en sa présence.
Supposez que M. Rogier eût répondu :
« Je suis prêt ; je suis prêt à entrer dans un ministère comme tant d'autres, sans savoir pourquoi, sans savoir avec qui : je ne veux pas de dissolution ; je ne veux pas de conditions. » Eh bien, qu'aurait-il pu arriver dans le cas où ses services n'auraient pas été adoptés ? Qu'aujourd'hui on serait venu nous dire : « Cet homme qui se montre si fier, cet homme, lorsque le marché se présente, accepte toutes les conditions ; il ne diffère pas de nous ; nous sommes tous les mêmes. »
Messieurs, dans la marche que l'on suit, il y a, à mon avis, de très grands dangers. Le ministère précédent nous disait : « La dissolution immédiate de la chambre, c'est l'abdication pour la royauté. » En d'autres circonstances il a dit : « Admettre tel membre de la chambre au ministère, c'eût été l'abdication de la royauté. » Aujourd'hui on vous dit : «Admettre telle condition à la formation d'un ministère, c'est encore l'abdication de la royauté. » Il y a quelque chose de profondément dangereux dans cette espèce d'incompatibilité, dans cette hostilité directe, entre la couronne et l'opinion libérale dont on semble vouloir faire naître et propager l'idée. Eh bien, cette opinion libérale dont vous désespérez de retarder les progrès, dont l'avènement vous paraît infaillible dans un avenir prochain, n'êtes-vous pas effrayé, vous-même, de mettre la Couronne dans une position telle à son égard, qu'elle ne puisse plus lui céder, sans que sa dignité en souffre ?
Messieurs, il y a seize ans, dans un pays voisin, et je comprends toute la différence des circonstances, je ne veux pas les assimiler, mais l'histoire nous fournit toujours des enseignements utiles ; il y a seize ans, dans un pays voisin, une opinion était en progrès évident pour tous les hommes clairvoyants. Il était évident que le jour n'était pas loin où elle arriverait aux affaires. Eh bien ! dans ce pays il se trouvait aussi des hommes qui tâchaient d'établir une barrière entre elle et la couronne. Il se trouvait aussi de chevaleresques dévouements qui tâchaient de faire comprendre à celle-ci qu'elle abdiquerait, si elle cédait a cette opinion.
M. le ministre de l’intérieur (M. Van de Weyer). - C’était M. de Polignac.
M. Devaux. - Vos doctrines ne sont pas si loin des siennes que vous le pensez, M. le ministre de l'intérieur. M. de Polignac, vous venez de le nommer, que voulait-il ?
Lisez son livre, que soutient-il ? Il soutient que céder à l'adresse des 221, c'était abdiquer la couronne. Il le dit en termes formels.
Oui, cet homme honorable, cet homme au cœur généreux, mais cet homme léger, cet homme sans intelligence politique, cet homme qui avait vu les affaires de son pays de loin, au lieu de calmer des préventions là où elles existaient, au lieu de détruire des idées inconciliables avec les intérêts nouveaux, les a entretenues, les a caressées, a nourri l'idée que le roi devait résister, que ce serait une humiliation pour lui d'accepter l'opinion nouvelle.
Je n'ai pas besoin de vous rappeler ce qui est arrivé ; je n'ai pas besoin de vous dire que ce n'est pas l'opinion nouvelle qui a dû céder.
Je le répète, je ne veux pas assimiler des circonstances qui ne se ressemblent pas, qui n'ont pas la même gravité, mais cet exemple cependant devrait faire réfléchir.
Messieurs, je dois le dire encore, c'est pour la première fois que la chambre est amenée sur un pareil terrain. Elle y est amenée avec une légèreté coupable, avec une légèreté inouïe, par un ministère qui devrait débuter avec plus de prudence. Quand on parle au nom des hommes modérés (et lorsque nous entrerons dans la discussion générale, nous examinerons cette modération) ; quand on parle au nom des hommes modérés, on devrait être plus prévoyant, on devrait réfléchir davantage à ces paroles. On ne devrait pas venir compromettre ici ce qui doit rester sacré. Jamais nous n'avons eu besoin qu'un défenseur nouveau arrivât à la prérogative royale pour venir la défendre ici. Quand la prérogative royale a été contestée, elle a trouvé des défenseurs dans ce parlement ; et il n'est pas vrai de dire que le parlement soit tellement dépourvu d'hommes qui professent le respect à la royauté et à ses droits, pour qu'un ministère doive se recruter en dehors de lui.
M. le président. - On vient de faire indirectement au bureau le reproche d'avoir laissé mettre la Couronne en cause dans la discussion. Je dois faire remarquer que lorsqu'un ministère se forme et qu'un lui demande à quelles conditions il est entre aux affaires, il est impossible de faire connaître ces conditions, sans faire connaître en même temps les rapports qui se sont établis entre le trône et les ministres. C'est ce qui se fait dans tous les pays parlementaires, et ce qui s'est fait déjà dans celui-ci, et je ne crois pas pouvoir rappeler à l'ordre pour certains tours de phrase dont l'orateur doit être juge, lorsqu'il n'excède pas certaines mesures.
M. Devaux. - M. le président se tromperait, s'il croyait que j'ai voulu lui faire le moindre reproche.
M. le président. - J’avais cru le comprendre ainsi.
M. Devaux. - Non, M. le président, je crois que quand un ministre veut compromettre la royauté, vous essayeriez vainement de l'en empêcher.
(page 45) M. le ministre des finances (M. Malou). - La chambre voudra bien se rappeler comment ce débat a été introduit devant elle. A la séance d'hier, après l'exposé de nos principes qui vous avait été présenté, l'honorable membre qui vient de se rasseoir, a posé au ministère plusieurs questions. L'une de ces questions était celle de savoir pourquoi nous étions entrés aux affaires. C'est ce pourquoi que nous vous avons dit ; et c'est à l'occasion de cette question, sur laquelle l'honorable membre a tant insisté, que la discussion (je n'appelle pas cela un incident), mais que la discussion s'est portée sur la formation, sur les causes de la formation du cabinet.
Messieurs, nous parlons ici d'une partie de nos institutions ; nous parlons de la royauté ; et quand nous parlons de la royauté, quand nous expliquons quelle est sa position, quels sont ses droits, quelles sont ses prérogatives, nous sommes à tous égards dans le langage constitutionnel, nous conservons à tous égards les convenances parlementaires.
Ainsi donc, messieurs, écartons de ce débat les dernières paroles de l'honorable membre.
Il y a légèreté, il y a imprudence ; vous compromettez la Couronne. Mais, messieurs, nous venons définir ici devant vous quelle est, selon moi, la position que la Constitution a assignée à la royauté. La royauté fait partie de nos institutions, et c'est à ce titre que nous venons discuter ici, que nous avons le droit, que c'est même pour nous un devoir de discuter quelle est l'étendue de ses prérogatives, et de discuter aussi si, dans les circonstances qu'on a rappelées, ces prérogatives seraient restées intactes, si nous n'étions pas venus ici.
Le droit de dissolution, dit-on, est donc une révolution ? Mais non, messieurs, la dissolution a eu lieu, elle aura lieu peut-être encore un jour. Mais de ce que le droit de dissolution est écrit dans la Constitution, de ce qu'elle puisse avoir lieu, s'en suit-il que la Couronne puisse être mise en demeure de se prononcer sur une dissolution en blanc ?
Nos institutions, messieurs, supposent l'accord entre les ministres du Roi et les chambres. Lorsqu'un dissentiment éclate entre le ministère et les chambres, la plus haute prérogative de la royauté, c'est de prononcer sur ce dissentiment ; c'est d'opter ; c'est de savoir si elle doit ou renvoyer le ministère ou dissoudre les chambres. C'est là véritablement l'essence, l'esprit, le vœu de nos institutions..
Ainsi donc, messieurs, et qu'on ne déplace pas encore cette question, il ne s'agit pas de savoir si l'on pourra dissoudre pour la question des sucres, pour la question des pommes de terre, pour des questions politiques ; il s'agit de savoir si la Couronne ne doit pas conserver dans toutes les situations, qu'elles soient administratives, qu'elles soient politiques, quelle qu'en soit la nature, elle ne doit pas conserver, dis-je, jusqu'au jour où le dissentiment éclate, le droit inaliénable d'opter entre la chambre et le cabinet.
C'est là toute la question et que la chambre me pardonne d’y insister. Qu'arriverait-il, messieurs, de la royauté, de cette partie de nos institutions, si l'option était faite a priori ? Je vais poser des hypothèses. Un ministre arrive au pouvoir. Il y entre avec la faculté de dissoudre la chambre, si, comme on l'a dit hier, une opposition systématique trop forte s'y manifeste. Qu’arriverait-il, messieurs ? C'est que le ministère aurait devers lui, aurait dans son portefeuille les prérogatives du Roi.
Ainsi, messieurs, lorsque mon honorable collègue a dit hier que c'était une abdication virtuelle, a-t-il forcé les termes d’une telle situation ? N'est-il pas vrai, messieurs, que si cette prérogative était aliénée d'avance, que si le Roi ne pouvait pas dire sur cette question déterminée : Je dissoudrai le ministère ou je dissoudrai la chambre, ce couronnement de nos institutions aurait disparu ?
Remarquez bien encore, messieurs, que ce droit, tel qu'il était revendiqué, n'est pas une mise en demeure à la royauté de se prononcer entre deux systèmes. Ce n'est pas sur un programme que ce droit aurait été donné ; ce n'est pas sur une situation, ce n'est pas même sur un système politique. C'était un droit a priori. C’était le droit de dissoudre, pour telle question, devant telle opposition systématique qui se fût manifestée dans l'une ou l'autre chambre.
Ce que vous venez de dire, ajoute l'honorable membre, répondant à mon collègue, c'est un plagiat de ce qui s'est passé avant vous.
Non, messieurs, il y a une immense différence entre ce qui était demandé aujourd'hui et ce qui a été demandé en 1841. En 1841, il y avait une situation : le ministère était parfaitement libre, parfaitement dans les théories constitutionnelles, parfaitement dans son droit en demandant la dissolution, parce que là, messieurs, la prérogative n'était pas un danger ; le Roi, au contraire, était appelé à l'exercer ; il était appelé à opter entre le ministère et la dissolution des chambres.
Remarquez bien, messieurs, qu'en retraçant ces événements, je ne m'occupe que de la question de prérogative ; mais cette prérogative, qu'il me soit permis de le rappeler, elle a été exercée ; et si ces événements ont donné lieu à quelques débats, c'est parce qu'elle a été exercée d'une manière contraire à l'opinion de quelques personnes.
Je n’hésite donc pas à le dire : dans la situation qui a déterminé mon entrée aux affaires, il n'y a aucun plagiat ; c'est un fait entièrement nouveau qui l’a amenée. Je crois qu'on peut fouiller les annales de tous les peuples constitutionnels et qu'on n'y trouvera rien de semblable.
On cite l'Angleterre ; l'Angleterre, ce pays modèle des gouvernements constitutionnels. Les dissolutions sont fréquentes en Angleterre ; elles le sont aussi en France, parce que la loi électorale, parce que les conditions de l'institution des parlements y sont différentes. Mais jamais en Angleterre on n'a demandé une dissolution que dans une situation donnée ; jamais on n'a demandé d'avance le pouvoir de dissoudre dans six mois, dans un an, sur tel incident qui pourrait arriver dans le cours des événements.
Il s'en est fallu de bien peu, messieurs, que, rappelant les souvenirs de la fin de la restauration, on ne qualifiât le ministère de ministère Polignac. « Le ministère Polignac, nous dit-on, a fait plus que vous, il a du moins dissous les chambres. »
Mais, messieurs, c'est étrangement déplacer la question. Nous sommes entrés au pouvoir, pour empêcher, je le répète, que nos institutions ne fussent viciées dans leur principe ; cela a été pour moi, je n'hésite pas à le dire, la cause déterminante de mon entrée au pouvoir... (Murmures.) Oh ! j'expliquerai cela plus au long, cela a été pour moi la cause déterminante de mon entrée aux affaires ; et, puisque les interruptions m'appellent sur ce terrain, puisqu'on parle de conversions désintéressées, qu'il me soit permis de dire à la chambre quelques mots sur ce qui me concerne. Ces insinuations se reproduisent trop souvent.
Messieurs, depuis que je siège dans cette enceinte, il est arrivé une circonstance où sur la présentation d'un projet de loi que je considérais comme important, j'ai donné ma démission le jour même où le projet a été présenté....
M. Dumortier. - Comment ferez-vous quand ce projet de loi sera représenté ?
M. le président. - N'interrompez pas ; vous aurez le droit de répondre ?
M. le ministre des finances (M. Malou). - Je n'ai pas, comme un honorable préopinant dans une autre circonstance, donné ma démission 15 jours après le vote émis contre le ministère. Plus tard, gouverneur d'une province, lorsque le Roi m'a fait l'honneur de m'appeler dans son conseil, j'ai exigé qu'on me remplaçât immédiatement et définitivement dans cette position ; pour le dire en passant, c'était la veille du jour où nous sommes venus poser devant vous une question de cabinet. Comme un honorable préopinant, encore autrefois, dans les mêmes fonctions que moi, je n'ai pas laissé durer un intérim pendant deux ans pour conserver derrière moi une position.
J'entends dire que je critique un collègue ; il me semble qu'il doit m'être permis de me défendre ; car si j'ai bien entendu les paroles prononcées hier par l'honorable M. Devaux, et je vais les relire, je suis rigoureusement sur le terrain d'une défense personnelle.
Voici ce que l'honorable M. Devaux a dit hier :
« L'opinion libérale ne repousse pas les conversions sincères. J'ajouterai toutefois qu'elle y aurait plus de foi, si elles éclataient dans une position désintéressée et en dehors du pouvoir. »
C'est à ces paroles que j'ai voulu répondre.
M. de Garcia. - Vous étiez dans votre droit.
M. le ministre des finances (M. Malou). - Je demande, du reste, pardon à la chambre de l'avoir occupée, pendant quelques instants, de moi ; la véritable question politique n'est pas là ; elle est où nous l'avons posée. Pourquoi le ministère a-t-il formé ? Y a-t-il dans le ministère des garanties suffisantes d'impartialité, de justice et de force pour le pouvoir ? Le ministère est-il composé selon le vœu et les intérêts du pays ? Voilà quelle doit être la discussion générale, discussion que, pour le dire en passant, nous attendons toujours.
M. Rogier. - M. le ministre des finances vient de nous dire, en finissant, que le cabinet attendait toujours la discussion générale. Je ferai remarquer qu'il n'a pas dépendu de nous que cette discussion ne lût entamée dès hier à l'ouverture de la séance. Si la discussion générale s'est trouvée retardée, à qui la faute ? A MM. les ministres eux-mêmes qui sont venus placer cette discussion sur un terrain entièrement nouveau et inattendu pour cette chambre.
On a demandé à MM. les ministres pourquoi ils étaient venus aux affaires ? Ces messieurs ont paru d'abord quelque peu surpris de la question ; quelqu'embarras régnait sur leurs bancs, on semblait se consulter de part et d'autre, on semblait ignorer pourquoi au juste on était venu aux affaires ; on répondait (c'était l'honorable M. Malou), par des fins de non-recevoir, par des raisons plus ou moins procédurières.
Au sénat, on avait demandé au ministère pourquoi il était venu ? Là, M. le ministre des affaires étrangères avait déclaré hautement que le cabinet s'était formé pour combattre le radicalisme qui levait la tête ; il se donnait certainement là une magnifique et facile mission à remplir ; il pouvait s'attendre à trouver dans l'autre enceinte la presque unanimité pour l'aider à défendre avec lui un pareil programme.
Mais, messieurs, chacun de nous éprouve, à l'égard de certaines personnes plus ou moins taxées d'exagération, ces grandes frayeurs qu'a manifestées M. le ministre des affaires étrangères. D'ailleurs, ces frayeurs sont d'autant plus surprenantes de sa part, qu'en fait d'opinions radicules, M. le ministre des affaires étrangères sait à quoi s’en tenir ; il connaît un peu la valeur de ces opinions jeunes, ardentes qu'il a lui-même défendues avec tant de talent et de chaleur à une autre époque.
Mon Dieu, ne soyons pas trop sévères pour les idées jeunes ; nous avons tous ou presque tous passé par là. Ne les évoquons pas aujourd'hui comme un fantôme, ne les appelons pas à notre secours pour défendre notre position. Ce fantôme, on ne l'a pas encore évoqué dans cette enceinte, je ne sais pas si l’on y reviendra.
Au commencement de la séance d'hier, M. le ministre, de l'intérieur nous a dit : « Nous sommes venus au pouvoir pour gouverner avec les opinions modérées, pour rétablir l'union sur ses anciennes bases, etc. » Mais pas un mot de la position qu'il a prise ensuite. Cette cause déterminante ne nous a été révélée qu'en troisième lieu. C'est à la fin de la séance que le ministère est venu nous dire le fin mot de sa composition, le secret de son animée aux affaires. Il ne s'agissait plus du radicalisme, de l'union, il s'agissait de bien autre chose ; il s'agissait de sauver la prérogative royale, d'empêcher une abdication. Voilà la véritable cause de la formation du ministère.
(page 46) Le terrain était superbe ; aussi M. le ministre des finances n'a-t-il pas manqué de s'y placer aujourd'hui.
Je ne fais pas un reproche à M. le ministre de l'intérieur de tous ces revirements ; mais je lui demanderai si cette cause de la formation du ministère est bien la cause définitive, si nous n'aurons pas à examiner une quatrième, une cinquième ou une sixième cause, suivant les besoins de la discussion, suivant les nécessités du moment…
M. le ministre des finances (M. Malou). - Il y a d'autres motifs, je vous les ferai connaître, quand nous aborderons enfin la discussion générale.
M. Rogier. - J'en demande pardon à l'honorable M. Matou qui m'interrompt, mais il a dit tout à l'heure avec beaucoup de chaleur que là était la véritable question à débattre ; qu'il ne fallait pas se dissimuler que c'était sur ce terrain que devait porter la discussion générale.
Eh bien, est-ce ainsi qu'il faut l'entendre ? Est-ce bien pour sauver la prérogative royale que le ministère s'est formé ? C'est une magnifique entrée aux affaires. A ce prix, je conçois toutes les conciliations du monde ; je conçois la fusion des ministres de toutes les couleurs et de toutes les convictions. Voilà un de ces grands dangers constitutionnels devant lesquels tous les partis se taisent, pour lesquels on conçoit des ministères mixtes, des ministères quelconques. Voilà les circonstances qui rendraient possible le réveil de l'ancienne union ; contre un grand danger extérieur ou intérieur, nous serons tous unis, et nous resterions toujours unis, sans avoir besoin de chercher nos sauveurs à l'étranger.
Je le répète, si c'était la cause véritable de la formation du cabinet, je comprendrais qu'il se fût composé au hasard d'éléments de toute espèce, au risque de les voir se dissoudre, aussitôt que le danger serait passé.
Eh bien, messieurs, cette troisième cause de la formation du ministère, je crois vous l'avoir démontré, est tout simplement un fantôme et rien qu'un fantôme. Sur quoi donc repose cette cause ? Avez-vous vu un homme d'Etat, tout puissant, qui soit venu s'adresser directement au Trône, pour lui faire la loi, pour lui faire violence, qui soit venu profiter d'une situation mauvaise pour exercer sur la Couronne un pouvoir despotique ? Où en sommes-nous donc, bon Dieu ! Rien de semblable a-t-il eu lieu ? Que s'est-il donc passé ? Rappelez donc vos souvenirs ! N'écoutez donc pas les mensonges qui ont pu être débités ? Ecoutez plutôt les paroles d’un homme dont la bouche n'a jamais proféré de mensonge. Je l'ai dit et je le répète, je n'ai pas été consulté le moins du monde sur la formation du cabinet ; je défie qui que ce soit de rapporter une seule parole qui se soit échangée entre la Couronne et moi : j'ai eu avec quelques personnes des conversations particulières, des épanchements réciproques, mais je n'ai pas fait et n'ai pas eu à faire, encore moins à imposer des conditions.
Qu'on ne vienne donc pas dire que la prérogative royale était le moins du monde menacée. Je maintiens tout ce que j'ai dit hier. J'ajoute que si j’avais eu l'honneur d'être appelé par la Couronne, je me serais fait un devoir d'examiner avec elle la situation du pays ; que j'aurais disserté avec elle sur les moyens les plus efficaces d'y porter remède ; que j'aurais pu indiquer le cas de la dissolution, mais que si ce moyen avait absolument répugné à S. M., je me serais empressé de rechercher avec elle un autre moyen.
Y a-t-il là le moins du monde un acte qui puisse ressembler de près ou de loin à une attaque contre les prérogatives de la Couronne ? Jamais la royauté a-t-elle été un seul instant en danger ? Que signifient de pareilles terreurs ? Ce sont des moyens peu dignes du gouvernement ; c'est là de la tactique de la plus petite espèce, à laquelle même le ministère précédent ne nous avait pas habitués. J'espère maintenant que, sur ce point, la chambre sera complétement édifiée. M. le ministre me reproche d'avoir tenu note des conversations que j'avais eues ; mais à voir ce qui se passe, tout le monde trouvera que bien m'en a pris d'avoir eu soin de conserver les paroles échangées, de conserver présents mes souvenirs. Qui sait si, poussant à bout ce système d'inventions, on ne serait pas venu m'opposer d'autres paroles, d'autres prétentions empruntées à mes conversations privées ? Je l'ai dit hier, aucun membre dans cette enceinte ne pourrait contester aucune des particularités que j'ai rappelées. J'ajouterai que personne ailleurs n'oserait le faire. M. le ministre des affaires étrangères a dit que ce que je rapportais de mes conversations avec lui était de la dernière exactitude. Cependant, un moment après, s'associant à l'erreur de M. le ministre de l'intérieur, il est venu annoncer que j'avais imposé au Roi la condition d'avoir un blanc-seing dans ma poche pour entrer au ministère. Voilà ce que s'est permis, M. le ministre des affaires étrangères, lui que je pourrais clouer muet sur son banc, si, à son exemple, je faisais sortir de notre entrevue certaines révélations qui l'embarrasseraient beaucoup, beaucoup !
M. le ministre des affaires étrangères (M. Dechamps). - Je demande la parole.
M. Rogier. - Ainsi, messieurs, en ce moment je pense que la tactique est parfaitement découverte ; l'on veut mettre en cause d'autres hommes que ceux qui se trouvent sur le banc ministériel ; on n'y parviendra pas ; on n'y reviendra même plus, je crois.
Mais il y a encore dans cette tactique un autre but : on veut effrayer une partie de cette chambre ; on veut agiter sur la tête de quelques membres qui s’effrayent d'un appel au pays, on veut agiter sur leur tête la menace de cet appel. « Prenez garde, leur dit-on, si vous ne nous accordez pas votre confiance, il arrivera de la gauche un terrible dévastateur de vos rangs ; il demandera à la Couronne le droit épouvantable de vous dissoudre, c'est-à-dire de consulter vos propres concitoyens sur voire propre compte. Ce terrible usurpateur de la prérogative royale, prenez-y garde, médite votre ruine ; accordez-nous votre confiance aujourd'hui et toujours ; ne vous informez pas de ce que nous sommes, de ce que nous voulons, de ce que nous ferons ; mais avec le ministère sauvez vos positions personnelles ! » Voilà le langage qu'on ne craint pas de tenir dans cette enceinte.
On semble dire : « Défiez-vous d'un appel au pays ; vous qui probablement tenez à vos places dans le parlement, votez pour nous, nous vous y maintiendrons.» Mis à prendre les choses à ce point de vue l'égoïsme et d'intérêt personnel, je demanderai : Qu'est-ce que les bancs qui nous sont opposés ont gagné à appuyer la politique mixte depuis quatre ans ? Qu’aurez-vous gagné, membres de la droite ? Le double ministère mixte de M. Nothomb, vous l'aviez soutenu avec abnégation ; mais enfin, la déconsidération qui a poursuivi, l'impopularité qui a frappé ce système, cette déconsidération, cette impopularité, votre parti y a-t-il complétement échappé ? Pour décimer vos j rangs, a-t-il fallu une dissolution ?
Rappelez-vous donc ce qui est arrivé : Après le renversement du ministère de 1840, de ce ministère libéral, impartial, franchement constitutionnel ; deux ans après sa retraite, que dis-je ! deux ans, quelques mois après sa chute, les électeurs décimaient vos propres rangs. Rappelez-vous quels noms honorables siégeaient sur ces bancs, et qui en ont disparu. Rappelez-vous l'importance des hommes qui soit tombés victimes de leur dévouement à ce système mixte, à ce système menteur qu'on veut inaugurer une troisième fois aujourd'hui.
Songez, d'un autre côté, que les hommes de la gauche sont restés tous debout ; que nos rangs se sont agrandis, et que, confiants, nous, dans le jugement équitable du pays, nous avons la conviction qu'ils s'agrandiront encore.
Sous quel régime vivons-nous donc, sous quel gouvernement sommes-nous tombés, si le seul fait de désirer l'appel au pays est considéré comme un crime d'Etat ?
Sont-ce là des doctrines dignes, je ne dirai pas de 1845, dignes de 1830, mais dignes de 1828 ?
M. le ministre de l'intérieur a dit hier que ses opinions politiques remontaient au-delà de 1830. Je puis remonter plus haut que lui ; dans ma carrière politique, je puis remonter au-delà de 1828. Je dis que dès 1825, et avant que M. le ministre de l'intérieur entrât : dans les rangs de l'opposition, on y aurait été révolté des principes, des doctrines qu'il est venu proclamer ici et qui reviennent à peu près à dire à la chambre : Défiez-vous du pays ; vous n'avez que mal et blessures à en attendre, votez pour nous, non pour faire triompher votre opinion, non pour assurer l'existence de vos principes, mais votez pour nous simplement, grossièrement pour conserver vos sièges dans cette enceinte, qui sait ? peut-être pour toucher vos indemnités mensuelles ! (Exclamations.)
M. le président. - J'engage l'orateur à retirer une pareille expression ; il est impossible d'attribuer une pensée aussi inconvenante à un ministre.
M. Rogier. - Je pense que mon langage s'explique lui-même ; c'est une manière toute figurée d'exprimer ma pensée qui m'est échappée dans la chaleur de l'improvisation ; je ne veux pas blesser mes collègues ; mais faire sentir jusqu'où le système qu'on met en avant pourrait faire descendre la chambre dans l'opinion publique. C'est pour engager la chambre à ne pas s'exposer à un pareil résultat que j'ai poussé mes suppositions si loin.
Ainsi, messieurs, prenez-y bien garde : on veut vous effrayer au moyen d'un fantôme. Cet homme politique qu'on présente comme votre implacable adversaire, voulait aussi gouverner avec la chambre telle qu'elle est constituée ; il avait un programme qui aurait obtenu, je l'espère, avec l'adhésion sympathique de tous les membres qui siègent de ce côté où je siège, le concours d'une forte partie de vos bancs.
Nous ne voulons pas dire par là que nous aurions la prétention, comme on vous l'annonce, d'attirer à nous tous les hommes modérés. Est-ce que tout ce qui ne sera pas ministériel, par hasard, devra être rangé parmi les exagérés ?
Est-ce que tous ceux qui voteront contre l'amendement de M. le ministre de l’intérieur seront des exagérés, peut-être des radicaux ? Est-ce ainsi qu'on l'entend ? Je suppose, que l'honorable et ancien ministre des affaires étrangères n'a pas été exclu du cabinet à cause d'opinions exagérées. Je suppose que si l'honorable M. de Theux avait été appelé auprès de la Couronne pour venir à son secours, il s'y serait précipité pour un tel service, avec autant de dévouement que qui que ce soit dans cette enceinte.
Eh bien, si cet honorable membre réservait sa confiance, subordonnait son concours à certaines conditions, serait-il par cela même un exagéré ?
Si tel ou tel membre d'un autre banc que les nôtres ne vote pas pour le ministère, allez-vous le ranger dans les exagérés ? Ne peut-on plus être indépendant qu'à la condition de passer à l'état de révolte ?
Nous resterons dans l'opposition, nous y resterons modérés malgré toutes les calomnies parlementaires ou extra-parlementaires dont on cherchera à s'armer contre nous. Nous resterons modérés, parce que nous puisons notre modération dans notre force, nous resterons modérés pour rester conséquents avec nous-mêmes, et nous souhaitons qu'à ce point de vue les ministres actuels soient aussi modérés que nous.
En terminant, messieurs, je vous dirai donc : Avant de voter, faites trêve d'abord à ces frayeurs qu'on a voulu susciter dans vos rangs ; votez ensuite en âme et conscience, et ne donnez pas à croire qu'il y aurait dans votre voie autre chose que le sentiment d'une parfaite justice vis-à-vis du ministère. Songez au passé ! Songez à l'avenir !
M. le président. - M. Dumortier a demandé la parole pour une motion d'ordre. Mais avant de la lui accorder, je dois la donner à M. Je ministre de l'intérieur qui l'a également demandée.
M. Dumortier. - Ma motion d'ordre a pour but de mettre fin à ces débats. Si M. le ministre a la parole, M. Rogier voudra lui répondre.
M. le président. - (s’adressant à M. Dumoriior). -— Vous aurez la parole immédiatement après M. le ministre.
M. le ministre de l’intérieur (M. Van de Weyer). - Je ne prolongerai pas inutilement ce débat. Vous avez les pièces sous les yeux. Le discours de l’honorable préopinant a été imprimé au Moniteur. Sa pensée politique y est clairement développée. C est avec un sentiment profond de regret qu'en présence d'idées aussi clairement exprimées, j'ai entendu sortir de la bouche de l'honorable préopinant les mots de calomnie parlementaire.
De la calomnie ! En présence de faits pareils, est-il permis de qualifier ainsi le langage que j'ai tenu devant vous ?
De la calomnie ! Mais l'honorable M. Devaux a confirmé toutes mes assertions ; mais il tient pour vrai tout ce que j'ai dit.
M. Devaux. - M. le ministre est dans l'erreur sur ce fait.
M. le ministre de l’intérieur (M. Van de Weyer). - J'accepte purement et simplement le langage de l'honorable préopinant inséré par lui au Moniteur. Eh bien, en présence de ce langage, je ne souffrirai point que l'on qualifie mes paroles de calomnie parlementaire.
Si l'honorable préopinant, je le répète, n'eût pas fait au pouvoir les conditions dont j'ai parlé, il serait à ma place, et je serais à Londres. (Interruption.)
Ces interruptions ne m'empêcheront pas de suivre le fil de ma pensée. 15 années d'interruption dans la vie parlementaire, ne m'ont pas ôté l'empire que j'ai sur moi-même et la direction de ma parole.
On vous a parlé de la légèreté inconcevable avec laquelle M. le ministre de l'intérieur est venu jeter la royauté au sein de cette assemblée ; et dans la même phrase où ce reproche, peu fondé, m'est adressé, on place la royauté dans une espèce d'hostilité avec une opinion considérable du pays. On me dit : Vous avez cherché à prolonger entre la royauté et l'opinion libérale, une incompatibilité qui pourrait être fatale au pays.
M. Devaux. - Je vous ai reproché de vouloir établir cette incompatibilité.
M. le ministre de l’intérieur (M. Van de Weyer). - Il m'appartient, non pas seulement comme ministre, mais comme citoyen, de repousser ce reproche de toutes mes forces. La royauté chercherait à prolonger une incompatibilité entre elle et l'opinion libérale !
M. Devaux. - Il m'est impossible de laisser continuer M. le ministre sur ce ton. Je n'ai fait aucun reproche à la royauté.
M. le président. (s'adressant à M. Devaux). - Laissez continuer. Vous ne pouvez avoir la parole que pour un rappel au règlement.
M. Delfosse. M. le ministre a interrompu tantôt M. Rogier. Il peut en être de même maintenant. M. Devaux peut interrompre le discours du ministre pour rectifier un fait.
M. le président. - Sans doute, si M. le ministre y consent.
M. le ministre de l’intérieur (M. Van de Weyer). - Je demande que la parole me soit maintenue.
M. le président. - La parole est continuée à M. le ministre de l'intérieur.
M. le ministre de l’intérieur (M. Van de Weyer). - L'honorable préopinant, qui appartient à l'opinion libérale, n'est pas le seul qui, dans les circonstances extraordinaires où le pouvoir s'est trouvé, ait été appelé par la Couronne, pour former un ministère. Il y a dans celle enceinte un des hommes les plus honorables de cette opinion, qui avait reçu du Roi une mission complète, sans réticence, pleine et entière, de former un cabinet.
M. Dolez. - Je demande la parole.
M. le ministre de l’intérieur (M. Van de Weyer). - Il importait que la chambre et le pays sussent que cette mission avait été donnée à ce digne représentant de l'opinion libérale. Vous faut-il une preuve plus évidente que cette prétendue incompatibilité entre la Couronne et cette opinion n'existe point en réalité ?
Car qu'est-ce donc que je représente devant vous ? N'est-ce pas l'opinion libérale ? Ne vous l'ai-je pas déclaré de la manière la plus franche et la plus précise ?
N'ai-je pas expliqué comment ces principes libéraux recevraient leur application dans la direction des affaires ?
L'honorable préopinant, toujours en contradiction avec lui-même, vous parle du système menteur des ministères mixtes ; puis il dit à la droite : Je voulais aussi gouverner avec vous ? Qu'est-ce à dire ? Comment interpréter ce langage ? C'est-à-dire, que l'honorable préopinant entendait sans doute gouverner avec tant d'impartialité, de justice, de modération, que la droite catholique lui accorderait son appui, tout libéral qu'il est.
Eh bien, c'est précisément là le principe, la base d'un ministère mixte ; car si l'honorable membre comptait sur sa modération pour obtenir votre concours, quel était donc l'obstacle à ce qu'un membre de la droite figurât dans le ministère avec lui ? Quoi ! on vous promet des mesures que la droite pourrait accepter. Quoi ! on vous laisse entrevoir la possibilité de s'entendre avec soixante personnes ; et l'on reculerait devant la nécessite de s'entendre avec deux de ces soixante personnes ! Vous reconnaissez la force de la majorité mixte, vous déclarez que votre programme eût été appuyé par la droite, et vous repousseriez, dans la formation du cabinet, deux membres pour l'y représenter !
Singulière manière d'inspirer de la confiance à la droite que de lui dire : Je reconnais le principe de la conciliation, de la modération de mesures que vous puissiez accepter ; et pour vous donner une preuve, un gage de cette conciliation, je ne veux personne d'entre vous dans mon cabinet !
Je ne reviendrai pas sur la question de principe qu'a soulevée l'honorable M. Devaux, relativement à la dissolution. Mon honorable collègue M. le ministre des finances a suffisamment répondu aux subtilités sophistiques de l'honorable préopinant.
Les dissolutions dans d'autres gouvernements se reproduisent plus souvent que chez nous. Pourquoi ? On vous a dit que nos institutions n'étaient pas les mêmes ; mais, grâce aux interruptions constantes, on n'a pas développé cette pensée.
Pourquoi la dissolution serait-elle, ici, dans certaines circonstances données, un véritable coup d'Etat ? Parce que, chez nous, les chambres se renouvellent tous les deux ans, par moitié ; parce que le pays a la faculté de se prononcer ainsi tous les deux ans. Par cela seul, la nécessité de dissoudre les chambres ne se produit pas aussi souvent qu'en Angleterre et en France.
Les hommes politiques modérés, en présence d'institutions pareilles, en présence du renouvellement de la chambre par moitié, devraient savoir attendre que le pays se prononçât ; il en a le moyen légal tous les deux ans ; et la dissolution est à mes yeux, en Belgique, un remède tellement grave que ce n'est qu'à la dernière extrémité que l'on doit y recourir chez nous.
On vous a dit et répété que la question que nous avons soulevée était une tactique parlementaire, que nous avions voulu effrayer la majorité, que nous avons fait un appel à toutes les basses passions qui peuvent germer dans le cœur humain, que nous vous avions demandé un vote aveugle ; on a presque dit stupide ; car on a dit grossier. (Dénégations de la part de M. Rogier.)
Ce mot a été prononcé.
Ce n'est pas un vote pareil que nous vous demandons. Nous nous présentons avec un système politique complet, avec un ensemble de mesures, que nous aurons à vous développer ; nous vous avons dit quels principes ont présidé à la formation du cabinet. Vous aurez à vous prononcer sur chacune de ces questions de ces principes. Ce n'est qu'après cette discussion que vous voterez avec cette indépendance, cette liberté que je ne demande à personne d'aliéner ici.
Permettez-moi, en terminant, de répondre è ce mot d' « étranger » que l'on a prononcé ici.
On a dit que dans la position politique où le pays s'est trouvé, si la Couronne eût été menacée, si ses prérogatives eussent été exposées à de graves dangers, ce n'est pas à l'étranger qu'on aurait eu besoin de leur chercher un défenseur. Et depuis quand suis-je étranger ? N'ai-je pas, en représentant à l'étranger la Belgique et la royauté, conservé la qualité de Belge ? Que signifient donc ces épithètes odieuses ?
M. Rogier. - J'ai dit qu'on aurait trouvé dans le pays des hommes prêts à sauver la royauté.
M. le ministre de l’intérieur (M. Van de Weyer). - Je prie la chambre de faire un appel à ses sentiments de patriotique sympathie, et de dire, si lorsque des mots pareils sont prononcés en ma présence, je dois accepter le reproche d'être resté étranger à mon pays, parce que j'ai représenté honorablement à l'étranger sa royauté et son indépendance.
Résumons toute cette discussion, ou plutôt terminons-la. La chambre est, je crois suffisamment éclairée. La chambre ayant aujourd'hui le discours de l'honorable M. Rogier sous les yeux, appréciera les motifs politiques qui ont éloigné l'honorable membre de toute combinaison ministérielle.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Dechamps). - Messieurs, je demande pardon à la chambre de prolonger ce débat qui déjà peut-être a duré trop longtemps.
Mais tout à l'heure l'honorable M. Rogier m'a fait intervenir personnellement dans cette discussion. La chambre comprendra que je lui dois quelques mois d'explication.
Messieurs, j'avais eu soin hier de vous déclarer que mon honorable collègue, le ministre de l'intérieur, n'avait pas fait allusion à un entretien tout confidentiel que le hasard seul avait produit, et que j'avais eu avant la formation du ministère, avec l'honorable M. Rogier. Par cela même que cet entretien avait un caractère officieux, je n'en ai jamais rien révélé à personne. Je n'ai pas même pris soin de tenir des notes sur ce qui aurait pu être dit entre l'honorable membre et moi, parce que je n'avais attaché à cette conversation aucun caractère politique, et que mon intention n'était pas, comme on a semblé l'insinuer, de m'en faire une arme, ni pour me défendre, ni pour attaquer.
J'ai dit hier, cependant, que les idées que M. Rogier avait émises dans cette conversation étaient, en général, conformes à celles qu'il a reproduites dans les notes dont il a cru devoir donner connaissance à l'assemblée.
J'irai plus loin, messieurs, c'est que je n'ai pas même souvenir que, dans cet entretien, la question de dissolution ail le moins du monde été agitée entre nous.
Du reste, il importe très peu de savoir quelle est la source à laquelle nous avons puise le fait qui a été signalé ; l'important est que ce fait n'a pas été réellement désavoué.
L'honorable M. Rogier aurait pu hier, s'il avait été doué de moins de franchise, nous dire qu'il n'avait pas à répondre à des questions qui avaient pu être agitées dans des pourparlers non officiels. Il ne l'a pas fait. Il vous a donné immédiatement connaissance de ce qui s'était passé dans ces entretiens. Eh bien ! j'ai pu dire, et la discussion actuelle en est une preuve, qu'il avait pleinement confirmé ce que M. le ministre de l'intérieur avait avoué devant vous.
Il y a plus, messieurs ; le discours de l'honorable M. Devaux a élevé la prétention de M. Rogier à l’état de théorie. Pour les ministres, messieurs, il suffisait de savoir d'une manière certaine que cette condition devait être posée pour la formation d'un autre ministère. Regardant cette condition comme inconstitutionnelle, comme violant une prérogative delà Couronne, comme une (page 48) offense envers la majorité, notre devoir impérieux était d'accepter la mission qu'où vous offrait, afin d'empêcher que cette prétention ne prévalût.
On a eu soin, messieurs, de ne pas nous suivre sur le terrain réel où ce débat si grave a été engagé.
L'honorable M. Rogier vous a déclaré, et son discours est publié au Moniteur, qu'il aurait demandé l'assentiment préalable de la royauté à une dissolution, si une scission entre les chambres et le ministère rendait cette dissolution nécessaire. Eh bien, tout le débat repose sur cette question.
L'honorable M. Devaux, rappelant ce qui s'était passé en 1841, a confondu complétement toutes les questions. Lorsque l'honorable M. Nothomb, et je vous le disais hier, vous a déclaré, en 1841, qu'il était entré aux affaires pour empêcher la dissolution, cette dissolution avait été demandée d'une manière constitutionnelle et régulière. Elle avait été demandée par le ministère qui se trouvait en présence d'une majorité hostile dans le sénat. Ce ministère demandait à la Couronne de prononcer sur ce dissentiment, de prononcer sur son maintien aux affaires, ou bien sur l'opportunité ou le danger d'une dissolution. La Couronne, usant de sa haute prérogative, s'est prononcée contre la dissolution, et le ministère s'est retiré. Est-ce ce droit que l'on veut désormais lui contester ?
Mais la question en 1845 n'est pas la même. On demandait la garantie préalable que la dissolution ne serait pas refusée dans le cas où le ministère l'aurait demandée, non pas seulement sur une question spéciale d'affaires, non pas seulement sur une question politique, mais sur une question quelconque. Eh bien, là était le danger. Nous avons considéré une condition ainsi posée comme un obstacle à la foi malien de ce ministère, et notre devoir était d'empêcher qu'un tel fait ne lui posé.
Messieurs, j'ai été étonné de certaines insinuations que l'honorable membre a cru pouvoir se permettre à mon égard. Je croyais, après ce qui s'était passé, qu'il aurait rendu plus de justice à mes intentions.
Il vous disait tout à l'heure qu'on avait voulu le mettre en suspicion vis-à-vis d'une partie de cette chambre, en disant : Défiez-vous de cet homme. M. Devaux a insinué qu'on avait voulu poser une question d'incompatibilité entre la royauté et une opinion. Cependant, messieurs, l'honorable membre le sait aussi bien que moi, il n'a pas dépendu de moi, qu'un ministère fût formé, dans lequel l'honorable membre serait entre. Il sait très bien que j'ai poursuivi ce but par bien des efforts. Il sait très bien que je n'ignorais pas que cette combinaison ministérielle ne pouvait avoir lieu qu'à la condition de mon exclusion.
Eh bien ! la position digne cl désintéressée que j'ai prise, je croyais qu'on aurait eu assez de sentiment de justice pour la reconnaître.
Bien loin de dire à mes amis : Défiez-vous de cet homme, c'était cet homme que j'aurais voulu voir siéger à la place même que j'occupe, parce que, mû par un esprit de sincère conciliation, j'avais pensé que la formation d'un ministère de transaction dont il aurait été le chef, eut amené une conciliation plus large entre les partis. C'a été un rêve peut-être, mais c'était le rêve d'un homme honnête, et qui avait un but plus élevé qu'un intérêt d'ambition personnelle.
Messieurs, je ne crains pas les investigations sur la position que j'ai prise ; je n'ai rien à cacher de ce que j'ai fait, de ce que j'ai pu dire, et je ne redoute aucune espèce de révélation.
M. Devaux (pour un fait personnel.) - Messieurs, je pense que M. le ministre de l'intérieur reconnaîtra lui-même qu'il s'est trompé en m'attribuant des paroles que je n'ai pas prononcées.
Je n'ai pas dit que la royauté était en hostilité avec l'opinion libérale ; je n'ai rien dit de semblable. Je puis attester de longs antécédents depuis quinze années que je siège dans cette chambre. J'en pourrais attester d'autres encore ; car je ne me suis pas borné à énoncer mes opinions dans cette chambre, je les ai énoncées dans la presse.
Ces opinions, messieurs, je n'ai jamais eu à les désavouer ; elles ne m'ont jamais embarrassé.
Messieurs, il ne m'est jamais arrivé de compromettra la Couronne dans un débat politique. J'ai fait de l'opposition, et de l'opposition assez vive ; mais tout le monde me rendra ce témoignage que jamais je n'ai été au-delà des ministères, que toujours j'ai respecté ce qui devait être respecté.
Eh bien ! c'était précisément le reproche que j'adressais au ministère. J'espère que cette fois M. le ministre de l'intérieur comprendra ma pensée. Je disais au ministère qui allègue toujours cette incompatibilité entre l'opinion libérale et la prérogative royale, tantôt pour une condition, tantôt pour une autre, tantôt pour une dissolution immédiate, tantôt pour une dissolution éventuelle, qu'il tendait à ce but d'établir dans l'opinion publique l'idée d'une hostilité entre la Couronne et l'opinion libérale, et je vous ai exposé alors quel était le danger. Je vous ai dit qu'il en était arrivé ainsi en France, et quoique j'aie eu soin d'ajouter que je ne prévoyais pas les mêmes conséquences, j'ai dit que cette imprudence pouvait donner lieu à des résultats graves. Il y a très loin de là aux paroles que m'a prêtées M. le ministre de l'intérieur.
Toujours j'ai respecté la Couronne. Jamais je ne suis sorti des règles constitutionnelles. Toujours, soit dans la presse soit ailleurs, j'ai exercé mon influence dans ce sens que la Couronne restât complétement dégagée. Et, messieurs, c'est une chose remarquable ; depuis quatre ans que l'opposition a été si vive, lisez la presse sérieuse, rappelez-vous nos débats ; (il faut ne pas y avoir assisté pour ne pas le savoir ;) malgré toute la vivacité de nos luttes, toujours la Couronne est restée étrangère aux attaques de l'opposition. Je n'en réclame pas une part trop grande, mais j'ai ma part à réclamer dans la direction de tes débats. On devrait rendre grâce à l'opposition de cette sagesse. Au lieu de cela, au nom d'un dévouement chevaleresque à la Couronne on vient exciter en quelque sorte l'opposition de diriger ses hostilités contre elle.
Nous ne suivrons pas le ministère dans cette voie imprudente, nous avons eu quelquefois à défendre les prérogatives de la Couronne, et nous l'avons fait sans vanter notre dévouement et sans avoir l'assistance de M. le ministre de l'intérieur. Toutes les fois que ces prérogatives ont été menacées, nous les avons défendues avec énergie. Si dans la Constitution, si dans les lois organiques la Couronne a conservé des prérogatives raisonnables, il y a des hommes dans l'opposition qui, je puis le dire, y sont pour quelque chose, et ont su accomplir cette tâche sans que M. le ministre de l'intérieur vînt leur apporter le secours de son appui.
M. le ministre de l’intérieur (M. Van de Weyer). - Lorsque les paroles de l'honorable préopinant ont frappé pour la première fois mon oreille, j'ai pensé en effet qu'il pouvait en résulter une insinuation, un reproche indirect fait à la Couronne, de favoriser tout ce qui contribuerait à établir entre elle et l'opinion libérale une espèce d'incompatibilité politique. Ce n'est pas moi qui ai inventé ou créé les mots d'incompatibilité entre la royauté et cette opinion.
Du reste, j'accepte l'explication que l'honorable membre vient de nous donner Je reconnais avec empressement qu'il s'est toujours montré fidèle aux principes de nos institutions. C'est précisément parce tels sont ses antécédents que ma surprise a été d'autant plus grande d'entendre sortir de sa bouche des paroles qui auraient pu prêter à une interprétation pareille.
A cette occasion j'ai dit aussi que cette incompatibilité était si peu réelle, que la Couronne s'était adressée pour la formation d'un cabinet, à des représentants considérables de l'opinion libérale. Car enfin cette opinion n'est pas représentée au sein de la chambre par les deux honorables préopinants seuls.
M. Dolez. - Messieurs, je n'ai point demandé la parole pour prendre part à ces regrettables débats qui nous occupent depuis hier ; je l'ai demandée parce qu'on a fait allusion à des faits qui me sont personnels et qui, bien qu'ils se soient passés en dehors de cette chambre, ont cependant un caractère public. Je dois à la chambre l'exposé fidèle et sincère de ces faits.
Il est vrai que le Roi m'a fait l'honneur de me mander auprès de lui lors de la dissolution de l'ancien cabinet. S. M. me rappela que j'avais pris une part active aux attaques de l'opposition qui avait combattu le cabinet qui se retirait, et qu'en conséquence c'était pour moi une sorte de devoir de me mettre à la disposition de la Couronne pour former un cabinet nouveau.
S. M. me fit connaître que tous les membres du ministère avaient donné leur démission ; que l'une de ces démissions était irrévocable ; que, quant aux autres, S. M. daignait me laisser l'option ou de conserver dans la composition du cabinet une partie des ministres démissionnaires ou de le former d'éléments entièrement nouveaux. Plus d'un motif me commandait de ne point me charger de la haute mission que S. M. daignait m'offrir, et la chambre comprendra qu'il m'eût suffi d'invoquer celui de mon insuffisance personnelle. (Nombreuses dénégations.) Mais, messieurs, il en était un autre qui avait encore, si c'était possible, un caractère plus absolu ; cet autre motif se trouvait dans ma position personnelle, dans mes obligations de chef de famille qui ne me permettent pas de renoncer à mes travaux du barreau. Je dus donc décliner complétement l'honneur qui m'était offert et faire connaître à S M., tout en lui exprimant une profonde reconnaissance, ma ferme résolution de ne pas entrer dans la vie politique plus avant que ne le comporte le mandat de simple député. S. M. daigna apprécier les motifs de ma détermination.
J'ajouterai, messieurs, que la confiance dont S. M. venait de m'honorer, m'imposait le devoir de saisir cette occasion de lui faire connaître quelle était ma pensée sur la situation du pays, et je n'ai point fait défaut à l'accomplissement de ce devoir.
Là, messieurs, doivent se borner, je pense, les explications que j'avais à donner à la chambre. Elle me permettra, cependant, d'ajouter quelques mots sur la conduite que j'ai tenue dans celle circonstance. On m'a blâmé de mon abstention d'accepter le mandat élevé qui m'était offert.
Ou a prétendu qu'un député qui prenait une part plus ou moins active à l'opposition parlementaire, contractait par cela même l'obligation de prendre le pouvoir en mains si la confiance royale voulait l'en investir. Je crois fermement que c'est là une doctrine mal fondée, je dirai même une doctrine dangereuse pour l'indépendance parlementaire. Sans doute il est désirable qu'il y ait parmi nous des hommes mus par l'honorable ambition de diriger les affaires du pays, mais je pense que, d'autre part, le parlement ne serait pas complet s'il ne s'y trouvait pas en même temps des hommes qui n'aspirent pointa une si haute mission.
Pour que l'indépendance de l'opposition soit à l'abri des soupçons qui pourraient parfois s'élever, pour que personne ne s'imagine qu'elle ne combat le ministère que parce qu'elle aspire, dans des vues d'intérêt personnel, à lui succéder ; il importe qu'il y ait au sein des chambres des hommes qui veulent rester étrangers au pouvoir.
Eh bien ! lorsqu'il y a bientôt dix ans je fus appelé à siéger dans cette chambre, je n'y entrai qu'avec la résolution de borner mon ambition à me rendre digne du mandat de député et à me placer dans cette fraction du parlement qui doit rester en dehors du pouvoir. Je n'ai pas cru pour cela que ma liberté de vote et d'action pût se trouver entravée, et toujours j'en ai franchement usé, suivant les inspirations de ma conscience. Certes en agissant ainsi, je n'ai point contracté l'obligation d'accepter un jour le pouvoir, et je n’ai pas non plus, en le refusant, altéré pour l'avenir la moindre partie de ma liberté d'action, de mon indépendance.
Je crois donc, messieurs, en cette occasion ne pas avoir manqué à ce que je devais à l'opinion à laquelle j'appartiens, non plus qu'aux conséquences du mandat dont m'honore depuis longtemps la capitale de l'une de nos principales provinces.
(page 49) M. Dumortier. - Messieurs, je dois d'abord déclarer que j'ai vu avec une peine bien vive les débats qui ont eu lieu dans la séance d'hier et dans celle d'aujourd'hui, car ces débats m'ont rappelé ce qui s'était passé dans cette enceinte depuis quatre années, et ce que, pendant quatre années, nous avons déploré. Pendant quatre années, messieurs, nous avons vu M. le ministre de l'intérieur jeter la droite à la tête de la gauche et la gauche à la tête de la droite, et aujourd'hui nous avons vu M. le ministre de l'intérieur jeter la gauche à la tête de la droite et la droite à la tête de la gauche.
Les moyens sont, d'ailleurs, les mêmes ; les moyens sont identiquement les mêmes. Que disait l'ancien ministre de l'intérieur ? L'honorable H. Nothomb disait à ses prédécesseurs : « Vous avez voulu la dissolution ; vous avez voulu décimer la chambre, je vous en ai empêchés, et ce n'est que pour cela que vous m'attaquez.» Que vient dire l'honorable M. Van de Weyer ? «Vous avez voulu la dissolution ; vous avez voulu décimer la chambre, et c'est uniquement parce que vous n'avez pas réussi, que vous m'attaquez. »
Eh bien, messieurs, qu'est-il résulté de ces discussions si vives ? C'est que l'irritation n'a pas cessé d'exister pendant quatre ans dans le pays, et cette irritation n'a eu qu'un seul résultat, c'est d'avoir existé aux dépens des hommes que le gouvernement voulait maintenir dans la chambre.
Je dois, messieurs, déplorer du fond de mon cœur tout ce qui s'est passé dans la séance d'hier. Lorsque M. Nothomb venait reprocher aux membres du cabinet précédent d'avoir demandé la dissolution, au moins il parlait sur un acte positif, sur une demande officielle ; aujourd'hui, au contraire, on parle sur des conversations confidentielles, sur des conversations à l'égard desquelles, l'honorable membre auquel on fait allusion, a donné des explications sans qu'on ait voulu les admettre. La défense du ministère est devenue un acte d'accusation contre un membre de cette chambre, et par là on a perdu de vue l'objet réel de la discussion, la question de confiance ou de non confiance dans le cabinet.
Je désire, messieurs, que ces débats se terminent, parce que je tiens avant tout à la paix publique et que la paix publique ne peut que souffrir beaucoup de pareils débats. Je demande donc que la chambre reprenne son ordre du jour et que cette discussion incidente soit abandonnée.
M. le président. - L'incident est terminé.
La parole est à M. de Mérode, dans la discussion générale.
M. de Mérode. - Messieurs, bien que je ne puisse dire aujourd'hui si le cabinet actuel aura plus tard ou non ma confiance, j'accepterai sans peine la phrase bienveillante qu'il désire voir ajouter à l'adresse proposée par notre commission.
Depuis quinze ans je ne me suis montré opposant qu'à un seul ministère, et si cette habitude a souffert une exception, ce n'est qu'à cause d'intentions bien connues chez quelques ministres et quelques-uns de leurs amis, de pousser le gouvernement dans le système exclusif qui ferait des Belges deux catégories, l'une destinée à exercer le pouvoir, l'autre dévouée purement à le subir comme incapable d'y être associée. En ma qualité de représentant, je ne me crois pas le droit de refuser mon concours aux ministres du roi, si quelques circonstances graves et toutes spéciales ne m'obligent impérieusement à combattre leurs tendances, à les arrêter dans une voie funeste.
Toutefois, si je m'éloigne autant que possible de l'opposition hostile à l'existence même d'un ministère, je ne suis pas plus complaisant pour l'adoption des projets de loi qui me semblent défectueux ou mauvais. Je n'admets pas l'ancienne méthode anglaise qui considère les lois non par leur valeur propre, mais par un esprit de bienveillance ou de contradiction envers les dépositaires du pouvoir. Ceux-ci, d'autre part, doivent, selon moi, éviter aussi d'éprouver légèrement la représentation nationale par des offres de démission si telle ou telle loi n'est point adoptée par elle. C'est là gêner la conscience, détruire la liberté des votes, en exigeant du député l'adoption d'une mesure qui lui semble fausse, par la crainte d'une perturbation gouvernementale presque toujours nuisible à l'intérêt du pays.
J'ai été quelque peu surpris, messieurs, d'entendre demander pourquoi le ministère était modifié, puisqu'à cette question la réponse était faite, depuis longtemps, par tout ce qui a été dû pendant la session dernière et même pendant la précédente. Que de fois nous a-t-on répété, en effet, qu'un homme dont chacun reconnaissait la capacité, la puissance de travail et de discussion, était la cause essentielle d'un mécontentement, d'ailleurs fort obscurément défini.
M. le ministre de l'intérieur précédent manquait, disait-on, de franchise, de dignité, procédait par l'hésitation, les concessions contradictoires, la déception même. De là, sans doute, cette fuite si peu digne, vraiment, dans sa malheureuse précipitation, que rien ne motivait et qui n'était propre qu'à réduire au rôle le plus humble le pouvoir royal, comme les révélations qu'on nous a fournies hier nous l'ont prouvé, fuite impolitique au plus haut degré à laquelle s'est résolu le ministre dont je parle, pensant, du moins j'aime à le croire, qu'il fallait, non chercher un poste tranquille, mais sacrifier au plus vite une existence ministérielle à l'irritation, vraie ou prétendue, dont on la signalait comme le principal et presque exclusif mobile.
Messieurs, relisez les discours de l'opposition pendant la session dernière, relisez les journaux de la même couleur et vous verrez que la retraite de M. Nothomb devait être le meilleur remède pour calmer les esprits irrités, que cette retraite devait amener presque sans faute l'amicale fraternité des partis.
Si ces assurances étaient vraies, quelle raison y a-t-il de s'informer aujourd'hui des motifs de la modification du cabinet, à moins que, comme je l'ai déclaré plusieurs fois pendant les deux sessions dernières, ces assurances ne fussent vaines, ne fussent qu'un moyen d'arriver à tout autre but que la retraite si vivement sollicitée ?
Quant aux dissolutions dont on vient de vous entretenir avec tant d'amour, il est certain que l'élection multipliée à outrance produit le même mal que tous les excès. Les élections, aujourd'hui, n'ont plus le même caractère que dans ce que j'appellerai notre époque primitive. Alors le candidat se présentait simplement avec ses titres à la préférence des commettants ; il ne s'agissait point d'intrigues, de transports organisés à grands frais, de repas donnés avec profusion.
Aujourd'hui, le fermier de plusieurs propriétaires différents, le fournisseur de pratiques diverses, est harcelé en tout sens pour obtenir son vote. L'élection est une crise, un tourment pour un grand nombre de ceux qui sont appelés à y prendre part. Elle doit donc être aussi ménagée que possible, et ceux qui prônent constamment les dissolutions ne parlent point en faveur des citoyens paisibles qui, certes, verraient avec regret cette mesure. Lorsque je faisais partie d'un ministère qui recourut à elle sans nécessité, sans utilité, contre le parti du mouvement, elle eut lieu pendant mon absence forcée ; car j'ai toujours eu la plus vive répugnance pour ces remue-ménages, quel que fût leur but. Tous les deux ans, on vous l'a dit, la chambre des représentants se renouvelle par moitié. N'est-ce pas un mouvement électoral assez piquant ? Et, le réitérer sans cesse, c'est lasser le zèle des amis de l'ordre, c'est user les institutions, c'est les détruire par la fatigue et l'ennui.
En France, les collèges électoraux sont composés de contribuables, qui payent deux cents francs d'impôts.
En Angleterre, les mœurs ne ressemblent point aux nôtres ; qu'on cesse donc d'invoquer pour la Belgique les dissolutions qui peuvent convenir à ces deux pays, mais qui n'apporteraient ici que la ruine de notre avenir constitutionnel.
Messieurs, au début de cette session, je viens m'élever de nouveau contre des termes excessivement impropres, contre des qualifications qui ne sortiront jamais de ma bouche, celles de catholiques et de libéraux. Le mot libéral ne doit être appliqué que selon sa signification honorable et vraie désignant l'ami de la liberté, de la justice, de la générosité, de l'humanité. Or, le sentiment catholique s'est toujours montré, dans cette enceinte et dans le pays, favorable aux idées de liberté, de justice, d'humanité ; il a constamment repoussé toute oppression. Il est donc essentiellement libéral ; et s'il est en opposition avec une autre opinion, ce n'est point avec une opinion plus juste, plus généreuse, plus humaine, plus libérale, en un mot, mais avec une opinion qui a d'autres vues sur nos devoirs, sur le bien et le mal, d'autres idées sur notre origine, notre nature, notre avenir dans un autre monde. Rien de pis que la confusion des termes destinés à formuler des distinctions de si haute importance. Et j'ai regretté d'entendre, hier encore, M. le ministre des affaires étrangères employer les qualifications si peu logiques de catholiques et de libéraux.
Chacun doit accepter franchement le nom qui convient à son système sur les rapports surnaturels de l'homme. Le christianisme est aussi libéral que le rationalisme ; car il ordonne de considérer son prochain, c'est-à-dire ses semblables, comme soi-même, de ne point faire à autrui ce que nous ne voudrions pas qui nous fût fait. Ce principe étant la base de la foi politique, je pense de mériter le titre de libéral tout comme le rationaliste ou l'éclectique, quand il respecte les droits et la liberté des autres hommes.
Messieurs, nous entrons dans une année calamiteuse. Quel sera le plus libéral parmi les citoyens belges, aux yeux du bon sens ? Sera-ce celui qui fréquentera davantage ou la loge maçonnique ou l'église, ou qui fera le plus d'opposition politique ? Non sans doute ! Le plus libéral sera celui qui, selon ses moyens, procurera pour les besoins de la multitude le plus de substances alimentaires et pourvoira le plus activement, le plus généreusement aux besoins de ses frères, dont une récolte importante perdue compromet l'existence. Tel sera le plus libéral, fut-il chaque jour au pied des autels, ou tournât-il chaque matin ses regards vers le grand-orient.
M. Verhaegen. - J'étais inscrit pour parler sur l'incident, mais puisqu'il n'y a plus d'incident je parlerai sur le fond ; seulement je réclamerai l'indulgence de la chambre, parce que je ne m'attendais pas à prendre aujourd'hui la parole sur l'ensemble de l'adresse.
Messieurs, les rapports qui s'établissent entre la Couronne et la représentation nationale au sujet du discours du Trône, commandent une discussion franche et loyale. Je crois donc qu'il est de mon devoir de dire toute ma pensée, tant sur le cabinet, considère comme être moral, que sur les membres qui le composent.
Si je considère le cabinet actuel dans son ensemble, je suis obligé de dire qu'il ne se présente tout d'abord que comme la continuation du cabine précédent, et qu'à défaut d'explications nettes et catégoriques sur la marche qu'on se propose de suivre, on provoque l'ancienne opposition à reprendre immédiatement son rôle.
Nous, messieurs, qui, quoi qu'on en ait dit en maintes circonstances, n'aimons pas à faire une opposition systématique, nous désirions connaître le terrain sur lequel on veut nous conduire, nous désirions pouvoir apprécier les actes du cabinet avant de nous prononcer sur la question de confiance. Ce désir se trouve imprudemment contrarié ; on veut nous forcera accorder aveuglement nos sympathies à un ministère qui se dit nouveau avant même qu'il n'ait posé aucun acte.
Obligés malgré nous de dire immédiatement notre pensée sur le cabinet nouveau, nous devons dire que puisqu'il ne se présente que comme la continuation du cabinet précèdent, il nous importe de connaître les causes de la retraite de ce dernier.
(page 50) L'honorable préopinant, M. le comte de Mérode, vient de prétendre que la guerre faite au cabinet précédent n'était qu'une guerre de personnes, qu'on ne voulait voir disparaître, du banc ministériel, que M. Nothomb, M. Nothomb, qui est loin d'ici et qui ne peut pas répondre en ce montent aux observations qui le concernent ; l'honorable membre a ajouté que M. Nothomb étant tombé la guerre était venue à cesser et qu'il ne s'agissait plus que de pourvoir au seul remplacement de M. le ministre de l'intérieur de 1840, par M. Van de Weyer, par exemple.
Eh ! messieurs, on fait bon marché de certains autres membres du cabinet de 1841 ! Nous voyons non loin de nous, siégeant sur les bancs du centre, les honorables MM. Goblet et Mercier, qui, faisant partie du cabinet Nothomb, ont aussi disparu du banc ministériel, et on ne daigne pas même s'occuper d'eux.
Quelle est, après tout, la conséquence de l'assertion du comte de Mérode ? C'est que l'honorable M. Nothomb avait le droit de nous dire comme il l'a insinué souvent : le cabinet, c'est moi.
Le cabinet Nothomb représentait un principe ; ce principe nous l'avons combattu avec opiniâtreté, et pour nous la chute du premier ministre a été la chute du principe.
Le corps électoral, aux mois de juin et d'octobre, a approuvé nôtre conduite, et les insinuations que, dans une autre enceinte, M. le ministre des affaires étrangères s'est permises contre ce corps que la Constitution reconnaît comme souverain, sont, sinon dangereuses, au moins très inconvenantes ; nous n'avons pas à disculper ceux dont nous tenons notre mandat, mais nous pouvons dire, sans sortir des bornes parlementaires, que si dans certaines localités les élections ont eu une couleur plus tranchée qu'elles n'avaient eu précédemment, c'est à la conduite du gouvernement qu'il faut attribuer ce résultat.
Messieurs, si l'honorable M. Van de Weyer pouvait nous dire comme l'insinuait naguère M. Nothomb : « Le ministère, c'est moi, » oh ! je n'exprimerais pas sur le cabinet l'opinion que j'ai émise au début de mon discours. Ainsi je suis amené à traiter une question de personne.
Je passe sous silence les noms des collègues de M. le ministre de l'intérieur, car nous les connaissons depuis longtemps, et maintes fois nous avons dit sur leur compte ce que nous avions à dire. Je m'occupe tout de suite et exclusivement de l'honorable M. Van de Weyer.
L'honorable M. Van de Weyer, personnellement, m'inspire une confiance entière. Il est attaché, dit-il, aux principes libéraux, et il invoque le témoignage de ses anciens amis politiques :
Les opinions de M. le ministre de l'intérieur ont été et sont encore, j’aime à le croire, en tous points, conformes aux nôtres ; elles sont peut-être même, à certains égards, plus avancées que les nôtres, et, pour mon compte, je trouverais dans ces opinions des garanties contre des tendances que je n'ai cessé de combattre dans cette enceinte. Les besoins du XVIIIème siècle ont amené des principes philosophiques, dont l'honorable M. Van de Weyer s'est toujours montré l'apôtre ; et, comme les mêmes causes produisent ordinairement les mêmes effets, M. le ministre de l'intérieur, mieux que tout autre, pourrait nous aider à arrêter les empiétements incessants du clergé.
Les opinions de l'honorable M. Van de Weyer se sont manifestées d'ailleurs par des actes et par des écrits, et dès lors toute la question se réduit au point de savoir si l'influence de M. le ministre de l'intérieur sera assez forte pour faire taire les scrupules de ses collègues et amener à bonne fin les projets qu'il paraît avoir conçus.
Messieurs, j'avais pensé que le projet d'adresse, proposé à l'unanimité par la commission, était de nature à conserver intacts les droits de tous. Quant à moi, voyant sur les bancs ministériels l'honorable M. Van de Weyer avec les principes que je lui connais, me rappelant son passé, et attendant ses actes pour me fixer sur son présent et sur son avenir, j'aurais désiré rester pour le moment dans une attitude de réserve et voler le projet d'adresse de la commission. Cette attitude aurait pu convenir peut-être aussi à certains membres de la droite, qui, comme nous, n'aiment pas à se prononcer à la légère sur le compte d'un ministère, quoique leur but soit différent du nôtre ; mais on ne nous a pas permis de suivre cette marche ; elle ne convenait pas à tous les membres du cabinet.
Messieurs, vous vous rappelez tous que, lors de la session extraordinaire, l'honorable ministre de l'intérieur disait à l'opposition qui faisait ses réserves : Vous avez raison d'agir ainsi. Vous connaissez mon passé, il doit vous répondre de mon avenir ; mais cela ne suffit pas, vous devez attendre mes actes. Ces actes vous prouveront que je suis et que je serai toujours ce que j'ai été depuis un quart de siècle.
Le ministère a tenu la même conduite au sénat ; il y a déclaré que si le dernier paragraphe du projet d'adresse de la commission du sénat n'impliquait aucune idée de blâme pour le cabinet, n'indiquait qu'une attitude de réserve, il se contenterait de la rédaction sans proposer aucun changement.
Pourquoi le ministère croit-il devoir agir autrement dans cette chambre ? S'il s'était contenté de prendre ici la position qu'il avait prise au sénat, je crois que le projet d'adresse, tel qu'il a été formulé par la commission, aurait déjà été voté, tous droits restant saufs ; mais on a cru devoir proposer un amendement dont l'adoption impliquerait, de la part de la chambre, l'approbation instantanée de la politique du cabinet, alors que cette politique ne s'est encore révélée par aucun acte.
Comme je le disais tout à l'heure, l'honorable M. Van de Weyer, personnellement, pourrait offrir à l'opinion libérale des garanties ; mais, je le répète, sera-t-il assez influent dans le cabinet pour y faire prévaloir ses principes ?
Messieurs, l'honorable ministre de l'intérieur se trouve en présence de collègues dont plusieurs se font honneur d'appartenir à l'opinion qui n'est pas la sienne. Aura-t-il assez de force pour les traîner à sa suite ?
On a parlé beaucoup de dissolution ; mais quels que soient les fantômes que l'on se soit créés à cet égard, il faudra bien convenir que le seul moyen de salut pour un ministre qui ne sort pas des rangs de la majorité parlementaire et qui a des adversaires politiques pour collègues, c'est la dissolution. On s'effraye, d'ailleurs, à tort de cette mesure que la Constitution a écrite formellement dans un de ses articles, et qui n'est, après tout, qu'une condition mise à l'acceptation d'un portefeuille, dans l'hypothèse prévue et que la Couronne est libre d'admettre ou de ne pas admettre. Certes, lorsque la Couronne fait à un membre de cette assemblée l'honneur de lui proposer d'entrer dans son conseil, ce membre a le droit de lui dire : « Voici les conditions de mon avènement aux affaires ; si elles sont acceptées, j'entre dans le cabinet ; sinon, j'en demeure éloigné. » Quand on accepte la mission de former un cabinet, on la stipule, non pas seulement pour soi, mais encore et surtout pour l'opinion à laquelle on appartient, et' l'on est obligé de prendre ses précautions.
Les précédents faisaient un devoir à l'opinion libérale de stipuler les conditions de son avènement au pouvoir ; elle eût commis une grande imprudence si elle avait agi autrement, et ici je me plais à rendre hommage à la conduite que nos amis politiques ont tenue dans l'occurrence. N'avons-nous pas été témoins de l'opposition mesquine et systématique que le ministère de 1840 a rencontrée dans cette enceinte, opposition qui allait chercher des moyens d'attaque jusque dans un projet de loi sur les foins ?
Messieurs, il en est de cette condition de dissolution comme de toute autre.
La Couronne. prétend-on, abdique quand elle consent à une condition de dissolution. Mais si un homme politique quelconque faisait de son entrée au pouvoir la condition de la présentation d'un projet de loi sur l'instruction moyenne, par exemple, basé sur tels principes et disait : «Sire, je puis accepter le mandat que vous m'offrez, à la condition de la présentation de tel projet de loi, » y aurait-il là quelque chose de contraire aux égards que l'on doit à la royauté ? Y aurait-il là atteinte aux prérogatives de la Couronne ? N'est-ce pas, au contraire, une proposition qu'il est libre au Roi d'accepter ou de répudier ? S'il en est ainsi d'une condition ordinaire, pourquoi en serait-il autrement de la condition de dissolution ?
On a parlé de ce qui s'est passé dans des pays voisins : mais, messieurs, mieux que tout autre, l'honorable M. Van de Weyer doit savoir ce qui se passe en Angleterre. Là, quoi qu'il en ait dit, la dissolution est une des conditions que les hommes politiques attachent à leur entrée au pouvoir. En voulez-vous des exemples ? quand le ministère de coalition fut renvoyé par Georges III, M. Pitt n'accepta la mission que lui confia le roi qu'avec la condition de la dissolution ; lorsqu’en 1835, Guillaume IV, profitant de l'entrée à la chambre des pairs de lord Althorp, son premier ministre à la chambre des communes, pour se débarrasser du cabinet whig qui avait cependant la majorité dans le parlement, il appela sir Robert Peel qui ne lui promit son concours qu'à la condition de la dissolution, et sir Robert Peel fit emploi de cette mesure, après avoir annoncé à la chambre que si elle se prononçait contre lui, il devrait faire un appel au peuple.
Mais les exigences politiques vont bien plus loin en Angleterre que partout ailleurs. Là, il ne s'agit pas seulement d'imposer pour condition à la royauté la dissolution de la chambre, mais même de demander le renvoi de certaines personnes qui approchent du Trône. N’a-t-on pas vu sir Robert Peel, lors de son deuxième avènement, pour se débarrasser d'une camarilla qui gênait ses allures, exiger le renvoi de plusieurs dames d'honneur de la reine Victoria ? Et personne n'a prétendu, en Angleterre, que ce fût là une violation faite à la royauté.
L'honorable M. Van de Weyer, si scrupuleux sur le chapitre des dissolutions, n'a-t-il donc stipulé aucune condition quelconque ? Placé en face de collègues qui n'appartiennent pas à son opinion, car lui, il vous le déclare franchement, il appartient à l'opinion libérale, et deux de ses collègues déclarent se faire honneur d'appartenir à l'opinion contraire ; quel sera son rôle ? Quelle sera sa force dans le cabinet ? Quels seront ses moyens d'influence ?
Si M. Van de Weyer n'a pas stipulé de conditions, sera-ce dans sa position personnelle vis-à-vis de la Couronne que je pourrai trouver une garantie ? Serait-il vrai, qu'arrivé d'outre-mer pour sauver la royauté (c'est lui qui l'a déclaré), cette royauté n'aurait rien à lui refuser, et que la condition de dissolution non stipulée serait sous-entendue ? Si, arrivant en quelque sorte malgré lui, abandonnant une position fort belle, beaucoup plus agréable que celle qu'il occupe...
M. le ministre de l’intérieur (M. Van de Weyer). - Personne n'en doute.
M. Verhaegen. - Sa position serait-elle telle qu'assuré du concours de la Couronne à laquelle, d'après lui, il a rendu un si éminent service, il pourrait faire la loi à tous ses collègues en leur disant : « Si vous ne partagez pas mon opinion dans telle et telle circonstance, je me retire, dès lors le ministère est en dislocation et la Couronne est de nouveau perdue. »
Messieurs, ne perdez pas de vue que le terrain sur lequel nous sommes en ce moment placés, c'est celui choisi par M. Van de Weyer. Déjà j'avais entendu dans la bouche de plusieurs de mes amis des insinuations qui étaient de nature à me tranquilliser. Car M. le ministre de l'intérieur a parmi nos amis politiques des partisans nombreux. Quelques-uns d'entre eux ont même regretté de n'avoir pas pu, dans une circonstance solennelle, lui donner une marque éclatante de leur sympathie, et je comprends leurs regrets. Ces insinuations allaient jusqu'à faire supposer que M. Van de Weyer (page 51) d'après sa position vis-à-vis du chef de l'Etat, avait en mains les moyens nécessaires pour résister à ses cinq collègues et faire prévaloir ses opinions personnelles.
Quand M. le ministre de l'intérieur nous a dit hier qu'il était venu en Belgique pour sauver la royauté, je me suis dit aussitôt que les insinuations dont je viens de parler n'étaient pas sans fondement ; en effet, un homme qui tient en main les destinées du pays, l'homme indispensable, puisque ni dans la chambre ni hors de la chambre, on n'a trouvé personne capable de remplir semblable mission ; un homme qui abandonne une belle position à Londres pour se jeter dans le brouhaha des affaires dans le seul but d'être utile au prince, envers lequel il est lié par un sentiment de reconnaissance, n'a-t-il pas droit à des égards et ne peut-il pas compter sur un concours qu'on refuserait à d'autres ? La position spéciale de M. Van de Weyer, dans le cabinet, de M. Van de Weyer dont je connais le passé, pourrait donc bien aussi me rassurer sur son avenir.
Mais je dois à mes amis de dire pourquoi je puis placer ma confiance en l'honorable M.Van de Weyer personnellement. M. Van de Weyer a, comme je l'ai dit, des opinions qui sont conformes aux nôtres, qui sont peut-être à certains égards plus avancées que les nôtres, et ces opinions se sont manifestées et par des actes et par des écrits.
Ainsi pourrais-je refuser ma confiance à un homme qui a publiquement énoncée l'opinion qu'il faut exercer une surveillance de tous les instants sur les jésuites dont les établissements sont dangereux pour le bien public ? Mais que diront de cette opinion les honorables MM. Malou et Dechamps ?
Pourrais-je refuser ma confiance à l'homme qui pense tout haut qu'il faut soustraire le pays à l'avenir de l'obéissance passive qu'on lui prépare avec tant de soin ? Si M. Van de Weyer fait prévaloir cette opinion au sein du conseil, loin de lui faire une opposition, je lui accorderai mes sympathies et j'appuierai sa politique ; mais je crains, car que diront les honorables MM. Dechamps et Malou ?...
M. le ministre des finances (M. Malou). - Nous les appuierons.
M. Verhaegen. - Nous aurons fait alors une conquête et nous devrons, à l'avènement de M. le ministre de l'intérieur, la conversion de MM. Dechamps et Malou.
M. le ministre des finances (M. Malou). - Je n'ai jamais voulu soumettre le pays à une obéissance passive, et cependant on vient dire que je suis converti parce que je ne veux pas imposer au pays l'obéissance passive !
Je ne puis pas laisser passer cela.
M. Verhaegen. - Pourrais-je refuser ma confiance à M. le ministre de l'intérieur, qui a dit et écrit qu'il faut soustraire la nomination du jury à la tendre merci de la majorité catholique ? Si ces opinions, manifestées dans des circonstances solennelles, restent les opinions de M. le ministre de l'intérieur, je le déclare tout haut, il aura mon adhésion et mon concours. Mais, encore une fois, que diront les honorables MM. Dechamps et Malou, que dira la majorité de cette chambre ?
Indépendamment de ces opinions ainsi manifestées, il y a un acte bien significatif ; celui qui a été pose dans la séance de ce jour : M. le ministre de l'intérieur est partisan au plus haut degré, il nous l'a dit, de la prérogative royale, et il a fait une rude guerre à ceux qu'à tort il accusait d'y avoir porté atteinte ; eh bien, la question du jury d'examen se résumait précisément dans une question de prérogative royale ; et nous, à qui on reproche de toucher aux droits de la Couronne, de faire bon marché de la prérogative royale, c'est nous qui, dans cette circonstance, les avons défendus contre MM. Malou et Dechamps et contre la majorité de cette assemblée ; et il s'est même passé, à cet égard, quelque chose de très significatif, qu'il ne sera pas hors de propos de rappeler.
A l'époque de la discussion de la loi sur le jury d'examen, l'honorable M. Dechamps était encore assis sur le même banc qu'il occupe aujourd'hui. Il avait pris part avec ses collègues à l'élaboration du projet, et ce n'est que lorsqu'il a vu surgir l'opposition au sein de ses amis, qu'il a donné sa démission comme ministre, et qu'au moment de la discussion du projet il a fait volte-face, il a fait une promenade du banc d'en bas au banc d'en haut, pour revenir ensuite au banc d'en bas et y reprendre son portefeuille lorsque le projet, entièrement défiguré par la droite, avait reçu l'assentiment de la majorité.
Il sera bien difficile à l'honorable M. Van de Weyer, dont les principes en matière d'instruction sont connus, de s'entendre avec ses collègues sur un projet aussi important.
Maintenant l'honorable M. Van de Weyer fléchira-t-il devant les exigences connues de MM. Malou et Dechamps, ou bien, lui, partisan de la prérogative royale, présentera-t-il un projet qui rende à la Couronne, ce que, d'accord avec les auteurs du projet primitif, nous membres de l'opposition, voulions lui accorder ? En d'autres termes, sera-t-il assez fort pour soustraire à la tendre merci de la majorité catholique la nomination des membres des jurys d'examen ? Car c'est là son opinion.
Nous connaissons encore les opinions de M. le ministre de l'intérieur, en matière de franchises communales, car M. le ministre est libéral, libéral au premier degré, et l'homme qui professe franchement des opinions libérales doit tenir à l'une, des libertés les plus chères au pays.
Les opinions de M. Van de Weyer, en matière de franchises communales, ne peuvent donc être que conformes aux nôtres ; eh bien, cependant on a fait bon marché de nos franchises communales. Vous savez, messieurs, comment on a obtenu la nomination du bourgmestre hors du conseil. L'honorable M. Van de Weyer approuve-t-il cette mesure ou proposera-t-il le retrait d'une loi qu'on appelle, à juste titre, une loi réactionnaire ? Sans prendre cet engagement, il ne peut être franchement libéral.
Les lois sur les fraudes électorales, de triste mémoire, sont encore présentes à votre souvenir ; vous savez de quelle manière on a porté atteinte aux dispositions de la loi électorale favorables à notre opinion, et vous savez aussi comment, d'un autre côté, on est resté en défaut de répondre à certains besoins de l'époque.
L'honorable M. Van de Weyer, s'il est libéral, doit nous promettre la révision de cette partie de la législation, car tout le monde est d'accord que la loi électorale exige certaines réformes ; les proposera-t-il ? Que fera-t-il en présence de ses collègues qui sont d'une opinion tout à fait contraire ?
Quant à la loi d'enseignement moyen, dont il est parlé dans le discours du Trône, nous connaissons encore les opinions de M. le ministre de l'intérieur. Elles ne sont, elles ne peuvent être que les nôtres ; car, encore une fois, M. le ministre de l'intérieur se proclame libéral, libéral par excellence ; M. Van de Weyer qui, en matière d'instruction, est plus compétent qu'aucun membre du cabinet, que fera-t-il pour l'organisation de l'enseignement moyen annoncée dans le discours du Trône ?
Messieurs, je regrette, je le dis franchement, que l'honorable M. Van de Weyer ne soit pas arrivé en Belgique quelques années plus tôt avec les opinions dont il se vante et que j'aime à lui reconnaître. Il aurait évité sans doute tout le mal fait dans l'intervalle ; alors le projet de 1834 eût pu répondre aux besoins, tandis qu'aujourd'hui il est devenu insuffisant à plus d'un titre.
Savez-vous combien il nous reste d'établissements d'instruction moyenne indépendants ? Dix-huit à vingt, tout au plus. Les collèges communaux ont été successivement escamotés au profit du clergé ; nos avertissements n'ont pas fait défaut au gouvernement, mais le gouvernement est resté sourd et l'absorption est devenue un fait accompli ; que fera M. le ministre de l'intérieur pour reconstituer l’enseignement moyen indépendant sur un pied respectable ? Reprendra-t-il le projet de loi, qu'il nous offrira comme une fiche de consolation, tout insuffisant qu'il est dans les circonstances actuelles, ou, dans des vues de conciliation, sera-t-il même obligé de la modifier ? Encore une fois, si ses opinions restent franchement libérales, il doit faire plus qu'en 1834 ; à de grands maux, il faut de grands et prompts remèdes.
Enfin, quant à la loi sur l'instruction primaire, la plus mauvaise de toutes, puisqu'elle livre aux mains du clergé, sans contrôle sérieux de l'autorité civile, l'instruction primaire tout critère, quelle sera la conduite de M. le ministre de l'intérieur ? Quelle exécution y donnera-t-il ? Cette loi, comme je viens de le dire, la plus mauvaise de toutes, a été repoussée par deux de mes honorables amis et par moi. Si elle a été appuyée par d'autres amis qui se sont joints à la droite par esprit de conciliation, c'est parce qu'ils espéraient dans l'exécution de l'impartialité, de la sincérité, de la franchise ; mais l'exécution n'a pas répondu à leurs prévisions ; elle a été marquée au coin de la partialité et de l'esprit de parti, et l'instruction primaire est complétement perdue pour notre opinion. Que fera M. le ministre de l'intérieur ? Sa position dans le cabinet lui permettra-t-elle de nous rendre la justice qui nous est due ?
Je m'arrête, messieurs, pour ne pas prolonger cette discussion. Je pourrais citer plusieurs autres lois encore, mais j'en ai cité assez, je pense, pour faire pressentir à l'honorable ministre de l'intérieur, se disant libéral, franchement libéral, et que nous reconnaissons pour tel, quels sont ses devoirs vis-à-vis de l'opinion à laquelle il appartient.
Les opinions de M. Van de Weyer sont sincères, je ne fais aucun doute à cet égard ; elles sont franches ; elles sont bien arrêtées ; mais pourra-t-il les faire prévaloir dans le cabinet ? C'est de ses actes futurs que résultera, pour nous, la solution de ces questions.
C'est parce que nous ne voulons pas faire une opposition systématique à l'honorable M. Van de Weyer, que nous croyons pouvoir prendre, dans cette enceinte, le parti qu'a pris le sénat, nonobstant les tentatives contraires du cabinet.
M. Van de Weyer, vous ne pouvez pas trouver mauvais que l'opinion libérale fasse ses réserves. Que demande, après tout, l'opinion libérale ? Elle demande, et probablement une autre opinion le demandera aussi, dans un intérêt contraire, à la vérité, l'occasion de juger le cabinet eu connaissance de cause ; pourquoi vous y refuser ?
Si vos actes répondent à vos paroles, vous aurez notre adhésion pleine et entière, franche et désintéressée. Si vous faites retirer ces lois réactionnaires dont nous avons à nous plaindre, ces lois attentatoires à nos libertés ; si voire administration enfin répond aux principes libéraux que vous avouez sans réserve, vous aurez l'approbation de tous nos amis et nos sympathies vous sont acquises.
Nous faisons nos réserves ; car, encore une fois, nous le répétons, nous attendons des actes ; c'est dans ce sens que je voterai contre l'amendement du ministère et que je donnerai mon adhésion à l'adresse telle qu'elle a été rédigée par la commission à l'unanimité des membres qui avaient été appelés à celle œuvre par la chambre tout entière.
M. le président. - Il n'y a plus aucun orateur inscrit.
Quelques membres. - Alors, prononçons la clôture de la discussion générale.
M. le ministre de l’intérieur (M. Van de Weyer). - Ce serait étrangler la discussion que de ne pas nous permettre d'entrer dans les développements que nous avons à donner. Nous nous réservons le droit de répondre à l’honorable préopinant.
- La discussion est continuée à demain.
La séance est levée à quatre heures.