(Moniteur belge n°59, du 28 février 1837)
(Présidence de M. Fallon, vice-président.)
M. Verdussen fait l’appel nominal à midi et quart.
M. de Renesse donne lecture du procès-verbal de la dernière séance ; la rédaction en est adoptée.
M. Verdussen présente l’analyse des pièces adressées à la chambre.
« Le sieur J.-B. Lombaert, tambour-maître, huissier près le conseil de discipline de la garde civique de Gand, demande une allocation au budget de l’intérieur pour le paiement des créances arriérées de 1831. »
- Renvoi à la commission permanente des finances.
« Les membres de l’administration communale de Beerendrecht adressent des observations sur le projet relatif à l’endiguement du polder de Lillo. »
- Renvoi à la commission spéciale nommée pour examiner le projet d’endiguement du polder de Lillo.
M. David demande un congé.
- Adopté.
M. le ministre de la guerre adresse à la chambre des explications sur la pétition du sieur De Gueldre.
- Dépôt au bureau des renseignements.
Il est donné lecture de l’arrêté suivant :
« Léopold, etc.
« Sur la proposition du ministre de la guerre,
« Nous avons arrêté et arrêtons :
« Art. 1er. L’intendant en chef de Bassompierre, directeur de l’administration du département de la guerre, est nommé commissaire pour soutenir la discussion du budget de la guerre à la chambre des représentants et au sénat.
« Art. 2. Le présent arrêté sera notifié à MM. les présidents de l’une et l’autre chambre.
« Art. 3. Notre ministre de la guerre est chargé de l’exécution du présent arrêté.
« Léopold.
« Par le Roi : Le ministre de la guerre, Willmar. ».
Pris pour notification.
M. le président. - L’ordre du jour est la discussion du budget de la guerre.
M. Desmaisières (pour une motion d’ordre.) - Je demande la parole. Messieurs, j’ai eu l’honneur de déposer le rapport de la section centrale sur le budget de la guerre. La section centrale a reçu depuis, le lendemain 21, une lettre de M. le ministre de la guerre, accompagnant de nouvelles propositions faites par la compagnie des lits militaires. La section centrale, ayant cru que par le dépôt de son rapport elle avait termine son mandat, n’a pas pu délibérer sur les communications qui lui étaient faites. Elle a décidé qu’à l’ouverture de la discussion, j’en donnerais lecture à l’assemblée. C’est ce que je vais avoir l’honneur de faire.
M. Lebeau. - Si M. le rapporteur le permet, je demanderai à faire une observation.
M. Desmaisières. - J’y consens.
M. Lebeau. - Il m’est impossible de préjuger la teneur des pièces que M. le rapporteur a à nous communiquer ; mais je dois supposer qu’elles renferment des chiffres et des calculs. S’il en était autrement, mon observation tomberait ; mais si ma supposition était juste, je demanderais qu’on prorogeât le mandat de la section centrale et qu’on la chargeât d’examiner comme commission les pièces dont il s’agit. Il est impossible à la chambre de discuter des questions de chiffre et des calculs avant qu’un rapport lui ait été fait par une commission qui, dans cette circonstance, serait remplacée par la section centrale du budget de la guerre.
Il n’y a pas péril en la demeure ; nous pouvons, en attendant ce rapport, aborder la discussion générale, et même la discussion spéciale, en réservant la question des lits militaires.
Je demande donc si je me suis fait une juste idée de la communication que M. le rapporteur a à nous faire, que la section centrale soit chargée de les examiner comme commission, et invitée de nous faire un rapport le plus promptement possible.
M. Desmaisières. - Les pièces que j’ai à communiquer à la chambre ne sont pas longues ; et elles ne sont pas non plus hérissées de chiffres. Je pense que la chambre sera mieux à même de prendre une résolution sur ces document après qu’elle en aura pris connaissance. Je demande donc en donner lecture à l’assemblée. (Lisez ! lisez !)
M. Lebeau. - Je ne persiste pas dans mon observation.
M. Desmaisières. - Voici ces pièces. (L’orateur donne lecture de ces pièces.)
M. le ministre des finances (M. d'Huart). - M. le ministre de la guerre demande le renvoi à la section centrale.
M. Lebeau. - Je demande l’impression.
M. le ministre de la guerre (M. Willmar). - Messieurs, j’ai adressé à la section centrale les pièces dont il vient de vous être donné lecture afin qu’elle les examinât. Ces pièces lui avaient été envoyées avant sa deuxième réunion ; je pensais qu’elle les aurait comprises dans son examen. Elles me semblaient de nature à modifier l’opinion émise dans son rapport ; ce sont de nouvelles propositions sortant des termes antérieurs. Je demande que la section centrale soit chargée de les examiner.
M. Jullien. - Je conçois qu’il y ait opportunité d’envoyer à la section centrale les communications de M. le ministre de la guerre ; mais il faudrait, comme l’a demandé M. Lebeau, qu’on prorogeât les pouvoirs de la section centrale. Si on adopte la proposition du ministre, il faut également adopter celle de M. Lebeau.
C’est la seule observation que je voulais faire.
M. le président. - Les pièces dont M. le rapporteur vient de donner lecture à la chambre sont renvoyées à la section centrale du budget de la guerre, qui les examinera comme commission.
- L’impression des pièces est également ordonnée.
M. Goblet. - Messieurs, il est très fréquent de voir les hommes que les circonstances placent momentanément à la tête des affaires de leur pays, exposés au reproche de versatilité dans leurs opinions ; et ce serait le plus juste des reproches, si, en effet, les circonstances restant les mêmes, on voyait ceux qui sont chargés d’y présider, changer de conduite au gré d’influences tout à fait étrangères à ces mêmes circonstances ; ce serait avouer ses erreurs, et par suite fortement ébranler la confiance que l’on doit ambitionner d’inspirer à son pays.
En réclamant aujourd’hui la parole pour exprimer ma pensée sur notre situation militaire, je dois tenir à ce qu’on ne puisse m’accuser de n’avoir pas eu, relativement à l’armée, des principes auxquels je sois resté fidèle, non seulement pendant que j’étais au ministère, mais encore aujourd’hui même, qu’il s’est écoulé plus de trois années depuis que j’ai renoncé au portefeuille des affaires étrangères. Je suis d’autant plus porté à invoquer, à cet effet, quelques souvenir, qu’en mettant en doute, dans la séance du 23 décembre dernier, l’efficacité de nos moyens de défense et en paraissant convaincu de la nécessité de les améliorer, j’ai pu provoquer de l’étonnement : il est possible que l’on conçût difficilement mes appréhensions personnelles, tandis qu’en tout temps, j’ai paru avoir foi dans la diplomatie, et ai déclaré, comme je le déclare encore, que dans ma pensée ce n’est point par la guerre que la Belgique peut recevoir la consécration de son indépendance.
Il n’y a cependant pas, messieurs, de contradiction entre cette opinion et mon vif désir de voir nos moyens militaires tenus dans un état aussi parfait que le permettent les ressources du pays.
Tout en ayant foi pleine et entière dans les ressources que la diplomatie peut offrir à la Belgique, j’ai toujours prétendu qu’il lui était impossible de négocier avec succès, si elle se sentait faible et hors d’état de se faire respecter par la Hollande : et en effet, messieurs, vous vous rappellerez sans doute que nous n’avons été écoutés par quelques-unes des puissances qui nous avaient imposé leur arbitrage, que quand elles virent que nous avions le sentiment de notre force, que quand elles furent convaincues que nous étions résolus d’en appeler aux armes, si elles avaient déclaré que leur intention n’était pas de contraindre le gouvernement hollandais à évacuer notre territoire, à exécuter au moins ce qu’il y avait de plus vital pour la Belgique dans les dispositions du traité du 15 novembre 1831.
Nos succès incontestables en diplomatie datent du mois d’octobre 1832, époque où l’état de nos armements nous donnait le droit d’exiger l’emploi de moyens dont nous ne consentions à nous exclure que dans l’intérêt de la paix générale, qu’il nous eût été possible de troubler si l’on eût refusé de consolider notre indépendance.
Je faisais remarquer le 23 mars 1833 que, si l’on suivait attentivement le cours des événements qui avaient signalé les dix mois précédents, l’on se convaincrait facilement que les incertitudes sur notre existence nationale s’étaient dissipées à mesure que notre état militaire était devenu plus fort, et qu’enfin nos succès n’avaient été décisifs que quand il fut permis au gouvernement de donner à sa politique un caractère de fermeté, qu’elle n’eût pas revêtu si nous eussions été impuissants contre la Hollande. Ce ne fut que quand on pût nous croire capables de prendre au besoin l’initiative, que l’Angleterre et la France s’empressèrent de satisfaire à la sommation qui leur fut adressée.
Alors, messieurs, nous venions de compléter nos armements, et l’Europe savait que, loin de craindre une lutte contre la Hollande, nos soldats, au contraire, l’appelaient de tous leurs vœux.
Plus tard, lors même que l’on eût obtenu la convention du 21 mai, je n’ai point encore changé de manière de voir, relativement à l’utilité de nos armements, ou plutôt à la nécessité où nous étions de pouvoir en disposer, dans toute leur étendue, à l’instant même où nous serions menacés. Le 14 juin je déclarai que nous ne devions pas, avant la conclusion de la paix, nous dessaisir de l’influence de notre armée, influence qui avait si puissamment contribué à l’avancement de nos affaires, et j’ajoutai que, par les dispositions qui allaient être prises, nous serions en mesure de remettre sur le champ l’armée sur le pied de guerre le plus complet.
Huit jours après, le 21 juin, au sujet de la discussion de l’adresse en réponse au discours du trône, M. le ministre de la guerre s’exprimait dans le même sens : « C’est à tort, disait-il, que quelques orateurs ont supposé qu’il s’agissait de licencier ou du moins de désorganiser l’armée ; les divisions doivent rester organisées comme elles l’étaient, les troupes demeureront campées jusqu’à nouvel ordre ; si des congés ont été distribués, ils ne l’ont été que dans les corps qui ne faisaient point partie de l’armée active.
« Tous les hommes ont reçu l’ordre de se tenir prêts à la première réquisition, et les mesures sont prises pour qu’ils aient rejoint leurs corps huit jours après l’ordre qu’ils en auraient reçu. Quant aux troupes actives, des congés temporaires leur seront accordés si la suite des négociations permet cette mesure. »
Ce n’était, messieurs, que de cette manière que le ministère de l’époque croyait pouvoir concilier les intérêts du trésor avec les précautions que réclamait notre situation politique envers la Hollande ; telle était la pensée que contenait le discours du trône du 1er juin, quand il annonçait qu’un désarmement partiel allait devenir possible, et qu’il serait exécuté de manière à diminuer les charges du trésor, sans affaiblir l’organisation de l’armée et surtout en maintenant l’intégrité de ses cadres.
Ce fut dans cette double pensée qu’on donna bientôt des congés aux hommes composant les légions des gardes civiques mobilises et les cinquièmes bataillons des 12 régiments d’infanterie de ligne, mais toutefois en en conservant les cadres, qu’on mit sur le pied de pied.
L’on était alors convaincu que, plus les intérêts du trésor exigeaient la réduction du nombre d’hommes à maintenir sous les armes, plus on devait s’efforcer et de compléter les cadres, plus les services généraux devaient rester organisés de manière à compenser l’inexpérience de nos soldats, s’ils étaient subitement rappelés sous les drapeaux.
En diverses circonstances, les paroles du ministre de la guerre ne durent point laisser de doutes à cet égard : il disait ici, le 27 juin 1833, que le gouvernement, en allégeant les charges de l’Etat, ne pouvait perdre de vue que les économies étaient subordonnées à la nécessité de maintenir notre armée sur le pied de guerre jusqu’à la conclusion du traité définitif entre la Belgique et la Hollande.
Au sénat, M. le ministre déclarait, le 20 décembre de la même année, que les dépenses avaient été calculées dans l’hypothèse de la durée de l’armistice du mois de mai, mais à la condition qu’en conservant l’organisation actuelle et tous les cadres, en officiers et sous-officiers, l’armée pourrait, en huit jours, être reportée à l’effectif qu’elle avait au 1er juin. C’était sur cette assurance bien formelle, disait-il que le gouvernement s’était décidé à n’entretenir que le nombre d’hommes dont la solde était portée au budget que l’on discutait.
Il est évident d’après tout ce qui précède, que, si le ministère dont je faisais partie avait confiance dans la diplomatie, il avait en même temps la conviction que, si, dans le cours ordinaire des choses, nous pouvions compter sur elle, il pouvait surgir des événements où elle deviendrait momentanément impuissante. Les transactions politiques n’obvient pas plus aux entreprises désordonnées de certains gouvernements, que les lois civiles n’anéantissent la possibilité du crime.
Malgré notre confiance dans les traités, il nous paraissait qu’ils ne pouvaient pas aller jusqu’à nous garantir que notre adversaire ne profiterait pas d’une circonstance favorable pour tenter de pénétrer en Belgique ; et combien plus encore, messieurs, depuis lors, la conduite du gouvernement hollandais et la position offensive que son armée n’a cessé d’occuper, ne durent-elles pas nous porter à croire que la moindre désunion entre les grandes puissances, que le premier événement qui jetterait la perturbation, en France, pourrait être le signal d’une tentative nouvelle contre notre indépendance !
Je demande pardon à l’assemblée d’avoir insisté aussi longtemps sur la manière dont le ministère auquel j’appartenais envisageait la situation de la Belgique à la fin de 1833 ; mais j’ai cru cette digression fort utile : à voir la quiétude et la confiance qui régnait encore en tous lieux il y a peu de jours il fallait nécessairement qu’il se fût opéré depuis lors, de bien grands changements d’idées, qu’aucun événement n’était cependant venu justifier.
Les déclarations successives du gouvernement ne doivent point laisser de doute que nous sommes encore, dans le moment où je vous parle, absolument dans la même situation, par rapport à la Hollande, que dans les derniers mois de 1833 ; seulement une grand prospérité s’est développée chez nous ; chacun, confiant dans la stabilité de l’ordre de choses actuel, a donné l’essor à toutes les idées qui peuvent améliorer sa position, et la Belgique s’est placée, sous le rapport industriel et commercial, à la tête de toutes les nations du continent.
Peut-on croire, messieurs, que ce soient là des circonstances qui doivent porter nos ennemis à renoncer à toute tentative contre notre indépendance ? Bien au contraire, ce doit être pour eux un motif déterminant de profiter, sans hésitation, de la première circonstance favorable, pour jeter la perturbation au sein d’un pays dont la prospérité ne leur inspire que de vifs regrets.
D’ailleurs, messieurs, nos adversaires ne prennent point la peine de déguiser leurs intentions : si, de leurs discours et de l’attitude de leur armée, vous ne pouvez pas conclure que le peuple hollandais porte ses idées jusqu’au rétablissement du royaume des Pays-Bas, vous ne pouvez nier que ce peuple est soumis à un gouvernement et confiant dans une dynastie qui n’ont, jusqu’à ce jour, renoncé à aucune de leurs prétentions sur la Belgique.
Incontestablement, en présence d’un tel état de choses, il est d’une extrême importance d’examiner si nos moyens défensifs sont en rapport avec l’étendue des intérêts qu’ils ont à protéger.
Riche et prospère, la Belgique serait peu digne de son indépendance, si elle ne savait s’imposer aucun sacrifice pour se garantir de tout danger. Telle ne peut être l’intention du gouvernement, ni de la représentation nationale ; j’en ai l’intime conviction. La section centrale, la délégation de cette chambre pour examiner le budget des dépenses du ministère de la guerre, s’est d’ailleurs exprimée, dans le rapport qu’elle vous a soumis, de manière à satisfaire les plus ardents partisans de la nationalité : « La sûreté de l’Etat exige impérieusement, dit-elle, que l’armée soit constamment tenue sur un pied respectable et mis en rapport avec les dangers dont la patrie se trouve menacée.
« Son organisation doit être telle, qu’en cas de commencement d’hostilités elle puisse à l’instant même, et comme par enchantement en quelque sorte, prendre le développement nécessaire, pour que non seulement elle soit en état de résister avec succès au premier choc de l’ennemi, mais pour qu’elle puisse aussi poursuivre ensuite celui-ci victorieusement jusque dans son propre pays. »
Je ne me permets pas, messieurs, de porter mes vues aussi loin que la section centrale. Quand je verrai mon pays à l’abri de toute invasion, quand on aura donné à l’armée la force et l’attitude qu’elle a le droit de réclamer pour vous promettre le succès dans notre système défensif, mes vœux seront exaucés. Tel est le résultat vers lequel doivent tendre tous nos efforts. Nous allons voir si, pour y parvenir, l’on a continué à suivre les principes adoptés immédiatement après la conclusion de la convention du mois de mai 1833.
Il est des contrées, messieurs, où une discussion comme celle à laquelle cette chambre se livre en ce moment, serait considérée comme entachée d’indiscrétion. Pendant longtemps toutes les nations restèrent convaincues que les règles de la plus simple prudence devaient s’opposer à la publication, aux communications, propres à donner à son ennemi une connaissance complète de tout ce qui constituait la force aussi bien que la faiblesse de leurs propres moyens de résistance.
Chez nous, il en est autrement : tout est publié, tout est communiqué. C’est, dit-on, le résultat d’un perfectionnement dans les institutions. Il est possible ; mais au moins on ne niera pas que, s’il y a peut-être une espèce de franchise à en agir de la sorte, a introduire l’ennemi jusque dans les dernières ramifications de nos moyens de défense et d’attaque, il est incontestable qu’une telle franchise entraîne avec elle l’impérieuse nécessité d’avoir des forces et de prendre des dispositions telles que la connaissance qu’il en aura ne soit point pour lui un motif d’encouragement. On ne peut alors se borner à faire retentir au loin des exagérations sur ses propres ressources, il les faut effectives et bien réelles.
Les moyens de défense d’un pays reposent sur diverses bases :
1° L’effectif de l’armée ;
2° La bonne organisation intérieure des corps et celle des divisions et brigades que doit former la réunion de ces corps ;
3° L’emplacement des troupes, tant par rapport à la position de l’ennemi qu’à celle des dépôts et des magasins qui doivent pourvoir à leurs besoins de toutes natures ;
4° Enfin l’organisation matérielle de la frontière que l’on doit défendre.
C’est d’une bonne combinaison de ces divers objets que dépend le succès des opérations militaires : tous ne s’accordent pas, il est vrai, avec un grand désir de réduction de dépenses ; il en est même qui froissent vivement des intérêts locaux et privés, mais je n’en suis pas moins convaincu que, quand vous connaîtrez leur état actuel, vous ne soyez, autant que moi, portés à seconder le gouvernement dans ses intentions de les améliorer.
Le présent, messieurs, ne peut être bien apprécié qu’en remontant à une époque déjà assez éloignée de nous, qu’en reportant nos regards jusque vers les premiers mois de 1833 ; c’est l’époque où nous avons eu les forces les plus nombreuses. L’armée comptait alors 95,097 hommes sous les armes. Il existait 77,996 hommes d’infanterie, y compris la garde civique mobilisée ; 7,452 cavaliers, sans compter la gendarmerie, qui s’élevait à 1,133 hommes ; 7,327 canonniers et 1,189 soldats du génie.
Je ne dis pas, messieurs, que cette armée fût parfaite certes, elle était trop jeune pour cela ; il y avait des défectuosités dans l’administration et des économies à introduire ; le défaut d’instruction dans les masses et dans les chefs n’était pas sans se faire sentir ; les armes spéciales manquaient d’un grand nombre d’officiers ; et les cadres de toutes armes, qui n’étaient pas trop étendus, offraient beaucoup de vides. Cependant j’ose dire que cette armée eût satisfait, autant que les circonstances l’avaient permis, aux trois premières des quatre bases que nous avons établies, si les cadres eussent été plus complets ; c’était donc principalement à les compléter que l’on devait apporter tous les soins imaginables.
L’effectif que nous avons cité était réparti en :
97 bataillons d’infanterie,
6 régiments de cavalerie,
13 batteries d’artillerie de campagne,
1 bataillon du train,
3 bataillons d’artillerie de siège, et
1 bataillon de sapeurs-mineurs.
Ces troupes, en exceptant les corps stationnés dans les Flandres autour et dans la place d’Anvers formaient cinq divisions dont une de cavalerie qui ne fut, il est vrai, jamais réunie. Les quatre autres étaient très fortes et occupaient des camps, qui présentaient un assez bon système de défense de nos frontières : la lère était au camp de Diest, la 2ème tenait le centre au camp de Bauwel, et la 3ème occupait le camp de Schilde, gardait les rives de l’Escaut, et faisant face à la flottille hollandaise, tenait en respect les forts de Lillo et de Liefkenshoeck. Enfin la 4ème division formait la réserve et se trouvait, peut-être assez mal placée, au camp de Casteau, d’où elle pouvait cependant, au besoin, se porter dans les Flandres ou dans la Campine.
Dans cette situation, l’Etat était assez bien garanti, mais il supportait une énorme dépense : le département de la guerre avait coûté en 1831 73,681,337 fr. 78 c., et en 1832 75,056,712 fr. 65 c. Le budget de 1833, tel qu’il avait été présenté aux chambres, montait à 73 millions, et après discussion il fut réduit à 66,500,000 fr.
Il était urgent de sortir d’un état aussi onéreux, et la convention du 21 mai vint heureusement en donner la possibilité. Dès lors, le mot économie fut dans toutes les bouches ; il travailla toutes les têtes ; mais la grande question était de donner aux reformes une bonne direction.
Le gouvernement fit aussitôt ce qu’il devait faire ; il maintint intacts et les états-majors et les cadres, tandis qu’il donna sur-le- champ de nombreux congés aux miliciens. Les dépenses de 1832 s’étaient élevées, comme je l’ai déjà dit, à plus de 75 millions, et l’on parvint déjà en 1833 à ne dépenser que 51,296,550 fr. 49 c.
Cependant, messieurs, l’on n’était pas encore arrivé à la fin de cette dernière année, qu’aux inquiétudes les plus vives avait succédé une confiance illimitée : l’armée ne paraissait plus, aux yeux de bien des gens, qu’un ver rongeur ; la vue des états-majors offusquait ; on les trouvait trop brillants et trop nombreux ; on voulait diminuer la cavalerie ; on demandait la suppression du service des ambulances ; enfin la clameur publique imposait aussi des économies : toute promotion, toute augmentation dans le nombre des officiers, exposait le gouvernement à de violents reproches ; et pourtant l’on était parvenu à ne proposer aux chambres pour l’année 1834 qu’un budget de 40 millions.
La convention du 21 mai avait permis une diminution de plus de 35,000,000 de francs sur le budget annuel, mais ce n’était pas encore assez : ce beau résultat ne paraissait pas suffire à la justification de ceux qui avaient préconisé cette convention sous le rapport des économies qu’elle donnerait la possibilité de faire, immédiatement, dans le département de la guerre ; aussi les 40,000,000 demandés furent-ils, après discussion, réduits à 38,281,000 fr., en exigeant quelques diminutions dans l’effectif qui avait été proposé par le gouvernement.
Dans cette situation, l’armée devait être, en 1834 de 42,000 hommes ; mais on sait que sur un nombre d’hommes soldés il y a toujours environ un sixième, c’est-à-dire, dans le cas présent, 7,000 hommes qui n’entrent pas en ligne.
Ce n’était donc que 35,000 combattants dont le pays pouvait disposer, lorsque, au mois de mars, des alarmes plus ou moins fondées se répandirent dans le pays ; et alors, messieurs, il fut constaté qu’ayant d’une part envoyé 6,000 hommes vers le Luxembourg, et de l’autre les Flandres, Anvers et les rives de l’Escaut exigeant 11,000 hommes pour leur défense, il n’en restait que 17 à 18,000 à opposer à une invasion de l’ennemi.
On fut grandement étonné quand on sut que telle avait été la faiblesse de notre armée d’observation. Heureusement nous ne fûmes pas attaqués, et l’on eut le temps, en rappelant 26,000 hommes sous les armes, de porter l’armée à 65,000 hommes soldés.
En juillet, le gouvernement s’adressa aux chambres pour obtenir les crédits supplémentaires, qui étaient la conséquence naturelle, de l’augmentation de la force publique : Ce fut alors que s’établit, entre le ministre de la guerre et la représentation nationale une discussion dont on eût dû ne pas perdre le souvenir aussi complètement que depuis on l’a fait.
On peut donner une juste idée des motifs de cette discussion, en citant quelques paragraphes du rapport fait au nom de la commission chargée d’examiner la demande de crédits supplémentaires, et la réponse que le ministre fit au contenu de ces mêmes paragraphes. L’honorable rapporteur, après avoir exposé les circonstances qui avaient exigé une augmentation de dépenses et justifié les crédits demandés, ajoutait que l’on ne pouvait cependant point s’empêcher de faire une pénible remarque sur la position où nous nous étions trouvés :
« Au moment, disait-il, où les justes alarmes de la chambre ont pour ainsi dire donné l’éveil au gouvernement, lors des événements du Luxembourg, l’armée ne présentait qu’un effectif de 42.400 hommes, et sur ce total il n’y avait tout au plus que 35,000 combattants, dont 11,000 employés sur et au-delà de l’Escaut et 6,000 marchant sur Luxembourg : nous n’avions donc alors qu’environ 17,000 hommes à opposer à l’invasion d’un ennemi, dont les forces restent constamment concentrées de manière à pouvoir en 36 ou 48 heures porter 30 à 40,000 hommes sur tel point de notre territoire qu’il croira propre à ses opérations ; et ces 17,000 hommes, ne pouvant être réunis immédiatement dans une direction donnée, se seraient trouvés infailliblement exposés à être battus en détail, et dispersés sans point de ralliement possible.
« De l’aveu du gouvernement même, telle a été un instant notre position ; tel a été pendant plus de 15 jours le danger auquel notre existence politique, notre indépendance ont été exposées.
« Les craintes qu’avait conçues la chambre ne sont que trop justifiées par cette impardonnable négligence du gouvernement ; elle acquiert aujourd’hui la conviction qu’en provoquant alors un renforcement de l’armée, elle a peut-être contribué au salut de l’Etat. »
Ces paroles, messieurs, étaient sincères ; voici comment y répondit le ministre de la guerre : « J’aborde, dit-il, le reproche qui est fait au gouvernement de n’avoir eu, dans la première quinzaine du mois de mars, que 17,000 hommes disponibles à opposer à une attaque éventuelle qui serait venue du Brabant septentrional.
« L’exposé des faits justifiera, je l’espère, la conduite du gouvernement.
« Lorsqu’il s’est agi, au mois d’octobre 1833, de dresser le budget de 1834, l’opinion du pays et des chambres mêmes était qu’avec la convention du 21 mai, il suffisait d’entretenir 25,000 hommes sous les armes, et qu’il fallait réduire le budget de la guerre à 30,000,000 au plus.
« C’est d’après les motifs que je fis valoir au conseil des ministres, qui les adopta, qu’il fut décidé que le budget de la guerre serait fixé à 40,000,000 fr., et qu’avec cette somme on entretiendrait 45,000 hommes sous les armes.
« C’est d’après ces données que j’établis les détails du budget pour 45,000 hommes, y compris les officiers, que j’eus l’honneur de soumettre à la chambre.
« La commission proposa diverses réductions, et la chambre, en les ordonnant, fixa le montant du budget à 37,459,000 fr., en ordonnant quelques diminutions dans l’effectif présent sous les armes que j’avais demandé.
« C’est donc d’après la somme accordée par les chambres que le gouvernement a dû régler l’effectif présent à conserver sous les armes, et vous avez vu, par le rapport de votre commission, qu’il était, à peu de différence près, égal en réalité à celui fixé par le budget. «
Le ministre inférait de ce qui précède que le gouvernement ne pouvait être, dans cette circonstance, accusé de négligence.
A cette époque, messieurs, je n’avais pas l’honneur de faire partie de cette chambre, mais j’ai relu avec soin la discussion, et, de toutes les convictions qu’elle a laissées dans mon esprit, la plus profonde est celle qu’un budget, montant à environ 38 millions de francs, ne suffit pas pour mettre l’armée à mène de s’opposer avec succès à l’invasion que l’ennemi pourrait tenter.
Il y eut une telle unanimité d’opinion à ce sujet, que l’on vota, sans hésitation, les fonds indispensables à l’entretien, sous les armes, jusqu’au mois de novembre, de 61,000 hommes au lieu de 42.000, et que le budget fut élevé jusqu’au montant de 44,618,000 francs.
Cette décision ne fut pas la conséquence de circonstances accidentelles, mais on la prit après qu’il eut été démontré, dans la séance du 2 août, qu’un effectif moins considérable exposait le pays à des chances malheureuses, aussi longtemps que la Hollande conserverait l’attitude hostile qu’elle avait alors et qu’elle n’a, messieurs, pas encore abandonnée.
Après tout ce qui s’était passé dans cette discussion, comment se fit-il que, cinq mois plus tard, on vota, pour l’année 1835, un budget qui ne s’élevait qu’à 39,879,000 fr. ? C’est ce dont il m’a toujours été impossible de me rendre compte, d’autant plus qu’à cette époque l’avènement d’un ministère tory en Angleterre avait, comme le disait un honorable député, fait jeter un cri de prévoyance par les amis eux-mêmes les plus déclarés de la diplomatie.
Il fallait que déjà l’on eût tout à fait oublié ce qui avait été dit, ce qui avait parut si bien senti par tous les amis du pays, dans le cours de la discussion relative aux crédits supplémentaires pour l’année qui n’était même point encore écoulée.
Si, lors de la discussion du budget de 1835, on avait pu ne pas rappeler ce qui s’était passé depuis si peu de temps, il n’était point étonnant qu’en s’occupant de celui de 1836 on se contentât de s’appesantir presque exclusivement sur un objet qui n’avait aucun rapport avec l’ennemi ; aussi le budget de cette année fut-il encore inférieur au précédent et adopté au montant de 36,341,000 fr.
Il fallait, messieurs, pour arriver à de tels résultats, qu’une très grande sécurité se fût irrévocablement emparée de tous les esprits, et cependant rien, ni dans la politique générale, ni dans l’altitude de la Hollande, n’était survenu pour justifier. Voici ce que M. le ministre des affaires étrangères déclarait dans la séance du 18 décembre 1835 :
« Il doit, disait-il, suffire à la représentation nationale et au pays de recevoir ici l’assurance la plus positive que, depuis le rapport fait en septembre 1835 sur les négociations, il n’est intervenu aucun acte quelconque qui ait changé en rien notre situation politique. »
Tous les raisonnements qu’on avait fait valoir en 1833 et 1834 pour démontrer la nécessité de maintenir nos armements ne devaient donc pas avoir perdu de leur force : on avait été effrayé en 1834 de n’avoir eu que 17,000 hommes à opposer à une invasion hollandaise ; et cependant on se plaçait dans la nécessité de n’en avoir pas même autant en 1836.
En effet, messieurs, on comptait, au moyen d’un budget de 36,341,000 fr., pouvoir, comme précédemment, entretenir 42,000 hommes. Mais je vous ferai observer que parmi ce nombre il se trouvait environ 10,000 recrues qui, loin de pouvoir rendre le moindre service en avril, mai et juin, enlevaient encore à l’armée bon nombre d’officiers et de sous-officiers exclusivement occupés à les exercer. Il y avait donc seulement 32,000 hommes disponibles, dont un sixième devait être retranché comme n’entrant pas en ligne, ainsi que 11,000 hommes, qui étaient indispensables à la défense des Flandres, d’Anvers et des rives de l’Escaut.
On peut donc, sans exagération, avancer que, durant les trois mois précités, très propres à une reprise d’hostilités, nous n’avions véritablement que 15 à 16,000 hommes à opposer à l’ennemi sur sa principale ligne d’opération, et, encore, en abandonnant complètement le Luxembourg à lui-même.
Voilà la situation, messieurs, où nous nous sommes trouvés il y a bientôt un an. Il suffira qu’elle vous soit connue pour ne plus en exiger le retour. Nous devons tous désirer que le budget que nous allons discuter ne perpétue pas un pareil état de faiblesse ; d’autant plus que l’infériorité du nombre, dans notre armée d’opération, est loin d’être compensée par une bonne position militaire. Depuis plus de deux années, cette arme est soumise à une dislocation, dont, administrativement parlant, on a peut-être à se louer, mais qui ne lui donne pas la possibilité de s’ébranler subitement aux premiers mouvements de l’ennemi.
En Belgique, l’armée n’est pas, comme chez nos adversaires, groupée dans une attitude convenable : on en trouve partout des éléments, et nulle part vous ne pouvez en saisir l’ensemble.
Cette position vicieuse de nos troupes prouve, messieurs, que l’amour des économies, que l’empressement à délivrer les campagnes des cantonnements qui les gênaient, et à accorder aux villes des garnisons qu’elles réclamaient ; enfin que certaines mesures, prises dans les meilleures intentions, peuvent quelquefois avoir les conséquences les plus contraires à l’intérêt public.
Dés que l’armée n’eut plus de position militaire, le quartier-général put aussi n’en pas avoir.
Il en fut de même de l’emplacement des généraux commandant les divisions et les brigades : dès que les troupes furent irrégulièrement disposées, on ne tint plus à fixer bien sévèrement le séjour des généraux.
Enfin, messieurs, tandis que des considérations administratives absorbaient seules toute l’attention du ministère de la guerre, par la nécessité où il était de se renfermer dans un budget trop peu élevé, on perdit de vue les dispositions militaires les plus essentielles ; on adopta un système fort pacifique : les généraux furent, pour ainsi dire, privés de leurs soldats, et les soldats ne connurent plus leurs généraux ; les états-majors furent inoccupés et mis hors d’acquérir les qualités indispensables aux importantes fonctions qu’ils sont destinés à remplir.
Telles sont, messieurs, les réflexions douloureuses que fait naître la situation de notre armée dans son état ordinaire. Mais cet état est-il le seul qui doive faire l’objet d’une sérieuse attention ? Non, messieurs, nous avons aussi à considérer notre armée dans l’état d’extension, que, d’un commun accord avec le pouvoir exécutif, nous avons résolu de lui donner dans le cas d’une reprise d’hostilités.
Ce point de vue est même, me paraît-il, plus important que le précédent, et je doute fort que nous obtenions une conviction bien satisfaisante de l’étude des documents imprimés dont nous sommes en possession ; je doute fort qu’il puisse nous être démontré qu’il soit possible d’utiliser, en cas de nécessité, le contingent de 110,000 hommes que vous avez voté il y a peu de temps encore.
Veuillez-vous rappeler, messieurs, que le plus grand effectif que nous ayons eu, et cela en 1833, était de 95,000 hommes. Je vous ai précédemment énuméré les cadres qui les renfermaient, en faisant remarquer qu’ils n’étaient pas trop étendus.
Ceux de l’artillerie et de la cavalerie qui n’ont pas, jusqu’à ce jour, reçu d’extension bien sensible, étaient tellement au-dessous de ce qu’ils devaient être, que maintenant encore ces armes sont à peine suffisantes pour une armée de 50,000 hommes d’après les proportions généralement admises,
Quant à l’infanterie, sans y comprendre la garde civique mobilisée, elle comprenait 71 bataillons qui recevaient 64,000 hommes, c’est-à-dire plus de 900 par bataillon.
Pour ce qui concernait le garde civique mobilisée, les 26 bataillons qui la composaient, ne renfermaient que 14,000 hommes, ce qui ne faisait qu’environ 540 hommes par bataillon, Mais les cadres en étaient incomplets et composés d’hommes peu habitués au service. Pour les 26 bataillons il eût fallu 745 officiers et il n’en existait que 499.
Si donc, messieurs, en 1833 on eût voulu porter l’armée à 110,000 hommes, il eût été très difficile de le faire, à cause de la faiblesse des cadres ; mais, au moins, si toutes les convenances n’étaient point remplies, il n’y avait cependant pas une impossibilité absolue à mettre le contingent sous les armes. En est-il de même aujourd’hui ? C’est ce qu’il s’agit d’examiner.
Messieurs, ce ne sont pas les hommes qui manquent en Belgique : la milice telle qu’elle est organisée, et la faculté que l’on a de ne pas la congédier en temps de guerre, même après cinq années de service révolues, permettent au gouvernement d’accumuler successivement plus de soldats qu’il n’est nécessaire à la défense du pays.
En 1835, nos régiments d’infanterie avaient 4,200 à 4,500 hommes effectifs, et dix classes de miliciens, immatriculées dans leurs cadres, portaient chacun d’eux à 7 ou 8,000 hommes.
C’est alors, que, pour ne pas avoir des régiments trop considérables et les réduire au complet de leur organisation, l’on forma, sur de nouvelles bases, l’armée de réserve que la loi du 4 juillet 1832 avait mise à la disposition du gouvernement.
Dans cette nouvelle organisation les cinquièmes bataillons des 12 régiments d’infanterie de ligne, ainsi que les 26 bataillons de gardes civiques mobilisés, furent supprimés, et l’ensemble de ces bataillons fut remplacé par 26 autres, formant 9 régiments.
La conception n’était pas sans mérite, mais il fallait l’avoir préparée de longue main et la conduire ensuite jusqu’à complète réalisation. Malheureusement l’on avait rendu cette tâche on ne peut plus difficile : depuis la fin de 1833, on avait sans cesse reculé devant des promotions aussi considérables qu’elles devaient l’être ; on avait négligé tous moyens bien efficaces de former de nombreux sous-officiers, parmi lesquels une émulation bien excitée eût promptement fait de bons officiers d’infanterie et de cavalerie. Il s’ensuivit que les cadres existants s’éclaircirent plutôt qu’ils ne se complétèrent, et, quand on supprima les cinquièmes bataillons des régiments de ligne, leurs cadres furent loin de suffire pour remplir les vides laissés dans ceux des 4 autres bataillons de chaque régiment. En outre, au licenciement des civiques mobilisés, 57 officiers seulement, sur les 499 existants, furent conservés au service, et les 442 autres rentrèrent définitivement dans leurs foyers.
De ce peu d’empressement à conserver, à former et à nommer des officiers, il résulte que l’armée qui, en décembre 1834, comptait 3,265 officiers, y compris les 499 appartenant à la garde mobilisée, n’en avait plus, en mai 1836, que 2,698 : la diminution, en 18 mois, avait donc été de 567.
Or, messieurs, en 1833, 3,265 officiers suffisaient à peine à une armée de 95,000 hommes ; comment maintenant mettrait-on en campagne un contingent de 110,000 hommes, quand il n’en reste plus que 2,698 ?
Dans une telle situation, continuer à venir demander un contingent de 110,000 hommes, et ne point se hâter de créer le nombre d’officiers indispensables à la mise en mouvement d’une force aussi considérable, est une véritable inconséquence, qui, sans en imposer à nos ennemis, peut jeter le pays dans une très fausse sécurité.
On ne doit jamais perdre de vue que, pour constituer une armée, il ne suffit pas d’avoir des hommes nombreux et dévoués ; il faut encore que leur courage soit bien dirigé ; que les cadres destinés à les recevoir soient en tout conformes à l’organisation qu’on a jugé convenable d’adopter.
Ce n’est en effet, messieurs, que la perfection des cadres qui peut rendre supportable le système de milice que nous a légué le royaume des Pays-Bas. Moins longtemps vous assujettissez les hommes à rester sous les armes et en moins grand nombre vous les y conserver, plus vous devez avoir des cadres fortement organises et qui ne laissent rien à désirer, tant sous le rapport du nombre que sous celui de l’expérience.
Or, messieurs, dans leur état actuel, ceux de l’armée active elle-même ne sont pas tels qu’ils devraient être : d’après les renseignements recueillis par la section centrale, il manque dans l’infanterie 305 officiers, 36 dans la cavalerie et 42 dans les troupes d’artillerie. Ce qui forme un total de 383 officiers de troupes, dont l’absence prive chacune de ces armes d’une partie de leurs qualités essentielles ; et cette absence se ferait certes vivement sentir le jour où les corps seraient complétés par le retour de tous les hommes en congé.
Il n’est déjà pas possible de laisser exister un tel état de choses par les seuls motifs qui viennent d’être exposés ; mais quel ne doit pas être votre empressement, messieurs, à contribuer à le changer en pensant que ce sont ces mêmes cadres d’officiers, où il existe tant de vides, qui doivent pourvoir à ceux des régiments de réserve qui, jusqu’à ce jour, n’en ont pour ainsi dire aucun ? Car, vraiment, c’est une dérision que de donner ce nom au petit nombre d’officiers inscrits sur les contrôles de ces régiments, et qui, pour la plupart, sont déjà détachés de l’armée active. Ils sont au nombre de 119, tandis, que les 26 bataillons de l’armée de réserve en exigent 745.
Quant aux 9 escadrons de cavalerie et aux 9 compagnies d’artillerie, que l’on a déclarés faire partie de cette réserve, il n’existe aucun officier pour les commander, et la cavalerie et l’artillerie de l’armée active, loin d’être à même de leur en fournir, n’ont pas même ceux qui sont indispensables à leur propre organisation.
L’attention de l’honorable général qui depuis quelque temps préside au département de la guerre, est sans doute fixée sur une situation aussi peu satisfaisante ; il doit lui paraître urgent de remplir aussitôt que possible les vacatures, et ce ne serait pas encore assez, si, au préalable, on ne s’empressait de placer dans la réserve les officiers que l’âge ou une faible santé rendent peu propres au service actif.
Alors seulement il y aurait possibilité, en certaines circonstances, de mettre cette réserve en mouvement ; mais, dans son état actuel, il faudrait incontestablement y renoncer.
Quand je parle de compléter les cadres de l’armée active, je n’entends pas qu’il suffise d’inscrire dans chaque régiment des titulaires pour tous les grades ; il faut encore que ces titulaires soient présents et non pas, comme aujourd’hui, détachés en assez grand nombre pour remplir diverses fonctions, qui, même en temps de guerre, les retiendraient éloignés de leurs corps. Les officiers compris dans cette catégorie devraient seulement être inscrits à la suite de leurs régiments, aussi longtemps qu’ils en resteraient éloignés.
Mais, dira-t-on, ce sont donc des promotions, des avancements, des créations d’officiers que vous voulez ? Oui, messieurs, ce sont des promotions, des avancements, des créations d’officiers que je veux, quand l’exige impérieusement le bien du service ; quand, en s’en abstenant, on détruit une organisation sans laquelle le budget de la guerre, loin d’offrir au pays les garanties qu’il doit en attendre, ne servirait qu’à entretenir inutilement des soldats, dont toute la bonne volonté serait paralysée par l’insuffisance du nombre et du grade des chefs qui sont destinés à les diriger.
Pourquoi donner le commandement d’une brigade, d’un bataillon, d’une compagnie, à un officier qu’on laisse dans un grade inférieur aux fonctions dont il est chargé ? Dira-t-on que cet officier n’est pas assez recommandable pour être promu à un grade plus élevé ? Mais, messieurs, ce motif serait-il fondé, ce que je ne puis généralement admettre, ne voyez-vous pas que l’on met cet officier dans la position la plus difficile ? À l’infériorité de capacité qu’on lui suppose, on ajoute encore l’infériorité du grade dans la position qui lui est imposée. Alors, il est évidemment impossible qu’il rende d’aussi bons services que si on l’aidait, par le grade de cette position, à faire respecter l’autorité dont il est revêtu.
D’ailleurs, une supposition gratuite que celle d’admettre qu’il n’y a point d’hommes capables parmi nos officiers. Il faut les mettre sérieusement à l’épreuve dans tout ce qui concerne leur arme, exciter leur amour-propre et leur ambition ; et l’on ne tardera pas à éveiller en eux des talents, dont il ne serait pas juste de supposer la Belgique déshéritée.
Il n’y a, en tous cas, d’autres ressources pour compléter les cadres, que celles qu’offre l’armée elle-même ; c’est en elle que l’on doit, en comblant les vides, entretenir cette émulation qui ne peut être, dans les temps où nous vivons, que la conséquence de l’avancement accordé aux sujets méritants, en opposition à la sévérité que l’on doit exercer, sans pitié, envers ceux qui se rendent indignes de leur position.
On objectera peut-être que la plupart des officiers ont déjà reçu par le fait de la révolution beaucoup d’avancement ; mais, messieurs, cet avancement ne fut pas le résultat d’une faveur personnelle : il fut, à peu d’exceptions près, celui d’une nécessité absolue, et c’est encore à ce titre que j’en réclame de nouveaux. De toute nécessité il faut des chefs pour nos nombreux soldats, et dans son état actuel, comme je l’ai déjà dit, l’armée active n’aurait pas même le nécessaire, tandis que la réserve serait incapable de se mettre en mouvement. Ce sont là des plaies qu’il est permis de découvrir, parce qu’il est possible de les guérir et qu’il est urgent de le faire.
Si maintenant, messieurs, on porte son attention sur la classe des sous-officiers, on trouve, il est vrai, leurs cadres complets dans l’armée active ; mais, dans la réserve, il n’en existe que 1,204 où il en faudrait 2,147.
Cependant l’on ne doit point perdre de vue que les cadres des sous-officiers ont une importance qui ne le cède en rien à ceux des officiers ; ils sont, les uns et les autres, d’une indispensable nécessité, et c’est un motif puissant d’encourager les jeunes gens à se rendre aptes à occuper dignement les premiers degrés de la hiérarchie militaire. Cet encouragement est, dans le moment actuel, d’autant plus nécessaire, que la prospérité industrielle de la Belgique vient offrir des positions plus ou moins lucratives aux individus propres à être de bons sous-officiers, et que ces positions rendent celle de sous-officier insoutenable, si on ne fait entrevoir aux jeunes gens capables, qui les occupent, la possibilité très rapprochée de parvenir au grade d’officier,
Il ne faut pas que l’armée soit abandonnée par ceux qui doivent contribuer à la rendre digne du pays ; il faut beaucoup faire pour retenir sous les armes les jeunes gens qui ont reçu une première éducation ; la plupart d’entre eux ne s’y sont rangés que dans l’espoir de porter plus ou moins promptement l’épaulette ; et maintenant, au contraire, ils attendent presque tous avec impatience, la fin de leur engagement pour rentrer dans leur famille.
Pendant plusieurs années encore, l’école militaire ne suffira pas même à donner des officiers aux corps spéciaux, et, dès lors, elle ne peut avoir aucune influence immédiate sur la composition des cadres de l’infanterie et de la cavalerie. C’est donc, je le répète, sur la classe intéressante des sous-officiers, que l’on doit porter toute son attention, pour en obtenir de bons officiers ; c’est le moyen d’exercer une heureuse influence sur l’état moral et matériel de l’armée.
Chez nos ennemis on n’a cessé de faire les avancements qu’on jugeait propres à exciter l’émulation parmi tous les degrés de la hiérarchie militaire : pas un poste n’est laissé vacant, et, en cela, l’on est fidèle au principe d’une bonne organisation.
Nous sommes dans une position où, loin de faire moins qu’eux, nous devons chercher à les surpasser, quand il s’agit d’entretenir le bon esprit et l’énergie de la force publique : la nécessité nous en est imposée par la faiblesse que donne à notre défense la malheureuse disposition de nos frontières.
Messieurs, si cette disposition, et la faiblesse qui en résulte, n’étaient pas aussi bien connues de nos ennemis que de nous-mêmes, il y aurait peut-être de l’indiscrétion à en parler ; mais c’est chose évidente de sa nature : il suffit, pour s’en convaincre, de jeter les yeux sur la carte de l’ancien royaume des Pays-Bas, et de lire, dans les papiers publics, les détails de la dislocation de notre armée.
Chez nos adversaires, la plus grande économie et des convenances politiques s’accordent parfaitement, dans le placement des troupes, avec les dispositions militaires les mieux combinées. D’une part, le Brabant septentrional contient de vastes établissements militaires ; il y fait moins cher vivre qu’au-delà des eaux, et les fourrages y sont abondants ; d’autre part, le cabinet de La Haye a peu d’égards pour cette province : aux yeux des Hollandais, c’est encore le pays de la « généralité ; » on peut, sans inconvénients, l’accabler de cantonnements et le soumettre à un régime que l’on supporterait moins patiemment dans d’autres parties du pays ; aussi, dans ce moment même, l’armée active hollandaise, comme vous l’a dit M. le ministre de la guerre, s’y trouve-t-elle en grande partie rassemblée.
Si maintenant nous reportons notre attention vers notre propre pays, qu’y voyons-nous en regard d’une telle position ? D’abord des établissements militaires qui donnent, il est vrai, à la Belgique une plus grande importance que ne comporterait la seule étendue de son territoire, mais dont le plus grand nombre est complètement inutile dans notre lutte avec la Hollande. Puis, comme je l’ai déjà dit, une dislocation de troupes que la position de nos casernes sur la frontière du sud rend aussi défectueuse qu’il est possible de l’imaginer ; et, malheureusement, ajoutez encore à cela une antipathie très prononcée chez les habitants pour les cantonnements, dont, en tout temps et en toutes saisons, on ne se fait point faute au-delà de la frontière.
Ce n’est, messieurs, que par une augmentation de dépenses que l’on peut contrebalancer de tels désavantages ; heureusement, le pays ne manque pas de ressources ; il est content de sa situation ; et, par conséquent, il doit vouloir la mettre à l’abri d’événements désastreux.
A ce sujet, j’ai vu avec satisfaction que M. le ministre de la guerre, en présentant des amendements à plusieurs articles du budget de son département, n’avait point négligé d’y comprendre une somme pour commencer à ériger vers le nord un système de défense permanent, qui doit nous garantir les meilleurs résultats de nos armements si coûteux et si prolongés.
Entretenir une armée, et s’abstenir de lui créer des points d’appui dans les contrées où elle doit manœuvrer et combattre, n’est point digne d’une nation, qui se distingue par tant de qualités solides ; c’est vraiment exposer la fortune publique aux chances les plus incertaines.
Si depuis deux années les dépenses du budget de la guerre eussent été augmentées d’un vingtième seulement, certes l’on eût entrepris, je ne dirai pas l’exécution d’un système de défense dans son ensemble, mais déjà en ce moment l’on posséderait un bon établissement militaire sur le Demer. Bien loin de là, messieurs, au lieu d’améliorer notre frontière déjà si faible par sa nature, l’on y adjuge des routes qui la rendront plus faible encore ; tandis qu’en faisant marcher de front et les travaux militaires et les travaux civils, les uns et les autres se porteraient de mutuels secours dans l’intérêt de la défense.
Il faut nécessairement renoncer à procéder comme on l’a fait jusqu’à ce jour ; il est plus que temps, en érigeant des moyens de défense permanents, de justifier la réputation de sagesse et de prudence que nous méritons sous tant d’autres rapports ; mais, quel que soit l’empressement que l’on apporte à l’exécution de travaux que réclame avec tant d’urgence l’intérêt du pays, leur influence ne pourra pas encore se faire sentir cette année : c’est un motif puissant de suppléer, dès à présent, à leur absence par la force et la bonne disposition de l’armée, et cependant il ne m’est pas clairement démontré que le budget supplémentaire qu’a présenté M. le ministre de la guerre, lui permettra de combler toutes les lacunes qui existent dans diverses branches du service : j’attendrai, pour fixer mon opinion à cet égard, les explications qui seront ultérieurement données dans le cours de la discussion.
Messieurs, les réflexions que je viens de communiquer à cette assemblée me sont dictées d’une manière fort impérieuse, et comme député et comme membre de l’armée. Comme député je dois veiller à ce que des dépenses aussi considérables que celles qu’exige le département de la guerre, ne deviennent inutiles, je dirai même fatales ; comme membre de l’armée, je suis trop intéressé à ses moyens de succès, pour ne pas m’exprimer avec franchise sur les améliorations que réclame son organisation.
Je serai trop heureux si je puis contribuer à ce que nous nous réunissions tous dans une pensée commune, celle d’assurer convenablement l’intégrité du territoire national. Si dans ce moment nous avons quelque chose à désirer à cet égard, il ne faut pas être sans reconnaître qu’en toutes circonstances le chef du département de la guerre a eu à lutter contre de bien grandes difficultés : je ne puis même pas dire de quelle nature il n’en a pas rencontré.
J’aime à croire que l’honorable général qui maintenant occupe ce poste puisera, dans l’étendue de la responsabilité qui pèse sur lui, la force nécessaire pour ne point manquer à sa destination. D’ailleurs, on finira par cesser de croire que les dépenses de ce département sont tellement élastiques, que le ministre puisse toujours couvrir sa responsabilité au moyen d’une somme déterminée par des considérations étrangères au service dont il est chargé.
Les besoins du département de la guerre doivent être placés en première ligne dans notre situation, ce département est le protecteur de tous les autres, et, si on ne le met pas à même de répondre dignement au but de son existence, on pourrait bien reconnaître trop tard qu’il est des économies qui conduisent à la ruine des Etats.
C’est pour contribuer autant qu’il est en moi à ce que la Belgique ne soit point destinée à en donner le douloureux témoignage, que j’ai cherché à éveiller l’attention du gouvernement et de la chambre sur des objets que l’on ne peut tarder plus longtemps à prendre en considération sans s’exposer à compromettre les plus grands intérêts.
M. Doignon. - Le discours que vient de prononcer l’honorable préopinant me paraît être un plaidoyer et contre le ministère Evain et contre la chambre elle-même, qui aurait compromis très gravement sa responsabilité vis-à-vis du pays. D’autres orateurs, possédant plus de connaissances que moi sur cette matière, lui répondront, je l’espère.
Dans la dernière session, le gouvernement, voulant donner à son autorité beaucoup plus de force sur l’armée, a demandé et obtenu des chambres législatives des lois militaires qui ont mis à sa disposition tous les moyens dont il croyait avoir besoin. Je désirerais connaître si le ministère de la guerre en a recueilli tout le fruit qu’on en attendait, si la discipline et la moralité de l’armée ont fait depuis lors quelques progrès. Pour ma part, je pense jusqu’ici que la nouvelle législation ne peut avoir produit qu’un bien faible changement. Nous avons vu malheureusement encore, dans le courant de 1836, certains excès comme en 1835.
La moralité d’une armée et sa discipline constituent, selon moi, sa véritable force. C’est au gouvernement à veiller au maintien de ce principe ; car la corruption des mœurs militaires entraîne à sa suite tous les vices et les désordres, et avec elle on attendrait en vain d’une armée le courage et la valeur au jour du combat.
Sans moralité point de fidélité certaine, point de véritable amour de la patrie, Lorsque le désordre est dans le cœur, du cœur il passe bientôt dans l’esprit, ensuite dans les doctrines et peu après dans les actions de l’homme. Inutilement vous les comblerez de vos faveurs : la soif des honneurs et de l’or étant devenue insatiable, les mauvaises passions l’emportent et l’homme s’aveuglera jusque sur son véritable intérêt. La violation du serment, la trahison, sont ordinairement les effets de la démoralisation. Toutes les lois sont impuissantes contre elle, et jamais vous n’appliquerez avec plus de justesse l’axiome : Quid sunt leges sine moribus ? vanae proficiunt.
Je dirai donc que personne n’est plus noble à mes yeux qu’un officier vertueux, et que plus vous en compterez de cette espèce dans l’armée, plus vous serez sûrs de son attachement, de son esprit d’ordre et de sa bravoure. Je me plais à penser que nous possédons un grand nombre de ces âmes nobles et généreuses. Or, avec de tels éléments notre armée est invincible, et jamais avec elle notre Belgique ne verra de ces fatales défections dont d’autres royaumes ont donné de si tristes exemples.
Toutefois, messieurs nous ne pouvons nous le dissimuler, la situation morale de notre armée laisse quelque chose à désirer, et c’est ce que nous apprend la section centrale elle-même dans son rapport sur le département de la guerre. S’il est permis d’ajouter foi au contenu de ce rapport, publié dans les journaux, nous aurions à nous affliger d’un abus grave qui existe dans l’armée. Je vais citer textuellement ce qu’on y lit, page 66
« La deuxième section se plaint du peu de liberté ou de tolérance dont jouissent les soldats pour remplir leurs devoirs religieux les jours fériés. Cet abus, dit-elle, paraît continuer malgré les ordres donnés l’an dernier par le ministre.
« Cinquième section. - Mêmes plaintes.
« Sixième section. - Mêmes plaintes.
« Section centrale. - Chaque année le rapport de la section centrale a énoncé les mêmes plaintes de la part des sections de la chambre.
« Nous ne pouvons donc que renouveler plus fortement nos instances pour qu’enfin des mesures efficaces soient prises contre les abus signalés.
« La liberté des cultes n’existe plus pour le soldat dès que, par des sarcasmes ou par des ordres mal combinés, on arrive à le détourner de l’accomplissement des devoirs que lui impose sa religion. »
Vous venez donc de l’entendre, messieurs, l’abus signalé ne date point de quelque temps, mais même de plusieurs années, et à chaque session il est vainement le sujet de pressantes réclamations à la chambre, aux sections et à la section centrale. A cet égard mon opinion est que si, dans les différents corps de l’armée on avait la certitude que le gouvernement voit réellement avec peine et avec un vif déplaisir de pareils actes d’intolérance, on se garderait bien de les commettre encore, dans la crainte au moins d’encourir le blâme et les disgrâces du ministère dont, je dois le dire ici, tous les membres sont solidaires. Jusque-là, de simples circulaires et tous les règlements resteront sans effet. Il me semble qu’une administration vraiment libérale aurait depuis longtemps essayé d’autres moyens, afin de faire respecter un peu plus la liberté du culte et de conscience de nos soldats.
« Ce n’est pas seulement, dit le rapport ; par des entraves de service qu’ils sont détournés de l’accomplissement de leurs devoir, mais on attaquerait même la religion du soldat avec l’arme du ridicule ; arme la plus dangereuse en même temps qu’elle est la plus déloyale. »
Depuis mon entrée dans cette chambre l’on a vu constamment, en moi, j’ose le dire, un fidèle défenseur de nos libertés publiques. Mais les libertés des cultes et des opinions religieuses, également proclamées par notre charte, sont à mes yeux aussi sacrées qu’aucune autre, et je les défendrai avec le même zèle.
Tous les ans, messieurs, une foule de griefs sont signalés à cette tribune et au-dehors contre l’administration de la guerre, et le gouvernement persiste, malgré tout, dans sa marche accoutumée, comme s’il était sourd à toutes nos représentations. Le service de santé et son inspecteur-général sont spécialement l’objet des accusations les plus graves, et le rapport nous informe qu’on se refuse même à nous donner des explications convenables et les documents nécessaires. On se refuse notamment à mettre sous les yeux de notre section centrale, une instruction ou enquête tenue sur ce service par plusieurs généraux, et l’on semble ainsi défier la chambre de pouvoir jamais atteindre les abus.
Mais le ministère, en nous opposant ce silence plus qu’étrange, ne voit-il pas qu’il se place lui-même dans une position tout à fait suspecte vis-à-vis du pays, et qu’une semblable conduite doit provoquer de plus en plus les investigations et un examen sévère de la part de la représentation nationale ? Comment n’a-t-il donc pas compris que le seul arrêt de la cour d’assises de Namur est de nature faire planer les soupçons les plus légitimes, et à mettre nommément l’inspecteur-général dans un état de suspicion qui doit autoriser à son égard des mesures extraordinaires ? Qu’on veuille bien nous répondre à cette question : S’il est innocent, pourquoi craignez-vous de le mettre en jugement ?
Le ministère méconnaît les droits de la chambre lorsqu’il pense qu’à l’occasion du budget des dépenses elle ne peut s’enquérir de tous les actes de son administration pour les contrôler et les censurer, s’il y a lieu. C’est spécialement dans cette matière que les chambres législatives exercent, elles seules, une sorte de souveraineté.
Puisque le gouvernement ne craint point de manifester de la défiance envers la chambre, il est de la dignité de celle-ci de s’en défier à son tour en refusant, ou au moins en ajournant le crédit jusqu’à ce qu’on l’ait satisfaite. Si le service pouvait souffrir d’une pareille mesure, la responsabilité en retomberait sur le ministère lui-même. Mais, avec des crédits provisoires, cet inconvénient ne peut même exister.
La chambre a encore à sa disposition un autre moyen de vaincre l’obstination du ministère : elle pourrait au cas actuel faire usage de sa prérogative constitutionnelle établie par l’article 40 de la constitution, qui lui donne, de la manière la plus générale, le droit d’enquête. Elle serait en droit par conséquent de nommer, dans son sein, une commission chargée de nous fournir tous les renseignements indispensables pour que la législature fût en état d’apprécier chacun des chefs d’accusation et généralement tous les griefs imputés depuis trop longtemps aux diverses branches de l’administration de l’armée, et notamment au service de santé. Toute hésitation, toute demi-mesure de la part de la chambre devrait désormais la faire considérer elle-même comme responsable en grande partie de tout le mal dont on accuse le département de la guerre. Si les réclamations dont cette enceinte retentit chaque année se réduisaient encore à de vaines paroles, le ministère, une fois muni de son budget de 40 millions, n’en laissera pas moins continuer tous les abus, et, comme les années précédentes, de toute cette discussion, il ne restera après tout que de belles protestations de la part de M. le ministre, sans aucun effet.
Chacun de nous, je crois, aura vu avec surprise la demande d’une augmentation de trois millions environ sur les dépenses de ce département. Je ne suis point encore convaincu de la nécessité de cette augmentation, et je suis d’autant plus éloigné de l’être que déjà le gouvernement doit trouver pour cet exercice une somme disponible de quelques millions sur la diminution des prix d’adjudication de certaines fournitures, telles que le fourrage, le pain, etc.
L’attitude de la Hollande et ses forces militaires sont les mêmes que l’an dernier ; et il n’y a pas de milieu, suivant moi : ou le ministre Evain ne nous a point assez demandé en 1836, ou son successeur nous demande trop. Depuis plusieurs années, les dépenses du budget de la guerre vont toujours en croissant, et cependant il ne paraît point que le nombre de nos soldats en activité ait successivement augmenté dans la proportion des majorations accordées. D’après ce, quelle garantie pouvons-nous avoir qu’il n’en sera point de même pour l’exercice 1837 ?
Je suis obligé de croire jusqu’ici que ce n’est qu’aux prodigalités de ce département qu’il faut attribuer la demande de ce crédit tout à fait imprévu, et qu’au moyen d’économies raisonnables, le gouvernement serait parvenu à trouver la nouvelle somme qu’il pétitionne en ce moment.
Si l’on me demande, séance tenante, quelles sont ces économies qu’il serait possible d’effectuer an budget de la guerre, je répondrai qu’elles sont signalées dans les discussions des budgets et les rapports des sections centrales depuis quatre ans, et si l’on croit me fermer la bouche, comme les ministres prétendent le faire chaque fois en pareil cas, en observant que toutes ces économies ont été précédemment rejetées par les chambres, je répondrai avec l’honorable député de Waremme, dans la discussion des voies et moyens, que jusqu’à présent les chambres, à mon avis, ont été trop faciles à consentir les augmentations de dépenses, toujours trop vivement sollicitées par le gouvernement lui-même, et que par conséquent le vote de la chambre, à cet égard, est pour moi un mauvais argument.
Les chambres, dit le ministère, veulent-elles donc se charger de répondre des événements. L’on a chaque fois cherché à effrayer par ce moyen la représentation nationale.
Mais je répondrai au gouvernement qu’il lui incombe d’abord d’entrer lui-même dans la voie des économies, et que si, en persistant dans son système de dépenses excessives, l’argent lui manque pour tenir sur pied une armée suffisamment nombreuse, c’est premièrement sur lui et non sur la chambre que la responsabilité pèse tout entière. Or, je reste persuadé, jusqu’à ce moment, que si, aujourd’hui encore, le gouvernement voulait y apporter une bonne et ferme volonté, il trouverait, dans les 40,000,000 environ qu’on lui alloue déjà, une somme suffisante pour former et remplir les cadres de l’armée comme il le désire, et sa responsabilité comme la nôtre se trouveraient ainsi complètement à couvert.
La démarche actuelle du gouvernement pour obtenir ce nouveau crédit vous démontre, au surplus, qu’il n’y a pas lieu, comme nous l’entendons dire chaque jour, d’attacher une aussi haute importance à la convention du statu quo souscrite par le roi Guillaume, puisque effectivement le pays se voit constamment obligé de se tenir en mesure à peu près comme si cette convention n’existait pas. Quel cas pouvez-vous faire d’un traité lorsqu’à l’instant même de sa signature vous avez la certitude morale que la partie principale le violera à la première occasion qu’elle jugera favorable ? Guillaume ne nous a-t-il pas assez prouvé, en 1831, qu’à notre égard il est absolument sans respect pour la foi due aux traités et le droit des gens ? L’intervention de deux grandes puissances à cette convention n’arrêterait même pas, je pense, un seul instant le gouvernement hollandais dans ses projets d’invasion, s’il trouvait moyen de les réaliser. Il faut donc bien le reconnaître : dans la vérité, le statu quo tel que nous l’avons, n’existe pour le roi Guillaume que par la seule force des choses indépendamment de toutes conventions, et il est dû bien moins à la diplomatie qu’à la nécessité et à la position que les circonstances elles-mêmes ont faites aux deux pays.
Dans tous les cas, il est impossible de concilier la demande du nouveau crédit de M. le ministre, avec la promesse d’un désarmement partiel qui nous a été faite en 1833 par le discours du trône.
Il me reste à vous présenter quelques observations générales sur le budget du département de la guerre. Ce budget s’élève à peu préès à 40 millions, comme les années précédentes. Qui croirait qu’une somme aussi énorme se dépense tous les ans, en très grande partie, sans le contrôle voulu par la constitution, c’est-à-dire le visa préalable de la cour des comptes ? C’est cependant ce qui existe : tandis que, pour toutes les administrations, les ordonnances de paiement sont soumises à la cour, pour le département de la guerre ce sont le ministre ou les intendants qui ordonnancent comme il leur plaît, et sans aucune surveillance.
Il est temps de faire cesser enfin un pareil état de choses. Depuis cinq ans, près de 200 millions ont été dépensés de cette manière. La cour des comptes désire sans doute elle-même qu’on règle un mode de comptabilité pour la guerre plus conforme à ce que prescrit la constitution ; et le ministère depuis longtemps aurait dû, à cet effet, se concerter avec elle. Ne pourrait-on pas établir une distinction entre les dépenses de différente nature ?
On conçoit qu’il en est qui ne peuvent être soumises aux règles ordinaires. Par exemple, pour la solde du soldat qui se paie pour ainsi dire jour par jour, il ne paraît pas possible de recourir chaque instant au visa préalable. Mais la solde des officiers supérieurs peut fort bien être acquittée tous les mois comme les traitements de beaucoup de fonctionnaires. Pourquoi cette dépense ne serait-elle pas assujettie au visa préalable ? Il en est de même des fournitures, des approvisionnements et de bien d’autres dépenses qui ne se paient qu’après un certain délai. On établirait des exceptions pour les cas de guerre ou d’entrée en campagne. Il est certain qu’il y a possibilité de créer un autre mode de comptabilité qui assure une surveillance réelle. Lorsque depuis si longtemps des plaintes graves s’élèvent de toutes parts contre l’administration de la guerre, le gouvernement doit vivement désirer lui-même une autre organisation, et de plus longs retards seraient maintenant inexcusables.
Jusqu’à présent les sections de la chambre n’ayant aucune donnée certaine pour l’examen des dépenses, se voient obligées d’en adopter les chiffres de confiance et en aveugles.
J’aurais désiré voir proposer une légère réduction sur la solde du soldat, qui me paraît évidemment trop élevée en comparaison de ce qui se paie au soldat français. Je suis persuadé que cette mesure n’affaiblirait aucunement l’attachement et la fidélité de nos braves miliciens.
J’appellerai enfin l’attention du gouvernement sur un point important : il est généralement reconnu que la loi actuelle appelle nos miliciens à un âge trop jeune. A l’âge de 18 ans, l’homme, en Belgique, n’a point encore une constitution assez robuste pour supporter les fatigues des exercices militaires. Il résulte de là que beaucoup trop de miliciens doivent être réformés ou ajournés, et que nos hôpitaux sont remplis de malades. Qu’on interroge les médecins qui assistent aux conseils de milice, tous sont à cet égard d’un avis unanime. L’Etat, le trésor et l’humanité y gagneraient à la fois si nos jeunes gens étaient appelés un peu plus tard au service de la milice.
M. de Puydt. - J’ai fait partie de la section centrale de la guerre, et dans cette commission j’ai été opposé aux réductions qui avaient été proposées. Je ferai connaître les motifs particuliers de cette opinion à mesure que nous entrerons dans la discussion des articles séparés du budget. Maintenant j’ai à présenter à la chambre les considérations tout à fait générales qui me portent à considérer comme indispensable la nécessité de maintenir un armement formidable en Belgique.
Un premier rapport de la section centrale chargée de l’examen du budget de la guerre se termine par ces mots :
« Nous avons accordé au ministre un budget suffisant pour un nombre de 46,000 hommes à tenir sous les armes pendant l’année entière. »
Ce nombre se composerait de 43,450 sous-officiers et soldats et de 2,866 officiers.
Il n’y a personne parmi vous, messieurs, ou au moins parmi ceux qui n’ont pas fréquemment occasion de s’occuper des détails de l’organisation militaire, qui ne se soit persuadé, d’après cela, que la Belgique aurait pu opposer à l’ennemi une armée de 46,000 hommes, et qui, après avoir voté le crédit demandé, ne se soit retiré satisfait d’avoir assuré la défense du pays.
Il importe de ne pas commettre à cet égard de méprise ; car, faute de se rendre exactement compte de l’état des choses, on pourrait se tromper étrangement sur l’importance du vote.
Le budget de la guerre tel qu’il est établi comprend les allocations nécessaires pour tout ce qui constitue l’état militaire de la Belgique, c’est-à-dire :
L’armée active ;
Les garnisons indispensables, en cas de mobilisation de cette armée ;
Les dépôts des régiments, les compagnies sédentaires et de discipline, la gendarmerie et la réserve ;
Les administrations et les non-combattants :
Le tout sur pied de paix et non sur pied de guerre.
Si l’on isole de cet ensemble l’armée proprement dite, celle qui doit combattre l’ennemi en campagne, on reconnaîtra que nous avons sous les armes dans le sens qu’il importe d’attacher à ces mots, moins de la moitié de ce que le rapport semblerait promettre.
Cette armée serait d’ailleurs loin d’être mobile, puisque le budget ne pourvoit pas aux dépenses que nécessiterait dès le premier jour le moindre mouvement de concentration des corps qui la composent ; puisqu’enfin nous n’aurions aucune allocation pour vivres de campagne, transports de munitions et d’approvisionnements, et pour le complet des ambulances.
Un budget supplémentaire vous a été soumis dans le but d’augmenter l’effectif en solde de l’infanterie, l’effectif réel des troupes du génie ; de pourvoir à des moyens matériels de défense, qui, combinés avec les mouvements des troupes de toutes armes, contribuent à accroître la force d’action de celles-ci ; de reconstituer les ambulances et moyens de transport.
Le rapport de la commission à laquelle ce budget supplémentaire a été envoyé vous dit : (Voir les paragraphes 10 et 11 de la page 3 de ce rapport.)
Appliquons encore ici l’observation que j’ai faite plus haut : faisons la distinction entre les éléments qui composent la force militaire du pays, et nous devrons reconnaître encore une fois que si le budget de la guerre solde 46,000 hommes, nous sommes fort loin d’avoir 146,000 hommes sous les drapeaux, et quoique le budget supplémentaire augmente les crédits de trois millions, il est, à mes yeux, loin d’être suffisant.
Si je n’avais la conviction que le gouvernement hollandais connaît notre situation intérieure peut-être mieux que nous-mêmes, j’aurais pu hésiter à en parler avec autant d’abandon et de liberté ; mais outre que l’état des forces militaires d’un pays ne peut plus être aujourd’hui un secret pour un pays voisin intéressé, du reste, à le connaître, je suis mu ici par une autre considération c’est qu’en détruisant, pendant qu’il en est temps encore une sécurité à laquelle je crois dangereux de se livrer davantage, nous trompons bien plus l’espoir de nos ennemis que nous ne pourrions les servir par des révélations inutiles pour eux. Cette sécurité de notre part augmente leur force ; en la faisant cesser, nous prouvons par là qu’il nous reste et le pouvoir et la volonté de nous garantir contre une surprise.
Pour rendre la question de notre état militaire bien sensible, il faut l’envisager dans le sens le plus étendu.
Elle se présente sous deux points de vue :
Attitude militaire de la Belgique pendant la durée de la révolution et jusqu’à la conclusion définitive de nos débats avec la Hollande ;
Attitude militaire de la Belgique lorsque le pays sera reconnu par toutes les puissances.
De ces deux positions résultent des conditions diverses.
Faire la révolution, repousser les Hollandais sur leur territoire, les empêcher de rentrer dans des provinces qu’ils n’abandonnent qu’à regret ; amener enfin par des efforts constants et des sacrifices continus, la consolidation de notre indépendance, c’est la une situation extraordinaire qui exige une attitude formidable et des dépenses excessives, sans doute, mais nécessaires.
Dans la situation ordinaire vers laquelle nous tendons ; quand la Hollande aura désarmé, quand la guerre actuelle sera finie, l’attitude militaire de la Belgique prenant son caractère de permanence, n’exigera plus que des sacrifices calculés sur des besoins très simples et proportionnés au rang que nous sommes destinés à prendre comme nation.
Voilà, messieurs, sous son double point de vue, la question tout entière. Il s’agit, pour ce qui nous concerne en ce moment d’examiner dans laquelle des deux positions nous nous trouvons.
Incontestablement nous sommes dans la première, et sous l’empire de circonstances qui nécessitent l’armement le plus considérable et les plus grands sacrifices de tous genres.
Je vais essayer de démontrer que nous n’avons pas agi conséquemment à ces nécessités, que nous avons devancé le temps, confondu deux époques distinctes, et que nous nous trouvons dans cette périlleuse alternative de n’avoir pas les forces militaires convenables pour l’état de guerre, et d’avoir une armée trop nombreuse pour l’état de paix.
En d’autres termes, le vote du contingent de 110,000 hommes est conforme à l’état de guerre. Les allocations du budget sont avec ce vote en contradiction évidente.
Cette anomalie vous a été signalée dernièrement par un honorable général, elle est sentie par un grand nombre d’entre vous : mais il m’a semblé qu’on n’en saisissait pas bien les conséquences possibles, faute peut-être d’en apprécier convenablement les causes.
Je dirai à cet égard mon opinion avec toute la franchise que l’importance de la question réclame, et je la motiverai par un petit nombre de considérations très générales. Lorsqu’en 1830 nous avons conduit les Hollandais au-delà de leur frontière, nous ne les avons pas vaincus complètement, puisque nous ne les avons pas obligés à reconnaître notre indépendance. La tentative du mois d’août 1831 l’a prouvé une première fois. Leur conduite depuis lors le prouve chaque jour davantage.
La Hollande a subi, comme un événement de force majeure, le mouvement révolutionnaire qui nous a séparés d’elle, sans cependant renoncer à rien de ce qu’elle croit être son droit. Cédant à des faits et se réservant les principes, elle a concentré son armée dans le Brabant septentrional, pour observer et attendre. Or, l’histoire nous apprend que la Hollande sait attendre, pendant trois quarts de siècle, l’occasion de faire valoir des prétentions que le temps pour elle n affaiblit pas.
Pour la Hollande, ce qui est considéré comme droit acquis, survit à tout, domine tout : les événements peuvent, pendant des siècles, en suspendre l’exercice ; elle s’y résigne ; mais, conservant toutes ses prétentions pour un meilleur avenir, elle sait, quand il le faut, faire abstraction des temps écoulés pour ressaisir sa proie.
Six ans se sont passés sans apporter la plus légère modification à son organisation et à son altitude militaire, si ce n’est toutefois pour les consolider ; et, fidèle à son invariable politique, elle a investi son gouvernement d’un pouvoir fort et de moyens indispensables pour agir promptement, sans égard à la grandeur des sacrifices.
Vainement la Hollande elle-même voudrait-elle faire croire que son attitude est défensive ; personne ne peut être dupe de ce langage, qui n’est en lui-même qu’un piège de plus. Nous n’avons aucune prétention contre ce pays, aucun intérêt, même militaire, à attaquer son territoire ; nous n’avons essayé aucune tentative de ce genre ; rien enfin, de notre part, ne dénote ni l’utilité, ni l’intention de projets agressifs.
Le fait, au contraire, démontre que l’armée ennemie est une armée d’invasion. La Hollande a une double ceinture de places fortes sur sa frontière. Elle a ses fleuves et ses inondations. Plus qu’aucune autre nation, plus que la Belgique surtout, elle pourrait réduire sa défensive à un petit nombre de troupes retirées derrière ses forteresses et ses fleuves, si réellement c’était là son but.
Mais il n’en est point ainsi ; une armée mobile, en avant d’une pareille ligne de défense, est, militairement parlant, une armée offensive. Elle n’a pas besoin de manifeste écrit, son attitude seule est une proclamation permanente de ses desseins : elle ne peut vouloir qu’une chose, c’est d’être en mesure de saisir sans retard la première occasion favorable de fondre sur nous.
Pour la Hollande, la révolution belge n’est pas terminée, n’est pas un fait accompli définitivement ; elle ne peut donc pas l’être pour nous-mêmes aussi longtemps qu’une telle armée nous menace en deçà de la Meuse.
En agissant comme elle le fait, la Hollande est conséquente aux principes de sa position, elle suit les règles de la prudence ; elle sait mettre en pratique des maximes de prévoyance, nées de l’instabilité des choses politiques, dans un temps si fertile en événements inattendus, dans un temps où cinq révolutions successives ont tour à tour modifié les destinées d’un seul et même pays en moins de 40 ans. Elle met dans ses prévisions le bénéfice du hasard.
La révolution nous a faits ce que nous sommes. Une attitude militaire formidable doit être longtemps encore la seule garantie du droit que nous nous sommes faits, en opposition à la force que l’ennemi conserve pour le détruire. Les moyens diplomatiques ne sont qu’une ressource secondaire. Nous devons avant tout maintenir notre révolution par les armes nationales, car si l’ennemi venait à renverser l’édifice que nous avons élevé, à quoi serviraient les négociations ?
Voyons cependant où nous en sommes sous ce rapport.
Pendant l’année 1832, l’armée belge était portée à son maximum. L’organisation des corps et celle des différents services pouvaient laisser à désirer, mais au moins l’armée était sur pied de guerre, elle était animée d’un bon esprit ; elle était mobile, elle offrait en présence de l’ennemi une force numérique suffisante.
En 1833, l’effectif s’est trouvé sensiblement réduit ; les vivres de campagne ont été en partie supprimés ; plus de moitié des troupes a été envoyée en congé, ou répartie dans des garnisons éloignées du point de concentration, pour soulager le pays accablé par les cantonnements.
En 1834, progression toujours décroissante pendant quelques mois par l’influence de la convention du 24 mai 1833, jusqu’à ce que les événements du Luxembourg vinssent signaler le danger de notre position et nous forcer à rappeler un plus grand nombre d’hommes sous les armes. Néanmoins l’effet de ce retour à des mesures de prévoyance fut de courte durée.
L’année 1835, ramenant bientôt la sécurité dans les esprits, fut le signal d’une nouvelle dispersion de nos forces.
Aujourd’hui, l’armée est à son minimum ; elle est en partie disloquée et immobilisée, non dans des positions choisies stratégiquement, mais réglées par des motifs d’économie seuls ; c’est-à-dire en plaçant le plus souvent les troupes dans des lieux où il existe des moyens de logement et des facilites de vivre à bon marché. Toute louable que soit l’économie en principe général, elle devient dangereuse quand elle contribue à diminuer aussi évidemment nos moyens défensifs.
Ce n’est pas la première fois que j’appelle l’attention de la chambre sur cette position. J’ai déjà démontré, il y a trois ans, que dans une circonstance où tout nous faisait une loi d’être sérieusement sur nos gardes, la partie mobile de l’armée ne présentait momentanément qu’un effectif de 17,000 combattants pour résister à la presque totalité des forces hollandaises. L’événement qu’on pouvait craindre alors n’a pas eu lieu, c’est vrai ; mais le danger n’en était pas moins réel ; il n’a pas cessé depuis.
Oui, messieurs, si en 1832, nous étions en mesure de repousser avec succès une attaque aussi soudaine que possible de la part des Hollandais, nous en sommes venus, par des réductions successives en 4 années, au point que le plus hardi de nos généraux n’oserait certainement plus répondre de tenir la campagne en présence des Hollandais, restés intacts dans leur force primitive.
Notre attitude militaire n’est donc plus ce qu’elle était ; elle n’est plus en rapport avec l’éventualité des besoins, avec la force que l’ennemi continue à nous opposer, et si l’on fait attention à la série d’événements passés depuis 4 années, on doit convenir que c’est à notre confiance dans les secours étrangers que ce résultat est dû. Cet état d’extraordinaire quiétude où nous sommes tombés, est-il cependant bien justifié ? L’intervention de la diplomatie a-t-elle apporté à notre position politique un changement qui nous permette de négliger nos moyens matériels de défense ? a-t-elle détruit la possibilité d’une seconde irruption des Hollandais ?
Voilà ce qu’il importe d’examiner pour juger l’utilité ou le danger du désarmement auquel nous sommes arrivés peu à peu.
L’intervention nous a offert des traités, et nous a prêté le secours d’armées amies. Mais ces projets de traités nous ont, par un cercle vicieux, ramenés au point de départ en nous replaçant, le 21 mai 1833, dans la position acquise en 1830. Les secours qui nous ont été prêtés sont accidentels, non seulement ils peuvent nous manquer à l’occasion, il est même raisonnable de croire qu’il deviendra impossible plus tard qu’on nous les donne toujours.
La Belgique, messieurs, nouvellement associée à la vieille famille européenne, y est entrée avec une politique de crédulité et de franchise naturelle à un peuple jeune et confiant, que l’habitude des discussions d’intérêts internationaux n’a point encore assez aguerri contre les manœuvres diplomatiques.
Aussi, est-ce volontairement que nous nous sommes faits petits, à une époque où les craintes inspirées par notre propagande pouvaient nous faire grands. Aussi, avons-nous accueilli avec empressement, avec exagération même, les témoignages d’amitié politique dont on a bien voulu nous honorer alors. Nous avons eu foi dans les puissances, nous avons cru à l’infaillibilité des traités promis, des alliances offertes ; et c’est j’ose le dire, de cette confiance trop entière que provient une propension à l’imprévoyance, dont le danger nous apparaît aujourd’hui.
Cependant les traités, qui en général sont vrais le jour où on les conclut, peuvent ne l’être plus le lendemain. Ils ne sont qu’un lien bien fragile, quand la nécessité, l’intérêt, l’occasion, et surtout quand la prédominance des faits accomplis, viennent les contrarier. Un traité n’a pas de valeur par lui-même, ni par sa forme. Qu’il soit provisoire, qu’il soit définitif ; qu’on l’appelle convention, qu’on l’appelle traité, il n’aura d’autre durée que celle résultant du maintien d’un équilibre d’avantages réciproques sur lequel on l’aura fondé. Si la balance penche un moment d’un côté plus que de l’autre, si cet équilibre vient à se rompre, le contrat est violé par le premier qui voit un avantage à le faire. Ce n’est pas là une théorie hasardée, c’est le résultat de l’expérience de tous les siècles passés.
Y a-t-il un seul traité, même définitif, qui n’ait été violé de la sorte ? Y a-t-il une seule de ces violations qu’on n’ait justifiée par de spécieuses raisons, par l’invocation même des pactes antérieurs, ou, par le succès des armes ? Je ne le crois pas. Un traite définitif est donc à mes yeux une chose aussi difficile a maintenir qu’une paix perpétuelle.
L’état normal de la société humaine, il faut malheureusement le reconnaître, c’est la guerre. La paix n’est jamais qu’une trêve ; cherchons donc à rendre cette trêve aussi longue que possible, par des moyens matériels indépendants des conventions, tant pour rendre les conventions plus fortes que pour les suppléer au besoin.
D’après cette manière de voir, je ne puis admettre qu’un traité nous offre une garantie absolue qui nous dispense de l’obligation de chercher à nous rendre forts. Je ne puis enfin apprécier sa garantie relative que sous certaines conditions dont je viens d’exposer le principe.
Le projet de traité du 15 novembre ne les contenait pas ces garanties.
Fait pour nous, en notre nom et sans nous, il avait cependant été accepté par la Belgique, sous l’empire de la nécessité du moment. Heureusement ceux qui l’avaient stipulé ne l’ont pas ratifié, plus heureusement encore notre adversaire n’en a-t-il pas voulu ; et partant, il n’y a rien de fait, il n’y a plus de traité du 15 novembre.
Néanmoins, ce traité, tout illusoire qu’il ait été, ne laisse pas que d’avoir exercé une influence sur les esprits par une de ses conditions, sur le sens de laquelle on n’a jamais été d’accord et qui, à mon avis, n’a pas de sens : c’est la neutralité.
Voilà, messieurs, encore une de ces choses que personne ne comprend ; que personne ne peut raisonnablement définir, dont on a été dupe dans tous les temps, et dont on sera dupe jusqu’à la fin des siècles.
Parmi les différentes interprétations données à cette condition de neutralité, il en est deux qui peuvent signifier quelque chose en elles-mêmes :
1° Comme condition imposée à un pays, de ne s’armer ni pour la défense, ni pour l’attaque ;
2° Comme convention entre les puissances, de respecter un territoire étranger, même dans leurs propres querelles.
Evidemment, la première condition serait absurde pour la Belgique, menacée incessamment par un ennemi naturel, si on ne l’imposait pas également à cet ennemi.
Quant à la seconde manière de l’interpréter, la condition dont il s’agit se détruit d’elle-même.
Ecrire dans un traité de paix une condition qui n’a d’application qu’en cas de guerre est évidemment une absurdité, puisque la guerre annule les traités en faisant prévaloir des intérêts nouveaux. Ce n’est là qu’une combinaison morale sans effet possible, si l’on n’y joint pas des garanties naturelles ; car il ne suffit pas de vouloir, il faut encore pouvoir être neutre.
La neutralité ne défend pas un pays, si ce pays n’est pas en mesure de défendre sa neutralité.
Parce que des puissances seront convenues entre elles de se rendre solidairement responsables de l’intégrité du territoire d’un Etat, faut-il que l’Etat ainsi protégé en apparence reste désarmé ? qu’on n’y prenne aucune disposition défensive ? Non certes ; la prétendue neutralité serait un piège ; elle compromettrait le pays qui en serait l’objet. Car pendant la paix cette espèce de protection est indifférente, et s’il y a guerre au contraire, un intérêt plus immédiat et plus puissant que celui d’où dérive la neutralité pousse alors le plus habile à occuper ou traverser le territoire soi-disant neutre pour assurer les manœuvres de ses armées, sans s’arrêter à une convention qui par son essence même ne peut durer plus longtemps que la paix. L’histoire ne nous présente pas une seule neutralité qui n’ait été violée. Et sans remonter bien haut, voulez-vous savoir comment la sainte-alliance entend la neutralité de l’espèce dont il s’agit, lisez la déclaration officielle qui a précédé la violation du territoire suisse en 1814 ; il y est dit textuellement :
« Qu’une vraie neutralité ne peut exister sans la possession d’une véritable indépendance. Qu’elle est sans cela, pour l’Etat neutre, un mot vide de sens, et pour le voisin qui s’en prévaut, un glaive à deux tranchants. »
On doit se rappeler, messieurs, que pour joindre sans doute l’exemple au précepte, la sainte-alliance s’est emparée de ce glaive à deux tranchants, afin de se donner un avantage sur son adversaire.
Fiez-vous après cela sur des neutralités de conventions.
Je dis, messieurs, que si quelques-uns d’entre vous ont pu croire aux avantages de cette position factice, il faut qu’ils reviennent de leur erreur. Jamais ces vaines stipulations ne doivent nous dispenser d’une obligation sacrée, celle de compter sur nous-mêmes, avant tout, pour la défense de notre territoire et de notre indépendance.
L’espèce de désarmement auquel nous sommes arrivés est une anomalie que j’ai expliquée par l’influence des traités et de la politique extérieure ; je rappellerai à l’appui de cette allégation ce qui s’est passé dans cette chambre en 1835, à l’occasion de la convention du 21 mai et des résultats qu’elle devait amener.
Un honorable membre, partisan des réductions de notre état militaire, disait alors :
« Le désarmement pour la Belgique doit rester une question de politique extérieure.
« La convention du 21 mai a laissé le roi de Hollande seul en face de son peuple et de l’Europe : que la Hollande reste armée, cet état de chose amènera chez elle une crise financière dont la Belgique profitera, sans avoir besoin de maintenir son état de guerre. »
C’était là une opinion personnelle, mais exprimée par un homme influent dans ces sortes de questions. Elle promettait des résultats propres à séduire. Il n’est donc pas étonnant que d’autres l’aient partagée ; il n’est pas étonnant qu’on s’y soit plus ou moins abandonné, sans trop le savoir peut-être et sans en prévoir les conséquences ni le danger.
Cependant, un pareil système pouvait facilement être renversé par le plus inattendu des événements.
Qui nous garantit, en effet, que la veille d’une crise du genre de celle annoncée, le chef du gouvernement hollandais, soit par désespoir, soit par une inspiration du génie, n’aura pas recours à un de ces moyens extrêmes qui terminent quelquefois, comme un coup de tonnerre, les plus inextricables embarras ?
L’homme qui a rompu la trêve en 1831, peut la rompre encore ; et si, après une marche de 4 jours, l’armée hollandaise, profitant de notre imprévoyance, vient planter son drapeau sur les tours de Bruxelles, attendrons-nous que la France ou l’Angleterre accourent pour l’en arracher ?
La France ne sera-t-elle pas arrêtée par des divisions intestines ; ne se lassera-t-elle pas aussi de porter secours à qui ne sait pas se défendre soi-même ? Ne sait-on pas d’ailleurs que le sang français ne doit plus couler que pour la France ?
Et l’Angleterre, calculant les chances probables d’une autre série de faits accomplis, ne se trouvera-t-elle pas obligée de sacrifier notre indépendance d’un jour à une autre combinaison d’équilibre européen produite par ces faits ?
Voilà, me semble-t-il, une solution aussi près de nous que celle résultant d’une crise financière en Hollande, et cette solution doit être dans les prévisions du roi Guillaume puisqu’il maintient son armée à 4 jours de notre capitale.
Loin de moi la pensée de suspecter les intentions des puissances médiatrices. Je suis convaincu, au contraire, qu’elles agissent toujours de bonne foi, dans le moment où elles agissent. Mais je suis convaincu aussi que quand les événements viennent les dominer, elles sont entraînées, souvent malgré elles, dans une marche opposée à ces intentions premières. C’est donc contre les nécessités subites auxquelles on sacrifie parfois le faible pour le salut général qu’il faut se prémunir. Evitons d’être le faible dans une lutte possible.
Je respecte autant que je le dois les transactions de peuple à peuple, sans croire qu’il faille se mettre à la merci de personne. Je considère les traités et les alliances comme des engagements sacrés aussi longtemps qu’ils sont observés par nos protecteurs ou nos adversaires ; mais rien au-delà.
La politique des cabinets est chose incertaine de sa nature, parce qu’elle est plus ou moins subordonnée aux événements. Elle est surtout incertaine sous les gouvernements de majorités.
Voyez ce qui s’est passé récemment en France, voyez comme on s’y est débattu pour échapper à l’exécution des conventions les plus formelles. Que cette circonstance ne soit pas perdus pour nous.
En conseillant à la Belgique de ne pas livrer son avenir à des chances aussi hasardeuses, je pourrais m’appuyer de l’autorité de plus d’un exemple : contentons-nous d’un seul. Par la convention du 21 mai 1833, les puissances ont reconnu implicitement qu’elles s’étaient trompées le 15 novembre 1831. N’attendons pas qu’elles se trompent encore ; et puisque nous voilà revenus au statu quo de 1830, prenons pour loi les nécessités de 1830.
Je me résume en peu de mots :
La Belgique n’en est point encore arrivée à son état de paix, elle ne peut réduire son armée au minimum.
La révolution belge n’est pas terminée, du moment qu’il suffit d’un fait matériel pour la détruire et que ce fait matériel reste à la disposition de l’ennemi.
Il n’y a pas de nation en Europe qui ait aussi essentiellement besoin d’une armée puissante que la nation belge, parce qu’aucune n’a les mêmes périls à courir.
La Hollande pourrait être envahie par une puissance voisine, par la Belgique même, sans qu’elle courût d’autres risques que de subir un traité désavantageux, c’est-à-dire des froissements d’intérêts passagers ; mais la Hollande resterait toujours la Hollande, elle aurait l’avenir pour réparer ses pertes. Tout autre pays est dans le même cas. Pour la Belgique seule les chances sont différentes. Le moins qui puisse lui arriver si elle est envahie, c’est d’être rayée du rang des nations. Elle n’a pour elle que le fait : il lui reste à acquérir le droit que le temps donne, que des institutions sages consolident, que l’ordre intérieur justifie, et qu’une attitude militaire convenable fait respecter.
Dans l’armée belge est le salut du pays : dans l’armée est son avenir tout entier.
Il importe donc de rendre à cette armée sa force numérique. Il importe de rétablir les parties de son organisation qui ont été affaiblies par des économies trop répétées.
Il importe principalement de créer une barrière permanente contre la Hollande par la construction de forteresses indispensables pour fermer les trouées de notre frontière septentrionale.
Avec une armée bien constituée nous pouvons attendre les événements, nous pourrons même au besoin les subir sans reproche.
Nous combattrons si la Hollande nous attaque.
Nous négocierons si l’on veut, mais les armes à la main, afin de ne les déposer qu’après en avoir reçu l’exemple de ceux qui nous disputent encore notre nationalité.
Deux fois un allié nous a prêté son secours. Je ne chercherai pas à démêler les causes politiques vraies ou supposées qui nous ont valu ce secours, mais je dirai qu’il n’y faut plus compter. Outre que ces causes peuvent être neutralisées par le temps comme cela est dans la nature des choses, outre que des circonstances peuvent momentanément paralyser les forces de cet allié, n’est-il pas convenable, n’est-il pas juste, qu’après six ans d’organisation, nous soyons en mesure de nous passer d’une intervention qui pourrait nous faire faute au moment le plus périlleux ! Enfin, puisque nous sommes censés avoir une armée égale à celle de l’ennemi, faisons que ce soit une vérité et non une fiction.
L’honneur national d’ailleurs est-il désintéressé dans une pareille question ? N’y a-t-il pas de la honte pour un peuplé de 4 millions d’habitants de ne pouvoir se défendre seul contre un voisin qui n’a qu’une population de moitié moindre ?
Et l’armée belge ! Pense-t-on qu’elle doive être insensible à de tels affronts ?
Sera-t-elle toujours exposée à souffrir la dédaigneuse protection du soldat étranger ?
Pour savoir ce qu’il en coûte à l’amour-propre militaire, il faut avoir fait partie de cette armée en 1832 pendant le siège d’Anvers : il faut avoir eu, comme nous, à dévorer en silence l’humiliation que ne nous épargnaient ni les soldats ni les officiers, par des allusions plus ou moins directes à une inaction que nous n’avions pas demandée.
J’en ai supporté ma part à cette époque, par respect pour la loi ; je déclare ici que je n’en veux plus pour l’avenir.
M. F. de Mérode. - Messieurs, depuis plusieurs années nous dépensons des sommes considérables pour l’entretien de nos forces militaires. C’est une chose fâcheuse, sans doute, pour la Hollande et pour nous, que l’étendue de ces frais dans lesquels le roi Guillaume entraîne les deux fractions de l’ancien royaume des Pays-Bas à leur commun détriment. Cependant, le peuple hollandais consentant toujours à subir les charges qui donnent à son gouvernement des moyens d’agression prompts et faciles contre la Belgique, nous ne pouvons, messieurs, prendre trop de précautions défensives, et la négligence, à cet égard, serait tôt ou tard fatale à notre indépendance comme au bien-être dont nous jouissons. Jusqu’ici l’on s’est beaucoup occupé de maintenir une organisation militaire qui rendrait l’armée belge très nombreuse en cas de guerre déclarée dans les formes et avec les délais nécessaires aux grandes nations, lorsqu’elles s’ébranlent les unes contre les autres, mais beaucoup moins des moyens de résister à une attaque brusque et imprévue suscitée par des événements dont la prudence et l’expérience même ne nous permettent point de négliger la prévision.
Que des innocents comme ceux de Strasbourg parviennent à exciter en France la guerre civile, et à doter inopinément leur patrie du bonheur que les factions procurent à l’Espagne ; que d’autres chances malheureuses atteignent l’Etat puissant qui a été le plus ferme appui de notre nationalité naissante ; certes, messieurs, il faudrait aussitôt pouvoir exclusivement compter sur nous-mêmes et résister seuls aux tentatives hostiles dont nous serions menacés. Il convient donc de tenir nos forces militaires en position de garder sûrement le pays et ne point l’exposer aux vicissitudes que d’étroites économies laisseraient toujours planer sur notre avenir.
Nulle part une concentration permanente et bien entendue d’un corps d’armée suffisant pour tenir tête à une attaque soudaine, n’est plus facile qu’au centre de la Belgique. Bruxelles est entouré de plusieurs villes de second ordre très rapprochées les unes des autres. Les cantonnements, charge si fâcheuse dans les campagnes, ne sont point ici nécessaires à l’agglomération des troupes. Les casernes seules manquent dans ce rayon comme dans la capitale. Malheureusement un fâcheux système laisse ces édifices aux villes, au lieu d’en faire la propriété du gouvernement ; celui-ci du moins devrait être autorisé à en construire là où ils manquent aux besoins de l’armée placée comme elle devrait l’être, et j’insisterai particulièrement sur cet objet. Quelques points convenablement fortifiés sur la ligne du Demer, compléteraient les mesures de précautions que réclame la sûreté du pays.
Mais il ne suffit point, messieurs, de réaliser des combinaisons purement matérielles ; il faut qu’une nation s’attache aussi particulièrement à relever le moral de son armée ; car l’armée, comme le disait un ministre à la tribune de France, l’armée c’est le patriotisme organisé ; la bonne tenue du soldat, la certitude des soins qui lui sont assurés dans les ambulances et les hôpitaux ; les places à la nomination du gouvernement réservées autant que possible aux hommes de bonne conduite, qui ont servi comme sous-officiers pendant plusieurs années conformément à l’usage admis par le gouvernement prussien ; l’avenir embelli par une certaine aisance offerte en perspective aux militaires qui, après un grand nombre d’années passées sous les drapeaux, parviennent aux grades supérieurs : tels sont, messieurs, les encouragements que je voudrais voir constamment présentés aux citoyens qui se dévouent à la profession des armes. Chez nous, au contraire, rien de plus médiocre, par exemple, que la position d’un général dont la fortune personnelle ne supplée pas à la modicité de ses appointements. Le chef dont l’intelligence et le courage doivent utiliser la valeur de plusieurs milliers d’hommes qui coûtent à l’Etat deux millions par année, le commandant d’une brigade belge ne reçoit que 11,600 francs, sur lesquels il est obligé de prélever le loyer d’une habitation pour lui et ses aides-de-camp, conforme à son grade, avec écurie pour cinq ou six chevaux, les frais de son équipement et de ses uniformes que l’intempérie du ciel souille quelquefois dans une revue, l’acquisition de chevaux de selle du prix de 1,500, 1,800, 2,000 fr. qu’il doit renouveler s’ils éprouvent des accidents (je connais un officier supérieur qui en a perdu en peu de temps pour une somme de 13,000 fr.) ; puis l’espèce de décorum toujours si cher entourant l’homme qui porte le titre de général et qu’on lui fait payer partout, quand il voyage et qu’il réunit quelques officiers à sa table.
J’entends dire quelquefois que la plupart de nos généraux ont obtenu un avancement rapide, et qu’ils doivent heureux ; mais aussi que d’années écoulées sous le régime précédent, lorsqu’ils étaient toujours brimés par les Hollandais ! est-ce parce qu’un général belge a obtenu justice ou même faveur par suite de notre affranchissement, qu’il doit être indéfiniment dans la gêne et plus maltraité qu’un général français ou prussien ? Le maréchal-de-camp français, commandant un département, et affranchi de bien des charges qui pèsent sur nos généraux de brigade, dans notre état mixte entre la paix et la guerre, reçoit par an près de 3,000 francs de plus que ceux-ci, et cependant la vie coûte ordinairement moins cher, le luxe est moins grand dans les chefs-lieux des départements français que dans nos riches capitales de provinces, telles qu’Anvers, Liége, Gand, et je dirai même qu’à Mons, Bruges et Namur. On me dira peut-être que le traitement de nos ministres est aussi bien faible, comparé au traitement des ministres français, que tout est à l’avenant en Belgique, qu’on y veut le gouvernement à bon marché. Je ne suis pas chargé de faire l’apologie du traitement des ministres belges, mais après tout, les uns dirigent les affaires de 32 millions d’hommes, les autres de 4 millions seulement, et je demande quelle différence il y a entre une brigade belge et une brigade française, si ce n’est que les soldats reçoivent un franc de poche tous les cinq jours en-deçà et cinq sols au-delà de Quiévrain.
Je n’ai point parlé de la nourriture des chevaux compensés tant bien que mal par le fourrage. Mais en résumé, lorsqu’un général a payé un loyer de 3 à 4 mille francs pour lui, ses aides-de-camp et son écurie, quand il a fait les avances d’acquisition et d’entretien de chevaux, de leur ferrage et équipement, de ses uniformes, de ses tournées obligatoires, car un général ne peut demeurer dans son fauteuil, que lui reste-t-il à l’âge où père de famille, il a presque toujours plusieurs enfants à élever ? Le plus strict nécessaire dans le rang social qu’il occupe ; non, je dis moins que le nécessaire, et nos généraux de brigade en activité, belges ou français de naissance, sauf rare exception peut-être pour les célibataires, ne suffisent point avec leur traitement aux exigences de la position qu’ils occupent, position qui n’a rien de commun avec celle des employés de l’ordre civil, parce que les dépenses y sont facultatives, et que dans l’état militaire, surtout dans la hiérarchie supérieure, elles sont forcées, très considérables et souvent imprévues.
Messieurs, n’oublions jamais que la sûreté, l’honneur, et les plus chers intérêts d’un pays dépendent des chefs de l’armée. En vain serait-elle bien organisée si la tête est faible. Et pourquoi les hommes capables poursuivraient-ils jusqu’au bout la carrière des armes, si le nec plus ultra de la fortune y mène à une sorte d’indigence relative ? Si j’ai particulièrement insisté sur la modicité du traitement des généraux de brigade, ce n’est pas que j’approuve la différence qui existe entre les appointements des généraux de division belge et des lieutenants-généraux français on prussiens. Je désire, et je crois indispensable qu’il y ait assimilation à cet égard entre la Belgique et ses voisins. Je ne demande rien que parité, ce n’est pas trop, et les économies qui laisseraient subsister l’inégal niveau me paraîtront toujours pitoyables.
Maintenant, messieurs, puisque je vous entretiens du moral de l’armée belge et de la nécessité d’y maintenir l’émulation, par la perspective d’une fortune, qui ne sera pas excessive quand elle atteindra, au maximum, le bien-être du maréchal-de-camp ou d’un lieutenant-général des armées françaises, je vous parlerai du moral pris dans son acception rigoureuse. Assurément, messieurs, je ne veux point me livrer à des investigations inquisitoriales semblables à celles qui furent récemment dirigées, dans cette chambre, contre les ministres d’Etat. Je ne veux point attribuer à des personnes, ou à des catégories de personnes, telles ou telles idées ou absences d’idées religieuses ; mais puisque l’on nous a signalé, non sans apparence de fondement, les mauvais effets de certaines intolérances, sans doute exceptionnelles, j’ai le droit de dire dans cette enceinte, où nous votons chaque année le contingent de la milice, qu’il est contraire au devoir et à l’honneur d’un officier d’éloigner le soldat des sentiments qu’il a puisés dans sa famille et qu’il apporte au régiment. C’est bien assez que la patrie demande au père de famille les plus belles années du fils qu’il a élevé et qui passe sous les drapeaux, sans que le sacrifice coûte à l’un et à l’autre les fruits de l’éducation morale et religieuse que le premier a donnée, que le second a reçue. Libre à chacun de régler sa conduite individuelle comme il l’entend, de croire pour lui-même qu’un uniforme et des épaulettes changent entièrement les rapports extérieurs de l’homme avec la divinité, que l’église appartient exclusivement à la blouse et au frac bourgeois ; mais de semblables pensées n’autorisent point celui qui les a conçues à les inculquer aux jeunes gens dont l’Etat lui confie le commandement militaire. Qu’il les forme aux manœuvres et à la discipline, qu’il s’occupe de leur tenue et de leur santé, qu’il évite de leur donner l’exemple d’habitudes peu d’accord avec la civilisation progressive dans laquelle nous croyons marcher, il accomplira sa mission loyalement, et personne ne s’enquerra de ses opinions intimes, ni de l’application privée qu’il jugera convenable d’en faire.
Je m’explique, messieurs, d’autant plus franchement sur des abus, que je ne considérerai jamais avec l’indifférence qu’éprouveraient à leur égard ceux qui ne songent qu’aux besoins matériels, je m’explique d’autant plus franchement, dis-je, que personne plus que moi ne prend à cœur les intérêts des bons et braves officiers de notre armée. Jamais on ne m’entendra demander le retard de leur promotion aux emplois vacants. Jamais je ne chercherai à les priver de subventions ou indemnités que le ministre de la guerre accorde sur des motifs équitables.
Oui, messieurs, le service militaire chez nous doit être soigné, encouragé, plus particulièrement que dans tout autre pays. Sans lui, en effet, pas de Belgique. Une restauration de dynastie n’est ailleurs qu’une mutation plus ou moins fâcheuse de gouvernement. Ici elle nous remettrait sous le joug d’une autre nation, dont les organes officiels ne cessent de nous traiter avec des formes pleines de mépris et de haine.
Le 20 octobre dernier, un ministre parlant à la tribune de La Haye (le ministre des finances), ne qualifiait-il pas encore notre affranchissement de révolution « aussi perfide dans son origine, aussi honteuse dans son dénouement, que pernicieuse dans ses conséquences ? »
Un membre des états-généraux, M. Belaerts, vers la même époque, s’exprimait en ces termes :
« Tout récemment encore, il n’aura échappé à personne que le discours par lequel le prince qui, à sa honte, a ramassé dans la boue de Bruxelles la couronne de Belgique, a ouvert les soi-disant chambres belges, a parlé du maintien de droits et d’institutions. Cependant personne n’a appris, que nous sachions, que cette couronne, à ce qu’il paraît déjà vermoulue, ait été attaquée. Quels sont donc les droits et les institutions qu’il s’agit de conserver ? Est-ce pour cela peut-être qu’on s’oppose encore à la reprise des négociations ? Quoi qu’il en soit, on doit toujours s’attendre à une reprise d’hostilités ; c’est pour cette raison que le soin de déterminer la force de l’armée doit rester au gouvernement.
Le ministre de l’intérieur ayant pris la parole après M. Beelaerts, insiste aussi sur le maintien d’une armée considérable. « La loi fondamentale, dit-il, ne prescrit le renvoi de la milice dans ses foyers qu’en temps de paix. Nous ne sommes pas en état de guerre, mais nous sommes beaucoup moins encore en état de paix. Lorsqu’il s’agit de rebelles, qui eussent été réduits de nouveau à l’obéissance si des événements du dehors n’étaient venus mettre fin à cette glorieuse campagne de l’auguste commandant en chef de notre armée, de rebelles qui persistent dans leur défection et veulent rester séparés de nous, le mot de paix ne peut recevoir aucune application. La convention de 1815 défend, il est vrai, la reprise des hostilités et je ne crois point que le gouvernement actuel de la Belgique veuille y porter atteinte, mais l’expérience apprend qui dans les états régis par des principes révolutionnaires, le maintien des traites ne dépend pas de la volonté du pouvoir, mais du caprice des révolutionnaires. »
Ce sont les dévoués sujets de la maison d’Orange qui tiennent un tel langage, et cette maison qui, selon les idées de M. Beelaerts, aurait ramassé le stadhoudéat dans les bourbiers néerlandais en excluant son souverain, le roi d’Espagne, de tout pouvoir en Hollande, exclue aujourd’hui du pouvoir en Belgique, pour des prétentions et des actes qu’elle condamnait hautement en révolutionnant les provinces bataves, n’est pas comme la plupart des familles princières déchues errante en pays lointains, sans puissance, sans armée à ses ordres. Elle est à nos portes, maîtresse de forces militaires toujours prêtes à marcher au premier signal. En outre elle compte des partisans à l’intérieur de notre pays, peu nombreux à la vérité, mais que nous laissons, au préjudice du gouvernement qui doit protéger notre indépendance, envahir le pouvoir dans certaines villes populeuses, où un serment dérisoire prêté a la constitution, établit des autorités hollandaises.
Un pareil ensemble de libertés combinées contre nous-mêmes par je ne sais quelle malencontreuse confiance dans le hasard, avec le voisinage qui menace nos frontières que ni l’art, ni la nature ne protègent, exige certainement la tutelle d’une armée compacte, bien commandée, toujours en mesure de parer aux événements imprévus. Soyons assez mal avisés pour maintenir d’imprudentes réductions sur son effectif, pour perpétuer de mesquines retenues sur les traitements accessoires des chefs actuellement placés dans une position inférieure à la dignité du commandement, qui exige dès frais notables nécessaires au bien du service, et le peuple belge soldera durement tôt ou tard ces ruineuses économies.
Que la Belgique ajoute annuellement à ses recettes 4 millions, c’est-à-dire que la part contributive de chacun y soit augmentée d’un vingtième ; en payant beaucoup moins que ses voisins, elle cessera de lésiner constamment sur ses moyens de défense. En payant assez et librement, elle cessera expose à payer par force et honteusement beaucoup trop.
C’est ainsi, messieurs, que nous conserverons autant que possible le gouvernement à bon marché, et que nous assurerons les droits et les intérêts de nos commettants.
M. Dumortier. - Messieurs, je ne m’attendais pas à prendre dans cette discussion la parole sur les objets dont vous ont parlé les honorables préopinants. Mon intention était de vous entretenir des abus qui existent dans certaines parties de l’administration de la guerre, et spécialement dans ce service de santé qui a été l’objet de tant de plaintes dans le pays. Mais quand j’ai vu prendre la parole pour chercher à faire retomber sur la chambre, et sur ses votes la responsabilité de la désorganisation dans laquelle se trouve notre armée en ce moment, je me suis dit qu’il fallait abandonner pour le moment la question du service de santé, pour vous entretenir de ce que la chambre a fait pour l’armée, de ce que le gouvernement aurait dû faire et n’a pas fait pour organiser l’armée ; je tiens à le démontrer : oui, la chambre est pure de tout reproche qui pourrait lui être adressé ; jamais on ne pourra rien lui imputer de ce qui tient à la désorganisation de l’armée, à l’état où se trouve notre armée. D’un autre côté, il n’est que trop vrai l’état de crise et de malaise où on nous dit que l’armée se trouve. Mais il est uniquement le fait du ministère, le fait du gouvernement.
Depuis l’époque de la révolution, il n’y a pas de ministre qui ait fait régner la justice dans l’armée. Sans justice pas d’armée, sans justice pas de discipline, parce que la discipline c’est la justice. Depuis l’époque de la révolution, ce qu’on devait faire pour assurer la défense du pays, on ne l’a pas fait. Au lieu de consacrer les fonds votés par la législature à fortifier les frontières par lesquelles nous pouvions être attaqués, on les a employés à fortifier les frontières de la France par lesquelles nous pouvions espérer du secours. Les frontières par lesquelles nous pouvons être attaqués ont été complètement abandonnées. Voila six années que nous disons au gouvernement : Faites vos affaires vous-mêmes, ne vous reposez que sur le pays pour assurer son indépendance au lieu de cela on s’est toujours reposé sur la diplomatie.
C’est cette confiance qui a été cause de nos désastres du mois d’août, et qui pourrait encore aujourd’hui nous plonger dans de nouveaux malheurs.
Et c’est nous qu’on représente comme un dissolvant de notre armée, nous qui n’avons cessé de nous plaindre qu’on mît tout sa confiance dans la diplomatie, nous, qui n’avons cessé de demander qu’on en appelât au courage de nos soldats, qu’on secouât la poussière dont notre drapeau avait été souillé dans les plaines de Louvain, nous qui avons déploré au fond du cœur ces jours à jamais honteux où l’on vit le soldat étranger souiller notre territoire, pour faire nos affaires. Nos soldats se sont écriés avec douleur : On n’a donc pas confiance en nous pour défendre la patrie.
Et on a avoué ici que les corps militaires avaient reçu, en 1831, plus de fonds qu’ils n’en ont dépensé ; et de plus, il est facile de démontrer qu’il en a été ainsi chaque année. Vous savez, en effet, que chaque année il y a eu des excédants sur le budget de la guerre qu’on vous a proposé de porter sur d’autres objets. Qu’on ne dise donc pas que c’est à la législature qu’on doit imputer le fâcheux état où se trouve notre armée comparativement à l’armée hollandaise.
J’en appelle à vos souvenirs ; est-il un seul d’entre vous qui ait jamais voulu qu’on n’accordât pas de promotions aux officiers ? Est-il un seul d’entre vous qui se soit opposé aux promotions dans les grades inférieurs ? Il faut que le pays sache que la chambre a voté toujours les cadres au grand complet ; et si le gouvernement n’a pas fait de promotions dans ces grades, c’est qu’il ne l’a pas voulu. C’est donc une grande injustice que de représenter la chambre comme ayant refusé ce qui était nécessaire pour les avancements.
Quand je dis que la chambre ne s’est pas opposée aux avancements, je me rappelle fort bien, et je ne désavoue pas ce j’ai dit, dans une autre occasion, relativement aux grades supérieures, que les officiers qui ont obtenu quatre ou cinq grades dans les premiers jours de la révolution, ne devaient plus obtenir de grades que sur les champs de bataille ; aussi, quand nous demandons des avancements, ce n’est pas pour les sommités. Messieurs, il n’est que trop vrai que depuis la révolution tous les cadres de sous-officiers sont dans le découragement, parce que rien n’a été fait pour eux ; cependant vous avez voté des fonds pour les cadres complets, et vous avez mis le gouvernement en mesure de s’opposer au découragement. Qu’est-il arrivé de la conduite du gouvernement ? C’est qu’un grand nombre de sous-officiers, c’est que des hommes dévoués à la patrie, vont chercher dans le sein de leurs foyers un avenir qui ne se présente plus à eux dans la carrière militaire : Est-ce que la chambre a voulu des économies capables de produire un tel effet ? Non, certes, puisque la chambre a toujours voté les cadres au grand complet. Il est bon, je le répète, que le pays connaisse tous ces faits.
L’empereur, qui savait ce qu’il fallait pour les armées, donnait de l’avancement aux sous-officiers, et dans les circonstances critiques il disait : « J’ai des maréchaux sous les épaulettes de laine. » Eh bien, les épaulettes de laine, chez nous, n’ont pas eu d’avancement depuis la révolution ; la position des officiers inférieurs et des sous-officiers est déplorable en la comparant à celle des officiers supérieurs ; la position des officiers d’infanterie est surtout déplorable comparativement à celle des officiers du même grade dans la cavalerie. Le sous-lieutenant d’infanterie est dans une position plus précaire qu’il n’est en France. C’est pour les officiers inférieurs et pour les sous-officiers qu’il fallait des améliorations, les officiers-généraux ont des traitements suffisants ; il n’y a d’inconvénients que dans la position des officiers inférieurs et des sous-officiers, et c’est là qu’il faut porter le remède.
L’armée est dans un état de dislocation contre lequel on réclame ; qu’a fait le gouvernement pour amener l’armée à cet état ? Il a bouleversé de tout en tout le système du roi Guillaume, système dont les bases existent encore aujourd’hui. Sous le roi Guillaume chaque dépôt se trouvait dans une des villes principales, de manière que le soldat pouvait, dans le plus bref délai, et au premier coup de baguette, se réunir dans le dépôt central.
Mais le gouvernement actuel qu’a-t-il fait ? Il a envoyé les dépôts à trente ou quarante lieues des corps, et les militaires sont dans l’impossibilité de rejoindre leurs régiments en cas d’hostilité : c’est à ces mesures que l’on doit attribuer l’impossibilité où l’on dit que nous sommes de résister aux Hollandais en cas d’invasion, Par exemple, on a mis à Liége le dépôt des miliciens d’Ypres ; nous pourrions citer d’autres exemples d’arrangements aussi ridicules. Comment voulez-vous que la Belgique rassemble ses soldats sous le drapeau avec des combinaisons semblables ? Est-ce la chambre qui a ordonné ces mesures, ou bien sont-elles le fait du gouvernement ?
J’ai fait allusion à l’état de nos fortifications. Parcourez les budgets que vous avez votés ; vous verrez que vous avez voté des millions pour les fortifications ; comment ces millions ont-ils été employés ? Ils ont été employés à fortifier les places du côté de la France, tandis que nos frontières du côté de notre ennemi naturel, ou sur la ligne du Demer, sont sans défense ; en sorte que la capitale est à découvert, et qu’un homme déterminé pourrait, avec quelques soldat, y arriver...
M. de Brouckere. - Il n’y arriverait pas si vite.
M. Dumortier. - Je dis qu’aucun point sur la frontière hollandaise n’est fortifié, tandis qu’on a employé des fonds considérables sur divers points de la frontière de France.
Je dis, en outre que des sommes énormes ont été votées pour la construction des casernes ; que ces casernes auraient dû être faites vers la Hollande et non vers la France ; je dis, en un mot, que le gouvernement a fortifié le derrière du pays et qu’il a laissé ouvert le devant. Est-ce nous, membres de la chambre des représentants, qui avons fait ces choses ?
Messieurs, sous le ministère de l’honorable M. de Brouckere qui a, lui, constitué une armée, nous avions quatre-vingt mille hommes sons les drapeaux ; cependant alors nous n’avions que quinze régiments d’infanterie. Le corps d’artillerie était très bien organisé, quoiqu’il n’eût pour chef qu’un simple colonel ; nous avions un corps de génie commandé par un chef qui avait le titre de général de brigade.
Depuis cette époque, nous avons voté au budget tout ce qu’on nous a demandé ; de quelle manière les crédits accordés ont-ils été employés par le gouvernement ? Il a créé d’inutiles états-majors : nous avions quinze régiments, aujourd’hui nous en avons 24 ; nous n’avions qu’un colonel à la tête de l’artillerie, elle est commandée par un général de brigade, en attendant un lieutenant-général ; nous avions un général de brigade à la tête du génie, aujourd’hui c’est un général de division qui le commande ; ainsi les fonds que nous avons votés pour conserver à l’état des forces qui pussent résister à l’ennemi, ces fonds ont été employés à créer des états-majors.
Et en même temps qu’on créait des états-majors, on refusait de donner aux officiers inférieurs et aux sous-officiers ce qui leur était nécessaire ; car chez nous tout est fait pour les officiers supérieurs, rien n’est fait pour le simple officier.
Vous voyez combien est vrai cet argument qui sert de base à mon discours : que les chambres ont toujours voté les crédits que l’on a demandés, et que ces crédits ont toujours été plus que suffisants.
La somme votée au budget de 1835 pour la solde des régiments était de 10,400,000 fr.
Il est résulté de la situation du trésor, prêtée par M. le ministre des finances le 21 novembre 1835, qu’au 1er novembre il restait à dépenser 3,800,000 fr.
De manière que sur la somme votée il n’a été dépensé, en dix mois, que 6,600,000 fr.
Voilà ce qui résulte de la comparaison du budget avec le chiffre du tableau présenté par M. le ministre des finances, et faisant connaître l’état des dépenses au 1er novembre 1835.
Je ne m’explique pas comment il se fait que l’on prétende aujourd’hui qu’il ne reste plus que 9,000 fr. sur cet exercice ; car j’ai peine à comprendre comment en deux mois d’hiver, lorsque l’armée est rentrée dans ses foyers, on emploierait près de 4 millions pour la solde, surtout quand il est constant que la solde se paie toujours à l’avance. Ainsi l’on ne peut pas prétendre que l’on a payé après le jour échéant.
Je me borne à signaler ce fait ; le chiffre porté au budget de 1835 est de 10,400,000 fr. ; la somme restant en caisse au 1er novembre est de 3,800,000 fr.
Ainsi il est constant que chaque année la législature a voté des fonds à suffisance pour le budget, qu’elle n’a jamais refusé un crédit, excepté celui des frais de table des généraux ; que jamais elle n’a refusé un crédit pour le maintien de notre armée. Jamais elle ne s’est opposé en aucune manière à ce que les officiers inférieurs obtiennent le juste avancement auquel ils ont droit. C’est ce que j’avais à cœur de démontrer au pays, pour que la chambre reste pure de tout reproche, qu’on pourrait lui adresser, pour qu’on sache qu’en toute circonstance elle a fait son devoir.
Parlerai-je maintenant des moyens dissolvants employés par le gouvernement relativement à la discipline, de cette théorie que l’on a fait valoir que les chefs supérieurs sont impeccables, sont infaillibles. La discipline c’est la justice. La loi militaire est assez arbitraire : si l’arbitraire n’est pas réglé par la justice, il n’y a plus de confiance de la part des subordonnés dans leurs chefs ; et lorsqu’il n’y a plus de confiance, il n’y a plus d’armée.
Parlerai-je des tracasseries sans nombre que l’on a fait subir aux braves patriotes, des injustices perpétuelles dont ils ont été l’objet, eux à qui vous devez vos épaulettes, eux qui nous ont placés dans cette enceinte, eux qui ont été acteurs dans la révolution, et sur qui nous devons fonder notre espoir au cas d’un agression de la Hollande ? Ces hommes, on les a abreuvés de dégoûts. Les hommes de cour, les hommes serviles et courtisans, l’espèce molle et peu énergique a obtenu tout l’avancement de l’armée, tandis que, je le répète, les hommes de la révolution, les hommes de cœur et d’énergie, sont incessamment dégoûtés.
Parlerai-je des abus qui se sont passés, au vu et au su du gouvernement, dans diverses branches du service de l’armée, abus scandaleux et criants, dont la Belgique retentit chaque jour ; abus auxquels, au mépris de l’opinion publique, le gouvernement lui-même applaudit au lieu d’y porter remède ?
Comment est-il possible qu’une armée soit forte et marche comme un seul homme lorsque la justice n’y règne pas, lorsque chacun peut se dire : « Notre chef, notre commandant commet des actes répréhensibles ; nous le savons tous, et nous ne devons pas nous attendre à le voir punir, tandis que nous, pour le plus petit acte qui déplaît à un chef, est immolé sans pitié. »
Si vous voulez une armée pour la défense du pays, arborez franchement les principes de la révolution gravés dans les cœurs de tous les Belges, dans les cœurs de tous les soldats. La révolution a été faite pour la justice et la vérité. Faites régner la justice dans l’armée, et vous aurez des hommes sur lesquels vous pourrez compter. Mais si vous prétendez faire régner l’injustice, c’est impossible. Lorsqu’il se présente les abus les plus graves, les plus scandaleux, les plus criants, si au lieu de les réprimer, vous les approuvez, l’état de l’armée deviendra de plus en plus déplorable.
Au reste, je suis heureux que cette discussion ait lieu aujourd’hui. Il était temps de faire connaître au pays la cause du malaise actuel ; il était temps de mettre le doigt sur la plaie.
Lorsque nous viendrons à l’article relatif au service de santé, la chambre fera voir, je pense, qu’elle n’est pas disposée à passer légèrement l’éponge sur les abus les plus scandaleux.
M. le ministre de la guerre (M. Willmar). - L’honorable orateur qui vient de parler a terminé son discours en parlant d’abus du service de santé ; je le suivrai sur-le-champ sur ce terrain.
Cette question que j’aborde la première m’est en elle-même complètement étrangère. Lors de mon arrivée au ministère, il y avait en instruction une dénonciation d’un officier du service de santé contre son chef ; je reconnais qu’elle portait en général sur des faits déjà passés. J’ai admis, sans trop approfondir la question, qu’il était possible que quelques-uns des abus signalés eussent véritablement eu lieu. Mais j’ai pensé qu’avant tout il convenait de prendre des mesures qui assurassent la bonne marche du service pour le présent et l’avenir. C’est ce que j’ai fait. Cependant j’ai continué de chercher à réunir toutes les lumières possibles sur la question. Mais je puis dire que de l’examen approfondi que j’ai fait est résultée pour moi la conviction qu’il n’y avait pas à reprocher au chef du service de santé un acte de malversation, et que les faits d’où il résulterait que la santé du soldat serait mal soignée et compromise, avaient en général peu d’importance et étaient loin d’être constatés.
Je suis prêt à entrer dans l’examen approfondi des faits, lorsqu’on le voudra. Mai je dois dire que s’il s’est trouvé quelques irrégularités d’administration, aucun fait contre la probité et l’honneur ne peut être imputé au chef du service de santé.
J’ai pris des mesures d’après lesquelles il y aura plus de régularité dans la comptabilité, et d’après lesquelles je serai moi-même plus facilement instruit de l’intérêt des questions médicales relatives à la santé du soldat. Tout ce que je puis faire, c’est de tenir la main à ce que les abus ne se représentent pas ou se représentent le moins possible.
Je suis donc, je le répète, prêt à examiner la question, à répondre à toutes les interpellations, à examiner les faits un à un, quoique je ne croie pas que ce soit ici la place de cette discussion.
Mais j’ai besoin de donner auparavant une explication sur un reproche adressé au ministre de la guerre, à propos d’un refus de communications.
Il résulte du rapport même de la section centrale que le ministre de la guerre a annoncé à la section centrale que si dans le moment même il n’avait pas besoin des pièces officielles pour préparer ce qu’il avait à dire à la chambre, il était prêt à les lui communiquer. Cette offre a été constatée dans le rapport de la section centrale ; ces pièces qui n’ont pu être remises en temps opportun sont à la disposition de la chambre.
Je vais maintenant répondre aux griefs allégués par l’honorable préopinant.
Il a prétendu qu’il n’était pas donné d’avancement aux sous-officiers et que les traitements des officiers inférieurs ont été diminués.
Les cadres de notre armée sont remplis d’officiers qui étaient sous-officiers au moment de la révolution. On fait tous les ans des promotions parmi les sous-officiers. Si l’on n’a pas rempli les cadres, c’est parce qu’on a été sous l’influence d’un esprit d’économie qui l’a emporté sur beaucoup d’autres considérations. On fera désormais tout ce qui sera jugé nécessaire et possible pour mettre l’armée sur un pied où elle puisse être vraiment utile, si la chambre veut accorder les sommes demandées, sans y faire de réductions notables.
On dit que les traitements des officiers-généraux avaient été augmentés, ou, au moins, qu’il en avait été donné beaucoup, tandis que les traitements des officiers inférieurs avaient été diminués. C’est précisément le contraire qui a eu lieu ; à la fin de 1831, il a été apporté des changements notables à la solde des officiers de l’armée belge ; les traitements des officiers généraux ont été conservés tels qu’ils étaient, mais à partir du grade de colonel, jusqu’à celui de capitaine, ils ont été diminués, tandis que les traitements des lieutenants et sous-lieutenants ont été conservés tels qu’ils étaient sous le gouvernement hollandais. Or, il est de notoriété publique que sous le gouvernement hollandais les traitements proprement dits étaient plus considérables dans l’armée des Pays-Bas que dans l’armée française ; je sais fort bien que comme sous-lieutenant d’une arme spéciale dans l’armée française, j’ai touché 1,100 fr., tandis que dans l’armée belge les sous-lieutenants d’infanterie touchent 1,480 fr., près de 1,500 fr.
On a dit que les sommes accordées pour la solde des troupes avaient été dépensées en nominations d’officiers généraux : les officiers généraux sont tous portés dans les développements du budget et jamais on n’est sorti des allocations qui leur étaient attribuées ; on tient au ministère de la guerre une comptabilité plus précise encore que celle qui est réglée par le budget, et toujours on se renferme exactement dans les allocations ; c’est ce dont la section centrale a pu se convaincre : elle a pu voir qu’on y rend compte mois par mois des dépenses faites sur chacun des crédits qui figurent au budget.
Un honorable préopinant a parlé des états-majors qui, d’après lui, auraient également absorbé une partie des fonds qui auraient dû recevoir une autre destination ; les officiers, messieurs, dont se composent les états-majors sont en nombre insuffisant, et c’était là un des objets que j’avais d’abord l’intention de comprendre dans les amendements que j’ai eu l’honneur de vous présenter ; si je ne l’ai point fait, c’est que j’ai reconnu qu’il fallait au préalable opérer une réorganisation des états-majors.
On a dit que les fonds qui avaient été votés pour construire des casernes avaient été dépensés sur la frontière de France ; je ne sache pas, messieurs, qu’on ait voté de fonds pour construire des casernes ; seulement, en 1835, on a accordé à un certain nombre de régences un subside, on leur a fait une avance pour construire non pas des casernes, mais des écuries. Les villes les plus rapprochées de la frontière de France auxquelles ce subside ait été accordé sont celles de Namur et de Charleroy (En note de bas de page du Moniteur, on lit : Ainsi que les villes de Tournay et d’Ypres.) Or, comme il était question de faire des écuries pour l’artillerie et la cavalerie, ce n’était pas sur la frontière hollandaise qu’il fallait les construire. Toutes les personnes qui ont quelques notions de tactique, d’administration militaire savent très bien que la cavalerie et l’artillerie étant des armes plus précieuses que les autres, elles ne doivent pas être cantonnées en avant, mais placées de manière à être plus à l’abri d’un coup de main. On n’a donc, en plaçant de la cavalerie et de l’artillerie à Namur et à Charleroy (En note de bas de page du Moniteur, on lit : Ainsi que les villes de Tournay et d’Ypres.), rien fait qui soit en opposition avec les véritables intérêts de la défense du pays contre la Hollande.
On a dit encore que les sommes votées pour la construction de forteresses ont été dépensées à construire des fortifications sur la frontière de France : aucune somme, messieurs, n’a été employée à construite sur la frontière de France des ouvrages de fortifications neufs ; on n’a fait autre chose qu’entretenir les bâtiments militaires et apporter aux fortifications, proprement dites, les réparations nécessaires pour les empêcher de tomber. On a fait des constructions neuves pour lesquelles on a dépensé des sommes considérables, mais c’est à Anvers, à Termonde, Ostende, toutes places qui peuvent être considérées comme situées en première ligne. Des places fortes, on n’en a point créé de nouvelles, mais lorsqu’on regardait la reprise des hostilités comme possible et même comme plus ou moins probable, on a fait beaucoup de fortifications de campagne sur des passages de rivières et autres points stratégiques, même autour de quelques places qui semblaient le plus exposées aux attaques de l’ennemi, mais ces fortifications ont eu le sort des ouvrages de leur nature ; elles n’ont pas duré au-delà du temps pour lequel elles étaient destinées. Des ouvrages de cette nature rendent des services proportionnés à ce qu’ils coûtent.
On a parlé de la mauvaise disposition des dépôts et des obstacles qu’elle apporterait à la prompte réunion des différents corps de l’armée. Messieurs, d’après un système adopté depuis longtemps, on réunit dans les régiments des miliciens de toutes les provinces, de là il résulte nécessairement que les dépôts sont éloignés du domicile de quelques-uns des miliciens : si le dépôt qui se trouve à Ypres est fort loin du domicile des miliciens qui appartiennent à la province de Luxembourg, il est très près du domicile des miliciens des Flandres, et si on le rapprochait de la province de Luxembourg pour rendre plus facile la jonction des miliciens de cette province, on l’éloignerait nécessairement des miliciens des Flandres. Cet état de choses tient donc à un système qui est depuis longtemps en vigueur et qui a certainement des avantages, mais nullement à ce que le gouvernement aurait mal choisi les lieux où se trouvent les dépôts.
On peut encore ajouter que les garnisons ne restant pas toujours dans les même lieux, tel dépôt qui, un jour se trouve éloigné de son régiment, s’en trouvera rapproché un autre moment, car on ne fait pas suivre les dépôts parce que le déplacement des dépôts entraîne des dépenses assez grandes et d’autres inconvénients qu’il faut éviter autant que possible.
On a parlé à deux reprises différentes d’injustices qui seraient commises dans l’armée, et on dit à ce propos : « La justice est la discipline ! » Moi, je renverserai le mot et je dirai : « La discipline est la justice ! » Je pense qu’il faut toujours chercher à faire régner la discipline dans l’armée ; c’est au moins ce que je me propose de faire ; quand je verrai un chef accusé par ses subordonnés surtout d’une manière inconvenante, surtout en termes injurieux, mon premier mouvement sera toujours de prendre la défense du chef parce que la chose essentielle c’est que les chefs soient obéis. Mais les inférieurs qui se croient lésés ne manquent pas de moyens réguliers pour faire parvenir leurs plaintes, sans dénaturer les faits dans les journaux.
Aucun chef d’ailleurs n’oserait se refuser à transmettre lui-même la plainte qu’aurait à faire un de ses subordonnés. Car celui-ci trouvera toujours tôt ou tard l’occasion d’en parler lui-même ; certainement on n’accordera pas légèrement des audiences à tous les officiers de l’armée, car le ministre de la guerre ne peut pas mettre tout son temps à la disposition des deux mille officiers qu’elle renferme ; mais si la plainte est fondée, on parviendra toujours à la communiquer au ministre dont la responsabilité sera engagée à ce qu’il remonte à la source pour faire vérifier les faits et les faire cesser s’ils sont abusifs. D’ailleurs, ce qu’on ne fait pas soi-même, on le fait par ses parents ou amis et les plaintes tant soi peu fondées parviennent toujours à leur destination.
On a dit de nouveau que les officiers de la révolution, comme on vient de les appeler, n’étaient pas traités d’une manière assez favorable ; l’armée est remplie, messieurs, d’officiers qui ont fait leurs premières armes pendant la révolution ; lorsqu’ils se conduisent bien, ils sont toujours traités plutôt avec faveur qu’avec défaveur ; on comprend qu’étant passés officiers peu après leur entrée dans l’armée, ils n’ont pas pu acquérir sur-le-champ l’habitude de l’obéissance ; pour ces motifs, on a pour eux certains ménagements. Lorsque dans les premiers temps du gouvernement provisoire, je fus appelé à concourir à l’organisation de l’armée, je me suis attaché à faire reconnaître les services qui venaient d’être rendus à la révolution. Mais il me semble aussi qu’après avoir reçu une position en acquit de ces services, ce n’est plus par eux seuls qu’on doit conserver sa position, mais en remplissant les devoirs qu’elle impose ; que les officiers dont il s’agit se conduisent ainsi, et toute justice leur sera rendue, mais quand ils ne le feront pas, ils n’auront aucun droit à un privilège. (Adhésion.)
Voilà, messieurs, la conduite qui, je pense, a été tenue jusqu’à présent, et que je me propose de tenir dans la suite : je suis très satisfait d’avoir l’occasion de le déclarer dès le commencement de l’exercice de mes fonctions de ministre. (Très bien ! très bien !)
On a parlé d’une somme de 10,000,000 de francs votée en 1835 pour solde de l’infanterie et qui au 1er novembre 1835 n’était pas dépensé ; les comptes officiels du ministère des finances ne comprennent que les dépenses vérifiées par la cour des comptes ; or, messieurs, au 1er novembre 1835 la cour des comptes n’avait pas examiné les dépenses faites jusqu’à cette époque ; il restait plusieurs mois dont les dépenses n’étaient pas vérifiées.
Par conséquent, elles n’avaient pas dû être renseignées dans un document officiel ; mais les dépenses qu’on aurait trouvées faites au ministère de la guerre auraient été beaucoup plus considérables.
Je pense, messieurs, avoir rencontré les attaques principales soulevées par les honorables préopinants. Il me reste à en aborder une qui me paraît d’une assez grande importance, pour que je ne laisse pas échapper l’occasion d’y répondre.
On a parlé, messieurs, de l’intolérance qui serait exercée envers les soldats et qui aurait pour but de les empêcher de remplir leurs devoirs religieux.
Je puis déclarer à la chambre que jusqu’à ce jour aucun acte de semblable intolérance n’est venu à ma connaissance ; je puis dès lors regarder cette allégation comme peu prouvée, au moins pour moi. J’avoue que pour ma part j’y ajoute peu de foi. Qui pourrait d’ailleurs se rendre coupable de pareils actes ? Sont-ce les officiers ? mais j’ai beau consulter mes souvenirs, je ne puis comprendre comment, eu égard à la nature de leurs relations avec les soldats, les officiers pourraient détourner ceux-ci de l’accomplissement de leurs devoirs religieux, en se permettant de leur faire de mauvaises plaisanteries, quand ils voudraient aller à l’église. L’existence de pareils faits me paraît donc très douteuse ; s’il venait à ma connaissance qu’ils fussent réels, certes j’emploierais toute l’autorité, et surtout toute l’influence administrative pour les faire cesser.
On a dit encore qu’en choisissant mal les heures des inspections ordinaires on empêchait encore le soldat de remplir ses devoirs religieux.
Depuis mon entrée au ministère, j’ai reçu une seule observation de cette nature, et c’est cette observation qui m’a fait rappeler la circulaire par laquelle mon prédécesseur avait défendu dans tous les corps de l’armée d’imposer aux soldats un service qui peut les occuper la moitié des heures des dimanches et jours de fêtes ; pour cela, messieurs, l’on a renoncé à faire des inspections, des revues de dimanche, qui ont cependant une utilité réelle pour le maintien de la propreté, de la réunion, et des mouvements d’ensemble des troupes.
Aussi longtemps qu’on ne voudra pas organiser un service religieux officiel, en quelque sorte, ce qui, je pense, ne serait pas d’accord avec la constitution, la mesure que je viens de rappeler sera nécessaire, mais je pense en même temps qu’elle est suffisante. En effet, partout, dans les villes où les soldats sont placés, le service religieux a lieu régulièrement ; les soldats ont dès lors toutes les facilités possibles pour y assister.
Il m’est donc permis de croire que l’administration a fait à cet égard tout ce qu’on pouvait attendre d’elle.
Un des faits les plus graves que l’on ait énoncés, est celui qu’en égard à la dislocation de notre armée, celle de notre ennemi pourrait facilement tenter un coup de main jusque sur la capitale. Je ne dirai pas que je trouve convenable cette dislocation de l’armée, puisque je me propose de la changer. Je dirai cependant que cette dislocation a eu lieu dans des vues d’économie, et pour affranchir les communes du fardeau des cantonnements. Toutefois la dislocation de l’armée n’est pas telle qu’on ne pût réunir assez à temps un nombre suffisant de bataillons, pour repousser une invasion soudaine de l’ennemi.
D’ailleurs, messieurs, il ne se passera pas quinze jours sans que nos bataillons soient renforcés dans les limites les plus étendues, au moins, où l’état actuel du budget de la guerre m’a permis d’agir.
De toutes parts. - Très bien ! très bien !
M. le ministre de la guerre (M. Willmar). - Si la chambre me refusait les fonds que j’ai demandés, je serais plus tard obligé de réduire ces mêmes bataillons dans une proportion non moins forte. ; et c’est dans ce sens que j’ai engagé ma responsabilité, ainsi que dans une des dernières séances de la chambre, j’avais annoncé l’intention de le faire.
M. de Bassompierre, commissaire du Roi. - Messieurs, je n’ai demandé la parole que pour réfuter un argument de M. Dumortier qui prétendait qu’au 1er novembre, il restait une somme disponible sur la solde de l’infanterie de 3,834,929 96. Cette supposition provient de ce que sa trésorerie ne porte dans ses situations que les dépenses déjà admises par la cour des comptes ; or, au 1er juillet, elle n’avait encore admis que celles des 7 premiers mois de l’année, celles des mois d’août et septembre étaient soumises à la régularisation et les pièces du mois d’octobre étaient encore à ladite date dans les mains des administrateurs du trésor qui les avaient acquittées.
M. Seron. - Messieurs, j’ai quelques mots à dire qui me semblent devoir trouver place dans la discussion générale du budget de la guerre où il paraît qu’on peut parler de tout. Un docteur en médecine très connu à Bruxelles, où il jouit d’une bonne réputation de probité et de capacité, M. Deneufbourg-Rogy, avait, sous l’ancien gouvernement, rempli pendant plusieurs années les fonctions de médecin militaire ; après d’honorables services il avait donné sa démission. Au commencement de la révolution, le gouvernement provisoire le remis en activité, l’appelant à faire partie du conseil chargé de diriger le service sanitaire. Ce conseil fut dissous par un arrêté du 5 janvier 1831, et ses membres furent mis à la disposition du commissaire général de la guerre. Mais, dans la nouvelle organisation du service, M. Deneufbourg n’obtint ni emploi, ni traitement, ni pension, malgré les droits que lui donnait un arrêté du 10 novembre 1830 qui avait confirmé la validité des brevets délivrés par le gouvernement provisoire, et réglé le mode d’avancement et le rang d’ancienneté et de grade des officiers. Cet oubli a été l’objet de diverses réclamations remises par M. Deneufbourg aux ministres qui se sont succédé depuis 1831. Mais n’ayant obtenu que des réponses évasives et des compliments, il s’est adressé à la chambre le 12 mars 1835, et la chambre a, le 25 août de la même année, renvoyé sa pétition au ministre de la guerre avec demande d’explications. Les explications ne sont pas encore arrivées. En attendant, M. Deneufbourg est toujours en disponibilité, mais sans traitement. Je voudrais savoir pourquoi on a laissé dans cette singulière position un homme dont les connaissances pouvaient être utiles au pays, tandis qu’on donnait de l’emploi à tant d’autres assurément moins capables. Du reste, les reproches, ici, ne peuvent s’adresser à M. Willmar qui n’est chargé du portefeuille de la guerre que depuis quelques mois.
Ce n’est pas non plus sous son ministère qu’a été mis à la retraite M. Bodard, major de gendarmerie, puisque l’arrêté par lequel est fixée la pension de ce dernier porte la date du 10 avril 1834. Cet officier, dans le rapport fait à la chambre sur la pétition qu’il lui avait présentée le 4 janvier 1835, est accusé « de n’être aucunement disposé à se soumettre aux ordres de ses supérieurs ; d’avoir toujours été en mésintelligence complète avec ses chefs et tracassier envers ses subordonnés. Son différent avec l’intendant militaire avait pour origine le refus de celui-ci de lui allouer des rations de fourrages pour les chevaux que M. Bodard n’avait pas. Le maintenir dans la gendarmerie, ce serait occasionner des désordres sans fin, avec lesquels il ne serait pas possible d’avoir une armée disciplinée. » Ainsi s’exprimait M. Verrue-Lafranc, rapporteur de la commission des pétitions.
Je n’examine pas à quel point ces griefs peuvent être fondés ; mais plus ils sont graves, plus M. Bodard doit tenir à s’en justifier. Il demande donc d’être traduit devant la haute cour militaire. Le ministre ne peut, ce me semble, lui refuser cette satisfaction, vu surtout que M. Bodard a été mis à la retraite sans jugement, à une époque où les lois sur la perte des grades n’existait pas et où il pouvait invoquer la disposition de l’art. 124 de l’acte constitutionnel.
Je ne dois pas oublier les officiers engagés pour la durée de la guerre, qui servent depuis cinq ans et au nombre desquels j’en connais de très instruits, qui ont abandonné leurs études pour voler à la défense de la patrie. Il y a près de deux ans, si je ne me trompe, que le ministère paraissait vouloir s’occuper de leur sort. Alors il les appela à Louvain, et les fit examiner par une commission qu’il avait nommée, et qui se composait d’officiers supérieurs. Il me semble que ceux dont la capacité fut reconnue auraient dû recevoir un brevet définitif pour prendre leur rang d’ancienneté soit à partir de leur entrée au service soit du moins à compter de la date de l’examen. Mais on les a laissés jusqu’ici dans l’incertitude et dans la même position, sans avancement, tandis que tous les jours ils voient leurs camarades monter en grade. Il y a plus, des jeunes gens partis comme simples soldats à l’époque où les officiers engages pour la durée de la guerre étaient déjà lieutenants sont aujourd’hui sous-lieutenant et porteurs d’un brevet définitif.
- La séance est levée à 4 heures et un quart.