(Moniteur belge n°123, du 3 mai 1837)
(Présidence de M. Raikem.)
M. de Renesse fait l’appel nominal à midi et demi.
M. Kervyn lit le procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est adoptée.
M. de Renesse présente l’analyse des pièces adressées à la chambre.
« Les propriétaires de voitures et chevaux des communes de Blanden et Bierbeeck réclament le paiement des prestations militaires faites en 1831 pour le service de l’armée belge. »
- Cette pétition est renvoyée à la commission des pétitions.
M. Desmanet de Biesme, au nom de la commission des naturalisations, dépose des rapports sur plusieurs demandes de naturalisation.
- La chambre ordonne l’impression et la distribution de ces rapports.
M. le ministre de l'intérieur et des affaires étrangères (M. de Theux) présente un projet de loi ayant pour objet de prolonger de 6 mois le délai accordé pour les examens de doctorat aux jeunes qui avaient commencé leurs études à l’époque ou la loi sur l’enseignement supérieur a été publiée, mesure justifiée par le délai qui s’est écoulé pour l’organisation des universités, la loi ayant été votée à la fin de septembre et l’organisation n’ayant eu lieu qu’au mois de décembre.
- La chambre ordonne l’impression et la distribution de ce projet de loi et le renvoi à l’examen d’une commission qui sera nommée par le bureau.
M. le président. - La discussion continue sur l’article du tarif : Draps et casimirs.
M. Rogier. - En entendant un honorable représentant de Verviers critiquer les observations que j’avais faites sur les avis des chambres de commerce, j’ai cru reconnaître dans ses allégations un manque de précision que je dois relever dans l’intérêt de l’opinion que j’ai émise.
J’ai dit (et je n’ai fait en cela que constater une chose banale) que l’intérêt privé est plus vivace, plus exigeant, plus aveugle pour soi que l’intérêt général. J’avais trouvé la preuve de cette opinion, qui n’est, je crois, contestée par personne, dans l’avis des chambres de commerce. J’ai dit que les chambres de commerce se montraient très accommodantes pour les industries qui n’intéressent pas les localités qu’elles représentent.
C’est ainsi que j’ai établi que la plupart des chambres de commerce, à l’exception de celle de Verviers, se montraient de facile composition pour les draps. Il faut aussi comprendre dans l’exception la chambre de commerce de Liége, où l’on fabrique aussi des draps, et celle d’Ypres, qui se prononce pour le maintien de droits réciproques, supposant que la France perdait des droits ; ce qui est une erreur. Reste, sur dix-sept chambres de commerce, quatorze qui n’ont fait aucune observation quant sur draps. N’avais-je pas le droit de dire que ces chambres de commerce s’étaient montrées sur ce point de facile composition ?
Aussi j’ai peine à comprendre l’aigreur qu’on a mise à relever mes observations sur ce point, d’autant plus que j’ai fait une exception pour Verviers. J’ai dit que la question présentait ici un côté spécial ; comme nous faisions un traité avec la France et que la France ne retirait pas la prohibition, nous avions à examiner si nous devions retirer la prohibition sur cet objet spécial. Aussi, je le répète, n’ai-je pas compris l’aigreur avec laquelle on m’a répondu.
C’est encore à cette occasion que, s’adressant au banc sur lequel j’ai l’honneur de siéger, on a parlé de théoriciens et d’idéologues.
J’accepte ces qualifications qui n’ont rien en soi d’offensant. Mais il y a une distinction à faire entre les idéologues.
Il y a une espèce d’idéologues, de théoriciens qui pensent que la Belgique ne peut vivre prospère, ne peut voir son industrie de jour en jour plus florissante, qu’au moyen d’un tarif sagement et modérément protecteur de droits, qui assure à l’industrie belge une position assez avantageuse pour qu’elle soutienne la concurrence avec l’industrie étrangère ; que des droits modérés ont cet avantage d’être perçus par le trésor (et présentent sous ce rapport un intérêt fiscal), ensuite de n’être pas fraudés (et présentent sous ce rapport un avantage moral) ; de faciliter toutes nos relations avec les pays voisins, de faire que la Belgique ne vive pas seulement en elle et pour elle, mais remplisse sa destinée conforme à ses intérêts, qui est d’étendre ses relations, de multiplier ses échanges, de fortifier tous ses liens avec les autres pays.
Voilà une espèce de théoriciens à laquelle je me fais gloire d’appartenir. Ce sont là les principes que j’ai toujours défendus. Et s’il fallait rappeler à cet égard un antécédent, je dirais que, dans une discussion assez mémorable, parlant de mes théories en matière d’économie politique, voici ce que j’ai dit :
« Si j’avais à exposer un système d’économie politique, j’ajouterais que je voudrais, quant à l’entrée des matières premières, et quant à la sortie et au transit de toutes marchandises, un simple droit de balance, sinon liberté absolue, sauf quelques exceptions que la règle générale suppose nécessairement. »
Et quant aux autres marchandises, je demandais des droits modérés et j’ajoutais :
« Un droit modéré a trois avantages :
« 1° Il se perçoit, et le fisc en profite.
« 2° S’il se perçoit, l’industrie similaire indigène jouit d’un avantage assuré qui est nul ou bien moindre si c’est la fraude qui introduit, attendu que la fraude introduit pour rien, ou pour une prime inférieure au droit.
« 3° S’il se perçoit, s’il offre moins d’appât à la fraude, il ouvre moins de sources de démoralisation. »
Voilà quelles étaient mes théories, et quelles elles sont encore en matière de douanes.
L’autre espèce de théoriciens diffère un peu de cette manière de voir.
Ce sont ceux pour qui l’intérêt de l’industrie en général n’est rien, pourvu que l’intérêt de leur localité soit efficacement protégé ; ceux qui entoureraient volontiers la Belgique d’un mur élevé pour faire cesser toute espèce de rapport avec les pays étrangers, ceux pour qui l’intérêt du consommateur n’est rien, l’intérêt du trésor n’est rien ; ceux pour qui la fraude n’est rien, ceux pour qui les relations, les intérêts politiques de la Belgique avec les autres pays ne sont rien.
C’est là la seconde espèce de théoriciens à laquelle je n’appartiens pas, et bien que, à ce que je vois, elle soit maintenant en voie de progrès, je n’en reste pas moins pour les théories que j’ai défendues jusqu’à présent.
Je pourrais me borner à ce peu de mots ; car mon intention n’est pas d’entrer dans les détails de cette loi que nous sommes depuis un grand nombre de jours occupés à élaborer.
J’avoue que je ne sais pas où elle va ni le but qu’on veut atteindre.
Le gouvernement était venu vous proposer un projet de loi dont le but principal était de faire disparaître des droits exceptionnels contre un pays ami dont l’existence ne saurait se concilier plus longtemps avec les relations de bon voisinage dans lesquelles il doit être placé.
Voilà quel était le but du projet. Maintenant non seulement on ne veut pas du projet de loi ; non seulement, après avoir obtenu de la France les avantages que la Belgique pouvait, quant à présent, retirer de ce pays, on ne veut pas accorder, de la part de la Belgique, ce qu’elle avait promis à la France, mais voici que le tarif est étendu à tous les autres pays. Ainsi non seulement on refuse des avantages à la France, mais on renforce le tarif contre des puissances qui ne nous ont pas attaqués. De cette manière on ôte à la loi tout son caractère ; on la généralise, on la détourne de son but.
Ainsi, en ce qui concerne la bonneterie et les bas, il s’agissait d’abaisser les droits vis-à-vis de la France. Que fait-on ? Je ne sais si vous avez de beaucoup abaissé les droits vis-à-vis de la France, mais il est certain que vous les avez de beaucoup augmentés vis-à-vis des autres puissances. Une fois le principe posé, vous ne pouvez, sans inconséquence, sans injustice, vous dispenser de l’appliquer à d’autres produits.
Ce que vous avez fait pour les bas et bonneteries de Tournay, vous devez encore le faire pour les draps de Verviers, pour les faïences de Tournay, pour les verres de Charleroy.
Sans cela, il aura inégalité, injustice évidente contre des diverses industries.
Je ne vois pas même pourquoi (et je le dis sérieusement), lorsque nous arriverons aux cotons, la ville de Gand ne viendrait pas à son tour demander sa part dans ce grand partage de faveurs. Et si ce système, dont je ne veux pas en principe, est appliqué à une localité, je veux qu’il soit appliqué à toutes. Je serais donc dans ce cas tout opposé à voter en faveur des prétentions de l’industrie de la ville de Gand.
Mais avec ce système où arriverez-vous ? Vous aurez dénaturé la loi, vous en aurez ruiné tout le système ; et que restera-t-il au fond du projet pour la France ? Une certaine faveur sur les soieries, sur les vins, pour lesquels vous portez la réduction, je crois, à 1 fr. 20 c. par hectolitre ; et aussi, sur le bois de réglisse, J’ignore ce que fera le gouvernement en présence d’un pareil système. Quant à moi, bien qu’on travaille depuis 15 jours à la loi, et dût-on y travailler encore 15 autres jours, je ne donnerai pas les mains à une pareille mystification.
M. Demonceau. - Je demande la parole pour un fait personnel. Messieurs, quoi qu’on en puisse dire, j’ai traité la question en elle-même et sans m’occuper des personnes. Je professe pour le préopinant la plus haute estime ; cependant, chaque fois que j’aurai à combattre ses opinions ou les opinions d’autres honorables membres, j’emploierai les moyens que j’ai employés ; j’avais droit de dire tout ce que j’ai dit pour soutenir le système que je défendais. Je n’ai rien dit de désagréable au préopinant et n’avais pas envie de lui rien adresser de désobligeant, je n’ai vu que l’objet en discussion. Je déclare que je n’appartiens ni la première, ni à la deuxième des catégories qu’il a signalées, et si, souvent, j’ai voté avec ceux qui composent ces catégories, il me verra aussi souvent voter contre.
M. Jullien. - Il s’agit de savoir si l’on maintiendra la prohibition des draps de France, ou bien si on substituera à cette prohibition un droit sagement protecteur ; comme cette question a déjà été assez longuement développée dans la discussion générale, et que hier encore elle a trouvé des orateurs qui en ont traité amplement, je considère comme un devoir des membres qui auront à s’en occuper de ménager les moments de la chambre ; quant à moi, je me bornerai à une espèce de résumé analytique des opinions qui sont en présence.
Voyons d’abord ce que disent les partisans de la prohibition.
Ils disent : la France maintient à l’égard de nos draps son système prohibitif, et même elle le pousse si loin, qu’on fait dans sa capitale même et dans tout l’intérieur de ce royaume des recherches pour saisir nos draps, et pour saisir tous les draps qui ne peuvent présenter leurs certificats d’origine.
En présence d’une législation pareille convient-il que nous abandonnions la prohibition contre les draps français ? Cette prohibition n’est-elle pas l’exercice d’un droit de justes représailles, n’est-elle pas de la réciprocité dans le véritable sens de ce mot ?
Lorsqu’on objecte que la prohibition en Belgique n’a aucune espèce de sanction, que cette prohibition est ce qu’on appelle sèche, qu’elle n’est accompagnée d’aucun moyen de recherches, ils répondent : Il est vrai que cette prohibition n’a chez nous aucune sanction ; cependant elle produit d’assez bons effets pour qu’on la conserve ; elle a surtout cet effet d’empêcher les négociants honnêtes de se livrer au commerce de la fraude, parce que, lorsqu’une marchandise est prohibée, on y regarde à deux fois pour entreprendre la fraude qui est proscrite par quelques négociants, tolérée par les autres, et mise en pratique par le plus grand nombre.
D’un autre côté, la prohibition est un moyen d’empêcher qu’on ne délaisse nos draps sur notre propre marché ; qu’on ne mette sur son enseigne : vente de draps français ; et si les tailleurs profitent de cette prohibition pour vendre des draps du pays pour des draps français, ils finiront par apprendre aux consommateurs que notre fabrication en ce genre est égale à celle de nos voisins. Si on remplaçait la prohibition par un droit d’entrée, nous ne pourrions soutenir la concurrence avec les draps français, parce que la France accorde des primes d’exportation ; la prohibition est une arme que nous avons contre la France, pourquoi nous désarmer ?
On ajoute, et c’est un orateur que vous avez entendu hier qui l’a dit, que l’opinion du pays repousse toute concession ; que les chambres de commerce de presque toutes les villes du pays ont donné un avis favorable à la prohibition. On s’étaie encore de l’avis de la section centrale, de l’avis des sections, pour soutenir qu’il ne faut pas nous relâcher de cette prohibition afin de faire une part plus considérable à notre propre industrie.
Voilà, sommairement, ce qui me semble être les principaux arguments des partisans de la prohibition.
Voyons comment les partisans du système contraire y répondent :
On vous a fait observer premièrement que si la France prohibait nos draps, c’était la conséquence d’un système général de protection qu’elle accordait à son industrie propre ; qu’elle n’opposait pas la prohibition comme mesure exceptionnelle par rapport à la Belgique ; qu’elle opposait la prohibition à ses amis comme à ses ennemis ; qu’ainsi la Belgique n’a pas plus de droit de s’en plaindre que toutes les autres nations avec lesquelles la France est en relation d’amitié, de paix et de commerce.
En France, on a bien senti que la prohibition qui n’était pas appuyée par une sanction, c’est-à-dire, par des recherches dans l’intérieur, par des visites domiciliaires, par l’estampille, par les saisies, par les confiscations, par tout ce cortège de vexations que nous ne pourrions souffrir, était inefficace.
En France, tous ces moyens sont employés, si vous voulez la prohibition, il faudra lui accorder la même fonction, c’est-à-dire qu’il faudra en revenir à cette odieuse législation qui autorise les visites domiciliaires.
Messieurs, quand vous abordez ces questions de recherches dans l’intérieur, je crois qu’il est tout aussi légal de venir prendre le manteau qui est sur vos épaules, parce qu’il n’aurait pas de certificat d’origine, que de venir dans votre maison faire des saisies. Ce n’est sans doute pas la même chose quant à la vexation, car c’est un degré de vexation de plus ; mais c’est la même chose sous le rapport de la légalité.
La marchandise doit être libre dans ma maison, sur mes épaules, partout dans l’intérieur. Je le répète, si vous voulez la prohibition produise un effet réel, il faut lui donner la sanction qui lui est indispensable, sans quoi elle est insignifiante.
Relativement à cette prohibition, je vous avoue que je suis tenté de me ranger tout à fait à l’opinion de M. Lardinois, mais à l’opinion de M. Lardinois de 1835. Il est très vrai qu’à cette époque il soutenait l’opinion qui est la mienne aujourd’hui. (On rit.)
Il vous disait : Qu’est-ce qu’une prohibition qui n’a pas de sanction ? Le danger n’est pas du côté de la France, il est du côté de l’Allemagne... Il y a moyen, comme vous voyez, de s’arranger avec les adversaires que nous combattons.
Quoi qu’il en soit, voici un raisonnement qui me paraît bien simple à l’appui des systèmes que nous défendons.
S’il est vrai que la prohibition ne vous produit pas d’avantages quand elle est sans sanction, eh bien, élevez le droit protecteur assez haut pour qu’il atteigne la prime que la France accorde à l’exportation de ses draps. Il est incontestable que, lorsqu’il n’y a pas de sanction à la prohibition, la fraude se fait à un taux déterminé : on sait que les fraudeurs exigent 7, 8, 9 p. c. Or, frappez d’un droit plus élevé, et vous aurez un double avantage, celui de faire entrer dans les caisses de l’Etat ce que perçoivent les fraudeurs, et celui d’accorder à la France ce qu’elle demande, aujourd’hui dans un intérêt véritablement général.
Mais, dit-on, la prime qui est accordée en France est une véritable prime d’exportation. On a déjà répondu à cette assertion que cette prime n’est autre chose que la restitution du droit qui a été payé par le négociant français pour les laines étrangères qu’il a employées à la fabrication de ses draps. A cet égard nous devons à l’honorable M. Demonceau des calculs d’après lesquels il est établi qu’il entre en France, annuellement, pour 9 millions et quelques centaines de mille francs de laines étrangères, qui sont incontestablement employées dans les fabriques de draps de France, auxquels on paie à la sortie un drawback de 9 p. c. Voilà, messieurs, les calculs tels que M. Demonceau les a établis lui-même ; mais il a prétendu que le droit dont il s’agit est perçu et restitué d’une manière qui prête beaucoup à la fraude : ce sont là, messieurs, de simples conjectures, des assertions à l’appui desquelles on n’apporte aucune preuve ; je crois, messieurs, qu’en France on s’entend aussi bien qu’en Belgique à réprimer la fraude et qu’on n’est pas plus disposé là qu’ici à la tolérer. Je regarderai donc tout ce qui a été dit à cet égard comme des assertions vagues, aussi longtemps qu’on ne m’aura pas démontré les faits. Nous devons, messieurs, nous défier beaucoup de toutes les allégations qu’on met si légèrement en avant : pendant trois ou quatre mortelles séances, nous avons entendu parler de bonnets de coton, de mitaines, de bas à jour, et voilà que nous lisons dans le Moniteur une lettre d’un marchand de ces sortes d’articles qui vient démentir tout ce qui a été posé en fait par les défenseurs des bonnets de coton, des bas de laine ; voilà un négociant de Bruxelles qui vient vous dire que vous tuerez le commerce si vous adoptez le système de la section centrale.
Une voix. - C’est un Allemand.
M. Jullien. - Qu’importe, si les faits qu’il avance sont exacts, s’il en offre les preuves, s’il veut montrer ses factures ? En vérité, messieurs, à moins qu’on ne lui prouve qu’il montre de fausses factures, je ne sais ce qu’on aurait à lui objecter. Du reste, il est possible qu’on puisse détruire les assertions de cet industriel, mais elles n’en font pas moins sur mon esprit une impression qui me porte à douter fortement de tout ce qu’on avance sur la matière qui nous occupe ; je n’en pense pas moins que dans une pareille question nous ne pouvons arrêter notre opinion qu’avec les plus grandes précautions.
Il me semble, messieurs, qu’une des meilleures preuves qu’on puisse apporter pour démontrer que les draps de Verviers peuvent soutenir la concurrence avec ceux des autres pays, c’est précisément ce qui arrive aujourd’hui ; au moyen d’une prohibition qui est tout à fait insignifiante, faute de sanction, vous prétendez que vos draps sont suffisamment protégés ; mais pourquoi sont-ils protégés ? C’est parce qu’ils sont supérieurs aux autres draps. Si donc vos draps sont suffisamment protégés aujourd’hui que les draps français peuvent s’introduire par fraude, pourquoi craindriez-vous de lever la prohibition en la remplaçant par un droit plus élevé que la prime de fraude ? Pourquoi maintiendrez-vous une mesure prohibitive qui n’a d’autre effet que d’être hostile entre un pays avec lequel il est de notre intérêt d’entretenir des relations amicales ?
On a dit que toutes les chambres de commerce du pays sont contraires à la levée de la prohibition des draps français, et la preuve de cette allégation c’est qu’il est des chambres de commerce qui ont passé l’article des draps sous silence. Or, on ne me fera pas croire, disait l’honorable M. Demonceau, que ce soit ici le cas d’appliquer la maxime « qui ne dit mot consent. » Lorsque vous soumettez une question à une chambre de commerce, et qu’elle vous répond favorablement, même sans activer son opinion, j’appelle cela un avis favorable mais si elle ne s’explique point sur la question, si elle n’en dit rien, c’est qu’elle pense que la question est indifférente ou qu’elle veut en laisser la solution à ceux qui connaissent mieux la matière, c’est-à-dire au gouvernement et aux chambres, qui doivent avoir des notions plus certaines que les chambres de commerce.
« Les avis ne sont pas motivés, » disait l’honorable M. Demonceau, « et quand un avis n’est pas motivé, je n’en tiens aucun compte. » Ici l’honorable orateur a été trop préoccupé d’une idée judiciaire : je conçois très bien qu’il est de l’essence d’un jugement d’être motivé ; car, quand vous condamnez quelqu’un, quand vous lui faite perdre sa fortune, son honneur ou sa vie, il faut bien que vous disiez pourquoi ; du reste, un jugement est sujet à appel, et il faut bien qu’il soit motivé, pour que le juge auquel on en appelle puisse en apprécier le mérite ; mais, pour un avis d’une chambre de commerce, qu’il soit motivé ou qu’il ne le soit pas, c’est pour moi exactement la même chose : certainement j’aimerais mieux qu’il fût motivé ; mais quand il ne l’est pas, ce n’est pas un motif pour ne pas en tenir compte. A l’appui de ce que j’avance, je pourrais citer le rapport de la section centrale, dans lequel je cherche vainement les motifs de l’opinion qu’elle a exprimée sur l’objet qui nous occupe ; voici ce que je lis dans ce rapport relativement aux draps :
« La première section est d’avis, à l’unanimité, d’élever à 15 p. c. le droit actuel de 10 p. c. ; toutefois, elle se prononcerait de préférence pour la prohibition des draps français, si les circonstances n’interdisaient cette mesure ; la troisième et la cinquième section n’ont rien dit sur cet objet. »
Ainsi, messieurs, voila trois sections dont l’une se prononce pour un droit protecteur et dont les deux autres ne disent rien ; Voyons ce que disent les autres :
« Dans la sixième section, cinq membres ont été d’avis de maintenir l’état actuel de prohibition des draps et casimirs français. »
Ces cinq membres formaient sans doute l’unanimité de ceux qui étaient présents ; sinon, la minorité doit avoir été imperceptible.
Ainsi, messieurs, en appliquant ici l’axiome dont a parlé M. Demonceau, je pourrais dire que les sections sont favorables au projet du gouvernement puisqu’il n’y en a qu’une seule qui se prononce contre le projet et que les autres, à l’exception d’une, qui exprime un avis favorable, ne disent rien. Ecoutons maintenant la section centrale :
« La section centrale est d’avis de maintenir l’état actuel des choses, tout en déclarant qu’il n’y aurait aucun inconvénient à lever la prohibition à l’égard des draps et casimirs français ; mais elle subordonne cette mesure à une époque de réciprocité, en se réservant de fixer alors les droits sur les draps français d’après ce qui aura été fait en France pour les nôtres. »
Vous voyez, messieurs, qu’en recherchant les motifs on en trouve beaucoup plus pour l’adoption du système du gouvernement que pour le rejet de ce système, car s’il est vrai qu il n’y aurait aucun inconvénient à lever la prohibition, du moment qu’on démontre qu’il y aurait le moindre avantage à le faire, il n’y a plus à hésiter, car lorsqu’un système offre des avantages, quelques minimes qu’ils soient, et que d’un autre côté, il n’offre aucun inconvénient, il est évident qu’il faut adopter ce système.
Je terminerai ces observations, messieurs, en disant que je rends pleine justice aux députés de Tournay et aux députés de Verviers, qui ont parlé, les uns en faveur des bonnets de coton, et les autres en faveur des draps ; il y a quelque chose de louable dans ce patriotisme ; mais on me permettra de dire à la chambre qu’il y a aussi dans le pays d’autres industries qui méritent son attention : il y a par exemple nos houilles, nos bestiaux, nos céréales, nos toiles, presque tous les produits agricoles des Flandres, qui s’écoulent en France. J’accorderais volontiers des droits protecteurs aux deux industries dont j’ai parlé tout à l’heure, comme je le ferais pour toutes les industries de la Belgique ; mais je n’irai pas risquer de sacrifier celles-ci à ce que je considère comme un véritable entêtement, une obstination qui représente fort bien la lutte du pot de terre contre le pot de fer ; je n’irai pas, peut-être au préjudice du commerce, tout entier, de la Belgique, maintenir une prohibition dont il ne résulte aucun avantage.
S’il y avait réellement des avantages à maintenir la prohibition, je dirais : Maintenez-là ; mais, comme je vous l’ai fait remarquer, messieurs, la section centrale elle-même ne voit aucun inconvénient à abolir cette prohibition, et d’un autre côté l’abolition de la prohibition nous procurerait l’avantage de nous placer dans une voie de conciliation, dans une voie de transaction avec la France ; il est donc évident que nous devons adopter ici le système du gouvernement.
Je crois, messieurs, que dans ces matières nous devons avoir confiance au gouvernement puisque c’est lui qui doit le mieux connaître les intérêts généraux du pays, quelles que soient d’ailleurs ses opinions. Que les ministres soient catholiques ou libéraux, qu’ils soient plus ou moins catholiques que M. de Theux, qui d’après ce qu’a dit, il y a quelque temps, un honorable membre de la chambre, ne le serait pas assez (on rit), cela est indifférent ; par leur position ils sont toujours le plus à même de connaître dans ces sortes de matières les véritables intérêts du pays, et ils ne peuvent avoir d’autre but que de servir ces intérêts ; aussi, lorsqu’ils proposent une mesure comme celle qui nous occupe, je serai toujours plus disposé à voter avec eux qu’à m’en rapporter à des théories qu’on présentait dans un sens il y a un an, et qu’on présente maintenant dans un autre ; théories au milieu desquelles je ne vois que confusion de tous côtés.
En résumé, messieurs, je n’ai pas encore mon opinion arrêtée, et je crois que beaucoup de membres encore sont dans ce cas ; j’attendrai donc la fin de la discussion pour me décider sur le vote que j’émettrai. Je déclare toutefois que quant à présent, d’après tout ce que j’ai entendu, je suis très disposé à voter en faveur du projet du gouvernement.
M. David. - Messieurs, en me servant du terme d’idéologues dans le discours que j’ai prononcé hier, je n’ai voulu faire aucune application particulière ; j’ai employé ce mot d’une manière vague et inoffensive. Déjà l’honorable M. Demonceau qui s’était servi de la même qualification, a donné à cet égard une explication qui prouve qu’elle n’emportait aucune espèce de personnalité.
M. A. Rodenbach. - Messieurs, comme l’honorable M. Jullien, je suspendrai mon vote. J’attendrai la fin de la discussion.
Messieurs, lorsqu’il a été question du projet de loi sur le coton, je me suis fortement prononcé contre la prohibition, et j’étais de l’opinion de l’honorable M. Lardinois. M. Lardinois à cette époque disait que lorsqu’une industrie ne peut se soutenir par une protection de 10, 20 ou 30 p. c., il faut qu’elle périsse.
C’est encore M. Lardinois qui a dit que la Belgique ne craignait pas la concurrence des draps français qui pouvaient entrer en transit par l’Allemagne et la mer.
Je pense que cet honorable membre n’est pas d’accord avec M. David ; car si j’ai bien entendu le discours de M. David, cet honorable membre a dit tout le contraire. M. Lardinois a demandé la parole pour répondre à M. Jullien ; j’espère qu’il nous donnera une explication à cet égard.
M. David a dit qu’il croyait que lorsqu’on fraudait les draps français en Belgique, on n’accordait pas la prime d’exportation. Je désirerais savoir s’il en est réellement ainsi. J’avoue que les chiffres qu’a indiqués M. Demonceau, relativement au prétendu drawback, ont ébranlé mon opinion ; ils semblent prouver que ce n’est pas un drawback qu’on accorde, mais bien une prime d’exportation. L’honorable M. Demonceau a cité des faits, et même des discours de ministres français qui devaient s’y connaître. Aussi je suspendrai mon vote jusqu’à ce qu’on ait répondu à M. Demonceau.
Il me reste à dire deux mots sur ce qu’a avancé hier M. Demonceau. Cet honorable membre nous a dit qu’à Verviers et dans la banlieue on débite des draps belges comme étant d’origine française : si je suis bien informé, cela a effectivement lieu ; il paraît même que les draps belges portent l’étiquette française. Mais qu’est-ce que cela prouve ? Cela prouve la perfection de notre industrie ; cela prouve que nous pouvons, pour ainsi dire, nous passer des draps français.
M. Hye-Hoys. - Messieurs, l’honorable M. Jullien vient de vous dire qu’il a trouvé le rapport de la section centrale plutôt favorable pour le projet de loi que favorable pour le maintien de la prohibition, vu, dit cet honorable membre, que des six sections trois sections ne se sont pas prononcées dans leur rapport. Messieurs, je répondrai à l’honorable M. Jullien que les trois sections ont néanmoins chargé leur rapporteur de soutenir la prohibition pour les draps et casimirs ; enfin la section centrale a été unanime pour maintenir l’état actuel des choses.
Messieurs, se figure-t-on bien ce que c’est qu’une industrie qui emploie des capitaux d’une valeur de 75 millions de francs, qui occupe 40,000 ouvriers dans une seule province, et livre annuellement à la consommation 100,000 pièces de draps d’une valeur de 25 millions de francs ? Se figure-t-on bien ce que cette importante branche de travail donne de richesses, de bien-être, de moralité, non pas seulement dans la province où elle donne ses fruits, mais dans tout le royaume, en donnant à la circulation un produit sans cesse demandé et toujours nécessaire, en rattachant les besoins et les voeux de tant de nations étrangères solidaires de notre prospérité ? Il semble que nos ministres doivent être profondément versés dans la connaissance de nos ressources commerciales et toujours occupés à ce qui peut les étendre, et devraient voir cet objet avec une prudence et une sollicitude toute particulière, et ne nous présenter que de projets de loi portant l’empreinte de leur sollicitude et de leurs connaissances de nos intérêts ; mais il n’en est pas ainsi, on nous propose gratuitement la ruine des industries. L’industrie, songeons-y, messieurs, ce n’est pas un objet qu’on traite accessoirement et sur lequel on a toujours assez de connaissances ; le développement de l’industrie est une des plus importantes parties du développement humain, et l’on ne compte aujourd’hui parmi les nations qu’à la condition d’être avancé dans la carrière industrielle, c’est-à-dire de travailler et de produire. A ces titres nous comptons aujourd’hui en Europe, et personne ne contestera la large part de la Belgique.
De quelque manière qu’on envisage le projet du gouvernement, je ne puis m’expliquer les motifs de la profonde indifférence qu’il manifeste pour nos intérêts les plus chers ; il faut lever la prohibition des draps et casimirs, dont nos lois douanières frappent les produits français ! Ne croirait-on pas qu’à une époque de force nous avons abusé de notre position vis-à-vis de la France, et que nous avons contre tout droit, par un coup de tête que je ne sais comment qualifier, agi en étourdis ? Car aujourd’hui c’est une reconnaissance de nos torts, c’est enfin une amende honorable au prix même de nos intérêts qu’on nous propose ! C’est avec une abnégation et une humilité dont les fastes politiques ne nous offrent pas d’exemples, qu on nous lance aux pieds d’une rivale industrielle, qui, dans son habilité à tirer parti de notre faiblesse, blâmera hautement la conduite de ceux dont nous aurions écouté la voix.
La question qui nous occupe est soutenue par le pays contre le ministère ; voyez en effet ce qui se passe partout à l’égard de nos produits ! Dans la plus grande partie de l’Europe, l’honorable M. Demonceau vous en a cité hier les exemples, partout ils sont prohibés ou imposés à de si forts droits qu’on peut dire hardiment que presque tous les pays nous sont fermés ; nous vivions avec la France sur le pied d’une entière réciprocité, lorsque ce pays prohiba nos draps, et nous força de recourir aux représailles : c’est donc à elle de nous prouver qu’elle est vraiment notre amie. En vain venez-vous nous répéter qu’elle a prouvé sa bonne volonté en abaissant les droits sur certains produits belges que nous lui envoyons ; nous aimons à croire, MM. les ministres, que vous n’avez pas étudié la question ; mais nous vous répondrons qu’elle ne nous a rien accordé qu’après avoir, ainsi que l’a dit un de ses ministres, acquis la certitude, par les calculs les plus exacts, que nous ne pouvons pas craindre de concurrence à ses industriels. Il y a des faits que rien ne peut détruire, et les discussions qui ont eu lieu dans les chambres françaises et les projets du gouvernement nous démontrent que si la Belgique a occupé son esprit, ç’a été pour qu’on pût mieux se débarrasser de la concurrence qu’on redoute.
Il me serait aisé de vous faire voir, et qui de vous ne le sait déjà, messieurs, combien d’industries sont menacées par le coup qu’on a vainement cherché à porter à l’industrie drapière. Vous savez qu’en demandant l’admission des draps français, les ministres n’ignorent pas que la prime de sortie accordée à nos exigeants voisins leur permettrait de vendre leur draps chez nous à plus de 5 p. c. au-dessous de nos prix, et il est bon de savoir qu’une prime de sortie qui ne leur est accordée que sur la laine étrangère s’applique également sur leur propre matière première dont on fabrique les draps pour l’exportation. Vous savez, messieurs, à quoi se réduisent les avantages qu’on nous a accordés ; en général, à abaisser les droits dont on frappait nos produits au niveau de la prime accordée à la France. Quant aux promesses, nous ne nous en laisserons pas bercer, nous n’avons donc rien à attendre de la France ; le système prohibitif y a créé trop d’intérêts factices ; les prétentions des industriels de ce pays se mesurent sur l’importance des capitaux engagés dans chaque branche d’industrie : le gouvernement est l’écho de toutes ces préventions absurdes ; les exigences de l’intérêt privé sont érigées en principes d’Etat ; c’est en vain que nous pouvons conserver l’espoir d’un traité de commerce avec ce pays.
La marche que nous avons à suivre nous est tracée ; refusons-nous à apporter du changement à l’état actuel des choses sur cette branche importante, aussi longtemps que la France n’en aura pas donne l’exemple ; car, lorsque nous aurons poussé la confiance jusqu’à nous nuire, sans aucune garantie de la France et sans voir si ce pays nous fera des concessions, aurons-nous bonne grâce à nous plaindre ? Ou bien irons-nous reporter notre tarif à son ancien état ? peut-on ainsi jouer avec les lois ? La France a tout à gagner à nous traiter équitablement, et elle ne peut se dissimuler avec quel empressement tous les industriels belges désirent l’accession de leur pays au système de douanes allemandes. Je pense donc, messieurs, et c’est l’opinion de votre section centrale, que pour le moment nous devons repousser la proposition du gouvernement et maintenir l’état actuel des choses sur cette branche d’industrie.
M. Lardinois. - Dans la défense du projet que nous discutons, l’honorable ministre des finances s’est servi du contraste des opinions pour frapper vos esprits, et je crains que ce moyen n’ait assez réussi pour rendre indécis quelques membres de cette chambre. Permettez donc, messieurs, que j’occupe encore un moment votre attention, et veuillez, je vous en supplie, vous dégager de toute préoccupation qui pourrait égarer votre sentiment de justice. Il s’agit d’une question très grave, et vous ne devez pas seulement considérer mon opinion personnelle, mais vous rappeler que cinq cents industriels du district de Verviers se sont adressés à vous pour demander le maintien de la prohibition sur les draps et casimirs français.
L’honorable député de Bruges vient, pour la seconde fois, de rappeler mon opinion sur la question cotonnière pour m’accuser d’inconséquence.
Il n’y a pas jusqu’à l’honorable M. Rodenbach qui ne s’en mêla aussi. Je n’accepte pas ce reproche, messieurs ; je le repousse et je m’explique de nouveau.
Pour avoir observé trop scrupuleusement les engagements que le système actuel des douanes impose à ceux qui sont convenus de conserver le statu quo, afin de ne pas alarmer les intérêts existants, l’on a voulu me mettre en contradiction avec moi-même. Peu importe si je n’ai jamais failli aux principes libéraux lorsqu’on voulait renforcer notre tarif par des prohibitions ou des droits prohibitifs ; peu importe si, dans une circonstance contraire, je me suis efforcé de faire respecter les droits acquis ou de faire accorder une protection suffisante et raisonnable à l’industrie indigène : on n’admet pas la différence des cas, et l’on trouve plus commode de condamner sans examen et sans preuves. Je ne m’appesantirai pas davantage sur cet incident, et j’aborde l’article en discussion.
Après les deux discours que vous avez entendus hier, ma tâche est devenue facile, et je pense, messieurs, que peu d’observations doivent suffire maintenant pour faire rejeter la proposition ministérielle en ce qui concerne les draps et casimirs français.
Il faut d’abord se rappeler que les tissus français ont été prohibés par mesure de représailles, et que les mêmes motifs qui ont dicté cette exception existent toujours dans toute leur force.
Vous devez reconnaître que l’industrie drapière est une des plus importantes, des plus précieuses et des plus vivaces du pays. Pour se développer, elle n’a besoin que de débouchés ; mais quelle est sa position actuelle ?
La révolution lui a fait perdre le débouché des colonies hollandaises, perte considérable qui laissera de longs regrets parmi les industriels qui exploitent ces contrées.
En 1830, nous trouvions à opérer encore quelques ventes de draps en Allemagne ; mais maintenant il faut y renoncer par suite de l’accession des petits Etats germaniques au système commercial de la Prusse.
Nos draps sont prohibés ou imposés à des droits prohibitifs dans tous les pays de l’Europe, excepté en Suisse et en Turquie. Aussi nos exportations diminuent chaque année, et si la Belgique venait à faire faute à nos industriels, ils devraient indubitablement fermer leurs ateliers.
Vous avez décrété plusieurs lois qui ont eu pour résultat de faire augmenter les denrées de première nécessité, et, par contrecoup, le salaire des ouvriers, D’un autre coté, la houille et le fer ont subi une augmentation de prix considérable, et l’industrie manufacturière est vivement affectée de tous ces faits.
Pour combler la mesure, le ministre vous demande la libre entrée des draps et casimirs français ! Je dis la libre entrée, car vous savez que notre tarif n’impose cet article qu’à 5 p. c. de la valeur, terme moyen.
Si contre toute attente vous adoptiez malheureusement cette proposition, les fabricants français nous feraient une guerre d’autant plus facile sur nos marches qu’ils jouissent d’une prime de 10 p. c. à l’exportation. Je dois répéter que lors de l’enquête française, il a été prouvé qu’au moyen de fausses évaluations on est parvenu à élever cette prime jusqu’à 20 p. c. de la valeur.
Ce n’est pas tout encore. Par sa position topographique la Belgique ne peut pas plus échapper aux catastrophes commerciales qu’aux convulsions politiques de la France. Il est donc nécessaire de vous faire remarquer que le monopole dont jouissent les fabricants français leur est souvent très nuisible. Lorsque les affaires vont bien, ils sont excités à élever manufacture sur manufacture, parce qu’ils ne craignent pas la concurrence étrangère. La conséquence de cet état de choses est une production excessive, et à la plus petite crise les fabricants sont forcés de se soumettre à tous les sacrifices pour réaliser leurs marchandises.
Cette seule considération, messieurs, est plus que suffisante pour demander le maintien de la prohibition des draps et casimirs français. Si vous ouvrez vos frontières à ces tissus, il ne se passera pas un mois que vous en serez inondés, parce que les fabricants français ne trouveront rien de mieux que la Belgique pour faire leurs réalisations forcées. Et qu’en résultera-t-il pour nos industriels ? D’abord une mévente complète de leurs produits ; ensuite une longue stagnation d’affaires et la décadence de nos manufactures.
Ne croyez pas, messieurs, que j’aie chargé de couleurs trop sombres le tableau que j’offre à vos regards ; car j’ai longtemps réfléchi avant de vous tenir ce langage qui n’est pas sans danger, et il m’a fallu toute l’évidence des faits qui se passent en France pour m’y décider.
Je dois prévenir une objection que les partisans du projet du gouvernement peuvent me faire. Ils me diront que je signale les inconvénients que le monopole traîne à sa suite, et cependant que je demande la conservation du privilège qui existe, par exception, contre les draps français.
A cela je répondrai que je ne réclame pas une protection spoliatrice, qui dote les uns au détriment des autres ; car, en maintenant la prohibition sur les draps français, le consommateur belge n’en sera pas froissé dans les circonstances normales, parce que la concurrence que les industriels indigènes se font entre eux, jointe à celle des Anglais et des Allemands, qui peuvent exploiter notre marché intérieur, garantissent assez au consommateur l’exiguïté des bénéfices que réalise le producteur sur ces étoffes.
Vous voyez, messieurs, que l’industrie des draps et casimirs en Belgique est réduite, pour ainsi dire, à sa consommation intérieure, et qu’il est indispensable de la lui conserver. Cependant nos fabricants ne craignent pas la lutte, et ils voudraient que les deux gouvernements s’entendissent pour supprimer d’abord la prohibition et établir des droits à l’entrée de ces tissus en rapport avec leur position relative. Mais les manufacturiers français s’opposent à toute concession ; écoutez ce qu’ils disent :
La chambre consultative de Sedan s’exprime de la manière suivante :
« Nous nous empressons de reconnaître que la situation commerciale de la Belgique est aussi fausse que fâcheuse : essentiellement industrielle, cette nation de 3,000,000 d’individus était organisée avant sa dernière révolution, pour faire produire à ses immenses établissements, en coton et en laine, presque autant que tous nos établissements de France produisent. Nous reconnaissons qu’elle a perdu, par le fait de la révolution, ses principaux débouchés. Pressée par les douanes hollandaises, prussiennes et françaises, son gouvernement doit attacher beaucoup de prix à la faire participer au marche français ; mais ses capitaux stagnants, ses grands établissements déserts en partie peuvent jeter d’immenses produits au milieu de nous ; la Belgique, avec sa faible population, prendrait alors dans la consommation française la plus forte part, sans nous offrir de compensation possible. Un bon gouvernement ne peut sacrifier ses propres intérêts à des considérations secondaires et de bon voisinage. »
D’après cet exposé, il faut conclure que l’industrie belge est destinée à succomber sous le poids des entraves qui l’environnent ; mais il faut espérer que le courage et l’énergie de nos industriels feront mentir cette prédiction, pourvu qu’ils soient secondés par le gouvernement. Il n’y a pas que la France seule qui puisse nous ouvrir des débouchés.
Les craintes des fabricants français ne sont pas non plus fondées ; ils s’effraient de leur ombre. D’après leur propre aveu et les documents officiels, la France produit en tissus de laine pour 400 000,000 fr. Elle exporte pour environ 40,000,000. Reste pour la consommation 360,000,000.
Avec ses grands établissements et ses immenses capitaux, la production de la Belgique, en draps et autres tissus de laine, peut être estimée à 40,000,000 de fr. En supposant que l’on abandonnât tous les marchés étrangers pour ne s’occuper que de celui de la France, je pose en fait que, dans les années les plus heureuses, nos exportations ne s’élèveraient pas à 20,000,000 de francs. Je le demande, y a-t-il dans ce chiffre de quoi épouvanter les fabricants français ? Vingt millions de marchandises qui viendront en concurrence pour une consommation de 360 millions de francs !
Si vous appliquez le même calcul à la Belgique, vous trouverez qu’il faudrait importer proportionnellement une très petite quantité de marchandises françaises pour porter un coup fatal à nos industries de tissus de laine. Conservons donc, messieurs, l’état de choses actuel vis-à-vis de la France, et ne nous lançons dans les concessions que lorsque nous aurons acquis la certitude qu’on veut suivre la route du progrès en matière de douanes.
Plusieurs honorables membres de cette assemblée voudraient supprimer la prohibition et la remplacer par des droits, dussent-ils même être prohibitifs. Je vous répéterai, messieurs, que le résultat ne serait pas le même, parce que l’introduction des produits étrangers est beaucoup plus onéreuse sous l’empire de la prohibition que sous tout autre système répulsif. La fraude des objets volumineux et pesants ne peut jamais s’établir sur une grande échelle, et vous voyez d’après la statistique de la France qu’elle n’importe annuellement en Belgique que 18,000 kilog. environ de drap et casimir. D’ailleurs, un négociant qui se respecte ne voudrait jamais ouvrir un magasin d’un article prohibé, et il est même impossible de s’en faire un assortiment complet.
Vous savez, messieurs, que la prudence veut que l’on ne manifeste pas toujours à cette tribune toutes ses craintes et toutes ses prévisions. Je me borne donc à ces observations, et à vous prévenir que si vous prononciez la levée de la prohibition, cette décision pourrait avoir aujourd’hui les conséquences les plus funestes pour l’industrie drapière.
Depuis un an les fabriques de draps sont dans un grand état de souffrance et de malaise, et l’avenir ne présage rien de consolant. Croyez-moi, le changement que l’on vous a proposé est tout à fait inopportun ; et s’il arrivait une crise, il servirait au moins de prétexte pour en accuser le gouvernement. Une population ouvrière dans la misère est une chose terrible, messieurs ! Rappelez-vous Lyon.
Si des considérations politiques ou diplomatiques ne tenaient glacée la langue du ministère, il épouserait avec chaleur la cause que je défends, et nous dirait : « L’industrie drapière est une des principales du pays ; elle occupe une population nombreuse, et elle emploie d’immenses capitaux. Presque tous les gouvernements étrangers repoussent ses produits par la prohibition ou des droits prohibitifs ; et elle se trouve menacée dans son existence. Tout nous convie donc à ménager cette industrie. Ménageons-la, et gardons-nous bien de faire une loi qui pourrait être fatale, et ne lui servir que comme un linceul pour l’ensevelir. » Voilà ce que les ministres connaissent aussi bien que moi, et ce qu’ils devraient nous dire.
Je finis. J’ai rempli mon devoir, et un devoir bien pénible. C’est à vous maintenant, messieurs, de prononcer ; mais ne perdez pas de vue qu’il est question d’une industrie qui a pour 80 millions de capitaux engagés dans ses établissements.
M. Jullien. - Messieurs, je ne suis pas étonné que l’honorable M. Lardinois cherche à justifier devant la chambre deux opinions diamétralement contraires qu’il a émises à deux époques différentes. Mais je suis étonné qu’il me reproche, à moi, une inconvenance parlementaire, parce que j’ai fait un choix d’une de ces deux opinions. Je ne pouvais pas, en conscience et avec la meilleure volonté du monde, les adopter toutes deux ; il a fallu de toute nécessité que je prisse l’une ou l’autre : or, j’ai choisi celle qu’il avait émise en 1836. Je vous le demande, messieurs, y a-t-il inconvenance parlementaire ? Si cela était, certes j’en serais bien fâché. J’ai trop le sentiment des convenances parlementaires, (erratum inséré au Moniteur belge n°124, du 4 mai 1837. Voir aussi la motion d’ordre dans la séance du 3 mai 1837 :) pour y manquer jamais vis-à-vis de mes honorables collègues. C’est à la chambre à juger cet incident entre M. Lardinois et moi.
M. Lardinois. - Certes, ce que l’honorable M. Jullien a dit est très spirituel ; mais moi, je trouve qu’il y avait inconvenance à venir derechef mettre un orateur en opposition avec lui-même.
On m’accuse d’être en contradiction avec mes opinions antérieures, mais je défie qu’on établisse un seul fait qui prouve que j’ai été en contradiction avec mon opinion : maintenir le statu quo et n’y apporter des modifications que lorsque les circonstances le réclamaient.
M. Smits. - Toutes ces altercations pour des faits personnels ne prouvent qu’une chose, c’est qu’on doit quelquefois regretter de prendre part aux questions d’intérêt matériel, parce que, par la lutte des intérêts divers qu’elles provoquent, elles soulèvent ordinairement des débats très vifs et souvent assez amers, qui, loin d’éclairer les discussions, ne font jamais que les aigrir. Si vous repoussez les privilèges et que vous défendiez la thèse de la protection modérée, on vous crie que vous êtes partisan de la liberté illimitée de commerce, que vous êtes un utopiste, et autres qualifications semblables.
Mais, qu’on me permette de le demander, où sont donc ces partisans de la liberté illimitée du commerce ? où sont-ils ceux qui veulent laisser l’industrie nationale sans protection aucune ? où sont-ils ceux qui veulent abaisser toutes les barrières et laisser un libre cours aux marchandises et aux denrées étrangères ? Je les cherche vainement, je ne les trouve pas, je n’en rencontre nulle part.
Messieurs, les hommes de notre opinion désirent assurer une égale protection à tous, mais ils veulent aussi que la Belgique ne perde pas de vue ni sa situation géographique ni sa situation industrielle. Ce que nous demandons, c’est qu’elle n’oublie pas que, placée au centre de l’Europe occidentale, elle peut faire le commerce des peuples, se constituer l’intermédiaire pour les échanges de leurs produits et faire des profits sur tous ; ce que nous demandons, c’est qu’elle ne se laisse pas séduire par le système prohibitif, système de mollesse et d’apathie, avec lequel il n’y a plus d’économies ni de perfectionnements possibles dans le travail industriel. Ce que nous demandons enfin, c’est que nous ne fassions pas aux peuples qui nous entourent des guerres de tarif qui ne mèneraient qu’à des représailles d’autant plus nuisibles que nous pouvons encore avoir besoin de l’appui politique de ces peuples.
Si encore le système suivi jusqu’à ce jour avait eu des effets pernicieux, je concevrais les réclamations de nos adversaires. Mais qu’on examine la situation de notre industrie ! La Belgique a-t elle quelque chose à envier sous ce rapport aux autres nations ? Aujourd’hui, au milieu de la crise qui agite l’Europe, n’est-elle pas un des pays les plus prospères, les plus tranquilles du monde ? Et l’on voudrait changer le système qui existe ! Mais alors renversez les leçons de l’expérience, dites que ce qu’on a fait a été mal fait. Messieurs, on ne le peut pas, car les faits sont là qui prouvent que nous avons marché dans la bonne voie.
D’ailleurs, on vous l’a déjà dit, à quoi sert le système prohibitif ? Absolument à rien, et j’ajouterai comme l’honorable M. David que la prohibition chez nous n’est qu’un vain mot, qu’elle n’existe pas en fait, et que presque tous les produits prohibés ou surtaxés se fraudent ; et cela doit être, car nous n’avons pas de frontière qui nous garantissent contre elle. La fraude des draps ne se fait pas par l’Allemagne, personne ne l’a prétendu ; elle se fait par d’autres frontières et par la voie de mer, moyennant une prime de 10 p. c., ainsi que j’en trouve la preuve dans l’enquête française.
Voici la question que le ministre du commerce adressait à un industriel : Vous avez parlé de la ligne prussienne qui empêchait d’exporter dans le duché de Bade ; le duché de Bade n’est pas encore entré dans l’association allemande. Exportez-vous pour la Belgique ? Rép. - Je vais encore m’expliquer franchement sur ce point ; je ne veux rien dissimuler : l’attrait de la mode, de la nouveauté, a pu faire rechercher en Belgique, comme ailleurs, certaines qualités de draps français ; j’avouerai que nous avons envoyé des draps en fraude, en payant une primo de 10 p. c., à Bruxelles et à Anvers.
M. Dubus (aîné). - Mais c’était en très petite quantité.
M. Smits. - C’est toujours comme cela que la fraude se fait.
Ainsi, messieurs, la fraude existe ; par la fraude, le trésor est frustré de ses revenus et l’industrie est privée de sa protection. Je suis donc autorisé à dire qu’il vaut mieux ôter la prohibition et la remplacer par un droit convenable et sagement protecteur. Je pourrais, si c’était nécessaire, démontrer facilement par des calculs que notre industrie peut lutter avec toutes les industries similaires ; mais je me contenterai de prendre pour exemple la lutte engagée sur les marchés étrangers. Là la Belgique concourt avec avantage, non seulement avec la France, malgré sa soi-disant prime d’exportation, mais encore avec l’Angleterre et l’Allemagne.
Mais, dit-on encore, l’industrie française a un immense avantage sur l’industrie belge, en ce qu’elle est protégée par une prime de sortie. Voyons d’abord quels sont les principes des primes, voyous pourquoi elles ont été établies. J’ouvre la loi française, et je trouve qu’il a été successivement accordé, à partir de la loi du 28 avril 1816, des primes de sortie pour les fabrications dont la matière a subi de forts droits à l’entrée. Elles ont toutes pour objet de neutraliser l’inconvénient de ces droits, et de remettre le manufacturier dans la possibilité de concourir avec l’étranger, à l’étranger, comme s’il s’était servi de matière franche de tout impôt.
Ainsi c’est pour faire remise au fabricant français des droits qu’il a acquittés sur les matières premières qu’il emploie, c’est pour le mettre à même de concourir par là à l’étranger et avec l’étranger, que les primes ont été instituées ; elles ne constituent donc point un encouragement à l’exportation dans la stricte acception du mot, mais un drawback, une ristourne de droit. Voici son origine : il y a quelques années, l’agriculture française se plaignait vivement de l’importation des laines étrangères.
Le législateur français, croyant ces doléances fondées, crut pouvoir y faire droit, en imposant une taxe de 30 p. c. à l’entrée des laines étrangères ; mais en même temps il adopta une mesure en faveur de l’industrie drapière, en lui accordant une prime de 13 p. c. représentant la restitution du droit perçu sur la matière première. Plus tard, le droit de 30 p. c. sur les laines ayant été réduit à 20 p. c., la prime subit une diminution proportionnelle, c’est-à-dire qu’elle fut fixée à 9 p. c. Ici on fait une objection ; on dit : La prime est juste, elle n’est qu’un drawback quand le fabricant français a employé des laines étrangères, parce que ces laines ont supporté le droit établi par la loi ; mais elle cesse d’être équitable, elle devient véritable prime, quand il a employé des laines indigènes. Ce raisonnement n’est que spécieux, car le fabricant français n’est pas plus favorisé quand il a employé de la laine indigène que s’il avait employé de la laine étrangère.
Vous allez le comprendre : c’est qu’en raison de l’impôt qui frappe les laines étrangères, le marchand de laine indigène augmente le prix de sa marchandise. Quand les produits étrangers sont frappés d’un droit de 20 p. c., le marchand indigène a augmenté sa laine dans la proportion de l’importance de ce droit ; c’est pour cela que la prime doit toujours, dans tous les cas, être considérée comme un véritable drawback, un remboursement du droit perçu sur la matière première employée.
Ce qui corrobore encore cette opinion, c’est la déclaration des industriels français eux-mêmes.
Je trouve la réponse suivante dans l’interrogatoire de M. Lefort, qui déclarait n’avoir employé que de la laine française, de la laine de Picardie et de la Beauce ; on lui demandait quelle était l’influence du droit de 30 p. c. à l’entrée des laines, il répondit : « Elle a eu pour principal effet d’amener dans les prix des variations ruineuses pour les manufacturiers, et sans profit pour l’agriculture. »
Dans mon opinion, il est parfaitement établi que la prime est un véritable drawback, un remboursement des droits perçus sur la matière première.
J’ai encore une autre autorité sur ce point, c’est l’opinion d’une chambre de commerce certainement compétente pour juger de ces matières, et qui s’exprime ainsi sur l’objet qui nous occupe :
« Les fabricants français ne sont ni moins actifs ni moins industrieux que les fabricants belges. Ils sont aussi avancés qu’eux sur le rapport de la perfection et du bon marché ; et d’ailleurs ne luttent-ils pas avec avantage contre eux sur les marchés étrangers, au moyen de la prime d’exportation qui n’est que le remboursement du droit qu’ils ont payé sur la laine à l’entrée ? » Or, si cette prime eût été une véritable prime d’exportation, on en aurait fait l’observation. Mais on ne dit rien ; ce qui confirme encore davantage l’opinion que je soutiens.
Vous voyez donc qu’il n’y a pas beaucoup de motifs qui militent pour le maintien de la prohibition contre une puissance amie. Cette prohibition doit nécessairement blesser sa dignité, et elle n’intéresse pas essentiellement notre industrie, parce qu’elle peut être remplacée par un droit sagement protecteur.
Mais le droit proposé par le gouvernement serait-il suffisamment protecteur ? Je déclare que si nous avions eu à discuter la loi au moment où elle a été présentée, j’aurais été d’une opinion affirmative, mais depuis lors, des circonstances graves sont survenues ; une crise commerciale s’est manifestée en Amérique et a réagi sur l’Angleterre et la France ; les débouchés momentanément fermés ont amené un encombrement partout, et il se pourrait qu’en levant subitement la prohibition et en plaçant la France dans le droit commun de notre tarif actuel, la Belgique fût inondée des marchandises de ce pays, parce que les industriels, dans les crises, doivent nécessairement vendre, réaliser.
Ces crises, je ne les redouterais pas pour d’autres pays ; car je ne m’effraie pas de ces déversements sur les marchés étrangers. Au contraire, si une nation, ayant un tarif quelque peu libéral, voulait écraser une branche d’industrie en déversant à vil prix sur notre marché les produits de cette industrie, il faudrait acheter ces produits et les renvoyer à la nation dont nous les aurions reçus ; ce serait la plus terrible manière de lui faire concurrence. Mais ce jeu commercial ne peut se faire à l’égard de la France ; là la prohibition est absolue ; on ne peut lui rendre les produits qu’elle nous aurait envoyés.
Cette crise mérite donc attention, et, pour ma part, j adopterai toute proposition qui tendrait à remédier à cet inconvénient du moment.
M. Dumortier. - Après les discours prononcés par nos honorables collègues de Verviers, je pensais que la chambre devait être convaincue de la nécessité de maintenir, dans l’état actuel des choses, les dispositions du tarif, quant aux draps et casimirs. Mais j’ai vu avec étonnement et avec peine que plusieurs honorables préopinants ont voulu jeter du louche sur l’opinion de nos honorables collègues de Verviers. Je vois avec peine que l’on cherche souvent à présenter comme suspecte l’opinion des membres qui représentent les localités intéressées dans les discussions.
L’honorable député de Bruges vous a cité, contre la décision que vous avez prise sur les bas et bonneteries, une pétition d’un négociant étranger qui trouve fort mauvais que l’on prenne des mesures en faveur de notre industrie. Il paraît, par cela seul, qu’une seule pétition nous a été adressée, qu’un seul étranger s’est plaint et a posé des faits ; que ces faits écarteraient tous ceux qui ont été établis de la part d’autorités instituée par le pouvoir exécutif pour éclairer ces questions.
Ainsi, la chambre de commerce de Tournay, la chambre de commerce de Bruxelles composée des hommes les plus éminents de l’industrie, le grand jury de l’exposition nationale des produits de l’industrie reconnaissent le préjudice que causerait à l’industrie des bas et bonneteries la disposition du projet du gouvernement concernant cette industrie. Mais voilà qu’on dépose sur le bureau une pétition qui n’a pas le sens commun ; dès lors tout est mis en doute. Pour moi je remercie le préopinant de m’avoir mis à même d’établir en un seul mot combien la pétition est peu fondée. Le pétitionnaire dit que dans toute la Belgique il n’y a pas de tricots à métier. Messieurs, il y en a seulement 5,000 dans le pays. Dans l’arrondissement de Tournay, il y en a au moins 4,000. Cette inexactitude peut vous donner une idée de toute la pétition.
En matière d’intérêts de localité il fait écouter les personnes qui représentent cette localité. Elles savent mieux que vous ce qui se passe chez elles ; ayons donc égard aux discours des honorables députés de Verviers. On n’a pas répondu à ce qu’ils ont dit ; on n’a pas répondu au discours remarquable de l’honorable M. Demonceau. En pareilles matières écoutons les spécialités, alors surtout que nous savons que ce n’est pas l’intérêt privé, mais l’intérêt du pays qui est le mobile de leurs paroles.
Je l’ai souvent déclaré, je ne suis nullement partisan des mesures prohibitives, je ne les admets que quand elles sont indispensables. Par exemple, vous ne pouvez lever la prohibition des drilles et chiffons, sans ruiner l’industrie des papiers ; dès lors vous devez la maintenir.
Maintenant de quoi s’agit-il ? De continuer un tarif existant ; d’autre part de supprimer une mesure exceptionnelle établie dans un moment qui, on le reconnaît, était un moment de crise, et où l’on devait redouter pour la Belgique une crise analogue à celle existant dans les pays voisins. En pareille circonstance, vous pouvoir législatif, vous devez maintenir le tarif. En pareille circonstance le tarif des douanes est l’arche sainte à laquelle vous ne pouvez porter la main.
Je pense que ce serait une grande imprudence de modifier, dans les circonstances actuelles, le droit sur la draperie. Vous le savez, cette industrie est une des plus importantes de la Belgique ; or, il est incontestable que, dans l’état actuel, elle est prohibée chez les peuples voisins. La France la prohibe ; l’Allemagne et l’Angleterre la frappent de droits équivalents à la prohibition ; il ne lui reste qu’un débouché : le marché intérieur ; et ce seul débouché, vous le lui ôteriez au profit de la France.
Vous le savez, la mode a un très grand empire dans le pays. Si vous levez la prohibition, fabriquera-t-on à Paris un drap d’une couleur nouvelle ? Il faudra qu’on l’ait à Bruxelles. Vous ne pouvez en douter, lorsque vous voyez que l’engouement des modes françaises est telle que nos fabricants, pour écouler leurs draps, sont obligés de contrefaire les marques de France et de les étiqueter draps de Sedan, de Louviers, d’Elbœuf .
Il leur faut, pour débiter des produits qui font leur gloire, renoncer à y mettre leurs noms.
Je pense donc qu’on ne peut sans danger apporter des modifications à l’article qui nous occupe.
Nous pouvons d’ailleurs, en réduisant les droits sur les soieries, les spiritueux et les vins, compenser amplement les faibles avantages que nous a faits la France.
Remarquez que la France ne nous a accordé aucune réduction sur les objets que produisent ses propres manufactures, parce qu’elle a senti la nécessité de conserver à ses ouvriers la source de leur travail.
Imitez cet exemple, écartez une proposition qui aurait pour résultat le désespoir et la misère de la classe ouvrière à laquelle vous devez aussi protection.
Songez-y, messieurs, nous sommes loin d’avoir obtenu de la France tous les avantages que nous pouvons espérer de la part de ce pays. Lorsque nous lui demanderons de nouvelles concessions, que lui offrirons-nous en retour, si nous lui accordons tout d’abord tous les avantages qui sont en notre pouvoir ? La France avec son système prohibitif pourra toujours nous accorder des avantages, soit en supprimant la prohibition, soit en abaissant des droits prohibitifs. Mais nous, quel avantage pourrons-nous faire à la France après avoir ouvert nos marchés à tous ses produits ? qu’offrirez-vous à la France pour qu’elle change la disposition du tarif relative aux toiles, laquelle et plus défavorable à notre industrie que la disposition antérieure ?
Remarquez que nous avons fait un premier pas vers les concessions ; nous avons commencé par supprimer le droit à la sortie des houilles qui rapportait 1,000,000 à la Belgique.
M. Smits. - C’est en notre faveur que cette mesure a été prise.
M. Dumortier. - Et quand la France a supprimé les droits sur les houilles, vous dites que ce n’est pas en sa faveur. C’est là le langage du préopinant qui devrait cependant, par sa position, connaître et défendre les intérêts du pays. D’après lui, quand nous supprimons un droit sur les houilles qui rapportait un million, c’est en notre faveur ; et quand la France supprime les droits sur les houilles, c’est encore en notre faveur.
Eh bien, pourquoi n’admettez-vous pas un système semblable ? Vous voyez donc que vous êtes en opposition avec vous-mêmes ; c’est ce que j’ai déjà fait voir dans une séance précédente.
Rappelez-vous ce que l’on a dit en France en discutant des tarifs de douane ; on a posé alors des principes : en matière d’industrie il ne faut jamais céder ce qui est nécessaire aux besoins de votre industrie ; aucune considération ne doit être mise en parallèle avec les besoins des localités.
Je dois rencontrer ce qu’a dit l’honorable préopinant relativement au drawback ; à cet égard le discours de M. Demonceau est sans réponse. En vain le préopinant prétend-il que l’on doit considérer la prime comme un drawback ; en fait cette prime nous coûte plusieurs millions par année. Actuellement le négociant français va en Suisse ; avec sa prime de 9 p. c., il vend ses draps préférablement aux nôtres. La Prusse elle-même a la préférence sur nous dans cette contrée. Dans l’état actuel, nous industrie n’a presque plus de pays à exploiter ; il faut au moins lui conserver le marché intérieur.
Depuis quelques temps les laines sont en baisse de 15 à 20 p. c. ; cette baisse s’étendra encore plus loin si l’on doit en croire les hommes qui connaissent la partie. Les négociants de Verviers ont fait des acquisitions considérables en laines à des prix élevés ; leurs magasins sont encombrés de marchandises fabriquées au taux le plus haut, à un taux de 40 p. c. plus élevé qu’on ne fabriquerait maintenant ; si vous favorisez donc l’importation des marchandises étrangères, des marchandises françaises, n’est-il pas manifesté que vous allez opérer la crise que vous craignez dans le pays ? Nos fabricants ayant acheté les matières premières à des prix trop élevés, ils ne pourront lutter avec les fabricants français, et la crise sera imminente. Par cette considération il faut maintenir la législation existante, et ajourner tout ce qui est relatif à la question des draps.
M. le ministre de l'intérieur et des affaires étrangères (M. de Theux). - Messieurs, au moyen de deux stipulations, on pourrait faire droit aux réclamations que l’on a faites. Nous avons compris que dans ce moment il y aurait inconvénient à lever la prohibition ; cependant nous avons pensée que la levée de cette prohibition pourrait être décrétée maintenant, mais pour recevoir son effet au 1er janvier 1839. D’ici là la crise commerciale sera dissipée, car ces crises ne durent jamais longtemps.
En second lieu, on pourrait obvier à l’effet que peut produire la prime de sortie, en stipulant que dans tous les cas il sera ajouté au droit ordinaire le montant de la prime accordée à la sortie dans le pays de provenance ; de cette manière, il est évident que nos fabricants pourront toujours soutenir la concurrence avec quelque pays que ce soit.
Il ne faut pas se laisser frapper dans ce moment par l’espèce d’opposition que rencontre le projet de loi ; la cause de cette opposition est manifeste ; c’est qu’il y a plusieurs intérêts en cause.
Il faut bien remarquer que lorsqu’on a agité séparément cette question des draps, on n’a pas rencontré d’opposition dans cette chambre ; au contraire, on a proclamé que la levée de la prohibition était chose de peu d’importance, parce que la prohibition était illusoire dans ses effets.
Il faut en convenir, quand le gouvernement français fait preuve de bonnes intentions pour modifier son tarif de douanes, et je puis appuyer ce que je dis par des faits, parce que depuis plusieurs années les modifications faites aux douanes en France tendent à supprimer des prohibitions ou à diminuer les chiffres des droits, il serait fâcheux que de notre côté nous repoussions toutes les modifications tendantes à diminuer nos tarifs, et que nous adoptions un système restrictif à l’égard des autres pays. Si la loi était faite dans une semblable tendance, il serait désormais inutile d’essayer d’obtenir de l’étranger des modifications qui nous seraient utiles.
Je pense donc, messieurs, qu’il y aurait lieu de mettre aux voix la question de savoir si la prohibition serait levée. Quant à nous, nous consentons à ce qu’elle ne soit levée qu’en 1839, à condition que le montant des primes soit ajouté au tarif ordinaire : et, par cette double garantie, nous croyons qu’il sera satisfait aux réclamations qui ont quelques fondements. (Aux voix ! aux voix !)
M. Demonceau. - Avant de laisser poser la question, je tiens à donner des renseignements à la chambre et au ministère ; et comme je vois les ministres marcher avec franchise, je dois, imitant leur loyauté, leur communiquer ce que j’ai appris sur l’objet en discussion.
Je dois, premièrement, leur dire que les circonstances leur imposent le devoir de ne pas lever la prohibition.
Le ministre de l’intérieur propose deux moyens : lever la prohibition au 1er janvier 1839 ; ajouter au droit d’entrée la prime de sortie accordée par le gouvernement étranger ; eh bien, je crois que nos ministres ne trouveront pas le moyen de fixer un droit propre à compenser la prime étrangère.
En effet, il dépend des industriels français de déclare la valeur qu’ils jugent convenable pour leurs marchandises à la sortie ; je suppose que le drap vaille 25 fr., ils peuvent le déclarer à 35 et 40 fr. sans inconvénient, parce qu’il est difficile, pour ne pas dire impossible, de distinguer les degrés des qualités au-dessus de 25 fr. par mètre ; il résultera de là que quand vous voudrez déterminer un droit pour l’importation des draps étrangers, vous laisserez toujours la prime.
J’ai des renseignements positifs à cet égard. Je trouve dans des détails statistiques que des draps pesant 1,800,000 fr. de kilog. avaient absorbé une prime de plus de 4 millions ; ainsi en calculant 9 p. c. de prime à la sortie, il a fallu leur donner une valeur de 45,800,000 fr : or, je défie qui que ce soit de me montrer que 1,800,000 kilog. de draps puissent valoir 45,800,000 fr.
Jetez les yeux sur le tableau des exportations de la Belgique en pays étranger, et vous y verrez que 600 à 700 mille kilog. de draps ne sont pas évalués plus haut que 5 millions ; ceci suffit pour prouver que l’évaluation des drap français que je viens de citer est excessivement exagérée.
Il me semble donc que, dans l’état actuel de la législation française, il est impossible de bien comprendre ce que sont les primes.
Dans la section centrale, on a agité la question de savoir si on prendrait les primes pour base d’un calcul ; j’ai examiné cette question avec attention et impartialité, et cependant j’ai voté avec ceux qui voulaient maintenir le statu quo. M. le ministre des finances a dit alors que les primes servent à l’industriel pour soutenir la concurrence étrangère. La France impose les laines étrangères à l’entrée, de 22 p. c., afin de protéger les éleveurs de moutons ; mais ce sont les industriels seuls qui en profitent puisque ce droit leur est remboursé quand ils exportent leurs draps. L’honorable M. Smits a dit à la vérité que cela fait hausser le prix des laines en France ; mais c’est là une erreur puisque nos fabricants de drap vont encore en ce moment acheter des laines en France ; ce fait est certain, et il n’aurait assurément pas lieu si les laines étaient plus chères en France qu’ailleurs.
On a dit encore que la Belgique est prospère ; mais pourquoi voulez-vous alors changer le tarif, surtout dans un moment où vous reconnaissez vous-même qu’il y a une crise et qu’il faut ajourner la levée de la prohibition jusqu’en 1839 ? Attendez au moins cette époque, entrez de nouveau en négociations avec la France, écoutez le conseil d’un homme qui est dévoué au gouvernement et au pays ; vous trouverez les industriels belges très disposés à s’entendre avec le gouvernement et même avec les industriels français, car nous ne craignons pas la concurrence française lorsqu’elle s’établira à des conditions égales pour l’un et pour l’autre pays ; mais y a-t-il rien de plus ridicule que de venir nous proposer d’ouvrir nos portes à 32 millions de producteurs, nous qui ne sommes que 4 millions de consommateurs et qui n’avons que notre propre marché pour écouler les produits de nos fabriques ! Il faudrait plutôt tâcher de faire l’inverse, il faudrait tâcher de nous procurer 32 millions de consommateurs.
L’honorable préopinant vient de dire que c’est à son opinion qu’on doit la prospérité de la Belgique ; si la Belgique est prospère, messieurs, c’est parce qu’il y a des hommes qui savent défendre ses intérêts. Quant à l’opinion de l’honorable membre, si elle avait triomphé, l’industrie de notre pays était ruinée, puisque cette opinion tend à faire ouvrir nos portes à tous les produits du monde.
Faisant allusion à la chambre de commerce de Verviers, on vous a dit aussi, messieurs, que cette chambre de commerce reconnaît que la restitution qui existe en France n’est rien autre chose qu’une restitution des droits d’entrée ; mais comment voulez-vous qu’une chambre de commerce soit plus savante que les hommes qui ont fait la loi française, et qui croyant aussi n’établir qu’une restitution, tandis qu’ils ont établi une véritable prime déguisée, semblable à celle qui existe en Belgique pour les sucres.
Je ne vois pas moyen, messieurs, de concilier l’intérêt de la Belgique avec ce que la France demande de nous ; tout ce qu’on pourrait faire, ce serait d’accorder au gouvernement l’autorisation de lever la prohibition des draps français en la remplaçant par un droit suffisamment protecteur de notre industrie, pour autant que la France, de son côté, en ferai autant pour les draps belges ; mais il ne fait pas lever la prohibition aussi longtemps que la France la maintient, il ne faut pas non plus décider que vous la lèverez en 1839 ; car cela produirait le même que si vous admettiez immédiatement les draps français ; les fabricants de France ne pourraient pas jeter de suite leurs draps sur notre marché, mais ils se prépareraient pour l’avenir.
J’ai aussi recours à l’enquête française, et je me souviens de l’interrogatoire d’un fabricant de draps d’une ville frontière, qui prouve jusqu’à l’évidence l’abus de la prime d’exportation : il s’agissait de la supposition que la Belgique, ayant à sa disposition de plus grands capitaux que la France (ce qui est évidemment une erreur) pourrait faire des sacrifices énormes dans le seul but de détruire l’industrie française. « Je verrais avec beaucoup de plaisir, répondit ce négociant, que les Belges vinssent ici vendre leurs draps à vil prix ; je les achèterais, et à l’aide de la prime d’exportation, j’irais en Belgique cendre des draps belges avec un beau bénéfice. » Voilà, messieurs, comment on comprend en France la prime d’exportation.
Vous devez donc bien comprendre qu’il ne vous serait pas possible d’apprécier toute l’importance de la prime d’exportation qui s’accorde en France, ni par conséquent l’étendue du droit que vous devriez établir pour en balancer les effets par rapport à notre industrie. Dans des circonstances pareilles, je crois qu’il faut faire comme le propose la section centrale, s’abstenir pour le moment, et attendre que de nouvelles négociations aient amené un résultat plus satisfaisant.
M. le ministre de l'intérieur et des affaires étrangères (M. de Theux). - L’honorable préopinant a supposé, messieurs, que le gouvernement français admettrait des déclarations exagérées qui augmenteraient la restitution à la sortie des draps français, afin d’éluder le droit de notre tarif ; mais il est facile de concevoir qu’il résulterait d’un pareil système une dépense énorme pour la France ; en second lieu, nous avons encore un moyen de prévenir cet inconvénient, ce serait d’exiger la reproduction des documents par lesquels aurait été fixé le montant de la prime d’exportation ; mais, je le répète, je ne pense pas que le gouvernement français puisse procéder comme on le suppose, car s’il voulait faire un semblable sacrifice, il pourrait, même à l’état actuel des choses, fournir aux fabricants français des avantages tels qu’ils pourraient déverser leurs produits en Belgique. Remarquez, d’ailleurs, messieurs, que l’Allemagne qui ne prohibe pas les draps français, ne se plaint pas de ce qu’en France on exagérerait la prime de sortie.
On dit qu’il faut ajourner notre décision, puisque nous proposons de n’y donner effet qu’en 1839, et qu’il faut profiter de l’intervalle pour négocier de nouveau : on conviendra que la tendance qu’on a montré dans cette enceinte ne serait pas favorable aux nouveaux négociateurs qu’on dépêcherait vers la France ; je pense que si l’on veut continuer à négocier avec quelque succès, il faut au moins payer de retour les concessions que la France nous a déjà faites.
On a dit aussi : « Mais n’ouvrez pas un pays de 4 millions de consommateurs à 32 millions de producteurs. » C’est sans doute par défaut de réflexion qu’on a fait cette observation, car on sait fort bien que les 32 millions de Français ne sont pas des fabricants de draps ; si l’on compare le nombre des fabricants de draps qu’il y a en France au nombre de ceux qu’il y a en Belgique, on voit de suite qu’il n’y a pas de comparaison à établir sous ce rapport entre la population des deux pays. C’est là un fait de la dernière évidence et qui est connu de tout le monde. Je dis donc que cet argument n’a nulle valeur.
M. le ministre des finances (M. d'Huart). - Messieurs, j’ai été interpellé par plusieurs membres de l’assemblée sur le point de savoir ce qu’il faut entendre par prime d’exportation en France. Pour répondre à ces honorables membres, je crois ne pouvoir mieux faire que de donner lecture d’un discours prononcé par M. de St-Cricq à l’appui du système de ces primes, qu’il a fait adopter en 1822.
« Entendons-nous bien d’abord sur ce mot primes, disait M. de St-Cricq. Notre législation n’en accorde aucune à titre d’encouragement pour l’exportation des produits de notre industrie intérieure ou de notre sol ; et par cette raison, qu’ayant à exporter beaucoup de choses, nous nous ruinerions en encouragements, s’il fallait encourager la sortie de toutes ces choses avec l’argent du trésor ; par cette raison encore, que telles primes n’ayant pour objet que de procurer à nos exportations un avantage sur les marchés étrangers, elles ne seraient qu’un défi fait à d’autres gouvernements d’égaliser cet avantage en accordant aussi des primes à leurs propres exportations, et qu’un tel défi aurait pour effet de ruiner les contribuables sans profit pour personne.
« Ce que nous accordons à la sortie de certains produits, à titre de primes, n’est autre chose que ce que l’Angleterre appelle drawback, c’est-à-dire le remboursement des droits perçus sur certaines matières exotiques qui sont entrées dans la composition de ces produits : ce remboursement est-il calculé sur de justes bases ? C’est la seule chose à examiner. »
M. de St-Cricq va se charger lui-même d’expliquer comment dans certains cas ce drawback peut devenir une prime réelle.
« Or, continue M. de St-Cricq, j’ai déjà eu l’occasion de montrer hier que la prime accordée à la sortie des tissus de laine est plutôt exagérée qu’insuffisante. Car on a été forcé, sous peine de rendre presque impossible, sans nuire à nos exportations de draps, de mettre une taxe sur les laines étrangères, jugée indispensable pour la défense de nos propres laines, de calculer la restitution du droit dans la supposition que toutes les laines qui sont entrées dans la confection des étoffes exportées sont d’origine étrangère, et le contraire est évident. »
Voilà donc, en ce qui concerne la prime d’exportation des draps, la portée qu’y attachait M. de St-Cricq, quand il a fait adopter ce drawback. Ce n’est qu’à titre de restitution que la prime est payée à la sortie, mais comme il n’y a pas de prise en charge à l’entrée des laines dans le pays, il arrive que lorsqu’on apporte des draps fabriqués en partie avec de la laine étrangère, et en partie avec de la laine du pays, la prime est accordée pour des quantités de draps, pesant beaucoup plus que la laine que l’exportateur a antérieurement importée de l’étranger.
Nous reconnaissons que sous ce rapport il peut surgir des abus ; mais comme on l’a fait remarquer tout à l’heure, ces abus se compensent, quant au fabricant, par le prix plus élevé que le producteur de la laine fait payer aux fabricants ; car la laine indigène se paie d’autant plus cher que cette prime d’exportation donne plus d’avantage au fabricant.
Il est encore bon de remarquer que les draps français ne se fabriquent, et ne peuvent pas exclusivement se fabriquer avec de la laine de France, et que les fabricants de ce pays sont obligés de faire un mélange de leur laine indigène avec la laine étrangère.
Ainsi, vous le voyez, messieurs, il doit nécessairement être introduit en France d’assez fortes quantités de laines étrangères pour la fabrication du pays ; dans une séance précédente, un honorable député de Verviers, je pense, a convenu de ce fait.
Il en est de même chez nous, nous ne pouvons fabriquer nos draps exclusivement avec de la laine indigène, et nous devons en chercher dans les pays étrangers.
Sous ce rapport donc, il y a parité ; la nécessité de mêler les laines pour obtenir un bon tissu, oblige la France à se procurer des laines étrangères, et nous oblige nous-mêmes à échanger les nôtres très probablement contre celles de France et d’autres pays encore.
On vient de répéter cet argument déjà plusieurs fois reproduit et qui consiste à dire : que la France lève la prohibition qui pèse sur les draps belges, et la Belgique à son tour lèvera la prohibition qui frappe les draps français. Messieurs, on a déjà répondu à satiété qu’une semblable réciprocité, portant sur les mêmes articles, était, sinon impossible, du moins illusoire ; qu’en adoptant ce système, l’on aurait autant de tarifs que de nations avec lesquelles nous entretenons des relations de commerce ; que d’ailleurs dans tel pays on ne produit pas telle marchandise qui se trouve chez nous. C’est ainsi que la France nous accorde une concession pour nos houilles, et que nous lui rendons cette concession sur un autre produit, parce que nous n’avons pas de houille à recevoir d’elle, si ce n’est pour faire la chaux de Tournay. A ce sujet, on persiste à dire que la France a abaissé les droits sur l’importation des houilles belges, parce que le consommateur français a besoin de ce combustible : soit, mais ne perdons pas de vue cependant que la France, en ce qui concerne l’introduction de la houille, a été partagée en deux zones, dont l’une est exclusivement exploitée par la Belgique, et que si l’Angleterre avait été admise à concourir avec la Belgique, avec un droit uniforme, nous aurions eu à lutter contre un concurrent dangereux.
Rappelez-vous, messieurs,à quelles vives récriminations donna lieu, non seulement chez les consommateurs français, mais aussi dans le parlement britannique, la mesure prise à ce sujet par la France en notre faveur ; l’Angleterre n’a pas manqué de s’élever contre le droit différentiel établi pour la Belgique. Cette circonstance, messieurs, est trop souvent méconnue ici…
M. Gendebien. - Nous ne devons pas tant nous applaudir de cette mesure ; elle a fait tort au Hainaut.
M. le ministre des finances (M. d'Huart). - Ainsi, d’après l’honorable député du Hainaut, la disposition prise par la France serait nuisible....
M. Gendebien. - Oui, très nuisible !
M. le ministre des finances (M. d'Huart). - S’il en est ainsi, je commence à me rassurer un peu sur les mesures hostiles que la France pourrait prendre contre nos charbonnages. Je serais curieux toutefois d’entendre la démonstration de ce que l’honorable préopinant avance.
M. Gendebien. - Je vous le démontrerai.
M. le ministre des finances (M. d'Huart). - Messieurs, je dois ajouter quelques mots d’explication à ce qua dit M. le ministre de l’intérieur en répondant à M. Demonceau. Cet honorable membre faisait une objection assez grave sur ce qu’il y aurait une grande difficulté à calculer l’élévation de la prime à la sortie de France, parce que, disait-il avec raison, pour obtenir une prime élevée à la sortie, l’exportateur français déclarera la valeur de son exportation au taux le plus élevé possible, et qu’à l’entrée en Belgique, il la déclarera au taux le plus bas possible, afin de payer à notre trésor le moins de droits qu’il pourra.
A cet égard, M. le ministre de l’intérieur a déjà fait remarquer qu’on pourrait exiger la production du certificat du remboursement de la prime en France ; de manière que les exportateurs français ne seraient jamais intéressés à augmenter la valeur du drap à la sortie, parce qu’ils devraient payer à la Belgique un droit d’importation d’autant plus élevé. Quand j’ai fait tout à l’heure un signe négatif à M. Demonceau, c’était pour lui faire entendre qu’il serait possible de prévenir les abus qui pourraient se commettre à cet égard, et je viens de vous signaler le moyen efficace.
M. Desmet. - Messieurs, je devrais renoncer à la parole, parce que je l’avais demandé pour répondre l’honorable ministre de l’intérieur sur l’article des primes, et que notre honorable collègue M. Demonceau l’a fait avec tant de clarté ; mais, comme M. le ministre des finances vient de toucher d’autres points, je lui répondrai deux mots.
D’après le dire de ce ministre, les partisans de la protection exigeraient une réciprocité parfaite, article pour article. Mais quel est le membre qui ait dans toute la discussion fait entendre cette exigence ? Personne, et il serait difficile à M. le ministre à désigner un seul membre.
Ce que nous voulons, c’est de négocier avec la France un traité de commerce tel que les deux pays en profitent ; traité qui d’après moi est très possible et qui aurait pour résultat une plus complète alliance entre les deux nations !
M. le ministre des finances nous a lu l’opinion de l’ex-ministre St-Cricq sur les primes ou le drawback ; mais, messieurs, il ne faut pas voir ce que M. St-Cricq pensait en 1822 sur le danger des primes ; mais il faudrait savoir ce qu’il pense aujourd’hui. Chose certaine, c’est qu’ils n’ont pas voulu en France le simple drawback ou restitution des droits ; mais ils ont voulu imiter l’Angleterre et établir des primes pour protéger l’industrie nationale. Ils ont vu les inconvénients que produisaient ces primes, et ils en ont déjà abolies, comme celle sur la sortie des sucres et celle sur la sortie des spiritueux, etc.
M. le ministre de l’intérieur nous a adressé une espèce de reproche, quand il a bien voulu nous dire que nous agissions par des intérêts de localité, et que chacun défendait l’industrie de son pays. Heureusement pour nous, qui sommes des provinces de Flandre, qu’aucune branche de l’industrie de ces provinces ne figurent dans ce projet ministériel, et cependant, presque tous les membres de ces deux provinces sont partisans de la protection à accorder à la draperie comme à la bonneterie, aux cristaux comme aux ardoises.
Non, M. le ministre, ce n’est pas l’étroit esprit de localité qui guide en ce moment la chambre, mais bien l’intérêt général, la prospérité et le bonheur de notre patrie commune, le désir que toutes les parties soient unies et que l’accord général augmente tous les jours ; et nous avons une juste crainte que vous malencontreux projet ait un résultat tout contraire, si malheureusement il devait passer ; nous craignons qu’il serait un brandon de discorde dans le pays, et servirait en même temps de prétexte au parti anti-national.
Et quand on nous parle des désirs de la France, que le projet ministériel soit voté par la chambre, je répondrai et je ne craindrais pas de rencontrer un démenti en France, que la France comme nous a un grand intérêt que la Belgique soit prospère et que l’accord y règne de plus en plus, et que comme nous elle craindrait que des questions de tarif viennent y porter le trouble et la désunion.
D’ailleurs, j’ai la conviction que si nos négociations commerciales avec la France eussent été bien conduites, nous n’aurions pas eu à combattre un tel projet et qu’on aurait pu contenter les deux pays et jeter les bases d’un traité complet de commerce, et à la fin arriver au point tant désiré par les deux pays d’une liberté entière entre eux.
M. Smits. - Messieurs, on a encore contesté ce que nous avons dit sur les primes ; on a prétendu que les primes étaient un véritable encouragement à l’exportation. J’ajouterai encore quelques mots qui feront sentir la vérité de ce que nous avons avancé.
Les primes ont été établies à raison du droit d’entrée sur les laines étrangères ; personne ne peut contester cela. Eh bien, s’il est vrai que la prime a été établie pour ce motif, s’il est vrai que tous les industriels français, loin de demander le maintien de ce droit d’entrée sur les laines étrangères, réclament au contraire la suppression de ce droit, il est évident qu’il est de leur intérêt de renoncer à la prime plutôt que de payer 30 ou 20 p. c. sur les matières premières qui viennent de l’étranger. Cette unanimité d’opinion de la part des fabricants français prouve que les primes ne sont pas un encouragement à l’exportation, mais un véritable drawback.
(Moniteur belge n°124, du 4 mai 1837) M. Devaux. - Messieurs, dans la discussion générale, j’avais énoncé mon opinion sur le projet et l’idée d’un système de conciliation qui consistait à substituer à la prohibition, non pas des droits prohibitifs, mais des droits d’une certaine élévation à l’égard de la France. Mais, depuis, la discussion a pris une autre tournure ; j’ai vu de toutes parts ici se prononcer en faveur du système prohibitif des convictions nouvelles et qui semblent vouloir procéder avec toute l’ardeur des néophytes. Dans ces circonstances assez imprévues, je n’essaierai pas de formuler mon opinion, ce serait lutter contre le torrent et perdre son temps. Mais je ne puis laisser passer sans réponse les faits inexacts, et les exagérations qui depuis hier ont fait le fond de la discussion de la part des partisans de la prohibition.
Jusqu’ici c’était une opinion reçue que la prohibition sur les draps français était illusoire, qu’on fraudait en grande quantité les draps français, et moyennant une prime très peu élevée ; que dès lors cette prohibition pouvait être remplacée par un droit tel qu’il n’y aurait pas eu de changement dans la position des industriels du pays, sans que ce droit fût fort élevé. Aujourd’hui qu’il s’agit de prendre une mesure de cette nature, il paraît que tout est changé. Si nous supprimons la prohibition, nous allons tuer l’industrie nationale : on vous la représente déjà enveloppée de linceuls et prête à descendre au cercueil, et autres métaphores lugubres. Messieurs, dès qu’on touche à une industrie, ce sont toujours des exagérations de ce genre, c’est toujours le même appareil funèbre qu’on vous a fait passer sous yeux ; toutes les industries se ressemblent sous ce rapport ; nous en avons eu ici depuis sept ans bien des exemples.
Quant à moi, j’ai de bonnes raisons de croire, malgré ce qu’on vous a dit, que la prohibition est une mesure illusoire, que nous avons tout intérêt à abolir et aucun intérêt à conserver. Je crois, malgré les assertions si formellement contraires, qu’on fraude les draps français au moyen d’une prime de 5 p. c. je crois qu’il trouve des draps français dans beaucoup de magasins de Belgique ; je crois qu’on peut sans obstacle introduire les draps français sous le drap allemand ou anglais par la frontière maritime et par la frontière d’Allemagne.
Je suis en cela en opposition directe avec MM. David, Lardinois et Dumortier. Mais je ne me borne pas à exposer mon opinion personnelle, j’apporte des preuves. Elles auront quelque autorité prés de vous : ce ne sont ni des idéologues ni des théoriciens qui me les fournissent, ce n’est pas même la chambre de commerce d’Anvers, ce ne sont ni les anciennes opinions des députés qui demandent la prohibition des draps français, après s’être, à une autre époque, prononcés pour la liberté du commerce : leur position aujourd’hui est trop fâcheuse pour eux-mêmes, pour que je veuille en abuser ; c’est une autorité imposante en cette matière que je vous présente, c’est l’autorité de la chambre de commerce de Verviers. Son opinion est extrêmement explicite, je vous prie d’y prêter attention. Voici comment la chambre de commerce s’exprime en s’adressant à une commission permanente d’industrie, au mois de mars 1835.
Voici ce qu’elle disait… Alors il ne s’agissait pas de lever la prohibition sur les draps. Je conçois que quand vous vous adressez à une localité où s’exerce une industrie, et que vous demandez à la chambre de commerce : « Voulez-vous que nous levions la prohibition sur les produits étrangers semblables à ceux que vous fabriquez, » elle vous réponde : « Non. » Devant une pareille question, une chambre de commerce qui se considère, non pas comme le mandataire de l’intérêt général, mais comme mandataire spécial des industriels, eût-elle même personnellement une autre opinion, aura toujours beaucoup de peine à agir autrement. Il faudrait pour cela que les idées commerciales fussent avancées qu’elles ne le sont aujourd’hui.
Voici donc ce qu’en 1835, époque où en quelque sorte elle avait plus de liberté d’exprimer son opinion entière sur la prohibition des draps français, la chambre de commerce de Verviers en pensait. Voici les faits qu’elle signalait. On peut changer de principes tant qu’on voudra, on ne peut pas changer des faits :
« Notre industrie a besoin de débouchés ; nous demandons à la France des concessions, notamment la réduction du droit d’entrée sur nos toiles ; comment pourrons-nous espérer de réussir, si, par des mesures prohibitives, nous autorisons nos voisins à se montrer rigoureux envers nous ? D’ailleurs la législature serait-elle disposée à voter une loi dont l’exécution nécessiterait les visites domiciliaires ? Nous ne le pensons pas ; or, sans la saisie à domicile des marchandises non revêtues d’une marque constatant qu’elles sont d’origine indigène, la prohibition est illusoire. N’en avons-nous pas la preuve avec les draps de France, qui, quoique prohibés, se trouvent dans tous les magasins de la Belgique ? Les draps n’étant soumis à aucune formalité pour constater leur origine, les fabricants français peuvent, sans le moindre obstacle, introduire leurs draps chez nous par la frontière maritime, ou par la frontière d’Allemagne, en les faisant passer pour des draps allemands ou anglais, et en acquittant le droit d’entrée qui équivaut à 5 p. c. environ en terme moyen. Il n’est pas même nécessaire de s’y prendre de cette manière ; car la fraude est si bien organisée sur la frontière de France, que la prime de fraude ne surpasse pas le droit ci-dessus. »
Ainsi, voilà toutes choses qui sont constatées, établies par la chambre de commerce de Verviers, qui avaient été entièrement niées dans cette discussion ; il est impossible que la réfutation soit plus directe. Les draps français entrent en grande quantité ; on les fait entrer sans le moindre obstacle, ou par la frontière maritime ou par l’Allemagne, en payant le droit général, ou en fraude en payant une prime de 5 pour cent. En un mot, la prohibition est une chose illusoire, voilà l’opinion de la chambre de commerce de Verviers. Je crois que, m’appuyant sur cette autorité, je puis soutenir ces faits exacts, car ils ont été constatés par les hommes du pays les plus propres à connaître de pareils faits. L’avis que je viens de lire est signé par le président de la chambre de commerce de Verviers, M. R. Biolley ; je ne sache pas qu’il passe pour un pur idéologue, ni, pour un théoricien en absolu.
Appuyés sur de telles autorités industrielles, nous pouvons donc tenir les faits pour constant. Restent maintenant deux questions : d’abord, avons-nous intérêt à lever cette mesure illusoire de la prohibition ? Dans mon opinion, nous avons, à agir ainsi, un intérêt très réel, d’abord parce que la prohibition est un vain mot chez nous, qui n’avons pas la saisie à domicile et toutes les mesures qui en France lui donnent de la réalité. Nous avons intérêt à donner à la France l’exemple de cette abolition : car je ne crois pas qu’on puisse obtenir ici de grands succès d’une lutte de prohibitions. Cette lutte existe depuis 14 ans, et je ne vois pas qu’à lutter on ait gagné beaucoup ; je crois au contraire le gouvernement français étant mieux disposé que les chambres envers la Belgique, nous devons rayer le mot prohibition du tarif belge : ce serait un grand argument que le gouvernement pourrait donner aux chambres en faveur de concessions nouvelles. Quoique ce ne soit qu’un mot, ce mot est d’un grand effet dans les discussions législatives. Si vous demandez qu’on lève la prohibition française, on vous répondra par les mêmes arguments que vous opposez ; tournerez toujours dans ce cercle vicieux : vous direz aux chambres françaises : Levez la prohibition ; les chambres françaises répondront : Levez-la d’abord sur vos frontières.
Reste la question de la prime. Chacun l’a évaluée à sa manière. Le plus sage serait de prendre la moyenne. Je crois qu’en augmentant le droit à l’égard de la France, d’une moyenne raisonnable de cette prime, l’industrie de Verviers n’aurait pas à se plaindre, sa position ne serait pas même changée.
On a dit que nous n’avions pas intérêt à voir lever la prohibition de nos draps par la France, parce qu’elle les remplacerait par des droits élevés.
Je crois que tout le monde comprend au contraire que nous y avons un grand intérêt à cause de la différence qui existe en France entre les mesures que permet la prohibition et celles qui résultent des droits ordinaires. Je ne me contente pas de ce qu’on a dit que les industriels de Verviers ne voudraient pas qu’on fraudât leurs draps, parce qu’ils ont la conscience trop délicate pour cela ; car le même orateur a dit un instant après qu’il se trouvait dans tous nos magasins des draps de France contrefaits et portant probant probablement la signature du négociant français. Il me semble que la délicatesse de conscience, qui ne répugne pas à cette fraude-là, n’a pas le droit d’être beaucoup plus difficile pour l’autre.
J’aurais formulé mon opinion en amendement si j’avais eu quelque espérance de la voir réussir ; mais, en présence des dispositions imprévues dans plusieurs parties de la chambre, je me bornerai à appuyer l’amendement de M. le ministre de l'intérieur, qui peut-être pourra être précisé davantage dans le cours de la discussion.
(Moniteur belge n°123, du 3 mai 1837) M. Lardinois. - Je vous prie, messieurs, de vouloir bien m’entendre, je serai bref, je ne veux faire que deux observations.
Il paraît que ce n’est plus le député de Verviers que l’on veut mettre en opposition avec lui-même, mais que c’est un corps constitué, la chambre de commerce de Verviers que l’on traduit devant vous.
Pour apprécier l’opinion de cette chambre, il ne suffit pas de la tronquer, mais il fallait lire l’ensemble du mémoire dont on se prévaut et dire dans quel but il a été rédigé.
C’est, je pense, aussi à l’occasion de la question cotonnière, que la chambre de commerce a produit ce mémoire. Eh bien faut-il encore vous dire qu’il s’agissait alors de nouvelles prohibitions dans notre tarif de douanes ; qu’il s’agissait de visites domiciliaires et que les mesures que l’on proposait étaient dirigées contre la France et contre la Suisse. Le cas est aujourd’hui bien différent : ce n’est pas contre des pays amis que l’on provoque des mesures, mais contre l’industrie belge, et ce sont des intérêts belges que nous défendons.
La chambre de commerce de Verviers exposait, à cette époque, que la fraude des draps français était facile. Je vous ferai observer que l’industrie cotonnière demandait des mesures sévères contre la fraude et que l’intention de la chambre de commerce de Verviers était de corroborer de son témoignage cette demande, afin d’engager le gouvernement à augmenter ses mesures de surveillance courre les produits étrangers.
L’honorable ministre des finances, ainsi que l’honorable M. Smits, vous ont entretenu longuement au sujet de la prime et prétendent que ce n’est qu’une restitution de droits que l’on fait au fabricant français. Oui, la loi française l’entend de la manière que vous l’expliquez : elle frappe les laines et d’autres matières nécessaires à la fabrication de droits d’entrée, et elle rembourse ces droits au moyen d’une prime à la sortie des produits fabriqués. Mais voyez comment les choses se passent, et vous vous convaincrez que les exportateurs éludent les dispositions et l’esprit de la loi. Je vous l’ai déjà fait remarquer ; par de fausses déclarations la prime s’élève quelquefois à 20 p. c. de la valeur ; et l’honorable M. Demonceau ne vous a-t-il pas prouvé que l’on avait restitué jusqu’à 25 fr. par kilogramme de tissus exportés de France ?
De quelque manière que vous envisagiez la question, vous trouverez que les fabricants jouissent à peu près intégralement, au détriment du trésor, de la prime qui leur est accordée.
M. Smits objecte que, lorsqu’une marchandise étrangère est soumise à un droit d’entrée, les produits indigènes profiteront dans la même proportion, c’est-à-dire que le prix en augmente.
Si cet honorable collègue avait étudié les causes des variations que subissent les prix des marchandises, il saurait que, lorsque la production d’une marchandise est considérable, les droits influent moins sur les prix que la demande qui en est faite par la consommation. C’est ainsi, par exemple, que les laines sont pour le moment à meilleur marché en France qu’en Allemagne, parce que les fabriques françaises sont inactives et que les laines sont peu demandées. Est-ce que dans ce cas la prime ne profite pas entièrement au fabricant français ?
M. Gendebien. - On a vanté les avantages que la France avait faits à la Belgique en ce qui concerne les houilles. Vous allez en juger, messieurs, voici le fait dans toute son exactitude :
Sous la branche aînée des Bourbons, avant, et même depuis les dispositions hostiles de 1823, les houilles belges étaient reçues en France avec un droit de faveur ; jusqu’en 1835, nos houilles entrant en France par le canal de Condé, étaient assimilées aux houilles françaises, elles étaient en quelque façon nationalisées moyennant le paiement du droit de navigation fluviale. Or, ce droit était moins élevé des deux cinquièmes que le droit de navigation par mer, payé par les Anglais, lorsque nos bâtiments transportaient nos houilles dans tous les ports de l’Océan ; et elles étaient favorisées de trois cinquièmes du droit, lorsqu’elles arrivaient par les bâtiments français qui venaient prendre nos houilles dans un de nos ports ou dans un port de France.
Aujourd’hui nous sommes privés de cet avantage ; c’est-à-dire qu’il ne nous est plus permis d’importer nos houilles que dans les zones qui ont été établies. Nous sommes ainsi privés d’une grande partie de nos relations dans les ports de l’Océan.
Je ne pense pas que le ministère conteste ce fait, la chose a été reconnue par un ministre ; j’en trouve la preuve dans ce passage de l’avis de la chambre de commerce de Bruxelles :
« Le système des zones pour l’importation de nos houilles en France a détruit, comme vous le dites fort bien, M. le ministre, tous les avantages préexistants pour nos houillères, et il est aujourd’hui évident que l’Angleterre viendra prendre une large part dans ces avantages. »
Voilà jusqu’à quel point nos houilles sont favorisées par les dispositions amicales du gouvernement français depuis 1835 ! Le ministère l’a reconnu mi-même dans une autre circonstance, et je ne comprends pas comment il a pu insister aussi souvent sur les prétendus avantages que le gouvernement français accorde à nos houilles du couchant de Mons.
Je n’ai pas voulu prendre la parole sur ce fait pendant toute la discussion, parce que je sais qu’on peut nous faire plus de mal encore.
Si j’ai rompu le silence, c’est que j’ai cru, qu’en conscience, je ne pouvais laisser induire la chambre en erreur.
Qu’on ne nous parle donc plus des bonnes dispositions de la France envers nous, qu’on ne nous parle plus surtout de ses concessions et de ses faveurs envers nos houilles.
Lorsque nos commissaires sont allés à Paris, deux d’entre eux, au sortir de notre séance et au moment de partir, sont venus me demander si je n’avais pas de réflexions à leur communiquer. Je leur dis qu’ils s’y prenaient un peu tard ; que je n’avais qu’une supplication à leur adresser : c’était de ne pas parler de nos charbons.
Ces messieurs se croient très ferrés sur cette partie, et le résultat me paraît prouver que nos intérêts, s’ils ont été bien défendus, n’ont pas été aussi bien traités qu’ils auraient pu l’être, qu’ils auraient dû l’être.
Aussi longtemps que la France croira devoir ménager l’Angleterre, que le ministère français cajolera le ministère anglais, disais-je à nos commissaires, gardez-vous de parler de nos houilles, car tout changement au statu quo sera nuisible à nos intérêts et favorables aux intérêts anglais.
En cette circonstance comme dans d’autres, mes conseils ont été méconnus ; le résultat a prouvé, malheureusement pour mon pays, que j’avais raison. En un mot, le gouvernement français, au lieu de nous favoriser, n’a changé le statu quo qu’au profit de l’Angleterre et à notre détriment. Voilà ce que j’avais à dire, ce qu’on m’a forcé de dire sur la question des houilles.
Maintenant, permettez-moi d’exprimer en peu de mots mon opinion sur le fond de la discussion.
J’ai toujours eu une profonde répugnance pour le mot de prohibition, et bien plus encore pour la chose elle-même. Jusqu’à ce que j’eusse entendu, l’honorable M. Demonceau, j’étais décidé à repousser la prohibition ; mais les calculs qu’il a présentés, et le défaut total, je dois le dire, de réponse à ces calculs, m’ont porté, m’ont décidé à maintenir la prohibition. On nous a dit : la prohibition n’aura aucun résultat, c’est une mesure sans sanction. Je veux bien l’admettre en règle générale ; mais telle n’est pas la question.
On a cité l’opinion de la chambre de commerce de Verviers qui l’a établi dans une autre circonstance.
Un membre. - A quelle époque ?
M. Gendebien. - N’importe. L’époque ne fait rien à l’affaire. Quand la chambre de commerce de Verviers a établi cela, il s’agissait de toute autre chose qu’aujourd’hui : c’était à propos de la question cotonnière, et il s’agissait d’une thèse générale. La chambre de commerce de Verviers avait raison alors ; elle a encore raison aujourd’hui, car elle a raisonné dans un cas spécial ; et pour une position toute particulière ; en effet, ce n’est pas seulement contre les fabricats étrangers que nos draps ont à lutter, c’est contre les véritables primes d’exportation. Et voilà la différence ; voilà ce qui fait que la chambre de commerce de Verviers n’est pas en contradiction lorsqu’après avoir parlé dans un sens à propos d’une question générale, elle parle aujourd’hui dans un autre sens, lorsqu’il s’agit de conjurer les effets pernicieux de primes dont il est difficile d’apprécier toute la hauteur.
D’ailleurs tout le monde peut se tromper. Par exemple, M. le ministre des finances qui prend les théories de M. de St-Cricq pour des réalités pratiques.
M. le ministre des finances (M. d'Huart). - Ce sont les motifs de la loi que j’ai lus.
M. Gendebien. - Est-ce donc la première fois qu’un ministre se trompe ! M. de St-Cricq a émis une théorie, mais la pratique l’a démentie. M. Demonceau l’a démontré avec une évidence à laquelle il est impossible de ne pas se soumettre.
M. de Saint-Cricq, lui-même, si les chiffres de M. Demonceau lui étaient présentés, serait obligé de reconnaître que la pratique a conduit à un résultat opposé à celui qu’il voulait atteindre par ses théories ; si tant est qu’il n’ait voulu sincèrement qu’un drawback, et qu’il n’ait pas voulu déguiser une prime véritable sous les apparences d’une simple restitution.
Quand je vois, d’un côté, une prime énorme accordée à l’exportation, prime dont la hauteur ne peut être déterminée, je dis qu’il faut à tout prix tenir compte de cette prime et la neutraliser. Je ne vois qu’une seule manière de combattre cette prime, savoir : la prohibition.
Si vous laissez entrer les draps français en leur faisant payer un droit, les négociants français se feront payer la prime à la sortie des draps, et ils introduiront leur fabricats sans droits et même avec prime ; tandis que s’il y a prohibition, les draps français n’entreront qu’en fraude, et dès lors les fabricants français ne pourront recevoir la prime.
Un membre. - Mais ils la reçoivent.
M. Gendebien. - Je voudrais que l’on me démontrât que les fabricants français reçoivent la prime d’exportation lorsqu’ils nous importent leurs draps en fraude. Cela pourrait me faire changer d’opinion ; mais cela n’est pas possible, il me semble, à moins que les douaniers français n’accompagnent en armes la marchandise jusqu’à ce qu’elle ait traversé notre ligne de douanes : or, cela n’est pas possible. Et il n’y aurait cependant que ce moyen pour garantir l’exportation aussi bien contre nos douaniers que dans l’intérêt du trésor de la France. Sans cela, la prime pourrait être payée deux ou trois fois pour la même marchandise. Il n’y aurait plus aucun moyen certain de contrôler. On a d’ailleurs prouvé, et sans réplique, que la prime pouvait se payer en cas de fraude pour l’exportation.
Je repousse et repousserai toujours le système prohibitif en règle générale ; mais comme je ne suis pas systématique et que je n’appartiens à aucune des classes de nos idéologues, comme je ne vois que des faits en matière de douane, comme je vois en France un fait tout particulier et de la plus pernicieuse influence à une prime énorme d’exportation ; j’abandonne la règle, et, à moins qu’on ne m’indique pour combattre cette prime, un meilleur moyen que la prohibition, je maintiendrai la prohibition.
M. le ministre de l'intérieur et des affaires étrangères (M. de Theux). - Il est nécessaire que je réponse à quelques-uns des faits énoncés par l’honorable M. Gendebien.
Il a paru imputer à tort à nos commissaires l’établissement de zones pour de la houille en France. Je dois relever cette assertion.
Les réclamations sont venues des charbonniers du Hainaut, qui ont désiré obtenir l’abaissement des droits à l’importation des charbons belges en France ; nos commissaires ont d’abord fait la même réclamation ; mais du moment qu’il a été question de zones pour l’importation des charbons anglais, ils se sont opposés à ce nouveau système et ont abandonné leurs réclamations tendant à obtenir l’abaissement des droits à l’importation de nos charbons en France, pour ne pas donner plus de poids aux réclamations de l’Angleterre.
En ce qui concerne la restitution des primes à la sortie des draps, je dois faire observer que les droits restitués sont de beaucoup inférieurs à ceux qui sont perçus à l’entrée, de telle manière qu’il ne paraît pas que ceci fasse réellement l’objet de spéculations, comme l’on voudrait le faire croire. Il en résulte même la preuve certaine, la partie des laines importées en France, et mises en consommation à l’intérieur, excède la partie de ces laines qui est exportée après fabrication.
En 1832, le droit perçu à l’importation des laines en France a été de six millions ; le droit restitué à l’exportation n’a été que de trois millions.
Dans d’autres années la proportion a varié ; mais il est constant que, pendant un certain nombre d’années, les droits perçus à l’entrée des laines, ont surpassé les primes accordées à leur sortie.
M. le ministre des finances (M. d'Huart). - Je crois utile de répondre à M. Gendebien pour lever les doutes qu’il manifeste sur la portée qu’aurait la levée de la prohibition avec les conditions que nous y attachons.
Il craint que la prime accordée en France à la sortie des draps ôte, par son élasticité, toute efficacité au taux de la protection que nous porterions dans notre tarif comme droit d’importation ; or cette prime sera totalement neutralisée par la disposition indiquée tantôt par le ministre de l’intérieur, disposition qui tend à faire ajouter aux droits du tarif le montant de la prime restituée en France.
On avait manifesté la crainte que la prime ne pût être bien appréciée à notre douane par suite de l’exagération de la valeur des draps à la sortie de France ; mais cette exagération devient sans effet du moment où, comme nous l’avons dit, il faudra produire le document de la douane de France comme base de la déclaration d’importation chez nous.
Evidemment, en opérant de cette manière, la prime, quelle qu’elle soit, ne sera plus un avantage pour les fabricants français.
Je comprends que la chambre est pressée d’en finir et je ne prolongerai pas ce débat. J’avais demandé la parole pour répondre à ce qu’avait d’abord dit M. Gendebien relativement aux houilles ; mais il est inutile maintenant que j’entre dans des développements à cet égard ; cet honorable membre a reconnu lui-même en terminant qu’il était prudent d’éviter les discussions sur ce point ; quoi qu’il en soit, il m’eût été très facile, vous le reconnaîtrez, de lui répliquer par la simple citation des deux droits différents établis à l’importation des houilles en France, selon des zones déterminées. (La clôture ! la clôture !)
M. Dubus (aîné). - Il ne convient pas qu’un ministre ait la parole le dernier. J’ai un mot à dire relativement à la prorogation de la prohibition jusqu’au 1er janvier 1839. En proposant cette prorogation, on déclare qu’il n’est pas urgent de supprimer la prohibition. (La clôture ! la clôture !)
- La chambre ferme la discussion.
M. le président. - La chambre a d’abord à résoudre cette question : la prohibition sera-t-elle levée ? Ensuite on examinera la question d’ajournement et la question relative au montant du droit qui s’ajoutera à la prime
M. Dubus (aîné) (sur la position de la question). - Je demande la parole sur la position de la question. Si on fait cette question « la prohibition sera t-elle levée ? », nous serons tous unanimes, et nous répondrons oui, selon les circonstances ; mais cette question posée au futur ne décide rien.
Sur la question : « Y a-t-il lieu maintenant à la prohibition ? » le ministre reconnaît qu’il serait imprudent de répondre affirmativement et il propose de reculer la mesure jusqu’en 1839.
Mais si les circonstances rendent intempestive la levée de la prohibition aujourd’hui, qui peut nous assurer que les circonstances seront favorables à cette levée en 1839 ? Vous ne pouvez vous décider aujourd’hui de ce qu’il conviendra de faire dans deux ans ; vous pouvez seulement apprécier les circonstances actuelles, et rien de plus. Je demande donc que l’on pose la question ainsi : « Y a-t-il lieu à lever la prohibition maintenant ? »
M. le ministre de l'intérieur et des affaires étrangères (M. de Theux). - Il est très facile de maintenir la prohibition indéfiniment, conformément à la proposition de M. Dubus ; mais pour maintenir la prohibition indéfiniment, il faut faire abstraction des faits ; il faut faire abstraction de la manière dont en France on considérera notre vote ; car si nous votons librement des lois, on vote non moins librement chez nos voisins. En repoussant la mesure que nous vous proposons, la législature française pourra bien aussi repousser tout ce qui nous serait favorable. Je demande que la chambre s’exprime franchement, et qu’elle décide que la prohibition sera levée en 1839, sous les conditions que j’ai posées.
M. de Brouckere. - Que le ministre veuille dire comment la question sera posée.
M. le ministre de l'intérieur et des affaires étrangères (M. de Theux). - Voici la question : la prohibition sera-t-elle levée au premier janvier 1839 ?
M. de Brouckere. - Il en résulte qu’il y aura deux questions à mettre aux voix, celle de M. Dubus et celle du ministre.
M. le ministre de l'intérieur et des affaires étrangères (M. de Theux). - Ce que propose M. Dubus, c’est la même chose que la disposition actuellement en vigueur ; et ce que je présente est un amendement à la loi ; ainsi ma proposition doit avoir la priorité.
M. Jullien. - La question doit être posée comme le ministre le demande. Dans le projet de loi le gouvernement proposait la levée de la prohibition dès aujourd’hui et son remplacement par un droit protecteur ; actuellement le ministre propose la levée de la prohibition en 1839, et il n’y a pas d’autre question sur laquelle on puisse voter.
(Moniteur belge n°124, du 4 mai 1837) M. Dumortier. - Messieurs, ma proposition est extrêmement claire ; si elle est adoptée, toute la question est tranchée ; si, au contraire, elle est rejetée, il faut en venir alors à la proposition de M. le ministre ; mais, pour démontrer qu’il est nécessaire de donner la priorité à ma proposition, je demande de nouveau comment il me serait possible de voter, si la proposition du ministre était mise aux voix la première, moi qui préfère cette proposition au projet primitif du gouvernement, mais qui préfère encore de beaucoup la proposition de la section centrale ? Il faut donc voter d’abord sur la question que j’ai posée ; si elle est résolue négativement, cela décide seulement que la prohibition ne sera pas levée maintenant, mais en même temps cela ne préjuge rien sur ce que nous ferons dans deux ans.
M. Lardinois. - Nous n’avons qu’à décider une question de principes : il faut dire : Y aura-t-il, oui ou non, prohibition ?
M. Dumortier. - Il me semble que la question s’embrouille beaucoup, quoi qu’elle soit fort claire. Le gouvernement propose de mettre des droits sur la draperie étrangère ; la section centrale propose de maintenir la prohibition existante : la proposition du gouvernement est par conséquent la proposition principale, et celle de la section centrale est l’amendement ; c’est donc à la proposition de la section centrale que vous devez accorder la priorité.
Quant à l’amendement de l’honorable M. de Theux, je ne pense pas qu’il soit de nature à pouvoir être admis par la chambre ; nous ne pouvons pas prévoir ce qui se passera d’ici à deux ans ; nous ne pouvons pas d’ailleurs lier les législatures à venir : la chambre va être renouvelée par moitié ; savons-nous si après les réélections la chambre serait disposée à maintenir la résolution que nous aurions prise sur la proposition de M. le ministre ?
M. le ministre de l'intérieur et des affaires étrangères (M. de Theux). - Messieurs, je ne conçois pas réellement l’instance de l’honorable préopinant, car s’il était vrai que la proposition de la section centrale fût un amendement, il en résulterait que ma proposition serait un sous-amendement, puisque la section centrale propose aussi ce maintien, mais seulement jusqu’en 1839. Ainsi, de quelque manière qu’on envisage la question, il faut toujours en revenir à voter d’abord sur la proposition que j’ai faite.
M. Dumortier. - M. le ministre dit que sa proposition est un sous-amendement ; cela est inexact, car la proposition de la section centrale écarte purement le projet du gouvernement tandis que la proposition de M. le ministre reproduit le projet du gouvernement.
Si vous mettez d’abord aux voix la proposition de M. le ministre, comment voulez-vous que nous votions, nous qui préférons cette proposition au projet primitif du gouvernement, mais qui préférons encore de beaucoup la proposition de la section centrale ? Je persiste donc à demander la priorité pour la proposition de la section centrale.
M. le ministre des finances (M. d'Huart). - Je ferai remarquer à la chambre que la proposition M. Dubus n’a pas de but ; si elle était mise aux voix, elle serait infailliblement adoptée, puisque nous sommes tous l’accord qu’il ne faut pas lever la prohibition immédiatement. Il faudrait donc toujours mettre ensuite aux voix la proposition de mon collègue, M. le ministre de l’intérieur, qui porte que la prohibition sera levée le 1er janvier 1839.
M. F. de Mérode. - Il ne s’agit pas, messieurs, d’agir ici avec subtilité, de chercher à surprendre le vote de l’assemblée : eh bien, si on admettait la proposition de M. Dubus et que ce fût là un vote définitif, il ne serait plus possible de voter sur la proposition de M. le ministre de l’intérieur. Si la question posée par M. Dubus est celle de savoir si la prohibition sera levée maintenant ou plus tard, de manière qu’après l’avoir résolue négativement on puisse toujours en revenir à la proposition de M. le ministre de l’intérieur, je ne vois pas d’inconvénient à donner la priorité à la question posée par M. Dubus ; mais si, après avoir voté sur cette question, il est interdit de voter sur la proposition de M. le ministre, alors je ne comprends rien à cette manière de procéder. (Aux voix ! aux voix !)
M. le président. - Voici une proposition de M. Dumortier :
« Je propose de supprimer dans la proposition de M. Dubus le mot : « maintenant. »
Ainsi il y a trois questions de posées :
« Y a-t-il lieu à lever maintenant la prohibition ? »
« Y a-t-il lieu à lever la prohibition ? »
« La prohibition sera-t-elle levée au 1er janvier 1839 ? »
M. Dubus. - Je retire ma proposition et je me rallie à celle de M. Dumortier.
M. le président. - Ainsi il ne reste que les deux dernières questions.
M. le ministre des finances (M. d'Huart). - Messieurs, l’honorable M. de Mérode vient de faire remarquer qu’il faut ici une explication, et j’insiste pour cette explication ; je prie M. Dumortier de dire s’il entend qu’après avoir résolu négativement la question posée d’abord par M. Dubus et modifiée ensuite par l’honorable membre auquel je m’adresse, on ne pourrait plus en revenir à la proposition de M. le ministre de l’intérieur ? Dans ce cas la position de la question de M. Dumortier serait inadmissible comme étant contraire au règlement ; elle ne serait plus conforme aux errements de la chambre et détruirait en cette circonstance la liberté du vote : comment nous serait-il possible de voter sur la question posée par l’honorable membre, nous qui sommes d’avis qu’il ne faut pas lever la prohibition maintenant, mais qu’il faut la lever en 1839 ? Il est beaucoup plus simple, beaucoup plus loyal de voter d’abord sur la proposition de M. le ministre de l’intérieur, pour en venir ensuite, si elle était rejetée, à la proposition de M. Dumortier.
M. le ministre de l'intérieur et des affaires étrangères (M. de Theux). - Une chose, messieurs, sur laquelle personne ne peut être trompé, c’est que ceux qui voteront pour la proposition de M. Dumortier veulent absolument maintenir la prohibition : cette proposition étant ainsi entendue, je ne vois plus d’inconvénient à la mettre aux voix ; mais il faut que chacun comprenne bien qu’en votant en faveur de la proposition de M. Dumortier, il écarte la mienne. Toutefois ma proposition n’en est pas moins un sous-amendement, et doit de ce chef, d’après le règlement de la chambre, avoir la priorité.
De toutes parts. - Aux voix la priorité !
- La chambre consultée décide qu’elle votera d’abord sur la proposition de M. le ministre.
M. le président. - La proposition de M. le ministre, que, d’après la résolution que la chambre vient de prendre, je vais mettre aux voix, consiste à déclarer que la prohibition sera levée le 1er janvier 1839.
M. Pirson. Il est bien entendu que c’est aux conditions expliquées par M. le ministre.
De toutes parts. - Oui ! oui !
Plusieurs membres. - L’appel nominal !
(Moniteur belge n°123, du 3 mars 1837) Il est procédé à l’appel nominal. En voici le résultat : 72 membres prennent part au vote.
1 membre (M. Bekaert) s’abstient.
37 répondent oui.
35 répondent non.
En conséquence, la chambre décide que la prohibition, qui frappe les draps français, sera levée à partir du 1er janvier 1839.
Ont répondu oui : MM. Andries, Beerenbroeck, Dams, de Brouckere, Dechamps, de Longrée, de Man d’Attenrode, F. de Mérode, W. de Mérode, de Muelenaere, de Nef, de Terbecq, de Theux, Devaux, d’Huart, Dolez, Duvivier, Ernst, Fallon, Goblet, Jullien, Liedts, Milcamps, Nothomb, Pirmez, Pirson, A. Rodenbach, Rogier, Scheyven, Seron, Simons, Smits, Vanderbelen, Verdussen, C. Vuylsteke, Wallaert et Willmar.
Ont répondu non : MM. Berger, Coghen, Cornet de Grez, David, de Behr, Demonceau, de Puydt, de Renesse, de Roo, Desmaisières, Desmanet de Biesme, Desmet, Doignon, Dubus (aîné), B. Dubus, Dumortier, Frison, Gendebien, Heptia, Hye-Hoys, Jadot, Keppenne, Kervyn, Lardinois, Meeus, Pollénus, Trentesaux, Vandenbossche, Van Hoobrouck, Vergauwen, Verrue-Lafrancq, L. Vuylsteke, Watlet, Zoude et Raikem.
M. Bekaert. - Je me suis abstenu parce que, n’étant pas partisan du système prohibitif, je n’ai pas voulu voter en faveur de la prohibition. Je n’ai pas voulu voter contre pour deux motifs : 1° parce que la prohibition ne devant être levée que dans deux ans, il est impossible de prévoir quelle sera en 1839 la position commerciale de la Belgique à l’égard de la France ; 2° parce que d’ici à cette époque nous aurons le temps de modifier notre tarif si tant est que la France consente à des concessions réciproques en faveur des produits belges.
- La séance est levée à 5 heures.