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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mardi 25 avril 1837

(Moniteur belge n°116, du 26 avril 1836 et Moniteur belge n°117, du 27 avril 1836)

(Moniteur belge n°116, du 26 avril 1836)

(Présidence de M. Raikem.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. de Renesse procède à l’appel nominal à midi et demi.

M. Kervyn lit le procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est adoptée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Renesse présente l’analyse des pièces adressées à la chambre.

« Des fabricants, brodeurs et négociants en tulles de Bruxelles demandent que la chambre adopte la proposition du gouvernement concernant les tulles, laquelle réduirait les droits d’entrée à 6 p. c. sur les tuiles écrus, blanchis et brodés, sans distinction. »

- Déposée sur le bureau pendant la discussion de la loi portant modifications au tarif des douanes.


« La régence et les habitants d’Eeckeren demandent la construction, pour cette année, d’une digue dans le polder Lillo. »

- Renvoyée à la commission des polders.


« Le sieur A. Van Waerebeke, débitant de genièvre, à Gand, demande que les droits sur le genièvre soient augmentés. »


« Le sieur Glorieux, à Dostignies, demande la réparation de la route qui traverse cette commune vers Mouscron. »


« Les membres de l’administration des hospices et secours de la ville de Louvain demandent que la chambre décide si les frais d’entretien des aveugles et sourds-muets indigènes sont à la charge de la ville ou des bureaux de bienfaisance. »


« Le conseil communal de la ville de Bruxelles, demande la reforme de la loi électorale. »

- Toutes ces pétitions sont renvoyées à la commission des pétitions.


« Le sieur J. Dally, professeur, déclare convertir sa demande en grande naturalisation en celle de naturalisation ordinaire. »

- Renvoyée à la commission des naturalisations.


« Le sieur F.-J. de Fontaines, à Mons, chargé de pouvoirs du sieur Abraham Soetens de Klundert, entrepreneur de la réparation du bastion de cette place n° 8, demande que la chambre vote les fonds nécessaires pour que M. le ministre de la guerre puisse satisfaire aux condamnations intervenues contre lui et terminer transactionnellement le surplus des prétentions du sieur Soetens. »

- Renvoyée à la commission des finances sur la demande de M. Verdussen.

Prise en considération de demandes en naturalisation

Un scrutin est ouvert sur la demande en naturalisation ordinaire formée par M. P-G. Laude, professeur à l’athénée de Bruges.

En voici le résultat :

Nombre des votants, 61.

Boules blanches, 45.

Boules noires, 16.

En conséquence, la demande est prise en considération et sera transmise au sénat.


Un second scrutin est ouvert sur la demande en naturalisation ordinaire formée par M. C.-A.-C. Blondel, également professeur à l’athénée de Bruges.

Nombre des votants, 65.

Boules blanches, 47.

Boules noires, 18.

La demande est prise en considération et sera transmise au sénat.

Projet de loi modifiant le tarif des douanes

Discussion générale

M. Seron. - J’ai l’honneur, messieurs, d’appartenir à l’opposition ; mais je ne suis pas pour cela dominé par des idées fixes et n’ai pas fait serment de ne voter jamais avec le gouvernement, même quand il a raison. Si je déplore la politique aveugle qui, depuis six ans, le porte à s’appuyer dans sa marche incertaine sur un parti ambitieux, hypocrite, ennemi des lumières, et dont les manœuvres ont pour objet de soumettre l’Etat à l’Eglise ; si je blâme sa faiblesse et sa complaisance quand, dans une question de propriété domaniale, il étaie ses arrêtés de l’avis d’un archevêque ; si, enfin, je rejette ses projets de loi lorsqu’ils sont inconstitutionnels, comme il arrive souvent ; cependant je n’en suis pas moins disposé à admettre ses propositions avec empressement, toutes les fois qu’elles sont dictées par des vues d’utilité publique et en harmonie avec les principes du régime représentatif.

Les dispositions qu’il soumet aujourd’hui à la délibération de la chambre tendent à donner à votre code des douanes un caractère de généralité, propre à replacer la France dans le droit commun, en abolissant les exceptions établies contre elles et en accordant à son commerce les mêmes avantages dont jouit le commerce des autres nations. Par là, votre tarif aurait cela de commun avec le tarif français d’établir des droits uniformes sur toutes les marchandises de même espèce et de même qualité, sans avoir égard à leur origine.

Cette mesure est-elle de nature à blesser les intérêts commerciaux du pays ? L’honorable M. Smits a soutenu la négative par d’excellentes raisons, et ses adversaires ne me paraissent pas lui avoir répondu. Au fait, vous vendez chaque année à la France pour 60 millions de marchandises, tandis que vous en vendez à l’Angleterre pour 8 ou 10 millions seulement, et à l’Allemagne pour 3 millions au plus. Cependant les importations de la France en Belgique n’excèdent pas une valeur annuelle de 35 millions ; et les importations de l’Angleterre vont à 60 millions, et celles de l’Allemagne à 21 millions. Ainsi, la France importe bien moins que L’Angleterre et même, proportion gardée, bien moins que l’Allemagne. Toutefois, elle est votre principal débouché, tout le monde en convient Si, pour le moment, elle ne consent pas à améliorer en votre faveur cet état de choses, n’est-il pas prudent néanmoins de chercher à le maintenir en attendant mieux ? Vous voudriez qu’elle admît dès à présent tous les produits de vos manufactures. Sans doute vous y trouverez votre profit. Mais, soyons raisonnables, y trouverait-elle également le sien ? Il me semble, à moi, qu’en vous ouvrant ainsi sa frontière, elle donnerait entrée chez elle aux marchandises anglaises, dont la Belgique est continuellement encombrée, et préparerait la ruine de l’industrie française. Croyez-moi, les prohibitions dont vous vous plaignez ont été établies plutôt contre les fabriques anglaises que contre les nôtres ; et le ministère français d’aujourd’hui pourrait opposer à vos réclamations les mêmes objections qu’opposait M. de Saint-Criq aux réclamations de M. Vanderfosse, commissaire du roi Guillaume.

Ces hommes qui ne doutent de rien ont parlé de la nécessité d’insérer dans votre loi de douanes, et contre la France, de nouvelles dispositions restrictives ou prohibitives.

D’autres ont voulu prouver la nécessité d’un traité de commerce avec la confédération germanique, et hostile à la France. Prêtez donc l’oreille à de pareilles insinuations ; adoptez le plan insensé d’une ligne de douanes composée en partie d’employés belges et d’employés prussiens, et vous verrez plus tard si vous vous en trouverez mieux.

Ne craignez-vous pas de voir alors la France repousser vos fers, vos toiles et vos houilles ? Croyez-vous que votre pays soit le seul au monde où elle puisse s’approvisionner ? Est-ce par vos importations en Germanie que vous comptez vous dédommager de la perte d’un débouché immense ? Mais l’Allemagne n’a besoin de rien ; elle inondera vos marchés de ses marchandises sans recevoir les vôtres, à l’exception peut-être de quelques pièces de draps de Verviers. Mais la fabrication et la vente de ces tissus, tout intéressantes qu’elles soient, ne doivent pas faire oublier le commerce bien autrement important du charbon de terre, ni le commerce du fer, ni le commerce des toiles qui, sur tous les points du royaume, entretiennent et nourrissent une immense population d’extracteurs, de forgerons, de journaliers, d’ouvriers, de bateliers, de bûcherons, de voituriers, d’employés, de maîtres de forges, de facteurs, de fabricants, de négociants, de marchands en gros et en détail.

Que si, par la nature de sa position, la France est dans l’impossibilité de modifier son tarif des douanes, de manière à le rendre tel que vous le désirez, est-ce un motif pour laisser subsister dans le vôtre des privilèges absurdes ? Pourquoi, par exemple, les écorces destinées pour l’Angleterre paient-elles moins à la sortie que les écorces destinées pour la France, lorsque l’égalité des droits peut établir une concurrence utile, augmenter le prix de cette marchandise et en faciliter le débit ? Pourquoi les draps prussiens paieraient-ils moins à l’entrée que les droits de Sedan, lorsque tout le monde dit que les draps de Sedan ne peuvent ni par leur qualité, ni par leur prix, soutenir la concurrence contre les draps de Verviers ? Ces différences ne sont-elles pas sans objet, ridicules ? Quels avantages votre commerce peut-il en tirer ?

Mais, dit-on, l’ancien gouvernement n’a fait qu’un acte de représailles, en établissant contre la France des mesures exceptionnelles. Ces mesures étaient fondées « en droit et en justice. » Aussi furent-elles votées à l’unanimité des états généraux. Mais non, messieurs, elles n’étaient pas fondées en justice, car elles n’étaient pas fondées en raison, car la haine du roi Guillaume ne raisonnait pas. Les députés de la Belgique les adoptèrent à l’aveugle. Qu’était-ce donc en effet que cet empêchement mis à l’entrée des vins de France par les frontières de terre ? Un privilège accordé à la navigation hollandaise au détriment du roulage de la Belgique et dont l’Etat n’a recueilli aucun avantage, car le tarif français n’a pas été changé ; car la Belgique n’a pas cessé de consommer les vins de France, avec cette différence, néanmoins, qu’au lieu de boire purs ceux de Champagne et de Bourgogne, on les buvait coupés : car, afin qu’ils pussent supporter le transport par mer, l’expéditeur avait l’attention de les mélanger avec des vins grossiers du midi. Mais quand on serait parvenu, avec le temps, à faire renoncer les consommateurs belges à l’usage des vins de France, ils n’auraient pas renoncé, en même temps, à l’usage des autres vins étrangers ; il ne serait pas sorti un sou de moins de la Belgique. Je vois donc uniquement ici une mesure ab irato, inutile, déraisonnable, digne de faire suite à la loi mouture, à la loi de l’abattage et à la loi d’après laquelle il fallait parler le baragouin national ou se reconnaître inhabile à exercer le moindre emploi.

« Les mesures exceptionnelles ne sont pas de notre fait ; on ne peut donc les imputer à la Belgique comme un acte d’hostilité. S’il s’agissait aujourd’hui de les voter, nous n’y donnerions pas notre assentiment ; mais elles existent, et l’on ne doit pas bénévolement en dépouiller les industries qui en jouissent. » Voilà ce qu’un orateur a dit. Ainsi, on convient que les mesures exceptionnelles sont mauvaises, et l’on veut les conserver ! Il suffit, dit-on, pour justifier cette manière de voir, qu’elles soient l’œuvre de la Hollande et non la nôtre ! Mais, en maintenant ce que vous regardez avec raison comme hostile, ne faites-vous pas vous-mêmes un acte d’hostilité ? Vous ne voulez-pas, dires-vous, dépouiller les industries d’un avantage dont elles jouissent ; mais, parce qu’elles en jouissent, en repose-il moins sur des principes vicieux ? N’est-il pas d’ailleurs imaginaire ? Si d’un autre côté vous voulez accueillir les prétentions nombreuses et contradictoires de toutes les industries, vous n’en finirez pas ; et quel code aurez-vous ? Voyez ce qui s’est passé en France dans l’enquête générale dont tout le monde a fini par se moquer.

Au lieu de regarder comme nuisible l’adoption du principe sur lequel repose le projet de loi, je la crois donc au contraire commandée par vos intérêts commerciaux bien entendus.

Mais je la crois également commandée par vos intérêts politiques. Malgré la constance du roi Guillaume, dans son attachement pour vous, malgré les menaces de ses orateurs et serviteurs, enfin malgré le nombre de ses troupes et leur concentration à une petite distance de nos frontières, je ne puis, si j’envisage l’état de l’Europe et la politique actuelle des gouvernements, admettre la possibilité d’une attaque prochaine de la part de la Hollande ; je crois même à la continuation de la paix. En effet, cette nation, garantie par ses fleuves et ses marais, n’est pas pour cela en état de faire des conquêtes. Le temps de sa grandeur et de sa puissance est passé ; elle a, sous le joug des Nassau, et grâce à leur politique désastreuse, perdu sa marine, son commerce colossal, ses principales colonies et le courage du patriotisme auquel elle dut autrefois ses étonnants succès. A peine aujourd’hui pourrait-elle lutter contre nous. Elle n’oserait donc seule essayer une nouvelle invasion. Et cependant, elle aurait tort de compter, dans une semblable entreprise, sur le concours et l’appui des monarques absolus. Ceux-ci comprennent leur position ; ils sentent qu’une petite étincelle peut allumer un vaste incendie ; que la moindre hostilité, au milieu de l’Europe, occasionnerait probablement une configuration générale, une guerre de principes. Ils ont peur, car elle mettrait, ils le savent bien, leur trône en péril. L’expérience leur a d’ailleurs prouvé l’impossibilité de réunir et de fondre en un seul corps de nation deux peuples antipathiques par la différence de leur religion, de leurs mœurs et de leurs intérêts.

Cependant, il n’est rien de durable parmi les hommes, si ce n’est la légèreté de leur caractère et l’inconstance de leur conduite. Nous ignorons ce que le temps nous réserve, mais l’histoire des siècles passés et notre propre expérience nous disent de ne pas compter sur la perpétuité de la paix. Aujourd’hui les puissances protectrices de notre nationalité sont heureusement d’accord, et vous êtes tranquilles. Mais si, ce qu’à Dieu ne plaise, des intérêts bien ou mal entendus rompaient cette bonne intelligence, si la guerre éclatait entre elles, que deviendrait votre indépendance ? Elle ne trouverait plus d’appui dans les protocoles ; vous les invoqueriez inutilement. Il ne dépendrait pas de vous de demeurer neutres ; car vos frontières ne sont défendues ni par des montagnes inaccessibles ni par des eaux infranchissables ; elles sont couvertes, au midi, de places fortes élevées contre la France, mais que le gain d’une bataille peut rendre inutiles en un instant. Dans cette situation tournerez-vous vos regards vers l’Allemagne absolutiste ? Réclamerez-vous l’assistance de l’Angleterre, nécessairement unie alors à tous les monarques ennemis de la liberté ? Non ; vous donnerez la main à la France libre vers laquelle vous porteront vos sympathies et le désir bien naturel d’échapper au despotisme, de n’être pas de nouveau placés sous une main de fer. Si elle triomphe de vos ennemis communs, qu’arrivera-t-il ? Vous le devinez, messieurs, et je n’ai pas besoin de le dire. Il est donc prudent de nous conduire dès à présent envers elle comme envers un allié naturel dont la fraternité nous est précieuse, nécessaire. En supprimant les exceptions dont vos lois frappent son commerce, vous marcherez vers ce but, vous agirez dans le sens des intérêts politiques de la nation. Au reste, je n’appelle pas de mes vœux l’événement dont je parlais tout à l’heure ; au contraire, je le crains. Mais je le crois dans l’ordre des choses très possibles, et quand on fait des lois, il faut tâcher de tout prévoir.

On adresse souvent ici des reproches à la France ; on a vu avec déplaisir ses soldats prendre la citadelle d’Anvers sous les yeux de l’armée belge condamnée à l’inaction. Mais il faut leur pardonner le tort d’être venus se faire estropier, mutiler et tuer, car ils étaient forcés d’obéir aux ordres de leur gouvernement qui n’est pas la nation, et qui lui-même obéissait aux protocoles acceptés par le congrès et par les chambres. Il ne faut pas d’ailleurs oublier qu’après la reddition de la citadelle d’Anvers les chambres ont voté par acclamation des remerciements à l’année française et une riche épée à son général.

Je n’ai pas, vous le voyez, messieurs, examiné le projet de loi dans ses détails ; j’envisage seulement le principe qui le domine, et ce principe, je l’adopterai par les considérations que je viens d’exposer, Elles me paraissent suffisantes pour motiver mon opinion.

M. Hye-Hoys, rapporteur. - Messieurs, mon intention n’était pas de prendre la parole dans la discussion générale pour ne pas me répéter lors de la discussion des articles ; cependant je crois avec M. de Brouckere qu’il est convenable de répondre aux discours de l’honorable M. Smits, comme ayant mal interprété aussi quelques passages de mon rapport.

Des exceptions prohibitionnelles continuent de subsister dans notre code de douanes, contre la France seule, et il faut se hâter de les en faire disparaître, est venu vous dire l’honorable M. Smits. Mais rien n’est moins vrai, messieurs, et vous connaissez tous trop bien les droits dont notre tarif frappe les produits des autres nations, pour prendre à la lettre le discours de l’orateur ; c’est en déplaçant ainsi la question, en la mettant sur un autre terrain, en nous représentant la France comme martyr de nos avances, qu’on s’imagine nous donner le change et introduire des modifications à notre tarif qui causeront la ruine de notre industrie.

On vous a dit, messieurs, que le droit dont le gouvernement frappe certains produits de la France, ôte à notre tarif le « caractère de généralité » qui est de son essence ; mais je ne sais ce que pareille phrase peut signifier. Que sont les tarifs, sinon les débris d’un système d’économie politique reconnu faux depuis longtemps, débris qu’il fait cependant soigneusement conserver tant que toutes les nations n’auront pas renoncé à une politique commerciale qui est le résultat de leur création ; « prohibition ou droits à l’entrée, » voilà les deux seules mesures que tous les tarifs de chaque nation soutiennent contre les nations étrangères, et si elles les ont introduites pour protéger leur industrie, que pouvez-vous objecter à cette prudence, que rien à notre avis ne peut remplacer ? ne dirait-on pas, à entendre les prétentions du gouvernement français, qu’il nous offre gratuitement des richesses et que nous ne manifestons nos retours que par des actes blâmables ? Qu’en pouvons-nous si, pour flatter ceux de nos industriels qui se laissent tirer à la remorque du progrès, nous voyons la France qui prohibe ou impose fortement nos produits, et si l’ancien gouvernement s’est vu forcé de recourir, à regret, il est vrai, à des mesures de représailles, afin de ramener la France à d’autres principes ; que nous importe si les mesures prises par la France contre nous en 1823 ont été prises spécialement contre nous seuls, ou si, en haine des principes qu’elle veut nous faire proclamer aujourd’hui, elle nous a compris à cette époque dans ses tables de proscription avec beaucoup d’autres nations ? Qu’elle répare d’abord le mal qu’elle a fait, et qu’elle nous accorde une entière réciprocité, et nous pourrons traiter avec elle. Mais on est venu nous dire qu’il y a réciprocité commerciale entre la France et la Belgique ; que sert alors de demander davantage ? Mais si vous prétendez que nous devons laisser entrer les produits français ainsi que nous l’ont proposé MM. les ministres de l’intérieur et des finances, c’est-à-dire en levant les prohibitions ou en abaissant les droits, vous devrez convenir que pour rétablir l’équilibre, que pour que la réciprocité commerciale existe encore, il faut nécessairement que la France lève à son tour la prohibition, ou rabaisse certains droits trop élevés au gré de nos industriels ; mais on a cru dire quelque chose de bien profond en nous annonçant que la réciprocité réside dans l’ensemble des rapports des échanges ; il va de soi que grammaticalement parlant il n’en est ainsi, mais cela ne change rien à la question et ne détruit en rien les arguments de la section centrale. Ainsi, au dire de l’honorable M. Smits, pourvu que la Belgique renvoie ses produits à d’autres nations qui lui en envoient aussi, il y a réciprocité commerciale, et il importe peu que la France, par exemple, prohibe ou frappe d’énormes droits certains produits belges ; il faudra, nous ne savons par quel principe, que la Belgique se contente de cet état des choses, et lorsque la France demandera à la Belgique d’abaisser pour elle ou de faire disparaître certaines parties de son tarif, la Belgique n’aura que le droit de demander la réciprocité.

Non, messieurs, il n’en est pas ainsi ; l’opinion qu’a prêchée l’honorable M. Smits ne sera jamais regardée comme le droit commun de la Belgique : ce n’est pas notre faute si les tarifs des douanes sont devenus la mesure de la bienveillance des nations industrielles, et d’un pays à l’égard des autres ; la réciprocité commerciale réside dans un abaissement réciproque des tarifications des pays entre lesquels il existe des rapports commerciaux ; vous aurez beau faire, rien ne détruira cette vérité.

L’exemple cité par l’honorable M. Smits, des droits imposés par la Prusse sur nos toiles de coton, de la prohibition dont les frappe la France, et de la liberté que nous accorde la Suisse pour l’introduction, pour dire que nous ne prendrons cette tarification comme base de celle à laquelle nous soumettrons les produits de ce pays, contient une erreur, et n’est que partiellement vraie ; que si elle mène à l’absurde, c’est une voie dans laquelle la section centrale n’a pas donné et ne prouve pas contre ; la tarification spéciale pour chaque pays existe dans tous les pays ; sans elle les tarifs ne seraient rien ; et si la France pouvait équitablement prétendre que nous lui accordions ce que MM. les ministres nous sont venus demander, qui lui empêche de venir lui présenter aussi un programme des désirs de nos industriels, de subordonner notre assentiment à sa demande à la certitude qu’elle nous écoutera, et de combattre enfin ses industriels par les termes qu’a employés l’honorable membre ? C’est nous qui vous diront avec justice, M. Smits : il faut raisonner plus sérieusement des questions d’économie politique ; il ne faut pas obscurcir la vérité par des paroles sans fond qui ne trouveront aucun cours dans cette chambre.

Mais, a dit l’honorable membre, nos échanges avec la France sont avantageux, et il faut chercher à les étendre loin de les rétrécir par des représailles qui, il est vrai, ne sont pas de notre fait, mais que nous pouvons faire disparaître. Oui, certainement, nos rapports avec la Francs sont avantageux, mais les rapports de la France avec la Belgique le sont aussi ; ils le sont, ils continuent sans cesse en s’élargissant, ce n’est rien de neuf ; c’est la théorie du commerce tout simplement, et n’ayons pas l’air de croire qu’il en faille être reconnaissant envers la France.

Si le gouvernement français, dans sa sollicitude pour la Belgique, nous engage à ne pas rétrécir notre commerce par des représailles, nous lui répondrons avec non moins d’intérêt : Pourquoi donc écoutez-vous les cris de vos industriels, et pourquoi cet égoïsme et ce repoussement qui se sont manifestés à la tribune française ; pourquoi ne levez-vous pas les prohibitions qui frappent les produits belges ? Quant à nos représailles, elles constituent dans leur exécution un acte de droit de gens ; c’est un veto international, c’est une protestation contre les mesures qu’a prises la France contre notre industrie, et il y va de l’honneur de la Belgique de ne pas y renoncer avant que les causes qui l’ont amené n’aient entièrement disparu. Que si l’on vient vous dire que la France a montré sa bonne volonté à notre égard, nous répondrons que la Belgique n’est pas restée en arrière depuis six ans ! Et que l’on ne vienne pas nous dire que le tarif proposé par le gouvernement a reçu l’assentiment de nos chambres de commerce, loin d’avoir été unanimement repoussé, comme on le fait dire à tort à la section centrale.

J’ai dit que les avis étaient très partagés sur quelques-unes des concessions qu’on nous demande et qu’il ressortait de l’avis de chambres de commerce qu’il ne fallait rien accorder à la France, à moins que nous fussions sûrs d’une entière réciprocité. Messieurs, avant d’avancer cette pensée, j’ai mûrement réfléchi sur le travail des chambres de commerce ; celles de nos grandes villes, c’est-à-dire les chambres où siègent des hommes d’expérience et de lumière, des fabricants riches et instruits, ont tous manifesté une crainte fondée pour le pays, si nous adoptions le tarif du gouvernement ; et en examinant les modifications apportées au tarif par les chambres des villes d’une moins grande importance, personne ne niera que ce que nous avons avancé ne soit encore de la plus grande vérité, et que M. Smits seul a manqué d’exactitude. Ecoutons les justes remontrances de ces chambres ; écoutons les remontrances de la section centrale, tous n’ont qu’une chose en vue, le maintien de notre dignité nationale et la défense des industriels belges ; ne soyons pas dupes de ces mots de « concessions » que l’orateur, M. Smits, a fait sonner bien haut ; que venez-vous nous offrir, dirons-nous avec assurance à ces envoyés de la France, pour tout ce que vous venez nous demander ? Rien, sinon que vous répondez que vous êtes entrés dans la voie des concessions, et quand vous venez nous vanter l’amitié et le patronage, l’alliance et la communauté des principes de la France, et quand nous vous étalons nos lois et nos concessions qui, depuis six ans, ont montré notre bonne volonté à l’égard de la France, vous nous répondez, par M. Smits, que nos concessions ont été calculées dans notre propre intérêt ! En vérité nous ne savons ce qu’il faut le plus admirer de la maladresse, si je puis m’exprimer ainsi, de l’orateur, ou de la grande finesse des Français ; écoutez l’honorable membre : notre pays est ouvert de tous côtés ; donc les mesures de 1823 sont illusoires ! mais alors pourquoi plaidez-vous avec tant de chaleur pour le gouvernement français ? Si vous employé la loi de 1823 comme représaille, vous compromettez le pays. Ce dernier fait n’est pas exact, cette mesure est un acte de légitime défense ; si on ne l’avait pas prise, notre patience eût depuis longtemps consacré notre déshonneur : entre nations comme entre particuliers, un acte de légitime défense est un acte de morale.

Messieurs, je crois avoir réfuté suffisamment l’honorable M. Smits, il s’est constitué l’apologiste des grandes concessions faites par la France ; vous savez à quoi elles se réduisent, vous savez de quelle importance il est pour notre pays d’avoir de nombreuses industries ; adoptez les mesures proposées par la France, et vous compromettez plus de 500,000,000 de capitaux en Belgique ; vous accorderez protection et richesse chez nous aux étrangers, et pour vos concitoyens vous réserverez votre indifférence et vous porterez le découragement dans le pays.

M. Jullien. (Remarque du webmaster : ce texte inclut les errata insérés au Moniteur belge du 27 avril 1837.) - Messieurs, si j’ai demandé la parole dans cette discussion, c’est uniquement dans l’intention de soumettre à la chambre quelques observations générales sur certains points, qui sont à la portée de tout le monde, car je pense que dans ces matières il faut laisser tout le poids et tous les honneurs de la discussion aux hommes spéciaux, quand on a, comme nous, le bonheur d’en avoir, et surtout quand ils sont conséquents avec eux-mêmes. (On rit.)

Un honorable orateur qui siège à ma droite, et qui a parlé contre le projet, a dit que depuis la législation de 1823, il s’était élevé dans le pays plusieurs industries qui pourraient tomber si cette législation venait à disparaître de suite ; si l’honorable membre auquel je fais allusion, a entendu dire qu’il ne fallait toucher à cette législation de 1823 qu’avec mesure, avec prudence et discernement, je suis parfaitement de son avis, mais s’il entend qu’il faut laisser subsister cette législation à cause de quelques industries qui se sont élevées depuis l’époque où elle a été portée, et qui pourraient certes souffrir soit de l’abaissement soit de l’élévation du tarif, alors je ne partage pas son opinion, parce que je considère cette législation comme un obstacle insurmontable aux transactions commerciales qu’il est de notre intérêt de faire avec la France : non pas que je regarde cette législation comme une sottise, ainsi que l’appelait naguère un orateur qui a parlé dans la séance d’hier ; non pas que je la considère dans la succession du royaume des Pays-Bas, comme une bourse volée qu’un honnête héritier doit rendre à son légitime propriétaire, ainsi que le disait hier un autre orateur ; mais parce que nous ne sommes pas dans une position à pouvoir la maintenir, et que notre politique et nos intérêts sont changés.

On a dit, messieurs, que les concessions qui nous sont faites par la France ne sont pas des concessions réelles, que ce sont des concessions dérisoires, puisque, dans la chambre française, il s’est trouvé des orateurs qui ont prétendu que ces concessions sont faites dans l’intérêt de la France. Je n’admets pas, messieurs, un pareil argument, il n’est ni digne ni concluant ; il ressemble au langage de ces ingrats, qui disent : « Vous m’avez obligé, vous êtes mon bienfaiteur, cela est vrai ; mais je ne vous dois rien, parce que celui qui oblige éprouve plus de satisfaction et est plus heureux que celui qui est obligé. » Un tel langage, messieurs, n’est pas digne de nous.

Il n’est pas possible d’envisager des conventions relatives aux tarifs de douanes de deux pays, autrement que comme des transactions commerciales. Or, c’est le caractère de toute transaction de se faire des concessions mutuelles, et ces concessions sont bien dans l’intérêt de chacune des parties contractantes. Ainsi, qu’on ne vienne pas dire que c’est dans son intérêt que la France nous accorde des avantages ; s’il y a des avantages pour nous, il faut les accepter comme tels sans rechercher l’intention. On ne s’est pas aperçu peut-être que la France pourrait rétorquer l’argument avec beaucoup d’avantage : par exemple, dans le projet qui nous est soumis, il s’agit de réduire le droit sur les tissus de soie, de 10 à 5 pour cent ; c’est là une diminution considérable que la France doit envisager comme un avantage réel ; cependant, en s’emparant de l’argument que je viens de relever, elle pourrait fort bien nous dire : « Mais ce n’est pas dans mon intérêt que vous me faites cette concession, c’est dans le vôtre ; car nous nous sommes fait rendre compte de ce que vous rapportait votre droit de 10 pour cent sur les soies, et nous avons vu qu’il produit à peine quelques mille francs, tandis qu’il y a à Bruxelles des maisons de commerce dont chacune paie à elle seule de beaucoup plus fortes sommes pour les tissus de soie qu’elle reçoit en fraude. Est-ce un effet de la corruption, de la négligence, de l’impossibilité d’empêcher la fraude ? Nous n’en savons rien mais ce qui est certain, c’est que si vous réduisez votre droit de 15 pour cent à 5 pour cent, vous êtes sûrs d’obtenir l’intégralité du droit, tandis qu’avec votre droit actuel de 15 pour cent, vous n’obtenez rien ou presque rien. » Vous voyez donc, messieurs, que le raisonnement qui consiste à dire que celui qui a accordé des avantages ne l’a fait que dans son intérêt particulier est de nulle valeur ; car, malgré l’avantage réel que nous retirerons de l’abaissement de notre tarif sur cet article, il n’y aura pas moins un grand avantage pour la France dans cette même réduction, quand elle n’aurait d’autre effet que de ramener à un commerce honnête et régulier celui qui le faisait auparavant par la fraude.

On a, messieurs, dans cette discussion, longuement parlé de réciprocité ; mais, comme chacun a établi son système à cet égard, on a fini par ne plus se comprendre. Suivant un honorable orateur, la réciprocité, c’est un bœuf pour un bœuf ; suivant d’autres, qui ont une imagination plus fertile, il y a deux ou trois systèmes de réciprocité : l’un d’eux a dit : « Il faut inscrire sur notre bannière le mot réciprocité, il faut nous présenter au monde commercial avec cette devise. » Il y a là quelque chose de chevaleresque ; mais, quand on prend une bannière, il faut commencer par savoir où la planter, et il faut pouvoir défendre et sa bannière et sa devise, sinon par la force, au moins par le droit et la justice ; Et comment irez-vous parler de réciprocité à la France aussi longtemps que vous la jetterez dans l’interdit de l’arrêté de 1823, que vous continuerez à la placer hors du droit commun ? La France aura toujours le droit de vous dire : « Placez-moi au moins au même rang où vous placez les autres pays, si vous voulez que je vous entende parler de réciprocité. » Vous ne pouvez pas exiger qu’une nation comme la France vienne solliciter pour ainsi dire à votre porte la faveur d’être placée dans le droit commun : il faut nécessairement, quand elle fasse les premières avances, que nous ayons au moins l’air de nous y prêter.

Un orateur a dit : « Si nous ne pouvons pas parvenir nous entendre avec la France, jetons-nous dans les bras de l’Allemagne. » Mais quand nous serons dans les bras ou sur les bras de l’Allemagne, je vous demande ce que l’Allemagne fera de nous ? Ne craignez-vous pas que l’Allemagne vous rejette dans les bras des la Hollande ? Est-ce là ce que vous voulez ? D’un autre côté, jamais une nation ne se place sous le patronage d’une autre sans qu’il faille le payer de quelque manière que ce soit ; et savez-vous à quel prix l’Allemagne vous recevrait dans ses bras ? Avez-vous oublié l’empereur Napoléon, protecteur de la confédération du Rhin ? Ne savez-vous pas de quelle manière l’Angleterre protège le Portugal, et l’Autriche l’Italie ; de quelle manière le Grand-Seigneur est protégé par la Russie ? Jetez-vous donc dans les bras de l’Allemagne ; vous serez immédiatement obligés à la payer, par quelques actes de complaisance, des avantages qu’elle vous accordera : il est, par la nature des choses, impossible qu’il en soit autrement.

Je le dis avec franchise, messieurs, si vous tenez à l’ordre de choses actuel, faites en sorte d’entretenir avec la France des relations amicales, ne tournez pas vos regards d’un autre côté de crainte de trouver pire (si toutefois la France peut nous traiter autrement qu’avec bienveillance : mais c’est là une question de haute diplomatie dans l’examen de laquelle je ne veux pas entrer). Nous n’avons rien à gagner à un changement, et je pense, au contraire, que si l’on poussait les choses à l’extrême, il pourrait en résulter pour le pays des conséquences fâcheuses. Quelques orateurs pensent par exemple que la France ne peut se passer de nos houilles, parce qu’elle a admis des droits différentiels qui les protègent ; c’est la une grave erreur, car les Anglais attendent avec impatience le moment de voir cesser cette législation qui protège nos houilles, afin de se mettre à bonne place pour fournir à toute la France de la houille qu’elle lui livrerait à beaucoup meilleur compte que nous.

Nous devons donc, comme je le disais tout à l’heure, y regarder à deux fois avant de prendre une détermination qui serait empreinte d’un caractère d’hostilité contre une puissance qu’il est de notre intérêt de ménager.

Sans entrer, messieurs, dans tous les calculs statistiques auxquels on a eu recours pour examiner si la balance de notre commerce avec la France est avantageuse pour nous, je ne ferai qu’une seule observation à cet égard. Presque tous nos produits sont demandés par la France ; moi, député des Flandres, je suis surtout autorisé à dire que les Flandres ne produisent rien qui ne soit tiré par la France, que la France ne paie en bons deniers comptant ; nous fournissons donc à la consommation des 32 millions d’habitants de la France, et de quelque manière que vous entendiez la réciprocité, il est toujours vrai que la France ne peut nous fournir de ses produits que pour la consommation de 4 millions d’habitants ; il est donc évident que la balance du commerce est toute à votre avantage.

Voilà, messieurs, en me réservant de parler sur les articles, les seules observations que j’avais à présenter sur l’ensemble du projet, car il me semble que la discussion générale est déjà assez longue. Je n’admets ni ne rejette dans son ensemble le projet qui nous est soumis ; lorsque je serai éclairé par la discussion, j’admettrai toutes les modifications qui me paraîtront compatibles avec les intérêts du pays, et je rejetterai toutes celles qui n’auront pas ce caractère. C’est là, messieurs, la profession de foi que j’avais à faire sur la matière qui nous occupe.

M. Rogier. - Messieurs, je ne sais pas si la chambre est encore disposée à continuer la discussion générale (Oui ! oui !) Ce sont des observations assez générales que j’aurai l’honneur de vous présenter.

Depuis les 4 jours que dure cette discussion, que j’ai suivie ici et dans le Moniteur, un fait m’a désagréablement frappé ; c’est l’espèce de recrudescence que semble avoir prise dans cette enceinte le système désigné ordinairement sous le nom de système prohibitif.

Déjà, messieurs, depuis une discussion qui a eu quelque retentissement dans le pays, la chambre a paru suivre imprudemment, à mon avis, la pente qui conduit à ce système. Nous avions eu dans la discussion de la loi cotonnière un point d’arrêt. Les partisans de ce qui existe, ceux qui pensent que la Belgique ne peut fleurir à l’abri du tarif que lui a légué l’ancien gouvernement, ceux-là firent leurs efforts et parvinrent à arrêter les chambres dans une voie rétrograde qu’ils considéraient comme désastreuse à plusieurs égards.

Mais depuis lors, par une espèce de réaction qu’il n’a pas été possible d’arrêter, nous nous sommes de plus en plus enfoncés, je ne dirai pas fourvoyer, dans la voie prohibitive.

A qui la faute, messieurs ? C’est ce que je ne veux pas rechercher dans ce moment ; mais ceux qui ont aujourd’hui des obstacles à vaincre, se rappelleront qu’il n’a pas toujours dépendu d’eux que la chambre ne suivît un système plus libéral. Ceux qui, par exemple, dans la discussion de la loi sur le bétail, ont soutenu la théorie du système restrictif et prohibitif, ne doivent pas trouver surprenant que la chambre, encouragée dans les tendances, oppose aujourd’hui des obstacles à ce qui est leur manière de voir dans cette discussion.

Messieurs, ici comme dans toutes les questions d’intérêt matériel, d’intérêt industriel, l’intérêt privé s’est montré dans toute sa nudité : l’intérêt privé qui est alerté, vivace, exigeant, et qui imite presque toujours avec succès contre l’intérêt général, beaucoup moins vivace, beaucoup plus lent à se faire comprendre et à triompher, mais qui en définitive finit toujours par triompher.

Voici comment procède l’intérêt privé : Il demandera d’abord des droits protecteurs ; suivant la pente que j’ai indiquée, il arrivera aux droits prohibitifs ; les droits prohibitifs ne suffiront pas encore, l’on viendra à la prohibition absolue ; après la prohibition, la confiscation et tout ce qu’il voulait tenter de faire triompher lors de la discussion de la loi cotonnière.

Par exemple, pour ne pas sortir de cet objet si intéressant de notre industrie, voici quelle a été chez nous l’histoire du coton dans ses rapports avec le tarif :

En 1816, les 100 livres de toile de coton payaient 30 florins à l’entrée ; en 1819, faisant droit aux réclamations des industriels, on éleva le droit à 60 florins, c’est-à-dire au double. Ce n’est pas assez encore pour l’intérêt privé ; il lui faut en 1828 une nouvelle augmentation, et ce droit est porté à 85 florins. Nous avons tous été témoins en 1835 que ce dernier droit n’était pas encore suffisant, pour protéger, dit-on, d’une manière efficace l’industrie cotonnière.

Toutes les industries (car je ne fais pas ici le procès uniquement à l’industrie cotonnière), toutes les industries ont les mêmes tendances, les mêmes exigences.

Mais du moment que vous sortez du cercle de leur intérêts personnels, oh !, alors elles deviennent très accommodantes, très libérales, elles vont même dans leurs tendances libérales au-delà de ce que voudraient les partisans de ce qu’on appelle la liberté illimitée du commerce.

Et à cet égard, c’est un singulier résumé à faire que celui de tous les avis émis dans la question qui nous occupe par les différentes chambres de commerce. S’agit-il de l’industrie des draps ? Tout ce qui n’est pas chambre de commerce de Verriers est d’accord avec le gouvernement, il faut laisser les draps français entrer en Belgique. S’agit-il de l’industrie des cotons, toute chambre de commerce qui n’appartienne pas aux localités où cette industrie fleurie, est d’avis qu’on accorde toutes les facilités possibles aux cotons étrangers.

Que pourrait-on conclure, messieurs, de cette manière de procéder de la part des industries ? Qu’au fond elles voient très clair, en ce qui concerne l’industrie en général, sauf seulement en ce qui concerne leur intérêt particulier qui, je dois le dire, leur ferme les yeux sur ce qui est d’intérêt général.

En présence de ces prétentions je conçois qu’il est difficile au gouvernement, et je l’ai éprouvé par moi-même, de tenir une bonne position. Je comprends les déviations que dans telle ou telle circonstance il est obligé de faire subir à ses propres principes, à son propre système.

Il me semble, messieurs, que pour les chambres législatives, comme pour le gouvernement, il y a dans les questions matérielles un principe général qui doit dominer tous les autres principes, dominer tous les systèmes.

Un petit pays, comme le nôtre, ayant un sol fertile, une population industrielle, commerçante ; un pays surtout nouveau venu en Europe, comme la Belgique, quelles doivent être ses politiques, ses tendances ? Evidemment multiplier ses relations avec les autres pays ; chercher partout des appuis, des soutiens, se créer avec eux des besoins réciproques : c’est ainsi que se fonde la véritable politique d’un pays ; ce sont ces liens matériels qui résistent le plus longtemps, après même que la séparation politique a été effectuée.

C’est ainsi que la Belgique doit regarder de très peu à ce qu’elle fait en ces sortes de matière. Il ne faut pas qu’elle rende hostiles à son existence toutes les autres nations. Il ne fait pas qu’on se dise que le royaume des Pays-Bas présentait au commerce des nations plus d’avantages que n’en présente aujourd’hui le royaume de Belgique. Il ne fait pas que le monde commercial regrette la combinaison qu’heureusement pour la Belgique les événements de septembre sont venus rompre.

Eh bien, messieurs, je crois que cette désaffectation des peuples commerçants à l’égard de la Belgique ne tarderait pas à se réaliser, si nous ne savions nous-mêmes modérer les tendances que beaucoup de nous ont montrées vers le système restrictif ou prohibitif.

Voyez, messieurs, la France ; c’est elle qui a commencé à adresser des réclamations ; elle a trouvé mauvais que la Belgique émancipée, ayant dans la France alliée son principal appui, conservât des mesures exceptionnelles contre les arrêtés du gouvernement hollandais de 1823 ; la Belgique, alors que tout la poussait à conclure avec la France une union politique, si nécessaire à son indépendance, la Belgique, a-t-elle dit, ne devait pas maintenir un système personnellement hostile à la Belgique, a-t-elle dit, ne devaient pas maintenir un système personnellement hostile à la France.

Pensez-vous que la Prusse elle-même ait vu avec grand plaisir les mesures qui ont successivement restreint les relations qu’elle entretenait avec la Belgique ? Pensez-vous qu’elle n’ait pas protesté, si non officiellement, du moins officieusement, contre les modifications introduites dans notre tarif des douanes, en ce qui concerne les toiles, par exemple ?

L’Angleterre, à son tour, ne trouverait-elle pas mauvais que la Belgique émancipée, grâce en partie à son loyal concours, se conduisît à son égard d’une manière moins libérale, moins avantageuse à son commerce que ne le faisant le royaume des Pays-Bas, qu’elle a contribué à renverser ?

Nous avons d’abord, messieurs, à donner raison à la France, et je crois que c’est de toute justice. La France, comme on vous l’a déjà dit, a été personnellement maltraitée dans notre tarif ; c’est une injustice directe qu’elle demande qu’on fasse disparaître. C’est elle qui a fait les premières avances, et je pense qu’il est juste que la Belgique y réponde spontanément.

Mais remarquez, messieurs, que s’il s’agissait d’être exceptionnellement favorable à la France, je serais le premier à combattre un pareil système. En matière commerciale, la politique de la Belgique ne doit être ni française, ni anglaise, ni allemande, sa politique à elle doit être de vivre en bonne harmonie avec le plus de monde possible, et avec tout le monde si faire se peut. Oui, messieurs, telles, à mon avis, doivent être nos doctrines, tel doit être notre but. C’est là aussi, je l’espère, que nous marchons, c’est là que nous arriverons, qu’on le veuille ou qu’on ne le veuille pas. Notre situation géographique, notre force productive, nos chemins de fer nous y poussent.

La Belgique par sa position dans les époques belliqueuses, a été le rendez-vous de combats acharnés. La Belgique dans l’ère industrielle où nous nous trouvons doit être le rendez-vous de toutes les luttes commerciales, de tous les produits, de tous les échanges, de toutes les richesses qu’ils amènent à leur suite.

S’il m’était permis de mêler à ces paroles décolorées, la parole puissante d’un orateur français qui joint au privilège d’un grand talent l’avantage d’un grand caractère, je dirai avec M. Lamartine :

« Quel est le besoin de ce temps-ci ? C’est la paix, c’est la continuation, c’est l’affermissement de ces rapports d’harmonie, de ces relations de bienveillance, commerciaux ou intellectuels entre les différentes nations dont le monde politique se compose, et que la civilisation n’a d’autre fin que d’étendre, de compléter, de rendre s’il se peut inviolables ! Effacer autant que possible les nationalités rivales et tendre à l’unité morale et à l’unité d’intérêts, c’est l’action du temps, c’est l’action des choses, c’est l’action évidente de la providence ; constituer le genre humain en une famille, réunissant ses lumières et ses forces pour s’améliorer, au lieu de se diviser en mille races jalouses et ennemies se combattant pour s’entre-nuire ; voilà la tendance de la nature aidée des religions, de la raison et de la vraie et grande politique. »

Entendez le même orateur s’exprimer sur le compte de la Belgique en combattant, lui aussi, le système restrictif préconisé par un grand nombre d’orateurs français.

« J’ai réclamé, dit-il, cette liberté de la concurrence, cet abaissement des tarifs, cette protection pour les matières premières nécessaires à nos grandes industries, je l’ai réclamée pour la houille, pour le fer, et surtout pour cette grande et nationale industrie dont j’ai parlé tout à l’heure, celle des chemins de fer. Et je suis aussi étonné qu’affligé quand je pense qu’aujourd’hui même, à cette heure même où nous discutons, au moment où ma voix est repoussée par les murmures de tous ces intérêts des feudataires privilégiés de l’industrie, la Belgique inaugure, aux acclamations de tout un peuple, le chemin de fer qui doit joindre Gand, Anvers et Bruxelles. Voilà la différence des hommes et des choses ; voilà comment là on comprend les intérêts nationaux, comment ici on se suicide ! »

Oui, messieurs, telle est la bonne réputation de la Belgique à l’étranger, telle est la réputation de cette industrie belge, « qui, comme l’a dit le rapporteur de la section centrale, est en titre depuis des siècles, de donner des modèles et des leçons à l’industrie étrangère. » Sachons donc justifier cette bonne réputation dont nous jouissons, ayons confiance en nous-mêmes, ne manifestons pas ces frayeurs, qui peuvent appartenir à des pays peu avancés en industrie, mais non à un pays qui marche, on peut le dire sans fanfaronnade nationale, un des premiers à la tête des nations industrielles.

C’est ainsi que j’aimerais à voir la Belgique ; aussi pour mon compte ai-je toujours tâché par mes faibles efforts de la pousser vers ce but.

Ainsi, lorsqu’après avoir proposé une exposition des produits des beaux-arts où étaient admis en concurrence tous les produits des articles étrangers, je ne vis pas de difficultés à procéder d’après le même système en ce qui concernait l’exposition des produits industriels proprement dits. Qu’arriva-t-il ? Les artistes belges surent soutenir avec le plus grand succès la concurrence des artistes étrangers, et aujourd’hui pas un seul ne voudrait s’abaisser au point de réclamer contre l’importation des produits des beaux-arts, cette prohibition que les arts industriels réclament encore pour eux-mêmes.

Si, à cette époque, les principes admis pour les produits des beaux-arts avaient pu prévaloir aussi à l’égard des arts industriels, si nous avions pu appeler en concurrence à nos expositions d’industrie les produits étrangers avec les produits belges, je pense en fait que, fier des succès obtenus par l’industrie nationale, aujourd’hui on n’entendrait pas ces frayeurs exagérées qui ont retenti tant de fois dans cette enceinte.

J’ai entendu souvent d’honorables membres accuser d’idées rétrogrades ce peuple qui, comme on dit, est placé à la tête de la civilisation, le représenter comme très arriéré dans les questions commerciale. Je crois qu’il y a beaucoup de vrai là-dedans.

Je pense que la nation française est encore fort arriérée dans les questions commerciales. Mais pourquoi donc, nous qui nous vantons de professer dans ces matières des opinions plus avancées, qui nous vantons avec quelque raison de l’état florissant et du perfectionnement de notre industrie, irions-nous suivre ces exemples rétrogrades que nous condamnons chez les autres.

La France nous a donné l’exemple des concessions, c’est un fait qu’il est impossible de nier ; et nous refuser à suivre cet exemple, c’est nous substituer au rôle peu honorable que nous lui attribuons aujourd’hui.

Mais, dit-on, le pas qu’a fait la France n’est pas immense, les concessions qu’elle nous a faites sont insignifiantes, c’est un leurre qu’elle nous offre, elles ont été dictées par son seul intérêt. Je ne discuterai pas ce moment l’étendue des concessions faites par la France. Mais nous ne devons pas perdre de vue que ces concessions, elle a été la première à les faire.

Ne perdons pas de vue non plus que ce que nous avons obtenu, c’est en grande partie ce que nous avions demandé. Car, que l’on remonte aux premiers temps où une mission fut essayée vers Paris. A cette époque, il y avait incrédulité presque générale dans cette chambre. A quoi bon, disait-on, envoyer des commissaires à Paris ? Ils ne feront rien, ils n’obtiendront rien ! C’était encore un leurre ! Les commissaires sont partis vers la capitale de la France munis d’instructions spéciales ; en peu de temps, et grâce à un zèle et à des efforts auxquels, en ma qualité d’ancien ministre, je me plais à rendre hommage, et secondés par le zèle et les efforts de notre ambassadeur, qui a droit aussi à notre reconnaissance, ils obtinrent ce que personne dans le pays n’espérait alors.

Mais une fois ces concessions obtenues, elles ne sont plus rien ; il fallait beaucoup plus. Je le déclare hautement, les commissaires ont obtenu la plus grande partie de ce qu’ils étaient chargés de demander et de tâcher d’obtenir. Pour être juste, il faut aussi tenir compte de la position du gouvernement français ; il a fait peu, je le veux bien, vis-à-vis de nous ; mais je crois que vis-à-vis de la France, il a fait beaucoup au-delà de ce que j’espérais qu’il ferait envers la Belgique. Il faut tenir compte, je le répète, de la position de la France, de ces embarras politiques, auxquels le gouvernement ne doit être tenté de joindre des embarras industriels ; il fait tenir compte de la position industrielle de la France, qui vit depuis longtemps à l’abri d’un système protecteur qui a créé des industries, dont la vie est toute précaire, qui murmurent, se lamentent, si elles ne se révoltent, à la simple perspective d’un changement, à ce système qui les fait vivre, si on peut appeler vivre l’existence de la plupart de ces industries ainsi protégées.

Ces concessions sont donc un événement que je considère relativement à la France, comme d’une grande portée. Je pense que successivement, si nous ne nous montrons pas récalcitrants, si nous mettons dans notre conduite toute la bonne foi et toute la libéralité qui doit caractériser la Belgique, nous avons à espérer de la France de nouvelles concessions. Nous ne pouvons pas tout vouloir et tout d’un coup. Dans ces matières, il faut de grands ménagements. Mais il faut espérer aussi que la France, mue par son intérêt, si l’on veut, se montrera de mieux en mieux disposée à multiplier et à étendre ses relations commerciales avec la Belgique.

Je pense que c’est à tort qu’on a accusé les intentions du gouvernement français. J’ai lu attentivement toute la discussion qui a eu lieu dans les chambres françaises, et j’ai toujours reconnu dans les paroles du gouvernement les intentions les plus franches, de s’associer de la manière la plus étendue possible à la Belgique.

Voici ce que disait le président d’alors, M. Thiers dont on a souvent parlé dans cette discussion :

« Qu’on ne croie pas que je veuille repousser les produits de la Belgique. Loin de moi une pareille idée. Je tiens plus que personne à faire acte de bon voisin vis-à-vis d’elle et à lui témoigner toute ma sympathie. Mais il faut qu’on sache bien quels sacrifices nous lui faisons, afin qu’on apprécie mieux les avantages commerciaux que nous sommes en droit d’attendre. »

S’il m’était permis de parler des entretiens particuliers, je dirai que les conversations de l’honorable président à l’égard de la Belgique étaient encore plus explicites que ses discours à la tribune française. Eût-on à redouter de plus mauvaises dispositions de la part du cabinet qui succéda à celui de 22 février ? Quelqu’un de vous a-t-il mis en doute les principes et les intentions du jeune et brillant ministre qui, dans le cabinet du 6 septembre, fut mis à la tête du département des finances ?

Il a plus : il y a une opinion qui semble germer dans quelques têtes gouvernementales de France et qui n’irait à rien moins qu’à vouloir former avec la Belgique une union intime, absolue, à l’instar de l’union de la Prusse avec tous les Etats allemands qu’elle a su se rattacher d’une manière si intime en supprimant toutes douanes et en ne formant de tous les Etats allemands qu’une seule nation commerciale.

Pour ce système, vous comprenez que le moment n’est pas venu d’en discuter les avantages et les inconvénients.

Je crois, je le répète, qu’il faut que la Belgique s’unisse intimement non pas avec telle ou telle nation, mais autant que possible avec toutes les nations riches, industrielles et commerciales, parce qu’il ne me semble pas qu’il y ait grand avantage à avoir des relations commerciales avec un pays qui n’a rien. C’est ainsi que nous devons applaudir à l’état de prospérité de tous les pays, qui nous environnent, fût-ce la Hollande.

Mais le moyen d’avoir des rapports intimes, des relations de bon voisinage avec les nations qui nous environnent, si dès le premier essai que tente le gouvernement, forcé même par les vœux que vous-mêmes avez souvent et énergiquement exprimés, il se voit tout d’abord arrêté par le plus mauvais accueil ! Quel encouragement pour le gouvernement ! et sur quel bon vouloir compter de la part des autres nations, avec lesquelles il s’agira de traité ; car vous n’entendez pas sans doute que les négociations à ouvrir se bornent à la France. Vous entendez assurément qu’elles s’étendent à d’autres pays.

A quelle confiance pouvons-nous prétendre, si, lorsque le gouvernement, de bonne foi et en exécution de vos désirs exprès, a formé une espèce de contrat synallagmatique avec un pays voisin, lorsqu’il a obtenu les premières concessions, et qu’il vient vous demander en compensation, des concessions moins fortes peut-être que celles faites par ce pays, il ne reçoit que des refus et des injures ? Je dis qu’une telle conduite aurait les conséquences les plus désastreuses dans l’avenir. Le pays manquerait ainsi à la bonne foi qui lui est particulière et à laquelle il ne voudra sans doute pas renoncer dans une circonstance aussi solennelle.

Dans les cas spéciaux qui nous occupent, ces dispositions de défiance et d’hostilité seraient, me semble-t-il, d’autant moins opportunes, qu’en définitive quels grands sacrifices s’agit-il de s’imposer ? Pour mon compte, je tiens que les sacrifices qui nous sont demandés n’ont rien de colossal ; s’il s’en trouve quelques-uns qui sont exagérés, quand on arrivera aux articles, qu’on fasse valoir de bonnes raisons pour maintenir le tarif actuel. Mais qu’on ne rejette pas en masse ces mesures désastreuses et incapables, lorsque le projet est présenté par le gouvernement de bonne foi, dans la confiance que vous le mettrez à même de répondre aux avances de la France et d’exécuter pour votre compte une convention, dont la France a commencé elle-même l’exécution.

Je n’entrerai pas dans le détail de tous les articles ; prenons-en quelques-uns et voyons jusqu’où vont les sacrifices proposés.

Voyons, par exemple, les soieries, les vins, les draps, les toiles.

Les soieries. Je ne crois pas que nous ayons la prétention de lutter dans le pays avec les soieries de Lyon. A la vérité, je représente administrativement une localité où l’on s’occupe beaucoup de soieries. Il y a là une industrie de soieries très ancienne ; cependant cette industrie n’a pas réclamé un système prohibitif ; elle ne demande pour elle que plus de facilités d’exportation.

Les vins. Jusqu’ici les producteurs de vins nationaux n’en sont pas venus à vouloir prohiber les vins étrangers, et cette estimable industrie, il faut le reconnaître, trouve, dans les vins français, une concurrence assez redoutable.

Les draps. Ici la question présente un côté tout spécial. Il s’agit d’un produit similaire à un produit français. La France prohibe nos draps. Nous entrons en négociation avec la France : nous demandons qu’elle lève cette prohibition, elle s’y refuse ; il est juste que de notre côté nous nous refusions à lever la prohibition. Mais, remarquez que le gouvernement ne vous propose pas de laisser entrer librement dans le pays les draps français.

Au mot prohibition, substituez un chiffre prohibitif ; et les draps français n’en resteront pas moins prohibés (alors qu’ils chercheront à s’introduire loyalement) à la frontière, sous le tarif nouveau que sous le tarif ancien.

Au reste, ayez la prohibition ou des droits prohibitifs, il est certain que les draps français viendront toujours en concurrence avec les vôtres au cœur même du pays. C’est un fait notoire pour tout le monde. Que chacun se rende chez son tailleur, la première demande qui lui sera faite, sera s’il veut du drap français ou du drap belge, cela est connu de tous ; les draps français entrent dans le pays moyennant une prime de 7 ou 8 p. c. C’est mauvais sans doute ; mais c’est un fait réel et qui sera inévitable jusqu’à ce que la douane ait perfectionné ses moyens de surveillance et de répression, à l’égal des moyens mis en œuvre par la fraude.

Ainsi, quoi que vous fassiez, les draps français entreront dans le pays, malgré la prohibition, ou malgré les droits restrictifs, et sans les payer.

Les tulles, pour lesquels il y a eu beaucoup de réclamations ne concernent nullement la France. La France ne nous envoie pas ses tulles ; il est plus vrai de dire qu’elle reçoit les nôtres, après que nous les avons brodés. Cette question des tulles mérite une attention particulière ; c’est une question anglaise.

Pour ma part, je serais charmé que dans nos modifications à notre tarif, relativement à la France, il y eût quelque chose d’agréable, de favorable à l’Angleterre, pays que nous avons également intérêt à ménager, et avec lequel plus tard il faut espérer que nous aurons en commun de grands intérêts commerciaux.

J’aurais voulu que des modifications favorables à la Prusse figurassent également dans le tarif, ne fût-ce que pour lui enlever le caractère trop français que la force des choses nous a contraint à lui donner.

Je voudrais que, dans un terme rapproché, ce que vous avez fait pour la France vous le fissiez pour l’Angleterre qui réclame, pour la Prusse qui attend ; et ceci sera d’autant plus facile alors, qu’il sera prouvé par l’espèce que les concessions que vous faites aujourd’hui n’auront pas entraîné pour le pays les conséquences désastreuses prédites par quelques-uns.

En résumé, je ne regarde pas comme trop étendus les sacrifices qu’on vous propose de faire à la France, c’est la réparation d’une mesure directement hostile, réparation même incomplète, et qui ne s’est fait que trop attendre.

On répétera que les sacrifices que nous a faits la France ne sont pas non plus immenses. Je ne dis pas qu’il en soit autrement. A mes yeux, on se sera fait de part et d’autre quelques avances, quelques politesses ; rien que cela.

Quant à moi, je suis disposé à voter pour ce premier pas le gouvernement dans une carrière où j’espère que la Belgique continuera de marcher.

M. Doignon. - Je ne puis me dispenser d’ajouter une dernière observation sur le mode de procéder du gouvernement dans la question qui nous occupe. La loi de concessions qu’il veut nous faire adopter serait selon lui une loi de réciprocité entre la Belgique et la France. Mais on ne peut concevoir de juste réciprocité, si elle ne porte en même temps sur tous les points qui intéressent chacune des parties. Ce n’est donc point assez de s’occuper de quelques articles pris isolément dans l’un et l’autre tarif, mais c’est, comme je l’ai dit, dans leur ensemble qu’il faudrait les voir et les comparer ; et s’il est vrai qu’on renonce à la voie de la négociation, et qu’on veut ainsi, contre toutes les règles, nous faire négocier nous-mêmes, ce ne peut être que par un travail général sur cet ensemble, travail qui est encore à élaborer, qu’on peut nous mettre en état de marcher d’une manière rationnelle vers une solution. Au reste, il m’est impossible de le dissimuler, l’action de la diplomatie n’est point étrangère au projet de loi en discussion, et un ministère placé sous cette influence doit nous tenir en garde dans cette discussion. En pareil cas, les meilleures preuves sont les faits que nous avons nous-mêmes sous les yeux ; ce sont les réclamations de tout le commerce et de toute l’industrie, lesquelles ne se réduisent point à des termes vagues, mais contiennent des faits précis et concluants connus dans tout le pays.

Je ne puis aussi m’empêcher de revenir un instant sur l’argument opposé par la France et tiré de la circonstance qu’elle ne nous livrerait annuellement qu’à concurrence de 30 millions environ d’objets importés, tandis qu’elle en recevrait de notre part pour une valeur supérieure, celle de 70 millions ; d’où l’on voudrait inférer qu’il y a réciprocité en notre faveur.

Déjà plusieurs collègues vous ont également démontré qu’en distinguant, comme on doit le faire, la nature et l’espèce des produits importés de part et d’autre et leur degré de nécessité ou leur caractère d’utilité par rapport à chacun de deux pays, il en résulte à évidence que, bien que notre chiffre d’importation soit plus élevé que celui de la France, la balance serait néanmoins tout en faveur de cette puissance, et que dans le fait la grande somme des avantages est du côté de celle-ci.

A l’occasion de cette question, un orateur qui a pris la défense du tarif français, m’a attribué une hérésie en droit public qu’il importe de relever. Il a supposé que j’aurais admis pour règle de réciprocité entre deux nations que toujours il faut prendre pour base les populations respectives, et qu’ainsi la Belgique, dont la population est peu importante, aurait un droit acquis vis-à-vis de toutes les puissances de l’Europe à exporter chez elles dans la proportion de la population de chacune d’elles.

C’est surtout, messieurs, en matière de douanes, qu’il n’existe point de principe absolu, et je n’en ai émis aucun semblable. Ce n’est point comme règle que j’ai présenté mon raisonnement sur la proportion des populations de la Belgique et de la France, mais ce ne fut que pour un cas tout à fait spécial, pour combattre la prétention de réciprocité de la France ; prétention qu’elle fonde sur ce que nos importations sont supérieures aux siennes, et afin de faire voir que la Belgique n’ayant à offrir d’un côté que quatre millions environ de consommateurs pour les 30 millions de produits que lui envoie la France, et celle-ci au contraire ayant 32 millions de consommateurs pour les 70 millions que nous lui importons, il ne résultait que quoique notre chiffre fût plus élevé, nos voisins avaient néanmoins, dans notre marché ou notre consommation intérieur, une part de beaucoup plus grande que celle que nous avons dans la leur. Certes, relativement à deux pays tels que la France et la Belgique, ce n’est point se tromper lorsque, pour donner une idée de la consommation intérieure, on rappelle respectivement le chiffre des deux populations ; mais la différence à l’avantage de la France est alors telle, que dans mon raisonnement, il est même largement tenu compte du fait aujourd’hui reconnu que la Belgique, avec ses quatre millions d’habitants seulement, consomme en produits plus peut-être que huit millions de Français et au-delà.

Mais je n’ai employé ce raisonnement contre la France qu’hypothétiquement et parce qu’elle-même voudrait se faire un titre de la supériorité de notre chiffre d’importation ; et il ne s’ensuit nullement qu’abstraction faite de cette dernière circonstance, je voudrais faire résulter en notre faveur un droit contre nos voisins et autres, du seul chiffre de notre population comparé avec celui des autres puissances. D’ailleurs, aucune, que je connaisse, n’élève contre nous une prétention aussi mal fondée que celle de la France.

En fait de réciprocité, prendre toujours pour base le chiffre des populations respectives serait évidemment commettre une grave erreur, parce que presque toujours tout est relatif et que telle nation, par exemple, qui a une population de 40 millions, peut consommer beaucoup moins qu’une autre qui n’aurait que 25 ou 30 millions d’habitants et vice-versa. L’empire du Brésil avec ses esclaves et ses sauvages a certainement une consommation inférieure à un autre petit Etat plus civilisé.

Si donc relativement à la France, je n’ai pris pour terme de comparaison que le chiffre de la population, afin de démontrer la supériorité de ses besoins et de sa consommation intérieure sur les nôtres, c’est parce qu’il m’a paru que cela suffirait pour être compris ; mais je n’ai point entendu par là exclure les autres circonstances.

Le chiffre de vos produits importés chez moi, dit la France, est de telle valeur, de 70 millions, je suppose ; donc, vous devez en recevoir de nous autant, ou pour le moins en une quantité plus approximative que vous ne le faites jusqu’ici ; sinon, vous êtes des voisins injustes qui n’observent point les règles de réciprocité.

Nous lui répondons : il n’y a en cela aucune injustice ; car si vous recevez plus, c’est parce que vos besoins, votre consommation, votre travail, votre production et en un mot tous vos intérêts de grande nation, vous permettent d’aller jusqu’à ce chiffre à notre égard, tandis qu’au contraire, relativement à nous, qui ne formons qu’un petit Etat, toutes ces conditions se trouvant sur une échelle bien élevée que chez nous, on ne pourrait les proportionner aux vôtres, sans être non seulement injuste, mais absurde ; donc nous ne pouvons ni ne devons mettre notre chiffre en rapport avec le vôtre, ou a-t-elle concurrence qui vous convient : donc cette comparaison, ce seul rapprochement de chiffres ne conclut rien contre nous.

Quant aux concessions mutuelles que peuvent faire deux Etats en fait d’importation, le droit des gens veut qu’elle ait pour base une réciprocité équitable ; mais cette réciprocité cesserait d’être juste si l’on n’avait égard à toutes les circonstances, et quand il s’agit de relations d’un petit Etat avec une grande nation voisine, le même droit veut que le petit Etat placé vis-à-vis de l’autre dans une position particulière, et que dans l’intérêt de sa propre conservation et même de son existence, il ne soit soumis aux mêmes règles qui seraient suivies, si les deux nations étaient de la même importance et sur le même pied.

Ainsi, lorsque, toutes choses égales entre deux pays, on admet qu’il y a réciprocité entre eux quand ils se livrent mutuellement pour une même valeur de produits, à peu près de même nature, on ferait manifestement une fausse application de cette règle si l’on prétendait y assujettir une petite nation à l’égard d’une grande. S’il avait plus à celle-ci, et comme je le suppose, à la France, de recevoir de la petite, c’est-à-dire de la Belgique, et d’ailleurs pour ses besoins et ses convenances, une valeur considérable, telle que celle de 70 millions, afin de s’en faire ensuite un titre contre cette dernière, et réclamer d’elle une égale quantité d’importations, une pareille prétention de la part du grand Etat contre le petit ne pourrait certainement être admise à titre de réciprocité.

Je le répète, tout est relatif, l’importation de nos 70 millions pour la France peut fort bien convenir à ses besoins et à ses intérêts et favoriser même sa consommation intérieure sans lui nuire aucunement, tandis que, pour la petite Belgique, une importation aussi majeure de produits français à une concurrence de 70 millions ou même à un chiffre bien moins élevé, pourrait porter le coup le plus funeste à son marché intérieur. Le marché français est si étendu et si important relativement au nôtre, qu’il peut supporter facilement cette importation de 70 millions de notre part, lorsque d’un autre côté il nous serait impossible de la souffrir de la part de la France, à concurrence même d’une somme moindre, sans blesser de la manière la plus grave les intérêts de notre industrie et de notre commerce.

S’il est vrai que déjà avec les 30 millions plus ou moins que la France nous envoie, nous nous trouvons surchargés de ses produits, que serait-ce si on y ajoutait encore 40 autres millions de ces mêmes produits ? Il est clair qu’il ne nous serait plus possible de tenir contre ce pays voisin et qu’il faudrait peut-être succomber.

La France a sans aucun doute proportionné l’importance des produits belges d’après son grand marché, sa grande population, ses besoins et ses progrès. Réciproquement, la Belgique a dû et doit proportionner l’importance des produits français suivant les mêmes circonstances, et dès lors aussi selon l’importance de son marché, de sa petite population, de ses besoins et de ses progrès. Tel est le principe qui doit présider aux relations de réciprocité entre deux Etats voisins et surtout entre un grand et un petit. Vouloir que celui-ci prenne pour règle le chiffre de celui-là, ou vouloir qu’il dépasse le sien pour se rapprocher de l’autre, sans tenir compte de leur situation respective, c’est briser cette règle de réciprocité, c’est oublier la distance qui existe naturellement entre une grande et une petite nation, c’est en un mot méconnaître la nature même des choses.

De la dérive cette conséquence, que si le chiffre des objets importés par la Belgique en France a un excédant sur celui des produits que la France fait passer chez nous, cet excédant provient de ce que sous tous les rapports, les forces et les besoins d’une grande nation sont naturellement supérieurs à ceux d’une petite, et un pareille excédant ne peut rien conclure contre le petit Etat en faveur du grand, qui certainement ne peut y puiser un titre pour demander des concessions à celui-ci.

Ce serait donc évidemment abuser du principe de rétroactivité, que de soutenir que nous devons permettre à la France une plus grande importation chez nous, parce que le chiffre de l’importation que nous faisons ou qu’elle veut bien, selon ses intérêts, nous laisser faire chez elle, se trouverait plus élevé que celui de ses exportations en Belgique. Vous venez de le voir, dans les rapports d’un petit Etat avec un grand, chacun d’eux doit mesurer suivant sa position son marché et sa consommation intérieure, l’importation qu’il peut tolérer chez lui de la part de l’étranger.

Or, à cet égard, il n’y a point de comparaison à faire entre le marché français et le marché belge. La supériorité du premier sur le second est incontestablement telle qu’il y a bien plus de différence entre eux qu’il n’existe entre le chiffre de 30 millions importés par la France et celui de 70 millions importés par la Belgique ; de sorte que, s’il devait être fait une balance entre les deux Etats, elle serait réellement de beaucoup en faveur de nos voisins.

S’il était permis à une grande puissance de se prévaloir du chiffre des importations qu’elle permet chez elle à un petit Etat, pour en obtenir de nouvelles concessions, il lui serait libre, en facilitant successivement leur entrée jusqu’à concurrence d’une somme énorme, de ruiner bientôt le marché de celui-ci. Le seul droit de légitime défense qui appartient à tout nation suffit pour faire tomber une telle doctrine.

Le grand Etat peut, si cela lui convient, recevoir chez lui, beaucoup plus que nous ne recevons, ou plutôt que nous ne pouvons recevoir de lui ; mais en cela il agit volontairement et d’après sa situation et ses intérêts de grande puissance. Mais une circonstance semblable ne peut jamais lui conférer aucun droit de réciprocité.

Reconnaissons donc que, pour appliquer sainement les principes de la réciprocité au cas dont il s’agit, il faut, au lieu de s’arrêter à des chiffres, consulter toutes les circonstances, peser et considérer les forces, les ressources, les progrès, et principalement le plus ou moins d’importance des marchés intérieurs de chacune des deux nations, et c’est d’après tout cela qu’on peut voir s’établir une proportion équitable entre l’une et l’autre. Or, le résultat de cette proposition qui, au fond est toute d’intérêt national pour chaque pays, ne peut constituer ni privilège ni faveur, et dans l’espèce la condition d’un petit Etat vis-à-vis d’un grand.

Au vrai, c’est improprement que tout cela s’appelle avantage ou concessions ; car, en vertu du droit naturel, chaque nation est sûrement autorisée à se défendre et à protéger ses habitants aussi bien contre le danger des envahissements industriels et commerciaux de l’étranger, que contre les envahissements de son territoire. Or, en cette matière surtout, le calcul de leur intérêt réciproque sera toujours leur premier guide.

L’on a observé qu’à raison de nos 70 millions d’exportation en France, chaque Belge, d’après notre population de 4 millions, est appelé à livrer à ce pays-là une valeur supérieure à celle que chaque Français peut aussi nous fournir à raison de sa population de 32 millions en rapport avec ses 30 millions d’importations en Belgique. Mais si les Belges peuvent, individuellement, exporter plus, cette circonstance s’explique bien facilement, c’est qu’ils sont moins nombreux que les Français à prendre part à leur exportation.

Mais la question n’est point de savoir combien chaque Belge ou chaque Français, pris individuellement, pourrait exporter, mais bien de connaître si, parce que le chiffre de nos produits que la France admet chez elle est plus élevé que celui des objets qu’elle nous envoie, cette circonstance lui donnerait aucun titre pour réclamer de nouvelles concessions. Or, l’on a vu suffisamment que ce fait est inconcluant, parce qu’effectivement, si elle le veut ainsi, ce n’est que pour satisfaire à ses besoins de grande puissance, c’est parce que nécessairement elle doit comme telle prendre d’autant plus chez le voisin que ses intérêts et ses besoins de grande nation sont plus importants ; tout cela résulte de la nature même des choses.

Mais si l’on veut s’en référer au rapprochement des chiffres, on peut, ainsi que je l’ai déjà fait, rétorquer l’argument par un autre calcul qui serait plutôt concluant. La France important pour 30 millions à nos quatre millions de consommateurs, son importation prélèverait annuellement comme taux moyen la somme excessive de huit francs environ sur chaque individu belge, au lieu que la Belgique, moyennant ses 70 millions de produits importés, ne prélèverait sur chaque français que deux francs et quelques centimes.

Le gouvernement aurait bien dû aussi nous faire connaître avant tout à combien il évalue la perte que fera le trésor public par suite des réductions qu’il propose. A cet égard encore, cent mille francs sont certainement bien plus pour nous dont le budget est de 95 millions, que pour la France qui a un budget d’un milliard pour ses voies et moyens. Ainsi, lors même que la réduction projetée sur les vins ne serait que de 100 mille francs annuellement, ce sacrifice serait réel relativement à nous, et il n’existe aucune raison pour faire gratuitement d’ailleurs un pareil sacrifice envers la France.

Lorsque notre tarif est déjà trop libéral envers la France, il est vraiment singulier d’entendre dire que nous maintenons à son égard des mesures exceptionnelles. Ces grands mots, « mesures exceptionnelles, » répétés à dessein par le gouvernement, semblent offenser et provoquer en même temps le caractère libéral du Belge.

Mais ce n’est point avec des mots qu’on peut éblouir des députés belges.

La France, nous a-t-on objecté, traité les nations sur le même pied. Pourquoi la Belgique n’adopte-t-elle pas le même système et pourquoi fait-elle exception vis-à-vis de la France ?

Mai, je demanderai à mon tour : pourquoi serions-nous tenus de suivre le même système que la France qui est d’ailleurs une puissance de premier ordre ? Où a-t-on vu que, parce qu’une nation voisine n’a pas jugé dans son intérêt d’établir des droits différentiels, un autre Etat devait renoncer à ce système lorsqu’au contraire son intérêt évident lui fait une loi de le conserver ?

Le système douanier de chaque pays n’est-il pas autre chose qu’un système de protection ? Or, le droit de la défense naturelle peut et doit varier selon la position et les intérêts de chaque Etat vis-à-vis de tous et de chacun de ses voisins. Si donc la France qui est par rapport à nous une grande puissance, a cru convenable de créer en cette matière un droit commun pour tous ses voisins, on ne peut en argumenter pour soutenir que nous serions obligés d’en adopter aussi un dont la France dût profiter.

Ces droits différentiels ou exceptionnels, comme on voudra les appeler, ont été dans le temps provoqués par la France elle-même. Le roi Guillaume a même fait moins que d’user de représailles, car il n’a point répondu, comme il avait pu le faire, aux prohibitions de la France par des prohibitions.

Si d’autres nations, telles que l’Angleterre n’ont pas dû recourir comme nous à des droits différentiels, c’est parce que déjà leur tarif était réciproquement aussi prohibitif que celui de la France ; au lieu que le nôtre était alors, comme il est toujours resté, trop libéral. Le droit commun de la France, vis-à-vis des autres Etats étant lui-même prohibitif, c’est donc injustement que la France nous l’a rendu applicable, et dès lors elle nous a forcés de nous défendre contre elle par des droits protecteurs. C’est conséquemment abuser et des mots et des choses que de reprocher à la Belgique des mesures exceptionnelles. Ce reproche retombe évidemment sur la France elle-même. Dans le vrai, c’est elle qui jusqu’aujourd’hui nous traite d’une manière différente et sur un autre pied que les autres nations, puisqu’elle s’est réglée par rapport à nous, comme si, à l’exemple de ces autres Etats, nous étions prohibitifs, tandis que notre tarif se montre généralement libéral et généreux.

C’est donc manifestement à la France qu’il appartient de commencer à révoquer son prétendu droit commun, on plutôt ses mesures vraiment exceptionnelles à notre égard, mesures réellement prohibitives qu’elle pouvait bien opposer avec raison à l’Angleterre, elle-même prohibitive, mais qu’il était d’une injustice évidente de tourner contre la Belgique.

Mais d’ailleurs, aujourd’hui toutes nos industries s’étant développées et étendues sous la foi de nos droits protecteurs, elles ont toutes un égal droit acquis ; et, en admettant gratuitement que la France nous a fait une concession sérieuse, on ne pourrait porter cet avantage sur l’une d’elles au préjudice des autres. Or, telle serait même encore la conséquence des propositions qu’on nous fait ; par exemple, sous prétexte de rendre plus facile l’entrée de nos houilles, de quel droit voudrait-on d’un autre côté diminuer notre tarif au détriment de nos fabriques ? Dans tous les cas, s’il y avait nécessité absolue de faire une concession, on ne pourrait la faire au profit d’une branche et à la destruction de plusieurs autres.

(Moniteur belge n°117, du 27 avril 1837) M. le ministre de la guerre (M. Willmar). - Je commencerai par relever quelques erreurs échappées à l’honorable préopinant.

Entre autres, l’honorable M. Doignon a avancé que des prohibitions n’avaient pas été opposées aux prohibitions du gouvernement et des douanes françaises.

Je trouve dans les dispositions de l’arrêté du 3 juin 1823 que les objets prohibés sont les verres et verreries, les draps et casimirs, les acides, les eaux-de-vie de grains. Par conséquent de véritables prohibitions ont été introduites dans le système de douanes belges, en opposition avec l’esprit général du système.

L’honorable orateur a voulu que l’on procédât par changement général de tout le tarif. Il me semble que prendre ce parti ce serait prendre celui de ne rien faire ; car les difficultés réelles qui se présentent pour des modifications partielles doivent faire présumer des difficultés plus grandes pour un remaniement de tout le tarif.

Je pense qu’il a exagéré les conséquences qu’on a voulu tirer de la balance commerciale. On a voulu simplement établir que les échanges étaient plus favorables généralement à notre pays qu’à la France. Mais on n’a pas prétendu que la France a calculé jusqu’à quel point elle pourrait laisser venir nos produits, eu égard au rapport des populations, des consommateurs et des producteurs.

Que les relations de commerce entre notre pays et la France nous soient essentiellement avantageuses, c’est, j’espère, ce que personne n’a mis en doute.

Le projet présenté, qui a pour objet d’augmenter ces relations, n’a été combattu qu’en ce qu’on a prétendu qu’il n’y avait pas lieu, de notre part, à faire des concessions quelconques ; et l’on a commencé par argumenter des concessions que déjà nous avions faites : on a demandé que l’on nous tînt compte de ces concessions en elles-mêmes, et de l’intention qui nous avait portés à les faire. On a, en même temps, contesté aux concessions ou aux changements apportés au tarif français la double qualité de nous être avantageux, et d’avoir été introduits dans l’intention de nous procurer un avantage.

Je pense que ces reproches, s’ils étaient fondés, auraient pu également être adressés à ce que l’on appelle nos propres concessions à ce premier pas que nous avions fait, dès 1830, dans cette voie.

L’honorable rapporteur de la section centrale a fait l’énumération de ces concessions.

La première est l’assimilation des bateaux charbonniers français aux bateaux belges : mais cette assimilation devait avoir pour résultat immédiat un avantage pour l’importation de nos houilles en France.

Il en est de même de la suppression du droit de sortie sur nos houilles ; si la France en a profité, nos houillères en ont également tiré avantage.

La réduction de 15 f. à 3 fr. 50 c. sur l’entrée des houilles françaises peut paraître avoir eu un résultat inverse ; mais on sait très bien que cette diminution était à l’avantage des fabricants de chaux. Pour Tournay c’était une chose importante, parce que les houilles françaises sont plus propres aux fours à chaux que les autres.

La levée de la prohibition contre les vins et les eaux-de-vie à leur entrée par terre a été avantageuse pour la France ; mais cette mesure a été introduite dans l’intérêt de nos consommateurs. Et je ferai observer que cette prohibition qui avait été introduite dans notre système, sans avantage pour aucune de nos industries, caractérisait parfaitement les mesures prohibitives prises en 1823. Certainement cette mesure n’était point avantageuse à notre pays ; elle était évidemment dirigée contre la France ; elle n’avait pas pour objet de favoriser une des branches de notre industrie, mais bien de nuire à une branche intéressante du commerce français.

Je pense qu’il est inutile de suivre l’énumération des autres cessions, et que je suis en droit de dire que si nous pouvons contester à la France les avantages qu’elle nous a accordés dans son tarif, elle aurait pu aussi nous faire le même reproche, et par conséquent refuser de faire ces changements.

Il me semble que l’on ne devrait pas entrer dans ce système de vouloir juger des faits par les intentions ; qu’il vaudrait mieux, quand les faits sont favorables, supposer que les intentions le sont également.

Cette manière de considérer les choses serait propre à maintenir l’harmonie entre les peuples, surtout dans les cas où elle est désirable.

Il ne faut pas croire qu’en France on ait été généralement persuadé que les changements apportés aux tarifs de 1835 fussent favorables aux intérêts français.

Pendant que la commission chargée des négociations avec la France était réunie à Paris, des membres très influents de la chambre des députés de France prétendaient que les commissaires français s’occupaient à sacrifier les intérêts de la France aux intérêts de la Belgique.

Du reste, l’opposition que les maîtres de forges françaises, que les propriétaires de bois ont faite à tout changement des tarifs en ce qui concerne la forgerie, est une chose si connue qu’elle est devenu proverbiale.

Le gouvernement français a rencontré l’opposition la plus active. Cependant on s’est servi pour appuyer ce système : que la France avait obtenu des concessions dans son intérêt, de discours tenus à la tribune ; mais ces discours, sans doute bien sincères, ne peuvent pas avoir eu pour objet de combattre cette opposition très active dont je viens de parler ? Quand on a pu observer de près cette opposition, on comprend que cette tactique pouvait être nécessaire.

Du reste, on ne doit jamais demander à une nation de sacrifices ; tout ce qu’on peut désirer, c’est que, par une étude approfondie de ses intérêts, un gouvernement veuille surtout distinguer celles de ses industries qui ne peuvent suffire à tous les besoins de la consommation, ou qui peuvent supporter, sans une perte trop grande, la concurrence avec les produits étrangers : et si après avoir fait cette étude, dans le désir d’arriver à un traité avantageux avec un voisin, le gouvernement vient encore à bout de combattre l’opposition très opiniâtre que des industriels intéresses et peu clairvoyants lui font, il donne la preuve de son désir de conserver ou d’établir l’harmonie entre lui et le peuple voisin auquel il juge devoir accorder ces avantages.

Mais a-t-on eu raison de prétendre que le gouvernement français n’a agi que dans son seul intérêt, ou n’a eu en vue que ses seuls avantages ?

Je pense que cette proposition ne peut pas soutenir un examen sérieux.

Les fers et les houilles sont des objets trop importants de notre industrie pour que nous n’ayons pas accordé comme un avantage plus étendu leur placement ; et ces objets, suppléant à ce qui manque à la France, lui étaient utiles. Sous ce rapport je crois qu’on s’est exagéré beaucoup en France les inconvénients du tarif : toutes les industries françaises ont besoin de ces éléments pour parvenir au développement de prospérité dont elles sont susceptibles ; donc il y a eu avantage pour la France, en même temps qu’avantage très grand pour nous, à ce que ces matières soient introduites en plus grande quantité sur le sol français.

Je ne rentrerai pas dans une discussion qui paraît épuisée relativement au point de savoir si le fer et la houille sont des matières premières ou des produits de l’industrie.

On peut indifféremment admettre que pour la France ces substances sont des matières premières, des agents de production ou des objets de consommation, et qu’il lui était intéressant de les introduire dans l’un et dans l’autre cas. Mais, pour nous, nous pouvons les considérer comme de véritables produits, puisqu’ils doivent leur plus grande valeur au travail et aux capitaux.

Le minerai de fer, par exemple, quand il est en terre, n’a de valeur que le droit du propriétaire ou du concessionnaire.

Supposons qu’une certaine quantité de ce minerai vaille 1 franc ; quand elle est transformée en fonte de fer, ayant reçu la première manipulation par conséquent, elle vaut 250 fr. ; elle acquiert enfin 250 fois sa valeur primitive. Il est difficile de contester que la fonte ne soit là un produit de la manipulation, de la main d’œuvre.

On a qualifié de « prétendus » les avantages que les changements aux tarifs français nous auraient apportés ; et l’on s’est appuyé, pour soutenir cette opinion, sur ce que, depuis ce changement de tarifs, l’importation en France des fers de notre pays n’avait pas augmenté de beaucoup, surtout pour les fers du Luxembourg, pays qui semblait destiné à recueillir de ces changements les plus grands avantages et en faveur duquel ils avaient été sollicités : mais s’il n’y a pas eu plus grande exportation, tout le monde sait que cela tient à la circonstance d’une consommation plus grande dans notre pays. Cette circonstance est postérieure aux changements introduits.

Quant aux changements, lorsqu’ils ont été demandés et obtenus, ils étaient envisagés comme un bienfait, comme pouvant sauver le pays.

Nous n’avons jamais attaché une importance aussi grande à ces changements ; mais puisqu’on conteste leur utilité, puisqu’on prétend qu’ils étaient sans valeur aucune, je crois qu’il est bon d’établir jusqu’à quel point ils pouvaient favoriser l’industrie du pays.

Demander 4 fr. pour nos fontes, jusqu’à la frontière de France, était une chose qui paraissait impossible à obtenir. Toutefois on trouvait que c’était demander une protection suffisante pour les usines du Luxembourg, et M. Zoude était persuadé que c’était tout ce que l’on pouvait exiger pour cet objet : cela a été obtenu, et je puis vous démontrer qu’avec cette concession on pouvait espérer vendre les fontes du Luxembourg sur les marchés français.

Ces fontes se vendaient alors 14 fr. les cent kilog. sur les marchés de notre pays ; et elles se vendaient à Sedan à raison de 20 fr. ; et, bien, avec les frais de transport, et le droit réduit à 4 fr., elles pouvaient arriver à Sedan au prix de 19 à 21 fr. ; ainsi il était possible de vendre de ces fontes et même avec avantage au moyen de quelques améliorations dans leur fabrication.

Pour le fer forgé l’avantage obtenu a été plus grand, et c’est celui que M. Zoude présentait comme la planche de salut. La diminution était de 40 p. c. quoiqu’elle ne se trouve plus que de 20 p. c. par une réduction que le droit général a éprouvée en France. Nous pouvons livrer nos fers de première qualité à Charleville à des prix variant, suivant l’éloignement des forges, de 48 à 52 francs.

Eh bien, à ces prix-là ou à des prix très rapprochés, les mêmes fers se vendaient alors au marché de Charleville ; par conséquent les concessions obtenues auraient pu nous mettre en état de lutter avec l’industrie rivale ; les changement faits au tarif français pouvaient donc produire un avantage réel pour les forgeries du Luxembourg.

Il est vrai que ce rapprochement des prix n’avait lieu que pour les fontes et fers de première qualité, produits par les usines les moins éloignées et par conséquent pour des quantités peu considérables. Mais il ne faut pas perdre de vue qu’un abaissement successif des droits était annoncé en France, et que chaque diminution devait étendre les avantages pour notre pays.

Maintenant, par suite du développement de toutes les industries qui consomment du fer, il n’y a plus d’excédant notable de ce produit, et par conséquent l’exportation en est pour le moment peu considérable ; mais qui peut dire que, par le grand développement de la production du fer, l’équilibre entre cette production et la consommation ne sera pas de nouveau rompu ? Alors nous serons heureux d’avoir le marché français, d’autant plus que cela ne nuira pas à l’industrie française, car les avantages des échanges sont toujours plus favorables entre des nations riches et prospères qu’entre des nations qui souffrent ou qui sont en état de crise.

Les opinions qui ont été émises en opposition au projet de loi avaient pour principale base que nous avons pris l’initiative, que depuis 5 ans nous avions déjà fait une première concession ; il est certain que nous avons fait le premier pas dans une meilleure voie commerciale, mais la France a fait un pas à son tour, et si nous voulons qu’elle en fasse un nouveau, ce qui est, je crois, le désir de tout le monde, il faut que nous la suivions ; si nous ne voulons pas la suivre, il est certain qu’elle s’arrêtera et peut-être même qu’elle voudra reculer. Il y a peut-être quelque chose de puéril, de ridicule même à marcher ainsi à pas comptés et à ne pas vouloir mettre un pied en avant sans que le voisin en ait fait autant ; mais si cela tient aux grandes difficultés de l’affaire en elle-même, il faut bien subir les conséquences de ces difficultés, et il faut bien faire un troisième pas si l’on en veut un quatrième. Toute la question est donc de savoir si nous voulons que la France fasse ce quatrième pas ou si nous ne le voulons pas. Il me semble que s’il y a puérilité à compter les pas qu’on fait de part et d’autre, il y en aurait un plus grand encore à vouloir les rendre mathématiquement égaux ; il est plus sage de se contenter de preuves de bonnes intentions et de bienveillance réciproque, et du désir de se favoriser réciproquement autant qu’on le peut, sans porter un trop grand préjudice à ses propres intérêts.

L’honorable M. Zoude a trouvé que le gouvernement français ne cédait qu’à son seul intérêt, et il a cité un exemple où le gouvernement français a cédé à un avis du conseil général du département des Ardennes sur une pétition présentée par les industriels de ce département qui demandaient précisément les changements qui ont été introduits dans le tarif français : ce fait démontre, messieurs, combien d’obstacles le gouvernement a eu à surmonter pour pouvoir introduire les changements dont il s’agit. J’ai eu connaissance de cette pétition, J’ai compris qu’elle pouvait être un auxiliaire très utile pour appuyer notre réclamation ; j’ai fortement engagé les industriels du département des Ardennes, avec lesquels mes fonctions me mettaient en rapport, à faire parvenir leur pétition au gouvernement ; eh bien, messieurs, je crois pouvoir affirmer qu’aucun membre de la députation du département des Ardennes n’a voulu se charger d’appuyer la pétition : vous voyez par là combien était grande l’opposition que le gouvernement français a rencontrée dans la représentation nationale. Il est donc évident que s’il n’avait pas eu le désir sincère de faire des changements avantageux pour notre pays, il aurait trouvé dans une aussi forte opposition tous les prétextes désirables pour s’en dispenser.

L’honorable M. Zoude a attribué à la prévoyance du gouvernement français la faveur qu’il a accordée à nos houilles ; « c’est, a-t-il dit, dans la prévision d’une rupture avec l’Angleterre que la France a voulu s’assurer le moyen de se procurer la houille dont elle a besoin pour la plupart de ses industries. » Il n’y a d’abord aucune certitude que, si une rupture éclatait entre la France et l’Angleterre, la Belgique ne serait pas entraînée dans cette rupture du côté opposé à la France, et qu’en conséquence la France aurait comptè très à tort sur la houille belge. Je ne pense donc pas que cette prévoyance ait exercé une grande influence sur les mesures qui ont été prises ; mais il est une autre prévoyance qui a amené de la part de la France beaucoup d’opposition aux concessions que nous avons demandées pour le fer et que nous avons fini par obtenir : les ministres français disaient que le fer est un élément indispensable de la défense nationale, et qu’aucune nation ne peut se mettre dans le cas de pouvoir dépendre de ses voisins pour obtenir du fer ; que par conséquent la France devait employer tous les moyens possibles pour porter la production du fer à l’intérieur du pays aussi loin que les besoins les plus étendus pouvaient le réclamer. Cet argument réellement fort nous a été opposé à différentes reprises ; cependant il a été à la fin écarté par le gouvernement français lui-même. Je crois que c’est encore la une preuve du désir qu’a ce gouvernement d’en venir à un système de rapports commerciaux avantageux aux deux pays.

Quant à la question de la prohibition que le gouvernement précédent à introduite dans notre tarif et que la France désire voir disparaître, quoiqu’elle ait déjà été traitée à plusieurs reprises dans cette discussion, il me semble cependant qu’on ne peut trop insister sur la différence qui existe entre les mesures qui ont été prises dans l’un et dans l’autre pays : le système général en France était prohibitif, le système du royaume des Pays-Bas était au contraire libéral ; les mesures prises en 1823 n’avaient donc pas pour objet d’achever notre système, d’en mettre quelques parties d’accord avec le reste ; elles ont véritablement pour objet unique d’exercer un acte d’hostilité, de mauvaise volonté contre la France, Or, il ne semble que la France s’est montrée assez dévouée à nos intérêts pour avoir le droit de demander que nous fassions disparaître un acte de cette nature.

Ou a reproché à la France qu’elle n’a pas voulu consentir encore à apporter à son tarif des changements en ce qui concerne le bétail ; certainement un pareil changement serait d’une grande importance pour nous, et nous avons fait des efforts très grands pour l’obtenir ; mais M. le ministre des finances vous a fait comprendre hier, messieurs, de quelle importance le maintien des dispositions actuelles est pour la France ; il vous a fait comprendre aussi que ces dispositions ne peuvent pas être envisagées comme particulièrement hostiles à la Belgique, comme prise dans une mauvaise intention à son égard. Du reste, plus le changement de ces dispositions est désirable pour nous, plus nous devons tâcher de l’obtenir un jour, et plus nous devons par conséquent faire un nouveau pas dans la voie des concessions. Il me semble que c’est là un argument puissant en faveur du projet de loi.

D’ailleurs l’abaissement du droit sur les chevaux est déjà un premier pas de fait dans la voie de réduction du droit général sur les bestiaux. A la vérité l’honorable M. Zoude a réduit cet abaissement a très peu de chose en disant que cette mesure, n’ayant eu d’autre effet que de diminuer la fraude, n’a été avantageuse que pour le trésor français ; je crois, messieurs, que cette assertion n’est pas complètement exacte : un droit fixe et modéré, équivalent de la prime de la fraude, est certainement moins désavantageux que cette prime elle-même qui est nécessairement variable.

Je me souviens très bien que lorsque j’étais membre de la commission des négociations avec la France, j’ai su, d’après le rapport de plusieurs industriels, que la prime de la fraude avait été portée tout à coup de 15 à 25 p. c. sur un produit important de notre industrie ; de semblables variations sont évidemment plus nuisibles au commerce qu’un droit fixe.

L’honorable M. Zoude a qualifié de leurre le transit des ardoises par la Semois que nous a été accordé ; j’avoue que ce transit n’est pas un avantage réel puisque la Semois n’est pas suffisamment navigable ; mais le fait est le résultat d’une erreur commise de bonne foi et dans laquelle on a été entraîné par l’honorable membre lui-même ; car d’après les notes que j’ai conservées, il a dans le temps réduit toute la question des ardoises pour le Luxembourg précisément à la faculté du transit par la Semois et par la Meuse. Il me semble donc que l’observation de l’honorable orateur vient trop tard, maintenant que nous avons obtenu ce qu’il regardait jadis comme un très grand avantage.

Je ne passerai pas en revue les différnetns objets sur lesquels ont porté jusqu’à présent les changements introduits dans le tarif. Mais pour traiter un point de la loi elle-même, je m’attacherai au principe de la prohibition que l’on voudrait maintenir chez nous, et au risque de répéter ce qui a déjà été dit, je prierai la chambre d’observer que maintenir cette prohibition n’aurait pour nous aucune espèce d’avantage, puisque maintenant les draps français viennent dans notre pays soit par le transit, soit par la fraude ; et j’appliquerai ici le principe invoqué par M. Zoude : qu’il vaudrait mieux que ce fût notre trésor public qui reçût un droit modéré, que de laisser tomber un droit plus élevé dans la poche des fraudeurs.

Mais je crois devoir relever une erreur dans laquelle l’honorable M. Lardinois est tombé dans la séance d’hier. En vous parlant de la restitution du droit qui se fait en France, cet honorable membre vous l’a présentée comme une véritable prime, et a prétendu qu’elle donnerait ainsi à l’introduction des droits français un avantage sur les nôtres de cinq p. c. : mais l’honorable M. Lardinois a perdu de vue que ce n’est pas une prime, mais simplement une restitution de droit qui est accordée aux importateurs français.

Je crois, messieurs, pouvoir borner là mes observations. Persuadé qu’un système qui pourrait multiplier les échanges commerciaux entre la France et la Belgique serait éminemment utile, je crois devoir me prononcer en faveur du principe et de l’ensemble d’un projet de loi dont le but est évidemment de favoriser ces échanges, et qui me semble de nature à entraîner un pareil résultat.

M. Devaux. - Messieurs je tâcherai d’être court, en énonçant l’opinion que je me suis formée de l’ensemble des dispositions qui nous sont soumises.

Le projet de loi n’a pas à mes yeux le caractère que plusieurs membres de la chambre ont voulu lui attribuer ; je n’y vois pas l’effet de je ne sais quelle domination qu’un gouvernement voisin aurait voulu exercer sur nous.

Rendons cet hommage à la France, que dans ses rapports, soit politiques, soit commerciaux avec la Belgique, elle ne cherche point à abuser de l’influence de sa position. Malgré les grands services qu’elle nous a rendus, elle se respecte assez elle-même pour respecter notre dignité nationale. Je lui rends d’autant plus volontiers cette justice que mon opinion n’a jamais été soupçonné d’une partialité exclusive envers les étrangers, et que, Belge avant tout, je mesure mes sympathies politiques envers les pays voisins à l’appui qu’ils donnent à l’indépendance et à la prospérité de mon pays.

Messieurs la France a fait des concessions sur l’étendue desquelles on peut n’être point d’accord, mais qui n’en sont pas moins réelles.

Sans doute, pour les toiles par exemple, on aurait pu désirer davantage, Bien qu’elle ait changé son tarif d’une manière favorable, surtout en ce qui concerne les toiles fines, les toiles les plus grossières, l’article le plus important de cette branche d’industrie, ont eu moins de faveur. En étendant le nombre des classes de toiles, on a dû trop restreindre chacune d’elles, de telle sorte que les droits nouveaux portent sur des classes d’un seul fil. Il s’en suit que la vérification doit être plus minutieuse, et ainsi l’exécution de la loi offre de grands inconvénients. Je suis porté à croire comme un des précédents orateurs qu’il y a eu quelque erreur dans la conception de ce système nouveau né d’une discussion de la chambre des députés.

Plusieurs orateurs prétendent que les autres concessions faites par la France sont peu utiles à la Belgique ; j’ai entendu faire à cet égard une distinction que je ne comprends pas ; on a dit que ces concessions ne portaient que sur des matières premières, et que la France maintenait la prohibition de nos matières fabriquées : or, a-t-on ajouté, il y a bien plus davantage à exporter à l’étranger des fabricats que des matières premières, parce que par là le travail dans le pays qui exporte se trouve plus encouragé.

Vous avez entendu ensuite soutenir par les uns que la houille est une matière première, par d’autres qu’elle ne l’est pas. J’avoue que quant à moi cela m’importe peu, et je ne crois que cela doit peu nous importer.

Les matières premières, comme toutes les marchandises, ont une valeur qui se règle principalement par le travail qu’elles ont coûté ; ainsi, quand vous exportez pour 10 millions de houille, vous exportez, si je puis m’exprimer ainsi, autant de travail que si vous exportiez 10 millions de toiles de coton.

Qu’est-ce qui fait le prix de la houille en règle générale et en temps ordinaire ? ce sont les frais que l’on a dû faire pour l’extraire. Or, qu’est-ce qui nécessite ces frais ? C’est précisément le travail qu’exige l’extraction de ce combustible. Exporter, par conséquent, 10 millions de houille, ou 10 millions de marchandises fabriquées, c’est la même chose quant au travail.

Je ne sais même si on ne pourrait pas soutenir (toujours en raisonnant d’après les principes du système prohibitif) qu’il y a plus de travail belge encouragé par l’exportation de la prétendue matière première. En effet, il n’y a que du travail belge dans l’extraction de la houille, tandis que quand vous exportez pour dix millions de colonnades, une partie du prix que l’étranger vous en donne doit payer le travail de l’étranger qui a cultivé le coton, celui de l’étranger qui a peut-être transporté le coton brut dans le pays, ou qui a fourni les matières colorantes.

Je crois donc que les concessions qui nous ont été faites par la France, et qu’il faut regarder non comme son dernier mot, mais comme un acheminement, un premier pas vers d’autres améliorations de son tarif, je crois, dis-je, que ces concessions sont réelles. Quelles soient utiles à la France en même temps qu’à nous, peu importe, du moment que nous en profitons.

La France se plaignait des mesures exceptionnelles qui avaient été prises à son égard en 1823 ; elle se plaignait que des droits élevés, des prohibitions étaient établies dans le tarif belge contre elle seule.

Je ne crois pas, messieurs, que ce système de droits différentiels, si l’on entre dans les idées des prohibitionnistes, soit absurde en principe ; j’admets même qu’il n’est pas entièrement inexécutable. Ainsi, je concevrai bien que pour les marchandises dont l’origine est facile à constater, on fît une distinction entre les pays qui mettent une prime à la sortie des marchandises et ceux qui n’en mettent pas.

Le système de ce genre de droits différentiels n’est donc pas inadmissible dans tous les cas ; mais il a un grand défaut, c’est qu’il est inusité, et comme tel il blesse non seulement l’intérêt, mais l’amour-propre de la nation contre laquelle on le dirige. Et ici l’inconvénient est d’autant plus grand qu’il est dirigé contre une nation amie, assez irritable dans son amour-propre, et qui, elle, loin d’établir des exceptions contre nous, trouve le moyen, tout en restant dans des termes généraux, de faire au contraire des exemptions en notre faveur.

Disons-le, et c’est une réponse aux reproches fait ici au gouvernement français et au gouvernement belge, la France, en nous demandant ce changement, ne s’est montrée ni hautaine ni importune ; elle n’a pris aucune mesure défavorable à notre industrie pour nous forcer la main ; elle a attendu pendant sept ans, elle a fait même les premières avances, elle a pris l’initiative des concessions. C’est là une conduite loyale, une conduite noble dont il faut lui tenir compte.

Aujourd’hui qu’elle a fait le premier pas, je crois qu’il est de toute nécessité que nous en fassions envers elle.

Messieurs, si la Belgique avait fait les premières avances, imaginez-vous l’impression que produirait sur nous le rejet d’un projet de loi qui aurait eu pour but de les rendre réciproques. L’effet aujourd’hui serait le même chez nos voisins, si nous venions à rejeter avec légèreté ou avec passion le projet qui nous occupe. En voulant servir nos intérêts industriels aujourd’hui, vous pourriez les compromettre gravement dans l’avenir.

Je me suis demandé, messieurs, quel système on devait suivre pour faire droit aux plaintes de la France, sans nuire à nos propres intérêts et sans sortir des voies d’une sage économie politique.

En théorie, nous sommes tous d’accord ici pour admettre la liberté de commerce ; il est vrai que ce n’est qu’en théorie, et il fâcheux qu’on ne puisse gouverner un pays avec des principes généraux ; la tâche serait peut-être moins difficile. Mais l’application de cette règle se résume pour moi en deux autres : d’un côté, n’aggraver le tarif actuel que pour ainsi dire dans le cas d’absolue nécessité, et n’opérer d’autre part de diminution que progressivement et en ménageant les positions acquises. Le système qu’on a suivi dans le projet, je regrette de le dire, n’est pas celui-là.

Il y a trois objets dans le projet de loi : abaisser les droits généraux sur quelques objets à l’égard desquels il n’y a pas de mesure exceptionnelle envers la France, tels que les vins, les batistes, les tulles ; abaisser les droits exceptionnels à l’égard de la France pour la faire entrer entièrement dans le droit commun ; enfin, là où on ne pourrait pas abaisser les droits exceptionnels au taux où on les a fixés pour les autres nations, élever les droits généraux. Du moment qu’on voulait faire disparaître entièrement les droits exceptionnels établis envers la France, on devait craindre de tomber dans l’un ou l’autre de ces deux inconvénients : ou d’abaisser trop précipitamment certains droits sur les produits français, ou d’élever trop et sans nécessité les droits généraux à l’égard des autres pays. Eh bien, ces deux inconvénients, je les retrouve dans le projet du gouvernement et dans celui de la section centrale.

Outre qu’on s’écarte des vrais principes économiques, on s’écarte aussi des vrais principes politiques : en faisant une loi qui a uniquement pour but de faciliter les rapports de la France et de la Belgique, il ne fallait pas froisser les intérêts d’autres pays étrangers.

J’admets, quant à moi, la suppression de toutes les prohibitions envers la France. Nous ferons bien de les supprimer, nous avons même un intérêt spécial à donner cet exemple à la France, parce que nous n’avons pas, quant à la prohibition, un système comme celui qui existe en France et qui donne au gouvernement des moyens tout particuliers de surveillance que nous n’avons pas.

La prohibition entraîne en France des mesures de suite, de vérification, de recherche, tout autrement sévères que celles établies à l’égard des droits d’entrée.

Ces mesures n’existant pas chez nous, nous avons grand intérêt à donner à la France l’exemple de supprimer la prohibition.

Je supprimerais donc toutes les prohibitions ; mais je ne voudrais pas passer brutalement de la prohibition à un droit, de 5 à 7 p. c., par exemple, ainsi que le projet de loi le propose pour certains articles.

Quelque partisan que je sois de la liberté commerciale, je n’ai jamais voulu l’application de ce système qu’avec ménagement pour ce qui existe et progressivement. Je crois, sans vouloir maintenir des droits bien élevés, qu’aller de la prohibition à un droit de 5 ou 7 p. c., ce serait exagérer, ce serait une transition trop brusque.

D’autre part, je m’opposerais à l’augmentation des droits généraux qui existent à l’égard d’autres pays. Nous faisons une loi qui a pour but de réformer certaines mesures hostiles à la France, mais non d’introduire dans notre tarif des élévations de droits à l’égard d’autres pays.

Nous ne devons admettre les aggravations du tarif que dans le cas où la nécessité en serait bien et clairement prouvée. Or, elle ne l’est pas pour moi jusqu’ici.

Je sens très bien que la France ne sera pas entièrement satisfaite, si nous laissons subsister dans certaines limites le régime exceptionnel établi à son égard. En apparence il y aura toujours quelque chose de bizarre à conserver dans notre tarif des mesures exceptionnelles envers la France qui est notre alliée, qui nous a rendu de grands services, qui a adopté des mesures qui nous sont exceptionnellement favorables ; mais au fond, cette fois, notre justification sera facile, péremptoire, telle qu’en France aucun homme raisonnable ne pourra la rejeter ; c’est que ces mesures exceptionnelles, ce n’est pas le gouvernement belge qui les a prises, c’est le gouvernement précédent.

Le gouvernement actuel les a trouvées tout établies : que peut-il faire ? Suivre la marche qu’a adoptée la France elle-même en matière commerciale, une marche progressive, ménager les intérêts engagés, abaisser les droits sans brusquerie, sans exagération, et se montrer sincèrement disposé à continuer de marcher avec elle dans cette voie de progrès.

Je puis borner là mes observations générales. Telle est la ligne que je me propose de suivre : nous devons faire un pas vers la France, faire même à quelques égards le premier pas ; nous ne devons pas rougir de le faire après la manière dont la France a agi, nous devons supprimer la prohibition, diminuer les droits exceptionnels, mais avec quelque ménagement, n’augmenter les droits généraux sur toutes les frontières qu’avec une grande circonspection et seulement quand la nécessité en sera démontrée.

Enfin, dans toute cette discussion, nous ne devons pas perdre de vue, messieurs, que cette matière ne ressemble pas à tous les autres objets de discussion législative ; elle nous arrive précédée d’un demi-engagement envers une puissance étrangère. Il faut nous rappeler que la chambre elle-même a provoqué les négociations, et si le gouvernement n’a pas pu, envers la France, s’engager entièrement et en termes précis, il y a du moins une espèce d’engagement moral et général ; nous ne sommes pas forcés d’adopter tout ce qu’il nous propose, mais un devoir de loyauté nous oblige à agir avec circonspection en modifiant les dispositions présentées.

- La séance est levée à 4 heures 1/4.