(Annales parlementaires de Belgique, session 1844-1845)
(page 627) (Présidence de M. Liedts)
M. de Renesse fait l’appel nominal à midi et un quart.
M. de Man d’Attenrode lit le procès-verbal de la séance précédente, dont la rédaction est approuvée.
M. de Renesse rend compte des pièces adressées à la chambre.
« Plusieurs habitants de Heur-le-Tiexhe demandent la construction du chemin de fer d’Ans à Hasselt par Tongres. »
« Même demande des membres du conseil communal d’Oversespen et de Widoye, des commerçants et de industriels notables de Tongres. »
- Renvoi à la commission des pétitions avec demande d’un prompt rapport.
« Les membres du conseil communal de Berchem, arrondissement d’Audenarde, réclament l’intervention de la chambre pour qu’il soit pourvu à la place de bourgmestre qui est vacante dans cette commune. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Taylor prie la chambre d’attendre quelques jours avant de porter son jugement sur les bruits que l’on a fait courir relativement à la réalité des souscriptions recueillies à Londres pour la compagnie du chemin de fer d’Entre-Sambre-et-Meuse. »
M. Rodenbach – Messieurs, dans cette lettre, il est question de bruits qu’on fait circuler contre la compagnie Taylor. Je demanderai qu’on donne lecture de cette lettre. Il paraît qu’il y a deux sociétés en concurrence, et que, de part et d’autre, on se traite d’une manière assez dure. L’affaire essentielle consiste dans le dépôt d’un cautionnement. Lorsqu’il y aura un million ou un demi-million de déposé, alors nous pourrons savoir quelle sera la société qui doit inspirer une véritable confiance. Quant à moi, lorsque j’ai pris la parole pour la compagnie Taylor, c’est uniquement parce qu’elle ne demandait pas de minimum d’intérêt.
Outre la lecture de la lettre de M. Taylor, je demande que cette pièce soit renvoyée à la section centrale chargée du projet de loi relatif aux travaux publics.
- Il est donné lecture de la lettre qui est ainsi conçue.
« A M. le président de la chambre des représentants.
« Monsieur,
« Je viens d’apprendre qu’une malveillance, que je m’abstiens de qualifier, fait courir des bruits sur la réalité des souscriptions que ma compagnie a recueillie à Londres ; aussi longtemps que ces calomnies ne faisaient que courir dans l’ombre, je les dédaignais, mais du moment où on les fait circuler jusque dans la chambre même, où ils peuvent avoir une influence funeste, je crois de mon devoir d’élever la voix et de prier la chambre d’attendre quelques jours avant que de porter son jugement. Le versement du premier terme des actions doit avoir lieu dans la première huitaine de février chez le banquier de Londres, et l’événement prouvera qui, de mes adversaires ou de moi, est digne de mépris en cherchant à abuser la chambre.
« Veuillez bien, M. le président, faire parvenir cette lettre aux section qui s’occupent du projet.
« J’ai l’honneur d’être, M. le président, votre très-humble et très-dévoué serviteur. »
« W. Taylor. »
- La lettre est renvoyée à la section centrale chargée de l’examen du projet de loi relatif à des crédits et des concessions pour divers travaux publics.
« Les commissaires et membres de l’association des bateliers de la Meuse présentent des observations contre le projet d’un canal de navigation latéral à la Meuse. »
- Même renvoi.
Il est donné lecture de la lettre ci-après :
« Liége, le 27 janvier 1845
« M. le président,
« Retenu chez moi par une indisposition depuis le commencement de la semaine dernière, je n’ai pas informé la chambre, parce que, chaque jour, je me croyais à la veille de pouvoir partir pour Bruxelles. Mon indisposition paraissant devoir se prolonge plus que je ne m’y attendais, j’ai l’honneur de faire connaître à mes honorables collègues la cause de mon absence.
« Agréez, M. le président, les assurances de ma haute considération.
H. de Brouckere»
- Pris pour notification.
M. le président – La parole est à M. Dedecker.
(page 635) M. Dedecker – Messieurs, si dans le débat qui s’agite devant vous, il n’y avait réellement et exclusivement qu’une lutte de vieilles rancunes ou d’impatiente ambition, je vous le déclare, je n’aurais pas tenu à prolonger un spectacle qui me semble fait pour affliger tous les véritables amis de nos institutions.
Mais les passions mêmes qui se font jour dans cette discussion, tous ces acharnements même me donnent la conviction que, sous des apparences de personnalité, il y a au fond deux idées qui sont en présence, deux principes qui se combattent. C’est cette conviction qui me fait prendre, dans cette discussion, un rôle tout de conscience et de conviction ; car je n’ai pas l’habitude d’examiner, avant de parler, si j’use, ou non, de la popularité, au service d’un principe ou d’un homme. Que d’autres se préoccupent du côté populaire des questions ; il me suffit, à moi, d’avoir la conscience d’avoir rempli un devoir.
Messieurs, la plupart des orateurs que vous avez entendus jusqu’à présent, ont examiné l’administration et la politique du cabinet ; il me semble que le côté le plus important à examiner, c’est celui de la situation du ministère à l’égard de la majorité.
Messieurs, un honorable orateur a parlé hier, au nom de cette majorité ; je regrette de ne pas le voir actuellement sur son banc ; j’aurais voulu lui dire, avec une déférence entière pour ses convictions indépendantes et consciencieuses que, dans les opinions qu’il a manifestées, l’honorable membre n’a pas été, selon moi, l’organe fidèle, le mandataire de cette majorité.
Oui, messieurs, le côté le plus important de la question et de la situation, c’est la position actuelle de la majorité à l’égard du cabinet ; c’est cette position que je me propose d’examiner devant vous.
(page 636) En effet, ce qui pourrait, au yeux du pays et de l’étranger, compromettre le cabinet ce n’est point l’existence d’une opposition, et même d’une opposition tracassière et violente. Dans tous les gouvernements constitutionnels, il existe une opposition ; et une revue rétrospective que certains orateurs se sont permis de faire dans les séances précédentes, nous a fait voir que dans cette chambre l’opposition est restée pour ainsi dire au-dessous de ses aînées ; qu’elle a presque dégénérée, et qu’en définitive elle ne fait que se traîner timidement dans la vieille ornière des accusations les plus banales et les plus odieuses.
Mais ce qui pourrait compromettre le cabinet aux yeux du pays, aux yeux de l’étranger qui ne peut pas suivre avec une attention égale toutes les phases de nos débats, qui ne connaît pas la physionomie intime de la chambre, c’est l’apparente froideur, l’apparente indifférence de la majorité. On voit des hommes qui se passionnent contre le ministère, mais il semble qu’on n’en voie pas qui se passionnent pour lui ; on constate des attaques violentes, des haines vigoureuses, et on ne voit pas surgir de généreux appuis, de sincères dévouements.
Messieurs, ce phénomène, qui n’en est pas un pour nous, a été expliqué par l’honorable M. Cogels. Lorsque le ministère vient défendre lui-même avec tant de chaleur et de talent ses propres actes, il semble que ceux qui lui accordent leur appui et qui acceptent sincèrement la solidarité de ces actes, n’ont presque plus à prendre part à ces délibérations, à moins qu’on ne veuille parler pour le simple plaisir de parler et de se faire écouter.
Du reste, chacun dans cette enceinte connaît le caractère et les allures de cette majorité ; elle n’a pas le caractère et les allures de l’opposition. La majorité ne s’est jamais montrée bruyante dans ses manifestations d’opinion ; elle ne cherche pas à passionner la multitude ; elle ne se livre pas à ces calculs de popularité auxquels faisait allusion hier l’honorable M. Dumortier ; elle laisse à d’autres les figures de rhétorique ; elle se contente du modeste courage de ses convictions. Tous ceux qui connaissent la majorité savent que, sous cet air paisible, sous cette allure un peu froide même, et qui tient peut-être au caractère de la nation, il y a au fond, de généreuses amitiés et de véritables dévouements.
Messieurs, les rapports du cabinet avec la majorité constituent si bien le côté important des débats, que vous avez vu l’opposition qui a si longtemps poursuivi, traqué cette majorité, abandonner cet ancien terrain, et se livrer à une tactique nouvelle, tactique qui a été si bien montrée du doigt par M. le ministre des travaux publics. De là, toutes ces questions personnelles que vous avez entendu débattre devant vous depuis le commencement de cette session ; de là, ces indiscrétions de la gauche. On ne se contente plus de voir les ministres assis sur ce banc qu’on appelle depuis longtemps le « banc de douleur » ; un honorable orateur a cru encore nécessaire de dresser un pilori parlementaire sur lequel il a cloué successivement tous les membres du cabinet. Cette conduite, qui m’afflige profondément, prouve qu’au fond on ne veut pas élever une discussion franche sur les actes du cabinet. Ces actes, on les accepte, on en félicite le pays ; et, par une inconséquence étrange, on s’attaque à des points accessoires d’administration, à quelques épisodes de négociations, c’est-à-dire qu’on croit avoir remporté un immense triomphe quand on est parvenu à prouver que nos ministres restent toujours hommes par quelqu’endroit.
Quant à moi, j’ai la conviction que la majorité ne donnera pas dans le piège qu’on lui tend ; j’ai la conviction que la majorité fera taire la voix de quelques antipathies personnelles qu’on cherche à envenimer, pour laisser dominer la voix aux intérêts sérieux du pays ; j’ai la conviction qu’elle examinera, avant tout, quel est le programme du ministère, quel est le but qu’il se propose, qu’elle est la mission qu’il remplit de concert avec la majorité.
Pour voir quels sont les principes dirigeants du cabinet et de la majorité, il faut remonter de quelques années dans l’histoire parlementaire. On vous a fait l’histoire du double ministère de M. Nothomb. Permettez-moi aussi d’insister un instant sur cette considération historique, parce que je crois que le nœud de la question est là, que là est l’origine de tous les débats auxquels vous assistez.
Le ministère Lebeau-Rogier venait de tomber. Ce ministère avait-il posé une série d’actes inconstitutionnels, anti-nationaux ? Non ; comment donc est-il tombé ? parce que ce ministère, auquel on avait déjà, pour ainsi dire, pardonné son vice originel de composition exclusive ; parce que ce ministère, dis-je, parut, du moins sous la plume d’un de ses plus grands défenseurs, d’un de ses inspirateurs, vouloir faire de cette composition exclusive du cabinet une théorie nouvelle, une doctrine nouvelle ; parce qu’en même temps que ces hommes d’Etat s’étaient assis au pouvoir, leur ami, leur génie politique proclamait que le pouvoir devait nécessairement appartenir à l’opinion libérale, qu’une majorité nouvelle devait remplacer l’ancienne majorité qui avait fait les affaires du pays depuis dix ans.
Voilà, messieurs, l’origine de la position que la majorité a prise.
Le ministère Lebeau-Rogier, en se retirant, avait demandé d’abord la dissolution des deux chambres, et plus tard la dissolution du sénat seul. Un homme se présente qui vint dire : « Je ne crois pas que le temps de l’ancienne majorité soit passé ; je ne crois pas qu’il faille introduire dans les chambres une majorité nouvelle ; j’aurai le courage de ne pas dissoudre les chambres, j’aurai le courage de marcher avec la majorité actuelle, et je suis certain de faire encore avec elle, honorablement et utilement, les affaires du pays ! » Je ne veux pas rechercher si un autre membre de cette chambre, au talent et à l’influence duquel nous rendons tous hommage, l’honorable M. de Muelenaere est pour quelque chose dans cet acte national…
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) – Pour beaucoup.
M. Dedecker – En tout cas, je suis le premier à joindre mes félicitations aux félicitations du pays, pour un acte qui me semble un acte heureux, un acte réellement conservateur. Mais l’honorable M. de Muelenaere n’est passé resté aussi longtemps sur la brèche.
Il y a un homme qui a été le point de mire de toutes les attaques, contre lequel les traits de l’opposition ont été exclusivement dirigés. Il me semble que cette conduite de l’opposition doit servir de guide à la majorité. Lorsqu’on voit à quel homme s’attaquent les rancunes, on doit savoir qui a droit de compter sur la reconnaissance.
Je ne veux pas exagérer la grandeur du service rendu à cette époque par l’honorable M. Nothomb au pays et à la majorité. Qu’il me soit permis de le dire : on peut, sans craindre de se tromper, mesurer la grandeur de ce service à la vivacité, à la ténacité des haines que ce ministre a amassées autour de lui.
L’honorable ministre des travaux publics a dit que la reconnaissance est la mémoire du cœur. Cela est vrai ; mais la rancune est aussi une mémoire du cœur. J’espère, pour mon pays, que, lors du vote solennel que la chambre va émettre, la mémoire du cœur qu’on appelle reconnaissance, ne sera pas plus courte que la mémoire du cœur qu’on appelle rancune.
Deux ans après la constitution du premier ministère de M. Nothomb, certaines circonstances, indépendantes des hommes, ont forcé le cabinet à se reconstituer. Est-il vrai que, pour me servir de l’expression dont s’est servi l’honorable M. Dumortier, le ministère ait fait, à cette occasion, un demi-tour à gauche ?
Y a –t-il eu réellement, à la suite de ce changement de noms, un changement de système ? Voilà ce qu’il s’agit d’examiner.
L’honorable M. Fleussu a agité hier la même question. En faisant la classification de tous les ministres qui font partie du cabinet actuel, il a trouvé que la plupart appartiennent à l’opinion libérale, qu’un seul appartient franchement à l’opinion catholique.
C’est là un spectacle étrange, a-t-il ajouté, qu’une majorité catholique représentée au pouvoir par un ministère libéral ! Spectacle étrange, en effet, pour tous ceux qui ne connaissent pas toute la modération, tout le désintéressement de la majorité ; mais spectacle tout ordinaire pour ceux qui connaissent nos fastes parlementaires. Car, messieurs, vous ne l’avez pas oublié, la majorité a longtemps, et presque toujours, laissé faire ses affaires par des hommes étrangers à son opinion, aussi longtemps qu’ils se montraient fidèles à la défense des principes unionistes, modérés. On a fait des calculs d’où il résulte que sur 40 hommes environ qui ont passé au pouvoir, il y en a à peine six qui appartiennent au part catholique. Mais qu’il me soit permis de le demander, si jamais la majorité changeait, dans cette enceinte, si le parti libéral réussissait à conquérir la majorité, cette majorité libérale pousserait-elle jamais l’abnégation et le désintéressement jusqu’à laisser faire ses affaires par un ministère catholique ? Je remercie donc l’honorable membre de l’hommage qu’il a rendu à la modération de caractère, au désintéressement du parti catholique. C’est un aveu précieux à enregistrer.
Ce ministre qu’on soupçonne s’être légèrement incliné vers la gauche, s’est-il donc séparé de la majorité ? Ne lui offre-t-il plus les mêmes garanties ? Mais, messieurs, quels sont les deux actes de la deuxième phase du ministère Nothomb, sur lesquels on a si souvent, ces jours derniers, appelé l’attention de la chambre ?
C’est la question du jury, c’est la question des droits différentiels. Eh bien vous l’avez entendu dans les séances précédentes, l’opinion libérale s’accorde à dire que c’est précisément dans cette question du jury que le cabinet s’est montré « l’esclave » de la majorité. Relativement à la loi des droits différentiels, l’honorable M. Dumortier l’a dit avec raison, cette question avait été mûrie dans nos rangs, c’est la majorité qui l’a imposée au ministère. Or, qu’on le remarque bien, ces deux actes appartiennent précisément à la deuxième phase du ministère de M. Nothomb, au ministère actuel, qu’on accuse cependant d’avoir déserté les intérêts de la majorité.
Messieurs, je ne puis pas examiner successivement chacun des actes qu’on a classés et groupés pour en tirer certains inductions, pour se livrer à certaines suppositions dont je n’ai pas à apprécier ici l’injustice ou l’invraisemblance ; mais qu’il me soit permis d’examiner jusqu’à quel point est fondée la grande accusation qui ne cesse de retentir à nos oreilles, celle de manque de franchise, de scepticisme. Messieurs, cette accusation n’est pas nouvelle ; elle fut déjà produite l’année dernière. Je crus, dès cette époque, de mon devoir de m’élever contre elle. Aujourd’hui, comme alors, je dirai franchement ma manière de voir. Je ne disconviens pas qu’il y ait de nos jours moins de franchise dans les caractères, plus de scepticisme dans les esprits : mais aujourd’hui, comme il y a un an, je prierai la chambre de placer les causes de ce mal plus haut que le ministère actuel, de ne pas l’attribuer à la présence de M. Nothomb dans le cabinet. Cette mollesse, cette indifférence tiennent aux idées qui circulent actuellement dans le monde intellectuel ; elles tiennent aussi, en partie du moins, aux institutions que nous nous sommes données. Je suis ami de ces institutions ; mais l’appréciation du bien qu’elles nous procurent ne doit pas nous empêcher d’en signaler le côté défectueux. Ce scepticisme se trouve au fond de notre Constitution, puisque la Constitution est essentiellement une œuvre de translation entre deux principes opposés, la sanction du principe de la tolérance qui forme le caractère distinctif du XIXe siècle. Mais ce scepticisme, qui est donc dans nos idées, et jusqu’à un certain point, dans nos mœurs, est-il le résultat de la direction imprimée aux esprits par le ministère actuel ? est-il le résultat d’une influence fatale qu’il exerce sur la société ? est-ce parce que le ministère a posé franchement son drapeau entre (page 637) les deux camps, comme le disait naguère l’honorable M. Lebeau lui-même ? Comment ! parce que M. Nothomb n’a pas voulu qu’une majorité nouvelle remplaçât l’ancienne majorité modérée, conservatrice, parce qu’il a essayé de maintenir cette majorité, parce que, dévoué aux anciens principes de l’union, il a voulu qu’une grande modération continuât de présider à la direction des affaires du pays, est-ce pour ce motif qu’on se croit le droit de l’accuser de manquer de franchise, de scepticisme ? Ah ! messieurs, si l’on voulait rechercher où se trouve le scepticisme, le manque de franchise, on pourrait dire des choses bien dures ! on sait que les récriminations ne sont ni dans mes goûts, ni dans mes habitudes. Cependant, quand on voit la ténacité avec laquelle le ministère est accusé de manquer de franchise, n’est-il pas permis de repousser une semblable accusation, quand elle part d’hommes politiques dont tous les écrits, toutes les paroles, tous les actes se rattachent à un immense système de bascule, d’hommes politiques qui ont marché d’accord avec le parti catholique aussi longtemps que l’avenir leur a paru appartenir à ce parti, mais qui, lorsqu’ils ont cru, pour me servir d’une expression échappée à leur égoïsme, que la « marrée montante » était au libéralisme, ont jeté leur barque sur d’autres flots ?
Maintenant où sont les véritables sceptiques ? ce sont ceux qui se prétendent les amis sincères de nos institutions, qui se disent attachés de cœur et d’âme à nos institutions libres, et qui, au-delà de la frontière, en France, se font les champions du plus odieux monopole. Car j’insiste sur cette remarque : ces puritains libéraux qui accusent l’opinion catholique de ne pas aimer la liberté, et de n’accepter la constitution que comme un fait, ces mêmes libéraux encouragent du geste et de la voix ceux qui, au-delà de la frontière, se posent les défenseurs des idées les plus absolues, les plus contraires aux saines notions de liberté.
Mais, dit-on, ce système de conciliation que vous prétendez exister et que vous voulez maintenir, a-t-il porté ses fruits ? Messieurs, l’histoire des quatre dernières années répond suffisamment à cette question. Oui, le système de conciliation que l’honorable M. Nothomb a eu le courage et la gloire de maintenir, a porté ses fruits. Votre ancienne majorité se retrouve sur ces bancs ; elle a été conservée ; elle vous est restée après deux épreuves électorales successives, qui ont permis de constater le véritable état de l’opinion publique.
Qu’on ne vienne pas ici rappeler ces fâcheuses éliminations que nous avons tous déplorées ; qu’on ne vienne pas dire que ces éliminations sont le fait du cabinet. Si j’avais la conviction, ou même le soupçon fondé, que telle aurait jamais pu être la pensée du ministère, je n’appuierais pas un instant des hommes qui auraient à ce point méconnu leurs devoirs et sacrifié l’intérêt du pays. L’exclusion de ces anciens collègues, qui faisaient la force et l’ornement de la législature belge, serait un acte incompréhensible de la part du gouvernement. Car la proscription des notabilités de chaque parti est, à mes yeux, un symptôme bien alarmant pour un pays. Aussi, partout où j’ai eu l’occasion d’exprimer mon opinion à cet égard, je me suis opposé de toute mon énergie à de pareilles injustices.
D’ailleurs, est-ce que l’un de ces hommes, au retour duquel nous avions tant de motifs d’attacher du prix, ne nous est pas revenu ? ne l’avez-vous pas reçu avec joie, parce que la présence d’un tel collègue n’honore pas seulement son parti, mais la chambre tout entière ? pourquoi vouloir imputer au ministère l’exclusion, et ne pas vouloir lui attribuer la rentrée ?
M. Delehaye – Ce sont les électeurs !
M. Dedecker – Si c’est aux électeurs qu’on doit le retour d’un des proscrits du libéralisme, pourquoi ne pas admettre que c’est aussi sur les électeurs qu’il faut rejeter la responsabilité de la proscription ?
Continuons l’exemple des griefs mis à charge du cabinet. On parle tant de conciliation, dit-on ; l’irritation n’est donc plus dans les esprits ? Oui, une certaine irritation règne dans les esprits : je ne veux pas nier ce fait ; mais si j’avais l’habitude de faire des sentences comme certains honorables membres de l’opposition, je dirais : On ne s’irrite que contre ce qui résiste. Si la présence de l’honorable M. Nothomb est une cause d’irritation, c’est que nous obéissons ici à une loi qui existe dans l’ordre moral aussi bien que dans l’ordre physique ; c’est parce que l’honorable M. Nothomb s’est posé l’homme-barrière, l’homme obstacle ; c’est parce qu’il s’est opposé avec vigueur à la réalisation des dangereuses théories de domination libérale exclusive, qu’on s’acharne, qu’on s’irrite contre lui. C’est là, messieurs, n’en doutez point, la cause de toutes les haines qu’il a accumulés autour de lui ; c’est là son grand, son unique crime, d’avoir neutralisé les efforts du libéralisme, d’en avoir fait avorter les projets, d’en avoir ajourné indéfiniment les espérances !
Quant à ce qui concerne la conciliation de toutes les fractions les plus indisciplinables, de tous les éléments les plus extrêmes de chaque parti, peut-on, à bon droit, accuser M. Nothomb de n’avoir pu su l’opérer ? Aucun ministère a-t-il pu dans le passé, pourra-t-il dans l’avenir résoudre ce problème, opérer ce prodige ? C’est une impossibilité, messieurs, c’est une utopie. Il y a à l’obtention de ce résultat une masse d’obstacles de tout genre provenant soit des circonstances, soit des hommes qui ont leurs faiblesses, leurs habitudes, leurs antécédents, leurs sympathies, leurs antipathies ; il y a à une telle conciliation un obstacle surtout dans les principes même qui dirigent les deux partis.
Chose singulière ! les hommes qui accusent le ministère de ne pas avoir opérer la conciliation sont précisément ceux qui ont pour théorie que la lutte entre les partis doit être perpétuelle, incessante. Je disais qu’il y a dans les principes un obstacle infranchissable à la conciliation complète des partis. En effet, la conciliation est-elle possible entre le principe de l’autorité et celui de l’anarchie, entre la foi et l’incrédulité, entre la négation et l’affirmation ? Mais, je me hâte de le dire, messieurs, je suis loin de comprendre tous les membres du parti libéral indistinctement au nombre de ceux avec qui la conciliation est impossible ; je suis loin de dire qu’il n’y ait pas dans les rangs actuels du libéralisme des hommes avec lesquels la réconciliation est dans les vœux de tous. Pour ma part, j’ai besoin d’espérer que ces hommes, un instant égarés hors de la sphère où les appelaient leurs principes et leurs antécédents, profiteront des leçons de l’expérience qu’ils ont faite dans ces derniers temps. Sans doute, en cherchant un asile, un refuge momentané dans le camp libéral exclusif, ils nourrissaient l’espérance de dominer les passions de ce parti, de diriger son esprit, de moraliser son action, de faire en un mot, la police du parti. C’était là une pensée qui partait d’une intelligence élevée, d’un cœur généreux, mais c’était une illusion. On n’accepte pas la succession d’un parti sous bénéfice d’inventaire. Quand on prend un drapeau, il faut le prendre avec toutes ses tâches, avec toutes ses déchirures. Je suis sûr qu’à l’heure qu’il est, ces membres, dans le sanctuaire de leur conscience, regrettent une erreur si féconde pour eux en mécomptes et en désillusionnements.
Les luttes entre les fractions extrêmes des partis seront donc éternelles et en cela, les théories qu’on nous a si souvent développées peuvent avoir du vrai ; l’erreur, c’est de partir de cette idée, de ce fait pour prétendre que le pays doit être gouverné désormais par des hommes appartenant exclusivement à une opinion, par des ministères de parti. A mon avis, messieurs, la tâche du gouvernement est de dominer les partis, de les comprimer, de les modérer, de les contrôler, de réunir les forces vives de chaque parti, et de les utiliser dans l’intérêt des améliorations sociales que le siècle réclame. Mais, si je dis que le gouvernement ne doit pas oublier qu’il est le grand modérateur des partis, je lui signalerai le grand inconvénient de cette position. Pour un peuple, comme pour un individu, il y a parfois dans une trop forte et trop longue atonie un danger aussi grand que dans la fièvre.
En Belgique, surtout, nation jeune, nation essentiellement positive, il y a un danger réel dans ce calme plat des intelligences, dans cette prostration des forces morales du pays. Je voudrais que le gouvernement donnât plus d’air, plus de mouvement, plus de vie à nos générations entreprenantes et instruites ; je voudrais qu’il pût trouver quelque aliment nouveau à l’activité des esprits ; je voudrais qu’il jetât quelques rayons de poésie au milieu des tendances matérielles de l’époque ; je voudrais que quelque grand projet ou quelque belle idée, quelque large conception vînt opérer une diversion dans les esprits et nous tirer de l’ornière étroite dans laquelle nous marchons péniblement. A ce propos, parlerai-je d’une affaire dont il a été souvent question dans cette enceinte ? Je regrette, pour ma part, que l’affaire de la colonie de Guatemala ait été conduite avec trop d’irrésolution, avec une certaine maladresse qu’il ne faut pas dissimuler. Je crois qu’il y a au fond de cette affaire, conduite avec la prudence convenable, un coté utile pour la Belgique, non seulement au point de vue commercial et industriel, mais aussi au point de vue de la politique intérieure.
Cette observation est d’autant plus fondée que l’un des griefs articulés contre le cabinet, c’est de tendre à décourager le pays, à provoquer un affaissement moral universel.
M. Dumortier – Vous venez de le dire vous-même tout à l’heure.
M. Dedecker – Oh ! cet affaissement des intelligences, je suis loin de le nier, M. Dumortier ; j’admets avec vous jusqu’à un certain point l’existence de ce fait constaté d’ailleurs aussi chez les nations voisines ; mais permettez-moi de ne pas aller fouiller dans tous les détails de la petite politique pour expliquer ce fait. Permettez-moi, M. Dumortier d’aller avec vous à la recherche d’autres causes. Vous avez une intelligence et un cœur fait pour apprécier des causes d’un ordre moral supérieur. Je dis donc que, s’il y a découragement dans les intelligences, il serait d’un esprit étroit ou prévenu d’attribuer l’existence de ce mal à l’influence des hommes qui occupent le pouvoir. Ce malaise résulte de la propagation de toutes ces doctrines qui ne laissent que doutes dans les esprits, que ruines dans les âmes ; il résulte de l’abandon général des principes en dehors desquels il n’y a plus de vie pour les intelligences, plus de repos pour les cœurs ; il résulte du développement des passions politiques, jamais satisfaites et toujours insatiables, toujours impérieuses !
La lutte organisée entre tant d’idées contraires, et d’intérêts opposés, la surexcitation de tant d’ambitions, l’accessibilité de toutes les positions sociales, tout cela a dû allumer bien des désirs, nourrir bien des espérances ; tout cela doit donc nécessairement amener de brusques désillusionnements, de cruels mécomptes, d’amères déceptions. Jetons les regards autour de nous, messieurs ; chacun ne se préoccupe plus que de ses droits ; personne ne songe à remplir ses devoirs ; tous se croient aptes à tout, aucun n’est content de sa position. On a ouvert un immense horion à toutes les ambitions, et du moment où ces ambitions ne sont pas toutes complètement assouvies, on s’en prend au gouvernement et à la société de l’inanité de ses espérances, de la perte de ses illusions !
Soyons donc justes, messieurs, cherchons les causes du mal là où elles sont, parce que se tromper sur les causes, c’est se tromper aussi sur les moyens qui peuvent faire disparaître le mal.
Des hauteurs de l’ordre moral, descendons à l’ordre matériel ; là aussi, on signale du découragement. Est-il bien réel ce découragement, et en tous cas est-on bien fondé à l’attribuer au ministère ? mais le ministère actuel n’a-t-il pas fait pour le commerce tout ce qui était possible dans les circonstances actuelles ? On ne peut faire tout le même jour, messieurs. Le ministère n’a-t-il pas établir des lignes de navigation régulière avec les principaux ports transatlantiques ? N’a-t-il pas organisé un système de consultats ? N’a-t-il pas adopté un nouveau système général de commerce et de navigation ? (page 638) Après cela, est-ce la faute du ministère s’il y a encore quelques parties du commerce qui souffrent ? est-ce la faute du ministère s’il n’a pas complètement à sa disposition tous les intérêts étrangers avec lesquels nous sommes obligés de transiger constamment ? est-ce la faute du ministère si le commerce n’a pas plus d’audace, n’a pas assez l’esprit d’entreprise pour établir des relations ? Est-ce la faute du ministère si nous ne trouvons pas, comme en Angleterre et en Allemagne, des jeunes gens appartenant aux principales familles commerçantes, qui s’expatrient pour quelques années, vont établir des comptoirs et créent des relations avec les pays étrangers ?
Et, quant à l’industrie, le ministère n’a-t-il pas fait tout ce qu’il a pu pour ses principales branches ?
M. d’Elhoungne – Je demande la parole.
M. Dedecker – Est-ce la faute du ministère si ces industries ne sont pas encore complètement rassurées sur leur avenir, si ces industries contiennent encore des germes de souffrance ? Est-ce la faute du ministère si l’industrie linière se débat entre la mécanique et le filage à la main, s’il y a lutte entre la betterave et la canne ? Est-ce la faute du ministère si différentes autres branches souffrent encore ? Le ministère n’a-t-il pas fait pour l’industrie linière tout ce qu’il pouvait faire, eu égard aux circonstances ? N’a-t-il rien fait pour l’industrie des fers et des laines ? Et récemment encore n’a-t-il pas fait faire à l’industrie cotonnière un premier pas vers des améliorations qui, je l’espère, seront suivies d’autres plus réelles et plus complètes ?
Ainsi, qu’on se détrompe ; qu’on n’entretienne pas cette illusion, que, du moment où d’autres hommes arriveraient au pouvoir, on verrait renaître cet âge d’or dont vous parlait M. le ministre de l'intérieur, qu’on ne fasse pas croire au pays que le renversement du ministère amènerait la conciliation de tous les intérêts, la réalisation immédiate de tous les désirs du commerce et de l’industrie.
Arrivons à un autre grief, messieurs. Le ministère se joue du parti catholique, il perd le parti catholique. Messieurs, personne plus que moi ne serait sensible à ce reproche ; personne plus que moi ne serait susceptible de prendre au sérieux ce grief, si réellement il pouvait exister. Mais que voyons-nous ? Pensez-vous que le parti catholique, si tant est qu’il perde (et je ne dis pas complètement non), s’il est vrai que le parti catholique perde dans le pays, ah ! messieurs, aurait-il moins perdu sans les hommes qui sont actuellement au pouvoir ? Aurait-il moins perdu si ces hommes n’avaient pas arrêté le pays sur une pente bien funeste qui vous a été souvent signalée ? Vous parlez de quelques éliminations qui ont eu lieu aux élections dernières. Mais, messieurs, si les honorables MM. Nothomb et de Muelenaere n’étaient pas venus au secours de la Couronne, s’ils n’avaient pas déjoué les plans de dissolution, le parti catholique à l’heure qu’il est, aurait-il moins souffert ? Je vous le demande à vous tous, aurait-il moins souffert ? Je puis vous demander encore : Souffrira-il moins sous d’autres hommes ? Voilà ce qu’il s’agit d’examiner. Si l’on a pu remarquer jusqu’à un certain point un mouvement de recul dans le parti catholique, ah ! je crains que sous d’autres hommes, catholiques ou libéraux, ce mouvement de recul soit bien autrement prononcé et ne puisse, avec des réactions continuelles amener une décadence bien rapide.
M. Rogier – Vous avez peur de l’opinion du pays.
M. Dedecker – Il ne s’agit pas d’avoir peur de l’opinion du pays. Cette opinion s’est régulièrement manifestée dans les élections, et c’est là le véritable thermomètre de l’opinion publique. Nous avons eu deux fois de suite des élections pour le renouvellement de la moitié de la chambre ; le résultat de ces élections a été de ramener dans cette enceinte cette majorité avec laquelle M. Rogier marchait autrefois.
Si, sous le ministère actuel, le parti catholique avait réellement perdu dans l’opinion publique autant qu’on le prétend, comment se fait-il que l’on croit pouvoir songer à porter au timon des affaires des hommes qui évidemment, il y a quelques années, eussent paru complètement impossible ? On nous a soumis l’autre jour une liste d’un nouveau cabinet ; je n’ai pas besoin de vous dire que je regarde cette liste comme une plaisanterie mais, je vous le demande, messieurs, cette plaisanterie eût-elle été tolérable il y a quatre ans ? Le piège qu’on a voulu tendre au parti catholique, eût-il été possible de le tendre il y a quatre ans ? Personne plus que moins ne respecte individuellement les hommes qui figuraient sur cette liste ; ce n’est pas sous ce rapport que je la considère comme une plaisanterie ; mais je soutiens, et c’est, je pense, l’opinion de tous les partis, que cette formation d’un prétendu cabinet ne peut être pris au sérieux, mais doit être considérée comme un piège.
Si la majorité a réellement tant perdu sous l’administration de M. Nothomb, d’où vient que cette administration est le point de mire de tant d’attaques de la part de la minorité ? Pouvez-vous supposer que depuis quatre ans, le parti libéral se soit donné le mot d’ordre pour tromper le pays, ou qu’il se soit trompé lui-même sur la situation ? A moins donc d’accuser le parti libéral de manquer ou d’intelligence ou de franchise, on est bien forcé de reconnaître que la majorité n’a pas été, comme certains orateurs l’ont insinué, jouée sous l’administration de M. Nothomb.
D’ailleurs, messieurs, qu’il me suffise d’appeler l’attention de la majorité sur une seule loi, je veux parler de la loi sur l’instruction primaire. Dans tous les pays, et surtout dans les pays catholiques, une loi sur l’instruction primaire a toujours été considérée comme une loi essentiellement religieuse, intéressant au plus haut degré la religion ; car, d’après l’aveu d’un homme d’Etat français, « l’atmosphère des écoles doit être essentiellement religieuse ». Eh bien, messieurs, l’honorable membre de l’intérieur vous a présenté un projet de loi sur cette matière délicate. Je le dis sincèrement, sous un ministère catholique, le parti catholique n’aurait pas obtenu une loi où les droits et les devoirs du gouvernement et de l’Eglise eussent été aussi bien compris, aussi bien définis, aussi bien conciliés. Je le sais, messieurs, ces lois de liberté sont toujours entre les mains du pouvoir une arme à deux tranchants qui n’est pas sans danger ; c’est pourquoi il faut attacher une haute importance aux mesures d’organisation, d’application des lois de ce genre.
Encore, sous ce rapport, je ne crains pas de faire un appel à toutes les autorités ecclésiastiques : toujours la loi sur l’instruction primaire a été exécutée d’une manière franche, loyale, par le ministère actuel ; toujours le ministère actuel a accepté, comme il doit le faire, le concours également franc et loyal de l’autorité ecclésiastique.
Tout est donc piège, messieurs, dans les arguments et les faits qu’on présente à la majorité !
On a d’abord essayé d’exciter ses défiances en rappelant l’élimination de certaines notabilités du parti catholique, en rappelant la loi provisoire du jury d’examen ; mais, chose singulière ! ceux qui font semblant de prendre ainsi à cœur les intérêts de la majorité sont précisément ceux à qui ces deux faits ont fait pousser des cris de joie et de triomphe !
Autre piège. On vous demande simplement de sacrifier un homme, un homme sans convictions et sans conscience. La majorité saura que c’est bien plus qu’un homme qu’on lui demande de sacrifier, elle saura que c’est toute une situation. Je sais fort bien qu’un homme n’est pas tellement nécessaire au pays, que le pays n’est pas tellement pauvre en hommes d’Etat, qu’il faille à jamais et à tout prix subir le joug de ce seul homme ; la majorité examinera s’il faut céder aux passions politiques, s’il faut accorder une prime d’encouragement à la violence et à la rancune.
S’il pouvait être question de sacrifier aujourd’hui M. Nothomb, je prends sur moi de prédire une chose à mes amis politiques. C’est qu’avant six mois d’ici M. Nothomb serait un grand homme pour le parti libéral. Nous avons, sous ce rapport, un exemple qui doit donner à réfléchir. Jamais hommes n’ont été attaqués plus violemment par tous les organes du parti libéral que les honorables MM. Lebeau et Rogier ne le furent autrefois ; il leur a suffi d’avoir été un instant abandonnés par la majorité pour qu’ils fussent reçus à bras ouverts par la minorité libérale et qu’ils en devinssent les conseillers et presque les demi-dieux. Le même spectacle nous attend, je vous en préviens, et pour ma part, je ne veux pas donner les mains au renouvellement de ce spectacle.
Et que dirait l’étranger, messieurs, de ce spectacle que lui offrirait l’opinion catholique ? Comment ! vous aviez autrefois quatre hommes appartenant au parti libéral, mais reconnaissant la nécessité de marcher d’accord avec l’opinion de la majorité pour mener à bonne fin la Constitution et l’organisation de nos pouvoirs ; de ces hommes, un seul est resté dans les rangs de la majorité. Si la majorité allait maintenant sacrifier ce dernier homme qui lui est resté, je dis que c’en serait fait de la réputation, de la moralité, de la modération justement acquise par cette majorité. L’étranger dirait : Ce sont des hommes bien difficiles, bien brouillons !
Autre piège encore. On voudrait que la majorité fît ses affaires elle-même. Au moins, dit-on, nous aurions alors de sincères convictions à combattre, nous pourrions loyalement entrer en champ clos. Ah ! messieurs, comme je le disais au début de mon discours, la majorité ne s’est jamais livrée aux calculs de l’ambition ; pourvu qu’on marche dans les voies de la modération, pourvu que les hommes qui occupent le pouvoir soient honorables et qu’ils offrent des garanties de modération, la majorité n’a pas l’habitude d’examiner à quels rangs appartiennent ces hommes. Que la majorité se défie de ces hommes qui demandent aujourd’hui un ministère catholique, qui appellent aux affaires des convictions loyales qu’ils puissent combattre : derrière ces hommes, il s’en trouve déjà d’autres qui n’attendent que l’effet de la réaction produite par la présence d’une majorité exclusive au pouvoir pour chercher à la remplacer à leur tour. Du reste, messieurs, je crois ne pas devoir insister plus longtemps sur ce piège qui, cette fois, est trop grossier.
Messieurs, la plus grande partie de la tâche que je m’étais imposée est remplie. Cependant il me reste à traiter un point que je considère comme le plus important, c’est l’accusation lancée contre le ministère, et par conséquent contre la majorité qui, jusqu’à ce jour, s’est associée à sa politique ; c’est l’accusation de corruption et d’immoralité.
Messieurs, cette accusation est grave ; cette accusation me pèse, parce que pour le pays, pour la majorité et pour moi ,la moralité ne sera jamais non plus le petit côté des affaires ; elle sera toujours, pour nous aussi, le grand côté, l’immense côté des affaires. Quoique ce soit encore ici un piège tendu à la majorité, c’est du moins cette fois un bien bel hommage rendu à sa moralité.
On sait quelle influence doit exercer sur les esprits en Belgique cette accusation d’immoralité, de corruption ; c’est pour cette raison qu’on semble avoir concentré sur ce point les ressources de l’opposition.
Oui, messieurs, la majorité est juge compétent en fait de moralité. Autrefois l’honorable M. Devaux a rendu sous ce rapport pleine justice à l’opinion catholique. Le parti catholique, disait-il, est un parti consciencieux ; il représente l’intérêt le plus moral, le plus élevé du pays ; il puise dans son respect traditionnel pour l’autorité, dans l’immuabilité de ses principes, une force et une dignité inconnues d’ordinaire dans les partis politiques.
Cet hommage direct est remplacé aujourd’hui par un hommage indirect puisqu’on fait encore aujourd’hui appel aux sentiments de loyauté, de droiture, qu’on sait exister dans la majorité.
(page 639) Pour ma part, lorsque j’ai entendu l’autre jour M. Verhaegen faire le récit de toutes ces scènes d’intérieur du libéralisme, lorsque nous avons pu examiner ce libéralisme peint par lui-même, j’ai éprouvé un sentiment de satisfaction et d’orgueil pour cette majorité à laquelle j’ai l’honneur d’appartenir. Je me suis dit : Au moins dans cette majorité on n’a pas à redouter les indiscrétions du lendemain ; on n’a pas à redouter qu’on vienne relever tous ces mystères de trahisons et d’apostasies.
Mais, messieurs, comment se fait-il, lorsque la majorité est si essentiellement morale, est si bonne appréciatrice de tout ce qui est morale, elle soit assez aveugle, assez inepte pour ne pas être choquée des graves et nombreuses immoralités qu’on ne cesse de nous signaler, depuis quelques temps, dans l’administration du pays ? Comment se fait-il que la majorité ne soit pas d’accord avec l’opposition dans l’appréciation de la moralité du cabinet ?
Ah ! messieurs, c’est que toujours ou presque toujours ces accusations d’immoralité portent à faux. C’est qu’il y a dans la majorité des instincts de vérité, de justice, contre lesquels viennent échouer toutes les ressources de l’intelligence la plus souple, toutes les séductions du langage le plus artificieux. C’est que dans la majorité, il y a un fond de bon sens qui lui fait comprendre, qui lui fait discerner ce qu’il y a de factice dans ces émotions de tribune, et qui, au besoin, lui fait remarquer ce qu’il y a d’hypocrite dans ces indignations de commande.
Ah ! qu’on ne vienne pas parler ici d’honneur national ! Je ne vois pas que l’honneur national soit engagé dans cette question. Si l’honneur national était engagé dans cette question, il ne faudrait pas de longues tirades pour le faire comprendre. L’honneur national ne se raisonne pas ; il se sent. C’est pour cela que le discours prononcé avant-hier par l’honorable M. Devaux n’a pas fait une aussi vive impression que pouvait le lui faire espérer la forme littéraire qu’il sait donner à ses œuvres Apôtre de la raison, M. Devaux s’est fait subitement l’apôtre du sentiment.
Il n’a pas été heureux, me semble-t-il, il a dû s’apercevoir lui-même de la froideur avec laquelle sa pensée a été accueillie. Pourquoi ? parce qu’on distingue aisément les impressions de l’amour-propre froissé, ou des rancunes politiques, sous les formes sentimentales du langage. Pourquoi ? parce que, pour que les mots ailent au cœur, il faut qu’ils viennent du cœur ; parce que, lorsqu’on se laisse aller à l’expression d’un sentiment vrai, on ne doit pas, pour emprunter un terme au monde théâtral, se servir d’une voix de tête. J’insiste sur ce point, parce qu’il est capital.
Si je croyais la morale publique, l’honneur national engagés dans cette question, je me rangerais sous le même drapeau que l’honorable M. Devaux ; car, je le répète, le côté moral des actes ou de la politique du gouvernement est pour moi le côté essentiel.
Mais qu’il me soit permis de faire remarquer à l’honorable M. Devaux le danger de ces invocations trop fréquentes pour une nation aussi jeune que la nôtre pour que l’on s’expose à le briser par une tension trop grande. Prenons garde d’émousser ce sentiment, en y faisant des appels factices et inopportuns. Prenons garde d’épuiser pour des circonstances ordinaires, cette source des nobles et généreuses inspirations dont nous aurons autrement besoin peut-être dans l’avenir.
Prenons garde de faire perdre à la nation et au pouvoir toute conscience de leur valeur, de leur dignité, à force de dire que le pouvoir est corrupteur et avili, que la nation est corrompue et énervée. Prenons garde par ces flétrissures prétendument mal comprises, de provoquer de funestes découragements, de faire naître des regrets ou des espérances également criminels, de faire jeter ainsi les regards vers d’autres pays. Et c’est le ministère, c’est la majorité, par conséquent, que l’honorable M. Lebeau accuse de faire les affaires de l’étranger.
Il y a en Belgique des hommes qui font les affaires de l’étranger. Voulez-vous les connaître ? Je vais vous donner leur signalement.
Ceux là font les affaires de l’étranger, qui, au-delà de la frontière, encouragent le développement de principes contraires à ceux qui nous régissent ; qui se font les fauteurs d’un despotisme odieux dans une question qui touche de près à nos propres institutions. Ce sont ceux qui, lorsqu’en France, dans un mouvement d’admiration on s’écrie : « La liberté comme en Belgique ! » semblent murmurer en ricanant : « Plutôt le monopole comme en France. »
Ceux-là font les affaires de l’étranger qui répandent jusque dans les derniers hameaux de nos provinces les germes des divisions intestines et des haines religieuses ; qui ont des chaires pour toutes les théories destructives de la famille et de l’Etat ; qui apprennent de bonne heure aux jeunes générations, selon l’expression d’un illustre orateur français, à « aboyer à la robe de tous les sacerdoces ! »
Ceux-là font les affaires de l’étranger, qui ouvrent des souscriptions, qui frappent des médailles en l’honneur des écrivains étrangers, dont les productions impies et licencieuses jettent la corruption dans nos familles et l’émeute dans les rues !
Ceux-là font les affaires de l’étranger qui essaient par tous les moyens d’inoculer à la Belgique cet esprit français, mélange de frivolité et d’impiété, qui nécessairement doit changer nos mœurs, corrompre notre caractère national, renverser par sa base l’édifice de nos antiques traditions, domestiques et sociales !
Voilà les hommes qui font les affaires de l’étranger ! Voilà les hommes qui compromettent nos principes constitutionnels, nos moeurs, nos institutions ! Voilà les hommes qui, d’après moi, sont les ennemis les plus dangereux de notre nationalité, les agents les plus actifs de l’étranger !
L’honorable M. Devaux, dans la séance d’avant-hier, disait que la majorité, avant d’accepter définitivement la solidarité du cabinet, examine bien toute la portée de cette solidarité. A mon tour, je dirai à l’honorable M. Devaux : Vous qui vous montrez préoccupé de l’honneur national, mesurez toute la portée de votre solidarité avec ces hommes de l’étranger. Cessez de rechercher à grands frais d’imagination la corruption, l’immoralité où elle n’est pas ; ayez le courage de la flétrir là où elle ne se montre que trop positive, que trop envahissante par son impunité même. Cessez de créer pour l’honneur national des dangers imaginaires ; comme honnête homme, comme père de famille, comme Belge, signalez les dangers autrement réels que présente pour la Belgique l’invasion des vices et des erreurs de l’étranger !
Et qu’il me soit permis, messieurs, de citer ici une phrase d’un des plus profonds penseurs de l’époque : « Il y a des peines spéciales, dit M. le comte de Maistre, pour l’infanticide ; il y a des peines spéciales pour le parricide ; il y a des peines spéciales pour le régicide ; mais je ne connais pas de pénalité assez longue et assez dure, je ne connais pas d’expiation assez solennelle pour le crime de celui qui tue une nation en détruisant l’un des dogmes auxquelles cette nation doit tout sa civilisation. » Ceux donc, messieurs, qui attaquent l’un de ces dogmes auxquels le pays doit tout son bonheur, ceux-là sont les véritables ennemis du pays.
Messieurs, chez tous les peuples, à toutes les époques, le lien religieux a été considéré comme le lien le plus durable et le plus fort ; l’intérêt religieux a toujours été considéré comme l’intérêt le plus élevé, le plus moral. Mais en Belgique particulièrement, l’attachement aux principes religieux a fait la force et la consolidation du pays à toutes les époques glorieuses ou critiques de son histoire. Aujourd’hui encore, cet attachement aux principes religieux constitue le côté distinctif de notre caractère, la base la plus solide de notre nationalité.
Deux mots encore, messieurs.
Je me félicite de ce débat actuel ; cette discussion me rassure. Elle aura dessillé bien des yeux, elle aura dessiné bien des positions, elle aura dégagé bien des intérêts. Cette discussion aura définitivement éclairé le gouvernement et la majorité sur l’importance et l’étendue de leurs devoirs, de leurs intérêts respectifs.
La majorité, messieurs, je l’espère, verra que ce que l’opposition demande d’elle, c’est la condamnation de son passé ; c’est un démenti à la série de ses longues et consciencieuses opinions ; c’est une maladresse, je dirai presqu’une ingratitude ; ce qu’on demande d’elle, en un mot, c’est un suicide politique. La majorité comprendra qu’il ne s’agit pas ici, comme le disait l’honorable M. Devaux, de la lutte du pays contre un seul homme, contre un homme sans conviction et sans conscience ; elle y verra le maintien de toute une situation. La majorité donc, je l’espère, si elle accepte sans détour la solidarité générale des actes du cabinet, la majorité comprendra qu’elle doit l’accepter avec toutes les conséquences. Elle comprendra que sa dignité est intéressée à ce qu’elle prenne dans le pays, dans la chambre, une position nette, franche, à l’égard du cabinet.
Mais, messieurs, il doit y avoir aussi, dans la discussion actuelle, une haute leçon pour le pouvoir. Le cabinet verra que si la majorité lui accorde sincèrement l’appui moral de ses convictions, il a aussi à mettre dans ses rapports avec elle plus d’abandon, plus de confiance. Le cabinet pourra se convaincre que, selon l’expression de l’honorable comte de Mérode dans la séance d’hier, la ligne droite est la ligne la plus courte, même en politique, et surtout en Belgique, où la loyauté est la base du caractère national. Le cabinet a pu vérifier mieux que jamais de quel côté, sur quels bancs se trouve l’élément véritablement gouvernemental, où sont les vrais principes de modération, les traditions d’ordre, les habitudes de discipline. Le cabinet comprendra que, s’il faut laisser à toutes les institutions leur libre développement, à toutes les opinions leur libre manifestation, à tous les intérêts leur libre défense, il doit aussi savoir se résigner à avoir des adversaires implacables, s’il veut pouvoir compter sur des amis dévoués. (Très-bien ! très-bien !).
(page 627) M. Savart-Martel – Je m’étais fait inscrire dès le principe, pour fournir à la chambre le tribut de mes observations sur le budget du ministère de l’intérieur ; mais la discussion portée sur le terrain brûlant de la politique présente une question grave, une question capitale, préalable à toute discussion de détails.
Mon devoir est de motiver mon vote.
Je ne répéterai point, je ne veux pas même analyser les reproches faits au ministère ; vous n’y verriez qu’une répétition fastidieuse qui ne jette aucune lumière sur la question.
A moi, on ne pourrait imputer cependant aucun des votes donnés, soit sur le jury universitaire, soit sur les droits différentiels, soit sur le traité avec le Zollverein, etc ;, etc. Car toujours j’ai fait partie de la minorité. Mais l’emploi que l’on fait contre la majorité même des votes donnés probablement « pour ne pas mettre la Couronne à découvert », amène de tristes et pénibles réflexions…
Messieurs, je suis loin d’admettre tous les faits reprochés au cabinet dans le cours de la discussion, ; et, même, en les supposant exacts, je ne puis admettre toutes les conséquences qui ont fourni matière à de si vives attaques.
Sans suspecter la bonne foi d’aucun de mes collègues, je fais dans mon jugement la part de l’homme, la part des positions et des circonstances.
Mais, lorsque, descendant dans ma conscience, je me demande : Le cabinet tel qu’il existe en ce moment, peut-il faire le bonheur du pays ? je suis forcé de répondre négativement.
A l’union des chambres et du ministère est attachée la prospérité de l’Etat. Il doit y avoir confiance réciproque, estime et dignité.
Le préopinant donne à la question qui nous occupe un nouvel aliment peu propre à amener la conciliation. Il appelle à lui l’esprit de parti. Suivant lui, son parti serait renversé, si l’on ne conservait pas le cabinet actuel.
Le but de cette tactique est facile à voir ; on veut rappeler à soi la majorité de droit. Mais que viennent faire ici la loi sur l’instruction primaire, les mauvais livres et des questions religieuses ?
Si le pari libéral a voté la loi sur l’instruction religieuse, il a, par ce vote, donné la preuve qu’il n’est point exclusif ni anti-religieux. Or, personne ne demande le rapport de cette loi.
Quant aux mauvais livres, comment pourrions-nous en arrêter le débordement ? L’honorable préopinant voudrait-il la censure ?
Et, quant aux questions religieuses, elles sont ici hors d’à propos pour connaître s’il faut conserver ou non le cabinet. La religion n’est point en cause.
La Belgique est éminemment religieuse ; et personne dans cette enceinte n’a la moindre pensée, je crois, d’attaquer ce qui doit être toujours respecté.
En deux mots, on semble nous dire qu’il n’y a point de salut pour ceux qui voteront contre le ministère ; mais je ne puis admettre cette doctrine. J’espère qu’il y aura salut pour tous mes collègues comme pour moi, puisque tous nous voterons consciencieusement, et que la morale la plus sévère n’en demande point davantage.
Sans doute, le ministère quel qu’il soit rencontrera toujours une opposition plus ou moins compacte, une opposition utile, nécessaire même aux gouvernements constitutionnels ; mais ces divergences d’opinions politiques n’empêchent point l’union telle que je l’entends ; elles n’empêchent ni la confiance, ni l’estime ; elles n’empêchent point la dignité dans la discussion.
Depuis plusieurs années, nos débats sont irritants ; il semble exister entre la chambre et le cabinet une antipathie indomptable.
Les lois les plus inoffensives, celles même qui concernent le commerce, l’industrie, l’agriculture, soulèvent des tempêtes, et cependant le commerce, l’industrie, l’agriculture n’en sont pas moins sacrifiés impitoyablement.
Ce n’est point ici un de ces orages parlementaires qui ne fait que traverser une session ; un orage qui fuit avec la question en discussion ; chaque année, chaque mois, j’oserai presque dire chaque jour, l’irritation devient plus vive.
Le peuple se fatigue de nos interminables débats, qui compromettent chaque jour de plus en plus la dignité de la chambre.
J’insiste sur la remarque, messieurs, que jusqu’à ce moment la question du cabinet n’était point une œuvre de partis. A droite comme à gauche, les mêmes plaintes ont été formulées avec plus ou moins de véhémence, c’est en désespoir de cause que le préopinant y fait un appel aux partis. Il y a dans ces circonstances quelque chose assez significatif. D’une manière ou d’une autre, il faut en finir avec ces questions irritantes.
Admettons que le ministère soit continué ; admettons qu’il survive à la question du jour par suite d’une faible majorité, quelle sera sa position vis-à-vis de la chambre ? Quelle sera la position de la chambre vis-à-vis du ministère ?
En tête du programme du cabinet est écrit conciliation. Or, est-il possible qu’il puisse amener la conciliation d’après tout ce qui s’est passé.
Les antipathies en seront-elles moins vives ? la confiance politique, sans laquelle nul bien n’est possible, se rétablira-t-elle ? Oh non, je le crains, ce sera pis encore. Voilà, messieurs, les questions que je me suis faites, et qui décideront mon vote.
Dans mon opinion, les modifications d’un cabinet n’emporte pas toujours un blâme ; les ministères ne sont point inamovibles, les Metternich ne se trouvent point dans les pays constitutionnels.
La confiance politique ne se commande point ; on peut la mériter cent fois et ne l’obtenir jamais, et on la perd souvent par des actes qui auraient dû l’augmenter. C’est là un des effets de la versatilité de l’esprit humain.
(page 628) Céder à l’empire des circonstances, céder à propos, c’est un des talents de l’homme d’Etat.
Si l’acceptation d’un portefeuille est un acte de patriotisme, il y a parfois aussi du patriotisme aussi à s’en démettre.
Je regrette, messieurs, que le ministère se soit déclaré indivisible. Il en coûte à mes sympathies, à mes affections d’avoir à me prononcer dans cette circonstance ; mais je démériterais de ceux qui m’accordent leur estime, je serait indigne du mandat qui m’a été confié, si, écoutant mes affections plutôt que l’intérêt du pays, je n’avais le courage de mon opinion.
M. Van Cutsem – Messieurs, si je ne consultais que mes forces je ne prendrais pas part aux débats graves qui ont lieu en ce moment dans notre assemblée, j’abandonnerais cette tâche à de plus habiles, à de plus éloquents que moi, je me bornerais à voter contre le projet d’adresse qui vous est soumis par l’un des honorables députés d’Anvers. Ce n’est donc pas, messieurs, pour venir au secours d’un ministère qui a eu mon appui depuis qu’il est à la direction des affaires, que je prends la parole ; ce n’est pas pour lui servir d’avocat, comme d’autres l’ont fait à d’autres époques ; il n’a pas besoin de la voix d’autrui, il se défend beaucoup mieux que je ne pourrais le faire ; ce n’est pas non plus pour lui témoigner ma reconnaissance pour des avantages personnels, je ne lui ai rien demandé et je n’en ai rien reçu, que je me fais entendre ; mais c’est pour prouver aux adversaires du ministère, qu’il a sur tous les bancs de cette chambre des amis et des partisans qui osent le défendre publiquement et hautement, s’il a des ennemis, de faibles ennemis qui le combattent dans les couloirs de la chambre et les salons de la capitale ; c’est pour que personne ne se méprenne et sur la portée et les motifs de mon vote qui sera comme celui de tous mes collègues, consciencieux, que je parle aujourd’hui ; Oui, messieurs, mon vote sera consciencieux, et il l’eut été, alors même que l’honorable ministre de l’intérieur n’aurait pas déclaré que le fonctionnaire, membre de cette chambre, ne relève que de lui-même et de son serment prêté à la Constitution, belle déclaration qui, tout en n’apprenant sans doute rien de nouveau à personne d’entre nous, montre clairement à ceux qui pouvaient ou qui voulaient révoquer en doute l’indépendance du fonctionnaire au parlement belge, qu’il y jouit de son libre arbitre dans toute la force du terme ; belle déclaration qui fera voir aux personnes les moins bien disposées pour le ministère, qu’un ministère qui proclame de pareils principes n’est pas un ministère qui gouverne par l’intimidation ou par la corruption, mais bien un ministère qui cherche à conserver sa majorité par des actes utiles au pays.
Les adversaires du cabinet lui ont depuis les premiers jours de son avènement au pouvoir reproché son origine ; ils ont prétendu que ce n’était qu’après avoir trompé ses collègues du précédent ministère par une démission générale simulée, que l’honorable ministre de l’intérieur avait trouvé de nouveaux collègues ; cependant à présent que la déclaration formelle de l’honorable M. Desmaisières est venue donner un démenti éclatant à ces assertions, malveillantes, j’ose croire, mais je n’en suis pas certain que l’on n’accusera plus l’honorable ministre d’avoir joué ses anciens collègues, comme on l’accuse, contre l’évidence, d’autres fautes.
Le cabinet actuel qui a succédé d’une manière régulière au cabinet qui était avant lui aux affaires, s’est-il présenté devant nous, composé de personnes faites pour inspirer de la confiance à tous les partis ? Je n’hésite pas à dire qu’oui, puisqu’on y comptait des hommes appartenant aux deux opinions qui divisent la chambres et le pays, des hommes qui avait fait preuve de savoir à la chambre ou dans d’autres assemblées où on n’acquiert pas plus facilement qu’ici une réputation d’homme de mérite, d’homme supérieur. Ainsi, la nouvelle composition du cabinet devait être vue de bon œil par chacun et avant tout par les opinions modérées des deux partis, parce que chaque opinion avait ses représentants dans le ministère.
Ces hommes ont-il démenti la confiance que nous devons avoir en eux, ont-ils manqué aux promesses qu’il nous avaient faites dans leur programme en arrivant au pouvoir ? Ne se sont-ils pas appuyés sur toutes les opinions modérées de tous les partis ? N’ont-ils pas recherché pour les hommes et les choses la transaction même. Ce qui démontre, messieurs, que les ministres ont répondu à notre attente, à celle du pays, c’est que ceux qui les combattent, veulent un changement de personnes plutôt qu’un changement de choses dans l’administration. Quel est l’homme impartial qui ne voit qu’une pareille manière d’agir a son origine dans d’autres sentiments que ceux du désir de doter la Belgique d’un ministère qui lui procure à l’intérieur une grande somme de prospérité, et à l’extérieur cette considération dont toute nation a besoin pour faire avec ses voisins des traits internationaux avantageux.
Ceux qui sincèrement veulent procurer une bonne administration à leur pays, ne s’arrêtent pas aux antipathies personnelles qu’ils peuvent ressentir pour les hommes qui sont au pouvoir ; ils ne s’occupent pas des fautes qu’ils peuvent attribuer à un membre du cabinet alors qu’elles remontrent à une époque où il avait d’autres collègues à ses côtés ; ils ne s’arrêtent qu’aux actes posés par l’ancien ministre avec ses nouveaux collègues, qui sont dans le cabinet ce qu’il y est lui-même, et lorsque ces actes sont bons, ils lui accordent leur appui ; c’est ce que j’ai fait pour mon compte jusqu’à présent, et ce que je continuerai à faire jusqu’à ce que le ministère pose des actes que je croirai funestes au pays.
Rien toutefois, en jetant un regard rétrospectif sur les actes du pouvoir ne doit me faire craindre que sa conduite ne soit pas à l’avenir utile au pays : en effet, pourquoi me défierais-je politiquement d’un cabinet qui, sans avoir réussi partout, a usé de son influence pour faire rentrer, en 1843, au parlement, toutes les opinions modérées qui y avaient siégé, qu’elles fussent libérales ou catholiques ? Pourquoi ne lui accorderai-je pas ma confiance, lorsqu’à l’aide d’une loi comme celle des droits différentiels, il a pu traiter avec des puissances qui jusqu’alors avaient à peine reconnu notre existence comme nation ? Pourquoi refuserai-je mon appui à ceux qui ont pu, par de sages opérations financières, mettre nos recettes au niveau de nos dépenses sans aggraver les charges des contribuables ? Pourquoi, enfin, ne soutiendrai-je pas ceux qui, depuis vingt mois qu’ils sont au pouvoir ont déjà fait plus pour notre législation civile, commerciale et pénale, qu’on n’avait fait depuis 1830 ?
Si les actes d’un ministère doivent seuls le faire apprécier, j’ai la conviction qu’aidé par toutes les éléments modérés qui se rencontrent dans cette chambre, le pouvoir sortira victorieux et plus fort que jamais de cette lutte à mort qu’on a engagée contre lui ; que les hommes calmes et impartiaux, que ceux qui demandent à grands cris qu’on consacre les moments de la chambre, non à des questions de portefeuille, mais aux véritables intérêts du pays, ne trouveront pas dans une irritation factice de l’esprit public, dans l’amendement de certains projets de loi et dans la conclusion de traités de commerce qui ne donnent pas à la Belgique seule des avantage mais qui en accordent aussi à la partie qui a contracté avec elle, ni dans quelques fautes inévitables pour le pouvoir, ne trouveront pas, dit-il, des motifs plausibles pour retirer leur confiance au ministère.
Si le ministère, appelé à succéder au ministère actuel, pouvait donner un plus grand essor à notre commerce, à notre industrie, à notre agriculture, s’il pouvait extirper le paupérisme de la Belgique, si les hommes surtout qui veulent renverser le ministère actuel me faisaient entrevoir la réalisation possible de pareilles promesses, ah ! soyez convaincus, messieurs, qu’au lieu de me trouver au nombre des défenseurs du cabinet dans lequel je compte et des amis politiques et des amis particuliers, je ferais taire toutes mes sympathies, je me placerais à la première ligne des démolisseurs, je sacrifierais tout à l’intérêt de mon pays, je remplirais les devoirs que m’impose mon mandat de représentant sans m’occuper ni de mes amis, ni de moi-même, je renverserais dans l’intérêt de mes commettants et de la dignité nationale en 1845, comme j’ai renversé en 1840, quand j’ai voté contre un ministère qui avait fait une question d’existence d’un cote de haute moralité. Mais, comme jusqu’à présent, je ne vois pas que le chef de l’Etat puisse nous donner des ministres plus habiles que ceux qui son aujourd’hui honorés de sa confiance, comme je vois, au contraire, qu’avec de nouveaux ministres nous ne pourrions pas nous occuper de la discussion de projets de lois de la plus haute importance, que nous ne donnerions pas à l’armée une position certaine et honorable qu’elle attend depuis longtemps de nous, je voterai contre l’adresse que notre collègue, le baron Osy, veut faire parvenir au Roi, pour prier Sa Majesté de remplacer son ministère actuel par un ministère plus utile à la nation, et plus digne.
M. Lys- La discussion qui s’agite maintenant dans le sein de la législature, est destinée à avoir de graves conséquences. Si la majorité se prononce contre la proposition de l’honorable baron Osy, les affaires du pays resteront aux mains du ministère dont le pivot est M. le ministre de l'intérieur, et je n’hésite pas à dire toute ma pensée, ce sera un malheur et un très-grand malheur dans l’intérêt du pays. Une question de cabinet ne peut pas, chez nous, revêtir les proportions gigantesques qu’elle prend chez nos puissants voisins du Midi ; une question de cabinet ne peut pas, dans notre pays, être de nature à troubler la paix du monde ni à déranger l’équilibre européen. Il ne faut pas dès lors, comme on l’a fait, chercher là des points de comparaison ; mais si les débats ne peuvent pas être aussi palpitants d’intérêt général ou plutôt d’intérêt européen, si à ce point de vue, ils doivent nécessairement présenter quelque chose de mince, parce qu’ils doivent se circonscrire dans des questions de politique intérieure et dans des questions commerciales, il n’est cependant pas moins vrai que ces débats sont de la plus haute importance, car ils nous représentent la lutte des principes qui agissent sur l’humanité, des principes dont les uns développent le progrès de la nation dans l’ordre moral et matériel, dont les autres compriment ou entravent ce progrès.
Que faut-il pour que dans un pays jeune comme le nôtre, pour que dans un pays sans histoire nationale, le peuple ait foi dans son existence et dans son avenir ? Il faut, et c’est là une condition indispensable, que le gouvernement fasse aimer la nationalité que le pays s’est donnée ; il faut que le gouvernement, par sa conduite, fasse taire les regrets et qu’il sache compenser les inconvénients matériels, qui sont inhérents à tout pays de peu d’étendue, par des avantages résultant du développement des principes libéraux et d’une bonne organisation intérieure, il faut surtout que le gouvernement mérite les respects de tous, qu’il commande la considération. Tout cela est élémentaire. Que si le gouvernement ne réunit pas ces diverses conditions, il se perd dans l’esprit des masses, et, ce qui est beaucoup plus grave, il compromet l’existence nationale du pays, parce qu’il étouffe dans le cœur du peuple, tout sentiment de foi dans un avenir de nationalité ; or, que se passe-t-il dans notre jeune Belgique ?
Depuis tantôt quatre ans le pouvoir est aux mains d’un seul homme, et cet homme, à notre avis, est la personnification de la pensée qui a présidé à la formation du cabinet. Ainsi les changements qui se sont opérés à diverses reprises dans le personnel du ministère ont toujours pivoté à l’entour de ce même homme, qui seul a survécu à la chute de ceux qui s’étaient usés à son frottement. Nous rendons, messieurs, pleine justice aux hautes capacités de M. le ministre de l'intérieur, mais nous pensons qu’il n’a pas su ou qu’il n’a pas pu faire de ses talents l’usage que le pays devait en attendre ; et ici qu’il nous soit permis de vous dire, messieurs, que nous avons des motifs pour ne pas croire que le chef du département de l’intérieur n’est resté au pouvoir qu’à la demande formelle des ministres qui ont saisi les autres portefeuilles dans le remaniement qui a eu lieu.
(page 629) S’il en était ainsi, pourquoi cacher jusqu’à ce jour un fait aussi important ? Eprouvait-on peut-être le besoin de ne pas mettre la nation au courant d’une négociation qui ne pouvait avoir rien d’honorable pour ceux qui ont pu y participer ? S’il en est ainsi, ce qui n’était pas moral, ce qui n’était pas digne d’hommes appelés à gouverner un pays libre, est-il devenu aujourd’hui, chose morale, chose honorant le pouvoir, et ceux qui le possèdent à la suite d’un pareil marché ?
Le cabinet entier a accepté la solidarité des actes de M. le ministre de l'intérieur ; je regrette , pour ma part, que chacun ait cru devoir revendiquer sa part de responsabilité dans les faits et gestes de ce ministre. L’héritage n’est cependant pas si brillant qu’il puisse exciter tant de convoitise. J’avoue cependant que cette déclaration est strictement conforme aux principes qui régissent les gouvernements constitutionnels, et pour ma part j’aurais félicité le ministère de présenter tant d’homogénéité sur la question de responsabilité des actes du cabinet, si cette déclaration n’avait été dictée afin d’augmenter les chances de M. le ministre de l'intérieur à la conservation de son portefeuille. Je le répète, messieurs, je ne puis pas croire que le chef du département de l’intérieur, ait conservé son portefeuille, à la sollicitation de ses collègues actuels, pas plus que je ne crois, à la complète et ferme association de tous et chacun des membres du cabinet, à la bonne, comme à la mauvaise fortune de M. le ministre de l'intérieur.
Au reste, si cette solidarité est sincère, si elle est réelle, tant pis pour ceux qui ont cru devoir confondre leur position et leurs titres à la confiance du pays, avec la position et les titres de M. le ministre de l'intérieur. Cet accord si touchant n’existait pas naguère, quand nous discutions le traité avec le Zollverein, car nous avons vu surgir dans le sein du ministère des divergences de la plus haute gravité, et même de nature à faire naître des tiraillements dans la marche du gouvernement.
Aujourd’hui ces divergences ont subitement disparu : nous ne pouvons cependant chercher la cause de cette harmonie subite dans une entente parfaite sur les principes et la marche à suivre. Pour qu’il en fût ainsi, il faudrait que les uns et les autres eussent fait le sacrifice de leurs opinions, ou qu’ils eussent au moins consenti à leur laisser subir une modification. Or, c’est ce qui n’est pas croyable.
On a espéré par ce système diviser la chambre, et donner ainsi au ministère une majorité apparente. Mais ce calcul, pour être fort habile ne réussira pas près de vous, messieurs : vous verrez les actes du cabinet et vous ferez abstraction des personnes.
Quelle est la base du système que M. le ministre de l'intérieur prétend avoir suivi invariablement comme règle de conduite ? C’est, nous répond le ministère, une politique de conciliation, une politique de modération, également éloignée des exagérations des deux côtés. S’il en est ainsi, si le programme a été fidèlement suivi, des résultats doivent avoir été obtenus depuis quatre ans que le système est mis en pratique. Que l’on nous dise donc quels sont ces résultats ? A-t-on fait disparaître les causes de division, qui partagent si malheureusement nos populations en deux camps ? A-t-on amené une fusion entre les citoyens qui se combattaient au nom des deux opinions rivales ? Qua-t-on fait, qu’a-t-on tenté pour arriver à un résultat, que je voudrais voir obtenir dès maintenant dans l’intérêt du pays ? On n’a rien fait, messieurs, pour amener la cessation d’une lutte qui devient chaque jour plus ardente ; tous les efforts tentés se sont bornés à maintenir un statu quo qui ne satisfait et ne peut satisfaire personne. Je me trompe, messieurs, on a imaginé quelque chose, c’est de dominer les deux opinions, en se servant tantôt de celle-ci, pour mater celle-là, et tantôt de cette dernière pour diminuer l’autre. Mais, c’est là, messieurs, un système sans dignité, c’est là un jeu de bascule, qui ne peut pas convenir à une nationalité jeune, qui a besoin de pousser de fortes racines dans le sol du pays, et qui par suite exige un gouvernement droit et franc dans ses allures.
Voilà, messieurs, pour la conciliation : la lutte n’a pas cessé, l’harmonie n’est pas rétablie, la scission est même devenue plus profonde, parce que le ministère excite la défiance dans tous les esprits, ; on ne sait ce qu’il veut ni où il veut conduire le pays, peut-être ne le sait-il pas lui-même. A l’intérieur, impossible, quelque bonne volonté que l’on ait, d’apercevoir que le gouvernement ait fait un pas vers une fusion entre les deux opinions. Nous pourrions prétendre, au contraire, que l’on cherche à attiser le feu, que l’on devait tâcher d’éteindre. C’est ainsi que l’on vous a entretenus très-longtemps, la semaines dernière, des affaires de Verviers. Mais que s’est-il donc passé de si grave à Verviers ? Apparemment on ne suspectera pas la justice et ses investigations. Eh bien on a eu grand peine à trouver dans l’énormissime émeute de Verviers, les proportions d’une contravention de simple police ; en un mot, on a failli ne pas pouvoir faire découler de cette immense sédition, les éléments d’un charivari. Il était inutile, messieurs, d’attirer votre attention sur ce fait, si sérieusement l’on veut la conciliation ; aussi les députés de Verviers, se sont bien gardés de vous en entretenir. Je ne puis cependant passer sous silence la conduite du ministère envers le conseil communal, puisque M. le ministre de la justice a cité et vous a lu des pièces pour la justifier.
Le ministère vous a dit, messieurs, que l’arrêté du 5 octobre était fondé sur le rapport lui transmis, sous forme de procès-verbal, par le collège des bourgmestres et échevins, et là-dessus nous n’élevons aucune contestation car nous avons souvent dit, depuis le 22 octobre, à MM. les ministres, et ils en convenaient, que le blâme seul devait retomber sur le collège, qui avait trompé involontairement le ministère.
Je lis dans le Moniteur :
« M. le conseiller Vandresse demande la parole :
« Il donne lecture de la proposition suivante :
« Messieurs, j’ai l’honneur de faire au conseil la proposition de déclarer que le collège a eu un double tort dans l’affaire qui nous occupe.
« D’abord, en ce que, contrairement à ce qui avait été décidé, il a été dressé procès-verbal de la séance du 17 septembre, qui n’était nullement officielle, mais qui, de l’aveu du collège même, ne devait être considérée que comme purement officieuse, le conseil s’étant déclaré incompétent dès que l’objet de la réunion lui avait été connu. »
« Ensuite, que ce procès-verbal qui a motivé l’arrêté royal du 5 octobre, n’a été ni approuvé, ni signé par aucun d’entre nous, qu’il a été rédigé et adressé au ministère à notre insu et qu’en outre il est incomplet, puisqu’il ne relate pas les diverses observations qui ont été faites tant sur l’incompétence du conseil que sur le projet de proclamation présenté par le bourgmestre, observations qui tendaient inspirer plus de fermeté au collège. A mon avis donc, l’arrêté royal, basé sur un document apocryphe, ne peut nous toucher, et si vous adoptez ma proposition, je demanderai que le procès-verbal de la précédente séance soit envoyé au gouvernement avec prière de rapporter l’arrêté royal en ce qui concerne le conseil. »
Je lis encore dans le même numéro du Moniteur :
« Le conseil, à l’exception de MM. Warnotte, Biolley et Davignon, déclare adopter la proposition de M. Vandresse.
« La question suivante est ensuite mise aux voix :
« Le procès-verbal de la présente séance sera-il transmis textuellement à M. le ministre de l'intérieur, avec les pièces à l’appui, pour demander le retrait de l’arrêté royal du 5 octobre.
« Elle est résolue affirmativement par le conseil à l’unanimité. »
Voici maintenant ce que M. le ministre de la justice disait dans une de nos précédentes séances :
« Si le conseil, messieurs, nous avait envoyé, le 11 octobre, le procès-verbal d’incompétence, s’il nous avait transmis un procès-verbal contenant la relation véritable de la séance du 17 septembre, portant que ce jour le conseil communal, convoqué par le bourgmestre, avait été informé par lui du but de la réunion ; qu’ensuite un de ses membres avait proposé de déclarer le conseil incompétent, qu’on avait été aux voix, que l’assemblée s’était déclarée incompétente et n’avait, par conséquent, pas connu de la question qui lui avait été soumise, qu’après cela, la séance avait été close ; il est évident que si un tel procès-verbal avait été transmis au gouvernement, à l’instant l’arrêté du 5 octobre aurait été retiré. Mais rien de semblable n’existait dans la pièce du 11 octobre. Le 11 octobre, deux discours ont été prononcés au conseil communal, par deux membres, et on demande le retrait de l’arrêté ; l’on se borne à demander ce retrait, parce que, d’après ces messieurs, le conseil n’avait délibéré qu’officieusement, parce que le conseil aurait arrêté qu’on n’aurait pas dressé de procès-verbal de la séance. Mais tout cela ne pouvait amener, comme conséquence, le retrait de l’arrêté du 5 octobre. Au contraire, la prétention d’un conseil communal de délibérer officieusement, de délibérer sans dresser de procès-verbal de la séance, aurait été une cause d’annulation. Ainsi donc la délibération du 11 octobre ne pouvait avoir pour conséquence le retrait de l’arrêté d’annulation du 5 octobre.
Il fallait autre chose au gouvernement, il lui fallait la preuve que le conseil communal s’était réellement déclaré incompétent, qu’il y avait eu véritablement une séance, à la suite de la convocation du bourgmestre, et qu’après cette déclaration d’incompétence, la séance avait été close. Les choses sont donc restées dans le statu quo depuis le 11 octobre. »
Mais le gouvernement, en parlant de la séance du conseil communal du 11 octobre, vous cite les opinions de deux membres, et il oublie la pièce essentielle, le rapport que fit le collège à cette séance du conseil, où il assumait sur lui le blâme mérité, en avouant que le conseil devait en être exempt.
Par cette pièce, messieurs, le ministère a connu officiellement qu’il n’y avait pas eu de procès-verbal, que le conseil s’était déclaré incompétent.
En effet, je lis encore dans le Moniteur :
« Le collège, composé de MM. Ed. Biollet, faisant fonction de bourgmestre, en l’absence de M. Warnotte, L.-J. Davignon, échevin et G.J-. Laoureux, conseiller, remplissant les fonctions d’échevin, déclaré assumer la responsabilité de la publicité donnée au rapport annulé par arrêté royal de 5 octobre courant.
« Si un rapport sous la forme d’un procès-verbal a été dressé et transmis à M. le gouverneur, de l’avis du collège composé comme ci-dessus, c’est à titre de renseignement confidentiel et en réponse à sa dépêche (cabinet) du 28 septembre dernier, et pour expliquer, ainsi que le demandait ce haut fonctionnaire, les circonstances qui avaient nécessité les proclamations. Aussi ce rapport n’a-t-il pas été transcrit dans le registre aux délibérations et n’a-t-il pas été soumis à l’approbation du conseil communal.
« M. le bourgmestre déclare que, lorsqu’il a convoqué MM. les membres du conseil communal, ce n’était pas dans la pensée de leur laisser le soin de prescrire les mesures à prendre, mais dans le but de s’éclairer de leur avis.
« Le secrétaire prie le collège de vous faire part que, s’associant à la pensée de M. le bourgmestre, il n’a pas transmis dans le registre aux délibérations le rapport confidentiel, transmis à M. le gouverneur, et que, s’il n’y est pas relaté que plusieurs membres du conseil ont déclaré, à la réunion du 17 septembre, que le conseil était incompétente pour délibérer, qu’il n’entendaient assister à la réunion que comme membres consultatifs, c’est par la raison que, de l’avis de tous, il n’y avait pas réunion au conseil communal (page 630) et qu’il lui a paru inutile de relater ce qui n’avait pas un rapport direct avec la demande faite par M. le gouvernement.
« Verviers, le 11 octobre 1841. »
« (Signé) Warnotte, Ed Biolley et L.-J. Davignon. »
Mais, en outre, la délibération du 11 octobre ne laisse rien à désirer. La proposition du conseiller Vandresse est admise à l’unanimité, sauf le collège, et pour sa transmission au gouvernement, le collège se réunir à l’unanimité du conseil.
Vous le voyez, messieurs ; le ministère avait tous ses apaisements en recevant la communication de la séance du 11 octobre et des pièces à l’appui ; c’est alors qu’il devait retirer l’arrêté du 5 octobre en tant qu’il avait infligé un blâme à un conseil qui n’avait fait que son devoir ; mais il a mieux aimé attendre jusqu’au 26 novembre, et, dans l’intervalle, il a obtenu la démission de quatre conseillers communaux qui ne voulaient pas rester plus longtemps sous le poids d’un blâme non mérité et dont l’urne électorale les a bientôt vengés. Le ministère n’a pas voulu retirer l’arrêté du 5 octobre alors que ce retrait lui était demandé en toute justice ; il a voulu attendre des supplications.
Je pourrais m’étendre beaucoup plus longuement, mais, je le répète, je ne voulais pas vous faire perdre du temps. Je finirai pas vous citer la singulière dépêche du 20 octobre, par laquelle le gouvernement disait après avoir pris connaissance de la délibération du conseil communal du 11 de ce mois, et faisait savoir au collège que le compte-rendu de la réunion du 17 septembre n’ayant pas été converti en procès-verbal transcrit sur les registres, on peut se dispenser d’y transcrire l’arrêté du 5 octobre, et que par conséquent, il ne sera pas donné d’autre suite à cet arrêté. C’est là une bien singulière dispense ; dispense de faire une chose impossible et continuer de ne pas retirer le blâme malgré la demande réitérée le 18octobre.
Si maintenant nous recourons aux actes du ministère, nous trouvons que quand il sort de la négation, il manque de toute dignité. Ainsi en matière du jury d’examen, pourquoi ne pas faire du principe de cette loi, une question ministérielle ? Sans doute, le ministère a pu ne pas attacher à l’adoption de la loi proposée l’existence du cabinet ; mais il n’est pas moins vrai, d’un autre côté, qu’un ministère qui a la conscience de ce qu’il doit au pays et à son chef, ne pose pas une question aussi irritante que celle du jury d’examen, sans avoir pris au préalable la résolution bien ferme, bien irrévocable de faire triompher le principe de la loi ou de se retirer. Si cette loi n’a été proposée que pour obéir à des convictions personnelles, c’est dans ce cas un acte condamnable, impolitique, que de remuer tout un pays, que de mettre les partis en présence, que d’exciter le feu à des passions entre les deux camps, et ce uniquement pour faire une expérience, destinée à satisfaire une conviction personnelle ; et cette conviction personnelle si intime, si profonde, on l’a sacrifiée sans vergogne dans une lutte où le succès était possible. Après cela, que la chambre juge si de pareils actes peuvent attirer la confiance de n’importe quel côté.
Mais, dit le ministère, vous oubliez la loi des droits différentiels et le traité avec le Zollverein.
La loi des droits différentiels n’est pas encore jugée. L’avenir nous apprendra ce que cette loi vaut et ce qu’elle peut pour la Belgique et pour son commerce. Que le ministère d’ailleurs ne revendique pas trop cette loi ! La chambre, je parle de la majorité, pourrait ce semble, prétendre que l’on ravit son bien ; que la pensée de cette loi est partie de son sein ; que le gouvernement n’a fait que suivre l’impulsion qui lui a été donnée. Est-ce un titre d’honneur pour un gouvernement de recevoir l’impulsion au lieu de la donner ? est-ce un mérite de recevoir les lois faites par la chambre, ou essentiellement modifiées par elle ?
Quant au traité du Zollverein, il n’y a, ce me semble, pas grand mérite à négocier un traité où les avantages les plus considérables sont accordés à l’étranger. Sans doute, messieurs, nous avons voté le traité, et s’il était encore à voter, je lui donnerais mon assentiment, mais ce n’est pas à dire pour cela que je trouve le traité parfait, que je le considère comme étant à l’abri de reproche. Le traité était conclu, il était ratifié par le chef de l’Etat ; la chambre pouvait-elle ne pas approuver ce traité ? la chambre était sous le poids d’une contrainte morale, elle n’était pas libre de ses mouvements ; car que serait-il advenu si nous avions repoussé le traité ? Il ne nous restait plus qu’à nous tourner vers la France ; or, que pouvions-nous espérer de cette puissance, lorsqu’elle aurait vu que nous nous étions fermé les portes de l’Allemagne ? Déjà aujourd’hui, nous ne pouvons rien obtenir de la France, et l’on accuse des membres de la chambre d’inconséquence, pour avoir approuvé le traité sans entonner un hymne d’éloges pour le ministère !
Nous avons adopté le traité, tout cela se comprend facilement parce qu’il était conclu et que, par suite, nous ne pouvions espérer mieux. Que M. le ministre de l'intérieur cesse d’exalter ses actes. La chambre se rappelle ses explications pénibles et hasardées sur le sens d’un article capital de ce traité ; nous nous rappellerons encore comment il acceptait le reproche de légèreté et d’imprévoyance, pour échapper à une accusation beaucoup plus grave : je n’insisterai pas sur ce point, les faits sont encore présents à vos souvenirs.
Dans cette circonstance solennelle, nous avons appris à connaître la valeur de certaines affirmations.
Je ne puis oublier que M. le ministre de l'intérieur est venu nous dire qu’il n’a pu persister à ne pas vouloir rester aux affaires, sur la demande formelle de ses collègues actuels, et une pareille allégation, aucun ministre n’a osé la contredire.
Je dois dès lors faire taire toutes mes affections personnelles ; je ne puis ni ne veux confier plus longtemps le sort et l’avenir du pays aux mains d’un ministère qui par ses actes ne présente à mes yeux aucune des conditions propres à gagner la confiance des mandataires de la nation. Les motifs de mon abstention de l’année dernière, lors du budget de l’intérieur ne devaient laisser aucun doute sur mon vote d’aujourd’hui. Je disais alors : « Je ne pourrai voter pour ce budget aussi longtemps que M. Nothomb dirigera les affaires de l’intérieur, parce que je suis convaincu que c’est là la cause de l’irritation qui continue à régner dans le pays, irritation qui ne cessera qu’au moment où il sera convenablement remplacé.
Je regrette que les autres ministres se soient associés à la position de M. le ministre de l'intérieur : comme je l’ai dit, mes affections personnelles doivent se taire, dans une pareille circonstance. Je voterai pour l’adresse.
M. de La Coste – Je ne sais en vérité, messieurs, si je dois occuper votre attention de bruits, de suppositions qui ont trouvé un chemin jusqu’à la tribune. On peut se féliciter de ces suppositions, messieurs, quand elles sont un souvenir du pays. Quelquefois elle ne sont qu’un prétexte pour d’indignes attaques ; d’autres fois, comme vous la dit l’honorable M. Dedecker, elles sont un piège. J’ignore s’il en est ainsi dans l’occasion qu’il a citée. Mais il a négligé de dire au profit de qui le piège a été tendu, qui du moins a pu en profiter.
Au reste, il n’a vu là-dedans qu’une plaisanterie. Passons donc à des choses sérieuses.
Messieurs tout a été dit. Ce drame plein de mouvement et d’éloquence touche à sa fin. On essayerait en vain d’en raviver l’intérêt. Que reste-t-il ? il reste à apprécier la situation, à préciser la portée du vote. Messieurs, cette tâche sera plus simple, et n’aurait pas même besoin d’être remplie, si le ministère n’avait pas cru devoir repousser la question telle qu’elle a été posée par l’honorable M. Osy, si surtout dès cet instant, faisant appel à tous les fonctionnaires publics qui siègent dans cette chambre, il les avait dès lors invités à exprimer librement leur opinion, à voter avec une liberté égale. (Interruption.) Je ne critique pas la position que le ministère a cru devoir prendre ; je constate seulement les faits.
Maintenant, telle n’a donc pas été la position que le ministère a prise. On a commencé par nous dire que le vote sur le budget déciderait, si la chambre le jugeai à propos, de l’existence du ministère ; il s’agissait donc seulement de l’existence. Peu à peu la position a changé, non-seulement en ce qu’on a choisi un autre champ clos, mais on a parlé de confiance, on a demandé l’approbation, on a réclamé enfin un appui moral.
D’un autre côté, il y a eu un moment du débat où l’on avait à peine à quelle majorité on s’adressait ; on défendait le système des majorités flottantes. Mais un vote de confiance ne peut pas venir d’une majorité flottante. Les majorités flottantes ne peuvent rien promettre ; elles n’ont qu’un jour, elles n’ont pas de lendemain. Plus tard on s’est expliqué, on s’est adressé à l’ancienne majorité. Ce n’est qu’à la fin qu’on a admis formellement le libre vote des fonctionnaires publics. Ce sont ces variations qui m’obligent à l’examen auquel je me livre.
Messieurs, constatons d’abord un fait : ce débat la majorité ne l’a pas appelé, il a été provoqué par l’opposition, accepté par le ministère ; je dirai même, sans vouloir désavouer les opinions de personne, que la majorité n’a pas choisi d’organe ; chacun a parlé pour soi ; je parle aussi pour moi ; peut-être cependant que l’opinion de quelques honorables membres avec qui j’ai eu des entretiens à et égard, se reflétera dans mes paroles.
Quelle est la position de la majorité ? Elle assiste au débat qu’elle n’a pas provoqué, en jury consciencieux ; et quelle est la question véritable, réelle, pratique, sur laquelle ce jury doit donner son verdict ? la voici :
L’intérêt du pays exige-t-il impérieusement le renversement du ministère ? Je dis impérieusement, car chacun a son rôle : l’opposition a le sien, et dans tous les pays constitutionnels, c’est un rôle d’attaque ; la majorité a le sien, c’est la défense, c’est de maintenir un ministère, une fois accepté, aussi longtemps qu’il n’y pas, pour le renverser, des causes graves, actuelles, palpables, et qui rallient, comme par un choix électrique, l’opinion de cette même majorité.
Messieurs, une partie des embarras de la situation vient, selon moi, de la marche que le cabinet a imprimée aux affaires, dans une circonstance sur laquelle je reviendrai ; mais une autre partie, une grande partie vient du renversement successif de deux cabinets. Eh bien , ajouterons-nous encore à ces embarras, en en renversant un troisième ? Voilà ce que la majorité a dû se dire. La conséquence pratique d’un vote favorable, c’est le maintien du cabinet ; c’est encore d’écarter les discussions irritantes et de passer aux affaires.
Mais, dit-on, vous acceptez la solidarité du ministère dans le passé et dans l’avenir ? Messieurs, comme l’opposition, nous avons droit, tous et chacun, de donner à notre vote le sens que nous jugeons à propos de lui donner.
Un honorable membre accorde au ministère cinq sixièmes de sa confiance. L’honorable M. Dedecker, je crois, la donne toute entière ; un autre membre, dont nous apprécions tout le noble caractère et les convictions, lui donne une confiance suffisante, une confiance mitigée ; je dirai presque, si je ne craignais de jeter une plaisanterie dans un si grave débat, une confiance homéopathique. (On rit.)
Messieurs, beaucoup d’autres membres donneront leur confiance, sous bénéfice d’inventaire. Quoi donc ! une question que je n’ai pas posée, deviendrait un bâillon pour ma bouche, un joug pour ma pensée ! Mais, messieurs, cela n’est pas possible ; cela peut être parlementairement vrai, mais cela n’est pas belge.
Messieurs, je ne parlerai pas de la question des sucre, nous aurons assez l’occasion de nous en occuper ; je ne parlerai pas même du traité que je préférerais cependant sans post-scriptum et sans erratum. Je ne parlerai pas de l’affaire de Guatemala, où je n’ai pas voulu voir mêler les communes et les établissements de bienfaisance en aucune façon.
(page 631) Mais je ne puis m’empêcher de déplorer vivement, avec amertume, qu’à l’occasion d’une loi que le ministère, il est vrai, ne pouvait s’empêcher d’aborder, il n’ait pas lui-même, de son propre mouvement, fait ce qu’il pouvait faire bien mieux qu’une section centrale, qu’il n’ait pas proposer une transaction qui ait pu être acceptée par tout le monde, un atermoiement, si l’on veut. C’eût été un premier pas vers la conciliation ; la conciliation ne consiste pas en des coups à donner, tantôt à droite, tantôt à gauche, la conciliation n’est pas un champ de bataille où il y a des vainqueurs et des vaincus. C’est un terrain neutre, où l’on se rencontre sans laisser derrière soi ni ses principes ni son honneur.
Je dirai cependant que cette affaire, que je déplore, quoique le résultat en ait été conforme à mon opinion, ne doit pas être pour la majorité un grief suffisant pour renverser le ministère.
Qu’on me permette d’entrer ici dans quelques détails : je parlerai de choses qui se sont passées dans ces conférences qu’on appelle des réunions quand les ministres y assistent, et des conciliabules quand ils n’y assistent pas. (erratum, p. 639) J’en parlerai, car ce que j’ai à en dire est honorable pour tous.
Je conçois que sur cette question, il y ait des opinions opposés également fermes, également consciencieuses. La mienne a été tout d’abord contraire au projet ministériel. Pourquoi, messieurs ? Par la crainte que m’inspire tout ce qui, par des conséquences plus ou moins éloignées, peut troubler cette heureuse sécurité des consciences, qui est un des caractères les plus précieux de notre situation, et à laquelle se rattachent des garanties pour la société et le bonheur domestique de bien des familles. Je craignais que par une conséquence plus ou moins éloignée, le projet ministériel ne tendît à atténuer les garanties que nous avions sous ce rapport. Voilà pourquoi tout courbé sous le poids de la maladie et du chagrin, je suis sorti de ma retraire.
Dans les premières conférences que j’eus avec les personnes qui partageaient mon opinion, je dis : La question est trop délicate, trop importante, pour qu’on en fasse une question d’ambition privée, une question de portefeuille. Eh bien, on avait devancé ma pensée, nous en sommes demeurés d’accord ; ce fut un pacte, non avec le ministère, mais entre nous ; et puisque la majorité a adopté le résultat de nos travaux, je pense qua la majorité doit en accepter notre point de départ. Mais, messieurs, n’exagérons pas les conséquences de ce pacte. Si par la marche que le ministère a choisie il s’est trouvé, après les débats, dans une position moins forte que celle qu’il aurait pu prendre ; s’il a senti autour de lui un certain vide, un certain isolement, si , lorsqu’il était harcelé, lorsqu’il était en butte à des attaques que je crois injustes, à des attaques qui étaient à coup sûr d’une rigueur extrême et dont j’ai gémi ; si alors, dis-je, le silence a régné sur certains bancs, si on ne s’est pas levé d’un mouvement unanime, réclamant l’ordre du jour, la majorité n’en est pas comptable ; peut-elle être solidaire de ce qui a été tenté contre elle ? Ce serait demander l’impossible.
Messieurs, je ne veux pas revenir sur la résolution que j’ai prise spontanément dans le temps ; et après avoir entendu tout ce qui a été dit avec tant de talent, je demeure encore convaincu qu’il n’y a pas dans les faits allégués un motif urgent, actuel pour faire ce qui toujours est une source de division, pour renverser, pour tuer en quelque sorte un ministère de nos mains.
Permettez-moi d’ajouter à ces considérations une autre qui n’est, si l’on veut, que secondaire.
La Belgique est fertile en hommes éminents, mais trop souvent elle les méconnaît ; trop souvent les noms qui nous appartiennent sont brillants à l’étranger, mais sont presqu’inconnus parmi nous. Pour apprécier dans le passé, les Bergey, les Tirimont, hommes d’Etat, hommes d’Etat du premier ordre, les Clairfayt, les Beaulieu, illustres capitaines ; dans le présent même, les Quetelet, les d’Omalius, et tant d’autres savants, littérateurs et artistes, il faut consulter les mémoires écrits à l’étranger, les souvenirs de l’étranger, les journaux étrangers. Par delà les frontières, tout grossit à nos yeux, par-deçà, tout s’amoindrit, tout se rapetisse.
Eh bien, je ne revendiquerai pas le nom d’ami de l’honorable ministre de l’intérieur ; les moyens qu’il emploie m’ont souvent déplu, et parce que je le dis quelquefois en particulier, il faut que je le dis hautement : Quelques-unes de ces mesures, je les ai combattues, non par hostilité, mais parce qu’ainsi m’apparaissait l’intérêt du pays. Mais, messieurs, convenons-en, par ses travaux littéraires, par ses talent, par le rôle qu’il joue, M. le ministre de l'intérieur est un de ces hommes éminents, sera compté plus tard parmi ces hommes éminents envers lesquels nous sommes trop souvent injustes, trop souvent ingrats.
Eh bien, pour moi, je répugne à un vote qui lui est personnellement hostile ainsi qu’à ses collègues. S’ils tombaient en défendant une mesure que je croirais devoir attaquer, ce serait le sort des armes ; mais je n’ajouterai pas les noms froidement et de gaîté de cœur à ces trop longues liste de proscription et d’ostracisme qu’ont dressés les discordes civiles, la chaleur des partis et la mobilité de nos institutions.
M. le ministre des finances (M. Mercier) – L’honorable préopinant a paru croire que le gouvernement n'avait pas suivi, pendant tout le cours de la discussion le même système dans sa défense; il a parlé de majorités flottantes et d'ancienne majorité. je crois devoir m'expliquer sur ce point. Notre programme, messieurs, n'a pas varié, il reste toujours le même. Nous avons fait appel à tous les hommes modérés sans acceptation de partis ; c’est encore ce que nous faisons aujourd’hui. Je n’hésite pas à déclarer que si mes honorables amis, MM Zoude, d’Hoffschmidt, Van Cutsem, n’avaient pas pris la parole pour nous appuyer, que si d’autres membres appartenant à l’opinion libérale modérée ne donnaient pas leur adhésion au cabinet, je croirais que je ne suis plus ici à ma place, et que mon devoir est de me retirer. J’ai pris la parole pour qu'il n'y ait pas d'équivoque sur la majorité à laquelle nous faisons appel, c'est, je le répète, la majorité modérée sans acception de partis.
M. Dumortier – L'honorable député de Louvain a fait ressortir avec énergie et avec talent ce qui s'est passé lorsqu'il s'est agi de la question du jury d'examen. On demande aujourd'hui un vote de confiance à la chambre. Ce passage de l'adresse est un des plus significatifs. je prie M. le ministre de l'intérieur, qui est le représentant de la majorité, de nous dire quel sera le projet qu'il présentera quand le projet de loi temporaire expirera; s'il représentera le projet de loi que la majorité a rejeté ou celui qu'elle a adopté.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) – L’honorable membre demande ce que je ferai si je me trouve au ministère en 1848. (Hilarité générale.)
Je pense que l'accueil que vous avez fait de la question, quand je l'ai posée, me dispense d'y répondre.
M. Dumortier – J'attache quelque importante à la motion que je viens de faire, à cause d'une publication qui a été faite par M. le ministre de l'intérieur lui-même; c'est le gros volume que je tiens en mains et dans lequel il a réuni tout ce qui s'est dit et fait à l'occasion de la loi du jury d'examen. Je crois voir dans l'introduction, dont le style me paraît une signature, la pensée du gouvernement de représenter dans quatre ans le même projet de loi, et de se replacer dans la situation que l'honorable député de Louvain a si bien caractérisée. C'est pour cela que j'ai cru devoir faire ma motion. Chacun verra maintenant ce qu'il aura à faire.
M. Delehaye – Messieurs, comme vous venez de l’entendre, la position du ministère est entièrement changée. Avant ces débats, il était universellement condamné ; M. de Mérode a plaidé les circonstances atténuantes ; il ne s’agit plus de savoir si le pourvoi en grâce sera accueilli par la chambre. Le député de Louvain, lui aussi, a cru devoir l’accuser, mais, en considération de son avenir, il consent à passer l’éponge sur le passé. La situation de la chambre doit faire naître bien des réflexions pour le pays. Que voyons-nous ? De toutes parts des accusations violentes contre le ministère ; de toutes parts on se demande si le programme du ministère a été fidèlement exécuté. A toutes ces questions, à toutes ces accusations, que répond-on ? Si le ministère est coupable, il a cela de commun avec ceux qui l’ont devancé ; s’il n’a pas opéré la conciliation, elle ne l’a pas été davantage par ceux qui l’ont précédé. Le pays, que devient-il ? ceux qui nous ont envoyés ici, quelle idée peuvent-ils se former de tous ces débats ? Suffit-il, pour vous excuser, que d’autres aient été également coupables ?
Evidemment, à ce prix, il faudrait désespérer du gouvernement représentatif. Il serait inutile de venir ici dépenser notre temps et une partie des fonds de la nation. Je pense qu’aux accusations de cette nature, il fallait autre chose que les réponses qu’on nous a faites ; elles sont tout à fait indignes d’un homme d’Etat.
L’honorable député que vous avez entendu le premier s’est placé dans une position que je ne combattrai pas ; mais je ne puis m’empêcher de dire que cela a réveillé de bien fâcheux souvenirs. Avant 1830, quels étaient les principaux griefs contre le gouvernement hollandais ? C’est que la majorité des états-généraux ne répondait pas aux opinions du pays ; que le gouvernement, par les moyens qui étaient en son pouvoir, avaient éliminé les hommes qui lui faisaient opposition. Que vous a-t-on dit tout à l’heure ? que le ministère actuel était venu pour quoi ? pour faire le bien du pays ? Nullement, pour conserver la majorité ! Quoi, quand la majorité de cette chambre aura cessé de représenter le pays, le gouvernement se chargera de la maintenir ! Mais c’est le renversement de tous les principes. Si la majorité dans cette enceinte ne représente plus le pays, et qu’on la maintienne, le pays a le droit de s’insurger ; énoncer de pareilles doctrines, n’est-ce pas proclamer le droit d’insurrection ? On dit que la majorité actuelle existe par la volonté du ministère, que la principale mission de celui-ci était de la conserver, que sans lui elle n’existerait pas. Dans tous les cas, ce sont les électeurs, c’est le pays qui est appelé à décider comme il doit être gouverné, c’est lui qu’on doit consulter.
Je ne m’attendais pas à un pareil aveu de la part d’un membre de la majorité ; il est vraiment imprudent.
Pour moi, quoiqu’homme de la révolution, quoique membre du Congrès, si j’étais réduit à voir le ministère maintenir une majorité qui ne représentât pas le pays, certes je ne saurais me résoudre à prêcher le respect de la Constitution. La majorité doit être l’expression de la volonté du pays ; si vous mettiez un obstacle à l’expression de cette volonté, il n’y aurait plus de gouvernement constitutionnel possible.
Messieurs, on a beaucoup accusé le ministère de scepticisme et de manquer de moralité. Pour ma part, je suis loin de croire que ces accusations ne sont pas fondées. Je suis étonné qu’on n’ait pas relevé les paroles de M. le ministre de l'intérieur, quand, répondant à l’honorable M. Delfosse, personnification vivante de la loyauté, de l’indépendance, il s’est permis de dire qu’il y avait des hommes dont on ne faisait pas, dont on ne cherchait pas à faire la conquête. Cette expression met en suspicion l’indépendance d’une partie de la chambre ; s’il est des hommes dont on ne fait pas la conquête, c’est qu’il y a des hommes dont on fait la conquête. Ces hommes dont vous faites la conquête, ce ne sont pas ceux qui vous combattent. Il y avait donc, dans ces paroles, un outrage sanglant pour la majorité ; on a dit : Un des hommes qu’on achète pas, dont on ne fait pas la conquête, (erratum, p. 664) c’est M. Delfosse donc.
M. le président – Vous faussez le sens des paroles de M. le ministre de l'intérieur ; il a pu dire qu’il y a des hommes sur lesquels on ne peut jamais compter. Mais il n’a pas entendu dire pour cela qu’il y a des hommes qu’on peut corrompre.
(page 632) M. Delehaye – Je remercie notre honorable président d’avoir bien voulu expliquer les paroles du ministre ; son intervention était bien nécessaire ; je dois toutefois lui faire observer que ce n’est pas seulement sur moi qu’elles avaient produit cet effet, beaucoup d’autres en avaient reçu la même impression. Vous savez, au reste, que la vérité se fait quelquefois jour malgré soi.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) – Il faut replacer ces paroles dans l’ensemble de mon discours. L’honorable M. Delfosse avait supposé qu’au moyen de la loi sur le jury, j’avais voulu passer de droite à gauche. J’ai répondu qu’il y avait dans la chambre des hommes dont je ne parviendrais jamais à faire la conquête. La conquête, comment ? Au moyen des actes que je poserais, des lois que je présenterais.
M. Delfosse – Bien que l’état de ma santé me commande le silence, je ne puis laisser sans réponse ce que M. le ministre de l'intérieur vient de dire.
Je n’ai jamais supposé que la présentation du projet de loi sur le jury d’examen avait été une concession faite à la gauche ; j’ai dit que cet acte avait été une attaque contre la droite, non dans l’intérêt de la gauche, mais dans l’intérêt de la prérogative royale ; voici quelles ont été mes paroles : « C’était pour la première fois que M. Nothomb entrait dans l’esprit de son programme ; c’était pour la première fois qu’après avoir tant entrepris contre la gauche, il entreprenait quelque chose contre la droite ; c’était la première fois qu’il arborait dans cette enceinte le drapeau du gouvernement. »
En abandonnant le projet, ce n’est pas la gauche, c’est la prérogative royale que M. le ministre de l'intérieur a sacrifiée.
M. Delehaye – Il faut laisser au passé, a dit M. le ministre de l'intérieur, ce qui appartient au passé. Je le veux bien, mais quels sont ceux qui les premiers sont venus jeter dans cette discussion ce qui appartient au passé ? Quand les orateurs de l’opposition sont venus exposer la longue série d’actes qui nécessitait le vote de non-confiance, ce sont ceux qui ont soutenu le ministère qui sont venus vous parler des actes posés dans le temps par d’autres ministres. Ce qui a dû exciter un sentiment pénible, c’est que M. le ministre de l'intérieur n’a pas reculé devant le coupable plaisir de reprocher à son adversaire un fait qu’il savait être une calomnie.
Dans le temps, en effet, vous vous le rappelez, messieurs, certains hommes, ennemis personnels de M. Lebeau, que le dévouement de ce dernier au nouvel ordre des choses n’avait pu désarmer, s’étaient emparés des événements de 1834 pour l’accuser d’un fait dont M. le ministre de l'intérieur sait bien qu’il n’est point coupable. Et, chose étrange, ce haut fonctionnaire, au lieu de jeter un voile sur ces faits, s’en empare à son tour, sans respect pour le gouvernement, ne tenant aucun compte des égards dus à ceux qui ont fait partie du conseil de la Couronne, pour satisfaire un vain désir de vengeance.
C’était une calomnie, vous ne deviez pas en parler ; car vous aussi, vous avez été calomnié. Si d’autres avaient fait allusion à quelque fait pour lequel vos ennemis vous avaient attaqué, je pense que vous n’accueillerez pas une pareille accusation avec indifférence.
Si je viens aujourd’hui attaquer le ministère, c’est parce qu’il a manqué à toutes les promesses de son programme.
La conciliation, où est-elle donc ? N’avez-vous pas entendu hier l’honorable M. Cogels dire que si l’honorable M. Dumortier venait s’asseoir à son banc, il s’empresserait de le quitter pour se placer ailleurs. Voilà comment s’exprime un homme qui parle au nom de la conciliation.
M. Cogels – C’était une figure de rhétorique !
M. Delehaye – Je ne doute pas que la rhétorique n’ait une large part dans le discours de l’honorable M. Cogels. Mais qu’on veuille bien m’expliquer par quel effet de rhétorique, tout membre qui défend le ministère est obligé de se défendre soi-même. C’est ainsi que l’honorable M. Cogels n’a pas cessé de parler de lui. Il n’est pas une de ses phrases qui ne commence par je. Comment, l’honorable M. Cogels vient faire de la rhétorique au profit du ministère, et toute sa rhétorique se borne, sinon à défendre ses actes, du moins à justifier l’appui qu’il prête au ministère !
M. Cogels – C’est ce que j’ai fait.
M. Delehaye – Voyons si l’honorable membre est parvenu à justifier ses paroles.
Il a parlé des avantages commerciaux et matériels que le ministère avait procuré à la nation. Il a parlé de la loi sur les sucres. C’est au nom de l’intérêt matériel qu’il vient juger le ministère ; ce n’est pas au nom de la conscience, du respect du droit de la minorité. Le gouvernement ne demande pas à être jugé à ce point de vue.
Quels sont les intérêts matériels dont le ministère ait assuré la conservation ? Est-ce l’industrie des sucres ? L’honorable M. Cogels ignore-t-il que le ministère est incapable d’améliorer cette loi ? Il ne peut, sans manquer à tous les précédentes, modifier la loi sur les sucres. C’est un des motifs pour lesquels je le combats.
L’honorable député de Termonde, appuyé par l’honorable député de Courtray, vous a dit qu’à l’intérieur il y avait prospérité, et à l’extérieur respect du nom belge.
Il y a prospérité à l’intérieur ! Mais dans toutes les provinces le paupérisme augmente d’une manière effrayante. Dans ma province, il n’y a plus une industrie debout. Tous les intérêts ont été oubliés ou sacrifiés par le ministère ; oubliés, parce qu’il n’a pas vu ce qu’il y avait à faire ; sacrifiés toutes les fois que les industries d’autres provinces réclamaient ce sacrifice, c’est ce que vous avez vu lors de la discussion relative au traité avec le Zollverein.
Des pétitions vous arrivent de tous côtés. Anvers vous adresse des unanimes ; tous les jours il en arrive de cette province, et on vante la prospérité intérieure ! Qu’il me soit permis d’émettre mon opinion sur l’intervention que mon honorable ami M. Verhaegen a adressé au ministre concernant la position des fonctionnaires publics dans cette discussion. Cette intervention était tout à fait inutile. L’honorable membre a demandé si les fonctionnaires publics, membres de cette chambre, pourront voter librement. Il devait bien savoir que le ministère ne manquerait pas de dire qu’il le leur permettait. Mais pour nous, qui n’avons pas la moindre confiance dans le ministère, cette déclaration est illusoire. Je professe une haute estime pour les fonctionnaires publics membres de cette chambre : j’ai la conviction qu’ils ne consulteront que leur conscience. Mais il ne suffit pas que nous en soyons convaincu. Il faudrait que le pays pût avoir confiance dans la déclaration du ministère. Je le répète, la conduite du gouvernement est telle, que la nation concevra difficilement que les fonctionnaires qui forment le tiers de cette chambre puissent émettre un vote consciencieux.
Mais il est fâcheux que le gouvernement inspire si peu de confiance qu’il soit obligé de faire une telle déclaration.
Le ministère a parlé souvent de son grand dévouement aux intérêts matériels : il a parlé de deux faits qui devaient tendre à assurer la prospérité nationale. Le premier, c’est la loi des droits différentiels. M. le ministre de l'intérieur a dit hier qu’il avait regretté que cette loi eût été adoptée au milieu de la tiédeur de la cette chambre. Mais qui a excité cette tiédeur ? N’est-ce pas M. le ministre de l'intérieur, qui, modifiant tous les jours ses propositions, défaisait le lendemain ce qu’il avait si laborieusement posé la veille. Il s’est vanté de l’adoption à l’unanimité moins une voix de l’exception relative aux sept millions. J’ai combattu cette exception, que je considère comme contraire aux intérêts du pays ; mais je ne suis pas venu voter ; la tiédeur s’est aussi emparée de moi ; j’étais absent le jour du vote, mais j’avais protesté.
Ce qui est encore étrange, c’est que M. le ministre de l'intérieur se fasse un titre de gloire de la loi des droits différentiels, lui qui a voté contre la proposition d’enquête. Il est vrai qu’alors il n’était pas au banc des ministres ; il était de l’opposition : mais qu’il soit conséquent ; qu’il ne se vante plus de l’adoption d’une loi qu’il a combattue dans son principe.
Je viens à l’exception relative aux 7 millions. Vous vous rappelez que, dans une des dernières séances, pressé par l’honorable M. Delfosse de faire une meilleure répartition des 7 millions, admise en faveur de la Meuse, il a dit qu’il ferait droit à cette réclamation. Eh bien, qu’a-t-il fait ? Il a fait droit à la réclamation de la ville de Liège. Nous croyions qu’il aurait fait droit aussi à celle de Gand ; nous nous sommes donc tus, parce que nous croyions qu’interpellé par l’honorable M. Delfosse le gouvernement aurait fait droit aux réclamations d’une autre localité également importante. Il n’en a rien été. Cela prouve combien peu l’honorable député de Courtrai a eu raison, quand il a parlé du dévouement ministériel aux intérêt du pays, et surtout à ceux des Flandres.
M. Van Cutsem – Il faut être vrai avant tout. Je demande la parole pour un fait personnel.
M. Delehaye – Dans ces sept millions, destinés à la consommation des deux Flandres, Gand n’a qu’un part de 900,000 kilog. ; Gand cependant fournit à la consommation de plus du tiers du royaume.
Ce qui aurait dû, d’après le ministère, lui concilier toutes les sympathies, c’est le traité avec le Zollverein, auquel on veut attacher l’avenir du pays. J’ai voté contre ce traité ; je m’en félicite tous les jours davantage ; car chaque jour dissipe bien des illusions.
Je ne veux pas prédire ce qui arrivera, mais avant peu vous verrez Anvers elle-même venir protester contre le traité. Le seul intérêt qu’elle obtiendra par la convention, ce sera de voir les produits transatlantiques transbordés, par les soins de commis allemands, des bassins dans les waggons du chemin de fer.
M. le ministre de l'intérieur a dit que vous obtiendriez la vois fluviale ; il n’a tenu ce langage qu’après avoir entendu l’honorable M. de Theux qui demandait que la législation sur les bois soit modifiée. Il a dit qu’il obtiendrait l’assentiment des seize Etats du Zollverein ; je crois, en effet, qu’il l’obtiendra ; nous aurons donc la voie fluviale, mais provisoirement, et si l’on demande encore des modifications à la légalisation sur les bois, M. le ministre de l'intérieur ne manquera pas de dire que l’on perdrait ainsi la voie fluviale ; l’admission toute conditionnelle de la voie fluviale devant disparaître devant la modification si vivement sollicitée en faveur de l’agriculture.
Voilà ce grand acte à raison duquel M. le ministre de l'intérieur compte obtenir sa grâce. C’est pour obtenir l’oubli du passé qu’il invoque constamment le traité qu’il n’a pu obtenir qu’au prix du sacrifice de l’industrie cotonnière, qu’au prix de la dignité du pouvoir !
Messieurs, avant de finir, qu’il me soit permis d’exprimer aussi mon opinion sur le discours que vous avez entendu aujourd’hui prononcer par l’orateur qui le premier a pris la parole. Je regrette, messieurs, qu’un homme auquel chacun de nous se comptait à rendre hommage eu égard à ses vues très-étendues, eu égard surtout au rang qu’il occupe dans la majorité, ait fait entendre des expressions telles que celles qui lui échappent très-souvent et qui peuvent avoir pour résultat de nous aliéner singulièrement la France, avec laquelle nous entretenons des rapports si utiles. Aujourd’hui, messieurs, vous l’avez entendu, quels sont les hommes hostiles au pays ? Ce sont les hommes qui se rapprochent de la France ; de la France, d’où , dit-il, nous viennent tous les jours les doctrines les plus subversives.
Dans deux circonstances importantes déjà, ce langage a été tenu dans (page 633) cette enceinte. Eh bien, messieurs, je proteste contre ce langage. Je voudrais, quant à moi, que la chambre se montrât très-circonspecte quand il s’agit de la France ; car la France, messieurs, est d’une susceptibilité que légitiment les services qu’elle nous a rendus ; la France a déjà beaucoup toléré de notre part, parce qu’elle sait qu’il y a chez nous beaucoup de sympathie pour elle ; mais qu’on n’aille pas lui donner à croire qu’il y a dans le pays une majorité dominante qui lui est hostile, si l’on ne veut s’attendre aux conséquences les plus désastreuses ; car nous perdrions indubitablement notre principal marché.
Nous ne devons, messieurs, qu’exprimer des sympathies pour la France ; et nous lui devons non seulement de la sympathie, mais de la reconnaissance. Il ne nous est pas permis d’oublier que dans les moments difficiles, que dans les grands embarras où nous nous sommes trouvés parfois, c’est la France qui est venue à notre secours. Ce secours, vous l’eussiez vainement attendu, vous l’eussiez vainement invoqué d’autres puissances. C’est la France, et la France seule qui est venue nous soutenir.
Ne prononçons donc pas, messieurs, des paroles qui puissent exciter les susceptibilités de cette grande nation, qui puissent lui faire croire qu’il y a en Belgique un parti qui cherche à s’éloigner d’elle, et à trouver vers le Nord l’appui que jusqu’ici elle nous a prêté.
Nous n’avons, messieurs, rien à attendre du Nord. La convention avec l’Allemagne elle-même, que vous vantez tant, ne vous procure aucun avantage durable ; quel en est le résultat, sinon de vous avoir forcés à des concessions très-grandes envers le Zollverein, et de vous imposer de grands sacrifices qui vous obligent à porter atteinte à une des principales industries de votre pays ?
On a parlé, messieurs, de l’industrie cotonnière. Mais c’est cette convention avec l’Allemagne qui vous a forcés à sacrifier cette industrie. Aujourd’hui, vous ne pouvez plus rien faire pour cette industrie sans vous exposer aux coups de la France ou de l’Allemagne. Sans l’exception que vous avez faite en faveur de l’Allemagne, à laquelle elle ne tenait sous aucun rapport, et qu’elle ne vous avait pas même demandée, vous pouviez prendre à l’égard de la France, comme à l’égard de toutes les autres nations, des mesures générales, et la France ne s’en serait pas plainte ; car la France ne demande pas de privilèges ; ce qu’elle vous demande, c’est votre sympathie, c’est votre reconnaissance pour ce qu’elle a fait pour vous, c’est d’être placée dans le droit commun.
Messieurs, dans l’improvisation, j’ai oublié que je devais un mot à M. le ministre de la justice.
J’ai dit que le paupérisme augmentait considérablement en Belgique. M. le ministre m’a répondu qu’il en était de même dans les autres pays ? C’est là, messieurs, la réponse qu’on nous fait en toutes occasions. Parlons-nous des contributions écrasantes, on dit que les mêmes plaintes se font entendre ailleurs ; parlons-nous du paupérisme, on nous dit qu’il augmente dans tous les autres pays comme en Belgique. Cependant, messieurs, l’accroissement du paupérisme est loin d’être le même en France qu’en Belgique et surtout il n’a pas les mêmes causes. Le paupérisme en France, messieurs, n’est pas le résultat de la stagnation des affaires. Rappelez-vous l’adresse de la chambre française, en réponse au discours du Trône. Ce dont elle s’applaudit surtout, c’est que le commerce et l’industrie sont dans un état prospère.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) – L’opposition dit le contraire…
M. Delehaye – La majorité a reconnu cet état prospère. En Belgique, au contraire, à quoi faut-il attribuer l’accroissement du paupérisme ? A quoi faut-il attribuer cette grande misère que nous y remarquons, sinon aux souffrances du commerce et de l’industrie auxquels le gouvernement refuse d’accorder la protection que nous sollicitons depuis si longtemps ? Cette protection, messieurs, nous ne la trouvons que dans les paroles de MM. les ministres, jamais dans un de leurs actes ; jamais, en effet, nous n’avons vu le gouvernement saisir les chambres d’un projet qui fût réellement utile à l’industrie. Il est vrai que quand il s’est agi de la fameuse loi des droits différentiels, M. le ministre de l'intérieur ne manquait pas de nous appeler dans son cabinet et de nous faire les plus belles promesses. Mais après le vote, ces belles promesses ont été oubliées, on n’a plus pensé à ces dispositions qui devaient être prises après la séparation des chambres ; nous n’avons rien obtenu.
Messieurs, qu’il me soit permis d’adresser encore un mot au premier orateur que vous avez entendu dans cette séance. Il vous a parlé de ce qui s’était passé dans des comices tenus hors de cette chambre, et il en a pris texte pour accuser l’opposition d’immoralité ? L’honorable M. Verhaegen vous a appris que, dans ces réunions, c’était un des ministres actuels qui y jouait le principal rôle, qui avait voulu y prendre la principale position. S’il y avait donc quelque chose de mérité dans le reproche formulé par l’honorable M. Dedecker, ce serait pour celui qui a abandonné son parti et non pour le parti tout entier.
Il n’y a donc pas de reproche d’immoralité à adresser à l’opposition pour ce qui s’est passé dans ses réunions, où il ne s’est d’ailleurs pas dit un mot que je ne pourrais répéter dans cette enceinte. L’odieux que l’on signale tombe sur le ministre dont M. Dedecker demande le maintien.
Vous voyez, messieurs, dans quelles fautes on tombe lorsqu’on veut défendre un ministère qui, de quelque côté qu’on l’envisage, ne peut mériter la confiance du pays.
Au reste, que le ministère le sache bien : aux yeux de l’opposition, il est condamné. De la part de la majorité, il obtiendra peut-être son recours en grâce, mais sa confiance et son appui moral lui manqueront toujours.
M. le ministre des finances (M. Mercier) – Je dois avouer, messieurs, que je n’ai pas compris non plus la partie du discours de l’honorable M. Dedecker dans laquelle il a fait allusion à certaines réunions ; mais je dois un mot de réponse à l’honorable M. Delehaye.
J’ai la conviction profonde, messieurs, de n’avoir renoncé à aucun de mes principes en faisant à toutes les opinions modérées un appel à la conciliation. Les actes publics de ma vie entière sont là pour témoigner que dans toutes les discussions de cette chambre comme dans tous les votes qui ont été émis, j’ai fait preuve de modération.
Si quelques-uns de mes amis, ce que je déplore, me font de l’opposition aujourd’hui, j’ai du moins la conscience de n’avoir rien fait depuis mon entrée au ministère qui puisse motiver cette opposition; ils me jugent d’après mes actes et donnent leur adhésion au ministère dont je fais partie; ils reconnaissent que nous ne nous sommes pas écartés d’un programme qui n’a été attaqué par personne.
Je le répète, messieurs, je déplore la perte d’anciens amis, mais cette séparation me serait plus douloureuse encore, s’ils pouvaient attaquer avec fondement les principes politiques du cabinet, ou prouver que l’impartialité n’a pas présidé à l’application de ces principes. En effet, messieurs, les attaques des membres opposants portent en général assez peu sur des actes, et encore ces actes ont-ils été parfaitement justifiés…
Un membre – Et Guatemala ?
M. le ministre des finances (M. Mercier) – Et Guatemala ? Mais ce serait une faute administrative tout au plus et pas autre chose. Sans doute, il est dans les habitudes de l’opposition de voir toujours les choses du mauvais côté ; mais mon honorable collègue, M. le ministre de l'intérieur, a parfaitement expliqué le sens de la convention passée avec la société de Guatemala.
Telles sont, messieurs, les courtes observations que je voulais faire, en réponse à l’honorable M. Delehaye.
M. Van Cutsem (pour un fait personnel) – Quand on attaque ses adversaires, on doit être vrai avant tout ; on ne doit pas leur prêter des paroles qu’ils n’ont pas prononcées, des opinions qu’ils n’ont pas émises. On a souvent parlé dans cette longue et pénible discussion, dans cette discussion souvent toute personnelle, de moralité et de haute moralité ; la vérité n’entre-elle donc plus dans le domaine de la morale, puisque ceux qui prônent le plus haut cette vertu se permettent de l’altérer pour combattre plus facilement leurs adversaires politiques.
Mon discours ne contient pas les paroles que l’honorable député de Gand me prête ; je n’ai pas vanté la prospérité de notre commerce, de notre industrie et de notre agriculture ; et comment aurais-je pu le faire quand presque toutes les industries sont souffrantes ? Mais j’ai dit que si les membres de cette chambre qui attaquent le ministère avec le plus de violence pouvaient me faire entrevoir que ceux qui seraient appelés à lui succéder pourraient rendre au pays la prospérité de son commerce, de son industrie et de son agriculture, ce que je ne pouvais admettre malgré tout le désir que j’en avais, en d’autres termes qui trouveraient le moyen d’extirper le paupérisme de nos belles Flandres jadis si florissantes, au lieu de me trouver au nombre des défenseurs du cabinet, je figurerais, malgré mes opinion politiques et mes amitiés privées, à la première ligne de ses agresseurs, que je le combattrais avec autant de force et de courage que ceux qui l’ont attaqué avec le plus de violence.
Comment, messieurs, j’aurais pu dire que la Belgique, que les Flandres sont dans la prospérité, dans l’aisance, moi qui viens si souvent vous entretenir des misères de l’industrie linière, moi qui n’ai rien négligé avec l’honorable M. Delehaye pour obtenir des subsides pour soutenir la plus ancienne de nos industries ! Mais ce serait me mettre en contradiction manifeste avec moi-même, et je ne pense pas avoir cette habitude ; l’honorable député de Gand pourrait-il en dire autant ? Je lui abandonne la solution de cette question.
M. le ministre des finances (M. Mercier) – Messieurs, je dois rappeler encore une circonstance dont il a été question dans les premiers jours de ce débat, et que vient de vous rappeler l’honorable M. Delehaye.
On a parlé de mandat, que j’aurais accepté de dénoncer à la chambre les fraudes électorales ; on a prétendu que j’avais attribué ces fraudes à un parti exclusivement.
Messieurs, j’étais bien persuadé qu’il n’en était rien et que mes souvenirs ne me trompaient pas. Cependant j’ai revu les paroles que j’ai prononcées à ce sujet. Mon premier discours a été prononcé le 18 décembre. Dans ce discours, j’ai dit en termes exprès que je n’attribuais ces fraudes spécialement à aucun parti. Dans une autres séance, j’ai déclaré de nouveau que je verrais avec un profond regret que cette discussion prît un caractère de parti ; enfin, lors de la discussion de la loi en mars 1843, j’ai encore tenu le même langage.
J’ai cru utile, après les paroles que vient de prononcer l’honorable M. Delehaye, de rappeler ces circonstances, dont la chambre sans doute n’aura pas perdu le souvenir.
M. Delehaye (pour un fait personnel) – Messieurs, je suis heureux d’avoir fourni à l’honorable M. Van Cutsem l’occasion de nous donner son opinion sur la situation des Flandres. Il nous avait dit tantôt qu’à l’intérieur le ministère nous avait donné la prospérité, et qu’à l’extérieur il jouissait de la considération…
M. Van Cutsem – Cela ne se trouve pas dans mon discours.
M. Delehaye – Il s’y trouvait une phrase qui avait ce sens et dont j’avais tenu note ; seulement peut-être l’honorable membre s’était servi de termes plus élégants. Cependant je serai porté à croire que je me suis (page 634) trompé, puisque l’honorable membre est d’accord avec moi sur l’état de malaise où se trouve le pays Mais s’il est d’accord avec moi sur cet état de malaise, qu’il soit donc aussi d’accord avec moi pour repousser ceux qui l’ont produit.
M. Van Cutsem – Nous ne sommes pas d’accord sur ce dernier point.
M. Delehaye – Comment, vous venez déclarer vous-même qu’il y a malaise commercial et industriel, et vous soutenez le ministère qui est la cause de ce malaise, vous le déclarez le meilleur possible ; vous ne croyez pas qu’il puisse être remplacé ? Je ne ferai pas à mon collègue le mauvais compliment de lui dire qu’il est en opposition avec lui-même. Si je suis quelquefois en opposition avec moi-même, on me rendra toujours service en me le disant, et si je le disais à l’honorable membre, je pense que cela devrait également lui faire plaisir. Je me bornerai cependant à lui faire observer qu’il y aurait une très-grande inconséquence de sa part à donner son appui à un ministère qu’il reconnaît laisser dans le malaise le plus complet les classes ouvrières des deux Flandres.
M. Van Cutsem – C’est précisément sur ce point que nous ne sommes pas d’accord.
M. Malou – C’est la première fois, messieurs, depuis que j’ai l’honneur de siéger dans cette enceinte, que je prends part à un débat politique proprement dit. Je le fait d’abord, parce que j’entends émettre sur la position des fonctionnaires qui font partie de cette chambre d’étranges doctrines, et en second lieu parce qu’aujourd’hui on n’attend plus seulement de nous les votes silencieux que nous accordons depuis quelque temps, mais qu’on nous demande une adhésion morale. Une adhésion morale suppose des explications, parce qu’en l’absence d’explications, il pourrait y avoir des malentendus déplorables.
Quelles sont, messieurs, les doctrines émises dans cette chambre sur la position des fonctionnaires ? J’entends parler d’absorption ; j’entends parler d’hommes dont on fait la conquête, et d’autres hommes dont on ne fait pas la conquête ; j’entends dire encore que si tous nous sommes convaincus de notre indépendance de caractère et de positon, il peut n’en être pas de même dans le pays. Eh quoi donc, messieurs, c’est de la chambre elle-même que ces idées se propagent dans le pays ! Vous avez le respect des institutions que vous voulez maintenir intactes, et vous ébranlez dans l’opinion du pays l’autorité morale de la chambre. C’est là, messieurs, un mal immense auquel je prie mes honorables collègues de réfléchir. De deux choses l’une : ou bien il ne faut pas de fonctionnaires dans la chambre, ou il faut que les fonctionnaires qui font partie de la chambre laissent leur qualité de fonctionnaire à la porte. Sans cela le gouvernement constitutionnel, au lieu d’être une garantie, serait le plus odieux, le plus stupide mensonge.
Eh ! messieurs, faut-il donc aller si loin pour trouver des preuves de l’indépendance des fonctionnaires, membres de la chambre ? Je ne citerai qu’un seul fait, parce qu’il est caractéristique : en 1841, pour le vote du budget le plus populaire, la question de cabinet a été posée ; trente-neuf voix se sont prononcées contre le budget, quarante-neuf se sont prononcées pour, et dans la minorité des trente-neuf membres, il y avait douze fonctionnaires, dont six inamovibles et six amovibles.
Ce doute, messieurs, cette excitation des fonctionnaires à voter contre le gouvernement, de qui partent-ils donc ? Je me rappelle certain circonstance où je fus, moi, très-vivement blâmé, d’avoir fait au ministère, non pas une opposition politique, mais de l’opposition sur un acte. Pourquoi me blâma-t-on dans cette circonstance ? Parce qu’il s’agissait de voter à la ville de Bruxelles une rente de 400,000 francs.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) – Ce jour-là on vous aurait voulu servile.
M. Malou – La vérité des choses, messieurs, c’est donc que le fonctionnaire a, comme tout autre, les mêmes droits, les mêmes devoirs, qu’il peut exercer, qu’il doit remplir sans se préoccuper de la crainte du lendemain. Si le compte-rendu de la séance d’hier est exact, tel qu’il m’a été donné de le lire, j’ai droit de m’étonner que la question des fonctionnaires ait été réduite, pour ainsi dire, à une question de calcul. On nous a dit : « Vainqueurs, nous serons généreux ; vaincus, nous serons impuissants. » Toute la question, messieurs, est dans le droit des fonctionnaires ; toute la question est dans leur devoir.
Quelle est donc maintenant la question posée devant la chambre ? On veut l’appui de la majorité. C’est là, messieurs, un hommage rendu aux véritables principes du gouvernement représentatif ; il ne suffit pas, pour faire utilement les affaires du pays, d’une majorité numérique, il faut une majorité sympathique. On a le pouvoir pour le pays, et vraiment si on n’avait pas le pouvoir pour le pays, je ne sais pas pourquoi on l’aurait.
En examinant la position actuelle, messieurs, je ne veux pas faire une revue rétrospective stérile ; je ne veux pas examiner si les accusations qui ont eu cours autrefois et qui ont cours encore aujourd’hui étaient bien ou mal fondées alors, et si elles le sont encore aujourd’hui. En vérité, messieurs, si nous vivions du passé, comment le pays vivrait-il ? Ce qui doit nous préoccuper ce sont les intérêts de l’avenir. Après quinze années quel est donc ici l’homme ou le parti auquel on ne puisse reprocher quelque faute ? Quel est celui qui, sorti subitement d’un ordre de choses où nos institutions actuelles n’existaient pas n’a jamais commis de fautes ? Que celui-là jette la pierre aux autres.
Mais, messieurs, pour comprendre ces intérêts de l’avenir, il faut se rendre compte de ce qui est au fond du pays. Deux partis existent, je l’hésite pas à le dire ; peut-être leurs tendances sont-elle mal définies ; peut-être n’ont-ils le sentiment ni de leurs devoirs ni de leur avenir ; mais deux partis existent c’est un fait dont il faut tenir compte. Ces partis se transformeront ; d’autres dénominations plus dangereuses peut-être pourront leur succéder un jour, mais tant que les partis existent dans nos institutions, leur rôle est bien déterminé ; les uns ont nécessairement une tendance à l’opposition, les autres ont nécessairement une tendance à la conservation, à l’esprit de majorité, s’il m’est permis de parler ainsi.
La position des partis définie, quelle est la position du pouvoir ? Le rôle du pouvoir c’est d’exercer sur les éléments les plus sages des deux partis une action modératrice, une action qui atténue ce que leurs tendances auraient de dangereux. Mais pour remplir cette mission, suffit-il de le vouloir ? Non, messieurs, cela ne suffit point, et il ne faut pas encore remonter bien loin dans notre histoire pour en être convaincu. J’ai relu depuis que ces débats sont commencés, le programme du ministère de 1840 à 1841, et j’ai été frappé de l’analogie d’idées qui existe entre ce programme et celui de M. le ministre de l'intérieur dans les deux transformations successives que le ministère a subies.
Là aussi on faisait un appel à toutes les opinions modérées et franchement constitutionnelles ; là aussi on promettait une administration ferme et conciliatrice. Pourquoi donc le ministère de 1840 n’a-t-il pas réussi ? Il n’a pas réussi parce que ses intentions étant bonnes, il ne faisait pas une part assez large, une part légitime aux intérêts, je dirai plus, si l’on veut, aux susceptibilités de ces deux grandes opinions.
Le ministère de 1841 succède au ministère de 1840, et sous une autre forme il reprend la même pensée. Ce ministère a duré quatre ans. Que s’est-il passé pendant ces quatre années ? Pendant la première période, nous avons vu se produire un autre programme, nous avons vu se produire une idée qui pourra être juste un jour, mais qui ne l’est pas aujourd’hui : l’idée d’organiser dans notre pays un système de lutte tel qu’il existe dans les vieux gouvernements constitutionnels, tel qu’il existe en Angleterre. Eh bien, messieurs, puisque cette idée qui s’est produite pendant deux ans ne se reproduit plus, je dis qu’en présence de ce fait, l’existence seule du ministère de 1841 a été un fait heureux, un fait immense pour le pays.
La conciliation ! mais, messieurs, ce mot se trouve dans toutes les bouches, ce mot se trouve partout ; mais la conciliation, il faut savoir comment on peut l’espérer, comment on peut la pratiquer. Espérer dans l’état actuel des esprits, l’extinction, la mort des partis ou la mort de l’un d’eux, c’est la plus grande, la plus dangereuse illusion qui puisse exister. Les partis ne meurent pas ; ils se transforment, et si l’un des partis qui existent venait à disparaître, un autre lui succéderait. Admettre le contraire, c’est admettre que là où les opinions sont libres elles peuvent être unanimes. Eh bien, cela est contraire à l’essence de l’homme.
Ainsi donc, le gouvernement, dans la mission modératrice que je viens de définir, ne peut pas prendre pour point de départ la mort des partis, la mort des hommes qui honorent les partis. Cette mission doit s’exercer en adoucissant les tendances ; elle doit s’exercer, non pas en leur demandant le sacrifice de leurs intérêts, mais en donnant à ces intérêts des satisfactions légitimes. Cette mission doit s’exercer encore par l’autorité morale du pouvoir, et cette autorité morale du pouvoir est une chose trop peu appréciée ; c’est elle qui force les hommes aux opinions extrêmes à ajourner leurs espérances, c’est elle qui les calme.
A ce point de vue, messieurs, faut-il s’étonner de la situation où nous sommes ? Voici deux ministères qui se succèdent ; le premier, en énonçant des intentions que je veux croire sincères, vient échouer, vient se briser après une année à peine d’existence ; le deuxième, après quatre années d’existence, vient poser devant vous la question de savoir s’il peut vivre encore.
Et pourquoi cette situation se produit-elle ? Mais elle se produit précisément parce que, malgré les meilleures intentions, les situations dominent les hommes ; jamais je n’ai pensé que ceux qui avaient été mêlés fatalement dans la grande crise de 1841 pussent clore cette triste période.
Enfin, une question de cabinet est posée. Et comment en est-on venu là ? On en est venu là par des causes bien simples, par le temps, par des succès, par des revers, par quelques fautes.
Le temps… mais qui peut méconnaître qu’à la longue les actes mêmes qui s’accumulent ne détruisent en quelque sorte, dans un gouvernement si mobile, une existence qui paraissait d’abord pour longtemps assurée ?
Des succès… Qui peut méconnaître les succès obtenus dans de grandes questions par le ministère actuel ?
N’est-ce donc rien que d’avoir fait disparaître du rôle de la chambre cette question si irritante, cette question qui paraissait inabordable auparavant, la question de l’instruction primaire ?
N’est-ce rien que d’avoir clos, par un acte qu a reçu l’adhésion d’une immense majorité dans la chambre, les derniers différends qui avaient survécu, entre la Belgique et la Hollande, au traité de séparation ? (Interruption.)
L’on dit à côté de moi : Ce n’est pas le ministère actuel qui a fait cela. Mais il me semble que ma pensée n’est douteuse pour personne ; je parle du ministère actuel, comme du ministère fondé en 1841, et je crois que c’est là la vérité des choses.
Mais, parmi ces succès, qu’il me soit permis de le dire en passant, il y en a un certain nombre qui sont dus à l’opposition.
Je vois aujourd’hui, dans nos débats, l’opposition faire un grief à M. le ministre de l'intérieur de l’attitude qu’il a prise dans certaines discussions. Mais je demanderai aux honorables membres ce qui serait arrivé si M. le ministre, passez-moi l’expression, s’est posé plus carrément ? Si M. le ministre n’avait pas pris cette attitude, si le gouvernement n’avait pas transigé avec les répugnances de la chambre, je demande ce qui serait arrivé, par (page 635) exemple, pour la loi des indemnités, pour la loi relative à la ville de Bruxelles ?
Je ne comprends donc pas ces reproches. Pour qu’on fût admis à les faire, il faudrait qu’on n’eût point fait passer, à l’aide d’une partie notable de l’opposition, un seul des actes administratifs dont on veut faire aujourd’hui un grief.
Il est des succès qui ont été obtenus à l’aide de la majorité politique seule, mais il est de ces succès qui ont pesé comme des défaites.
Je citerai, par exemple, cette question si inopportune, si malheureusement introduite, de la loi communale.
La question électorale encore a été un grand succès. Mais vraiment je ne comprends pas comment l’opposition peut venir parler de cette question comme d’un grief. Mais n’est-ce donc pas elle qui a demandé la répression des fraudes électorales, puisqu’on les a ainsi qualifiées ? Et n’est-ce pas elle qui, au vote, a rejeté toute la loi ? (Interruption.)
Un honorable membre me dit qu’il le croit bien. Eh bien, je serai extrêmement franc ; d’après tout ce qui a été révélé, et nous en savions déjà quelque chose, la loi électorale a été introduite ici comme un acte d’hostilité contre la majorité ; ç’a été un coup monté contre la majorité.
Et qu’est-il arrivé alors ? Il est arrivé que la majorité a voulu avoir pour elle, non pas la force numérique, mais la force de raison ; qu’elle a modifié la loi électorale au point de vue de l’intérêt du pays, et non dans son intérêt. Et puisqu’on m’a interrompu, je parlerai de la grande question qui dominait toute la loi électorale, c’est-à-dire de la simultanéité des votes. Je défie tout homme sincère qui voudra traiter cette question au point de vue de la vérité des choses, je le défie de n’être pas de la majorité avec nous.
Des échecs… Mais sans doute ! Quelle est donc l’administration qui peut avoir vécu quatre années, qui peut avoir résolu de grandes questions et qui n’a pas éprouvé d’échec ? Et vraiment , si je n’avais pas promis de ne pas revenir sur ce point, n’y a-t-il pas eu des époques où bien d’autres échecs ont été éprouvés ? N’y a-t-il pas une époque où l’un des chefs de l’opposition disait qu’il ne fallait pas de discussions politiques, en présence d’un ministère qui tombait en pièces, qui ne savait ni vivre, ni mourir ?
Quelques fautes… Et d’abord prenons encore les événements, systématisons en quelque sorte les actes de ces dernières années.
Depuis quand surtout la situation actuelle a-t-elle été amenée ? C’est depuis le changement partiel du ministère en 1843. Et pourquoi ? mais par la raison que j’ai indiquée tout à l’heure. Peut-être en combinant ces éléments, n’a-t-on pas songé aux intérêts légitimes, aux légitimes susceptibilités d’une opinion ?
Qu’a produit cette première faute ? Elle a produit la plus grande de toutes, la présentation de la loi du jury d’examen.
Déjà l’honorable rapporteur de la section centrale vous a dit quel était notre point de vue.
Nous nous sommes préoccupés d’une question de principe ; nous avons dit qu’il y avait ici un intérêt supérieur à l’intérêt de quelques hommes, à l’intérêt d’un ministère, qu’il y avait le grand intérêt de l’une de nos plus précieuses libertés.
Aussi, et je viens unir ma voix à celle de l’honorable M. de La Coste, avons-nous été unanimes pour dire qu’il fallait sauver la question de principe avant tout.
Mais pourquoi la présentation de la loi du jury d’examen a-t-elle en quelque sorte affaibli moralement l’adhésion de la majorité ? mais c’était une agression , vous a-t-on dit ; c’était une entrée du ministre de l’intérieur dans son programme.
Eh bien, non, c’était le contraire. Le programme du gouvernement, comme conciliation, c’est de satisfaire aux intérêts légitimes des partis ; c’est de ne pas leur demander qu’ils immolent leurs intérêts.
Supposons, par exemple, qu’en France le chef du cabinet propose à la majorité de voter le rappel des lois de septembre ; supposez qu’en Angleterre sir Robert Peel demande à la majorité de voter le rappel de la loi des céréales ; supposez qu’en France M. Guizot propose aux chambres de détruite l’existence de l’instruction publique, telle qu’elle est aujourd’hui constituée ; et demandez-vous ce qui arriverait le lendemain de la présentation de semblables propositions, dans le parlement britannique et dans les chambres de France.
Certes, si la majorité, au mois de février dernier, avait posé la question comme la poseraient probablement les majorités que je viens d’indiquer, elle eût usé légitiment de son droit…
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) – On ne lui a pas contesté.
M. Malou – Eh bien, messieurs, la majorité n’a pas été jusque là ; la majorité n’a pas posé cette question ;, aujourd’hui même elle ne la pose pas encore ; c’est le ministère qui l’a posée, et je crois qu’il n’a devancé que de bien peu les idées de l’opposition.
Cependant la majorité, sous l’influence de ces faits, et je crois les avoir rapportés d’une manière assez impartiale, la majorité s’est peu à peu transformée ; il y a eu pour ainsi dire une teinte décroissante de sympathie.
L’opposition s’est transformée aussi. Qui de vous ne se rappelle les discussions de 1841, de 1842 et même du commencement de 1843 ? Alors il, y avait lutte entre les deux partis qui divisent la chambre ; depuis lors, il n’y a plus lutte qu’entre une partie de la chambre et le ministre.
J’ai entendu dire que c’était là de la tactique. Eh bien, messieurs, je me refuse à le croire ; je pense que l’opposition est sincère dans son mouvement ; elle pense comme nous, avec nous, que ce vieux drapeau usé de la lutte des deux partis doit être caché sous le banc…
Des membres (siégeant à gauche) – Pas du tout, il n’est pas question de cela !
M. Malou – Je suis très-charmé d’avoir provoqué ces paroles. Pour moi, j’ai voulu savoir ce que c’était…
M. Delfosse – Nous ne changeons pas.
M. Malou – J’ai usé jusqu’à présent de la plus grande franchise, je continuerai à en user encore.
Je disais que le changement dans les allures de l’opposition me faisait augurer l’abandon de cette idée, qu’il faut fatalement dans notre pays, des ministères gouvernant avec une seule opinion ; je me flattais, et je regrette que ce soit une erreur, je me flattais que telle était aujourd’hui l’idée de l’opposition. (Interruption.)
Je serais au regret qu’on se méprît sur le sens de mes paroles ; je n’ai pas dit que le drapeau de l’opposition, de l’opinion libérale, fût usé. (Nouvelle interruption.) Permettez donc, il me semble que l’interprétation de ma pensée m’appartient… Je dis que la transformation qui s’était faite dans le mode d’attaque de l’opposition me paraissait indiquer, pour l’opposition, l’idée implicite que, sous d’autres hommes, le même système continuant à subsister, l’opposition, la plus grande partie de l’opposition au moins, abandonnerait son vieux drapeau qui était la lutte entre les deux partis, une lutte à mort…
M. Delfosse – Il ne s’agit pas d’une lutte à mort, il s’agit d’une lutte toute légale, toute pacifique.
M. Malou – Je ne veux pas dire que c’est une figure de rhétorique (on rit) ; mais jamais je n’ai entendu accuser aucun des mes collègues d’idées sanguinaires ; quand je parle d’une lutte à mort, c’est de la guerre acharnée que se font les partis, pour obtenir la prééminence. Pourtant, au milieu de tout cela, il se passe encore de singulières choses. Le ministère, j’aurais peut-être le droit de dire le gouvernement, on l’accuse de tout le mal qui arrive, et quand il arrive quelque chose de bien, c’est tout au plus si on lui en sait gré.
M. Van Cutsem – On l’attribue au hasard !
M. Malou – La situation que j’ai caractérisée, que peut-elle amener ? Quelle est la raison de l’attitude que me paraît devoir y prendre la majorité ? Il y a une an à peine, nous étions au milieu de cette grande question du jury d’examen. Nous avons dit que nous ne voulions pas y attacher l’idée d’une existence ministérielle, et nous voudrions le dire aujourd’hui ! Je pense qu’il y aurait injustice de ne pas tenir compte au ministère des services qu’il a rendus, et de revenir sur une décision qui est déjà si ancienne.
Moi aussi, je pense que l’intérêt qui domine tous les autres, c’est l’intérêt du pays, c’est l’intérêt de l’avenir ; que pour sauvegarder cet intérêt de l’avenir, nous devons vivre chez nous, permettez-moi la vulgarité de l’expression, aussi tranquillement que possible ; qu’il ne faut pas sans nécessité bien démontrée recourir à des mesures violentes. Quand les choses ont fait leur temps, elles passent. Un grand politique a dit : « Tout vient à temps à qui sait attendre. » (On rit.)
Les allusions personnelles ne me font rien ; si on veut voir dans mes paroles autre chose que ma pensée, je me réfugierai dans ma conscience.
Je voudrais que telle fût la morale pratiquée dans tous les partis. Je ne m’occupe pas d’un homme ; peu m’importe qu’il ait commis quelques erreurs ; ce qui m’émeut c’est l’intérêt du pays, auquel je sacrifierais et le ministère et moi-même. La question que je me suis posée est donc celle-ci : est-il de l’intérêt du pays de renverser le ministère d’une manière violente ? j’ai répondu que tel ne me paraît pas être cet intérêt.
Je tenais à vous donner ces explications, pace que je ne puis adhérer à toutes les observations émises en faveur du ministère. Je ne veux pas non plus qu’il y ait malentendu sur une question nettement posée.
- La séance est levée à 4 heures et demie.