(Moniteur belge n°110, du 20 avril 1837)
(Présidence de M. Raikem)
M. de Renesse procède à l’appel nominal à midi et demi.
M. Kervyn lit le procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est adoptée.
M. de Renesse présente l’analyse des pièces adressées à la chambre.
« L’administration communale de Stabroek demande la construction d’une digue intérieure et la fortification de la digue actuelle de Stabroek. »
- Renvoyé à la commission des polders.
« Des marchands d’Ostende demandent que la chambre adopte une mesure qui empêche la vente à l’encan de marchandises neuves. »
« Des facteurs et négociants en poisson, de diverses villes du royaume proposent des modifications à la loi du 13 avril 1834. »
« Le sieur S. Willin, à Lavacherie, réclame contre une décision de M. le gouverneur de la province de Luxembourg qui oblige son fils au service de la milice par suite de l’exemption accordée au sieur Paquay. »
« Le sieur Ch. Vayre, sous-lieutenant au 5ème régiment de ligne, né Français et fils unique d’une mère belge, demande la naturalisation.
- Renvoyé au ministre de la justice.
« Le sieur Hotter, sergent à la maison de force de Gand, né en Prusse, demande la naturalisation. »
- Renvoyé au ministre de la justice.
- Les autres pétitions sont renvoyées à la commission spéciale qui en fera le rapport.
M. le ministre de la guerre (M. Willmar) présente un projet de loi portant transfert de diverses sommes non dépensées du budget de 1836 au budget de 1837. Ces sommes serviraient principalement à couvrir les frais de campement, de cantonnement, de casernement, et autres, pendant l’exercice courant.
M. Dumortier. - J’ai écouté avec grande attention les développements du projet et l’exposé des motifs ; il y a une chose qui m’a frappé ; c’est que ce projet est un remaniement intégral du budget de 1836. (Bruit.) Mais on n’a pas pris la précaution, dans ce transfert, d’indiquer les articles où les sommes peuvent être prises. Je demande s’il n’y aurait pas moyen de donner un crédit sans remanier le budget, ou du moins d’indiquer le libellé des articles d’où les sommes seront transférées ; car nous n’avons pas les budgets dans la mémoire.
M. le président. - A qui veut-on renvoyer la loi ?
Plusieurs membres. - A une commission.
M. Dubus (aîné) - A la section centrale du budget de la guerre, considérée comme commission.
- La proposition de M. Dubus est adoptée.
Un scrutin secret est ouvert pour la prise en considération de la demande en naturalisation ordinaire formée par le sieur J.-F. Roger, fonctionnaire municipal.
Cette demande est prise en considération à la majorité de 62 boules blanches contre 6 boules noires.
Un second scrutin secret est ouvert sur la demande en naturalisation ordinaire du sieur E. Manouvrier, autre fonctionnaire municipal.
Cette demande est prise en considération à la majorité de 56 boules blanches contre 11 boules noires.
- Ces deux décisions seront portées à la connaissance du sénat.
M. le président. - Le projet présenté par le gouvernement est conçu comme suit :
« Vu la loi du 12 avril 1835, portant que jusqu’au 1er juillet 1836 les péages à percevoir sur la route en fer seront réglés par un arrêté royal et perçus en vertu de cet arrêté ;
« Vu la loi du 1er avril 1836, qui proroge d’une année celle du 12 avril 1835, dont mention précède ;
« Considérant qu’une seconde prorogation est nécessaire,
« Nous avons, de commun accord avec les chambres, décrété, et ordonnons ce qui suit :
« Le délai fixé par l’art. 1er de la loi du 12 avril 1835 est prorogé au 1er juillet 1838. »
La section centrale propose l’adoption du projet.
M. Verdussen. - Messieurs, quoique le projet de loi qui nous est soumis ne soit qu’une prorogation d’une loi antérieure, je crois cependant que l’objet est digne de toute notre attention : jusqu’ici nous n’avons eu à nous occuper que du péage sur de faibles fractions de chemin de fer, sur des sections qui ne présentent aucune difficulté ; mais, d’ici au 1er juillet de l’année prochaine, époque à laquelle la nouvelle loi expirera, de nouvelles sections plus importantes seront probablement ouvertes ; nous aurons peut-être aussi le transport des marchandises. Je ne sais si M. le ministre a l’intention de faire à la chambre une nouvelle demande d’autorisation pour la perception du péage des marchandises ; mais je vous ferai remarquer, messieurs, que cet objet est d’une importance extraordinaire et qu’il est digne de fixer toute l’attention de la législature.
Pour ce qui concerne le transport des voyageurs seulement, il ne faudra pas perdre de vue que si l’on appliquait le tarif établi pour les sections actuellement exploitées, aux sections à ouvrir plus tard, et notamment aux sections de Louvain à Liége et au-delà, ce serait tomber dans l’erreur, car les localités sont tout à fait différentes ; il faudrait, me semble-t-il, mettre le droit de péage en harmonie avec le prix actuel du transport par diligence ou par eau. Cette observation est surtout importante en ce qui concerne le transport des marchandises ; car les difficultés du transport sont infiniment moindres sur les terrains plats que sur les terrains inégaux, comme ceux qui seront traversés par les sections d’au-delà de Louvain. Aussi le prix du roulage est-il infiniment plus élevé dans les pays montagneux que dans les autres.
Nous avons vu il y a quelque temps, dans le Moniteur, une espèce d’annonce qui appelait l’attention publique sur un mode d’exploiter le chemin de fer en ce qui concerne le transport des marchandises. Je voudrais savoir si M. le ministre est d’opinion que, par la loi qui nous est soumise en ce moment, il serait autorisé à régler non seulement le péage des voyageurs, mais encore le péage pour le transport des marchandises ; avant de voter sur la loi dont nous nous occupons, je voudrais que M. le ministre entrât dans quelques explications à cet égard ; je voudrais qu’il nous dît si le gouvernement entend qu’en vertu de cette loi il pourra se charger du transport des marchandises par le chemin de fer, s’il entend établir les magasins, faire confectionner les locomotives et les wagons dont il aura besoin pour le transport des marchandises ; en un mot, s’il compte exploiter toutes les espèces de transports par le chemin de fer.
M. le ministre des travaux publics (M. Nothomb). - Messieurs, l’honorable préopinant se demande si, par la loi qu’il s’agit de proroger, le gouvernement se croirait suffisamment autorisé à établir un tarif de péages pour le transport des machandises sur le chemin de fer. Je crois, messieurs, qu’il faut répondre affirmativement ; la loi qu’il s’agit de propoger est générale et par conséquent suffisante. Pour s’en convaincre, il suffit de lire l’article premier de cette loi, qui est ainsi conçu : « Provisoirement, en attendant que l’expérience ait permis de fixé d’une manière définitive les péages …, ces péages seront réglés par un arrêté royal. »
Vous voyez, messieurs, que cet article ne distingue pas : qu’il s’agit en général de toute espèce de péages tant pour le transport des marchandises que pour celui des voyageurs. Je n’hésite donc pas à dire qu’une nouvelle loi spéciale n’est pas nécessaire, que le gouvernement est autorisé à régler le péage du double transport dont la route est susceptible.
Quant au mode de transport qu’il sera le plus utile d’adopter, c’est une question que le gouvernement examine et fait examiner en ce moment : je n’ai pas d’opinion arrêtée à cet égard, et c’est pour cela que j’ai cru devoir faire en quelque sorte une enquête administrative. Il est bien certain, d’ailleurs, que ce qu’on commencera à faire sous ce rapport ne sera qu’un essai.
L’honorable préopinant a aussi fait remarquer, avec raison, qu’on ne pourra pas appliquer rigoureusement, aux sections à ouvrir, eu égard seulement à la distance, le péage tel qu’il se trouve établi pour les trois sections ouvertes ; le péage devra être mis en rapport non seulement avec la distance parcourue, mais aussi avec certaines difficultés du transport. Par exemple, le péage sera plus considérable là où il y a un plan incliné.
Mais ces observations tendent précisément à prouver que la législature ne pourrait pas en ce moment arrêter un tarif définitif : il faut que le gouvernement s’instruise par l’expérience, précisément parce que l’expérience que nous avons faite jusqu’ici sur les trois sections ouvertes ne peut pas être appliquée mathématiquement en quelque sort aux sections à ouvrir.
Je ne dois pas finir sans faire remarquer à la chambre qu’il y a dans le projet un vice de rédaction, qui ne se trouve pas dans la première loi de prorogation : dans cette loi qui est du 1er avril 1836, il est dit : « Vu l’art. 1er de l loi du 12 avril 1835, etc. ; » la nouvelle loi doit être rédigée de la même manière, il faut invoquer non pas la loi de 1835 en entier, mais seulement l’art. 1er de cette loi.
M. Verdussen. - Je remercie M. le ministre des travaux publics des explications qu’il vient de nous donner, et j’entends avec plaisir qu’il est d’avis que le péage doit varier suivant le plus ou moins de difficultés que les diverses localités présenteront pour le transport ; mais, messieurs, M. le ministre a dit qu’avant d’adopter un mode définitif quant au transport des marchandises, il faudra des tâtonnements, il faudra faire un essai pour le compte de l’Etat. Savez-vous bien, messieurs, qu’un essai de cette nature est une affaire immense ? Cet essai, c’est la décision même de la question ! Car si, comme la chose est possible, il est prouvé, après un examen approfondi, qu’il vaut mieux que le gouvernement loue en quelque sorte le chemin de fer pour laisser transporter les marchandises par des sociétés ou des particuliers, que de l’exploiter par lui-même, comment le gouvernement rentrerait-il dans tous les frais que l’essai dont il s’agit lui aurait occasionnés ? Comment récupérerait-il les capitaux considérables que cet essai lui aurait coûtés ? Un semblable essai serait donc jusqu’à un certain point l’accomplissement d’une mesure qui pourrait être plus tard repoussée par l’expérience.
Un essai de ce genre offrirait encore un autre inconvénient très grave ; c’est que, dans le cas où il ne réussirait pas, l’Etat aurait en quelque sorte à sa charge une masse d’employés dont on aurait eu besoin pour monter le service ; car il est fort incertain si ceux qui viendraient après le gouvernement exploiter le transport des marchandises sur la route en fer, voudraient employer les agents qu’ils y trouveraient, et s’ils ne trouveraient pas plus utile d’en employer d’autres.
Je crois donc que faire un essai comme celui dont a parlé M. le ministre des travaux publics, ce serait s’engager dans une voie extrêmement dangereuse, et que l’objet est tellement important, qu’il conviendrait de ne rien entreprendre à cet égard, avant d’avoir consulté la législature.
M. Dumortier. - Messieurs, je ne partage point du tout l’opinion de l’honorable préopinant ; la chambre étant entrée dans le système de faire exécuter le chemin de fer aux frais de l’Etat, il est incontestable que l’Etat doit se charger du transport des marchandises comme de celui des voyageurs ; car si, lorsque le chemin est construit, on en abandonne les bénéfices aux particuliers, on aura agi dans l’intérêt de quelques individus, au lieu d’agir dans l’intérêt de tous ; tous les frais que l’État aura faits seront perdus pour lui, et tourneront au profit de quelques sociétés qui viendront alors établir le monopole des moyens de communication.
L’honorable préopinant a dit que lorsque le gouvernement aura fait un essai, lorsqu’il aura établi le personnel nécessaire pour le transport des marchandises, lorsqu’il aura fait construire les magasins, les locomotives et les wagons nécessaires à ce transport, il aura résolu la question : mais je retournerai l’argument de l’honorable membre, et je dirai que lorsque le gouvernement aura abandonné l’exploitation du chemin de fer à des sociétés quelconques, il aura également résolu la question dans un autre sens ; il aura donné à ces sociétés des droits dont il ne pourra plus les dépouiller. D’ailleurs, il y a déjà un personnel pour le transport des personnes, et il suffira de l’augmenter quelque peu pour qu’il puisse également suffire au transport des marchandises.
Il ne faut pas le perdre de vue, messieurs, l’exploitation du chemin de fer constitue un monopole : lorque vous avez décidé que l’on construirait ce chemin aux frais de l’Etat, vous avez établi en principe qu’il y aurait un monopole ; eh bien, puisque vous avez admis le principe, vous devez en subir les conséquences ; puisqu’il faut que le monopole existe, que ce soit au moins au profit de l’Etat ; car, dans une question d’argent qui amène pour résultat des bénéfices, il est certain que nous devons désirer que ces bénéfices soient perçus par le trésor public, puisque c’est le trésor public qui a fait toute la dépense primitive de construction.
Quant à ce qu’a dit l’honorable préopinant sur la convenance d’établir des droits différents sur chaque route, il me semble que cet objet offre encore matière à de mûres réflexions. Etablir des droits différents, c’est s’exposer à de vives contestations entre les diverses localités. Je comprends bien que dans telle direction où il y aura un plan incliné on fasse payer un peu plus ; mais faut-il dans les autres directions établir des prix différents en raison de telle ou telle localité ? Pour moi, je regarde cela comme absolument impossible ; le taux du péage doit être uniforme sur toutes les sections, à l’exception de celles qui enferment un plan incliné. Mais vouloir, par exemple, qu’alors qu’on ne paie que 1 fr. 20 c. de Bruxelles à Anvers, on paie 2 fr. ou 2 fr. et demi pour la même distance dans une autre direction, c’est ce que je ne peux admettre.
Et à cette occasion je ferai remarquer que le taux du péage admis actuellement entre Bruxelles et Anvers pourrait être un peu majoré, quant aux places inférieures. Il est certain que lorsqu’on livrera à la circulation toutes les autres sections du chemin de fer, l’Etat éprouvera d’énormes pertes, si l’on ne percevait sur ces sections que le prix actuel des places inférieures entre Bruxelles et Anvers, parce que toutes les sections ne transportent pas à beaucoup près autant de voyageurs que celle-ci.
Il convient, avant l’ouverture de nouvelles communications, que le gouvernement examine sérieusement s’il n’est pas à propos d’élever tant soit peu le tarif des places inférieures. Si, par exemple, on portait le chiffre actuel d’un franc et 20 centimes à un franc 50 centimes, il en résulterait certes un bénéfice considérable à réaliser par le gouvernement dans la direction de Bruxelles à Anvers, et cela nous mettrait à même d’établir ensuite un droit similaire dans les autres directions.
M. le ministre des travaux publics (M. Nothomb). - L’honorable M. Verdussen s’était d’abord demandé si le gouvernement était autorisé, en vertu de la loi qu’il s’agit de proroger, à établir un tarif pour le transport des marchandises. J’ai répondu affirmativement à cette question.
M. Verdussen, en prenant une seconde fois la parole, s’est demandé si le gouvernement ne devait pas consulter la législature, au préalable et en principe, sur le mode de transport.
Je crois, messieurs, que si le gouvernement s’était avisé de présenter à la législature un projet de loi pour déterminer le mode de transport, la législature aurait refusé de statuer ; elle aurait répondu au gouvernement : Faites un essai, faites-le sans trop vous engager. C’est ainsi, messieurs, que le gouvernement entend commencer le transport des marchandises. Il fera un essai, sans trop s’engager, sans se procurer un matériel et un personnel tellement considérables qu’il soit impossible de reculer, si tant est qu’il vînt à reconnaître qu’il y a lieu de reculer, et de tenter un autre mode de transport.
L’honorable M. Dumortier pense qu’il ne faut pas prendre dans une acception trop rigoureuse les observations qui ont été faites par M. Verdussen tendantes à faire varier le péage d’après les localités. Je pense aussi qu’il ne faut pas prendre ces observations dans un sens trop rigoureux ; je crois qu’il faut que l’ensemble du chemin de fer présente, quant aux péages, une sorte de compensation d’une section à l’autre, toutefois en tenant lieu des difficultés majeures, et notamment des plans inclinés .
M. Dumortier croit qu’on pourrait élever les prix sur la section de Bruxelles à Malines, et surtout les prix des places inférieures. Je pense, messieurs, que ce serait dépopulariser le chemin de fer que d’élever le prix, par exempte, d’un franc 20 centimes à 1 franc 50 c. Je crois qu’il sera peut-être possible d’augmenter le prix des places autres que les places inférieures ; l’administration pourra songer à créer de véritables places aristocratiques, en faisant disposer dans les voitures des compartiments à trois places seulement ; ce qui permettra aux voyageurs d’un rang élevé d’être seuls comme s’ils voyageaient en poste.
Mon honorable prédécesseur a appelé avec raison la nouvelle voie la voie populaire ; nous risquerions, en augmentant le prix des places inférieures, de lui ôter ce beau titre.
Une remarque que chacun pourra faire, c’est que les premiers convois qui arrivent à Bruxelles, et les derniers qui en partent, servent principalement à amener les ouvriers des environs de Bruxelles, et à les ramener dans leurs foyers. Augmenter les prix des places inférieures, l’ouvrier n’aura plus cette facilité, il devra s’établir à Bruxelles.
Ce que je dis de cette ville est applicable aux autres. Sous ce rapport le chemin de fer est un immense bienfait pour les ouvriers des campagnes qui peuvent quotidiennement venir travailler en ville et retourner le soir dans leurs foyers.
Revenant à la question principale et réellement importante, posée par l’honorable M. Verdussen, relativement au mode de transport des marchandises, je crois que l’appréciation de ce mode de transport doit rester abandonnée, comme essai, au gouvernement.
M. Desmet. - Messieurs, je conçois les craintes qui ont engagé M. Verdussen à adresser son interpellation à M. le ministre des travaux publics. L’honorable membre craint que si le gouvernement va se livrer à une nouvelle exploitation, les frais qui en résulteront ne seront pas compensés par la recette que l’on pourra faire.
Jusqu’à présent, messieurs, je n’ai pu comprendre que la loi du chemin de fer ait accordé au gouvernement la faculté d’exploiter ; car quand la loi du chemin de fer a été votée, certainement on n’a pas entendu que le gouvernement aurait perçu des péages, mais n’aurait pas le monopole de l’exploitation, et à cet égard je conçois le but de la question faite par l’honorable M. Verdussen. L’honorable M. Dumortier vient encore nous affirmer que l’exploitation du chemin de fer est un véritable monopole entre les mains du gouvernement ; c’est déjà un grand mal, et l’honorable membre doit le reconnaître ; mais, au moins, lorsque le gouvernement veut exercer un monopole, il faut qu’il en résulte de grands bénéfices pour le trésor public.
Or, je ne vois nullement que le chemin de fer nous procure ces grands bénéfices. Au contraire, le déficit qui a été signalé par la section centrale du budget du chemin de fer monte à une somme de 280,000 fr., et quoi qu’on en dise, est réelle, et il augmentera nécessairement, si vous vous livrez à de nouvelles dépenses pour le transport des marchandises.
Ne croyez pas que le gouvernement puisse, sous ce rapport, lutter contre la navigation ; le transport des marchandises par les chemins de fer pourra seulement remplacer les messageries.
Je demanderai maintenant à M. le ministre des travaux publics si son intention est de continuer l’administration du chemin de fer, comme elle est organisée actuellement. Aujourd’hui tout se fait par un seul département ; ordonnateur et comptable, tout se trouve dans la même administration. On dépense des millions, sans que les mandats passent par la filière de l’administration des finances. L’on fait des avances de plus d’un million, sans qu’on en rende compte. Les choses ne se passent pas ainsi en France ; on n’y laisse prélever de crédits que d’une somme de 20,000 fr., et encore on fixe l’époque où la liquidation doit en avoir lieu. Je prie M. le ministre des travaux publics et la chambre d’ouvrir les yeux sur l’abus de la comptabilité du chemin de fer ; c’est vraiment un scandale qui fait beaucoup crier dans le public et qui un jour pourrait avoir des suites fâcheuses.
Si on n’avait que le chemin de fer pour exemple, il serait déjà clairement démontré que toutes les régies des gouvernements sont mauvaises et dangereuses, tant pour le trésor que pour la moralité des employés. J’engage donc M. le ministre des travaux publics de rendre cette compatbilité plus régulière et de rentrer dans l’esprit de la constitution, qui ne souffre aucunement de telles comptabilités ; je suis même fortement étonné que la cour des comptes le supporte ; il paraît qu’ici elle ne remplit pas son devoir.
Je n’en dirai pas plus sur cette administration du chemin de fer, car j’en ai suffisamment pour voter contre le projet.
M. Dumortier. - Je dois ajouter quelques mots, parce que les paroles que j’ai prononcées tout à l’heure pourraient être mal comprises.
Certes, lorsque j’ai dit qu’il était possible d’élever quelque peu le prix des places inférieures, mon intention n’était pas de faire une proposition qui fût au désavantage du peuple.
Je ne pense pas que la classe ouvrière profite du chemin de fer à un degré aussi étendu que le prétend M. le ministre des travaux publics. Le motif en est très simple, c’est que le transport d’un habitant quelconque depuis Anvers jusqu’à Bruxelles, coûtant 1 fr. 20 c., et autant pour le retour, il faudrait que l’ouvrier déboursât quotidiennement 2 fr. 40 c.
M. le ministre des travaux publics (M. Nothomb). - Je n’ai entendu parler que des ouvriers de Vilvorde.
M. Dumortier. - Pour les ouvriers de Vilvorde, je le conçois. J’ajouterai, au reste, que j’ai souvent vu, pendant la belle saison, une foule de personnes moyennées qui se mettaient sur les wagons, et qui me paraissaient pouvoir payer quelques centimes de plus.
Je m’associé, au surplus, à l’intention de M. le ministre des travaux publics qui pense qu’il sera possible d’élever le prix de places aristocratiques ; il est juste, alors qu’on augmente le prix des places réservées au peuple, qu’on élève aussi cela des places à l’usage des classes aisées.
Je pensais que d’Anvers à Bruxelles le prix des places dans les berlines était de 5 fr., mais on vient de me dire qu’on ne paie plus que 3 fr. 50 c. ; c’est ce qui me faisait dire que le prix des berlines ne pouvait pas être élevé, parce que le prix de 5 francs était déjà presque celui qu’on payait autrefois pour faire ce trajet. Mais je reconnais que le prix actuel de ces places peut être élevé. On pourrait aussi élever un peu le prix des autres places sur cette route, afin de pouvoir le baisser sur d’autres.
Vous faites les 8 lieues de Bruxelles à Anvers pour 1 fr. 20 c. ; la route d’Ostende à Bruxelles, par les diverses directions sera environ quatre fois celle d’Anvers à Bruxelles ; il faudrait que l’on demandât 5 fr. pour le prix des moindres places. Pensez-vous que la somme que produirait cette route suffirait pour sa dépense ? Il est certain qu’il y aurait perte. Cette route, loin de rapporter quelque chose, amènerait des déficits. Rappelez-vous la différence qui existe entre le taux modéré des prix établis par le gouvernement et celui que proposaient les sociétés qui se présentaient pour avoir la concession. On paie aujourd’hui moins de la moitié de ce qu’on aurait payé à une société privée. Ainsi, on pourrait sans inconvénient élever les prix actuels de 10 à 15 p. c. ; le public aurait encore un avantage à ce que la route fût exploitée par le gouvernement.
M. Gendebien. - Messieurs, la première fois que je me suis opposé à l’exploitation du chemin de fer par le gouvernement, j’ai dit qu’il devrait prendre en considération deux choses : les exploitants actuels des routes par les diligences, afin de ne pas jeter la perturbation dans les entreprises qui datent de longtemps. Arrangez-vous, disais-je, de façon à ne pas ruiner des spéculations antérieures. On pouvait tirer parti de la route sans jeter de perturbation dans les entreprises de transport ; mais le mal a été fait ; je crois qu’il est sans remède. Je ne sais s’il y aurait maintenant grand avantage à changer de mode. Aujourd’hui, il s’agit d’établir un mode de transport des marchandises.
Je répète ici ce que j’ai dit à propos du transport des voyageurs, je désire que le gouvernement froisse le moins possible d’intérêts particuliers ; je désire que le gouvernement reste maître des locomoteur et des wagons, c’est une nécessité, mais qu’il ne se fasse pas agent immédiat, qu’il ne se fasse pas facteur, qu’il ne se fasse pas colporteur des bureaux du chemin de fer aux extrémités de la ville et des diverses localités où il passera ; sans cela il arrivera qu’il aura une armée d’employés dont il pourrait sentir un jour la nécessité de se débarrasser.
Il me semble impossible qu’un ministre se charge de la responsabilité qui pèse sur les agents ordinaires de transport de marchandises. Je désire que le gouvernement, dans le choix du transport à établir, considère surtout deux choses : la responsabilité qui pèserait sur lui, responsabilité qui serait plus grande que si elle était subie par un particulier, parce que chaque particulier, étant intéressé par sa bourse, exerce une plus grande surveillance et fait partager la responsabilité par ses agents. Le gouvernement ne peut pas associer à son entreprise tous les employés du chemin de fer ; la responsabilité pèsera tout entière sur lui.
Vous savez combien on se fait peu de scrupule de voler le gouvernement ; on s’en fait davantage quand il s’agit de voler un particulier ; la chose est d’ailleurs plus difficile.
Je conçois la nécessité d’un essai, quoiqu’elle ne me paraisse pas aussi grande qu’on le prétend. Mais je désire que cet essai se borne à l’intervention la plus minime, afin que le gouvernement s’engage le moins possible dans un mode qu’il devrait abandonner plus tard.
Quant au taux du péage, je pense qu’il doit être uniforme, qu’il doit être réglé pour tel poids et telle distance, et qu’il ne doit pas être moindre dans une localité que dans une autre. S’il y avait une différence à établir, je voudrais que ce fût pour les voyageurs et les marchandises qui ont le plus long trajet à parcourir ; ce serait un moyen de multiplier les transports par cette voie. C’est sous ce rapport seulement qu’une différence pourrait être admise, s’il y avait lieu d’en établir une.
Quant à celle proposée, je ne pense pas qu’on puisse l’admettre ; ce serait une injustice de favoriser une localité plutôt qu’une autre, le chemin de fer ayant été fait au profit de tous. S’il fallait calculer le prix des péages d’après le prix des transports par voie ordinaire, le péage d’Anvers à Bruxelles serait moindre que celui de Liége à Bruxelles, non seulement en proportion de la distance, ce qui ne serait que juste, mais parce que le transport se faisant d’Anvers à Bruxelles par le canal, tandis que de Liége à Bruxelles il se fait par le roulage, il coûte moins dans le premier cas que dans le second en raison de la distance parcourue. On ne peut pas évidemment prendre cette circonstance en considération. Il faut un péage uniforme.
Quant au péage pour les voyageurs, je ne suis pas de l’avis de M. Dumortier, qu’il faille augmenter la rétribution perçue sur ceux qui vont dans les wagons ; car c’est le moyen de transport du peuple, c’est aussi celui qui constitue la masse des voyageurs. Si vous jetiez du discrédit sur ce moyen de circulation, en augmentant le prix de ces places, vous ne savez pas où il s’arrêtera. Dans l’intérêt même de l’entreprise, il faut plutôt le diminuer que l’augmenter. Il faut un taux uniforme sur toutes les routes sans distinction, et en fixer le maximum à 15 centimes par lieue ; c’est à peu près ce qu’on paie aujourd’hui sur la route d’Anvers. On pourrait établir les prix des berlines à 50 centimes par lieue, et régler un prix moyen pour les places intermédiaires entre les wagons et les berlines.
Mais, je le répète encore une fois, qu’on se garde bien d’augmenter le prix de la dernière place, car c’est ce qui constituera toujours la masse des voyageurs, et si on faisait une statistique, on verrait que c’est ce qui produit le plus. Avant de rien changer à cet égard, qu’on calcule bien les conséquences de ce qu’on pourra faire.
M. le ministre des travaux publics (M. Nothomb). - Je prends de nouveau la parole, parce que je ne puis laisser sans réponse une allégation de l’honorable M. Desmet. Le chemin de fer ne présente pas de déficit. Celui qu’on suppose exister tient à une fausse manière d’établir les calculs. On veut que les trois sections actuellement achevées supportent l’intérêt et l’amortissement de tout l’emprunt voté pour exécuter la loi du 1er mai 1834. Cette manière de calculer n’est pas exacte. C’est être injuste envers le chemin de fer, si je puis parler de la sorte. Les trois sections achevées doivent supporter l’intérêt et l’amortissement de la somme qu’elles ont coûté. Voilà la seule manière d’être juste envers le chemin de fer. A cet égard, j’ai donné les renseignements les plus complets à la page 13 du préambule du compte-rendu que j’ai publié.
Vous y voyez que les trois sections ont coûté six millions environ, lesquels six millions exigent pour intérêt et amortissement 324,000 fr. ; ajoutez à cela les 745 mille francs nécessaires pour entretien, exploitation et perception, vous aurez 1,069,000 fr. Il faut que les trois sections du chemin de fer livrées à la circulation donnent cette somme. C’est à quoi se réduit la dette du chemin de fer envers l’Etat.
Ainsi, il faut que la recette des trois sections du chemin de fer s’élève cette année à la somme de 1,069,000 fr. ; tout ce que la recette donnera au-delà de cette somme sera bénéfice. Et je puis dire dès à présent, sans craindre de prendre un engagement téméraire, que cette somme sera dépassée ; très probablement la recette ira de 1,200 mille francs à 1,500 mille francs. Le bénéfice sera donc assez considérable.
Une autre chance de bénéfice se présente dans le transport des marchandises. Ce transport se fera en grande partie par les mêmes moyens dont on se sert pour le transport des voyageurs. Il y aura souvent double emploi quant au matériel. Le transport des marchandises se fera ainsi à moins de frais que si on faisait constamment des convois spéciaux de marchandises.
L’honorable M. Desmet s’est plaint des vices qui existent, dit-il, dans l’administration et la comptabilité du chemin de fer. Voici ce qui se passe :
Les paiements se font de deux manières. Il y a des paiements qui se font par mandats visés préalablement par la cour des comptes, c’est-à-dire de la manière régulière ; d’autres se font directement sans visa préalable, mais avec obligation d’une reddition de comptes subséquente. Il est ouvert des crédits, dont chacun n’a jamais dépassé 100 mille fr., à un fonctionnaire du ministère des travaux publics qui a bien voulu accepter les attributions de comptable extraordinaire. Sur ces crédits il effectue certains paiements ; jusqu’à présent ces paiements se sont bornés aux expropriations ; ils ne sont effectués que lorsque les contrats sont définitifs ; il y a plus, chaque fois le ministre intervient pour délivrer une autorisation spéciale.
Au fur et à mesure que les crédits de 100 mille francs sont épuisés, le comptable extraordinaire en rend compte à la cour des comptes qui régularise les dépenses et lui donne un quitus.
Cette marche est nécessaire. Si elle ne continuait pas à être suivie, certains travaux du chemin de fer éprouveraient des retards.
Il est également ouvert des crédits, mais moins considérables, aux ingénieurs du chemin de fer. C’est sur ces crédits qui sont de 10 à 20,000 fr., que sont entre autres payés les ouvriers tous les quinze jours, à ce que je crois.
On ne peut exiger que ces ouvriers, recevant un salaire souvent minime, soient payés sur des mandats soumis au visa préalable de la cour des comptes.
Le comptable extraordinaire, au ministère des travaux publics, et les deux ingénieurs-directeurs, ont plusieurs fois exprimé à mon prédécesseur, et m’ont réitéré à moi-même, le désir de redevenir étrangers à tout maniement de fonds.
En ce moment, je m’occupe, d’accord avec la cour des comptes, de rechercher un moyen nouveau qui offre toute garantie en fait de comptabilité, sans entraver les travaux du chemin de fer ; il est probable que le gouvernement instituera un comptable spécial en dehors du ministère des travaux publics et de la direction du chemin de fer.
Je me plais du reste à déclarer que le comptable extraordinaire et les deux ingénieurs ont fait preuve de dévouement en acceptant les délicates fonctions dont ils désirent être déchargés, et qu’ils n’ont consenti à remplir que pour ne pas entraver l’administration ; il se sont acquittés de ces fonctions exceptionnelles en hommes d’honneur.
Il m’est impossible de répondre aux observations de M. Gendebien. Si j’y répondais, c’est que j’aurais personnellement arrêté un mode de transport, ce que je ne puis pas dire. Si même j’avais une opinion à cet égard, je ne la dirais pas publiquement ; je dois rester neutre ; les chambres de commerce que j’ai consultées ont droit à cette réserve de ma part.
M. Desmet. - Je devrais renoncer à la parole, d’après ce que vient de dire M. le ministre des travaux publics qu’il va changer la comptabilité. Mais il est à désirer qu’il la change le plus tôt possible ; car il y a des erreurs que, je crois, il ne connaît pas.
Il a dit que ces crédits sont ouverts à une seule personne. Il paraît qu’il en est ouvert à trois personnes, on pourra s’en assurer si on veut se rendre à la cour des comptes ; et on y verra en même temps à combien s’élèvent les sommes qu’on prélève sur le fonds de l’emprunt, sans qu’on sache à quoi on les emploie et sans qu’aucune pièce de dépenses soit produite.
L’honorable ministre des travaux publics vient de vous dire que les crédits qui sont ouverts sans être liquidés ne s’élèvent qu’à 100,000 fr. ; je pense que l’honorable ministre des travaux publics n’est pas bien informé des sommes qui ont été prélevés au crédit ; au moment que le dernier rapport sur la partie du budget qui concerne le chemin de fer a été fait, ces crédits montaient au-delà de 1,300,000 fr. dont on n’avait pas rendu compte. A cette même époque le personnel du chemin de fer coûte au-delà de 265,000 fr., sans les sommes qui ont été payées pour frais de route et de séjour d’une quantité de mêmes employés et qui s’élèvent très haut. Si on voit la chose de près, c’est énorme ce que coûte l’administration du chemin de fer ; il est à espérer que cela change, car avoir un monopole gouvernemental à un tel prix, c’est un peu dur pour la Belgique qui, avant le chemin de fer, ne connaissait point de monopole, qui y a toujours été en horreur.
Je le répète donc, qu’on se désabuse sur ces soi-disant bénéfices du chemin de fer, car il est certain qu’en ce moment les recettes sont en dessous des dépenses, compris les paiements de l’intérêt du capital de 280,000 fr., et que pour le travail fait jusqu’à ce jour il y a une dépense d’au-delà de 15 millions ; il ne reste pas 3 millions à prélever sur les 18 millions de l’emprunt.
M. Rogier. - Puisqu’on a cru devoir s’occuper de l’éventualité du transport des marchandises, je me permettrai de donner mon opinion en peu de mots.
Je crois qu’il est impossible au gouvernement de ne pas commencer par lui-même l’essai du transport des marchandises comme il a fait pour le transport des voyageurs. Ainsi, c’est par forme d’essai que le gouvernement s’est chargé du transport des voyageurs. Il faut bien reconnaître que cet essai a complètement réussi jusqu’ici.
Dernièrement, en faisant ressortir la capacité du gouvernement à exploiter certains genres de service, j’ai eu occasion de faire remarquer combien le nombre d’accidents sur la route en fer d’Anvers à Bruxelles était moindre que sur la route en fer de Liverpool à Manchester exploitée par l’intérêt particulier. J’en ai conclu que relativement à la sûreté des voyageurs, le gouvernement était souvent plus capable que l’intérêt privé et se tirait mieux d’affaire.
Je pense que ce que le gouvernement a fait avec tant de succès pour le transport des personnes, il le fera avec un égal succès pour le transport des choses. Tout doit nous porter à le croire. Quant à moi, tout me porte à l’espérer.
Du reste, je conçois très bien la réserve de M. le ministre des travaux publics, qui ne se prononce pas, attendu qu’il a été établi une enquête sur le meilleur moyen de commencer cet essai.
Je crois cependant que c’est au gouvernement à faire cet essai. Il serait impossible d’en charger l’intérêt particulier.
Nous ne savons pas ce que la route en fer peut produire, non seulement quant au transport des voyageurs, mais encore quant au transport des marchandises. Ce n’est que lorsque la route en fer aura été exploitée pendant un an ou deux, et aura été achevée dans ses parties principales, que l’on pourra en évaluer les produits, et alors établir des tarifs et des conditions avec les particuliers, si tant est que par la suite on en vienne à transporter les marchandises par les particuliers, extrémité à laquelle j’espère que le gouvernement ne sera pas réduit.
Je pense, avec l’honorable préopinant, qu’il ne peut s’agir en aucune manière d’augmenter le prix des places des wagons destinés au transport des classes pauvres. La route en fer n’a pas été proposée dans le principe comme mesure fiscale, mais comme mesure commerciale et politique. A la vérité, à ceux qui nous objectaient que la route en fer ruinerait le pays et nous conduirait à l’hôpital, nous avons dit au contraire que le pays en retirerait, indépendamment des avantages commerciaux et politiques, accidentellement peut-être des avantages pécuniaires ; mais jamais nous n’avons indiqué la route en fer comme moyen principal de produire des fonds au trésor. Je crois que nous ne devons pas encore aujourd’hui envisager l’exploitation de la route comme moyen fiscal : d’ailleurs, si on veut élever le prix du transport des voyageurs, s’élèvera la question de savoir si on ne diminuera pas le nombre des voyageurs et par conséquent la somme du produit. Je crois que ce résultat serait probablement atteint contre la volonté de ceux qui parlent d’augmenter le prix des places.
Les wagons à eux seuls, si j’ai bonne mémoire, ont dû rapporter, la première année, plus que tous les autres moyens de transport réunis. Pour une certaine classe de voyageurs, 10 centimes, c’est une somme assez considérable ; 10 c. pour aller et 10 c. pour le retour, cela fait 20 c., c’est-à-dire le quart de beaucoup de journées. C’est le quart de ce que gagnent les paysans qui vont vendre leurs denrées au marché. Quant à moi, j’inclinerais plutôt, comme l’honorable M. Gendebien, pour une diminution que pour une augmentation.
La route en fer a été un véritable bienfait pour la classe populaire. On peut dire qu’elle a été l’émancipation de la classe ouvrière, à laquelle elle a permis de se transporter, suivant ses besoins, dans les différentes localités. Avant la route en fer, malgré l’égalité et la liberté garanties par la constitution, les ouvriers, les paysans restaient esclaves chez eux sans pouvoir sortir selon leurs intérêts et leurs besoins. Aujourd’hui on peut dire qu’il y a égalité pour tous les Belges sous ce rapport. Tous les Belges peuvent se transporter, non pas avec autant de commodité, mais ce qui est beaucoup, avec autant de célérité, où leurs besoins les appellent. Sous ce rapport, il y a une véritable égalité matérielle, plus profitable et plus réelle que l’égalité politique garantie par la constitution.
- L’article premier et les considérants du projet de loi sont successivement mis aux voix et adoptés. L’ensemble du projet est ensuite adopté à l’unanimité des 73 membres qui prennent part au vote.
Ont pris part au vote : MM. Andries, Beerenbroeck, Bekaert, Berger, Coppieters, Cornet de Grez, David, de Behr, de Brouckere, de Foere, de Jaegher, de Longrée, de Man d’Attenrode, de Meer de Moorsel, W. de Mérode, Demonceau, de Muelenaere, de Nef, de Puydt, Dequesne, de Renesse, de Roo, Desmaisières, de Terbecq, de Theux, Devaux, d’Hoffschmidt, d’Huart, Doignon, Donny, Dubois, Dubus (aîné), B. Dubus, Dumortier, Duvivier, Gendebien, Heptia, Hye-Hoys, Jadot, Keppenne, Kervyn, Lardinois, Lebeau, Lejeune. Liedts, Manilius, Mast de Vries, Meeus, Milcamps, Morel-Danheel, Nothomb, Pirmez, Pirson, Polfvliet, Raikem, Raymaeckers, A. Rodenbach, Rogier, Scheyven, Seron, Simons, Smits, Stas de Volder, Thienpont, Troye, Ullens, Vandenhove, Vanderbelen, Van Hoobrouck, Verdussen, H, Vilain XIIII, Watlet, Zoude.
M. Rogier. - Je demande la parole pour faire une motion d’ordre.
Je veux engager la chambre à demander l’impression des lois françaises qui ont, dit-on, apporté des adoucissements aux douanes en faveur de la Belgique. Comme la loi relative aux modifications du tarif des douanes est une loi de réciprocité, il est bon que nous sachions précisément ce que l’on a fait pour nous. Nous pourrons de cette manière apprécier les sacrifices que nous aurons à faire. Ce document peut être de la plus grande utilité à la discussion.
M. le ministre de l'intérieur et des affaires étrangères (M. de Theux). - Je ne vois aucune difficulté à satisfaire l’honorable membre ; je pense que demain cette impression sera faite, et rien n’empêche que la discussion ne commence.
M. Lardinois. - J’appuie la demande faite par M. Rogier ; cependant il conviendrait de préciser ce que l’on doit imprimer : sont-ce les dernières lois adoptées par la chambre française, ou sont-ce les lois promulguées depuis 1835 ? Si on demandait l’impression de la législation existante, il faudrait imprimer des volumes.
Ce dont nous avons besoin, je crois, ce sont les lois de 1836. Que l’on compulse le bulletin français, et que l’on nous distribue les lois qui concernent la Belgique depuis 1836.
M. Rogier. - Le gouvernement connaît les concessions faites par la France à la Belgique.
M. le ministre de l'intérieur et des affaires étrangères (M. de Theux). - On fera même imprimer les anciennes dispositions en regard des nouvelles.
Plusieurs membres. - C’est cela ! c’est cela !
M. Doignon. - Le projet de loi soumis à votre discussion présente des questions d’une haute gravité qui méritent toute notre attention.
Mais, je m’empresse de le dire, ces questions, messieurs, sont la plupart déjà jugées par les réclamations unanimes du commerce, de l’industrie et des fabriques du pays.
Dans son exposé des motifs, le gouvernement, sans chercher même à nous démontrer aucune de ses assertions, vient affirmer, avec une assurance qui étonne, que la France a apporté, à son tarif de douanes, plusieurs modifications favorables à nos produits industriels ou territoriaux ; et, en conséquence, il nous convie à faire de notre côté des concessions les plus importantes.
Je ne puis m’empêcher, messieurs, de vous faire d’abord remarquer ce qu’il y a d’étrange dans cette manière de procéder.
Notre ancien ministère avait nommé des commissaires à l’effet de négocier à Paris un traité de réciprocité entre nous et la France, relativement aux tarifs des deux pays. Ce traité, s’il fût intervenu, eût dû être soumis à l’approbation des chambres, conformément à l’art. 68 de la constitution. Mais aucun rapport ne nous a jamais été communiqué sur les démarches faites par ces commissaires près du gouvernement français, et il paraît même certain que leurs négociations ont été jusqu’ici sans résultat.
La voie de la négociation était certainement la plus convenable, celle qu’indiquaient la raison, la prudence et la nature même des choses ; et si cette marche est restée sans succès jusqu’à ce jour, de quel œil devons-nous voir aujourd’hui la demande si empressée de notre ministère, tendant à nous faire accéder aussitôt aux désirs du gouvernement français ?
Il demeure vrai aujourd’hui, comme à l’époque de la nomination de nos commissaires à Paris, que ce n’est que pas le rapprochement et la comparaison des tarifs des deux pays, considérés respectivement dans leur ensemble, qu’il est possible de juger leurs rapports entre eux, relativement aux douanes, et par suite d’opérer mutuellement des réformes, en harmonie ou compatibles avec les intérêts bien entendus des deux nations. Procéder partiellement en pareil cas, comme le propose le gouvernement, c’est vouloir se jeter de propos délibéré, et sans motifs, dans une voie périlleuse qui ne peut non conduire qu’à l’erreur ou à la déception.
Il est en effet telle modification proposée par nos voisins qui, prise isolément, pourrait paraître une faveur de leur part, et qui cependant ne serait rien moins qu’une concession, mais plutôt peut-être un véritable leurre, dès qu’on la mettrait de suite en regard de tout leur système prohibitif et restrictif, comparé aux dispositions déjà toutes libérales et généreuses de notre tarif. De même, il est tel changement désiré par nos voisins qui, envisagé en lui-même, semblerait d’abord pour nous de peu d’importance, parce qu’il ne blesserait aucune industrie rivale, et qui néanmoins, serait réellement du plus grand poids pour la Belgique, parce qu’il serait dans ses mains l’arme la plus sûre pour frapper au cœur l’égoïsme de nos adversaires et les forcer à capituler à l’égard de nombre de nos produits nationaux.
Or, il suffit de porter un instant notre attention sur les tarifs des deux pays pour être convaincus que telle est notre position vis-à-vis de la France. Quand la Belgique ne lui ouvre généreusement ses frontières, elle lui répond par un système qu’elle appelle protecteur, et qui n’est autre chose qu’un système de préférence égoïste pour ses produits et sa consommation intérieure.
Depuis 1815, époque de notre séparation, la France, ne consultant exclusivement que son intérêt, nous a constamment traités en ennemis. Des prohibitions, des restrictions de toute espèce sont alors venues rompre tous nos rapports commerciaux et industriels avec ce royaume et, depuis notre séparation de la Hollande, cet état de choses, malgré nos relations actuelles d’amitié avec la France, n’a subi aucun changement. Ajoutez encore à tous ses droits exorbitants contre nos produits nationaux, son nouveau système de prime, qui lui offre des moyens si faciles d’écarter notre concurrence et ses concessions factices, qui au vrai n’ont d’autre but que son intérêt propre, et en même temps de nous amener d’autant mieux à consentir encore d’autres avantages ; et jugez si tout son système de douanes n’est point véritablement prohibitif, ayant même un caractère d’hostilité à notre égard.
On conçoit donc aisément qu’intéressé lui-même à détourner nos regards de cette masse de prohibitions et de restrictions dont il nous accable, le gouvernement français préfère aujourd’hui renoncer à négocier sur l’ensemble des deux tarifs pour ne s’occuper que de quelques articles de détail. Etant déjà amplement satisfait de sa situation pour le surplus, ses vues sont remplies dès qu’en traitant partiellement cette affaire, il parvient à obtenir la bonne composition qui lui reste à désirer pour quelques articles spéciaux.
Mais que doit faire la Belgique dans cette occurrence ? C’est, messieurs, dans l’exemple de la France elle-même qu’elle doit chercher la règle de sa conduite ; et certes cette puissance ne trouvera pas mauvais que la Belgique veuille bien ici l’imiter. Si la France ne veut entendre aucun arrangement sur l’ensemble des tarifs, parce que tel est son intérêt, nous devons lui dire à notre tour que par la même raison nous ne pouvons céder sur aucun article pris ainsi isolément, attendu que l’intérêt fait aussi notre première loi. Lorsque nous avons évidemment à négocier sur et contre toutes et chacune de ses mesures hostiles, réunies et combinées entre elles, il serait aussi imprudent que prématuré de scinder nos droits et prétentions et de faiblir sur aucun d’eux. Tout l’avantage serait pour la France qui, après nous avoir ainsi dépouillés par parties de nos principales armes, regarderait comme irrévocablement acquises pour elle les concessions une fois consenties par nous, et nous priverait de cette manière de l’espoir d’obtenir jamais une réciprocité raisonnable sur l’ensemble des deux tarifs.
Ainsi, dans mon opinion, il s’élève une fin de non-recevoir contre la proposition du gouvernement de modifier dès à présent notre tarif dans un sens favorable aux intérêts de la France. Les deux tarifs tout entiers doivent premièrement faire l’objet d’un examen et d’une négociation ; et ce n’est au reste ni dans une section centrale ni dans la chambre qu’on peut élaborer un travail sur ce point.
S’il est vrai que nos voisins se sont refusés à négocier jusqu’aujourd’hui, nous devons alors en ce moment manifester notre ferme intention de nous arrêter définitivement aux nombreux avantages déjà par nous consentis, dont la Belgique souffre depuis trop longtemps, et leur déclarer que nous ne voulons plus en accorder d’autres jusqu’à ce qu’on ait négocié sur le total. Ce langage, qui est évidemment celui de la raison, sera dans ce cas un moyen de ramener peut-être la France dans la voie de la négociation, et, à tout événement, notre condition resterait la même. Entre-temps, nous sommes fondés à lui dire qu’en présence des mesures excessivement rigoureuses de son tarif à notre égard, ses concessions actuelles, apparentes ou non, seraient loin, dans tous les cas, d’être une compensation des faveurs que tout notre tarif lui présente et dont elle jouit depuis longues années sans consentir aucune réciprocité de sa part.
Mais, relativement à cette réciprocité, il importe, messieurs, d’aborder de suite une objection qu’on renouvelle claque fois que la France nous demande l’entrée de ses produits. Déjà en 1822 on la faisait valoir à Paris contre le commissaire aussi envoyé par le roi Guillaume pour négocier avec cette puissance.
La France, dit-on, reçoit des marchandises belges pour une valeur bien supérieure à celle qu’elle-même livre à la Belgique : la balance est tout à fait en faveur de celle-ci ; donc vous ne pouvez, sans injustice, refuser l’entrée de nouveaux produits français. Par conséquent, supposons que la France ne nous fournisse en ce moment que pour 30 millions, tandis que vous lui expédiez annuellement pour 70 millions, vous devez au moins permettre qu’elle augmente ses importations chez vous de quelques millions.
Un peu de réflexion suffit pour répondre à cet argument. L’erreur de ceux qui nous l’opposent provient de ce qu’ils ne voient uniquement que les chiffres des importations respectives, sans tenir compte des circonstances, telles que la différence des populations des deux pays, de l’étendue de leurs territoires, la nature et l’espèce des produits importés de part et d’autre, et la position particulière d’un petit Etat vis-à-vis d’une grande nation. Or, il est évident que, pris égard à toutes ces circonstances, la France, en livrant annuellement pour 30 millions à notre consommation intérieure, nous fournit beaucoup plus que la Belgique, qui importerait cependant dans ce pays-là pour une valeur de 70 millions, comme aussi, par les mêmes motifs, celle-ci, avec ses 70 millions, livre moins que la France.
La population de la Belgique est portée à 4 millions environ, et celle de la France à 32. Or, si la France importe chez nous une valeur de 30 millions pour 4 millions de consommateurs, combien, dans la même proportion, devrions-nous à notre tour importer chez elle, qui est peuplée de 32 millions ? Le nombre des consommateurs français étant sept fois plus fort que celui de la Belgique, il en résulterait que si la Belgique avait dans la consommation intérieure de la France la même part que nous lui accordons dans la nôtre, elle devrait, chaque année, introduire chez cette nation pour une valeur de 240 millions ; mais son importation n’étant, au contraire, que de la somme de 70 millions, il est donc clair que, comparativement à la France, elle est bien loin, avec ses 70 millions, seulement, de fournir à celle-ci le contingent auquel elle aurait droit, si l’on voulait établir un juste équilibre entre les deux pays, et il faut pareillement en déduire que, proportionnellement, la France, avec ses 30 millions par elle importés chez nous, livre infiniment trop à la Belgique, puisque celle-ci, ayant sept fois moins de population que la France, ce royaume, dans la proportion de 70 millions qu’envoie la Belgique, n’aurait droit à lui transmettre pour sa consommation qu’à concurrence d’une valeur de 8 à 9 millions, au lieu de 30 qu’elle lui expédie aujourd’hui dans le cours d’une année
De là, il résulterait encore qu’en admettant, comme on l’a avancé, que la France importe pour 30 millions à nos quatre millions de consommateurs, son importation prélèverait annuellement comme taux moyen la somme excessive de 8 francs environ sur chaque individu belge, au lieu que la Belgique, moyennant ses 70 millions de produits importés, ne prélèverait sur chaque Français que 2 francs et quelques centimes. Par conséquent, en balançant les importations de part et d’autre eu égard aux populations respectives, c’est évidemment la France qui est favorisée par nous, et d’une manière exorbitante, au grand détriment de tous nos intérêts belges.
On voit donc que s’il arrive que la Belgique a un chiffre d’importation plus élevé que celui de la France, il n’y a réellement dans ce fait aucune faveur ni concession du côté de nos voisins ; mais il n’est que la conséquence de la nature même des choses : c’est parce que notre pays a ce désavantage de ne former qu’un petit Etat vis-à-vis de la France, et que nécessairement une grande nation, dont le territoire est aussi bien plus vaste, doit lui offrir un bien plus grand nombre de consommateurs. Un pareil résultat se rencontre ordinairement dans l’exécution de tous les traités de réciprocité entre une petite et une grande puissance : mais aussi, par contre, celle-là a contre elle tous les inconvénients politiques et autres inhérents naturellement à la position d’un petit Etat à l’égard d’un grand.
On voit donc encore que s’il pouvait être vrai qu’une égalité purement mathématique dût être établie entre les importations de deux nations malgré leur différence dans la population et l’étendue de leur territoire, on tomberait dans cette autre absurdité que toujours la grande puissance aurait une importation de beaucoup supérieure, et que par suite il lui serait constamment facile d’écraser la petite. Par exemple, nous venons de démontrer que lorsque la France nous en fait passer pour 30,000,000, nous devrions, dans la même proportion, lui en fournir pour 240,000,000 : mais si la France soutenait ensuite que, réciproquement, elle est en droit de nous importer pour cette même valeur de 240,000,000, une importation aussi énorme n’aurait-elle pas aussitôt pour effet d’absorber tous nos marchés et toute notre consommation intérieure, et conséquemment de détruire de fond en comble notre commerce et notre industrie ? Mais déjà, sans chercher une pareille hypothèse, la France ne leur porterait-elle pas un coup fatal si, aujourd’hui, au lieu de 30,000,000 qu’elle nous expédie, elle importait seulement pour une valeur égale à celle qu’elle reçoit de notre pays, valeur qui est de 70,000,000.
Au surplus, le malheureux Portugal offre un triste exemple de ces hypothèses ; depuis que l’Angleterre pourvoit en grande quantité à ses besoins et à sa consommation intérieure, les fabriques et le commerce de ce royaume sont anéantis au profit de l’étranger. Assurément, la France n’a point le dessein de nous faire subir peu à peu un semblable sort ; elle rencontrerait ici, nous n’en doutons pas, la plus sérieuse résistance, car un peuple réellement libre ne souffrirait pas que l’étranger vienne ainsi l’exploiter.
Mais, au reste, pour juger sainement le résultat des relations des deux pays, il ne suffit point de considérer leur mouvement commercial en masse, mais il faut encore entrer dans le détail des objets dont il se compose respectivement. Or, il est constant que notre importation vers la France consiste, pour la plus grande partie, dans des matières premières et des produits belges dont elle ne peut absolument pas se passer, tandis que son importation comprend généralement tous articles de simple utilité ou de luxe dont la Belgique pourrait se priver. Il est donc vrai de dire qu’elle ne fait point le moindre sacrifice ni la moindre concession en recevant nos produits dont elle a un besoin indispensable, et qu’on lui ferait même le plus grand tort si on se refusait à les lui procurer, au lieu que la Belgique, inondée de marchandises françaises de toute espèce, nuit, au contraire, elle-même, de la manière la plus grave, à son industrie et à son commerce, en les recevant chez elle. Or, déduction faite de ces objets qui sont de première nécessité pour la France, le chiffre de ses importations serait lui-même de beaucoup supérieur à celui que présentent les nôtres.
Je dois donc admirer la bonhomie de MM. nos ministres, lorsque je les vois assez crédules pour accepter au sérieux les prétendues concessions faites par la France.
Quant à son nouveau tarif concernant les toiles, il est de notoriété qu’il a été calculé dans la vue de rendre illusoire la diminution du droit, et de faire même payer plus que précédemment ; nos chambres de commerce vous l’ont déjà expliqué et prouvé suffisamment.
L’exécution donnée à ce tarif depuis près d’un an prouve maintenant à évidence que, par l’effet seul de la multiplication des classes et de la vérification trop rigoureuse à laquelle il n’est pas possible d’échapper, une toile qui, auparavant, pouvait souvent être taxée à 30 ou à 65 francs, est classée aujourd’hui à 36 ou à 75 francs.
Mais, pour surcroît de préjudice, la vérification est aujourd’hui entourée de tant de difficultés, que nos voituriers qui, antérieurement, étaient expédiés de suite, se voient à présent obligés d’attendre à la douane deux ou trois jours ; il est tellement vrai que ce nouveau mode de perception est généralement reconnu vexatoire et plus onéreux, que le commerce français lui-même, et nommément les négociants en toile de la ville de Lille, ont unanimement adressé une pétition aux chambres et au ministère français, afin de le faire changer. J’ai sous la main une copie de cette pétition.
Le gouvernement français n’a donc fait qu’améliorer son tarif dans son intérêt fiscal exclusivement.
Il s’est conduit de la même manière à l’égard de nos tapis : on n’en a un peu abaissé le droit d’entrée que pour mieux en assurer la perception contre la fraude, et afin de le laisser en même temps assez élevé pour qu’il demeure toujours l’équivalent d’une véritable prohibition. On a même ajouté à la rigueur du précédent tarif en augmentant la primé de sortie pour les tapis en laine fabriqués en France. Nos beaux tapis dont la réputation était européenne restent donc toujours sans débouchés, et nos fabriques languissent tellement que quelques-unes se sont déjà émigrées en France.
Les chambres de commerce vous ont déjà démontré que c’est le même calcul d’intérêt qui a dirigé le ministère français relativement aux fers en fonte, aux chevaux et à d’autres articles.
Après avoir examiné de près ce qui concerne les houilles, on est forcé de reconnaître les mêmes intentions. La France, et spécialement ses départements du nord, ayant un besoin absolu de ce combustible, il était dans l’intérêt évident de set propres consommateurs d’en diminuer les droits, puisqu’ils doivent payer notre houille d’autant moins cher que leur droit d’entrée sera plus modéré. Cette diminution du droit d’entrée paraîtrait même d’autant plus indifférente pour notre pays, qu’à cause de la nécessité où se trouve la France, elle aurait dans tous les cas puisé chez nous la même quantité de houille.
Nos houilles, comme celles d’Angleterre, lui sont tellement indispensables, qu’elle ferait même probablement, s’il le fallait, des sacrifices pour maintenir chez elle notre importation, et peut-être sommes-nous actuellement dans une position à pouvoir en réclamer, car nos exportations nombreuses pour la France ayant sans doute influé sur le prix du charbon, il en résulte chez nous une augmentation qui a dû faire souffrir notre propre consommation.
Mais il y a plus, la France nous a traités très défavorablement dans cette circonstance ; car tout le littoral qui était auparavant à notre disposition pour l’introduction de nos charbons est maintenant restreint, au profit de l’Angleterre, à la ligne de Saint-Malo à Dunkerque ; elle nous a aussi enlevé cet avantage pour en gratifier les Anglais à notre préjudice.
On prétend qu’elle pouvait nous faire plus de mal en nous privant de tout ou d’une plus grande partie du littoral ; mais cette crainte est réellement imaginaire ; il est hors de doute que la nécessité fait ici la loi à la France, et sa situation lui commande d’ailleurs, sous ce rapport, de ménager nos intérêts comme ceux des Anglais. Comptez-y bien, quoi qu’il en puisse être, elle vous l’a déjà déclaré, vous ne la verrez jamais suivre que la ligne de son intérêt propre. Or, elle n’ignore pas que c’est à elle-même d’abord qu’elle se ferait le mal que l’on craint, et il serait de toute absurdité de supposer qu’elle prenne un jour une résolution semblable. S’il s’agissait d’user de représailles, les moyens ne manqueraient pas non plus à la Belgique, évidemment déjà trop débonnaire et trop libérale à son égard.
Relativement à nos pierres à bâtir, le gouvernement français, par l’effet d’une erreur singulière, les avait jusqu’à présent confondues avec les marbres, et par suite taxées à un taux excessif. La France, en abaissant le droit, n’a donc fait que rectifier une erreur qui était très préjudiciable à elle-même, et afin d’obtenir à plus bas prix des matériaux qui lui sont tout à fait indispensables pour ses constructions.
Or, si la France ne nous a fait aucune concession qu’on puisse considérer comme réelle, notre devoir est dans tous les cas de suivre son exemple. Si elle n’a rien fait pour nous, elle doit aussi trouver bon que nous ne fassions rien pour elle ; dans l’hypothèse même où elle nous aurait accordé quelque faveur, n’est-il pas évident que déjà nous avons assez fait, et que nous nous trouvons assez sacrifiés, quand nous maintenons à son égard, au moins provisoirement, notre tarif tout libéral, alors que le sien est tout prohibitif ?
Craindrait-on d’altérer nos relations amicales avec la France ? Mais n’avons-nous pas comblé la mesure des concessions et des déférences qu’on doit à une puissance amie, lorsque depuis si longtemps, nous tolérons l’entrée des nombreux produits de la France, tandis qu’elle repousse les nôtres de ses frontières par toute espèce de restrictions et d’entraves ? Une juste réciprocité doit être la base de ces relations internationales, et à cet égard la Belgique a déjà largement et trop largement fait sa part.
Craindrait-on encore que le ministère français use de représailles ? D’abord il ne peut y avoir de représailles à exercer contre la partie qui déjà est elle-même victime, et qui serait bien plus autorisée que l’autre à recourir à un pareil moyen.
Mais rien ne saurait justifier une telle appréhension. Comme la France a un besoin pressant des matières premières et autres produits qu’elle vient prendre chez nous, les coups qu’elle voudrait nous porter, retomberaient directement sur elle-même. Les mesures prohibitives ou restrictives dont elle nous menacerait, devant jeter elles-mêmes la perturbation dans sa propre industrie, dans son propre commerce, on peut être assuré qu’elle aura toujours trop de prévoyance pour éviter un parti semblable. Quant aux prohibitions et aux droits protecteurs qui peuvent être dans son intérêt, elle les a déjà décrétés, et les dernières modifications qu’elle a apportées à son tarif n’ont évidemment pas eu aussi d’autre but.
Je conclus encore de tout ce qui précède que notamment la réduction majeure sur l’entrée des vins, sollicitée par nos voisins, serait de notre part une concession purement gratuite et aussi imprudente qu’impolitique. En tout temps, l’entrée de ses vins a été pour la France l’objet auquel elle attachait le plus d’importance, et en effet elle fut toujours aux yeux du roi Guillaume le côté sensible par lequel il crut pendant longtemps pouvoir l’inquiéter, afin de l’amener a adoucir la rigueur excessive de tout son tarif en général. Or, notre intérêt évident nous prescrit la même conduite qu’à cette époque.
Déjà, dès 1833, la France nous a expédie des vins par mer pour 5.592,000 fr., et par terre pour 1,569,000, ensemble 7,261,000 fr. Ce seul article forme donc à peu près le quart de toutes ses importations en Belgique. Si donc il est un article que la prudence nous ordonne de réserver pour négocier avec ce pays-là sur l’ensemble de son tarif de prohibitions, c’est bien l’article de ses vins. Nous serons toujours forts dans nos pourparlers aussi longtemps que nous pourrons lui dire : Vos vins n’entreront pas selon vos désirs, tant que vous persisterez dans votre système prohibitif. Mais du jour où nous aurions la faiblesse de nous laisser désarmer de ce côté, ne perdrons-nous pas notre plus sûr moyen de contraindre nos voisins à de justes concessions ? Etant alors presqu’à la merci de leurs volontés, quels titres, quelles armes nous restera-t-il à leur opposer pour obtenir réciproquement, et des droits différentiels en faveur des importations faites par nos navires, et des diminutions ou modérations de droit sur nos toiles, nos tapis, nos porcelaines, nos bonneteries et une quantité sans nombre d’autres articles belges que la France rejette aujourd’hui ?
Réfléchissez-y, messieurs : dès qu’une concession est faite par un petit Etat à une grande nation voisine, il n’est plus libre à cette petite puissance de la retirer à volonté sans s’exposer à quelques dangers. Il se peut que celle-ci se trouve dans la plus fâcheuse position lorsqu’elle voudrait ensuite révoquer l’avantage consenti par elle, ou y mettre des conditions. Le commerce français étant une fois mis en possession de cette faveur, ne pourra-t-on pas dire que sa révocation serait regardée comme un acte d’hostilité ou au moins comme un procédé contraire à la bonne intelligence entre les deux Etats, ou enfin faire valoir contre nous d’autres considérations de cette nature ?
Nous ne devons donc pas en douter, du moment où nous nous serions dessaisis de cette arme puissante, la France considérerait cette concession comme définitivement acquise à son commerce, et nous l’aurions faite en pure perte pour nos négociations futures ; elle nous placerait en résultat, pour l’avenir, dans une condition bien plus défavorable.
Une sage prévoyance veut donc qu’on tienne en réserve des concessions de cette espèce pour être consenties, s’il y a lieu, dans une convention réciproque, mais non séparément et de la manière dont on nous le propose.
Je ne puis dès lors m’expliquer comment la chambre de commerce de Bruxelles a pu bénévolement consentir à la réduction proposée sur les vins français, lorsque, d’ailleurs, elle-même termine son rapport en exprimant le vœu que nous ne devons ni ne pouvons faire de concessions qu’à la condition d’une juste réciprocité. Or, n’est-il pas clair qu’une pareille concession nous enlèverait l’un des moyens les plus efficaces d’arriver à cette juste réciprocité, que nous devons premièrement désirer voir s’établir entre les deux nations ?
Nous devons, dit la section centrale elle-même, nous arrêter dans la voie des concessions ; il y a des intérêts et des devoirs que nous ne pouvons trahir : entre nations, il n’y a ni concessions ni avances à faire, la réciprocité est de droit. Attachons-nous donc à l’opinion unanime qui ressort des avis de nos chambres de commerce, savoir qu’il ne faut rien accorder de ce que l’on nous propose, à moins que la France ne nous accorde une entière réciprocité.
Toutefois, qu’à l’exemple de la France notre intérêt national soit aussi notre règle en ce qui concerne les douanes. A cet égard, tous les produits français ne sont pas sur la même ligne. Dans certains cas, la Belgique elle-même peut être intéressée à favoriser l’entrée de quelques articles de France, ou à en diminuer les droits : tels sont les tissus en soie, etc. A l’instar du gouvernement français, notre devoir est aussi d’abaisser nos droits, lorsque leurs diminutions a pour objet d’ôter un appât à la fraude, qui se pratique ouvertement au préjudice de notre trésor. Mais aucune circonstance semblable ne milite quant aux vins que nous recevons de la France.
Je finirai, messieurs, par une réflexion que je livre à vos méditations.
C’est principalement en matière de douanes que le législateur d’un petit Etat doit constamment se souvenir qu’il est entouré de grandes nations. Plus cet Etat est petit, plus il doit être attentif à ce que ses voisins puissants n’envahissent ses marchés et sa consommation intérieure ; il y va, dans ce cas, de même de son commerce et de son industrie, je dirai plus, et peut-être en même temps de son existence et de son indépendance politique.
Des questions de la nature de celles qui vous sont soumises en ce moment sont donc aussi quelquefois des questions d’honneur national, c’est lorsqu’une grande puissance, abusant du droit du plus fort, chercherait à imposer à la petite des concessions injustes. Certes, une grande nation se déshonorerait elle-même à en agir ainsi ; mais la petite doit lui montrer alors que la force d’un peuple ne consiste pas toujours dans ses millions d’habitants, mais premièrement dans l’énergie de son patriotisme et l’amour de son indépendance.
Enfin, si la Belgique devait perdre tout espoir de traiter avec la France, elle aurait alors l’option de se tourner vers l’Allemagne qui lui offrirait sans doute des conditions meilleures. En s’associant à la confédération des douanes allemandes, les Belges pourraient s’assurer un marché bien plus étendu, et la plus forte barrière pourrait en même temps les protéger contre les importations de France et d Angleterre.
M. de Nef. - A l’exception des draps et de quelques autres articles à l’égard desquels il faut, par mesure de réciprocité, maintenir des droits élevés et équivalant à une véritable prohibition, je suis en général partisan des diminutions à faire sur les droits d’entrée, et je ne crois nullement par là sacrifier à l’étranger notre industrie nationale ; il est notoire en effet que, malgré les droits élevés actuellement existant, la fraude est tellement active et organisée, que toutes les marchandises peuvent être introduites en Belgique moyennant une prime d’assurance à payer aux fraudeurs.
Il résulte de là que les recettes du trésor sont amoindries, que le fabricant belge ne peut pas plus soutenir la concurrence que si les droits étaient presque égaux au montant de la prime, et enfin que l’appât de la fraude, par suite de la hauteur des droits de douanes, donne lieu à une corruption dégradante, à la violation du serment et à une faute d’autres faits d’immoralité.
Ce serait donc un bon système que celui qui, saif quelques exceptions, aurait pour base de diminuer les droits de manière à ce qu’ils n’excédassent plus de 2 ou de 3 p. c. le montant de la prime d’assurance ; on verrait alors bientôt la fraude devenir plus rare, et le négociant paierait au fisc ce qu’il paie aujourd’hui aux fraudeurs par entreprise.
Quant à la France, je reconnais volontiers que l’abaissement de quelques droits consenti par elle est réellement illusoire et ne peut avoir eu pour résultat d’augmenter le chiffre des exportations de produits de l’industrie belge ; aussi n’est-ce pas en considération de ce qu’a fait la France que je me prononce pour les diminutions en général et je voterai dans ce sens, mais c’est par les considérations prises dans l’intérêt nationale et que je viens de vous signaler en peu de mots.
M. Manilius. - Invariable dans mes principes, je soutiens qu’aussi longtemps que les puissances voisines encourageront leur industrie nationale par le système de protection douanière, il serait absurde pour la Belgique de donner un exemple contraire.
Le projet de loi que nous sommes appelés à discuter aujourd’hui tend à enlever la protection à plusieurs branches de notre industrie nationale, qui n’ont pas cessé cependant d’avoir besoin d’être protégées par réciprocité. Car rien n’a été fait, rien n’a changé pour motiver une autre mesure.
Que la France, aujourd’hui notre sœur, notre alliée, commence à son tour à nous traiter fraternellement avant de vouloir de nous de nouvelles concessions, car nous avons déjà tant fait pour nous modeler sur elle, qu’elle devrait s’empresser, nous semble-t-il, à monter aussi un peu de sympathie pour cette sœur si intimement liée. Notre situation politique n’est-elle pas intimement la même ! Nous parlons la même langue, notre organisation militaire est sur le même pied, des généraux français commandent l’armée, nous avons les mêmes codes judiciaires, et enfin nous avons les mêmes poids, les mêmes mesures ; mais je m’arrête.
Non, messieurs, nous n’avons plus les mêmes poids ni les mêmes mesures aussitôt qu’il s’agit de commerce et d’industrie ; nous, nous voulons ouvrir nos barrières, tandis qu’on nous les tient fermées. Elles sont longtemps ouvertes pour maints produits français, tandis qu’elles restent sévèrement fermées pour ces mêmes produits belges. Et en outre de tant d’institutions analogues aux françaises, j’ajouterai que notre trône même est partagé par une princesse française.
Eh bien, messieurs, c’est sous de tels auspices que l’industrie française vient exploiter, en libre concurrence avec l’industriel nationale, la consommation de la Belgique : et l’industriel belge, au moins pour tout ce qu’il y a de produits manufacturés, est impitoyablement refoulé, chassé comme ennemi de cette France si éminemment amie.
L’industriel manufacturier belge ne peut pas aspirer à traiter les affaires avec un allié aussi près, et il doit cependant souffrir qu’il vienne, lui industriel français, partager avec tant d’avantage la faible consommation de son étroit pays. Est-ce supportable, est-ce juste, messieurs, que dans un pareil état de chose, ou nous propose de lever les quasi-droits de réciprocité qui ont été accordés en d’autres temps par esprit de justice.
Vraiment, messieurs, quand on jette les yeux sur les tarifs de douanes belges et fiançais, le cœur saigne d’y voir tant d’anomalies. Tout est funeste à la Belgique ; d’un côte, c’est prohibitions sur prohibitions, de l’autre des droits insignifiants ou sans moyens d’exécution.
Voilà la condition des industriels manufacturiers belges, vis-à-vis de la France. Cette sœur, cette amie, cette alliée, elle repousse, elle exclut tout produit de ses marchés, tandis qu’elle vient occuper les meilleures places aux nôtres. J’ai dit que rien n’a été fait, que rien ne peut motiver la mesure qu’on veut nous faire prendre.
Le ministère nous répliquera sans doute : mais n’a-t-on rien fait pour les toiles, etc. ? D’avance je dirai non, on n’a rien fait pour les toiles, au contraire, et s’il arrivait que l’on persistât à le soutenir, il me sera facile de prouver que l’on n’a fait que du mal, au lieu de bien, dont on ose se flatter.
Quant aux autres produits que la France admet volontiers, ils ont toutes les ressources, et la France a profit de les recevoir, sans quoi elle les repousserait avec la même indélicatesse. Oui, il y a de l’indélicatesse d’insister à faire lever une mesure qu’on veut maintenir soi-même ; car, messieurs, si la France veut lever à titre de réciprocité les mesures dont elle accable nos industries manufacturières, je serai le premier à admettre des concessions, je serai le premier à tendre de nouveau une main amie, car la France est, et restera l’ennemie d’une grande et intéressante partie de la nation belge aussi longtemps qu’elle la frappera de ses insupportables rigueurs. Notre ennemi le roi Guillaume, et aucune autre puissance, la Russie même, ne nous traitent aussi mal que la France en fait de douane, et certes, messieurs, ce n’est pas en pareille occurrence qu’elle doit espérer qu’on s’inclinera bénévolement à lui faire des concessions aussi mal ordonnées.
Soyons fermes, donnons-nous tous la main, soutenons-nous mutuellement. Agriculture, industrie et commerce ne doivent avoir qu’une seule voix, et en chaque occasion toutes leurs forces réunies, doivent s’opposer à toute influence, toute prétention des cabines étrangers tendant à nuire à l’une de ces trois branches de la richesse de notre beau pays ; toujours je m’inclinerai pour le bien-être de l’intérêt commun ; et je me rallierai aussi facilement au système de liberté illimitée en commerce qu’à l’union d’une grande puissance, comme je persisterai et insisterai pour la protection et la réciprocité, aussi longtemps que nous continuerons d’être opprimés par nos puissants voisins.
Quant à l’union à une grande nation, nous n’avons guère à espérer que de la France ou de l’Allemagne. Eh bien, que le gouvernement, au lieu de nous demander de nouveaux sacrifices, au lieu de tenter la destruction successive de toutes nos manufactures, que le gouvernement, dis-je, ouvre des négociations avec ces puissances pour obtenir cette union, qu’il examine de quel côté notre intérêt politique et matériel peut le mieux se concilier, qu’il fasse des efforts et qu’il prouve à la nation que l’on agit au moins de manière à montrer quelque intérêt au commerce et à l’industrie, qu’on se plaît tant à vanter comme étant prospère du moment que la misère est à peine hors de vue, sans s’assurer si bientôt elle ne retourne pas sur ses pas. Aujourd’hui que l’Amérique et l’Europe entière subissent des crises financières, croit-on que la Belgique ne souffre pas ?
Pense-t-on que, quand les contributions sont régulièrement payées, que tout marche à merveille, et qu’il suffit d’un instant de répit pour faire étalage de prospérité, que dès ce moment tout est fait ? et ainsi sans avoir rien à fait, croit-on qu’il n’y a plus rien à faire que des concessions ? Que l’on se détrompe, il reste beaucoup à faire pour la prospérité de l’industrie manufacturière ; il reste à lui procurer des débouchés, à lui fournir de nombreux consommateurs, ou à lui ménager ses propres marchés.
J’engage le gouvernement à y songer sérieusement, la Belgique n’est pas sans souffrance, elle n’est pas aussi sans remède, et les voici : Union commerciale, ou avec la France, ou avec l’Allemagne, ou bien les représailles, la sévère réciprocité.
Mais des modifications au tarif des douanes dans le sens de celles proposées, c’est travailler à la destruction de nos manufactures, et j’espère bien que la chambre prendra une attitude ferme, que sa volonté sera bien prononcée, car il ne s’agit que de vouloir, messieurs, et pour vouloir il y a des motifs, et vous en avez les moyens : faites-en usage, refusez des concessions onéreuses et humiliantes, vous satisferez à la fois à la nation entière qui attend cette détermination de ses représentants, et vous rendrez service en même temps au gouvernement, s’il a (comme nous n’en doutons pas) l’intention sincère de faire respecter les intérêts du pays ; et si, contre totale attente, le gouvernement voulait incliner à sacrifier les intérêts de la nation, vous aurez prévenu un semblable malheur par votre fermeté.
Il est néanmoins quelques articles sur lesquels j’admettrai des modifications dans l’intérêt de mon pays ; mais pour ce qui concerne la manufacture de draps, la bonneterie, les verreries et autres, je vous en conjure, messieurs, songez bien aux conséquences fâcheuses qui pourraient en résulter.
Je bornerai là mes observations pour le moment, jusqu’à la discussion des articles.
M. Zoude. - Si le projet, que je viens combattre, n’était hostile qu’à la province à laquelle j’appartiens, je croirais encore devoir me présenter à la tribune, dans la confiance que je rencontrerais chez vous, messieurs, cette sympathie que vous avez si souvent témoignée envers un pays qui s’est associé avec tant de dévouement et a donné de si fortes preuves de fidélité aux principes de la révolution.
Mais ce projet sacrifie également toutes les industries auxquelles il s’applique.
Cependant, messieurs, ce sont des ministres belges qui vous le proposent, ce sont des ministres qui avaient fait preuve de patriotisme et qui jouissaient de votre confiance tout entière ; mais, nous le disons avec un profond regret, infidèles à leurs antécédents, plutôt que d’abdiquer le pouvoir, ils ont eu le triste courage de venir vous proposer l’anéantissement d’une partie de vos industries.
Encore si, avant de hasarder ce projet désastreux, ils avaient consulté les chambres de commerce, que l’on fatigue souvent pour les intérêts les plus minimes et qu’on ne consulte qu’après coup dans les questions vitales qui vous sont soumises, leur responsabilité morale eût été mise à couvert, et puisqu’il s’agissait de sacrifices à faire à la France, elles eussent indiqué des modifications qui, satisfaisant aux exigences de cette puissance, n’auraient pas menacé quelques-unes de nos industries d’une ruine complète.
Mais, messieurs, lorsqu’en laissant échapper, de temps à autre, quelques mots sur l’intention du gouvernement d’apporter des modifications au tarif des douanes, chacun de nous s’attendait à une refonte presque générale, on savait en effet que le tarif actuel rédigé lorsque nous étions réunis à la Hollande, étant une transaction entre des intérêts opposés, ne pouvait plus guère convenir après la rupture de l’association ; aussi la Hollande n’a pas tarde à modifier toutes les dispositions qui y avaient été insérées dans l’intérêt de nos provinces. Mais, comme si l’on avait voulu réserver ici une pierre d’attente pour le rétablissement de l’ancien ordre des choses, on a maintenu presque toutes les dispositions même exclusivement hollandaises.
C’est ainsi qu’à l’article « bois, » on a maintenu à la sortie les droits établis sur les douves et cerceaux propres à la fabrication des barils à harengs ; on a maintenu de même toutes les bizarreries qui vous ont été signalées si souvent ; et puisque nous parlons de bois et que la question de ceux étrangers avait été agitée à la chambre, nous pensons qu’on aurait pu avoir l’air de s’en occuper en proposant au moins un droit différentiel en faveur des navires nationaux ; mais on ne prononce le mot « bois » que pour vous entretenir misérablement de celui de réglisse.
Mais la France a fait, dit-on, des concessions dictées par une sympathie particulière pour la Belgique ; elle a droit d’en attendre de réciproques de votre part.
Avant d’examiner ces prétendues concessions, nous dirons que nous avons devancé la France de plus de 5 ans dans la voie des concessions : la section centrale les a énumérées, encore a-t-elle omis l’ouverture du bureau d’Adinkerqne au transit de toutes les marchandises en général, accordée à la sollicitation du général Béliard ; mais, malgré les instances réitérées de ce généreux citoyen dont la mémoire sera toujours vénérée en Belgique, malgré les sollicitations les plus vives de notre gouvernement, nous n’eussions jamais obtenu aucun retour si les principaux organes de l’industrie française n’avaient hautement réclamé une diminution de droit sur les fers et houilles étrangers.
J’ai eu en 1835 copie d’une délibération du conseil général du département des Ardennes qui appuyait la demande des industriels de Charleville et Sedan qui sollicitaient une forte diminution d’entrée des fers étrangers ; ils invoquaient notamment les besoins qu’ils avaient de celui du Luxembourg.
Le gouvernement a dû céder enfin, mais c’est après s’être assuré que la forgerie et les houilles françaises n’en souffriraient pas ; aussi le ministre Duchâtel disait à la législature le 20 avril 1836 qu’il n’était jamais entré dans la pensée du gouvernement de favoriser l’importation des fers étrangers au détriment de la fabrication nationale, et cependant la pénurie du fer est telle dans quelques provinces que l’agriculture emploie encore des charrues de bois.
Et M. Thiers,en établissant les zones, a expliqué avec quel soin il avait consulté l’intérêt des houillères françaises et celui des consommateurs : c’est ainsi qu’il a baissé les droits là où les houilles françaises ne pouvaient arriver faute de communication, qu’il les a modifiés suivant les zones pour équilibrer le prix dans les divers lieux de grande consommation ; que, dans l’intérêt des canaux et de la main-d’œuvre, il a facilité l’entrée des houilles belges qui, arrivées à Rouen, ont acquis une augmentation de valeur de plus de 3 millions dont profitent les départements du Nord, de l’Oise et de la Somme.
Ajoutez que l’emploi des houilles belges est indispensable aux usines qui ont des chaudières ou machines à vapeur, parce que sous un même volume elles ont l’avantage de fournir plus de calorique et de ne pas ronger le fer comme la houille anglaise, tandis que celles d’Anzin sont absolument impropres à cet usage.
Cependant la France pourrait, a-t-on dit, établir des droits plus favorables à l’Angleterre qu’à la Belgique. Oui certes, elle le peut ; mais ce qu’elle ne peut pas, c’est d’être imprévoyante, c’est de ne pas prendre des mesures à l’avance pour le cas possible d’une rupture avec l’Angleterre.
Ce qu’elle doit, c’est de calculer les suites d’une interruption dans l’arrivage des houilles anglaises, qui pourrait amener une crise commerciale qui lui serait plus fatale que l’invasion d’une partie de son territoire ; mais, avec la ressource des houilles belges, elle n’aura pas cette catastrophe à redouter.
La section centrale avait donc bien raison de dire que la France n’avait eu que ses intérêts en vue, et certes nous ne pouvons l’en blâmer, elle a fait tout ce qu’un bon gouvernement doit faire. Mais qu’on cesse de nous vanter comme concession accordée par sympathie, ce qu’elle a fait pour son plus grand bien-être présent et même ce que sa prévoyance lui a dicté pour l’avenir.
Le projet du gouvernement, motivé sur ces concessions, était donc bien inutile ; aussi a-t-il été généralement accueilli avec défaveur.
Mais il faut lier, il faut entretenir des relations de bon voisinage avec la France, elles amèneront successivement des avantages propres à assurer et accroître notre prospérité mutuelle : rien de mieux, et tels sont nos désirs les plus ardents.
Mais on demande si la puissance à laquelle le gouvernement voulait donner satisfaction a bien lieu de se plaindre de la hauteur du droit dont ses produits sont frappés, ou seulement de l’exception dont elle est l’objet ; si, au lieu de faire descendre les droits au niveau de ceux dont les provenances des autres pays sont frappées, il ne conviendrait pas mieux d’élever ces derniers à la hauteur des premiers.
Ne fallait-il pas encore s’assurer si les griefs reprochés à la France, et qui avaient amené ces mesures exceptionnelles du roi Guillaume, avaient cessé d’exister ?
Or, on sait qu’une des plaintes les plus vives était dans la hauteur des droits dont nos bestiaux sont frappés à leur entrée en France ; ce dont se plaignaient non seulement les Belges, mais encore les fabricants français.
Eh bien, loin de donner satisfaction à cet égard, le ministre du commerce a dit l’an dernier qu’il ne fallait pas que l’ombre même de l’inquiétude alarmât le cultivateur et que jamais il ne serait proposé de réduction à l’entré du bétail étranger : telles sont les paroles d’anathème prononcées du haut de la tribune contre la Belgique agricole.
Ce que la France fait ici se rencontre dans presque toutes les prétendues concessions que M. le ministre de l’intérieur a fait valoir à la section centrale, lorsque j’avais l’honneur de lui appartenir, concessions dont je regrette que l’état ne soit pas inséré au rapport de la section centrale.
Vous y auriez vu que lorsque le mot prohibition est disparu, il a été remplacé par un droit prohibitif dans toute son acception ; que tels sont les droits qu’on dit réduits en faveur des établissements de cuivre de Namur et de Malines, ceux des tapis en faveur de Tournay, des céruses en faveur des diverses villes qui les fabriquent, des fers et fontes sur lesquels je me suis explique plus haut. Sur le fer ou bois dans l’intérêt de la province de Luxembourg, je répondrai à cet acte de bienveillance en citant un document officiel, le rapport sur la situation commerciale du Luxembourg, rédigé par la députation provinciale : là nous lisons que les exportations des fers en barres, battus ou coulés, n’avaient subi aucun changement et étaient d’une rare insignifiance. Ce qui est justifié par les états d’exportation de 1836 et les comparaisons avec ceux des années antérieures.
On y parle aussi du transit des ardoises par la Semois ; ici, il y a leurre, car le transit est impossible par une rivière qui n’est pas navigable.
On ajoute encore la réduction du droit sur les chevaux dans l’intérêt encore du Luxembourg ; c’est une dérision : le droit est descendu au taux auquel la fraude les livrait, même avec garantie ; cette mesure est donc tout entière en faveur du trésor.
Il reste donc vrai que la France n’a voulu favoriser que l’entrée des matières premières, et son ministère n’avait pas fait d’autre promesse. M. Thiers avait dit à la tribune que lorsqu’on discute un tarif, il ne fallait pas travailler d’après les relations qu’on pouvait avoir avec des peuples étrangers, qu’avant tout une solution devait être nationale.
M. Charles Dupin a dit aussi qu’il fallait repousser les produits étrangers qui n’offrent pas de travail aux ateliers, et, admettre seulement ceux qui leur procurent une grande activité. Eh bien le gouvernement français a fait ce qu’il avait dit, il a admis le fer et la houille, matières premières qui sont le principe et la force de toutes les industries et il a écarté tout ce qui n’offrait pas du travail à sa classe ouvrière. Cependant, comme je l’ai déjà fait remarquer, il a supprimé la prohibition pour quelques produits, mais il laisse subsister la chose, et c’est encore ce qu’il avait dit à satiété lors de la fameuse enquête de 1834.
Mais un argument irrésistible est invoqué ; c’est celui de la balance du commerce entre les deux pays.
Messieurs, l’étude de l’économie politique nous a appris dans quelles erreurs on avait versé avec ces balances commerciales.
Mais de quoi se composent principalement les objets importés de France en Belgique ? De liquides tels que vins, eaux-de-vie, huiles, objets de consommation improductive ; on bien de chiffons, tels que cotons, soieries, objets de mode et auxquels, pour la plupart, la main-d’œuvre ne peut plus ajouter de valeur.
La Belgique, au contraire, lui livre le fer, les fontes, les lins et autres matières premières qui fournissent à ses ateliers un travail qui en centuple la valeur.
Messieurs, ne cédons plus rien de nos intérêts matériels ; plus nous défendrons nos droits, plus nous nous montrerons indépendants de toute influence étrangère, plus grande sera la considération dont nous jouirons en Europe ; la crainte de la plupart des gouvernements, c’est de nous voir asservis à la France.
Quant à la France elle-même, vous n’avez rien à craindre, nos fers et nos houilles sont nos garants. Il est bien encore une autre garantie, mais elle est étrangère au sujet qui nous occupe, D’ailleurs, il y a dans le gouvernement français des principes de justice que nous n’invoquerions pas en vain.
Assurés que nous sommes du besoin de nos fers et de nos houilles de la part de la France, nous pouvons choisir pour les autres produits entre la France et l’Allemagne. Nos sympathies se porteront toujours vers la première, mais nous devrons faire taire ces considérations devant les intérêts matériels. Notre plus grand avantage doit être notre seul guide.
Des pétitions nombreuses vous ont engagés à solliciter notre association aux douanes allemandes ; vos diverses commissions, auxquelles elles ont été renvoyées, ont craint d’influencer par leurs rapports cette tendance qui se manifestait partout et aurait pu nuire aux négociations entamées avec la France.
Mais, dans l’état où en sont les choses, je demanderai bientôt à la chambre qu’il me soit permis de lui communiquer les nombreux renseignements que j’ai recueillis ; ils sont contraires à ma sympathie pour la France, mais le devoir de député avant tout.
Notre gouvernement a émis une noble pensée, c’est qu’en toute question de douanes la plus grande prospérité doit être la règle, les concessions contraires l’exception : ici je reconnais des ministres vraiment belges.
Mais nous croyons pouvoir prouver que sinon sur quelques articles, tels que les batistes et les soieries, le gouvernement a presque toujours dépassé l’exception, ce que je tâcherai de démontrer lors de la discussion des articles sur lesquels je me réserve de demander la parole.
- La séance est levée à quatre heures.