(Moniteur belge n°301, du 28 octobre 1837)
(Présidence de M. Raikem.)
M. B. Dubus procède à l’appel nominal à une heure.
M. Lejeune donne lecture du procès-verbal de la séance précédente, dont la rédaction est adoptée.
M. B. Dubus fait connaître l’analyse des pièces suivantes adressées à la chambre.
« Les bourgmestres des communes de Vieil-Salm, Grand-Halleux (Luxembourg), demandent, dans l’intérêt de l’industrie de leurs administrés, une augmentation de droits à l’entrée sur les ardoises encadrées et les crayons d’ardoise. »
« Les administrations communales et un grand nombre d’habitants des communes de Soignies, Braine-le-Comte, Naast, Tubise, Ronquières, etc., demandent l’abolition des droits à la sortie sur les fils de lin. »
- La chambre ordonne le dépôt de ces pétitions sur le bureau pendant la discussion du projet de loi tendant à modifier certains articles du tarif des douanes.
M. le président. - La discussion continue sur les articles de draperie. La parole est continuée à M. Lebeau.
M. Lebeau. - Avant de rentrer dans la discussion spéciale sur les draps, j’ai besoin de dire encore un mot d’un amendement déposé hier par un honorable député de Bruxelles.
En disant hier que si l’amendement de l’honorable préopinant, relatif seulement à l’industrie drapière, devenait le droit commun de notre tarif, on se placerait, à l’égard des nations qui ne connaissent ni prohibition ni droits à l’entrée, dans la position de recevoir leurs produits sans droits, j’ai cité l’exemple de la Suisse ; mais je n’ai pas complété la démonstration en disant que la Belgique resterait ouverte à l’importation de tous les produits suisses et notamment des draps suisses, puisqu’en Suisse on fabrique aussi des draps, quoiqu’en petite quantité.
Je dois aller plus loin, je dois dire que si on levait la prohibition à l’égard de la Suisse, nous ouvririons une large porte non seulement à ses propres produits, mais encore à tous les produits étrangers ; non seulement aux draps suisses, importés en franchise de droits, mais encore aux draps allemands et aux draps français. En produisant des certificats d’origine (chose facile à obtenir), ils arriveraient sur le marché belge, sans payer aucun droit, comme produits suisses.
C’est la seule observation que je me borne à produire à l’appui de l’opposition que je fais à l’amendement de l’honorable membre.
Je persiste à croire, en thèse générale, et en particulier pour l’objet en discussion, qu’il convient de ne pas maintenir la France dans une position exceptionnelle à l’égard du tarif belge.
Je puis dire, comme un de mes honorables amis, que jamais on ne m’a accusé de gallomanie ; mais je ne suis pas non plus injuste envers la France, je sais tout ce que nous lui devons, tout ce que nous pouvons en attendre. Je crois néanmoins que la politique belge doit être une politique essentiellement impartiale, une politique non exclusive, et qu’en adoptant une politique semblable, nous jouirons d’une véritable indépendance ; car je n’ai pas reconnu l’indépendance belge dans le tableau qu’en a fait hier un honorable préopinant ; je crois que selon les vicissitudes de la politique, selon les périls divers que pourrait courir notre nationalité, l’armée belge peut devenir, d’après l’occurrence, l’avant-garde de l’armée anglo-allemande aussi bien que l’avant-garde de l’armée française.
Revenant directement au sujet qui nous occupe, je rappellerai à la chambre que je lui ai, hier, soumis des chiffres qui prouvent que sous l’empire des dernières dispositions douanières, prises par la France à la sollicitation du gouvernement belge, nos exportations se sont accrues dans une proportion considérable, et ce qui est à remarquer surtout, c’est que l’augmentation porte spécialement sur les objets à l’égard desquels des modifications sont intervenues.
Hier, à la suite de l’énoncé des chiffres que j’ai mis sous les yeux de la chambre, une interruption m’a été adressée par un honorable membre. Il m’a invité à donner le chiffre des valeurs des exportations dont je n’avais indiqué que le nombre et le poids. Je me fais un devoir de satisfaire à cette interpellation, à laquelle j’aurais immédiatement répondu si j’avais eu le temps de faire les calculs dans la séance d’hier.
Voici le tableau des valeurs telles que je les ai calculées dans les tableaux officiels du gouvernement français, où chacun peut puiser puisque ces documents font partie de la bibliothèque de la chambre :
« Toiles : en 1835 : fr. 12,691,776 ; en 1836 : fr. 16,120,693. En plus en 1836 : fr. 3,428,917. »
« Houilles : en 1835 : fr. 9,224,670 ; en 1836 : fr. 10,734,825. En plus en 1836 : fr. 1,510,135. »
Mais je dois faire remarquer pour les houilles que les valeurs ont été extrêmement atténuées dans le document statistique du gouvernement français, car le tonneau y est coté à 11 fr. 50, tandis que le prix courant de 1836, tel qu’il résulte des documents fournis par l’administration des mines, porte le tonneau, taux moyen, à 12 fr. 50 c. Ainsi si vous voulez avoir la valeur réelle de l’exportation, il faudrait ajouter aux fr. 1,510,155 une somme de fr. 715,655 ; ce qui ferait au-delà de 2 millions de francs de majoration.
« Fonte brute : en 1835 : fr. 821,425 ; en 1836 : fr. 1,348,935. En plus en 1836 : fr. 527,510. »
« Pierres non ouvrées (matériaux à bâtir) : en 1835 : fr. 281,425 ; en 1836 : fr. 873,800. En plus en 1836 : fr. 592,375. »
« Chevaux : en 1835 : fr. 1,900,100 ; en 1836 : fr. 3,325,200. En plus en 1836 : fr. 1,425,100. »
Il y a une remarque à faire sur l’augmentation du chiffre de l’exportation des chevaux en 1836 ; et quoique l’observation concerne un chiffre peu important, je crois qu’elle achèvera de démontrer qu’il faut attribuer, en grande partie, la majoration des exportations de 1836 sur 1835 aux modifications douanières, introduites par le gouvernement français en 1835 et confirmées en 1836.
Vous savez que le droit a été diminué de 50 p. c. sur les chevaux entiers, sur les hongres et sur les juments. Le gouvernement avait proposé également une réduction de 50 p. c. sur les poulains ; mais cette réduction n’a pas été admise. Si donc la majoration se fait sentir sur les trois espèces à l’égard desquelles il y a eu réduction dans le tarif français, et si l’exportation est restée stationnaire, ou même a décru sur l’espèce à l’égard de laquelle le droit a été maintenu, il sera probable, sinon évident, que l’influence des dispositions françaises ne pourra être méconnue. Eh bien, voyons les chiffres.
« Chevaux entiers, têtes : en 1835 : 493 ; en 1836 : 1,044. En plus en 1836 : 551. »
« Chevaux hongres, têtes : en 1835 : 2,724 ; en 1836 : 5,002. En plus en 1836 : 2,278. »
« Juments, têtes : en 1835 : 594 ; en 1836 : 1,583. En plus en 1836 : 989. »
Voici maintenant le chiffre des poulains à l’égard desquels le droit est resté le même : en 1835 : 3,826 têtes ; en 1836 : 3,605. En moins en 1836 : 221.
Du rapprochement de ces chiffres, il résulte évidemment que la réduction du droit a profité dans une proportion considérable à la Belgique ; et il y a lieu de penser que si le droit était resté le même sur les trois espèces, comme sur les poulains, l’exportation serait restée stationnaire, si elle n’avait pas décru dans la même proportion que pour les poulains.
Je continue l’exposé des chiffres :
« Ardoises : en 1835 : fr. 30,400 ; en 1836 : fr. 52,000. En plus : fr. 21,600. »
« Graines oléagineuses de lin : en 1835 : fr. 483,000 ; en 1836 : fr. 1,295,000. En plus : fr. 812,000. »
« Graines oléagineuses autres : en 1835 : fr. 449,000 ; en 1836 : fr. 7,715,000. En plus : fr. 7,266,000. »
Je sais que ce ne sont pas là des objets fabriqués. Mais si l’on demande à nos agriculteurs jusqu’à quel point ils se félicitent d’un tel résultat, je crois qu’il y aura de leur part unanimité sur ce point.
Les chambres de commerce même n’ont pas méconnu l’importance des modifications introduites par la France à la sollicitation du gouvernement belge.
Elles s’en expliquent formellement, et je vais mettre sous les yeux de la chambre les passages qui rendent cette vérité incontestable.
« La France, dit la chambre de Courtray, a opéré sans arrière-pensée sur les houilles. » La chambre de Tournay reconnaît la vérité des concessions faites sur le fer en barres. La chambre de Mons s’explique ainsi sur les pierres et les marbres, dont l’exportation est triplée, d’après les chiffres que j’ai donnés hier :
« Parmi les articles reçus en France avec diminution de droits de douane, nous nous plaisons à signaler la pierre calcaire et le marbre. La réduction sur ces matières est d’un tel avantage pour nos carrières, que depuis lors le prix des pierres d’Ecaussines connues sous le nom de petit granit, et de celles dites de Tournay et d’Antoing, ont augmenté de 30 p. c. »
Les chiffres que j’ai indiqués viennent appuyer l’opinion formellement exprimée par la chambre de commerce de Mons.
Je pourrais ici, messieurs, mais je ne veux pas prolonger cette discussion, prouver que la plupart des chambres de commerce, dans les objets qui ne concernent pas spécialement leurs localités, reconnaissent qu’il y a d’assez grands avantages dans les modifications introduites au tarif français. Mais, par une déviation de jugement assez naturelle, par une préoccupation que je n’ai pas de peine à comprendre, quand l’évidence des faits est là, quand on ne peut nier la réalité de la concession, certaines chambres de commerce et certains membres de notre chambre ont recours à une autre argumentation. Il est vrai, dit-on, la France a fait des concessions ; il est vrai, ces concessions sont sincères elles ont amené des résultats importants ; mais ce n’est pas pour nous que la France a fait de telles concessions ; elle n’a été mue que par son intérêt ; et dès lors nous ne lui devons aucune reconnaissance.
Je ne savais pas que l’on fît de la législation douanière par sentiment ; je croyais que lorsqu’il s’agissait de modifier des tarifs, on consultait avant tout l’intérêt national. Si la France, revenant de certains préjugés qu’on lui a si souvent reprochés dans cette chambre, où l’on aura bientôt perdu ce droit si l’on s’engage dans la voie où l’on veut nous pousser ; si la France, revenant en matière de douane, de l’égoïsme aveugle qu’on lui impute, et voyant que jusque-là elle s’est égarée, veut modifier son tarif, je crois que nous ne lui devrons pas une bien vive reconnaissance pour la réduction de droits qu’elle aura faite, et qu’en réalité, elle n’aura guère été mue que par son intérêt. Mais cela est très naturel, et quant à moi, si je consens à mettre la France dans le droit commun. Ce n’est pas seulement pour lui plaire ; c’est surtout pour mettre nos négociateurs, notre gouvernement, en position d’obtenir de meilleures conditions. C’est dans ce but que j’appuierai de mon vote la proposition du gouvernement, ou des propositions analogues.
Je dirai donc que lorsque nos adversaires doivent reconnaître la réalité, l’importance des réductions, on s’écrie que la France n’a agi que dans son intérêt exclusif. Arrive-t-il que la France substitue un droit de 5 p. c. à la prohibition, c’est ce qui est arrivé pour les applications sur tulles, on s’écrie que ce n’est pas par bienveillance, que c’est par calcul ; que la fraude se faisait ouvertement et que le trésor ne recevait rien. Plusieurs chambres de commerce l’ont dit ; plusieurs membres de cette chambre l’ont répété.
Réduit-on de 50 centimes à 10 le droit sur le zinc ? C’est parce que la France ne peut s’en passer.
Réduit-on le droit sur les fers en fonte et en barres, ce n’est pas par intérêt pour nous, c’est parce que la France en a besoin.
Réduit-on les droits sur les chevaux, c’est pour prévenir la fraude. C’est ce que disent des chambres de commerce, et quelques membres de cette assemblée, notamment l’honorable M. Zoude.
Ici se présente une observation fort naturelle. Si, dans ces divers cas, la fraude se faisait, c’est apparemment que nous y avions intérêt. C’est qu’il y avait lucre, mais lucre éventuel, dangereux et qui démoralise. Si le droit est descendu à la prime de la fraude, si le gouvernement français perçoit le bénéfice au lieu du fraudeur, il en résulte toujours cet avantage, qu’à la place d’un commerce difficile, irrégulier, immoral, vous avez un commerce régulier, facile, loyal. Et, sous ce rapport, il y a certainement un avantage qu’on ne peut nier.
Toutefois, on va plus loin, et dans quelques localités on a vu les esprits les plus sains s’égarer. Il y a telle catégorie de concessions qu’on ne peut pas nier ; non seulement celles-là, on les répute illusoires, on va jusqu’à les proclamer perfides, dirigées contre certaines industries ; on dit que la France a agi avec des arrière-pensées, dans des vues hostiles à la Belgique.
Par exemple, la France réduit-elle les droits sur les peaux brutes, à l’avantage de notre agriculture qui est aussi une industrie importante ? C’est parce qu’elle conspire la ruine de nos tanneries.
On fait le même raisonnement pour les graines oléagineuses. L’exportation en 1835 était d’environ 1,300,000 kilogr. L’importation, en 1836, par suite de la diminution du droit, dépasse 10 millions de kilogr. On dit : La France n’a abaissé son tarif que pour ruiner nos fabricants d’huile. Cela est écrit, et cela a été rappelé par des orateurs. Mais si cela ruine les fabricants d’huile, tout au moins cela enrichit les agriculteurs, qui sont aussi de industriels, car les graines de nos colzas sont des produits fabriqués dans notre pays : pour cultiver, il faut des bras, du travail, des capitaux ; un nombre incalculable d’ouvriers trouvent leur pain dans cette industrie.
Vous voyez que l’on ne recule devant aucune assertion, devant aucune exagération. Et en qualifiant ce raisonnement d’exagération, j’atténue l’expression vraie de ma pensée.
A ce compte, il faut supplier la France de ne plus ouvrir ses portes, de les fermer à toutes nos matières premières ; il faut prohiber généralement l’exportation de tous nos produits naturels. Les fabricants de fer, s’ils raisonnaient comme les défenseurs des tanneurs et des fabricants d’huile, ne pourraient-ils par dire que c’est une perfidie de la part de la France de réduire ses droits sur nos houilles ; car l’importation en France de la houille belge la fait renchérir chez nous et augmente ainsi le prix de la fonte et du fer ouvré ; par conséquent, c’est conspirer la ruine de nos hauts-fourneaux et de nos forges.
En appliquant ce raisonnement dans toute son étendue, nous arriverons à ceci, je le répète, de devoir prier la France de fermer ses portes à toutes nos matières premières, à toutes les matières qui se transforment dans nos manufactures, qui servent à nos fabrications ; et il y a des propositions adressées à la chambre dans ce but !
Messieurs, si l’on raisonnait de cette manière, longue serait la récrimination de ce pays !
On vous a très bien expliqué que les modifications introduites dans notre législation douanière lors des premiers jours de la révolution ont été prises, tant dans notre intérêt que dans l’intérêt de la France ; et celle-ci pourrait aussi vous le reprocher. La France, raisonnant comme nous, dirait, par exemple : Si vous réduisez le droit sur les soieries, c’est dans l’intérêt de votre fisc, c’est parce qu’on obtient avec une faible prime leur entrée frauduleuse en Belgique. Si vous diminuez le droit d’accise sur les eaux-de-vie françaises, c’est encore dans un intérêt fiscal ; c’est pour augmenter la consommation, et percevoir plus de droit. Si l’on diminue les droits sur les batistes, c’est qu’elles sont faciles à frauder et que vous ne percevez pas les droits dont les fabricats sont frappés.
Pour les draps, par exemple, à l’occasion desquels on a fait hier des tableaux si lugubres, et pour lesquels je pourrai reproduire d’autres tableaux tracés par les mêmes peintres, ne serait-il pas loisible à la France de dire, empruntant le langage de plusieurs chambres de commerce et de plusieurs députés : « Vous n’avez rien fait en levant la prohibition des draps provenant de fabriques françaises ; vous saviez que la fraude s’en fait avec la plus grande facilité en Belgique ; il est évident que l’importation chez vous ne peut s’en accroître par l’abolition de la prohibition qui n’est qu’un vain mot dans le tarif. On nous a dit que les draps français s’introduisent facilement, soit par la frontière d’Allemagne, soit par la frontière de mer. »
Je ne puis mieux faire, pour appuyer ce que j’avance, rappeler les propres expressions de la chambre de commerce de Verviers, si directement intéressée à défendre cette industrie.
Et j’appelle sur ce point l’attention de nos nouveaux collègues surtout. Voici comment s’est exprimée la chambre de commerce de Verviers, le 24 mars 1835, dans le rapport qu’elle a fait à la commission d’industrie de la chambre des représentants :
« Sans la saisie à domicile des marchandises non revêtus d’une marque constatant qu’elles sont d’origine indigène, la prohibition est illusoire. N’en avons-nous pas la preuve avec les draps de France, qui, quoique prohibés, se trouvent dans tous les magasins de la Belgique ? Les draps n’étant soumis à aucune formalité pour constater leur origine, les fabricants français peuvent, sans le moindre obstacle, les introduire chez nous par la frontière maritime ou par la frontière d’Allemagne, ou les faisant passer pour des draps allemands ou anglais, et en acquittant le droit d’entrée qui équivaut à 5 p. c. environ, terme moyen. Il n’est pas même nécessaire de s’y prendre de cette manière, car la fraude est si bien organisée sur la frontière de France que la prime de fraude passe pas le droit ci-dessus. »
Je conviens, messieurs, que cette opinion de la chambre de commerce de Verviers est quelque peu incommode pour MM. les députés de cet arrondissement, mais cependant il y a moyen de tout concilier dans ce monde : vous savez, messieurs, on s’y est pris pour se débarrasser de l’avis dont il s’agit ; on a dit qu’en 1835 la chambre de commerce de Verviers ne savait ce qu’elle disait (on rit) ; que la chambre de commerce de Verviers, interrogée par la commission d’industrie de la chambre, et par conséquent appelée à éclairer l’importante discussion qui concernait une de nos principales industries, l’industrie cotonnière, la chambre de commerce de Verviers, infidèle à son mandat, aurait trahi la confiance que la chambre avait mise en elle ! Quoi, messieurs, la chambre de commerce de Verviers aurait trompé la confiance de la chambre ou ne savait pas ce qu’elle disait ? Je ne saurais le croire. Mais voyons si la chambre de commerce de Verviers tenait seule ce langage en 1835, et dans des circonstances plus récentes ? Voici, messieurs, ce que disait l’honorable M. David dans la première discussion de la loi actuelle :
« La prohibition chez nous n’est qu’un vain mot ; elle n’existe pas en fait. Voyez la différence de la prohibition française. Là elle est flanquée de toutes les rigueurs de la recherche à l’intérieur, de l’estampille et même de la vexation la plus odieuse, de la visite domiciliaire... »
Est-ce que l’honorable M. David expliquerait l’opinion qu’il a émise alors comme il expliqué celle de la chambre de commerce de Verviers ? (On rit.) Je vous avoue, messieurs, que je ne crois pas à tant d’humilité ; je n’en croirais pas d’ailleurs l’honorable membre, car je le regarde comme un homme sérieux, dont le caractère ne permet pas qu’on se joue de ses paroles. Je crois, messieurs, que nous devons avoir les mêmes égards pour la chambre de commerce de Verviers, et je prends acte des paroles de cette chambre comme de celles de l’honorable M. David.
Remarquez bien, messieurs, que ce n’est pas en 1835 que l’honorable M. David a émis cette opinion, mais dans la dernière session, alors qu’il s’agissait de la question des draps ; aussi, messieurs, c’est la force de la vérité qui a arraché cet aveu à l’honorable M. David, au moment même où il traitait cette question.
L’honorable M. Lardinois, non pas, il est vrai, en 1837, comme M. David, mais en 1835, a émis la même opinion, et il n’est pas moins formel ; voici les paroles de cet honorable membre :
« La France élude la prohibition des draps ; elle peut introduire les draps en transit par l’Allemagne et par la mer ; il y a des draps français partout en Belgique. »
Quand même la chambre de commerce de Verviers, l’honorable M. David et l’honorable M. Lardinois ne s’accorderaient pas sur ce point, le fait est évident : transportez-vous dans nos magasins, dans nos boutiques, et vous y trouverez presque partout des draps français. « Mais, dit-on, ce sont des draps belges que l’on vend comme draps français. » Eh bien, messieurs, s’ils en est ainsi, si cette petite supercherie est si facile, vous ne risquez rien à lever la prohibition, puisqu’on prend si aisément vos produits pour ceux de la France.
« Mais, dit-on, si vous permettez l’introduction régulière des draps français, alors non seulement ils encombreront les magasins, mais on lira sur l’enseigne des marchands : « draps français ; » et comme l’engouement est très vif en Belgique pour tout ce qui est étranger, on ne manquera pas de prendre les draps français à l’exclusion les draps belges. » Ce sont encore les chiffres, messieurs, qu’il faut consulter ici ; eh bien, nous allons voir, par les documents officiels qui sont parfois si incommodes pour certaines opinions, si l’engouement dont on s’appuie est aussi grand qu’on le prétend : depuis 1833 l’importation des produits français en Belgique a constamment diminué ; en 1833 les exportations de la France en Belgique se sont élevées à 43 millions (je néglige les fractions) ; en 1834 elle a été de 37 millions ; en 1835, de 34 millions 900,000 fr. ; en 1836, de 34,700,000 fr.
Si maintenant nous décomposons les chiffres et si nous examinons de quels éléments ils se composent, nous voyons que ce sont en grande partie les objets de mode et de fantaisie qui ont subi la plus forte décroissance, et nous sommes en droit de dire à nos adversaires qu’ils ont fait beaucoup trop grande la part de l’engouement belge pour les produits étrangers.
L’exportation de France en Belgique, en toiles, percales et calicots écrus et blancs, a été :
en 1833 de 3,765 kil.
en 1834 de 2,743 kil.
en 1835 de 2,526 kil.
en 1836 de 2,007 kil.
Pour les mêmes objets, mais teints et imprimés, cette exportation a été :
en 1833, de 147,662 kil.
en 1834, de 109,406 kil.
en 1835, de 81,478 kil.
en 1836, de 87,677 kil.
Châles et mouchoirs :
en 1833, de 35,184 kil.
en 1834, de 6,595 kil.
en 1835, de 2,265 kil.
en 1836, de 1,432 kil.
Mousselines :
en 1833, de 4,033 kil.
en 1834, de 3,175 kil.
en 1835, de 3,268 kil.
en 1836, de 2,888 kil.
Draps et velours :
en 1833, de 3,182 kil.
en 1834, de 1,406 kil.
en 1835, de 1,307 kil.
en 1836, de 694 kil.
Pour les étoffes croisées l’exportation de France en Belgique a diminué de 1833 à 1836, de 23,317 kil. à 9,135 ; pour les printanières de 8,333 kil. à 2,367 ; les autres objets importés de France en Belgique, de 1833 à 1836, ont suivi à peu près la même décroissance.
Ainsi, messieurs, en présence du chiffre global et du chiffre décomposé de l’importation officielle en Belgique des produits français, nous sommes en droit de dire que l’engouement pour les objets de mode et de fantaisie provenant de l’étranger n’est point tel que l’ont prétendu quelques honorables orateurs,
Si, comme je l’ai dit tout à l’heure, messieurs, la France s’engageait dans la voie des mêmes récriminations qui ont été dirigées contre les concessions résultant des ordonnances de 1835, et des lois de juillet 1836, si elle analysait dans le même esprit les améliorations que nous lui offrons, elle pourrait dire aussi que ces concessions sont illusoires.
En effet, messieurs, pour les vins, par exemple, comme l’a très bien observé M. David, qu’est-ce que la conversion d’un droit de 2 fl. en un droit de 3 fr. ? Une concession réelle à faire à la France, ce serait, comme l’a sagement proposé l’honorable David, la diminution du droit d’accise sur les vins étrangers ; mais dans ce cas même, messieurs, la France, argumentant toujours dans le sens que j’ai indiqué, pourrait nous dire : « Ce n’est pas dans mon intérêt que vous avez opéré cette réduction, mais dans le vôtre ; c’est pour augmenter la consommation et par suite vos recettes, en percevant le droit sur une plus grande quantité. »
Vous voyez donc, messieurs, que si de part et d’autre on s’engageait dans ce système de récriminations, on en viendrait à tout nier, comme l’a fait ici un honorable orateur, qui a dit en commençant et en finissant son discours, que les concessions de la France ne signifient absolument rien, qu’elles sont complétement nulles. Il est vrai qu’il n’avait pas sous les yeux les chiffres que j’ai eu l’honneur de vous présenter.
Il faut donc prendre les concessions de la France pour ce qu’elles sont et reconnaître que si elles ne sont pas tout ce que nous pourrions désirer, il y en a au moins qui ont été réellement avantageuses au pays, comme l’ont reconnu plusieurs chambres de commerce et quelques honorables membres de cette chambre,
Maintenant, messieurs, si nous voulons pouvoir réclamer avec succès de nouvelles concessions, si nous voulons que nos négociateurs futurs n’aient pas à remplir une mission trop difficile (en supposant que, dans le cas où les propositions du gouvernement seraient complétement dénaturées, nous trouvions des hommes assez dévoués pour aller demander au gouvernement français de nouvelles modifications) ; si nous voulons, dis-je, obtenir de nouvelles concessions de la France, nous devons faire disparaître de notre tarif l’exception qui frappe ce pays, exception plus offensante. je le reconnais, pour son amour-propre que nuisible à son industrie, exception insolite, exception que nous ne faisons pour aucun des peuples qui prohibent nos produits similaires.
Je crois qu’il faut la rayer de notre tarif. Je ne demande pas qu’elle le soit immédiatement. Si l’état actuel des choses est vicieux, s’il ne peut pas se justifier, tout au moins, comme il n’est pas notre fait, je conçois qu’il faille ménager les industries qui se sont établies dans le pays sous l’empire de cette mesure exceptionnelle. Je crois, fallût-il même ne tenir compte que de préjugés, de terreurs imaginaires, je crois qu’il ne serait pas opportun d’effacer la prohibition aujourd’hui même. Mais je pense, messieurs, que nous devons décréter en principe qu’elle disparaîtra dans un délai déterminé.
J’appuierai aussi la proposition du gouvernement, à laquelle s’est rallié M. Dechamps, et tendant à tenir compte de la prime d’exportation, lorsqu’il s’agira de fixer le droit.
Je suis d’autant plus partisan de cette mesure que je la crois juste à certains égards, et que je trouve l’amendement très politique dans la formule générale qu’on lui a donnée.
On a beaucoup parlé des primes de sortie ; il y a une assez grande divergence d’opinions sur ce point.
La prime de sortie est-elle une prime l’encouragement ? est-elle une prime de restitution ? Voilà ce que d’honorables orateurs ont tour à tour soutenu, sans que la vérité ait apparu d’une manière bien claire pour tout le monde.
Je me suis livré à quelques recherches à cet égard, et voici ce que j’ai trouvé :
La prime de sortie pour les tissus de laine a été originairement en France un drawback, semblable en tout à celui qui, dans l’intention du législateur, devait être payé pour l’exportation de nos sucres ; je dis « dans l’intention du législateur, » car je sais qu’aujourd’hui ce drawback est devenu une véritable prime d’exportation.
La prime de sortie pour les tissus de laine en France était donc originairement une restitution réelle ; elle a été établie par l’ordonnance du 14 mai 1823 ; voici comment cette ordonnance est conçue :
« Nous étant fait rendre compte des circonstance fâcheuses qui ont amené la baisse considérable qu’a successivement éprouvée le prix des laines récoltées en France, et voulant en atténuer les effets pour l’agriculture, sans nuire aux fabriques… »
Suivent les dispositions qui d’abord établissent un droit sur les laines étrangères de francs 30 à 240 les 100 kilog., soit 30 p. c., et avec le décime subventionnel 33 p. c.
Arrive ensuite la disposition qui crée la prime :
« Ceux qui justifieront du paiement desdits droits recevront pour les tissus de laine exportés, et jusqu’à concurrence des sommes portées dans les quittances produites… »
La prime fut fixée de fr. 132 à 396 les 100 kilog., soit environ 13 p. c.
Vous voyez, messieurs, que cette prime était une véritable restitution, puisqu’elle ne s’opérait que sur l’exhibition des quittances attestant l’acquit des droits sur les laines étrangères.
Je conviens que la prime a perdu ce caractère ; la loi du 7 mai 1827 l’a modifiée dans les termes suivants : « Jusqu’à ce qu’il en soit autrement ordonné, il sera payé à l’exportation des fils et tissus de laine, et sans qu’il soit nécessaire de produire les quittances des droits payés sur les laines étrangères, les sommes ci-après, à titre de compensation. »
Voilà donc une nouvelle espèce de prime qui est qualifiée par le législateur de prime de compensation.
Pour arriver à justifier l’établissement de cette prime, on a fait le raisonnement suivant, qui est fort simple.
Le droit de 33 p. c. sur les laines étrangères devait avoir pour résultat de faire augmenter le prix des laines indigènes dans une proportion équivalente ; or, si par l’effet du droit sur les laines étrangères, le prix des laines indigènes augmentait, il était évident que la France ne pouvait plus concourir sur les marchés étrangers, alors que la concurrence s’établissait avec les pays qui ne frappaient pas d’un droit les laines étrangères, et chez qui, par suite, les laines indigènes ne devaient pas renchérir.
Qu’il y ait un abus, et qu’un abus existe encore relativement à cette prime de compensation, c’est ce dont je suis convaincu ; mais je crois qu’on va trop loin en soutenant que si ce droit, originairement de 33 p. c., et qui est aujourd’hui de 22 p. c., n’existait pas, le prix des laines en France serait le même ; je ne le pense pas ; je crois au contraire que, par l’effet du droit dont sont frappées les laines étrangères à leur entrée en France, le prix des laines indigènes doit en être augmenté ; et si nous recourons à l’enquête française, nous verrons que dans leurs interrogatoires les négociants d’Elbeuf et de Louviers ont déclaré que la laine coûte en France environ 22 p. c. de plus qu’en Belgique.
Je n’ai pas été à portée de vérifier l’exactitude de ces assertions ; mais divers fabricants français entendus dans l’enquête sont d’accord sur ce point.
Une voix. - Il y a exagération.
M. Lebeau. - Soit ! mais je dis que c’est aller trop loin, que c’est tomber dans une autre exagération, que de soutenir que le droit sur l’entrée des laines étrangères ne réagisse pas sur le prix des laines indigènes, lorsqu’il s’agit de soutenir le concurrence à l’étranger.
Et remarquez-le bien, messieurs, quelles sont les espèces de produits sur lesquelles la France établit la concurrence contre vous ; ce sont les produits fins. Car assurément les artisans, les hommes du peuple ne se livrent pas facilement à cet engouement dont j’ai parlé tout à l’heure ; ils prennent, eux, des marchandises qu’ils croient bonnes, et qui sont à bon marché, sans s’enquérir d’où elles viennent.
La concurrence se fait donc, à mon avis, et doit se faire pour les draps lins. Or pour les draps fins, je crois qu’en général on travaille en France avec la laine d’Espagne ; cette laine paie donc un droit de 22 p. c. (M. Lardinois s’agite sur son banc.) Il est possible que je commette ici des hérésies qui émeuvent plus ou moins l’honorable M. Lardinois ; s’il peut me réfuter, je l’entendrai avec plaisir, surtout si son opinion de 1837 se trouve d’accord avec celle qu’il a émise en 1835.
Je pourrais encore m’appuyer, messieurs, d’une citation qui a été faite par l’honorable M. Demonceau, et qui jette quelque jour sur l’importance qu’il faut attacher à la prime d’exportation. Voici ce passage, qui est tiré d’un discours de M. Duchâtel, et qui a été reproduit par M. Demonceau :
« Pour fixer la valeur des primes, a dit M. Duchâtel, l’administration s’est entourée de toutes les lumières ; elle a cherché à savoir dans quel rapport de valeur les laines entraient dans les diverses espèces de tissus ; puis appliquant une règle de proportion, elle a déterminé qu’une surcharge résultait du droit, et par suite quelle devait être la restitution. Il a calculé que la laine entrait pour une moitié dans la valeur de ces tissus. La droit sur la matière première est de 22 p. c. et la prime de 9. On ne restitue donc pas tout le droit perçu ; on reste plutôt en dessus qu’en dessous du calcul. »
Messieurs, ce n’est pas seulement à l’occasion de primes d’exportation sur les tissus de laine qu’on est tombé dans des exagérations, en les assimilant à de véritables primes d’exportation ; on ne s’est pas moins étrangement trompé à cet égard dans la question des cotons, par exemple. Dans la discussion relative aux bonneteries, on a paru croire que c’est une erreur de présenter la prime de sortie comme une pure prime de restitution.
Or, je soutiens que c’est une véritable prime de restitution, et pas autre chose. S’il en était autrement, je ne conçois pas comment il serait possible de comprendre les calculs des honorables députés de Tournay, MM. Dumortier et Dubus.
Car, que vous ont dit ces honorables membres, relativement à l’importation des cotons ? Ils vous ont dit que le droit qui est de 10 pour l’Allemagne était ordinairement réduit à 6 dans ses déclarations. M. Dubus a été plus loin. Il vous a dit que la valeur avait été atténuée dans une foule de factures jusqu’à 50 p. c.
Ne nous attachons d’abord qu’à la première assertion qui a été émise relativement au droit sur les cotons. Lorsqu’il faut payer 10 p. c., on ne paie, dit-on, que 6 p. c. ; j’en conclus que lorsque le droit est de 20 p. c., c’est-à-dire lorsque c’est la France qui exporte chez nous, le droit, par l’effet des déclarations dont les honorables députés e Tournay ont parlé, est réduit à 12 p. c. A quoi, selon l’honorable M. Dumortier, il faudrait ajouter la prime de restitution qui est de 6 p. c. Si du droit de 20 p. c. vous déduisez d’abord les 6 pour cent résultant de la dissimulation de la valeur, si ensuite vous déduisez les 6 pour cent provenant de la prime de restitution, évidemment on ne paie en définitive que 6 p. c. Mais alors comment se fait-il que l’honorable M. Dumortier atteste que la prime de fraude s’élève à 13 et quelquefois à 15 p. c. Mon intelligence ne va pas jusqu’à comprendre comment, lorsqu’on peut loyalement et régulièrement entrer à raison de 6 p. c. payés au fisc, on donne 13 ou 15 p. c. aux entrepreneurs de fraude.
Si maintenant nous abordons l’assertion bien autrement importante de l’honorable M. Dubus, c’est-à-dire, si nous supposons que la valeur soit atténuée dans des factures françaises jusqu’à 50 p. c., il en résulterait que l’on pourrait entrer régulièrement et loyalement à raison de 3 ou 4 p. c., et que cependant on paie 13 ou 15 p. c. aux fraudeurs !
Il y a donc évidemment exagération, ou plutôt erreur dans les calculs auxquels se sont livrés ces honorables membres sur les effets des primes d’exportation.
Messieurs, je crains d’avoir abusé de votre patience dans une discussion qui a déjà été bien longue et qui, en quelque sorte, fait double emploi avec celle qui a clos la dernière session. Si j’ai joint mes efforts à ceux de quelques-uns de mes honorables collègues, c’est, je vous l’avoue, que j’étais vivement préoccupé d’une crainte, et cette crainte, je l’exprimerai avec franchise, sans précautions oratoires ; je redoute les représailles.
Je crains que si nous ne mettons la France dans le droit commun de notre tarif, si au moins nous n’adoptons pas une disposition qui en donne la perspective, dans une période que la prudence peut fixer, nous devons craindre des représailles. J’avoue qu’en présence des chiffres d’exportation que je vous ai cités et dont je crois devoir attribuer la progression aux modifications introduites par les ordonnances de 1835 et les lois de 1836, je crains beaucoup l’effet de ces représailles.
Indisposez la France par une loi hostile, disait l’honorable M. Lardinois, vous verrez si on recevra vos houilles et vos fers. Voilà ce qu’on vous disait dans une autre occurrence. Ces représailles, je le sais, nuiraient aussi à la France, c’est possible, car je professe l’opinion que l’intérêt bien entendu de la France exige le maintien des modifications introduites dans son tarif. Malgré les préjugés d’une grande partie des industriels français, l’intérêt bien entendu de la France demande le maintien de ces modifications ; mais l’intérêt bien entendu de la France ne parle pas toujours aussi haut que le préjugé, les erreurs, les passions des industriels dont les réclamations assiègent le gouvernement ; il ne parle pas toujours aussi haut que la susceptibilité de ce gouvernement, et je puis dire de cette nation.
Vous le savez, ce n’est pas la première fois que la France sacrifie à sa dignité, à l’orgueil national, si vous voulez des intérêts matériels. Ce ne serait pas la première fois que chez elle l’intérêt politique fait fléchir l’intérêt commercial . Rappelez-vous ce qui s’est passé avec la Suisse. Croyez-vous que ce soit sans porter une grave atteinte au commerce des départements de l’est, qu’on a interrompu les relations commerciales de la France avec la Suisse pour obtenir satisfaction de quelques paroles offensantes, inconsidérées, échappées à des hommes en fonctions.
M. Gendebien. - C’était une affaire de basse police
M. Lebeau. - Je prends acte de cette observation. C’était une affaire de basse police ; soit : ce n’est pas le moment de discuter là-dessus ; mais plus vous déprécierez, plus vous rapetisserez l’objet de la collision, plus vous prouverez ma thèse, à savoir que la susceptibilité du gouvernement français est grande.
Lorsque le gouvernement français, à tort ou à raison, croit que sa dignité est blessée par la mesure d’un gouvernement voisin, il sait, je le répète, faire fléchir l’intérêt matériel, l’intérêt commercial devant l’intérêt politique. Vous en trouverez une nouvelle preuve dans ce qui se passe en ce moment aux Pyrénées ; le gouvernement français a reçu bien des réclamations contre l’espèce de blocus commercial, institué pour nuire à don Carlos. Le gouvernement français l’a affirmé en pleine chambre ; tous les députés du midi sont convenus des souffrances qui en résultaient pour les négociants de leurs départements. Mais l’intérêt politique parle plus haut que l’intérêt commercial, et l’absorbe. Je crains que la même susceptibilité, la même appréciation de sa dignité, le même orgueil national, si vous voulez, ne portent la France à des mesures commercialement hostiles contre la Belgique, tout au moins au retrait des lois de 1836, si péniblement arrachées aux chambres françaises.
Je crains, dans cette prévision, le rejet ou la mutilation des propositions qui vous sont soumises par le gouvernement, propositions qu’on peut amender ; car, je le reconnais, le gouvernement français non plus n’a pu obtenir des chambres tout ce qu’il voulait vous donner, Mais si vous les amendez, que ce soit de telle manière que le gouvernement ne soit pas obligé de retirer la loi : faites qu’il puisse l’offrir à la France, comme l’accomplissement loyal de ses engagements.
Sans cela, outre le danger que j’ai signalé., vous affaiblissez les ministres français qui se sont successivement montrés le plus favorables à l’extension des relations de la France avec la Belgique, vous donnez de nouvelles armes à l’opposition, à cette masse d’industriels privilégiés, qui défendent si énergiquement en France leur cause contre celle de la masse des consommateurs.
M. le président. - Voici l’amendement de M. Demonceau :
« La prohibition sur les draps et casimirs français ou importés de France est maintenue ; toutefois le gouvernement est autorisé à lever cette prohibition, lorsque le gouvernement français lèvera celle frappant les draps et étoffes de laine d’origine belge. »
Avant le donner la parole à M. Demonceau, je dois informer la chambre que M. le ministre des finances vient de déposer divers documents de statistique, relatifs à la loi en discussion.
Plusieurs voix. - L’impression ! l’impression au Moniteur !
M. le président. - S’il n’y a pas d’opposition, ces pièces seront insérées au Moniteur.
La parole est à M. Demonceau.
M. Demonceau. - Messieurs, la session est à peine ouverte, et déjà nous sommes appelés à refondre en quelque sorte le projet de loi qui nous a coûté tant de travaux dans une session précédente.
J’ai pris alors la parole pour défendre le système proposé par la section centrale et pour combattre celui du gouvernement. Je n’obtins ni l’adoption de mon système, ni le rejet de celui du gouvernement ; un vote de transaction fut proposé, et la chambre, à la majorité de 57 voix contre 35, décida que la prohibition sur les draps et casimirs français serait levée à dater du 1er janvier 1839.
Toutefois les efforts ne furent pas sans résultat ; il fut reconnu par le ministère et par ceux-là même qui étaient nos adversaires, il fut reconnu, dis-je, qu’il était de la plus haute importance pour la Belgique d’atteindre cette législation perfide sur les primes françaises. Dans les séances précédentes une voix nous était venue en aide dans une position bien difficile : car il faut en convenir, quand on discute une proposition déjà jugée d’avance, il faut les efforts beaucoup plus grands pour faire revenir les premiers juges d’une prévention. Cette voix éloquente vous a fait connaître toute l’importance de l’industrie de Verviers ; il vous a donné l’analyse de ce document remarquable digne à tous égards de fixer votre attention et de convaincre la chambre et le pays.
Dans la première décision prise, vous avez peut-être agi avec une certaine légèreté, née sans doute de suppositions plus ou moins exagérées ; vous avez agi enfin sans réfléchir que vous compromettiez, que vous anéantissiez la plus belle industrie de la Belgique. Comme vous le pensez bien, un honorable collègue au talent duquel, dans quelque position qu’il se soit trouvé, j’ai toujours rendu justice, il le sait pertinemment, s’est levé pour défendre une cause un peu périclitante ; la force des arguments de l’honorable membre qui l’avait précédé à la tribune, l’honorable M. Verhaegen, exigeait un défenseur courageux. L’amendement proposé par M. Verhaegen a donc été le sujet d’un beau discours, d’une argumentation qui, je crois, sera bientôt répétée par l’honorable auteur de l’amendement. Toutefois j’ai voulu prouver par la proposition que j’ai déposée que je n’entendais pas entrer dans une discussion générale ; mais que fidèle aux principes que je me suis tracés dès le commencement de la discussion, je maintiens donc, en ce qui concerne l’article draps et casimirs, les concessions faites par la France, dont je n’ai jamais nié l’importance personnellement ; mais je l’ai toujours dit et je le répété encore aujourd’hui, la France ne nous a pas donné tout ce que son gouvernement voulait nous donner : quel qu’ait pu être le résultat des concessions nous faites, il n’est pas, selon moi, suffisant pour adopter de notre côté une mesure qui entraînerait inévitablement la destruction de notre industrie.
J’ai dit que je consentais à lever la prohibition pourvu que la France levât le sienne ; c’est la plus juste et la plus équitable réciprocité. J’ai énoncé cette proposition dans la précédente discussion ; je l’ai convertie aujourd’hui en disposition formelle ; c’est là mon amendement que je viens de déposer.
Messieurs, je n’espère pas ramener à mon opinion ceux qui ont voté contre précédemment. Toutefois, je déclare que dans la position où je me trouve, je fais tout ce qu’en conscience je crois pouvoir faire en donnant au gouvernement le droit de lever la prohibition quand la France lèvera la sienne.
Je ne sais ce que je pourrais vous dire de plus que ce que j’ai dit lors de la discussion précédente, car heureusement pour moi, pour répondre à mes arguments, quels moyens a-t-on employés ? On a cherché d’abord à mettre en contradiction mes honorables collègues. Mais mes adversaires devraient savoir que ce n’est pas ainsi qu’on réfute des arguments. J’ai posé des arguments tels qu’il en est résulté que ceux qui furent mes adversaires, sont aujourd’hui, sur le point le plus important, de mon avis.
M. Lebeau. - En partie.
M. Demonceau. - En effet, puis-je trouver un meilleur défenseur de mon opinion que M. Lebeau lui-même qui vient de parler ?
J’ai parlé de la législation des primes, et, je le répète, il est fort heureux pour l’industrie de Verviers que je sois parvenu à découvrir à cet égard des documents ; car vous le savez, je suis étranger au commerce ; je me livre d’ordinaire exclusivement à l’étude des lois nécessaire aux fonctions importantes que je remplis ailleurs que dans cette enceinte ; ainsi vous devez comprendre que pour traiter des questions d’industrie, je suis obligé de faire des recherches. Le premier j’ai examiné à fond cette législation des primes, et vous le savez, j’ai reconnu qu’en principe elle était sincère et équitable. Il est juste, en effet, que, lorsque vous frappez des marchandises d’un droit à l’entrée, vous accordiez un droit équivalent lorsque les marchandises sont destinées à être exportées hors du pays.
Je vous ai cité dans la première discussion des documents français que je crois devoir rappeler. Ils se trouvent au Moniteur ; les voici :
21,600.000 de valeur ont produit pour :
9,400,000 kilogrammes, fr. 4,750,000
45,800,000 de valeur exportés du poids de 1,800,000 kilogrammes ont obtenu une restitution de fr. 4,120,000
9,400,000 kilog. n’ont été portés qu’à une valeur de fr. 11,600,000
Terme moyen pour le kilog., 230.
Au contraire 1,800,000 kilog. exportés ont obtenu une valeur de fr. 45,800,000
Ainsi, il est resté en France 7,600,000 kilog. de laines qui n’ont laissé au trésor que fr. 630,000.
Ces calculs sont officiels ; ils émanent du gouvernement français.
Qu’il me soit permis de répondre à l’honorable préopinant qui a cherché à mettre mes honorables collègues du district de Tournay en contradiction au sujet de ce qu’ils ont avancé sur ces primes. Il faut bien comprendre la base de la prime à l’exportation de France ; c’est sur la matière brute que le droit d’entrée est fixé, et c’est la valeur qu’on donne à l’entrée en France qui sert de base à la perception des 22 p. c. ; or, l’atténuation de valeur peut être d’un tiers sans qu’il y ait possibilité d’appliquer les lois sur la préemption ; la prime, au contraire, est accordée aux marchandises toutes perfectionnées, y compris la main-d’œuvre, et cela d’après la valeur en fabrique et au comptant ; c’est-à-dire valeur au prix courant du jour ; en un mot, la valeur que le négociant donne à sa marchandise pour l’exporter. Si vous considérez le bénéfice sur la fraude à la valeur à l’entrée, le bénéfice sur l’excès de valeur des marchandises à la sortie, vous reconnaîtrez que les calculs de nos honorables collègues sont exacts : pour moi, je les trouve très modérés. Ce qui le prouve, ce sont les tableaux d’exportation que j’ai produits lors de la première discussion.
Voilà, je crois, une réponse spontanée, une réponse à l’instant même aux observations du préopinant. Cette réponse était nécessaire, surtout spontanément ; c’est pourquoi je n’ai pas laissé à mes collègues le soin de la faire, car ils sont aussi bien, sinon plus à même que moi de justifier leurs premiers calculs.
Dans la première discussion, je vous ai dit que pour les articles de draperie nous n’avions rien à craindre de la part de la France ; j’ai cité les paroles mêmes des organes du gouvernement français. Que demandaient-ils aux industriels de France ? Qu’ils consentissent à l’introduction des produits belges ; car la base donnée aux négociateurs de la Belgique avec le gouvernement français, c’était d’obtenir la levée de la prohibition des draps belges en France, pour accorder en retour la levée de la prohibition des draps français en Belgique. Que demandait l’industrie française ? Que demandait le ministre du commerce (c’était alors M. Thiers, depuis président du conseil des ministres) ?
Voici ses paroles :
« Vous me dites : Fournissez aux Belges un débouché, cherchez quelque matière produite par eux que vous puissiez employer chez vous, et introduisez-la ; eh bien ! nous l’avons cherché. Je me souviens, lorsque j’avais l’honneur d’être ministre du commerce, d’avoir discuté avec les Belges, et je n’ai pas trouvé qu’il fût possible d’introduire des marchandises belges ; ainsi, lorsqu’il s’est agi du drap, vous avez la Normandie qui pousse des cris aigus ; qu’on me permette de le dire, je l’ai entendu, je me suis rendu chez elle. Je voulais négocier un arrangement entre les intérêts belges et les intérêts normands, quant aux draps, parce qu’il pourrait en résulter des avantages considérables pour l’ensemble de l’industrie française ; eh bien, en Normandie, croyez-vous (et je ne blâme pas ici les Normands d’être partisans du système protecteur, et grands partisans), croyez-vous qu’on se contente d’un droit énorme ? J’ai parlé aux fabricants de draps d’un droit de 40 à 50 p. c. Cela ne les rassure pas ; ils veulent la prohibition absolue ; ajoutez maintenant si vous le voulez, et dites-moi, répète le ministre, cherchez un moyen de dédommager les Belges ; je l’ai cherché et je ne l’ai pas trouvé. »
Je mets en regard de l’opinion française l’opinion de l’industrie de Verviers ; voici ce que disait l’industrie de Verviers :
« Nous ne demandons pas mieux que de voir lever la prohibition sur les draps français, pourvu qu’il y ait réciprocité de la part de la France ; nous ne sommes pas partisans de la prohibition, et nous ne conseillerons jamais au gouvernement de refuser des concessions équivalentes à celles que l’on nous offrira. Nous sommes à peu près réduits à la consommation intérieure, que les Anglais et les Allemands partagent déjà avec nous, grâce à la modération de notre tarif. Vous ne l’ignorez pas, et cependant vous voulez nous faire venir de nouveaux copartageants, les Français ! Mais alors, qu’ils nous laissent aussi entrer chez eux, ou qu’au moins l’on nous donne des consommations, car partout nous ne rencontrons que prohibitions et droits élevés. »
Leur langage fut le même en 1833 :
« Il est à désirer que cet état d’hostilité commerciale cesse entre deux pays qui ne peuvent que gagner l’un et l’autre à se faire de mutuelles concessions. La France prohibe nos draps et casimirs, nous prohibons les siens, tandis que tous les autres draps et casimirs étrangers peuvent être importés en Belgique, moyennant un droit qui équivaut de 4 à 7 p. c. suivant les qualités.
« Nous ne pensons pas que cette exclusion réciproque ait été plus profitable à la France qu’à la Belgique, les deux pays n’ont faire que s’interdire mutuellement des relations utiles.
« Dans les négociations qui vont s’ouvrir avec la France, nos commissions feront sans doute tous leurs efforts pour faire cesser cet état de choses, nous ne demandons pas mieux que de voir le mot prohibition rayé de notre tarif et de voir admettre chez nous les produits français aux mêmes droits que ceux des autres nations, pourvu que la France fasse subir la même reforme à son tarif et remplace la prohibition absolue par des droits sagement calculés. »
Vous voyez que les négociants belges, à la différence des négociants français, étaient d’accord que la prohibition, quant aux draps, devait être levée ; qu’une espèce d’association pouvait être à cet égard contractée entre la France et la Belgique. Vous n’irez pas dire que le gouvernement français n’était pas de cet avis. Ce gouvernement dit qu’il croirait convenable de lever la prohibition ; que cette mesure serait avantageuse à la France ; les industriels résistent, et il laisse retomber sur eux la responsabilité de leur refus. Le gouvernement français sur ce point a été bien différent du gouvernement belge. Les organes du gouvernement français, convaincus que les mesures proposées aux chambres étaient avantageuses à l’industrie française, ont reculé néanmoins devant l’opinion. L’industrie française leur a dit : « Si vous autorisez l’introduction des draps belges, vous compromettez notre industrie. » Le gouvernement français a cédé.
Ici les négociants belges vous crient aussi haut qu’ils peuvent crier : « Nous ne vous avons jamais rien demandé ; laissez-nous dans l’état précaire où nous nous trouvons, nous ne vous demandons pas d’autre protection que celle que nous avons. La prohibition, dites-vous, est illusoire ; laissez-nous cette prohibition tout illusoire qu’elle est, nous ne voulons pas de vos prétendus avantages ; nous considérons la prohibition, tout illusoire qu’elle est, comme préférable aux droits que vous voulez établir ! » Pourquoi ne pas avoir égard à cette demande de l’industrie belge ? C’est pour céder, dit-on, au gouvernement français ; c’est pour lui donner l’équivalent de ce qu’il nous donne. Mais, pour justifier une pareille opinion, il faudrait que la France ne fût pas dans un cas d’exception à l’égard de la Belgique. Quelle différence y a-t-il entre le producteur belge et le producteur français ? C’est que le producteur belge doit ménager sa fabrication de manière à ne pas arriver à un trop grande production ; c’est tout le contraire pour le producteur français.
D’après leur législation sur les primes, tout ce qui est consommé à l’intérieur ne reçoit pas de restitution ; mais tout ce qui est exporté a droit à la restitution, et peut doubler la valeur du drap pour obtenir cette restitution. Quand ils n’auraient que cette restitution pour soutenir la concurrence, ne serait-ce pas un grand avantage sur les fabricants belges ? Ils reçoivent 15 ou 20 p. c. par ces restitutions, et vous voudriez qu’ils ne produisissent pas le plus possible pour exporter ! La restitution excéderait même les sommes versées au trésor par les droits d’abord perçus, que le gouvernement n’aurait rien à dire. Si les fabricants n’en profitaient pas, il faudrait supposer qu’ils ne connaissent pas leurs intérêts. Mais, et le gouvernement, et les fabricants français, en savent plus que nous sur ce point. Depuis le vote que vous avez émis, vote qui a compromis notre industrie drapière, nous voyons des colporteurs, des étrangers, à ce qu’on dit, exposer en vente publique des draps neufs, au détriment de nos manufactures et des commerçants belges. Sont-ce des produits étrangers ? je l’ignore ; toujours est-il que vous avez des réclamations de plusieurs localités sur ce point.
Il m’a été assuré que les premières maisons de Sedan avaient suspendu leurs travaux ; que l’engorgement était tel en France qu’en un seul jour, dans les trois villes manufacturières de France, il avait été déclaré environ dix faillites. Est-ce l’effet de ces faillites qui se fait sentir ici ? Je l’ignore encore.
Pour soutenir mon opinion, j’ai reproduit une analyse des avis des chambres de commerce de la Belgique, et j’ai dit que toutes celles qi s’étaient occupées de la question des draps, à l’exception de la chambre de commerce d’Anvers, étaient d’avis qu’il fallait maintenir la prohibition sur les draps. Cette chambre de commerce a donné pour seul motif de son opinion qu’elle pensait qu’adopter la mesure proposée par le gouvernement serait chose prudente, parce que, ajoutait-elle, nous avons l’espoir que le gouvernement français nous fera sur ce point des concessions. Je pense que j’ai analysé fidèlement ce qui a été dit sur cet objet.
Mais il est un avis de la chambre de commerce de Verviers que l’on vient de m’opposer ; celui-là, à coup sûr, ne répond pas encore à mes arguments. On a supposé que la chambre de Verviers était en contradiction avec ce qu’elle avait avancé précédemment. La chambre de Verviers, dit-on, a déclaré que la prohibition était illusoire. Je me serais abstenu de parler de cet avis, si dans cette discussion on ne l’avait reproduit. Je me souviens que, dans les débats de la session précédente, M. Gendebien prit la défense de la chambre de commerce de Verviers, et qu’il soutint qu’elle avait eu raison de tenir alors ce langage, reproduit, comme elle avait raison, lorsqu’elle réclamait le maintien de la prohibition. Rappelons-nous dans quelles circonstances elle fut consultée ; il s’agissait de l’industrie cotonnière, et d’établir des droits pour la protéger ; une prohibition bien autrement odieuse que celle qui frappe les draps français, était demandée.
On voulait rétablir l’estampille, la recherche à l’intérieur, et la prohibition sur les produits de tous les pays. La chambre de commerce de Verviers, qui avait dit en 1833 que la prohibition n’était bonne à rien, qu’il fallait obtenir de la France la levée de la prohibition sur nos draps et lui accorder la même mesure, craignait de compromettre les négociations entamées avec la France ; elle avait en outre à redouter, de la part des pays voisins, des représailles. Vous le savez, messieurs, les réclamations ne se firent pas attendre. La Suisse dont on voulait prohiber les produits, se plaignit de suite ; j’ai en main un document que je m’abstiendrai de produire, mais dont je vous dirai la date (il est du 20 août 1835), par lequel le gouvernement fédéral adresse au gouvernement belge des réclamations formelles. Il déclare que si l’on adopte la proposition faite alors, il sera exposé à hausser ses droits vis-à-vis de la Belgique.
Que fait la chambre de commerce de Verviers, elle compare la prohibition que l’on voulait établir avec la prohibition existante, et dont elle jouissait ; et ces deux prohibitions mises en parallèle, elle dit que la prohibition est illusoire ; que les draps entrent par la frontière de Prusse et par la frontière maritime, qu’ils entrent même en fraude ; elle ajoutait, il est vrai, que toute mesure prohibitive qui ne serait pas accompagnée des mesures telles que les députés des Flandres les demandaient, leur paraissait illusoire. Mais a-t-elle jamais dit que la prohibition dont elle jouissait n’était pas une protection pour l’industrie de Verviers ? Non. Or, une mesure de protection quelconque, comparée avec une autre mesure plus efficace, peut être qualifiée illusoire, sans qu’on puisse dire ainsi qu’on l’a fait que pareille mesure n’est aucunement protectrice.
Souvenez-vous du moyen qui fut alors employé par le ministre des finances pour vous engager à rejeter la proposition des députés des Flandres.
J’ai, dit-il, un moyen efficace d’empêcher les plaintes de l’industrie cotonnière : je vais vous proposer d’augmenter le personnel de la douane pour arriver à une surveillance plus active sur les frontières ; ces mesures que je viendrai bientôt vous soumettre seront dans l’intérêt de l’industrie cotonnière et de toutes les industries de la Belgique. Si donc maintenant vous croyez que l’on fraude encore les draps, malgré les précautions prise par le ministre et ses promesses, vous faites le procès à cet administrateur. (On rit.)
M. le ministre des finances (M. d’Huart). - On fait entrer les draps par mer.
M. Demonceau. - La frontière de mer est la plus facile à surveiller ; si les douaniers y font leur devoir, ils saisiront les draps.
M. Duvivier. - Les draps paient les droits !
M. Demonceau. - Les draps paient les droits ; mais selon mes honorables adversaires ce sont les draps fins que l’on fait entrer. Eh bien ! consultez les tableaux des importations, et je vous défie d’y trouver un seul drap fin déclaré. Sur 52,000 kil. de draps importés en Belgique en 1834, 48,000 kil. sont évalués au-dessous de 8 fr. le mètre, et le reste n’a été évalué que dans la catégorie de 8 à 16 fr. Et vous qui usez du drap français, on vous donne le mètre pour 10 ou 16 fr. ; donc s’il est entré des draps français comme draps prussien ou anglais, ils n’ont pas été déclarés à leur valeur, et les douaniers n’ont pas fait leur devoir.
Voilà les faits que j’avance, la statistique à la main.
Vous avez tort de dire que la chambre de commerce est en contradiction avec ses antécédents ; car elle a pu à bon droit dire en 1835 ce qu’elle ne dit pas en 1837 par la raison toute simple qu’elle compte aujourd’hui sur une surveillance plus active à la frontière et qu’elle ne se défie en aucune manière des organes du gouvernement qui sont venus promettre à la nation cette surveillance, en échange des fonds qu’ils nous ont demandé pour augmenter le personnel de la douane.
L’honorable M. Lebeau a voulu prouver par des chiffres que l’importation en Belgique des étoffes fines diminue d’année en année ; mais je viens, messieurs, de dire pourquoi cette importation semble diminuer, quoiqu’elle ne diminue pas en réalité ; c’est qu’on déclare 8 fr. ce qui en vaut 16, ou qu’on ne déclare rien du tout et qu’on introduit en fraude. Les documents officiels dont M. Lebeau s’appuie, ne prouvent donc absolument rien ; ces documents ne constatent l’importation que de ce qui déclaré, et d’après la valeur pour laquelle on l’a déclaré ; tout ce qui se fraude n’est pas compris dans ces documents. Les chiffres de l’honorable M. Lebeau ne prouvent donc absolument rien, si ce n’est qu’on fraude le droit.
Examinons maintenant la proposition que soutiennent nos honorables adversaires, d’établir un droit uniforme pour tous les pays et d’y ajouter pour chaque pays où il s’accord des primes d’exportation, le montant de ces primes ; eh bien, messieurs, cette mesure s’appliquerait à la France et à la France seule ; vous voulez donc prendre une mesure exceptionnelle contre la France que vous dites vouloir replacer dans le droit commun ? N’est-ce pas là une contradiction flagrante ?
Le droit proposé par le gouvernement s’élèverait à peu près à 5 p. c. terme moyen ; si vous ajoutez à cela le montant de la prime d’exportation qui se paie en France et qui, de l’aveu même de l’honorable préopinant revient à 13 p. c. au moins, vous aurez un droit de 18 p. c. sur les provenances françaises ; eh bien, voyons, messieurs, si une proposition qui aurait ce résultat serait préférable à la prohibition que nous réclamons. Ici, messieurs, je rencontrerais deux principes qui ont servi de base à tous les discours de quelques-uns de nos honorables adversaires : « Les droits élevés, dit l’un, ne profitent qu’aux fraudeurs. » « Il ne faut jamais, dit l’autre, élever le droit au-delà de la prime de fraude. » Eh bien, j’admets volontiers que sur ce point nos honorables adversaires ont raison, mais qu’est-ce que cela prouve ? Cela prouve uniquement que nos honorables adversaires sont en contradiction avec eux-mêmes. « Les droits élevés ne profitent qu’aux fraudeurs, et vous voulez élever le droit à 18 p. c. à l’égard de la France ! » Le droit ne doit pas aller au-delà de la prime de fraude, et vous voulez établir un droit double de cette prime, laquelle, dites-vous, ne s’élève qu’à 9 p. c.
Vous avez dit que les draps pouvaient se frauder par les frontières de terre vers la Prusse et par la mer.
Si l’on peut frauder les draps, l’on fraudera la prime.
Vous avez dit que la prime s’accordait en France, même lorsqu’on frauderait.
Encore une fois l’on fraudera les draps, et l’on ne vous paiera pas la prime.
Vous invoquez l’avis de la chambre de commerce de Verviers.
Si vous tenez cet avis pour bon, pour argument irrésistible à l’effet de prouver que la prohibition est illusoire, je m’en empare en ce cas, pour vous prouver avec la même évidence que les mesures que vous proposez pour atteindre la prime seront encore plus facilement éludées, et alors qu’aurez-vous fait pour le commerce ?
Je vais plus loin.
Exigerez-vous des certificats d’origine ? Votre droit pour atteindre la prime sera encore éludé facilement. J’admets volontiers que les fabricants anglais particulièrement ne se laisseront pas séduire par le commerce français (ce qui est cependant chose douteuse et très douteuse) pour délivrer des certificats supposés ; la France a encore un moyen facile pour vous tromper, et, soyez-en certain, elle le fera. Le voici :
Vous savez que la Suisse reçoit les produits français, comme les nôtres, que le commerce français a ses dépôts en Suisse, comme les fabricants de Verviers ont les leurs ; que fera le commerçant français qui voudra vous envoyer les produits sans vous restituer la prime ? Il expédiera les draps à son dépôt en Suisse et obtiendra ainsi 15 à 20 p. c. de prime par suite de l’exagération exagérée qu’il donnera à ses draps à la sortie de France, et ceux qu’il ne trouvera pas convenable de vendre en Suisse, il vous les renverra accompagnés, s’il le faut, de tous les documents propres à prouver que ces draps ne sont pas d’origine française. Que deviendra alors votre droit pour atteindre la prime ? Veuillez, je vous en conjure, nous le dire franchement ; pour moi, je voudrais bien que M. d’Huart nous dise comment il s’y prendra pour empêcher cette manière de frauder.
Pourquoi donc ne pas nous laisser la prohibition ? D’une part nous la réclamons, cette prohibition, et de l’autre nous vous prouvons que la disposition par laquelle vous voulez la remplacer est également illusoire ; nous vous prouvons en même temps que cette disposition est une mesure exceptionnelle contre la France. Vous voyez donc, messieurs, que sous quelque face qu’on envisage la question, il n’y a rien de mieux à faire que de maintenir le statu quo de laisser à la draperie belge la protection dont elle jouit actuellement et dont elle est satisfaite, tout illusoire qu’est cette protection.
Cependant, messieurs, (et ici j’arrive aux développements de ma proposition), je déclare que je désire de tout mon cœur qu’un jour les frontières françaises et les frontières belges soient ouvertes à tous les produits des deux pays ; je désire voir d’établir entre la Belgique et la France cette association, cette union qui fait aujourd’hui la prospérité de l’Allemagne. J’offre donc au gouvernement le moyen de s’entendre comme il le jugera convenable avec le gouvernement français pour la levée de la prohibition.
Je demande par mon amendement que nous discutions préalablement la question de savoir si la prohibition sera maintenue jusqu’à ce que la France l’ait levée chez elle, et, dans le cas où cette question serait résolue affirmativement, je demande qu’on donne au gouvernement le droit de lever la prohibition aussitôt qu’on la lèvera en France, quels que soient d’ailleurs les droits par lesquels le gouvernement français la remplacerait. A cet égard, je me confie entièrement au gouvernement, et je crois faire en cela un acte de conciliation, un acte de patriotisme.
J’ai proposé mon amendement parce que je me suis aperçu que l’amendement qui a été déposé et développé avec tant de talent par l’honorable M. Verhaegen a effrayé certains membres de la chambre par sa généralité. Moi j’ai restreint la question dans ses véritables limites. Je l’ai bornée à ce qui concerne la levée de la prohibition pour les draps, casimirs et autres étoffes de laine d’origine française.
L’amendement de l’honorable M. Verhaegen a effrayé quelques membres de cette chambre, en ce que l’honorable auteur de la proposition disait, dans son amendement, que les produits étrangers seraient frappés en Belgique des mêmes droits que ceux qui pèseraient sur les produits similaires belges à l’étranger.
On a dit que c’était là un système impossible ; que nous ne pouvions pas imposer notre loi à nos voisins. Eh bien, messieurs, ces scrupules doivent disparaître par l’adoption de mon amendement. Il laisse la France libre d’établir le droit qu’elle juge à propos ; je laisse aux ministres la faculté de lever la prohibition, quels que soient les droits que la France substitue à la prohibition.
Si vous adoptez cette mesure, vous me trouverez très disposé à voter des droits tels qu’on ne puisse les considérer comme prohibitifs. Car sachez-le, messieurs, si je consens à substituer des droits à la prohibition, je ne veux pas que ces droits soient prohibitifs ; je ne veux pas suivre le conseil que certains membres nous ont donné ; je ne veux pas ôter le mot pour laisser la chose.
Je vous ai dit, messieurs, que mon amendement a pour but de laisser au gouvernement le soin de choisir l’époque où il trouvera convenable de lever la prohibition. Je conviens qu’il y a eu un palliatif à la décision que vous avez prise, c'est-à-dire qu’au lieu de sacrifier aujourd’hui l’industrie drapière, vous voulez la laisser languir jusqu’en 1839. Car faites-y attention, messieurs, les fabricants de draps ne confectionnent pas en un jour, ni en un mois, la matière première qui doit servir à la fabrication des draps. Je ne suis pas industriel, mais je vois tout ce qui se fait chez nous, et je puis assurer, sans crainte d’être démenti, qu’il faut au moins deux mois pour pouvoir confectionner le drap.
Eh bien, d’une part, les négociants français qui sauront que la levée de la prohibition aura lieu en 1839, prépareront leurs produits ; ils sont intéressés à exporter, et ont même tout leur intérêt dans l’exportation, puisqu’ils fraudent la prime. Je dis qu’ils fraudent, je me trompe, ils usent de la loi, c’est la loi qui autorise cette fraude. Je n’attribue pas à ce mot le sens ordinaire qu’on lui donne, je dis que les négociants français profitent de la loi, et que par là ils obtiennent une préférence d’au moins 20 p. c. sur nous.
L’année 1839, date de la levée de la prohibition, n’est pas éloignée de nous ; or, êtes-vous bien sûrs que la crise qui commence aujourd’hui dans tous les pays du monde, et qui en ce moment se fait sentir d’une manière fatale en Belgique, surtout en ce qui concerne les draps ; êtes-vous bien sûrs, dis-je, que les circonstances que vous avez reconnues comme graves aujourd’hui et qui vous ont empêchés de demander l’adoption immédiate de votre système primitif, ne se rencontreront pas plus tard ? Les crises ne sont-elles pas périodique ? Ne sait-on pas que lorsqu’il y a engorgement de produits, il faut les écouler ? Pense-t-on que le drap soit une marchandise facile à garder ? Non ; personne n’ignore combien le drap est sujet à dépérir. N’a-t-on pas vu des négociants qui croyaient retrouver leurs draps dans l’état où ils les avaient posés dans leurs magasins, les trouver pourris à trois quarts. N’avez-vous pas vu cette couleur bizarre, nommée « gorge de pigeon, » qui a été à la mode cette année. Eh bien, j’ai consulté les industriels de notre pays, ils m’ont assuré que pour faire cette couleur, il fallait dénaturer le drap. Or, je suppose que j’aie en magasin une quantité de drap de cette espèce et que je doive la garder ; la couleur en est ternie, et qu’en ferai-je ? sinon la vendre à 50 p. c. de perte ; eh bien, c’est là ce que font précisément les négociants français.
Après avoir accumulé la marchandise, et en avoir expédié la plus grande partie à Paris, où la mode est la loi ; après avoir tiré le plus grand parti de ces couleurs bizarres qu’ils inventent, ils enverront leurs fonds de magasin en Belgique, et les feront peut-être vendre à l’encan.
Si aujourd’hui vous reconnaissez que la prohibition ne peut être levée, comment pouvez-vous assurer qu’elle pourra l’être en 1839 ? Certes, j’ai foi dans l’avenir ; cependant, en présence des crises qui depuis un an se font sentir à l’étranger et qui commencent seulement à effrayer notre pays, je préfère m’en tenir au présent ; car, à moins d’être prophète, à moins d’avoir l’assurance que ces crises ne se renouvelleront pas, il me paraît impossible de fixer l’époque de la levée de la prohibition.
Et maintenant quel est le parti le plus sage ? celui que je propose. Je donne au gouvernement le droit de lever la prohibition, à une condition, il est vrai ; mais cette condition me paraît telle juste, telle équitable que je ne puis comprendre qu’on puisse me la refuser.
Je termine, messieurs, car je m’aperçois que j’ai parlé peut-être trop longtemps ; vous m’excuserez ; dans une positon telle que celle où je me trouve, ma conscience m’impose l’obligation de parler ainsi que je l’ai fait.
Vous le savez, messieurs, j’exerce des fonctions qui, par leur nature, me mettent en contact avec le peuple. Ce n’est donc pas seulement les intérêts de nos fabricants que je défends ici, ce sont en outre ceux de nos malheureux ouvriers.
Messieurs, depuis le premier vote, j’ai eu la douleur d’entendre les gémissements de quelques-uns de ces pauvres ouvriers comparaissant devant moi comme mendiants ; je les ai entendus me dire : donnez-nous de l’ouvrage, et vous ne nous verrez pas ici. Je l’avoue, messieurs, je regrettai alors de n’être pas assez riche pour pouvoir soulager ces malheureux.
- L’amendement de M. Demonceau est appuyé.
M. Smits. - Messieurs, je ne sais si je dois encore prendre la parole après le discours remarquable qui vient d’être prononcé par l’honorable M. Lebeau. J’hésite d’autant plus à le faire, que je serai obligé de tomber dans des redites, qui, dans une bouche moins éloquente, comme la mienne, pourraient être de nature à affaiblir les convictions que l’honorable orateur a dû faire naître dans vos esprits.
D’un autre côté, la discussion traîne avec une longueur désespérante, et je voudrais abuser le moins que possible de vos moments. Toutefois, comme les questions qui s’agitent devant vous sont plus graves qu’on ne le pense, je me détermine à vous soumettre encore quelques réflexions.
Il faut en convenir, messieurs, la discussion présente offre un bien singulier spectacle. Beaucoup de nos honorables collègues se sont constitués les défenseurs du système libéral en matière de commerce et d’industrie ; ils veulent le progrès ; mais, dès qu’il s’agit d’appliquer les principes, on les voit reculer, parler et voter dans le sens rétrograde, dans le sens restrictif.
L’honorable M. Verhaegen veut aussi le progrès ; il voudrait que tous les peuples fussent des frères unis par une communauté d’intérêts et de sentiments ; mais il a consulté la voix de l’opinion publique, et cette voix lui a dit : rejetez la loi, parce qu’elle est antipathique, antinationale.
Moi aussi j’ai consulté cette voix, et elle m’a dit d’accepter la loi, parce qu’elle est favorable aux intérêts généraux, qu’elle ne nuit pas aux intérêts particuliers et qu’elle doit tendre à augmenter nos relations commerciales avec la France. Voilà, messieurs, ce que m’a dit mon opinion publique à moi, corroborée d’ailleurs par les organes officiels de l’industrie et du commerce, dont les avis se trouvent sous vos yeux et dont aucun ne rejette la loi dans sa généralité.
On se tromperait cependant, messieurs, si l’on croyait que l’honorable député de Bruxelles a fondé ses convictions sur cette opinion publique ; non ; les convictions de l’honorable membre se sont formées d’après un mémoire que les industriels de Verviers ont adressé à la chambre, et au talent de rédaction duquel je me plais, au reste, à rendre hommage. Dans ce mémoire, l’honorable M. Verhaegen a trouvé, entre autres, qu’il fallait rejeter la loi, parce que les droits sur les rails en fer n’avaient pas été réglés d’après les propositions du gouvernement français.
Une voix. - C’était une erreur de la part de M. Verhaegen.
M. Smits. - Soit ; mais comme M. Verhaegen est revenu deux fois sur ce point, j’ai cru devoir lui répondre. J’ai cru d’autant plus devoir le faire qu’il n’a jamais été question de rails dans les négociations commerciales avec la France par commissaires, et cela est facile à comprendre : car les commissaires ont été envoyés en France en 1833 et 1834 ; il n’existait pas alors un laminoir en Belgique, pour la confection des rails ; la loi du chemin de fer n’avait pas même été décrétée.
Quoi qu’il en soit, et sans vouloir donner le moindre conseil à l’honorable membre auquel je réponds, je crois qu’il aurait pu tout aussi bien former ses convictions dans nos discussions précédentes que dans le mémoire de Verviers ; il aurait vu qu’il ne s’agit pas actuellement de faire une nouvelle loi de douanes, d’augmenter démesurément les articles de notre tarif mais simplement de replacer la France dans le droit commun ; que dis-je, messieurs, de nous replacer nous-mêmes dans l’ordre normal de notre système de douanes.
Pour faciliter ce retour à nos propres principes, le gouvernement français a pris l’initiative des concessions, et quoi qu’on en dise, ces concessions sont grandes, ainsi que nous l’avons démontré lors de la première discussion, et ainsi que l’honorable M. Lebeau vient de le démontrer derechef avec la dernière évidence. Cependant, messieurs, malgré ces démonstrations, il m’a paru que l’assemblée, instruite actuellement des avantages recueillis déjà des concessions dont je viens de parler, n’était pas suffisamment éclairée sur la nature de ces concessions, et que conséquemment il pouvait encore être utile pour quelques-uns de nos nouveaux collègues, de connaître les points sur lesquels ces concessions ont porté. Si l’assemblée veut me le permettre, je les rappellerai brièvement.
Le premier article, un des plus importants, c’est l’article des toiles. Cet article comprend 43 classifications différentes. Voici les réductions opérées dans le tarif français sur chacun des degrés de cette échelle
Les toiles écrues 8 fils payaient autrefois 65 fr. ; elles ne paient plus que 36 fr.
Celles 12 fils 105 fr. ; elles ne paient plus que 75 fr.
Celles 16 fils 170 fr. ; elles ne paient plus que 150 fr.
Celles 18 fils 210 fr. ; elles ne paient plus que 180 fr.
Celles 20 fils 350 fr. ; elles ne paient plus que 225 fr.
Toiles blanches et demi-blanches. Ces toiles 8 fils payaient autrefois 130 fr. ; elles sont maintenant portées à 72 fr.
Celles 12 fils 210 fr. ; elles sont maintenant portées à 150 fr.
Celles 16 fils 340 fr. ; elles sont maintenant portées 300 fr.
Enfin dans toute cette longue série, il n’y a pas une seule augmentation de droits, partout, au contraire, il y a une réduction considérable, ainsi que je viens de le démontrer.
La prohibition existait de fait sur les tapis marquetés de Tournay ; ils étaient imposés avant la loi de 1836 à 317 fr. ; aujourd’hui, ils ne sont imposés qu’à 263 fr. s’ils sont exportés par frontière de terre, et seulement à 250 fr. s’ils sont introduits par la frontière maritime.
Le quatrième article que je rencontre, c’est l’admission en France des tulles à fleurs de dentelles, qui fait l’objet d’une industrie très importante pour la ville de Bruxelles ; mais comme le coton était prohibé en France, ces produits étaient repoussés ; les négociateurs belges d’après les instructions du gouvernement ont fait des réclamations, et la France s’est empressée de consentir à ce sujet la levée de la prohibition à l’égard de cet article.
Je ne vous parlerai pas du cuivre, du laiton, des chevaux, des porcelaines et autres article sur lesquels les droits ont été réduits d’après le vœu de nos industriels. Je m’arrêterai seulement pour quelques instants sur l’article des fontes qui subissait un droit différentiel de 9, 6 et 4 fr. La Belgique n’avait qu’une ligne de 4 lieues pour l’entrée de ces produits en France au droit de 4 fr. ; le gouvernement et les négociateurs ont fait tous leurs efforts pour faire agrandir cette ligne dans l’intérêt de l’industrie métallurgique du pays, et leurs efforts, grâce aux sympathies de la France ont été couronnés du plus entier succès. Aujourd’hui nous pouvons introduire la fonte au droit de 4 fr., depuis Blanc-Misseron jusqu’à presque l’extrémité de la province de Luxembourg. Vous savez, messieurs, que dans cette province, le fer ne se fabrique qu’au bois et au marteau, et ne pouvait s’exporter qu’au droit de 25 fr. par la frontière de terre et au droit de 15 fr. par la frontière maritime. Evidemment, dans l’état actuel des communications, le Luxembourg ne pouvait pas profiter de ce dernier avantage ; le gouvernement et les commissaires ont donc insisté pour obtenir un changement ; et il est résulté de leurs efforts que le fer travaillé au bois et au marteau est admis par la frontière de terre au même droit que par la frontière maritime, c’est-à-dire au droit réduit de 15 fr.
Nos marbres étaient frappés du droit de 3 fr. 30 c. ; on a dit que c’était une erreur du tarif français ; c’est possible, mais il n’en est pas moins vrai que l’erreur était préjudiciable et qu’elle empêchait l’importation de nos produits de cette nature vers la frontière de France. Encore une fois sur les instances du gouvernement, ils ont été admis comme pierres, comme matériaux propres à bâtir.
Il y a eu encore, messieurs, une foule d’autres réductions, notamment sur les fromages d’Herve, dont le commerce est important et intéressant pour le district de Verviers, mais je craindrais de fatiguer l’attention de la chambre en étendant davantage mes citations.
D’ailleurs, je crois en avoir assez dit pour vous convaincre que les concessions de la France ne sont pas seulement grandes, mais qu’elles sont encore significatives dans ce sens que le gouvernement français veut se relâcher du système extra-protecteur de l’empire, et que si l’on veut qu’il continue à s’avancer dans cette voie, il faut l’encourager, et ne pas donner des armes à son opposition législative pour l’embarrasser dans une voie de progrès, dont la Belgique la première doit recueillir les fruits
J’aurais voulu suivre l’honorable M. Verhaegen dans les développements de plusieurs principes d’économie politique qu’il a mis en avant, mais je crains que, vu l’heure avancée de la séance, cela me mène trop loin, et n’aboutisse qu’à peu de chose.
Je m’en dispenserai donc ; seulement je m’arrêterai une minute à deux propositions de l’honorable membre, qui m’ont paru inconciliables. Il a dit d’une part qu’il voterait contre la loi d’après les convictions qu’il a puisées dans le mémoire de Verviers, et d’autre part il a avancé (du moins j’ai cru l’entendre ainsi) que s’il y a eu promesses ou quasi-promesses, il y a une espèce d’engagement bilatéral, qui ne devenait formel que par la sanction de la législature, mais auquel il fallait néanmoins satisfaire.
Eh bien, oui, messieurs, il y a eu des promesses, cela a été dit maintes fois ; la France a exécuté les siennes ; la Belgique pourrait-elle ne pas exécuter aussi celles faites en son nom ? La loyauté belge dès lors n’est-elle pas engagée ? N’est-ce pas pour nous une question d’honneur ?
Pour atténuer encore ce que la France a fait en faveur de la Belgique, on a cité des paroles de M. Thiers adressées à M. Odilon-Barrot. D’après ces paroles, M. Thiers aurait dit qu’il avait examiné avec les commissaires belges quelles étaient les concessions qu’on pouvait faire à la Belgique, et qu’il n’en avait trouvé aucune. J’ai eu l’honneur, messieurs, de faire partie de la dernière commission envoyée en France, et je puis assurer sur l’honneur qu’officiellement nous n’avons eu aucune relation avec M. Thiers. Nous avons négocié avec M. Duchâtel, alors ministre du commerce, et cet homme d’Etat que je rappelle avec plaisir à mes souvenirs, a trouvé que la France pouvait faire des concessions à la Belgique. Ces concessions, je viens de les rappeler.
Mais l’on dit encore : la législature française n’a pas accepté toutes les propositions qui lui ont été faites par le gouvernement français. Cela est très vrai ; mais la législature belge peut également. modifier les propositions du gouvernement, et je déclare que, pour ma part, j’y aiderai en partie pour l’article en discussion, en appuyant l’amendement proposé par M. Dechamps, amendement qui est incontestablement plus favorable à l’industrie drapière que le maintien de la prohibition contre la France qui, nous l’avons prouvé, existe de droit mais non pas en fait.
Mais autant je suis porté pour cet amendement, autant je repousserai celui de l’honorable M. Verhaegen, dont les dispositions me paraissent impraticables et dont l’exécution serait désastreuse, j’ajouterai presque absurde dans ses conséquences. En effet, nous faisons le commerce avec plus de cent peuples divers ; il faudrait donc, si la théorie de l’honorable membre venait à prévaloir, il faudrait avoir cent tarifs différents, c’est-à-dire un pour chaque peuple. Ce serait là le résultat nécessaire du système qu’il propose. Il y aurait autre chose encore ; c’est que la nation qui aurait pour principe de n’avoir pas de douane, importerait dans ce pays les produits des autres nations ; l’honorable M. Lebeau a parfaitement démontré cette vérité ; il nous a dit que la Suisse, par exemple, nous importerait les produits de tous les autres peuples . Toutefois, je dois à la vérité de faire remarquer que la Suisse, étant assez éloignée de nos frontières, se trouverait quelquefois plus ou moins gênée dans les importations qu’elle voudrait nous faire ; mais il est une autre nation sur laquelle nous devons reporter nos regards ; un jour, il est à espérer, nous aurons la paix avec la Hollande, paix que, pour mon compte, j’appelle de tous mes vœux ; or, messieurs, la Hollande n’est pas un pays manufacturier. Si elle admet la liberté du commerce, n’ayant pas de droit protecteur à établir pour protéger de nombreuses fabriques, tous les produits du globe viendront par ses frontières fondre sur notre territoire, au moyen de la théorie de réciprocité absolue par article préconisée par l’honorable député de Bruxelles.
Je repousserai donc de toutes mes forces l’amendement de l’honorable M. Verhaegen, de même que celui de M. Demonceau, mais je voterai avec plaisir pour celui de M. Dechamps, qui me paraît devoir concilier toutes les opinions, d’abord parce qu’il protège l’industrie drapière d’une manière uniforme contre toutes les provenances, tout en faisant cesser la prohibition exceptionnelle contre un peuple ami, et en second lieu parce qu’il n’élève la protection en faveur de cette industrie qu’à 9 et 10 p. c., au lieu de celle de 5, 6 et 7 p. c. dont elle est entourée aujourd’hui.
En finissant, je dois déclarer que des industriels estimables m’ont déclaré qu’ils préfèrent cet amendement au maintien de la prohibition, et que moi personnellement, après avoir examiné toutes les faces de la question, je considérerai l’insistance que pourraient mettre MM. les députés de Verviers à combattre, comme un véritable suicide des intérêts qu’ils ont pris à cœur de défendre.
M. Desmet. - L’honorable M. Smits a dit que l’honorable M. Lebeau a prononcé un discours remarquable ; qu’il me soit permis d’en dire autant ; je crois même que c’est l’opinion que l’on aura de ce discours plus encore en France qu’en Belgique.
Si j’ai bien compris M. Lebeau, son système est de dire : laissez tout sortir du pays, matières premières etc., sans vous inquiéter des besoins du pays.
M. Lebeau, en commençant, a critiqué l’amendement de M. Verhaegen ; il a même cherché à jeter un certain ridicule sur cet amendement ; je laisse avec confiance à l’honorable membre le soin de défendre son amendement ; mais je déclare que j’en adopte le principe.
Ensuite, l’honorable M. Lebeau, répétant ce qui a été dit et réfuté dans la discussion générale, a déclaré que les mesures prises envers la France sont exceptionnelles, uniques, hostiles contre le France. Depuis longtemps on a répondu à cet argument. Pour la convaincre de son peu de fondement, il suffit de se reporter à la discussion de la loi de 1824. Quand on lit les discours que prononcèrent MM. Gendebien (père de notre honorable collègue), de Sécus et de Potter, on reconnaît que la Belgique devait prendre les mesures qu’elle a prises. Pour moi, messieurs, je n’ai jamais aimé Guillaume, mais j’ai toujours applaudi à ces mesures, je les ai toujours admises. Je ne vous citerai pas les discours des honorables membres que je viens de nommer, on pourrait dire qu’ils ont été égarés par leur amour connu pour leur pays ; je vous citerai le discours d’un député d’Anvers. Voici comment il s’exprimait :
(L’orateur donne lecture de ce discours.)
M. Lebeau a voulu nous faire peur, surtout à nous autres Flamands, au sujet de nos toiles et de notre bétail ; il nous a dit que la guerre ne se ferait plus à coups de canon, mais à coups de tarif ; il veut nous inspirer la crainte des représailles. Mais je défie les chambres françaises de rendre notre position pire qu’elle est pour l’exportation de nos denrées, et notamment de nos toiles. Mais qu’est-ce que la France a gagné à cela ? que son commerce de toiles est anéanti.
M. A. Rodenbach. - C’est tant mieux pour nous !
M. Desmet. - Mais non, car sous la législation antérieure, nous vendions à la France le quintuple en toile, parce que les marchands normands et bretons complétaient en Belgique des assortiments qu’ils exportaient aux colonies. Et on dit que c’est tant mieux pour nous !
Permettez-moi de vous lire à cet égard l’avis de la chambre de commerce de Limoges. Il est ainsi conçu :
(L’orateur donne ici lecture de cette pièce.)
La chambre de commerce de Paris est du même avis, de même que tous ceux qui s’occupent du commerce des toiles.
C’est justement après que M. David avait parlé des houilles que M. Lebeau est venu dire que l’exportation de la houille a augmenté. M. David avait dit : « Voulez-vous punir la France, défendez l’exportation de nos houilles, parce qu’elle en a besoin et qu’elle ne peut les remplacer par les houilles anglaises ». Eh bien ! que prouve l’augmentation de l’exportation de nos houilles en France ? Que l’aisance et l’industrie ont augmenté ; pas autre chose.
On a parlé du bétail. A cet égard voici un fait : Les Hollandais importent du bétail en France par mer et notamment par le port de Brest. Eh bien on a tellement besoin de bétail en France que le commerce de Brest a demandé la libre entrée du bétail.
M. Lebeau ne nous fera pas peur avec sa guerre à coups de tarif ; car la France ne peut pas nous faire avec son tarif la moitié du mal que nous pouvons lui faire avec le nôtre.
M. le ministre de l’intérieur a dit que le gouvernement français avait voulu faire quelque chose pour nous, mais que comme on n’a pas donné les explications nécessaires aux chambres, elles n’ont pas pu voter dans le sens du gouvernement. Mais qu’est-ce que cela prouve ? Que notre département de l’intérieur n’a pas donné les renseignements nécessaires.
M. le ministre de l’intérieur et des affaires étrangères (M. de Theux). - Je vous expliquerai cela.
M. Desmet. - Messieurs, n’ayons pas peur ; soyons indépendants. A cet égard, je suis d’avis qu’il faut une association complète avec la France, et qu’une association allemande serait la mort de notre industrie.
Messieurs, tâchons plutôt de nous associer à la France, c’est le moyen d’être forts dans la balance européenne. L’intérêt de notre pays n’est pas de nous tourner du côté de l’Allemagne. Mais remarquez-le bien, aussi longtemps que vous ferez des concessions à la France, vous n’obtiendrez rien de ses chambres législatives ; c’est par ce refus qu’elles sentiront la nécessité d’améliorer les tarifs par des concessions matérielles.
Je viens à la question de la draperie. M. Smits vient d’appuyer fortement l’amendement présenté par M. Dechamps ; cependant comme je lisais cet amendement, je disais : la réponse aux motifs exposés pour le soutenir se trouve dans le discours prononcé le 2 mai par M. Smits ; car ce discours prouve combien un tel amendement est dangereux.
M. Smits disait en effet : En ce moment il y a en Amérique une crise qui s’est fait ressentir en France et en Angleterre ; si vous levez la ligne de douane qui nous sépare de la France, les draps français entreront dans nos marchés, y produiront l’encombrement, et par suite un grand mal pour nos fabriques.
Le trop plein des magasins occasionnera la baisse des prix, et les draps français accableront notre industrie. Dans la situation où les fabriques et les magasins de France sont actuellement, on va inonder nos marchés ; et comme les fabricants français, en satisfaisant aux besoins de la France, font des bénéfices assez considérables, ils peuvent rejeter leur superflu en Belgique à vil prix, et ruiner nos manufactures.
Il est impossible de mieux combattre l’amendement de M. Dechamps.
Le seul amendement que l’on puisse admettre est celui de M. Demonceau.
- La séance est levée à quatre heures et demie.