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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mercredi 8 mars 1837

(Moniteur belge n°68, du 9 mars 1837 et Moniteur belge n°69, du 10 mars 1837)

(Moniteur belge n°68, du 9 mars 1837)

(Présidence de M. Fallon, vice-président.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. de Renesse fait l’appel nominal à midi et demi.

M. Lejeune lit le procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est adoptée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Renesse présente l’analyse des pièces adressées à la chambre.

« Le sieur Vandael, chevalier de la légion d’honneur, à Mons, demande de nouveau sa pension de légionnaire. »


« La dame veuve Nauwelaers, à Berchem, réclame le paiement de l’indemnité qui lui revient du chef des pertes qu’elle a essuyées en 1830 et en 1831. »


« Le sieur J.-B. Verhaegen, à Bruxelles, réclame une indemnité de la perte de ses vêtements par suite de l’agression hollandaise en 1830. »


« Un grand nombre d’habitants de la commune de Stabroeck demandent que la chambre alloue les fonds nécessaires à la construction d’une digue intérieure. »


- La dernière pétition est renvoyée à la commission des polders ; les autres sont renvoyées à la commission des pétitions.


M. Desmanet de Biesme, venant de perdre son beau-père, écrit à la chambre qu’il est obligé de s’absenter.


Le sénat informe la chambre qu’il a adopté le projet de loi sur les naturalisations, le projet de loi autorisant le paiement des dépenses arriérés du département de la guerre, pour l’année 1831 et les années antérieures ; le projet de loi relatif à l’acquisition la bibliothèque Van Hulthem.


M. le président annonce que le bureau a désigné M. Lejeune pour remplacer M. Dubus (aîné) dans la commission des polders.

Projet de loi ouvrant un crédit provisoire au budget du ministère de la guerre

Dépôt

M. le ministre de la guerre (M. Willmar) monte à la tribune et présente un projet de loi tendant à accorder un crédit provisoire d’un million de francs pour faire face aux dépenses les plus urgentes de son ministère pendant le mois de mars 1837. Le ministre s’exprime en ces termes. - Messieurs, la discussion du budget du département de la guerre n’a pu encore été achevée, et le crédit provisoire de la somme de cinq millions de francs qui a été alloué par la loi du 30 décembre 1836, n°640, pour faire face aux dépenses les plus urgentes de l’année pendant les mois de janvier et de février 1837, étant absorbé, il est indispensable qu’un nouveau crédit soit alloué au ministère de la guerre pour assurer le service pendant le mois de mars courant et pourvoir au paiement des fournitures de fourrages et d’autres objets qui, aux termes des contrats, doivent s’effectuer dans les vingt jours qui suivent le mois dans lequel les fournitures ont été effectuées.

C’est pour satisfaire à ces exigences que j’ai l’honneur de présenter à la chambre, en la priant de vouloir bien procéder le plus tôt possible à l’examen et au vote, un projet de loi tendant à faire ouvrir au ministère de la guerre un nouveau crédit de un million de francs.

« Art. 1er. Il est ouvert au ministre de la guerre un crédit provisoire de la somme d’un million de francs pour faire face aux dépenses les plus urgentes du mois de mars 1837. »

« Art. 2. La présente loi sera obligatoire le lendemain de sa promulgation.

« Mandons, etc. »

M. le ministre des finances (M. d'Huart) demande si la chambre ne peut pas procéder immédiatement à la délibération sur cette loi.

M. Raikem. - Le règlement est formel ; il faut que le projet soit renvoyé aux sections ou soumis à une commission ; mais il me semble que la commission à laquelle on le soumettrait pourrait l’examiner et faire son rapport pendant cette séance ; et de cette manière, il n’y aurait aucun retard.

- Le renvoi du projet à la section centrale qui a examiné le budget de la guerre, cette section considérée comme commission, est mis aux voix et adopté.

Ordre des travaux de la chambre

M. Dumortier (pour une motion d’ordre.) - M. le ministre des finances a déjà demandé qu’un prompt rapport soit fait sur la loi concernant les distilleries ; il faudrait avoir maintenant ce rapport, parce qu’on pourrait délibérer sur la loi pendant que le sénat est assemblé. Si l’on apporte du retard dans la présentation du rapport, le sénat s’ajournera pour deux ou trois mois, et les distillateurs, pendant ce temps, avertis que les droits seront augmentés, fabriqueront de grandes quantités d’alcool, et le trésor serait frustré des droits à percevoir. Il est important de voter promptement la loi ; je demande qu’on la mette à l’ordre du jour avec ou sans rapport.

M. Gendebien. - Je demande la parole pour engager la chambre à persister dans une décision précédemment prise. Elle a déclaré pour la dixième fois, il n’y a pas longtemps, que la loi sur les mines serait discutée après le budget de la guerre et l’école militaire ; la loi sur les mines est en effet très urgente. Quand nous faisions sentir les dangers et les difficultés qu’on rencontrerait à modifier cette loi, on prétendait que nous ne voulions pas qu’on touchât à cette loi, parce qu’étant concessionnaires, nous étions intéressés à ce qu’on perpétuât l’état actuel des choses ; cependant, depuis six ans nous demandons qu’on lève l’obstacle à la concession des mines ; et je ne crois pas que la chambre puisse reculer devant cette discussion. Il y a peu de chose à changer à celle que le sénat nous a renvoyée. Pour moi, je voudrais sans doute que l’on changeât le principe admis dans la loi, et d’après lequel l’administration est saisie de la décision des affaires concernant les concessions des mines ; il serait préférable que ces affaires, comme toutes les affaires, fussent soumises aux tribunaux ; quoi qu’il en soit, je ferai, s’il le faut, le sacrifice de mon opinion, afin d avoir une loi. Il faut une loi, et dans l’intérêt des anciens concessionnaires, dans l’intérêt des demandeurs en concession et dans l’intérêt des consommateurs. Les anciens concessionnaires sont dans un état précaire depuis 1795. Je conclus à ce que la chambre déclare itérativement que la loi sur les mines soit mise en discussion après le budget de la guerre.

M. le président. - M. Dumortier demande que la commission des distilleries fasse un prompt rapport.

M. Dumortier. - Je demande que la chambre mette à l’ordre du jour, après le budget de la guerre et l’école militaire, la loi sur les distilleries. Depuis 40 ans on est sans loi des mines, ce qui prouve que cette loi peut encore être retardée de huit jours ; car ceux qui ont pu attendre 40 ans peuvent attendre 8 jours de plus tandis que la loi sur les distilleries est une loi urgente, et qui ne peut être remise, comme je l’ai déjà exposé, sauf perte pour le trésor.

La discussion de la loi sur les mines durera longtemps. M. Rogier a déposé sur le bureau une proposition qui est extrêmement importante, et dont la discussion prendra plusieurs séances : je déclare formellement que je reprendrai pour mon compte les amendements qui remettront sur le tapis l’économie entière de la loi. La loi sur les mines retarderait trop la loi sur les distilleries si elle la devançait, tandis que la loi sur les distilleries ne retardera pas d’une manière préjudiciable la loi sur les mines. La chambre ne pouvant pas attendre indéfiniment un rapport, je persiste à demander que la loi sur les distilleries soit mise à l’ordre du jour.

M. Desmet. - Vous voulez un rapport ; mais le rapporteur est malade, et trois autres membres de la commission sont absents pour cause de maladie, ou pour motifs graves. Cependant, vous voulez un rapport, vous l’aurez demain.

M. Gendebien. - Si les anciens concessionnaires ont attendu quarante ans, dit-on, ils pourront bien attendre encore huit jours ; depuis six ans on ajourne la discussion de la loi ; si nous l’ajournons maintenant de huitaine en huitaine, il n’y a pas de raison pour que cela finisse, et pour que l’on ne recommence pas une nouvelle série de quarante autres années. Mais il n’y pas que les anciens actionnaires qui soient intéressés à avoir une loi sur les mines ; je vous l’ai déjà dit, les demandeurs en concessions nouvelles et les consommateurs sont intéressés à ce que de nouveaux travaux puissent s’ouvrir dans les mines, à ce que l’on facilite les moyens d’exploitation.

On insiste pour que la loi sur les distilleries soit la première à l’ordre du jour ; mais on est sans rapport. On a voté déjà, il est vrai, une loi sans rapport, c’est la loi sur la garde civique ; aussi est-elle inexécutable s’il faut en croire tout le monde, même ceux qui ont montré le plus d’empressement ; cette expérience ne doit pas nous engager à procéder de la même manière relativement à l’impôt sur les distilleries.

Maintenant, messieurs, on propose le contre-pied de ce qui a été arrêté. Je demande s’il ne faut pas que vous mettiez de la maturité dans l’examen de ce projet, que vous voyiez qu’elles en seront les conséquences. Je ne suis pas de ceux qui pensent que la loi proposée doit nécessairement détruire la fraude ; j’ai dit, quand il a été question de la loi précédente, qu’on frauderait encore : ainsi je suis disposé à adopter les dispositions nouvelles, mais encore ne faut-il pas perdre de vue qu’en général il est très difficile d’introduire de nouvelles dispositions dans une loi ; il faut mûrement examiner si ces dispositions nouvelles ne sont pas en contradiction avec celles qui sont déjà en vigueur. Je demande donc que la chambre persiste dans la résolution qu’elle a prise dès la première séance de la session actuelle, de discuter la loi sur les mines immédiatement, et quelque temps plus tard, de la discuter aussitôt après les budgets ; sans cela il n’y a pas de raison pour que cette loi ne soit pas indéfiniment ajournée.

M. le ministre des finances (M. d'Huart). - J’ai demandé la parole, messieurs, parce qu’il me semblait que l’honorable M. Gendebien, tout en parlant sur l’ordre du jour, entamait la discussion du fond de la loi sur les distilleries : il a dit, en effet, que la question de l’augmentation du droit pouvait, pour les raisons qu’il a déduites, détruire l’économie de la loi, et par conséquent devait être mûrement examinée ; mais, messieurs, cette question a été mûrement examinée ; elle l’a été depuis 1835 et cependant, le monde est d’accord qu’il y a urgence pour discuter la loi des distilleries. Quoi qu’il en soit si je n’ai pas renouvelé depuis quelques jours mes instances pour obtenir un prompt rapport, c’est parce que je savais que le rapporteur est très malade, que plusieurs autres membres de la commission sont également absents pour cause de santé, et que son président a dû partir en dernier lieu, parce que sa femme est dangereusement malade ; je ne puis toutefois qu’insister avec l’honorable M. Dumortier pour que la chambre mette le plus tôt possible cet objet à l’ordre du jour, et je dirai avec lui que si la commission ne s’est pas prononcée sur le nouveau projet, elle le fasse, afin de faire cesser les entraves.

Quant la question de savoir s’il faut discuter en premier lieu la loi sur les distilleries ou la loi sur les mines, je crois qu’il faut attendre pour se prononcer à cet égard jusqu’à ce que nous ayons terminé le budget de la guerre et la loi sur l’école militaire, qui se rattache à ce budget. (Assentiment.)

M. Gendebien. - Ce qui résultera de la remise de la fixation de l’ordre du jour jusqu’après le vote du budget de la guerre, c’est qu’on renouvellera alors la discussion d’aujourd’hui : alors on prétextera qu’on n’est pas préparé à l’examen de telle loi, parce qu’on ne savait pas à laquelle la chambre aurait donné la priorité. Il serait tout simple, si la commission ne croit pas être en nombre suffisant pour délibérer, de compléter cette commission en remplaçant les absents, et de demander un rapport d’urgence. De cette manière, il n’y aurait plus aucun motif pour renouveler la discussion d’une question que la chambre a décidée depuis longtemps ; car, je vous le répète, messieurs, dès la première séance de la session, l’ordre du jour a été réglé de manière que la loi sur les mines devait être discutée sans retard. Je demande, messieurs, que la chambre décide si elle entend, oui ou non, maintenir sa résolution antérieure.

M. Desmet. - Je ne sais pas, messieurs, de quel droit le ministre des finances vient vous dire que la commission ne veut pas faire de rapport. Sur quoi fond-t-il ce soupçon très téméraire et peu parlementaire ? Où en peut-il chercher la preuve ? Nulle part, et nous pouvons lui en donner le défi.

M. le ministre pense que depuis longtemps on a dû asseoir son opinion sur son second projet de loi et l’augmentation qu’il y propose dans le tarif de l’impôt ; mais le ministre ne sait-il donc pas que le second projet qu’il a présenté après que la commission avait fait son rapport sur son premier projet de loi n’a pas seulement changé le montant du droit, mais a encore touché à l’économie de la loi ? Il replace des dispositions, comme par exemple, celle qui concerne les transactions qui n’existaient pas dans la loi actuelle, et dans son pénultième projet de modifications ; vraiment on dirait bien qu’on ne sait point ce qu’on présente à la législature, comme peut-être on pourrait soupçonner qu’on n’apprécie point les coups qu’on veut porter à l’importante industrie des distilleries.

M. Gendebien. - Si la chambre croit qu’il est inutile de confirmer sa première résolution, parce que cette résolution n’a pas été révoquée, je me rallie bien volontiers à cette opinion ; mais je prie la chambre de ne pas perdre de vue qu’une résolution a été prise, et que d’après cette résolution, la loi des mines doit être discutée immédiatement après les budgets.

M. le ministre des finances (M. d'Huart). - L’ordre du reste tel qu’il est fixé.

M. Gendebien. - Mais alors, pourquoi a-t-on soulevé la discussion actuelle ?

Projet de loi ouvrant un crédit provisoire au budget du ministère de la guerre de l'exercice 1837

Rapport de la section centrale

M. Desmaisières, rapporteur de la section centrale qui a examiné le budget de la guerre, fait au nom de cette section le rapport suivant. - Messieurs, les considérations énoncées dans le rapport de la section centrale, du 20 décembre dernier, sur la demande du premier crédit provisoire de cinq millions de francs, nous ont paru devoir s’appliquer au nouveau crédit provisoire demandé par M. le ministre de la guerre dans la séance de ce jour, et notamment au paiement des fournitures de fourrages et d’autres objets dont parle l’exposé des motifs de M. le ministre de la guerre.

Les provisions du nouveau crédit étant les mêmes que celles de celui accordé précédemment, en vu l’urgence, la section centrale a l’honneur de vous proposer l’adoption du projet de loi présenté et tendant à ce qu’il soit ouvert au ministre de la guerre un crédit provisoire d’un million de francs, pour faire face aux dépenses les plus urgentes du mois de mars 1837.

- La chambre décide que vu l’urgence, elle passera immédiatement à la discussion du projet.

Vote de l'article unique

L’article unique est mis aux voix et adopté. Il est ainsi conçu :

« Il est ouvert au ministre de la guerre un crédit provisoire de la somme d’un million de francs, pour faire face aux dépenses les plus urgentes du mois de mars 1837. »

M. le ministre des finances (M. d'Huart) propose un article additionnel portant : « La présente loi sera obligatoire le lendemain de sa promulgation. »

- Cet article est mis aux voix et adopté.

La chambre vote par appel nominal sur l’ensemble de la loi ; elle est adoptée à l’unanimité par les 77 membres qui prennent part au vote. Ce sont :

MM. Bekaert-Baeckelandt, Berger, Goblet, Brabant, Lehoye, Coppieters, Corneli, Cornet de Grez, Dechamps, de Foere, de Longrée, de Man d’Attenrode, F. de Mérode, W. de Mérode, Demonceau, de Puydt, Dequesne, de Renesse, de Roo, Desmaisières, Desmet, de Theux, Devaux, d’Hoffschmidt, d’Huart, Doignon, Donny, Dubus (aîné), B. Dubus, Dumortier, Ernst, Fallon, Frison, Gendebien, Heptia, Jullien, Keppenne, Kervyn, Lebeau, Lejeune, Liedts, Milcamps, Morel-Danheel, Polfvliet, Pollénus, Raikem, Raymaeckers, A. Rodenbach, C. Rodenbach, Rogier, Scheyven, Simons, Smits, Trentesaux, Ullens, Vandenbossche, Vandenhove, Vanden Wiele, Verdussen, Vergauwen, Verrue-Lafrancq, Willmar, C. Vuylsteke, L. Vuylsteke, Wallaert, Watlet.

M. Jadot s’est abstenu. Il est appelé à motiver son abstention.

M. Jadot. - Je me suis abstenu, parce que je ne savais pas sur quoi on votait ; on faisait l’appel nominal quand je suis entré dans la salle.

Projet de loi portant le budget du ministère de la guerre de l'exercice 1837

Discussion du tableau des crédits

Chapitre II. Soldes et masses de l’armée, frais divers des corps

Section III. Masses des corps, frais divers, indemnités
Article 2

M. le président. - La discussion est ouverte sur l’article 2 de la section 3 du chapitre II (masse de fourrages).

M. le ministre a demandé d’abord 4,331,810 fr. 75 c. Il a proposé ensuite une augmentation de 252,773 fr. 75 c.

La section centrale propose une réduction de 7,590 fr.

M. le ministre de la guerre consent-il à la réduction ?

M. le ministre de la guerre (M. Willmar). - Elle est la conséquence du vote que la chambre a émis hier ; par conséquence je ne puis m’y opposer.

- Le chiffre proposé par la section centrale est mis aux voix et adopté.

Article 3 bis

M. le président. - « Article 3. Masse d’habillement. »

M. de Puydt a proposé, par un article 3bis, une augmentation de 70,000 fr. pour première mise aux sous-officiers promus par droit d’ancienneté à un grade d’officier.

M. Verdussen a proposé un sous-amendement ainsi conçu :

« Avances à faire au taux de 4 p. c. l’an aux sous-officiers qui seraient promus au grade de sous-lieutenant, et remboursables par des retenues annuelles de 50 francs au moins : fr. 70,000. »

M. Verdussen. - Messieurs, dans la séance du 1er mars, l’honorable M. de Puydt vous a présenté un amendement tendant à venir au secours des sous-officiers qui seraient promus au grade de sous-lieutenant.

Par le sous-amendement que j’ai l’honneur de déposer sur le bureau, j’ai admis en principe la proposition de M. de Puydt ; mais je crois, messieurs, que cette proposition est susceptible de quelques améliorations.

La différence essentielle qui existe entre le projet de l’honorable membre et le mien, est que le secours qu’il voudrait rendre irrécouvrable pour l’Etat serait changé, d’après ma manière de voir, en une avance ; les autres dispositions que renferme mon amendement, celles de faire porter intérêt de cette avance, et de la faire rembourser par faibles fractions d’année en année, ne sont que des accessoires.

Le but de l’honorable M. de Puydt est nécessairement, messieurs, de n’accorder un secours qu’à ceux des officiers qui, peu favorisés par la fortune, ne sont pas en état de pourvoir aux frais de premier équipement, sans avoir recours à des prêteurs de fonds, et par conséquent, sans devoir s’endetter peut-être à un taux d’intérêt très préjudiciable.

Cependant je remarque que l’amendement de M. de Puydt est général et qu’il s’applique à tous les sous-officiers qui seraient promus au grade de sous-lieutenant ; il me semble qu’il y a là une prodigalité dont nous devons nous abstenir, en présence des nouvelles dépenses qui surgissent chaque jour et qui viennent surcharger nos budgets.

Il ne s’agit pas seulement, d’après la proposition de M. de Puydt, de voter l’indispensable pour ces officiers, mais de voter même le superflu ; car nous devons prévoir que chacun réclamera l’allocation de 400 fr. que M. de Puydt propose, si l’on ne met pas un frein à ces réclamations, à l’égard de ceux qui n’auraient pas un besoin impérieux du secours.

Mon but est de restreindre autant que possible le chiffre demandé à ce qui est nécessaire. Il me semble, messieurs, qu’il faut non seulement changer en avance remboursable la somme à accorder, mais encore à lui faire porter intérêt.

On dira que, même dans mon système, le crédit nécessaire pour cet objet ne sera pas diminué, parce que les officiers qui ont de la fortune, comme ceux qui n’en ont pas assez, accepteront toujours la somme qui leur sera offerte ; la différence, ajoutera-t-on, c’est que les uns feront valoir l’avance en la mettant à intérêt, et que les autres seront obligés de la dépenser entièrement, pour acheter leur nouvel uniforme.

C’est pour répondre à cette objection qu’il s’agit de faire porter intérêt à cette avance. Il résultera de cette mesure que les nouveaux officiers qui ont de la fortune ne voudront pas se charger d’une levée de fonds dont ils n’ont pas besoin, tandis que les autres accepteront l’avance à intérêt, et pourront facilement trouver dans leur position nouvelle de quoi faire face à ce surcroît de charges, parce qu’ils auront contracté des habitudes d’économie dans leur position antérieure.

Vous voyez dès lors que ce n’est pas ici une lésinerie en faveur du fisc, qui m’engage à préposer cet intérêt ; je n’y attache pas un très grand prix ; mais il est certain que la somme de 70,000 fr devient insuffisante, lorsqu’on l’applique à tous les sous-officiers qui pourront être promus au grade de sous-lieutenant. Les observations qui ont été présentées dans une séance précédente par l’honorable M. Mast de Vries sont d’une frappante vérité. Le ministre de la guerre a insisté beaucoup pour qu’on lui allouât la somme nécessaire pour laisser à l’armée la perspective de la possibilité de nommer à tous les emplois vacants, bien que l’honorable rapporteur de la section centrale ait longuement soutenu qu’il était impossible que ces promotions se fissent.

Je trouve que par le même principe qui alors a été sanctionné par la chambre, savoir qu’il sera possible de pouvoir nommer à tous les emplois vacants de sous-lieutenants qui se montent à 400 environ, il faudra nécessairement majorer la somme de 70,000 francs, puisque, même en nous tenant au minimum de 400 francs par officier, nous devrions élever l’allocation à 160,000 fr.

Je pense cependant que par mon amendement il sera possible de satisfaire à toutes les nominations qui pourront être faites dans le courant de l’année 1837, puisque l’amendement ne s’appliquera qu’aux seuls officiers qui réclameront une avance de la part du gouvernement, pour pourvoir aux frais de premier équipement.

Je n’ai plus qu’un mot à dire sous le rapport de la quotité des retenues annuelles que je borne à 50 fr.

A ce taux, il sera très facile à tout officier qui veut mettre un peu d’ordre dans ses affaires, de réaliser l’économie annuelle de 50 fr. à rembourser au gouvernement. L’intérêt qu’il devra au gouvernement viendra seulement à s’éteindre, et tout au plus au bout de dix ans, il sera entièrement libéré envers l’Etat.

On m’a fait remarquer qu’il y a une lacune dans mon amendement, qui consisterait à ne pas avoir prévu ce qui arrivera si, avant le remboursement de la somme totale, l’officier nouvellement promu venait à décéder.

Je ne sais, messieurs, s’il serait très utile de formuler à cet égard une disposition dans la loi. Comme l’amendement que je propose serait compris dans l’article général de la masse d’habillement et que nous ne faisons ici qu’énoncer pour ainsi dire les intentions qui ont guidé la chambre en allouant une majoration de ce chef, je crois que pour le surplus l’objet devient règlementaire, et qu’il faut laisser au gouvernement la faculté d’établir la quotité de l’avance à faire aux officiers, d’après l’arme à laquelle ils appartiennent, et de lui abandonner aussi le soin de régler les autres parties qui ne doivent pas entrer dans un article du budget.

M. de Puydt. - Messieurs, évidemment l’amendement de M. Verdussen, tout en déclarant qu’il avait adopté mon amendement en principe, n’a pas compris le but de cette proposition.

Quand j’ai demandé une allocation pour première mise aux sous-officiers qui passeraient lieutenants, j’ai voulu améliorer la condition de ces sous-officiers ; j’ai voulu qu’en entrant dans la carrière d’officier, ils évitassent de contrarier des dettes dès les premiers jours : c’est là la position dans laquelle la plupart se trouvent actuellement ; c’est là un inconvénient auquel mon but a été d’apporter un remède.

L’amendement de M. Verdussen convertit la première mise en gratification que je propose en une avance portant intérêt et remboursable par l’officier ; mais évidemment ce n’est pas là améliorer, mais bien empirer leur condition ; car aujourd’hui les sous-officiers qui passent officiers reçoivent des avances des corps ; ils les remboursent, il est vrai, mais au moins ils les remboursent sans intérêt ; de sorte que les sous-officiers auraient tout à perdre à l’adoption du sous-amendement de M. Verdussen.

Si ce sous-amendement devait avoir la moindre chance de réussite dans l’assemblée, je retirerais le mien et je m’opposerais à celui de M. Verdussen, car mon intention n’est pas d’empirer la condition des sous-officiers.

Un des motifs sur lesquels se fonde l’honorable préopinant pour ne faire que des avances aux sous-officiers, c’est que par là, dit-il, on aurait la faculté de n’accorder ces avances qu’à ceux de ces sous-officiers qui sont réellement dans une position peu favorisée par la fortune. Quant à moi, je pense, au contraire, que quand on fait des avances pour première mise aux sous-officiers qui passent officiers, il ne faut pas établir de distinctions, distinctions qui sont même dangereuses.

Dans mon intention une somme pour première mise doit être allouée à tous les officiers, qu’ils aient ou qu’ils n’aient pas les moyens de pourvoir aux frais de premier équipement : il faut qu’ils soient tous rangés sur la même ligne.

La somme totale de 70,00 fr. est insuffisante, si on considère que l’état incomplet du cadre des officiers nécessite la nomination de plus de 400 sous-lieutenants. Mais si on se rappelle les dispositions de la loi sur l’avancement, on reconnaîtra que les sous-lieutenants ne doivent être pris qu’en partie parmi les sous-officiers. En effet, un tiers doit être obligatoirement choisi dans les sous-officiers, et 2/3 parmi les élèves de l’école ou parmi les sous-officiers, quand les élèves de l’école ne sont pas en nombre suffisant. Je ferai remarquer qu’indépendamment de cette ressource, il pourrait s’en présenter une autre ; on pourrait prendre quelques officiers dans ceux qui ont fait partie de la garde civique ou dans ceux qui ont été autrefois employés et se sont retirés du service, ou même dans les officiers mis en non-activité. Il n’y a pas de raison pour croire que la totalité des officiers à nommer pour compléter les cadres doivent provenir des sous-officiers.

Quand bien même d’ailleurs le ministre, voulant compléter les cadres de l’infanterie, prendrait tous les sous-lieutenants dont il a besoin dans la seule classe des sous-officiers, et qu’il fallût accorder à tous l’indemnité de première mise, du moment que la somme de 70.000 fr. qu’on accorde pour cet objet est ajoutée à l’article relatif à la masse d’habillement, c’est sur la masse entière de l’habillement que serait prise celle nécessaire pour la première mise dont il s’agit. Car il est reconnu que tous les ans il y a plus ou moins de fonds disponibles sur la masse d habillement. Il suffit pour s’en convaincre de jeter les yeux sur les développements du budget. C’est cette considération qui a porté la section centrale à ne pas majorer la somme portée dans mon amendement. Elle comprenait bien cependant que le chiffre proposé pouvait n’être pas suffisant. Mais le confondant dans l’article que je viens de citer, c’est sur la masse entière de l’habillement que la première mise sera prélevée.

Si j’avais un conseil à donner à M. Verdussen, ce serait de retirer son sous-amendement. Je crois que s’il a dit vrai en déclarant adhérer au principe de mon amendement, il doit reconnaître que son sous-amendement est subversif de ce principe. De deux choses l’un : il admet ou il repousse ce principe. S’il l’admet, il doit retirer son sous-amendement ; s’il ne le retire pas, c’est qu’il ne reconnaît pas le principe posé, principe que la chambre a reconnu juste en renvoyant ma proposition à la section centrale et que la section centrale a elle-même consacré par son rapport.

M. le ministre de la guerre (M. Willmar). - Je demande la parole pour confirmer les observations présentées par l’honorable préopinant. Nommer des sous-officiers au grade de sous-lieutenant sans leur accorder de première mise, c’est véritablement les mettre, s’ils sont sans fortune, dans l’obligation de contracter des dettes pour leur équipement. L’objet de l’amendement proposé est de les soustraire à cette fâcheuse position. Si comme cela a lieu actuellement, on continuait à faire tous les ans des retenues sur leurs appointements pour rembourser la dette qu’ils auraient contractée, on les mettrait dans l’impossibilité de pouvoir faire suffisamment honneur à toutes les autres dépenses. J’appuie de tout mon pouvoir l’amendement de M. de Puydt, qui apportera un remède complet au mal qu’on cherche à détruire.

M. Verdussen. - J’aurai quelques mots à répondre à l’honorable M. de Puydt. Lorsqu’il a présenté son amendement à la séance du 1er mars, il nous a fait entrevoir la position des sous-officiers sous une tout autre couleur. On pourrait croire que les sous-officiers qui seraient promus au grade de sous-lieutenant se trouveraient dans une position très désagréable, qu’ils devraient s’endetter pour faire face aux frais de leur premier équipement. Mais lorsqu’il existe des règlements d’après lesquels les sous-officiers qui pourraient avoir besoin de quelques secours, les trouvent sans intérêt dans la caisse du régiment, je ne sais pas à quoi tend l’amendement de M. de Puydt. Voyez où vous arriveriez si vous adoptiez cet amendement : vous seriez obligés de faire un avantage aux sous-officiers qu’on nommerait aujourd’hui et qui seraient dans une position peut-être meilleure que ceux qui ont été promus l’année dernière.

Je trouve, je le répète, que l’amendement de M. de Puydt n’a pas besoin d’être présenté, si les sous-officiers qu’on nommera sont dénués des moyens de faire les frais de leur premier équipement et obligés de recourir à des amis ou à des usuriers ; mon amendement serait un remède suffisant. Sans cela l’objet de mon amendement et celui de M. de Puydt viennent à tomber. Je retirerai donc mon amendement quand M. de Puydt aura retiré le sien.

M. Gendebien. - M. Verdussen vient de dire qu’on n’avait pas présenté d’abord sous le même aspect qu’aujourd’hui la position des sous-officiers. Les mêmes choses ont été dites par M. de Puydt et par moi, lorsque l’amendement a été présenté. Mais, je vous le demande, quelle différence y a-t-il entre un officier qui emprunte de ses amis, s’il en a (quand on n’est pas riche, on n’en a guère), et celui qui emprunte à la caisse du régiment, s’il est obligé de rembourser ; la seule différence, c’est qu’il ne paie pas d’intérêt ; mais il faut toujours qu’il rembourse. Comment voulez-vous que le sous-officier, nommé sous-lieutenant, en prenant l’engagement de rembourser les quatre ou cinq cents francs empruntés pour s’équiper, car quatre cents francs ne suffiront pas, comment voulez-vous, dit-je, qu’il subisse encore la retenue qui doit lui être faite en vertu des règlements pour former sa masse pour l’avenir ; car tout officier est obligé d’avoir une masse pour laquelle on lui fait une retenue mensuelle jusqu’à ce qu’elle ait atteint le chiffre, je crois, de 400 francs ? C’est sur cette masse qu’on lui fournit les objets nécessaires pour remplacer ceux usés. Vous allez mettre ces officiers dans la nécessite de prélever sur leurs premiers appointements une somme mensuelle pour rembourser les 400 francs empruntes, indépendamment de la retenue qu’on leur fera pour former la masse de 400 francs ; car tous les officiers, quelle que soit leur position de fortune, sont obligés d’avoir cette masse ; vous allez doubler la retenue des nouveaux officiers, vous allez les mettre dans une inégalité de position. Il est essentiel cependant qu’ils soient dans une position aussi égale que possible. Il est impossible de supposer qu’un sous-officier nommé sous-lieutenant puisse sur 1,480 francs d’appointement, supporter une retenue de 800 fr.

Après cela, on exigerait encore qu’il payât les intérêts de la somme qu’on lui avancerait. Ce serait, comme dit l’honorable M. de Puydt, rendre leur position plus mauvaise qu’elle n’est aujourd’hui.

A l’occasion de ces masses et des intérêts que M. Verdussen voulait faire payer aux officiers qui recevraient des avances, je me rappelle avoir fait une proposition l’année dernière. J’avais demandé ce que devenaient les fonds provenant des masses de tous les officiers ; je demandais s’il n’y avait pas moyen de faire produire des intérêts à ces masses au profit des officiers. Les 400 fr. de masse d’un sous-lieutenant représentent pour lui 20 fr. par an ; c’est quelque chose 20 fr. pour un sous-lieutenant, surtout quand cela ne lui coûte aucun sacrifice. Le général Evain avait promis de s’en occuper.

Je rappelle de nouveau cette observation à l’attention de M. le ministre. Je désire qu’il nous dise s’il y aurait inconvénient à placer les masses des officiers à intérêt, si dans l’état actuel des choses ces fonds produisent intérêt, et au profit de qui ?

Je crois en avoir dit assez pour justifier la proposition de M. de Puydt. Il est certain que les sous-officiers qui sont promus au grade d’officier, ne le sont qu’après de grands sacrifices, qu’après un service pénible, et d’autant plus pénible qu’ils sont presque tous sans fortune. La crainte de voir quelques officiers ayant de la fortune profiter de cette gratification de 400 fr. ne doit pas arrêter la chambre, car ils formeront toujours une très petite exception. Aux termes de la constitution tous les citoyens sont soldats ; beaucoup le sont malgré eux. Celui qui après plusieurs années de service parvient au grade d’officier se trouve dans une position infiniment moins favorable que tout autre officier qui aura eu l’avantage de passer deux ans à l’école, et qui jouira d’un revenu égal à sa paie. Si on considère les éléments dont se compose notre armée, il est impossible de ne pas reconnaître la nécessité d’adopter l’amendement proposé.

M. de Bassompierre, commissaire du Roi. - Il y a effectivement une masse d’habillement pour tous les officiers, mais elle n’est pas tout à fait aussi élevée que le pense l’honorable M. Gendebien. On retient à un sous-lieutenant d’infanterie 250 fr. pour sa masse ; celle d’un lieutenant est un peu plus forte, celle d’un capitaine aussi ; celle d’un officier supérieur est de 500 florins. Cette masse n’a pas toujours été dans l’état prospère où elle se trouve aujourd’hui. Dans les premières années de la révolution on a dû faire de grandes avances aux officiers. Le remboursement en a été fait petit à petit. Maintenant le fonds des masses est en bon état. Je ne vois pas de motif de ne pas placer ces fonds à une caisse d’épargne en conservant ce qui peut être nécessaire pour les besoins du service. Nous sommes d’autant plus disposés à prendre une mesure de cette nature, que déjà j’avais appelé l’attention du ministre sur cet objet et qu’on se proposait d’y donner suite.

M. Verdussen. - Comme il ne s’agit plus pour ceux qui partagent ma manière de voir de voter mon amendement, mais de repousser celui de M. de Puydt, je retire ma proposition. (Aux voix ! aux voix !)

- Le chiffre porté à 3,915,115 fr. 35 c., par suite de l’amendement de M. de Puydt, est mis aux voix et adopté.

Article 7

« Art. 7. Masse de casernement des hommes.

« Chiffre proposé par le gouvernement : fr. 830,966 70 c.

« Chiffre proposé par la section centrale : fr. 773,895 70 c. »

M. Dequesne. - L’affaire qui nous occupe en ce moment reparaît devant vous pour la troisième fois. A deux reprises différentes, elle a été l’objet de discussions solennelles, et l’on pourrait supposer dès lors la matière épuisée. Cependant si l’on se reporte à la décision prise en juin dernier, il en résulte que la chambre n’avait point encore tous ses apaisements, qu’elle avait besoin, avant de se prononcer, de nouvelles lumières.

Depuis, la question a marché ; des propositions d’arrangement ont été faites. Sont-elles avantageuses ? sont-elles désavantageuses ? C’est ce que vous aurez à examiner.

Sur l’un des points principaux votre section centrale a trouvé qu’il y avait eu amélioration, que l’intérêt du soldat avait été mieux stipulé, mieux garanti. Sur les autres, elle a pensé que ces arrangements changeraient peu notre position primitive. Vous aurez à prononcer là-dessus.

Mais, quoi qu’il en soit, l’on est obligé de reconnaître que l’affaire a atteint aujourd’hui le degré de maturité nécessaire, et que l’on ne peut plus, sans une espèce de déni de justice, retarder une décision que réclament, tous à la fois, l’intérêt des adjudicataires, l’intérêt de l’ancien ministre de la guerre, l’intérêt du pouvoir exécutif lui-même.

Je conçois très bien que la chambre hésite avant de se prononcer ; car la question est grave sous plus d’un rapport. Si, généralement, l’on a été effrayé de ses résultats pour le trésor, il n’y a pas moins à s’effrayer des conséquences qu’elle peut avoir sous d’autres points de vue : par rapport, ainsi aux principes constitutionnels qui ont été soulevés, et qui peuvent jeter plus ou moins la perturbation dans l’administration, le crédit public et les entreprises à venir ; par rapport encore aux intérêts pécuniaires que nous avons à débattre, et qui, dans une affaire de plusieurs millions et par actions, pourraient donner lieu à de nombreux recours en garantie si le contrat venait à être annulé ; par rapport enfin à la dignité de la chambre qui, dans une question éminemment représentative, peut voir pourtant réformer sa décision par les tribunaux, arbitres suprêmes en matière de contrat. En cette occurrence, je pense qu’il est dans le désir comme dans le devoir de la chambre d’entendre toutes les opinions, de provoquer toutes les convictions, et c’est dans cette persuasion que je me décide à prendre la parole.

Comme je le disais tout à l’heure, trois intérêts sont en cause, celui des adjudicataires, celui du ministre, celui du pouvoir exécutif.

Vis-à-vis du ministre nous avons à examiner jusqu’à quel point il a pu grever l’Etat, compromettre sa responsabilité. Vis-à-vis du pouvoir exécutif, tout en nous montrant jaloux de nos droits et prérogatives, nous devons lui conserver les siens, maintenir ce qui lui appartient. Vis-à-vis des tiers enfin, nous sommes en présence d’un contrat, et avant de nous lancer dans une action judiciaire, il importe de bien peser l’étendue de nos droits, nos chances de succès, et, tout en détendant les intérêts du trésor, de nous montrer scrupuleux observateurs de la foi due aux engagements. Cette dernière question surtout mérite toute notre attention. Par les conséquences qu’elle peut avoir il faut qu’on ne la quitte pas sans l’avoir épuisée.

Je le sais, messieurs, votre commission n’a pas hésité à considérer comme nul le contrat qui a eu lieu ; ses principes ont rencontré jusqu’à présent peu d’adversaires dans cette enceinte, ils ont eu pour appui au contraire de graves autorités.

Cependant, je le déclare, pour ma part je suis loin d’être convaincu ; je suis loin de trouver irréfragables les moyens mis en avant. Si, dès le principe, ces moyens me paraissent en opposition avec plusieurs articles de notre constitution, en opposition avec la marche administrative suivie jusqu’ici, en opposition avec ce qui est admis et reconnu dans les pays soumis au même régime que le nôtre, mes doutes n’ont pas été aplanis par ce qui s’est passé depuis.

L’objection soulevée par l’honorable M. Lebeau, le discours même de l’honorable M. Fallon, enfin l’ensemble de la discussion n’ont fait que me montrer de plus en plus la faiblesse des principes évoqués, me confirmer davantage dans l’opinion qu’ils reposaient sur une base fausse, et comme ici toutes les opinions doivent se faire jour, je vous donne mes raisons que j’ai fondées sur les textes principalement, parce qu’au fond il s’agit ici d’une question d’obligation, d’une question de droit, enfin. On pourrait y joindre des considérations politiques de l’ordre le plus élevé mais vous êtes encore sous l’impression de la discussion générale ; et cela me suffit.

Votre commission n’avait pas trouvé d’abord la question aussi simple qu’elle l’a faite ensuite. Elle avait fort bien remarqué l’état de vague et d’incertitude qui existe, sur le point de savoir jusqu’où un ministre a capacité pour engager l’Etat.

L’on en voit la preuve dans le rapport même, voici ce qu’on y lit

« Nous croyons utile de faire remarquer combien il est urgent qu’une loi réglant la comptabilité générale de l’Etat soit présentée à la législature et votée par elle. C’est par cette loi que vous trouverez les limites dans lesquelles doivent être tenues les adjudications publiques, faites par le gouvernement, et que vous pourrez stipuler toutes les garanties nécessaires pour que les intérêts de l’Etat ne puissent jamais être lésés. »

L’on peut ajouter que, comme complément, il est une autre loi, conséquence et sanction de la première, qui n’est pas moins urgente, moins nécessaire, la loi sur la responsabilité ministérielle. Sans ces deux mesures indispensables pour achever notre organisation constitutionnelle, il sera toujours fort difficile de régler et définir les droits des ministres, les droits des chambres, les droits des tiers en matière de dépense, et nous manquerons de boussole chaque fois qu’il s’agira de questions semblables à celle qui nous occupe aujourd’hui.

Mais après avoir remarqué le point de la difficulté, la commission, je ne crains pas de le dire, a fini par le tourner, en n’abordant pas tous les textes, en se retranchant dans l’art. 115 comme présentant à lui seul tous les éléments nécessaires de préciion ; et en effet, quel a été son point de départ ? le voici : L’article 115 dispose :

« Chaque année les chambres arrêtent la loi des comptes et votent le budget.

« Toutes les recettes et dépenses de l’Etat doivent être portées au budget et dans les comptes. »

Or, ajoute-t-on, le droit de voter suppose le droit d’adopter ou de rejeter, et cette liberté de vote n’existerait plus, si les ministres pouvaient au préalable lier l’Etat, rendre ainsi l’allocation obligatoire, et dès lors, de deux choses l’une : ou cette liberté n’est qu’un vain mot, ou l’on est obligé de reconnaître que l’intervention des chambres est de rigueur dans tout acte, dans tout traité qui peut engager l’Etat ; que sans cette intervention, les ministres sont naturellement incapables, et ne peuvent rien faire qui ne soit soumis à ratification ; qu’ils n’acquièrent le pouvoir d’agir que par les lois des budgets ; qu’en un mot, c’est dans ces lois qu’il faut aller rechercher la source et la mesure de la capacité ministérielle.

Certes, messieurs, voilà une théorie bien simple, qui séduit par sa simplicité même, par l’apparence de rigueur avec laquelle elle est déduite, par la franchise des règles qu’elle établit.

Et je suis le premier à le reconnaître, tout y est légitime si le principe sur lequel elle repose est vrai ; si la plénitude de vote en matière de budget est aussi entière qu’on le suppose ici. Mais aussi, tout tombe si le principe est faux, si seulement il n’est pas vrai d’une manière absolue, parce que cette théorie, pour être admise, exige une indépendance complète de vote, parce qu’ensuite elle n’a pas d’autre base, d’autre fondement.

L’honorable M. Fallon a cherché à lui donner un nouvel appui. Il a invoqué l’art. 27, mais il me semble que cet article n’ajoute rien en ce qui touche le fond de la question, il règle bien les prérogatives de trois branches du pouvoir législatif ; il dit bien que chaque branche aura le droit de présenter aux deux autres des propositions de loi ; que les lois relatives aux recettes et aux dépenses devront être votées en premier lieu par la chambre des représentants, c’est-à-dire avant le sénat. Mais cet article, purement réglementaire ne dit pas quelle sera la portée des lois de recette ou de dépense et, s’il abandonne à la chambre des représentants l’initiative du vote, il n’enlève point par là au pouvoir exécutif, l’initiative de la proposition, initiative qui, en théorie et en pratique surtout, a toujours été considérée comme un de ses attributs essentiels

Ainsi, il résulte de l’ensemble de la discussion, et de tout ce qui y a été dit, que le système de la commission que je viens de reproduire, et sans l’affaiblir je pense, a pour fondement unique l’art. 115 de la constitutionnel et la plénitude de vote que cet article est censé attribuer aux chambres.

Or j’espère vous démontrer plus tard que cette plénitude absolue de vote n’est qu’une pure hypothèse, que l’erreur provient de ce qu’on n’a pas assez réfléchi qu’en votant le budget, l’on ne fasse pas une loi dans toute l’étendue de l’expression ; qu’il y a là acte de pouvoir administratif et non de pouvoir législatif, que dès lors il n’est plus nécessaire que le vote soit libre, souverain et omnipotent ; qu’il se rencontre souvent, au contraire, des cas où le vote est forcé, par exemple, quand une loi ou un jugement a prononcé ; que, vis-à-vis du pouvoir exécutif lui-même, le vote n’est pas entièrement libre, entièrement omnipotent ; qu’en un mot, il a ses limites non de convenance, mais de constitution et de stricte observation.

Pour le moment je prends le système tel qu’il est, avec ses conséquences avouées et reconnues par la commission elle-même, savoir : qu’en matière de dépense les ministres sont naturellement incapables sans l’intervention des chambres ; que la loi du budget est un véritable mandat qui donne et circonscrit les pouvoirs ministériels que, par suite, ces pouvoirs prennent leur source dans le sein de la législature ; et qu’enfin toute allocation équivaut à une autorisation ou à une ratification sous le rapport, tant du principe que du paiement de la dépense. Et je vais examiner si un pareil système est compatible avec les nécessités du service, avec la sécurité des tiers, avec l’existence distincte des pouvoirs, avec la responsabilité des ministres, et enfin avec les véritables droits des chambres ; et par contre, s’il n’est pas contraire à l’esprit des art. 70, 90, 115 et 131 de la constitution, et s’il ne viole pas constamment les art. 29 et 63.

Et d’abord si ce système est vrai, il est nouveau, du moins, il n’a encore reçu jusqu’ici qu’une exécution irrégulière. Pour un marché plus qu’annuel il faut, dit-on, une autorisation spéciale ; pour un marché moins qu’annuel il faut une allocation préalable, sans quoi l’Etat ne se trouve pas valablement engagé. Que l’on recherche dans les cartons ministériels, et l’on trouvera alors plus d’un contrat susceptible d’être annulé pour absence de l’une ou de l’autre de ces conditions.

Parmi les dépenses plus qu’annales je pourrais citer les arrangements pris avec les villes pour le couchage des troupes, et qui tous lient l’Etat pour plusieurs années sans que l’on ait demandé à la législature une autorisation spéciale.

Quant aux marchés faits avant allocation de crédit, je mentionnerai tous ceux qui ont pris cours à partir du 1er janvier dernier et qu’il fallait nécessairement conclure si l’on voulait assurer le service, donner le temps aux entrepreneurs de se mettre en mesure.

Ainsi voilà autant de contrats faits avec l’intention réciproque de s’obliger ; voilà autant d’irrégularités flagrantes contre lesquelles la chambre n’a jamais protesté, les tiers ne se sont jamais mis en garde.

Si le système n’a point encore été appliqué, pourra-t-il l’être davantage par la suite ? Avec lui l’administration est-elle possible ? Qu’on y réfléchisse.

Parmi les dépenses, il en est une foule qui exigent des traités : souvent dans l’intérêt bien entendu du trésor et du service, ces traités doivent être annuels ou de plus longue durée. Ces traités doivent être faits en des saisons diverses. Ces traités doivent devancer l’exercice ou empiéter sur lui. Dans tous ces cas fort nombreux, comment, avec les principes de la commission, les ministres seraient-ils munis des pouvoirs suffisants, si les chambres ne sont là pour leur accorder, au fur et à mesure des besoins, soit l’autorisation, soit le crédit nécessaire ?

D’un autre côté, pour être ministre, l’on n’a pas l’art devinatoire. Dans l’intervalle des sessions, des dépenses non prévues peuvent devenir urgentes ; des dépenses votées peuvent dépasser les prévisions. Si les ministres sont incapables, qui voudrait traiter avec eux sur ce pied ? qui voudrait d’un contrat léonin où tout serait d’un côté, rien de l’autre ? Qui voudrait enfin, après avoir fourni son argent et sa peine, être réduit, pour toute garantie, aux chances plus ou moins périlleuses, plus ou moins politiques du bill d’indemnité ? avant de traiter, il faudrait forcément réunir les chambres, et en attendant laisser mourir de faim peut-être les hommes et les chevaux.

Avec ces principes, il devient indispensable de réformer l’article 27 de la constitution, de proclamer la permanence des chambres, ou au moins de créer une députation conçue sur les mêmes bases que la députation des conseils provinciaux.

Si la théorie de la commission se refuse aux nécessités du service, elle ne se concilie pas davantage avec la sécurité que les tiers doivent trouver, avec le degré de confiance que les ministres de l’Etat doivent inspirer. La loi du budget, dit-on, est un véritable mandat ; elle est la base sur laquelle les tiers, aussi bien que les ministres, doivent se régler. Mais qui donc voudrait traiter avec le porteur d’un pouvoir aussi restrictif et aussi peu explicite que le peu d’articles qui composent cette foi ? Quelle assurance aurait-on que le crédit n’a pas été épuisé, que l’affaire conclue rentre bien dans la spécialité du budget ? La cour des comptes, initiée à tous les secrets de l’administration, est souvent embarrassée pour saisir les limites dans lesquelles les crédits se renferment, et l’on voudrait que des ouvriers ou des entrepreneurs fussent plus savants, qu’ils ne pussent se tromper sans encourir la peine de nullité, sans être exposés à perdre le fruit de leur travail.

Pour arriver là, ne faut-il pas faire violence aux choses et aux mots ? Que l’on se pénètre bien de l’idée simple, naturelle, que la loi du budget présente à l’esprit de son but, de ses dispositions, et l’on verra que vis-à-vis des tiers elle ne peut avoir pour résultat de régler une capacité qui, dans l’intérêt de la société entière, doit l’être par une loi claire, précise et surtout permanente ; que vis-à-vis des ministres même elle ne renferme dans ses prescriptions rien d’aussi impérieusement restrictif, rien d’aussi absolument impératif, qu’on le suppose ici.

En effet, si l’on réduit l’art. 115 à sa juste valeur, à son véritable sens, l’on reconnaîtra qu’il peut se transformer en celui-ci :

« Chaque année les chambres font le budget conjointement avec le pouvoir exécutif. » En d’autres termes : « Elles fixent les dépenses qu’elles présument devoir être faites, et allouent les crédits nécessaires pour y subvenir. »

Ainsi ramené à ses véritables proportions, cet article ne repousse-t-il pas un système qui pourtant n’a pas d’autre appui à réclamer ?

Si l’article 115 suppose une transmission de mandat, quant à l’allocation de crédit, quant au payement, il n’en est pas de même, quant à l’état de la dépense, quant au principe. Sous ce dernier rapport, la loi du budget n’est évidemment qu’un règlement intérieur d’administration et de comptabilité, qui peut profiter ni nuire aux tiers, qui ne s’adresse pas à eux mais aux ministres seulement.

Vis-à-vis de ceux-ci même, il y avait danger à donner à cette loi plus de portée qu’elle n’en comporte, à proclamer que dans aucun cas, dans aucune circonstance, les ministres ne peuvent, sans se rendre coupables, dépasser leurs crédits, sortir des prévisions du budget. Je me bornerai à en citer un exemple.

Notre budget de la guerre n’est calculé que sur une présence au corps de 40 ou 50,000 hommes, et bien certainement, si le lendemain de la séparation des chambres, la Hollande entrait en armes sur notre territoire, le ministre de la guerre devrait-il s’en tenir aux prescriptions du budget ? Devrait-il, faute de crédit, laisser dans leurs foyers les 100,000 hommes, dont se compose notre armée ? Devrait-il s’abstenir de tout marché d’urgence ? Ne serait-il pas coupable, au contraire s’il ne pressait sur-le-champ et sur l’heure toutes les mesures que réclameraient les besoins de la défense ?

Il faut le reconnaître, les prévisions du budget sont plus ou moins éventuelles, plus ou moins bien calculées, les dépenses peuvent devenir plus ou moins urgentes, l’on ne peut, en cas de péril en la demeure, pousser la rigueur du principe jusqu’à condamner un ministre à rester inactif, jusqu’à le déclarer coupable s’il agit, et encore moins doit-on avec la commission, pour mieux sanctionner ce principe, frapper le ministre d’incapacité, le garrotter au point qu’il ne puisse même se remuer, au moment où tout retard deviendrait fatal.

Ainsi, de quelque côté que l’on envisage la portée donnée par la commission aux lois du budget, l’on trouve que cette extension est monstrueuse, qu’elle n’est pas plus dans l’essence de ces lois, que dans leur but et leurs dispositions, et que par conséquent elle est contraire au véritable esprit de l’art. 115.

Mais ce ne sont pas les seuls inconvénients, il en est d’autres non moins saillants, non moins péremptoires, et qui mettent plus à nu le vice de l’argumentation sur laquelle la commission a construit toute sa théorie.

En définitive, en quoi se résolvent les actes du pouvoir administratif ? Tous ces actes qui engagent plus ou moins l’Etat ; si l’intervention des chambres est nécessaire pour leur donner la validité, l’on place forcément l’origine du pouvoir administratif dans le sein de la législature, l’on dépouille le pouvoir exécutif de son accessoire le plus essentiel et le plus vital. L’on efface la distinction des pouvoirs et l’on fait tomber la constitution dans un cercle de contradictions.

Et, en effet, d’un côté, les art. 29 et 89 auraient posé en principe : il y aura un pouvoir distinct, responsable, chargé d’exécuter les lois. Or, pour exécuter, il faut agir, il faut des services, il faut des dépenses, et dès lors, à moins de créer un effet sans cause, un agent sans moyen d’actions, ces articles ajoutaient virtuellement, nécessairement : Ce pouvoir sera chargé d’organiser les services, de faire les dépenses nécessaires, de traiter avec les tiers, il sera à cet égard le représentant de l’Etat. Et d’un autre côté, l’article 115, avec l’extension qu’on lui donne, placerait le pouvoir administratif en d’autres mains, ne le ferait parvenir au pouvoir exécutif que partiellement et par délégation, soumettrait enfin cette délégation aux éventualités du budget, en telle sorte ainsi qu’à la fin d’un exercice et jusqu’au moment où le vote a lieu, ce qui arrive tous les ans, il y aurait un interrègne pendant lequel l’Etat se trouverait sans représentants, l’autorité administrative sans moyen d’action, ses pouvoirs ayant cessé, son mandat étant expiré, et par suite le langage de la constitution se réduirait à celui-ci :

« Il y aura un pouvoir exécutif, mais ce pouvoir sera naturellement incapable, naturellement sans moyen d’exécution. Ce pouvoir sera distinct, mais il tiendra son mandat d’un autre pouvoir ; ce pouvoir sera responsable, mais il ne pourra faire aucun acte produisant effet sans y être préalablement autorisé. » Ne serait-ce pas là un véritable non-sens ? et après cela n’est-il pas évident que, pour arriver aux principes que je combats, il faut ne pas tenir compte des art. 29 et 89, il faut les dépouiller de leurs conséquences immédiates, il faut en un mot les annihiler, sans que l’on en eût conclu nécessairement que lorsqu’il s’agit d’engager l’Etat, les pouvoirs des ministres remontent non à la loi du budget, mais à la constitution même.

De même qu’en tenant compte de la nature des choses, j’ai fait voir tout à l’heure que cette loi ne pouvait avoir ni pour but, ni pour résultat de régler une capacité constitutionnelle aussi importante que celle dont s’agit, une capacité qui intéresse tous les citoyens et qui par suite doit être établie d’une manière stable, claire et précise ; que le véritable but, la véritable destination du budget étaient purement intérieurs et concernaient non la capacité, mais la responsabilité des ministres.

Je le sais, la commission a fait bon marché de la responsabilité ministérielle, rouage, au reste, parfaitement inutile dans son système. Soumis à l’autorisation préalable, comment les ministres pourraient-ils encore compromettre l’Etat par leur propre fait ? Garanti par l’incapacité naturelle des ministres, comment l’Etat pourrait-il leur demander une responsabilité qui n’est plus la leur ? aussi la commission a-t-elle été amenée à proclamer l’irresponsabilité des ministres et à détruire par là l’un des ressorts les plus vitaux et les plus salutaires de notre régime constitutionnel.

Mais par suite de cette manière d’envisager les choses, il en est résulté un principe nouveau, une responsabilité nouvelle. D’après les conclusions de la commission, ce ne sont plus les ministres qui doivent connaître les lois, l’étendue de leurs droits, les besoins de l’administration, les déterminations prises entre eux et les chambres, l’état et le reliquat des crédits alloués, les sommes dont ils peuvent disposer ; ce ne sont plus les ministres qui doivent subir les conséquences des décisions qu’ils prennent ; ce sont les entrepreneurs, ce sont eux qui deviennent les éditeurs responsables, les agents soumis au bill d’indemnité.

Un pareil mode de responsabilité paraît au premier abord mettre à couvert les intérêts du trésor. Mais qu’on y prenne garde, en enlevant aux entreprises toute sécurité, l’on finirait par tuer le crédit public, par payer cher les risques que l’on ferait courir. Dans l’intérêt même du trésor, mieux vaut en revenir aux véritables principes : responsabilité de l’agent vis-à-vis de l’Etat, responsabilité de l’Etat vis-à-vis des tiers, ainsi d’ailleurs le veut la justice, ainsi le veut la constitution.

Considéré sous un autre point de vue, les principes de la commission n’amènent pas des conséquences moins inadmissibles ; des conséquences qui détruisent les véritables droits, les véritables prérogatives des chambres ; qui font jouer à celles-ci un rôle qui n’est pas le leur ; qui bouleversent en un mot toute l’économie de notre système représentatif.

Et d’abord où aboutit la doctrine du mandat mise en avant ? à faire remonter jusque dans le sein de la législature, la responsabilité tout entière. Comme mandant les chambres administreraient en première ligne. Comme mandataire les ministres n’administreraient plus qu’en sous-ordre. Comme mandant, les chambres auraient donc à prendre le fait et cause de leur mandataire, à conserver et respecter ce qui, en définitif, ne serait que leur propre ouvrage ; et il faut bien le dire, il n’y a eu que trop jusqu’ici tendance de la part des ministre à se retrancher derrière les chambres, à faire peser sur elles tout le fardeau moral et matériel du gouvernement. Ce système peut être fort commode pour eux, mais il ne remplit ni le but ni les vues de la constitution ; il ne va surtout ni avec l’inviolabilité qu’elle a donnée aux chambres, ni avec la responsabilité qu’elle a imposée aux conseillers de la couronne.

S’il m’était permis de m’éloigner de mon sujet, je vous montrerais l’honorable M. Dumortier, il y a quelques jours encore, repoussant à grands cris et avec raison une responsabilité que l’on déversait sur nous ; seulement j’aurais peine à concilier ce que l’honorable membre a dit dans cette séance, avec les opinions émises par lui en d’autres circonstances, et notamment dans l’affaire actuelle. Je lui abandonne au reste cette tâche, que je considère comme au-dessus de mes forces.

Mais en restant dans mon sujet, les exemples ne manqueraient pas, s’il le fallait, pour faire ressortir tous les inconvénients inhérents à ce système, je me bornerais à un seul exemple : un ministre forme une demande de crédit, la chambre alloue parce qu’elle est pressée, parce que ses devoirs législatifs appellent son attention ailleurs. D’après la théorie de la commission, tout serait couronné, il y aurait autorisation, ratification, vis-à-vis des tiers comme vis-à-vis des ministres ; ainsi, cette demande aurait pour base un contrat nul par vice de forme ou par toute autre cause, le contrat deviendrait inattaquable, les tiers seraient recevables à invoquer devant les tribunaux l’allocation de crédit comme moyen d’exception et de ratification.

Ainsi, encore l’on reconnaîtrait plus tard que la dépense qui a motivé le crédit était blâmable, donnait même lieu à accusation, et la chambre devrait guider le silence, parce qu’elle se serait liée, parce qu’elle aurait autorisé ou ratifié.

Non, messieurs, il n’en peut être ainsi, en allouant, la chambre autorise bien le paiement de la dépense, mais quant au principe, quant à la manière dont elle a été faite, la chambre réserve les droit de tous, les siens, comme ceux du gouvernement, comme ceux des chambres à venir : elle ne pourrait même faire autrement sans excès de pouvoir, ainsi que l’a fort bien observé l’honorable M. Lebeau.

Et remarquez, le vote du budget est annal. Si ensuite ce vote embrasse tout à la fois le principe et le paiement de la dépense, s’il doit être entièrement libre, entièrement indépendant, je ne vois plus comment les chambres pourraient autoriser les emprunts et les contrats plus qu’annuels sans empiéter sur les droits des chambres suivantes, sans violer la constitution. Tout ne doit-il pas être égal ? l’exercice qui succède ne doit-il pas avoir la même latitude, la même indépendance que l’exercice qui finit ?

Aussi, l’honorable M. Dubus, en répondant à M. Lebeau, a-t-il dû trancher la difficulté et se réfugier derrière une prétendue nécessité qui autoriserait la transgression du pacte fondamental. Il n’en pouvait être autrement, dés qu on exagère les droits de l’un, on exagère les droits de l’autre. Ce qu’on gagne d’un côté on le perd de l’autre.

Ainsi, messieurs, avec la doctrine de la commission, voilà presque tout le pacte fondamental à refaire, un grand nombre d’articles à supprimer, les pouvoirs à remanier, les précédents à réformer, sans quoi contradiction dans la constitution, administration impossible, amortissement du crédit public, et certes pour qu’un principe entraîne avec lui des conséquences aussi anormales, il faut de toute nécessité qu’il soit erroné, et contraire à la nature des choses. C’est ce qu’il me reste à démontrer pour renverser complètement le système de la commission.

Sur quoi repose le principe de plénitude de vote en matière de dépense ? Quelle en est l’idée première ? Selon moi, la voici : En votant le budget, nous faisons une loi, et dès lors législateur, votre vote doit être entièrement libre, souverain, omnipotent. Dès lors, en effet, tous les pouvoirs doivent céder devant son autorité. C’est ce qu’on n’a pas dit d’une manière formelle, mais c’est ce qu’on a donné à entendre, c’est ce qui résulte d’ailleurs de l’amendement proposé par l’honorable M. Schaetzen.

En est-il bien ainsi ? Le budget a-t-il réellement ce caractère de souveraineté ? De sa nature n’est-il pas plus administratif que législatif ? Les principes sont là pour décider. Que disent-ils ?

Pour qu’une disposition forme loi, il ne suffit pas qu’elle soit votée et sanctionnée par les trois branches qui font les lois, il faut encore, pour être reconnue comme telle et en produire tous les effets, qu’elle en ait la nature, l’étendue et les caractères essentiels, il faut qu’elle soit conçue d’une manière impérative, qu’elle s’adresse à tous, qu’elle soit obligatoire pour tous, et qu’enfin elle dispose sur et pour l’avenir. Or, que l’on ouvre un loi du budget, et l’on ne rencontrera aucun de ces caractères, aucune de ces conditions.

Et d’abord s’agit-il, comme en matière vraiment législative, de séparation tranchée et impérative à faire entre le présent et l’avenir ? Non, l’ensemble d’un budget se compose de faits spéciaux, de droits acquis, d’actes accomplis, de crédits à allouer, de paiements à effectuer, d’après les lois, règlement, arrêtés existants, d’après les décisions judiciaires, intervenues ou à intervenir.

Quant à ses dispositions, prétendrait-on qu’elles sont obligatoires pour tous, qu’elles s’adressent à tous, qu’en un mot, elles décident souverainement ? Personne, je pense, n’osera le soutenir. Ainsi, par exemple, cette loi aura beau dire, l’Etat ne doit rien, nous n’allouons rien, les tribunaux ne seraient pas liés par là, ils pourraient fort bien condamner ; ce qui n’arriverait pas, si le budget était réellement une loi souveraine.

Une fois reconnu que celui-ci n’est pas un acte législatif, la plénitude de vote n’est plus une nécessité, la force des choses veut au contraire que souvent il ne soit pas entièrement libre, entièrement indépendant, que, comme acte administratif, il soit soumis à toutes les conditions qui régissent les actes de cette nature ; comme tel ainsi, il doit respecter ce qui a été fait par les autres pouvoirs dans le cercle de leurs attributions, et ces limites sont, non de convenance, mais de constitution et de stricte obligation.

Ainsi, cette loi fixe le personnel d’une administration et le traitement qui y est attaché ; je citerai la loi sur l’organisation judiciaire. La chambre bien certainement ne pourrait refuser les allocations voulues par cette loi, sans quoi, elle ferait violence aux deux autres branches du pouvoir législatif, et annulerait, dans leur concours, une loi de l’Etat.

Une décision judiciaire condamne le gouvernement, force est encore aux chambres d’allouer, sinon elle reformerait indirectement cette décision, et s’arrogerait ainsi le droit de juger.

Vis-à-vis du pouvoir exécutif, le vote des chambres n’a pas non plus une indépendance absolue. Ainsi, elles ne peuvent opposer à leur vote toutes espèces de condition, dire quand et comment la dépense se fera, en faveur de quelle personne, et sans quoi les chambres administreraient, et dès lors tous les rouages de la constitution devraient être modifiés ainsi que je l’ai fait voir, toute l’économie de notre système représentatif serait bouleversé. Personne, au reste, ne conteste que la mission des chambres ne doive se borner au simple contrôle, à la simple surveillance.

Ainsi, en résumé, il me semble avoir été démontré que le système de la commission est inadmissible, qu’il repose sur un principe faux, que ce principe amène des conséquences non moins fausses, que ces conséquences enfin détruisent tout l’équilibre des pouvoirs, et violent plus ou moins les art. 29, 70, 89, 90, 115 et 134 de la constitution, que la source de l’erreur provient surtout de ce que la commission ne s’est pas assez arrêtée sur la nature des attributions dévolues aux chambres en vertu de l’article 115 et de ce qu’elle n’a pas tenu compte des art. 29 et 89.

D’un autre côté, si je me suis fait bien comprendre, il devient facile maintenant de fixer les bases sur lesquelles, selon moi, doivent se régler les droits des ministres, les droits des chambres en matière de dépense.

En ce qui concerne les ministres d’abord, je pense avoir établi qu’en cette matière, le pouvoir exécutif était le représentant de l’Etat, que c’était à lui que les tiers devaient s’adresser, que c’était avec lui qu’ils devaient traiter ; qu’en un mot il avait pouvoir et capacité, sous sa responsabilité de lier et engager l’Etat ; que cette capacité, il la tenait, non du budget, mais des art 29 et 89 de la constitution, par suite du principe : Qui veut la fin veut les moyens.

S’il pouvait rester quelque doute à cet égard, j’invoquerais ce qui a été fait, ce qui a été reconnu et admis jusqu’ici.

Sous toutes les théories, sous toutes les constitutions, le pouvoir administratif a toujours été considéré comme l’apanage inséparable du pouvoir exécutif, et sans le droit de lier l’Etat, le pouvoir dont tous les actes engagent plus ou moins n’est plus qu’un vain mot.

Dans la pratique, et sauf le cas d’emprunt, et nous verrons pourquoi, s’est-on jamais départi de ces principes ? n’a-t-on pas toujours agi comme si les ministres avaient pouvoir d’obliger ? Est-il venu dans la pensée des tiers contractants de demander si leur mandat était en règle, s’ils avaient une allocation de crédit suffisant ? D’un autre côté, les ministres se sont-ils considérés comme ayant besoin, sinon pour mettre leur responsabilité à couvert, d’une autorisation ou d’une ratification ? Il est peut-être quelques exceptions ; mais, en général si des contrats ont été soumis aux chambres, ils ne l’ont point été pour être ratifiés, mais à titre de renseignement et pour motiver le crédit, si enfin dans les cas qui sortent de l’administration ordinaire, comme celui de la bibliothèque Van Hulthem, les ministres, non munis d’un crédit ad hoc, ont contracté des obligations conditionnelles et soumis à l’éventualité de l’allocation, ils ne l’ont fait que pour couvrir leur responsabilité, et non parce qu’ils se reconnaissaient incapables ; car une obligation conditionnelle suppose la même capacité qu’une obligation simple ou à terme, là encore aux yeux de tous les jurisconsultes, il n’y a pas ratification de la part des chambres ; autre chose est de ratifier ; autre chose est d’accomplir une condition éventuelle.

Ainsi, messieurs, tout concourt les principes comme les précédents, à établir que les ministres ont capacité pour engager l’Etat, que cette capacité ils la tiennent non du budget, mais de la constitution.

Mais, dira-t-on, si le budget n’est pas attributif, il est au moins restrictif de pouvoir, il circonscrira la capacité ministérielle dans la limite des crédits alloués. Ce système reviendrait en dernier résultat à celui de la commission. Il en aurait tous les inconvénients ; il soulève les mêmes objections et toutes doivent le faire également repousser.

Pour régler une capacité émanant de la constitution, et qui comme celle dont il s’agit intéresse la société tout entière, il faut comme je l’ai déjà dit, une loi claire, précise, permanente, s’adressant à tous, obligatoire pour tous.

C’est là le rôle non des lois du budget, mais des lois de comptabilité générale et de responsabilité ministérielle. Elles seules peuvent organiser et régulariser vis-à-vis de tous les principes posés par les articles 29 et 89 ; restreindre ce que l’initiative ministérielle peut avoir de trop étendue ; remplir enfin une lacune remarquée par votre commission. Mais, messieurs, lorsque vous vous occuperez de ce sujet, quelles que soient les dispositions que vous preniez, je ne pense pas que vous puissiez aller, sans violer la constitution et sans rendre l’administration impossible, jusqu’à formuler en loi le système de la constitution, jusqu’à soumettre les ministres en matière de dépense à l’autorisation préalable, et ce à peine nullité.

En France ainsi, où le vote des budgets et l’initiative du vote appartiennent également à la chambre des députés, en vertu des art. 47 et 48 de la charte, et la puissance exécutive au roi et à ses ministres, en vertu de l’art. 1er, où d’ailleurs il existe un système financier semblable au nôtre, sauf que le visa de la cour des comptes ne doit pas précéder le paiement, l’on a fait en 1817 une loi de comptabilité qui, je pense, est encore en vigueur aujourd’hui. Mais dans cette loi, l’on s’est bien gardé de donner aux dispositions du budget un effet aussi restrictif et aussi absolu que celui que voudrait réduire de notre constitution. Ainsi l’on a laissé les droits de tiers saufs et entiers ; en cas d’infraction, l’on n’a pas comminé contre eux la peine de nullité, parce qu’il leur est presque toujours impossible de savoir si un ministre dépasse ses crédits, parce que cette peine frapperait les innocents et laisserait en paix les contrevenants. Voici au reste les dispositions de la loi du 25 mars 1817 :

« Art. 152. Les ministres ne peuvent, sous leur responsabilité, dépenser au-delà du crédit. »

« Art. 153. Le ministre des finances ne peut, sous la même responsabilité, autoriser les paiements excédants, que dans les cas extraordinaires et urgents, et en vertu d’ordonnances du roi, qui doivent être converties en loi à la plus prochaine session. »

Comme on voit, ces dispositions mettent en cause, non la capacité mais la responsabilité des ministres. De plus elles reconnaissent au roi un droit qui eût été éminemment inconstitutionnel, si les art. 47 et 48 équivalents à nos articles 27 et 115 avaient eu une portée aussi étendue que le suppose la commission. Car il eût déplacé une prérogative dont les chambres n’eussent pu se dessaisir sans porter atteinte au pacte fondamental.

Je pourrais m’arrêter ici, mais il s’agit d’une question délicate d’attribution, et comme personne plus que moi ne respecte les droits et prérogatives de la chambre, je tiens à démontrer que les principes que je viens de développer ne lèsent aucun des droits qui lui ont été conférés par la constitution, et j’aborde de suite la principale objection que ces principes peuvent faire naître : si les ministres n’ont pas besoin d’autorisation préalable pour lier l’Etat, s’ils peuvent ainsi forcer l’allocation, faire violence aux chambres, à quoi servent, dira-t-on, les lois du budget, à quoi sert l’art. 115 de la constitution ? Ici d’abord il est bon de s’entendre.

Je suis le premier à le reconnaître ; il est dans le vœu et dans l’esprit de la constitution que les ministres engagent le moins possible le vote des chambres, qu’ils ne le fassent qu’en cas de nécessité absolue, qu’ils s’en abstiennent, d’autant plus que le service est plus nouveau, que le service sort plus des errements suivis jusqu’alors, que sinon ils compromettent leur responsabilité. Cela résulte implicitement des articles 111, 115 et 116 de la constitution. Ainsi la dépense fût-elle avantageuse, si elle n’est pas urgente, si les chambres n’ont pas été consultées au préalable, il y a irrégularité, sujet à blâme. Mais ce que je ne puis admettre, c’est que la peine de l’irrégularité aille saisir les tiers innocents, et laisse impunis les ministres contrevenants. Ce que je ne puis admettre davantage, c’est que le droit de surveillance aille jusqu’à absorber le droit d’agir, qu’en fait de dépense, de pouvoir administratif, les ministres ne soient que de simples intermédiaires, que les chambres seules lient et engagent l’Etat ; et réunissent ainsi deux prérogatives qui impliquent contradiction, l’initiative et le contrôle, le droit d’agir et le droit d’accuser : sur tous ces points je m’en réfère à ce que j’ai dit précédemment.

Après cela, de ce que l’allocation serait obligatoire vis-à-vis des tiers, s’ensuit-il que tout soit consommé ? Que le vote ne soit plus qu’une simple formalité ? Que les chambres se trouvent désarmés et l’Etat sans garantie contre les abus ? Les articles 89, 90 et 134 ne sont pas supprimés par là, au contraire, ils n’ont de valeur que dans ce système. Les ministres ne doivent pas moins compte de leur conduite, ils ne sont pas moins responsables matériellement et surtout moralement si l’allocation est forcée vis-à-vis des tiers ; le vote reste libre et indépendant vis-à-vis des ministres.

Les chambres peuvent approuver ou improuver, poursuivre ou ne pas poursuivre suivant l’occurrence des cas. Ainsi, en cas de fraude, si les tiers étaient complices, je n’hésite pas à penser qu’ils ne tomberaient, conjointement avec le ministre coupable, sous votre droit d’accusation ; qu’en vertu de votre pouvoir discrétionnaire, vous ne puissiez les traduire également devant la cour de cassation, et que s’il s’agissait par exemple d’un contrat évidemment frauduleux et dilapidatoire, vous n’ayez accessoirement action pour en faire prononcer la nullité. Mais la prévention et la répression ne s’arrêtent pas là. Vous pouvez retirer votre confiance à un ministre, le forcer à la retraite ; user ainsi d’un droit plus efficace qu’on ne pense pour le maintenir dans le cercle de ses devoirs.

Mais, dira-t-on, ces garanties sont insuffisantes, un ministre incapable ou infidèle peut se jouer de ces liens plutôt moraux que matériels et vous lui mettez en main les moyens de léser gravement les intérêts de l’Etat, sans d’autre remède qu’un recours le plus souvent inutile. Je ne nie pas qu’il n’y ait des précautions à prendre, mais ces précautions doivent être l’ouvrage de la loi. Cette loi est à faire et aujourd’hui nous devons décider d’après ce qui est, et non d’après ce qui doit être. Au reste vous aurez beau faire, les places de ministres sont et devront toujours être des places de confiance. Imaginez tous les systèmes possibles, prenez toutes les précautions, et vous n’éviterez pas que dans certaines circonstances données et plus nombreuses qu’on ne pense, un ministre ne puisse faire un mal irréparable au pays, un mal qui frapperait celui-ci non seulement dans sa fortune, mais dans ses affections les plus chères, dans ses intérêts les plus sacrés. Si ce n’est pas par la dépense, ce sera par les alliances qu’il conseillera, par l’esprit qu’il donnera à son administration, par les erreurs législatives dans lesquelles il pourra induire les chambres. Ainsi, même, la commission a cru remédier à tout par son système. Eh bien, avec ce système un ministre peut encore dépasser ses crédits, grever l’Etat, malgré la volonté des chambres, pour des sommes considérables que l’Etat sera obligé de payer, et cela parce qu’un mandant se met toujours plus ou moins à la disposition de son mandataire. Ainsi que l’on alloue une somme de 70,000 fr. pour acquisition de tableaux, par exemple, un ministre ne peut-il pas traiter séparément avec plusieurs personnes pour cette somme totale ? Ces personnes ne peuvent-elles pas être de bonne foi ? Dans ce cas les divers contrats seraient obligatoires, les tiers auraient action d’après les principes du mandat, et l’Etat pourrait avoir à payer 2 ou 300,000 fr. Peut-être heureusement l’esprit et la marche du système représentatif repoussera de semblables hypothèses. Un ministre aujourd’hui n’est plus une créature du favoritisme. Il est l’enfant de ses œuvres, il a besoin d’avoir été éprouvé soit dans les emplois publics soit dans les débats parlementaires, il a besoin surtout de la confiance des chambres, et cette confiance ne lui est accordée que s’il l’a méritée.

Si quittant les considérations générales, j examine, le texte à la main, les droits que la constitution a donnés aux chambres sur les deniers publics, je n’y vois rien qui contrarie les principes que j’ai précédemment développés. Les chambres, a dit l’honorable M. Liedts, et notamment la chambre des représentants, ont un droit de souveraineté sur les finances de l’Etat. Cette souveraineté doit rester intacte, aucun pouvoir ne peut lui faire violence Cette objection, au fond, revient au principe qui a servi de point de départ à la commission, bien qu’elle n’ait changé sans doute qu’en vertu des articles 27, 111, 115, 116 ; la chambre des représentants est instituée gardienne de la caisse de l’Etat, elle a sur elle un droit de haute surveillance, rien n’y peut entrer, rien n’en peut sortir sans son autorisation préalable, en un mot elle a sur ce point l’administration suprême. Mais ces attributions doivent être renfermées dans leurs véritables bornes ; par nature, elles sont essentiellement administratives, et l’on ne peut leur reconnaître un caractère de souveraineté que lorsqu’il résulte formellement de la lettre ou de l’esprit de la constitution. Or, en partant de là, je ne puis reconnaître ce caractère de souveraineté que lorsqu’il s’agit des voies et moyens, et cela en vertu de l’art. 111.

Là effectivement vous avez à voter en première ligne les lois d’impôt ; là vous êtes législateurs, souverains et omnipotents ; là votre vote doit être libre, indépendant, là vous avez faculté absolue de refus ou d’action.

Ce n’est pas tout cette disposition doit s’étendre à toutes les autres branches des revenus publics. L’accessoire suit le sort du principal. Le même régime lui est applicable, et voilà pourquoi les ventes, les emprunts, la création des bons du trésor, la perception des rendages, même à défaut de disposition expresse, sont soumis à l’autorisation préalable. Tout cela est dans l’esprit et dans les vues de l’art. 111.

La constitution, en effet, a voulu que les deniers de l’Etat fussent remis en des mains sûres et ayant votre confiance. Elle a voulu assurer l’harmonie et le concours entre les pouvoirs qu’elle établissait, et dans ce but, elle a soumis les lois d’impôt à un régime exceptionnel, elle ne leur a donné force que pour un an ; de cette manière, les ministres ne peuvent battre monnaie sans votre concours ; vous n’abdiquez pas à perpétuité, sur ce qui peut seul leur donner une existence, votre droit de souveraineté, et vous conservez un remède extrême, remède plus ou moins contesté jusqu’alors contre les conflits graves contre la persistance d’un ministère qui voudrait se maintenir contrairement au vœu de la majorité.

Mais aussi, une fois le budget des voies et moyens adopté, vous avez épuisé cette souveraineté extrême, vous n’êtes plus, lorsqu’il s’agit de lui donner une destination, que simples administrateurs, dont le rôle et les droits sont fixés par les articles 29 et 89 d’une part, par les art. 90, 115, 116 et 134 de l’autre.

Et ces droits peuvent se résumer en ceux-ci ; droit de haute surveillance, droit de haute direction sur les finances, et par contre sur la marche, la portée et l’esprit de l’ensemble administratif ; ainsi en vertu des art. 115 et 116 surtout, les chambres tiennent, si je puis m’expliquer ainsi, les cordons de la bourse. Aidée de la cour des comptes, elles veillent à ce qu’on n’abuse pas des deniers publics ; aucun paiement ne peut être fait sans leur autorisation préalable, les ministres doivent demander les fonds, et pour les obtenir, ils sont obligés de rendre compte de leur conduite ; d’un autre côté, en vertu du même art. 115, les chambres doivent, autant que faire se peut, être consultées au préalable ; s’opposer ainsi à ce qu’on ne fasse des dépenses excessives ou inutiles, établir des jalons qui arrêtent et qui guident les ministres dans leur gestion, et c’est ce qu’elles accomplissent en votant à l’avance le budget. Mais, en cas de contravention, les chambres doivent se retrancher dans les droits que la constitution leur a accordés, à titre de sanction, et ces droits sont : le droit de contrôle en vertu des art. 89 et 90, le droit d’accusation, en vertu de l’art. 134, le droit de révocation indirecte, en vertu de l’art. 111, droit au reste qui résulte de l’ensemble de ses prérogatives ; or, de tous ces droits sanctionnateurs, il n’en est aucun qui frappe la capacité ministérielle, aucun qui autorise l’annulation des acte semblables à celui que nous considérons en ce moment.

Après ce long examen, article par article, je crois avoir donné une preuve suffisante de mon respect pour la constitution, de mon respect pour la prérogative de chacun, et avoir justifié les motifs qui me font repousser le système de la commission.

En résumé, je pense avoir établi, qu’en fait de dépense, les ministres tiennent leur capacité, pour engager l’Etat, non du budget, comme le prétend la commission, mais bien de la constitution, des art. 29 et 89 ; qu’en outre la loi du budget ne règle pas, n’entame pas cette capacité, qu’elle la laisse entière, qu’elle ne touche qu’à la responsabilité des ministres, en l’étendant ou en la restreignant suivant l’occurrence des cas.

Si ces principes sont vrais, l’on est obligé de reconnaître que le contrat dont s’agit est validé, parce qu’au fond le ministre avait capacité pour le faire, parce que la durée du contrat quelque longue qu’elle puisse être, ne présenterait une cause de nullité que dans le cas où l’on pourrait en induire une circonstance de fraude, parce que, s’il y a eu irrégularité, le ministre seul devrait être responsable.

Après cela irons-nous recourir aux tribunaux ? Je crois que le plus sage, le plus politique, le plus conforme à la dignité de la nation est d’exécuter le contrat sauf à voir ce que nous devons décider vis-à-vis du ministre.

Je laisse à de plus experts en administration militaire, le soin de traiter à fond cette seconde question. Je me bornerai à quelques réflexions sur ce qui a été dit jusqu’ici : les attaques ont porté principalement sur la durée de l’entreprise, sur l’absence d’autorisation, sur l’inopportunité de la dépenses, sur les bases enfin du marché, et, je l’avoue, dans toutes ces critiques, je n’en vois aucune assez grave, assez sérieuse pour motiver contre le général Evain une détermination de la chambre.

Le ministre, dit-on, a eu tort de faire un marché aussi long. Mais la nature du service permettait-il d’en faire un autre ? eût-on trouvé adjudicataire pour une entreprise de quelques années seulement ? ou du moins n’eût-il pas fallu se résoudre à des obligations fort onéreuses pour le trésor et le service ?

Mais, réplique-t-on, avant d’engager le pays pour un si long terme, le ministre eût dû au préalable consulter la chambre, il eût pu par exemple contracter une obligation conditionnelle et soumise à l’allocation. Ce genre d’obligation est-il toujours possible ? n’offre-t-il pas le plus souvent des résultats désavantageux par l’incertitude qu’il laisse après lui ? n’a-t-il pas ensuite le grave inconvénient de déplacer le responsabilité, d’en décharger le ministre sur qui elle doit peser et de la reporter sur la chambre qui n’est pas toujours en position de décider en connaissance de cause ? Au reste, la difficulté n’est pas là, il y avait allocation, et l’on n’eût point songé à critiquer le ministre ; s’il était resté dans les errements suivis jusqu’alors, eût-il engagé le vote des chambres, eût-il, par exemple, traité avec les villes pour plusieurs années ?

Toute la question est donc de savoir s’il y avait lieu de modifier le service, si ces modifications étaient opportunes, si elles ont été bien exécutées ; or, sur les deux premiers points la commission a répondu affirmativement à l’unanimité, elle a trouvé qu’il y avait lieu à apporter des modifications, seulement elle a blâmé le mode d’exécution suivi, elle l’a déclaré mauvais : c’est donc sur ce point que doit se concentrer la discussion.

Je me garderai bien de soutenir qu’on n’eût pas pu faire meilleur marché, car je me reconnais tout à fait incompétent sur ce point. Mais y a-t-il dans celui qui existe faute si lourde que l’on doive en faire supporter les conséquences au ministre.

Quel a été ici l’objet principal des attaques ? 1° De ce que le ministre n’aurait pas suffisamment stipulé les intérêts du soldats ; 2° de ce qu’il n’aurait pas cherché à adjuger particulièrement ; 3° de ce qu’il n’aurait pas pris au compte de l’Etat la fourniture des couchettes ; 4° de ce qu’il aurait obligé l’Etat à payer les lits non occupés.

De ces quatre griefs le premier, et le principal, selon moi, a perdu beaucoup de son importance depuis la dernière discussion. Des arrangements ont eu lieu depuis lors, il a été reconnu par votre section centrale que le soldat était maintenant plus à l’abri des exactions.

A l’égard du second reproche, j’ai ouï dire généralement que l’adjudication partielle n’eût été avantageuse que dans le cas seulement où les villes eussent voulu se charger de l’entreprise. Et il me paraît assez bien établi par les pièces jointes au rapport que les villes ont refusé de prendre ce qu’elles considéraient comme une charge.

Le troisième grief est celui qui a frappé le plus les esprits, et c’est celui qui au premier abord est en effet le plus saillant. Calcul fait, l’on a reconnu que l’Etat eût gagné 27,000 fr. par an, s’il avait pris à son compte la fourniture des couchettes. Et même, à l’aide des intérêts composés, et en capitalisant la somme, l’on est parvenu à grossir singulièrement le déficit.

Mais tous ces calculs sont fort beaux sur le papier. Seraient-ils aussi exacts si on venait à les réaliser ? Je pense qu’il en est un peu ici comme des devis des architectes, qui n’effectuent pas toujours ce qu’ils promettent. Et en effet, en présence d’une période de 20 années, des événements qui peuvent surgir, des désavantages de l’Etat, lorsqu’il devient fournisseur, des inconvénients qu’il y eût eu d’établir deux services, l’un pour la couchette, l’autre pour la garniture, des faux frais qui échappent aux prévisions, qui oserait assurer qu’il n’y aurait pas eu mécompte dans les calculs ?

Qui oserait garantir et prendre sur lui que si l’on eût suivi la deuxième base, l’Etat eût fait un bénéfice net et annuel de 27,000 fr. ? surtout lorsqu’il s’agit d’un marché aussi compliqué et s’élevant à une somme de plus de 400,000 francs par an.

J’en viens maintenant au quatrième reproche ; sans doute il eût été plus avantageux pour l’Etat de ne pas payer les lits inoccupés ; mais eût-on trouvé des adjudicataires disposés à entretenir des lits sans emploi et sans rapport ? leurs prétentions n’eussent-elles pas augmenté avec les charges qu’on leur eût imposées ? D’un autre côté, ces lits ne seront-ils pas occupés pour la plupart du temps ; en cas même d’arrangements avec la Hollande, ne nous faudra-t-il pas toujours une armée telle que le nombre des lits fournis ne soit pas hors de toute proportion ?

Au reste, je le déclare, je n’ai pas la prétention de me prononcer sur la valeur intrinsèque du marché, de le proclamer le meilleur possible : mais en supposant que le ministre se soit trompé, qu’il y ait eu préjudice pour l’Etat, trouve-t-on dans l’affaire des circonstances assez graves pour mettre ce préjudice à la charge du ministre ? Voilà en définitive à quoi se réduit toute la question, et dans ces termes je ne sais sur quelles bases solides l’on formulerait un acte d’accusation.

Enfin, il est une troisième question qui a pris naissance depuis la dernière discussion ; celle de savoir si l’on doit accepter le projet de transaction proposé par la compagnie des lits de fer ; il est repoussé par la section centrale qui vous a donné ses raisons. Pour ma part j’attendrai, avant de me prononcer, les lumières de la discussion.

- M. Fallon cède le fauteuil à M. Dubus aîné pour prendre la parole.

M. Fallon. - Messieurs, le marché des lits de fer fut conçu et adjugé par le ministre de la guerre sans l’autorisation préalable des chambres, et sans même que leur ratification ait été réservée.

Ce marché avait pour objet un système de couchage bon en lui-même, celui de coucher les soldats séparément, commodément, et proprement.

Pour atteindre ce but, le ministre avait-il pris toutes les précautions nécessaires pour ménager les intérêts du soldat et du trésor ? le marché n’était pas onéreux pour l’un et l’autre ? en d’autres termes, ne pouvait-on obtenir l’amélioration sans charger le trésor pour vingt ans d’un accroissement aussi considérable de dépenses ?

Vous connaissez, messieurs, les nombreux griefs qui furent reprochés à cette opérations ; depuis les premiers débats les uns ont disparu, les autres ont été atténués, mais il existe encore des reproches fondés auxquels il n’a point été satisfait.

Une commission fut nommée solennellement par la chambre. Elle procéda à des enquêtes, à des investigations scrupuleuses, et elle donna, pour avis, que le marché était onéreux à l’Etat, et que la chambre devait lui refuser son approbation.

En présence d’un jugement aussi imposant, et de la prévention qui s’était déjà assez généralement manifestée dans la chambre, il restait peu d’espoir de lui faire annuler le marché.

Un moyen de tourner la difficulté fut imaginé. La compagnie se joignit au ministre pour essayer de faire diversion. La chambre allait donner le scandale de la violation des contrats, elle allait alarmer la bonne foi publique, elle allait compromettre le crédit de l’Etat, les adjudications pour les services généraux n’allaient plus trouver à l’avenir d’entrepreneurs ; la chambre allait abuser de sa position, elle allait administrer, elle allait usurper le pouvoir exécutif. En agissant sous sa responsabilité, le ministre avait lié l’Etat irrévocablement. Enfin, on alla jusqu’à vouloir faire comprendre qu’en cas semblable, le pouvoir judiciaire saurait bien mettre la chambre à la raison.

Toutes ces clameurs étaient de nature à nous toucher fort peu, elles étaient vides de sens ; mais comme elles pouvaient égarer l’opinion au-dehors de cette enceinte, je crus qu’il importait d’en faire justice.

Ma tâche ne fut pas difficile, et il paraissait que je l’avais assez passablement remplie, puisque l’on fut assez généralement d’accord qu’il était bien dans les attributions de la chambre d’approuver ou de désapprouver le marché, dans lequel cas de désapprobation, le marché ne liait ni l’Etat ni personnellement le ministre. Cela est si vrai que, dans la suite de la discussion, le gouvernement se garda bien de reproduire la doctrine que j’avais combattue, et que, depuis lors, le ministre lui-même et, qui plus est, la compagnie elle-même, ont reconnu, dans leurs relations et dans leurs actes que les tribunaux n’avaient que faire de cette question ; que le seul moyen de rendre efficace le marché, c’était d’y apporter des modifications de nature à lui faire obtenir l’agréation de la chambre.

Dans cet état des choses il y a lieu de s’étonner, si quelque chose devait encore étonner dans la discussion du budget de la guerre, il y a lieu de d’étonner, dis-je, que l’on vienne de nouveau remettre en question les attributions et les pouvoirs de la chambre sur le marché dont il s’agit, et que l’on entreprenne de démontrer que ce marché a, pour l’Etat, une force obligatoire qui aux tribunaux seuls, et non à la chambre, il appartiendrait de dénier.

Ouvrez la transaction du 18 août 1836, vous y verrez la reconnaissance formelle, tant de la part du ministère que de la compagnie Legrand, que, sans l’assentiment des chambres, que sans apporter au marché des modifications de nature à lui faire obtenir cet assentiment, le marché ne peut subsister, ne peut produire aucun effet.

Lisez la lettre du directeur de cette compagnie du 16 décembre dernier, et vous verrez que cette société est tellement convaincue que l’assentiment seul de la chambre peut imprimer la force obligatoire à son marché, qu’elle a dit elle-même, et en toutes lettres, que ce n’est qu’afin d’obtenir cette ratification qu’elle fait de nouvelle propositions.

Il est donc vraiment étonnant que l’on vienne nous parler de nouveau des tribunaux, et que, voulant être plus éclairé, plus précautionneux et plus exigeant que la compagnie, on vienne reproduire la question de savoir si c’est aux tribunaux, et non à la chambre, qu’il appartient de décider si cette ratification est bien nécessaire à la compagnie pour faire suivre les effets du marché ; en d’autres termes, s’il entre bien dans les intérêts de la compagnie d’attacher autant de prix à cette ratification.

Quoi qu’il en soit, puisque la question est de nouveau soulevée, je regarde comme un devoir de résumer ce que j’ai dit pour la combattre.

Aux termes des articles 27 et 115 de a constitution, le droit de voter chaque année toute dépense quelconque de l’Etat appartient aux chambres, et à la chambre seule des représentants appartient l’initiative de ce droit.

La conséquence toute naturelle de ces dispositions constitutionnelles, c’est que le pouvoir exécutif qui comprend le pouvoir d’administrer, ne peut faire aucune dépense, ni engage efficacement à aucune dépense, qu’elle n’ait été votée par les chambres.

C’est là l’une des garanties les plus importantes que la constitution donne au pays.

Je sais bien qu’en général cette garantie n’est pas suffisante pour préserver l’Etat du préjudice résultant de fausses entreprises, des spéculations irréfléchies ou hasardeuses, ou des prodigalités des agents du pouvoir exécutif ; mais elle suffit à la thèse que je défends, parce que tout au moins ces malversations ne peuvent jamais dépasser les sommes qui ont été librement votées par la législature, et qu’au-delà de ces sommes tout préjudice est impossible.

Or, supposons, comme dans le cas actuel, qu’un ministre, dans avoir obtenu l’autorisation préalable des chambres, ait contracté un engagement qui fait peser sur le trésor une dépense plus ou moins élevée, plus ou moins utile, à renouveler chaque année pendant 20 ans.

Supposons maintenant qu’en vertu de la quotité, de la capacité et de ses pouvoirs comme ministre, cet engagement lie irrévocablement l’Etat au point que, sans égard s’il a été autorisé ou ratifié par les chambres, les tribunaux pourraient en ordonner l’exécution à la charge du trésor.

C’est bien là l’hypothèse applicable à la circonstance actuelle.

Or, dans cette hypothèse, que devient le droit que la constitution attribue aux chambres de voter au préalable la dépense ?

Ce droit ne serait évidemment qu’une illusion, puisque le pouvoir exécutif pourrait l’éluder chaque fois qu’il le trouverait bon ; il suffirait pour cela que le ministre s’obligeât à l’avance par contrat aux diverses dépenses qu’il se propose de demander au budget, bien certain qu’il obtiendrait le moyen de les effectuer, si pas par le vote des chambres, tout au moins par le secours du pouvoir judiciaire qui, sur la représentation de l’engagement contracté par le ministre, condamnerait le trésor à y satisfaire.

Je vous demande, messieurs, ce que devient le pouvoir constitutionnel des chambres dans le vote des dépenses de l’Etat, si un tel système était admissible ?

Que le vote seul préalable des chambres puisse engager efficacement le trésor au paiement d’une dépense, c’et là une vérité constitutionnelle par trop évidente pour qu’on puisse la contester.

Comment donc se fait-il que l’on prétende cependant que par le fait d’un ministre le trésor puisse se trouver efficacement engagé en l’absence du vote des chambres, et alors même que ce vote serait refusé par elles ?

Il y à là quelque chose qui révolte le bon sens. Il ne peut se faire que la constitution aurait investi les chambres d’un droit en accordant en même temps au pouvoir exécutif le moyen d’en paralyser l’exercice.

L’absurdité d’une semblable antinomie n’existe pas dans les dispositions de votre charte constitutionnelle. Cette contradiction n’a sa source que dans une définition évidemment abusive de la responsabilité ministérielle.

Le ministre étant chargé d’un département d’administration, il faut bien, dit-on, qu’il puisse pourvoir aux différents services dont il est chargé, et comme il est responsable des actes de son administration, il faut bien que, sous cette responsabilité que la constitution fait peser sur lui, il puisse engager l’Etat dans les dépenses nécessaires au service de son département.

Je conçois qu’un ministre doive pourvoie aux différents services de son département, et qu’il soit responsable des actes de son administration.

Je conçois encore que ce soit sous sa responsabilité qu’il engage l’Etat dans l’emploi des dépenses votées par le budget ou autorisées par une loi spéciale, mais ce qu’il m’est impossible de concevoir, c’est qu’à cause de sa responsabilité dans la dépense des crédits votés par la législature, il engagerait efficacement l’Etat dans des dépenses que la législature n’aurait pas votées.

Il y a donc là quelque chose d’inintelligible qu’il faut éclaircir, et c’est pour qu’on se comprenne enfin que je vais nettement poser la question de savoir quels sont les effets constitutionnels de la responsabilité ministérielle dans le fait d’un ministre, soit en ce qui regarde les finances de l’Etat, soit en ce qui concerne la personne avec laquelle il a traité.

La responsabilité ministérielle a-t-elle pour effet de lier irrévocablement l’Etat à tout acte, à toute convention que souscrit un ministre en sa qualité de ministre, sans qu’il soit besoin du consentement ou de la ratification des chambres ?

A-t-elle au moins pour effet de rendre le ministre personnellement responsable, et passible de dommages et intérêts envers la personne avec qui il a traité dans le cas où, par suite de la désapprobation des chambres, l’acte ne peut recevoir son exécution à la charge de l’Etat. La négative me paraît incontestable dans un cas et dans l’autre.

Le congrès a établi la responsabilité ministérielle comme conséquence de la maxime, essentielle au gouvernement monarchique constitutionnel, que le roi ne répond judiciairement d’aucun de ses actes, et que sa personne est hors d’atteinte de toute censure.

Mais le congrès s’est abstenu de définir cette responsabilité, et d’en déterminer les effets.

Après avoir posé, comme maxime, dans l’art. 63 de la constitution, que la personne du roi est inviolable et que les ministres sont responsables, il a également posé en principe, dans l’art. 90, que c’était à la chambre des représentants qu’appartenait le droit d’accuser les ministres et de les traduire devant la cour de cassation qui, seule, aurait droit de les juger chambres réunies.

Quant à l’exercice de l’action civile, ce même article a déclare qu’une loi déterminerait ultérieurement les cas de responsabilité et le mode de procéder.

Enfin l’art. 134 a ajouté qu’en attendant une telle loi, la chambre des représentant aurait le pouvoir discrétionnaire d’accuser un ministre en matière de crimes ou de délits seulement.

Du rapprochement de ces dispositions constitutionnelles, il résulte que, jusqu’à présent, il n’est pas possible d’apprécier légalement les effets civils de la responsabilité ministérielle.

Ainsi, jusqu’à ce qu’une loi ait déterminé les cas de responsabilité civile et ses effets, il faut bien se renfermer dans les principes du droit commun.

Or, tout ainsi qu’un ministre, un mandataire est civilement responsable des actes qu’il fait en cette qualité.

Si le mandataire a excédé les pouvoirs dérivant de son mandat, il en est responsable envers la personne avec laquelle il a traité, à moins que celle-ci n’ait eu une connaissance suffisante de ses pouvoirs.

Mais aussi, quels que soient les effets de sa responsabilité dans l’exercice de son mandat, soit envers les tiers avec qui il traite, soit envers le mandant lui-même, jamais ce qui a été fait ou consenti au-delà des limites du mandat, n’est obligatoire pour le mandant que dans le seul cas où celui-ci a ratifié l’acte expressément ou tacitement.

Tel est le droit commun de tous les peuples civilisés : ce sont là des principes essentiellement invariables.

Au moins que, dans la loi qui sera faite en exécution de l’article 92 de la constitution, on ne modifie ces principes en ce qui concerne la responsabilité des agents du pouvoir exécutif, il faut bien les appliquer à la responsabilité ministérielle.

Je cherche en vain un texte de loi, ou une raison de principe, où l’on puisse s’autoriser à dire que l’engagement que contracte un ministre, en sa qualité de ministre, lie l’Etat par là seulement qu’il est personne responsable.

Je conçois que s’il agit dans un cas où le pouvoir exécutif ne pouvait agir valablement sans l’autorisation des chambres, son engagement puisse se valider, et lier l’Etat, dans le cas prévu par le droit commun, c’est-à-dire alors que les chambres auront ratifié son fait expressément ou tacitement. Mais ce qui n’est pas convenable, c’est qu’en l’absence de toute règle constitutionnelle, légale ou de droit positif sur la matière on puisse sérieusement prétendre que par là même que l’agent d’un pouvoir est responsable, il aurait un mandat plus étendu que le pouvoir même dont il tient le mandat.

Dans l’application de la responsabilité ministérielle aux actes posés par les ministres, il est une distinction qu’il n’est pas possible de méconnaître, distinction à laquelle il faudra prendre égard en première ligne, lorsque nous nous occuperons de la loi qui doit déterminer les effets de cette responsabilité, tant envers l’Etat qu’envers le particulier avec lequel le ministre a traité. Voici cette distinction ; elle est capitale.

Si le fait qui cause préjudice à l’Etat a été posé par le ministre dans le cercle des attributions du pouvoir exécutif, l’Etat se trouvera lié par le fait, parce que le ministre avait pouvoir de le poser. Dans ce cas, la responsabilité ministérielle sera le seul remède qui restera à l’Etat, non pas pour répudier l’obligation contractée par le ministre, puisque, dans ce cas, l’Etat se trouvera valablement obligé, mais pour réclamer du ministre, s’il y a lieu et suivant les circonstances, les dommages et intérêts causés à l’Etat.

Si, au contraire, dans le fait posé, le ministre a excédé ses pouvoirs ; s’il a contracté un engagement onéreux pour l’Etat dans un cas où, sortant du cercle des attributions du pouvoir exécutif, l’autorisation ou la ratification des chambres étaient nécessaires, l’Etat n’a nul besoin du remède extraordinaire de la responsabilité ministérielle pour demeurer à couvert des conséquences de l’engagement ; dans cette circonstance, l’engagement a été contracté par personne incapable ; l’Etat n’est pas lié.

Jusqu’à ce que, par une inconcevable confusion de principes, une loi soit venue rendre cette distinction inapplicable à la responsabilité ministérielle, on ne parviendra nulle part, ni devant les tribunaux, ni surtout devant la chambre, à faire considérer la responsabilité ministérielle comme attributive de capacité et du pouvoir, dans la personne d’un ministre, au-delà des limites dans lesquelles le pouvoir exécutif se trouve constitutionnellement circonscrit.

S’il pouvait en être autrement, la responsabilité ministérielle ne serait pour l’Etat qu’une garantie illusoire, qu’une bien funeste déception.

Introduite en faveur de l’Etat, elle tournerait précisément contre lui, ce qui serait non seulement contraire aux principes les plus élémentaires de justice et d’équité, mais ce qui serait en outre une étrange absurdité.

Il n en est pas, il ne peut en être ainsi, la responsabilité ministérielle est une charge et non un accroissement de capacité chez le ministre. Elle ne lui donne ni plus ni moins de pouvoir que le pouvoir exécutif n’en a lui-même en vertu de la constitution et des lois. Que cette responsabilité pèse ou ne pèse pas sur lui, l’engagement qu’il souscrit comme ministre est valable ou inefficace, lie ou ne lie pas l’Etat suivant qu’il se sera renfermé dans les limites du pouvoir dont il est l’agent, ou qu’il en sera sorti.

Qu’on cesse donc de nous répéter à tout propos, et comme on l’a fait vainement dans d’autres circonstances, que la responsabilité ministérielle est là, et qu’en conséquence si le marché dont il s’agit est onéreux pour l’Etat, le seul remède est de le mettre en accusation, et de réclamer de lui des dommages et intérêts, sans égard s’il est ou s’il n’est pas solvable, sans égard si le trésor pourra se trouver indemnisé du préjudice causé à l’Etat.

Lorsque le congrès a dit dans l’art. 63 que la personne du roi est inviolable et que les ministres sont responsables, il n’a pas ajouté que l’Etat était à son tour responsable du fait des ministres, il n’a pas dit que ce serait sur l’Etat que rejailliraient dans tous les cas les conséquences de cette responsabilité ; il n’a pas dit que cette responsabilité attachée au fait du ministre aurait la magie d’en changer la nature et le caractère, de rendre légal ce qui est illégal, et de faire en sorte qu’un abus de pouvoir ne soit pas un abus de pouvoir.

Or, prétendre qu’en vertu de la responsabilité ministérielle l’Etat se trouve lié à tout ce que fait un ministre en dehors du cercle du pouvoir exécutif, ou par anticipation sur le vote ou l’action des chambres ; prétendre surtout qu’en cas semblable, le pouvoir judiciaire ne pourrait se dispenser de considérer l’Etat comme responsable du fait du ministre et lui en imputer les conséquences, c’est constituer l’Etat responsable de toutes les illégalités, de tous les abus de pouvoir des agents du pouvoir exécutif ; c’est paralyser le vote préalable des chambres ; c’est dépouiller les finances de l’Etat de toutes les garanties dont la constitution a pris soin de les entourer ; c’est permettre, enfin, que les agents du pouvoir exécutif ruinent le trésor de l’Etat sans autre garantie que leur solvabilité personnelle.

Tels ne sont pas, messieurs, les effets de la responsabilité ministérielle que le congrès a proclamée ; ce n’est pas pour rendre l’Etat responsable du fait illégal d’un ministre, mats bien pour en rendre le ministre responsable envers l’Etat et les parties lésées, qu’il en a fait article dans la constitution.

On parte d’ailleurs fort lestement d’engagement, de contrat, de marché et de tribunaux.

Mais pense-t-on donc qu’il suffise de se présenter en justice avec un acte, un contrat, un marché pour obtenir condamnation à la charge de celui au nom duquel tel acte, tel contrat, tel marché a été passé ?

Avant de condamner, les tribunaux n’examinent pas seulement si une obligation a été contractée, mais si elle a été légalement et valablement contractée.

Si l’obligation a été contractée par un mandataire ils examinent le mandat et si l’obligation a été contractée en dehors des limites du mandat, sans qu’il soit justifié d’une ratification expresse ou tacite, ils ne condamnent pas le mandant.

Suivant les lois de la tutelle, le tuteur peut, en certains cas, obliger le mineur, et, dans d’autres cas, il ne le peut pas ; s’il s’agit d’une obligation contractée par le tuteur dans un cas où les lois de la tutelle ne lui en attribuent pas le pouvoir, ils ne condamnent pas le mineur.

Il n’en serait pas autrement, messieurs, d’un marché passé par un ministre en sa qualité de ministre ; ils auraient soin d’examiner si le ministre était autorisé à contracter la dépense, soit en vertu d’une loi, soit en vertu du budget ; en d’autres termes, s’il avait pouvoir, s’il avait capacité pour obliger l’Etat à l’exécution du marché.

N’en doutons pas, messieurs, la responsabilité attachée à l’acte ne sera, comme elle ne doit être, qu’une considération tout à fait secondaire. La question pour eux ne sera pas de savoir si le marché est ou n’est pas onéreux ; si le ministre a agi ou n’a pas agi de bonne foi. La dépense à laquelle le marché doit donner lieu à la charge de l’Etat a-t-elle été votée ou ratifiée par les chambres, voilà tout ce qu’ils auront à considérer ?

Si la dépense est autorisée par la loi ou par le budget, il importera peu que le marché soit avantageux ou onéreux à l’Etat. L’application des dépenses votées par la législature appartient au pouvoir exécutif ; le marché peut être une fort mauvaise application des fonds votés, mais le ministre a agi dans le cercle de ses pouvoirs, il a obligé l’Etat ; les tribunaux ordonneront l’exécution du marché, sauf le recours de l’Etat envers lui. C’est là le cas où s’applique la responsabilité ministérielle envers l’Etat.

Mais si la dépense n’est autorisée ni par la loi ni par le budget, quel que soit l’avantage ou le désavantage du marché, ce dont les tribunaux n’ont nullement à s’occuper, ils ne manqueront pas de remplir les devoirs que la constitution leur impose comme à tous les citoyens ; ils verront dans le ministre une absence de pouvoirs, une incapacité radicale pour imposer à l’Etat une dépense non votée par la législature, et ils ne balanceront pas à repousser l’action.

La responsabilité ministérielle n’a que faire dans ce cas ; elle est donnée à l’Etat, non pour le préserver de l’illégalité du fait du ministre, mais uniquement pour le couvrir de tout préjudice dans le cas où le fait peut l’atteindre, et ici le fait ne pouvant légalement l’atteindre, le bénéfice de la responsabilité est sans application.

Cette distinction essentielle entre l’effet d’un marché passé par le ministre pour l’emploi d’une dépense votée, et d’un marché par lequel il anticipe sur une dépense à voter par les chambres, explique parfaitement la différence qui existe dans l’application de la responsabilité ministérielle dans un cas et dans l’autre ; elle réfute suffisamment cette assertion hasardée que, dans le cas actuel, les tribunaux pourraient bien ne pas tenir compte du refus de ratification par la chambre et condamner l’Etat soit à exécuter le marché, soit à payer des dommages-intérêts à l’entreprise.

Si cette distinction dans le but, l’effet et l’application de la responsabilité ministérielle, pouvait être méconnue des tribunaux, ce serait sans doute, une calamité fâcheuse, puisqu’elle tendrait à substituer la volonté du pouvoir exécutif à la liberté du vote réservé exclusivement la législature. Mais cette usurpation du pouvoir judiciaire sur le pouvoir constitutionnel des chambres n’aurait pas de bien graves inconvénients quant aux finances de l’Etat. Les moyens ne manqueront pas à la chambre pour faire respecter ses pouvoirs et rendre inefficace toute usurpation directe ou indirecte sur les attributions constitutionnelles, soit de la part du pouvoir exécutif, soit même de la part du pouvoir judiciaire.

Comme le pouvoir judiciaire, la chambre a aussi le droit de juger, et de juger souverainement, la compétence. Elle aurait droit par conséquent de repousser toute demande d’allocation au budget, tout crédit qui aurait pour objet de satisfaire à tout acte ou jugement qu’elle croirait attentatoire à ses attributions. En disant que la responsabilité ministérielle n’avait pas pour effet de lier irrévocablement l’Etat à tout acte, à toute convention que souscrit un ministre en sa qualité de ministre, sans le consentement ou la ratification des chambres, j’ai ajouté qu’elle n’avait pas même pour effet de rendre le ministre responsable civilement des dommages et intérêts envers, la personne avec qui il a traité, dans le cas où, par le refus des chambres, l’acte ou la convention ne peut recevoir son exécution.

La démonstration de cette seconde assertion pas moins facile.

A défaut de disposition constitutionnelle ou légale sur ce point, c’est encore au droit commun qu’il faut recourir.

Lorsque le mandataire a stipulé au-delà de ses pouvoirs, il n’est, en cas de désaveu, responsable envers la personne avec laquelle il a traité, que pour autant que celle-ci n’ait pas eu connaissance, ou puisse prétexter cause d’ignorance, de l’étendue du mandat,

Or le mandat, les pouvoirs d’un ministre sont écrits dans la constitution et dans les lois, et, par conséquent, il n’est permis à personne de prétexter ignorance de sa capacité. L’ignorance dans ce cas n’est donc jamais excusable ; elle est bien moins excusable dans le cas actuel que dans tous autres, puisque nous voyons que c’est avec des personnes très capables d’apprécier les pouvoirs d’un ministre que le ministre de la guerre a traité.

Il y a plus, c’est qu’en supposant même, ce que je ne puis admettre, que le fait du ministre pourrait donner lieu à une responsabilité civile envers la compagnie avec laquelle il a traité, celle-ci se trouverait sans moyen d’exercer contre lui une action en réparation civile.

Interrogez l’art. 90 de la constitution, rapproché de l’art. 134, et vous verrez que jusqu’à ce qu’une loi ait désigné les cas de responsabilité, et ait déterminé où et comment sera exercée l’action civile de la partie lésée, nos ministres sont et restent à l’abri de toutes poursuites du chef de cette responsabilité ; ce n’est que pour crime et délit qu’en attendant cette loi, un pouvoir discrétionnaire est attribué à la chambre pour les mettre en accusation.

Je me résume : en droit il n’existe aucune loi qui attribue à un ministre le pouvoir d’imposer au trésor une obligation quelconque en dehors des allocations consenties au budget, et surtout de lui imposer semblable obligation pour le terme de 20 ans.

En fait, le ministre de la guerre n’était pas autorisé à consentir valablement le marché dont il s’agit, ni par le budget ni par les chambres ; l’Etat n’est donc pas lié par ce marché si la chambre refuse de le ratifier ; les personnes avec lesquelles il a traité n’ont pas d’action personnelle contre lui, puisque ce n’est pas en nom personnel, mais comme ministre, qu’il a traité ; notre premier devoir ici, c’est de faire respecter la constitution et les lois, c’est de défendre les droits de l’Etat et les intérêts du trésor ; si la compagnie avec laquelle le ministre a traité est exposée à une perte de bénéfice ou même à une perte quelconque sur le fonds de l’association, l’équité pas plus que le strict droit ne nous impose l’obligation de venir à son secours, parce que c’est à elle à s’imputer le préjudice auquel elle s’est volontairement exposée, si préjudice il y a ; c’est bien enfin le cas de lui appliquer la maxime Discas cautius mercari.

N’ayant demandé la parole que pour réfuter une doctrine que je considère comme inconstitutionnelle et attentatoire aux pouvoirs de la chambre, je me bornerai, sur le fond de la discussion, à motiver le vote que je me propose de donner si je ne suis pas mieux éclairé sur la question d’économie.

Sans l’ajournement qui fut proposé l’année dernière, je n’aurais pas balancé de repousser le marché.

Cette demande d’ajournement fut accompagnée de promesses de modifications si on laissait au ministre le temps de s’entendre avec la compagnie.

Je me laissai séduire et je votai l’ajournement.

J’espérais non seulement que le ministre prendrait les mesures nécessaires pour que le soldat fut bien logé, mais à meilleur marché pour lui et à meilleur marche pour le trésor.

Des garanties suffisantes paraissent maintenant assurées au soldat ; mais ce marche pèse encore d’une manière trop onéreuse sur le trésor, des différents chefs signalés par la section centrale, pour que je puisse lui donner mon assentiment ; je voterai donc conformément aux conclusions du rapport, si les motifs de ce rapport ne sont pas réfutés.

(Moniteur belge n°69, du 10 mars 1837) M. Milcamps. - Il y aurait eu l’année dernière et il y a peut-être encore aujourd’hui de la témérité à défendre la convention des lits militaires, lorsqu’on la voit si vivement attaquée par la commission nommée en 1836 et combattue par la section centrale du budget de la guerre de 1837, malgré les modifications qu’on propose d’y apporter. Ce qui me rassure, c’est que la chambre ayant à se prononcer entre des droits privés et les droits de l’Etat, écoutera avec une égale bienveillance le pour et le contre, et ne se décidera qu’en connaissance de cause.

Par cette convention, la compagnie Félix Legrand s’est obligée envers l’Etat à fournir annuellement ce loyer et à entretenir, pendant 20 ans 2 mois, 20,705 lits avec couchettes en fer, moyennant le paiement annuel d’une somme de 432,650 francs.

Ce contrat renferme en outre une stipulation relative aux dégradations des fournitures résultant du fait de la troupe, et au mode de réparer le dommage causé ; il contient également une stipulation relative au transport des lits d’une place à l’autre, aux frais de l’Etat.

Cette convention avait déjà reçu un commencement d’exécution lorsque M. le ministre de la guerre est venu demander, dans le budget de 1836, un crédit pour le paiement du premier loyer. Mais la chambre, avant de se prononcer, et pour pouvoir se prononcer, a cru devoir soumettre le marché des lits de fer à l’examen d’une commission spéciale.

Dans la séance du 2 mai 1836, cette commission présenta son rapport et ses conclusions.

Il ne vous aura pas échappé, messieurs, que la commission commence par reconnaître qu’une des principales causes qui puisse assurer le bien-être du soldat est, sans contredit, un bon système de couchage ; que les différents gouvernements qui se sont succédé en Belgique n’ont pu parvenir à un bon système, et que c’est le désir d’atteindre ce but qui a porté M. le ministre de la guerre a conclure le marché des lits de fer.

Ainsi, dès le début de son rapport, la commission s’empresse de rendre justice aux vues louables, aux bonnes intentions de M. le ministre de la guerre ; mais cette bienveillance ne l’a pas empêchée de se livrer à un examen sévère de la convention du 16 juin 1835 ; elle ne l’a pas empêchée de vous présenter cette convention comme entachée de nullité pour cause d’incapacité du ministre ; elle ne l’a pas empêchée de vous la présenter comme n’étant pas susceptible de recevoir l’assentiment de la chambre, parce qu’elle est onéreuse à l’État et préjudiciable aux soldats.

La commission faisait résulter l’incapacité du ministre de ce que s’il a le pouvoir de faire des marchés, il n’a pas celui d’en étendre les effets de manière à lier l’Etat pendant un grand nombre d’années.

Ce n’est pas moi, messieurs, qui contesterai l’importance de cette question. La constitution voulant que les dépenses de l’Etat soient votées chaque année, il n’y aurait plus de liberté dans le vote des chambres, s’il était permis aux ministres de contracter, sans l’assentiment des deux branches du pouvoir législatif, des dettes pour le terme de 20 ans.

Il faut cependant convenir qu’il est de circonstances où ce principe pris dans un sens absolu paralyserait ou arrêterait les meilleures entreprises, et gênerait singulièrement l’administration, et il est exact de dire qu’il n’est pas de gouvernements dans lesquels le vote annuel des budgets est consacré par la constitution ou par la loi, où ce principe n’ait parfois été méconnu. Il y en a des exemples en France, en Angleterre et même dans notre pays.

Quand ces cas arrivaient, lorsque des ministres faisaient des actes d’attribution, et ici, messieurs, on ne peut nier que le ministre, en contractant le marché des lits de fer, ne fît un acte d’attribution ; seulement il se peut qu’en stipulant un loyer pour un grand nombre d’années, il ait excédé ses pouvoirs. Mais c’est là une question dont la décision en point de droit échappe à la prérogative de la chambre. Sa prérogative est de voter ou de rejeter les crédits demandés, elle est omnipotente à cet égard. En France, le conseil d’Etat décide les questions des marchés, qui s’élèvent entre les ministres et les adjudicataires ; mais en France, actuellement, les esprits s’accordent qu’il importe de renvoyer aux tribunaux les marchés avec les ministres, les questions d’indemnité des citoyens dont les droits privés auraient souffert une lésion quelconque par le fait de l’administration ; et dans notre pays, messieurs, la loi est positive ; lorsque, dis-je, des ministres qui ordinairement sont l’expression du vœu des chambres, sont censés investis de leur confiance, font des actes de l’espèce de celui reproché à M. le ministre de la guerre, les chambres voient s’il y a lieu de voter ou non les sommes nécessaires à l’exécution de ces actes. Elles s’attachent à examiner si l’acte ne blesse pas l’Etat dans sa dignité, dans ses droits, s’il ne lui cause pas une lésion quelconque, si des droits privés ne sont pas compromis par les engagements des ministres. Car que deviendrait la garantie des citoyens, si des ministres étaient maîtres de contester et de rendre sans effets les engagements qu’ils auraient contractés au nom de l’Etat ?

Messieurs, la commission, je me plais à le reconnaître, n’a pas perdu de vue ces considérations. Indépendamment de la question de nullité de la convention pour incapacité du ministre, elle a examiné la question dominante dans cette affaire, celle de savoir si le marché des lits de fer est onéreux à l’Etat et préjudiciable aux soldats ; elle s’est prononcée pour l’affirmative.

Le volumineux rapport déposé dans la séance du 2 mai 1836, dans lequel elle a développé son opinion, a provoqué des réponses de la part du ministre et de la compagnie Legrand, et a été suivi d’une discussion dans la chambre et d’un vote dans la séance du 10 juin 1836 qui n’a eu d’autre objet que de remettre à un autre temps l’examen de la question des lits de fer.

Je ne rencontre pas en ce moment-ci le rapport de la commission et les réponses du ministre et de la compagnie Legrand, et cela par une raison toute naturelle, c’est que la question telle qu’elle s’est présentée au sein de la commission n’est plus entière. Depuis le rapport de la commission et le vote de la chambre, on nous propose d’apporter à la convention du 16 juin 1835 d’importantes modifications qui consistent dans un projet de transaction par laquelle la compagnie Félix Legrand ferait cession, au gouvernement des couchettes en fer, avec la charge de lui remettre en bon état à l’expiration de l’entreprise, moyennant une somme de 325,000 fr., et dans un arrêté du 12 août 1836, qui détermine un nouveau mode de constatation, ainsi qu’un nouveau tarif des paiements pour pertes et dégradations des fournitures.

Il importe de remarquer que ces modifications portent sur deux points qui ont principalement fixé l’attention de la chambre, lors de son vote, et auxquels elle paraissait attacher le plus d’importance :

L’un, qu’il eût été plus avantageux aux intérêts de l’Etat qu’il fît pour son propre compte l’achat des couchettes et fer ;

L’autre, que la société pouvait exercer des exactions envers le soldat, en lui faisant payer, à des prix exagérés, les pertes et dégradations de ses effets de literie, et réaliser par là des bénéfices énormes et illicites aux dépens du soldat.

Je fais encore remarquer que M. Willmar, ministre de la guerre actuel, se trouvant en présence de l’exécution de la convention du 16 juin 1835, la question étant encore entière, a cru devoir proposer au chapitre 2, section 3, art. 7 du budget de la guerre pour 1837, un crédit pour le loyer des couchettes en fer, et des effets de literie fournis par la compagnie Félix Legrand.

Cette proposition du ministre actuel devait nécessairement, par cela seul qu’elle figurait au budget de la guerre, provoquer un nouvel examen de la convention des lits militaires, et cette fois les sections et la section centrale ont été appelées à émettre leur opinion.

Pour ne parler que du travail de la section centrale à cet égard, vous en connaissez le résultat. Elle n’est pas plus favorable à la convention, malgré les modifications qui y ont été apportées, que ne l’avait été la commission nommée en 1836, à la convention primitive.

La section centrale pense que la convention des lits militaires, telle qu’on propose de la modifier, est encore onéreuse à l’Etat.

C’est à nous, messieurs, que la question se trouve maintenant soumise ; nous avons à nous assurer d’après les rapports de la commission et de la section centrale, d’après les réponses de M. le ministre et de la compagnie Legrand, si la convention telle qu’elle a été contractée le 16 juin 1835, ou telle qu’on propose de la modifier, est onéreuse à l’Etat et préjudiciable aux soldats, et si elle l’est à ce point qu’elle doive nous porter à refuser l’allocation demandée pour son exécution.

Dans ces longs rapports, dans ces longues réponses, chacun semble s’être fait une tâche de ne laisser aucune objection sans y répondre, aucune erreur sans la relever, aucun argument sans le réfuter.

Il n’entre pas dans mon intention de suivre pied à pied ces contradicteurs, de rencontrer un à un les moyens qu’ils emploient pour ou contre la convention, de les suivre dans leurs calculs ; ce serait, messieurs, une tâche trop pénible et que ne comporte point un discours de tribune.

Je passerai rapidement sur les moyens qui ne me paraissent pas avoir un rapport direct à la convention, je veux dire sur les faits qui ne sont pas communs au ministre stipulant au nom de l’Etat, et à la compagnie Félix Legrand stipulant pour elle.

Y aurait-il justice, par exemple, de faire peser sur la compagnie Legrand le reproche fait au ministre de ce que l’adjudication ayant été présentée sur deux bases au lieu de trois, on n’a pu arriver à conclure le marche le plus avantageux à l’Etat ? Le ministre, d’ailleurs, soutient qu’il était dans l’intérêt de l’Etat d’adjuger d’après une base unique, et l’on doit en convenir, messieurs, les raisons ne manquent à l’appui de l’un et de l’autre système.

Y aurait-il justice à faire peser sur la compagnie Legrand le reproche fait au ministre de ce qu’il eût été convenable de borner à titre d’essai l’adjudication à une ou deux places, afin de se ménager les moyens d’améliorer un système tout nouveau ? Mais M. le ministre conteste ce point, et prétend qu’on eût perdu l’avantage du transport des lits d’une place à l’autre.

Y aurait-il justice, messieurs, à faire peser sur la compagnie Legrand le reproche fait au ministre, et sur lequel la commission et la section centrale insistent si fortement, que la convention lèse les intérêts des villes qui avaient, avant la convention, l’entreprise du casernement ? Je ne nie point l’existence de cette lésion pour quelques villes. Mais il y a avantage pour beaucoup d’autres ; le ministre, d’ailleurs, répond qu’en 1834, et déjà des propositions avaient été faites en 1832, il a entamé avec les régences des négociations pour les engager à se charger de l’entreprise du casernement à des conditions plus avantageuses, et à seconder les projets du gouvernement pour améliorer le service du coucher des troupes, et il affirme qu’il a éprouvé le refus du plus grand nombre parce qu’elles considéraient constamment le casernement comme une charge onéreuse ; qu’au refus des régences il était préférable de faire une adjudication générale.

Evidemment, messieurs, nous ne pouvons rendre la compagnie Félix Legrand responsable de ces faits ni d’autres de cette nature dont j’aurais pu aussi rapporter des exemples. La raison c’est qu’ils sont en dehors de la convention, étrangers tout à fait à telle compagnie ; qu’ils ne comportent que le reproche fait au ministre ou d’impéritie, ou d’imprévoyance pour n’avoir pas conçu ou adopté le meilleur système, le système le plus avantageux à l’Etat. Mais à tout cela la compagnie Félix Legrand peut répondre qu’elle n’a pas été appelée à délibérer sur ces objets, qu’on ne peut lui imputer ni faute ni fraude à cet égard.

Vous ne voudrez sans doute pas, messieurs, assimiler la cause de l’Etat à celle d’un mineur : que la loi vienne au secours des mineurs pour faire rescinder les actes qu’ils ont passés ou que leurs tuteurs ont passés en leur nom et qui leur portent préjudice, quoiqu’aucune faute ni fraude ne puisse être imputées à ceux qui ont traité avec eux, à la bonne heure ; les mineurs sont censés n’avoir pas un jugement assez sûr pour se conduire et diriger leurs affaires ; des tuteurs ne leur sont donnés que pour veiller à leurs intérêts et non pour leur préjudicier. Mais ces principes ne sont pas applicables à l’Etat et il n’existe aucune raison de les lui appliquer.

Je le répète donc, je crois ne pouvoir m’attacher qu’aux faits qui ont un rapport direct à la convention, aux faits qui sont de nature à établir que la convention est ou n’est pas onéreuse. Je les réduis à trois points :

1° En ce qui concerne l’achat des couchettes en fer.

2° Le paiement du loyer pour les lits occupés ou non occupés.

3° Le tarif des dégradations et pertes.

Avant d’aborder le premier point, je crois convenable de rappeler que la commission a reconnu qu’à l’époque où M. le ministre a conçu le projet de changer le couchage des troupes, il y avait nécessité d’améliorer ce service ; elle ajouta qu’il n’y a aucun doute que M. le ministre a bien mérité du pays en cherchant à améliorer le couchage du soldat, c’est là, messieurs, un éloge bien flatteur.

Ce ministre ayant pensé qu’il était dans l’intérêt de l’Etat de soumettre les fournitures à une entreprise générale, en fit annoncer l’adjudication en la livrant au concours. Aucune réclamation ne s’éleva ni à la tribune ni dans les journaux, et ainsi les amateurs n’ont pu avoir aucun motif de ne pas soumissionner.

L’adjudication fut annoncée sur deux bases :

Première base. Fourniture des lits avec couchette en fer.

Deuxième base. Fourniture des lits non compris les couchettes en fer.

Des modèles pour les couchettes en fer et pour les effets de literie étaient annoncés et sous les yeux des amateurs.

La commission a trouvé le modèle pour les effets de literie dans une forme convenable, mais elle a critiqué celui des couchettes en fer ; la manière dont ces couchettes ont été confectionnées ne laisse plus, je pense, aucun sujet de plaintes.

Il faut croire, messieurs, qu’il n’était pas facile d’apprécier l’estimation des fournitures stipulées dans le cahier de charges, car nous voyons quatre soumissionnaires se présenter et demander des prix extrêmement différents.

Pour la fourniture des lits, compris les couchettes en fer (première base)

M. Destombes demandait annuellement fr 490,827 25 c.

M. Vanhoorebeck, fr. 443,980

M. Begasse, fr. 441,035

M. Legrand et Cie, fr. 432,650

Pour la fourniture des lits, non compris les couchettes en fer :

M. Vanhoorebeck demandait annuellement fr. 401,559 50 c.

M. Begasse, fr. 399,520

M. Legrand et Cie, fr. 390,230

M. Destombes, fr. 375,237.

M. le ministre se prononça pour la première base et accepta la soumission de la compagnie Félix Legrand de fournir les 20,705 lits, compris les couchettes en fer, moyennant le paiement d’un loyer annuel de 432,650 fr.

Mais c’est contre cette acceptation de la société Legrand que la commission et la section centrale s’élèvent, et ici, messieurs, pour prouver le grand préjudice qui en résulte pour l’Etat, ce ne sont ni des propositions ni des raisonnements vagues que l’on fait valoir. On articule des faits et on en argumente.

La compagnie Legrand demandait pour les fournitures, compris les couchettes, fr. 432,650

M. Destombes, pour les fournitures, non compris les couchettes, demandait annuellement fr. 375,237

Donc le gouvernement est censé payer pour les couchettes en fer un loyer annuel de fr. 57,413.

Mais, dans l’opinion de la commission et de la section centrale, il aurait pu acquérir les couchettes au prix de 24 fr. le lit à une place, et de 42 fr. le lit à 2 places, et ainsi toutes les couchettes en fer au moyen d’une somme de 512,580 fr. que l’Etat aurait pu emprunter.

Il eût pu rembourser cette somme par annuités pendant 20 ans, avec les intérêts à 5 p. c., en payant chaque année environ 41,000 fr.

Maintenant il paie 57,413 fr., donc 16,413 fr. de plus, et au bout de 20 ans, il ne lui reste rien, tandis qu’au premier cas au bout de 20 ans l’Etat était possesseur de 20,600 lits.

Ce raisonnement paraît sans réplique. M. le ministre a cherché à établir qu’il était préférable de charger l’entrepreneur de fournir les couchettes, que l’Etat est toujours un mauvais entrepreneur des fournitures (la commission le reconnaît) ; sa conviction à cet égard se forme sur ce qui s’est passé en France pour la fourniture des couchettes. Il nie que l’Etat eût pu acquérir ces couchettes aux prix allégués par la commission, il soutient qu’elles ont coûté 650,000 fr. à l’entreprise, enfin il cherché à démontrer que si l’Etat avait fait l’avance du coût des couchettes, il n’aurait pu se rembourser qu’en payant une annuité de 52,000 fr. donc seulement 5,000 fr. de moins qu’à la compagnie Legrand ; mais qu’est-ce que cette dépense de 5,000 fr par an en présence des risques, des frais et des difficultés de toute espèce que le gouvernement eût rencontrés dans l’exécution d’un marché isolé pour la fourniture des couchettes.

Cette réponse du ministre, je l’avoue, n’était pas satisfaisante ; elle ne réfute pas l’argumentation de la section centrale. Il demeure toujours vrai qu’à l’expiration de l’entreprise, et quoique payant 57,413 francs annuellement pour loyer pendant 20 ans, il ne reste rien des couchettes à l’Etat à l’expiration de ce terme.

On peut même dire que M. le ministre et la compagnie Legrand ont reconnu toute la force de cette argumentation, puisqu’ils nous soumettent un projet de transaction par laquelle la compagnie Legrand ferait au gouvernement cession des couchettes avec l’obligation de les lui remettre en bon état à l’expiration de l’entreprise, moyennant une somme de 325,000 fr.

Cette modification à la convention du 16 juin 1835 ne satisfait pas encore la section centrale, elle n’en persiste pas moins à penser que le marché est onéreux à l’Etat. Elle ne convient pas que les couchettes aient coûté à l’entreprise 65,090 fr. St elle ne conteste point le chiffre de 638,000, toujours demeure-t-il vrai que M. Lhoest de Liége avait offert de le fournir à un moindre prix : dans son opinion le reproche fait au ministre de n’avoir pas accepté la soumission de M. Destombes subsiste en son entier.

Messieurs, je ne saurais en ce point être de l’avis de la section centrale ; il me paraît que la cession des couchettes est à l’avantage de l’Etat. Elles ont coûté à l’entreprise environ 650,000 francs : si la société Legrand n’en faisait pas la cession, si elle en devenait propriétaire, elle estime qu’elles auraient pour elle à la fin du service une valeur de 400,000 francs ; mais il est évident que, devenant la propriété de l’Etat a la fin de l’entreprise, elles auront alors une valeur plus considérable vu que la remise doit lui en être faite en bon état, sans doute dans l’état que la société sera censée les avoir reçues : à cette condition je pense qu’elles auront une valeur de 500,000 à 600,000 francs ; donc, sous ce rapport, la convention primitive reçoit une amélioration sensible. Messieurs, lorsqu’une entreprise a été livrée au concours, elle est censée avoir eu lieu à juste prix ; c’est d’après cette présomption qu’il n’y a pas lieu à la rescision, pour cause de lésion, des ventes d’immeubles faites par autorité de justice.

Dans le cas dont il s’agit s’il faut en croire les assertions de M. le ministre et de la compagnie Félix Legrand, les bénéfices de cette compagnie ne seraient pas aussi considérables qu’on le prétend. Ils établissent que l’entreprise, outre l’intérêt à 5 p. c. du capital employé, ne lui procure qu’un bénéfice de 2 et demi p. c., en totalité 7 et demi p. c. ; et cependant M. Destombes convenait qu’une entreprise de cette importance devait procurer à l’entrepreneur 10 p. c. Je remarque que la compagnie, pour démontrer ses bénéfices, n’a cessé d’offrir la communication de ses registres.

En argumentant du prix demandé par M. Destombes pour les fournitures, non compris les couchettes, avec celui de la compagnie Legrand pour fournitures compris les couchettes, la commission a très bien fait ressortir le préjudice résultant pour l’Etat de la préférence donnée à la soumission de la compagnie Legrand ; mais il ne faut pas perdre de vue que l’argumentation de la commission ne porte que sur une faible fraction de l’entreprise, sur les couchettes en fer seulement, tandis que la soumission de la compagnie Legrand embrasse non seulement les couchettes en fer, mais encore les effets de literie ; elle a donc dû calculer son prix sur la totalité des fournitures. Et quant aux effets de literie, la commission reconnaît que dans sa visite aux casernes de Bruxelles elle n’a reçu aucune plainte relative soit aux modèles adoptés, soit à la qualité ou à la confection de ces effets ; le soldat en est généralement satisfait, et sous ce rapport, dit la commission, il n’y aurait qu’à se louer et des dispositions prises par M. le ministre et de l’exécution des livraisons faites par les entrepreneurs.

La compagnie Legrand fera-t-elle aussi de grands bénéfices sur les effets de literie ? Voilà ce qui n’est point établi, et ce que l’on aurait dû établir pour prouver que l’entreprise en général est préjudiciable à l’Etat.

Toutefois, messieurs, rendons grâces au zèle de la commission, c’est à elle que nous devons cette première modification à la convention primitive.

Un deuxième reproche fait à l’adjudication, c’est l’obligation de payer le loyer des lits occupés ou non occupés.

M. le ministre a répondu, et ce me semble avec fondement, qu’avec la faculté de faire transporter les lits d’une place à l’autre, et la charge pour la compagnie d’y faire suivre à ses frais les effets de literie, il aurait le moyen de faire occuper constamment tous les lits ; du reste, on peut ajouter que si le ministre avait stipulé un loyer pour les lits qui seraient occupés seulement, il est probable que les entrepreneurs eussent fait leur soumission en conséquence, et que la compagnie Legrand ainsi que les autres amateurs l’auraient élevée à un taux excédant les prix demandés.

Mais la commission et la section centrale ont supposé l’état de guerre. Mais c’est ce qu’on appelle en termes d’école du futur contingent ; l’entreprise n’a pas pu y voir un avantage réel.

On a aussi supposé l’état de paix. Mais il est difficile de penser que la paix étouffe cette jalousie secrète qui porte tous les Etats à s’accroître au préjudice des autres. Il est difficile surtout de le penser relativement à la Hollande. Nous devons même dans l’état de paix craindre la guerre, et avoir constamment une forte armée défensive, tenue sur pied, prête à marcher à la volonté de son chef.

« Les puissances du troisième ordre, dit un publiciste, ont trop de motifs de n’être pas ambitieuses pour songer à s’agrandir. Tout prince qui n’est pas en état de faire respecter son territoire et sa neutralité doit craindre la guerre. Pendant la paix il négocie, et quand ses demandes sont fondées sur un droit évident, on a quelque honte de ne pas lui accorder une partie de ce qui lui appartient. A-t-il de grands talents, il procure des richesses à ses sujets, il s’applique à les rendre heureux : c’est un père de famille au milieu de ses enfants. »

Ce peu de mots me semblent résumer assez bien notre politique.

Un troisième reproche bien grave que la commission, mais particulièrement plusieurs orateurs dans la discussion qui a précédé le vote de la chambre, ont fait à la convention du 16 juin 1835, c’est relativement au mode de réparer le dommage causé par le fait de la troupe aux couchettes en fer et aux effets de literie. Il a été démontré que le tarif adopté était très préjudiciable aux soldats en ce qu’il en résultait que la compagnie aurait pu exercer des exactions envers le soldat, en lui faisant payer à des prix exagérés les pertes et les dégradations, et réaliser ainsi des bénéfices énormes.

M. le ministre n’a pu disconvenir de la possibilité de ces exactions, mais sa confiance dans la probité des administrateurs lui étaient un sûr garant qu’ils ne tenteraient rien de semblable, d’ailleurs, la société étant formée en société anonyme dont les comptes annuels doivent être rendus publics ne lui aurait pas permis de se livrer à de telles manœuvres, et ce qui s’est passé à cet égard depuis l’entreprise prouve qu’on peut compter sur la probité des administrateurs ; moi aussi, messieurs, j’ai confiance dans leur loyauté, mais il n’est pas moins vrai de dire que la possibilité même d’abus ne pouvait nullement résulter du contrat passé entre M. le ministre de la guerre et la compagnie Legrand.

Aussi, M. le ministre semble avoir reconnu qu’il avait été un peu trop confiant sous ce rapport ; il est entré dans des négociations à ce sujet avec la compagnie Legrand, et vous savez que, par un arrêté du 12 août 1836, des modifications ont été apportées au tarif. Nous devons encore cette modification au zèle de la commission.

Je me dispenserai, messieurs, de rappeler les différences entre le nouveau tarif et le tarif primitif, vous n’aurez pas manqué d’en prendre connaissance dans l’arrêté du 12 août 1836. D’ailleurs, la section centrale les a fait ressortir dans son rapport sur le budget de la guerre ; je ferai seulement remarquer que la section centrale reconnaît que sous le rapport des exactions dont le soldat pouvait être l’objet, la transaction apporte des améliorations au traité du 29 juin 1835 qui a suivi la convention du 16 du même mois. A la vérité elle exprime un doute si ces améliorations sont suffisantes. Et ce doute de la section centrale, messieurs, je le tiens pour favorable à la convention.

Messieurs, après vous avoir entretenus de la convention qui fait l’objet de cette discussion, après vous avoir démontré que les modifications qu’on nous propose font disparaître ce que le contrat primitif avait d’onéreux, je dois exprimer mon opinion : elle est que nous ne devons plus faire d’objections au marché des lits de fer, et que nous devons voter le chiffre nécessaire à son exécution. Nous avons tous reconnu le besoin pressant d’un système de couchage qui procure au soldat le repos qui lui est si nécessaire, qui fasse disparaître de l’armée les maladies qui la désolaient depuis longtemps, un système enfin qui mette un terme aux souffrances du soldat, dont la santé doit être le premier objet de la sollicitude du gouvernement et des chambres.

- La séance est levée à 4 heures et demie.