(Moniteur belge n°343, du 7 décembre 1836)
(Présidence de M. Raikem.)
M. de Renesse procède à l’appel nominal à 1 heure et demie.
M. Lejeune lit le procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est adoptée.
M. de Renesse présente l’analyse des pièces adressées à la chambre.
« Le conseil communal de Nieuport adresse des observations contre le projet de loi relatif au sel. »
« Le sieur Brycx (Désiré-François-Guillaume), né à Dunkerque, et habitant la Belgique depuis 1814, demande la naturalisation. »
- La pétition du conseil communal de Nieuport est renvoyée à la section centrale chargée de l’examen du projet de loi sur le sel. La pétition du sieur Brycx est renvoyée à M. le ministre de la justice.
Il est fait hommage à la chambre, par M. Charles Soudan de Niederwerth, d’un exemplaire de la deuxième édition du code administratif des établissements de bienfaisance, revue, corrigée, annotée et considérablement augmentée.
M. de Puydt, au nom de la commission chargée de l’examen du projet de loi relatif aux concessions de péages, dépose le rapport sur ce projet de loi.
- La chambre ordonne l’impression et la distribution de ce rapport, et fixe la discussion du projet de loi après le vote des projets qui sont à l’ordre du jour.
M. le président. - La discussion continue sur l’ensemble du projet. La parole est à M. Pirmez.
M. Pirmez. - Il est une chose qui mérite d’être considérée, et qui sans doute aura déjà fait impression sur l’esprit de plusieurs d’entre vous : c’est qu’il est impossible que les mesures d’encouragement et de protection se produisent jamais sans être entourées d’un cortège de contradictions. C’est ainsi qu’hier l’honorable M. Rogier, dans l’exposé extrêmement lucide qu’il a fait de ses idées, vous a démontré qu’à l’instant même les partisans de ces mesures étaient pris en flagrant délit de contradiction. En effet, à l’instant même où vous votiez la prohibition de la sortie des os ou des mesures restrictives de la sortie des os, les partisans de ces mesures soutenaient qu’il fallait donner des primes pour la construction des navires, et cela dans l’intention de faciliter la sortie de nos produits. On pourrait citer mille exemples de contradiction aussi manifeste ; et, dans toutes les mesures de prohibition et de protection, proposées à la chambre, je défie de citer un cas où ces contradictions n’auraient pas lieu.
Il serait curieux de faire la nomenclature de toutes les mesures proposées et de toutes les contradictions qui s’y rattachent. Mais, puisque le rapporteur de la commission du projet actuel est un des plus chauds partisans de ce projet, et qu’en même temps cet honorable membre est un des plus chauds adversaires de l’exportation des lins, et qu’il voudrait que l’on prohibât la sortie des lins, je crois que pour citer un exemple entre mille, il n’est pas hors de propos de citer celui-là. Lorsqu’on demande de prohiber l’exportation du produit que nous exportons en plus grande quantité, et qu’en même temps on demande que l’on facilite les moyens d’exportation, en encourageant les constructions navales, n’y a-t-il pas contradiction palpable ?
La contradiction est évidemment une preuve que l’on est dans l’erreur. Il est vrai qu’on cherche toujours à nier l’évidence de ces contradictions, en donnant aux mesures prohibitives que l’on réclame un effet dans l’avenir contraire à celui qu’elles ont dans le présent.
Ainsi, pour la prohibition des os, on soutient que cette prohibition nous permettra, dans l’avenir, d’exporter beaucoup de sucre raffiné. De même, on dit que, par suite de la prohibition de la sortie des lins, on pourra exporter beaucoup de toiles. C’est ainsi que l’on tâche de nier l’évidence de la contradiction permanente où l’on se trouve, en se référant aux mesures que nous promet l’avenir. Mais ce qu’il faut bien remarquer, c’est que si nous ne sommes pas d’accord sur ce que nous promet l’avenir, nous sommes parfaitement d’accord sur ce que nous faisons aujourd’hui. La contradiction du moment est flagrante, et vous ne pouvez échapper à cette contradiction que par des prophéties.
On a dit que la navigation faisait la richesse des nations. Certainement, s’il en est ainsi, elle fait aussi la richesse des individus ; car les nations sont composées d’individus, et certainement les nations ne peuvent devenir riches, sans qu’un grand nombre d’individus ne deviennent riches. Ainsi ceux qui soutiennent que la navigation procure des richesses à une nation, soutiennent qu’elle en procure à un grand nombre d’individus. Mais on se demande comment il est possible qu’une opération qui doit enrichir la nation et par conséquent un grand nombre d’individus ne soit pas tentée par beaucoup de personnes. Comment cette opération n’est-elle tentée par personne ? Dira-t-on que les capitaux manquent ? Mais on ne peut soutenir cette opinion lorsqu’on voit les petites opérations être l’objet de la formation de sociétés anonymes où pleuvent des millions.
On ne peut douter en présence de tels faits que si une opération devait enrichir la nation et un grand nombre d’individus, il ne se formât bientôt une société pour l’entreprendre. Comment expliquerez-vous, en présence de la fièvre de sociétés anonymes qui se forment à toute occasion, qu’il ne s’en forme aucune pour des constructions navales ? Un grand nombre de représentants préconisent cette opération et blâment d’autres entreprises comme hasardeuses. Et cependant personne ne se jette dans cette opération. Il faut donc que dans la réalité la navigation ne soit pas toujours une opération lucrative qu’elle soit comme toutes les autres opérations, qu’elle enrichisse lorsqu’elle est faite sensément et appauvrisse lorsqu’elle est entreprise sans but ni raison.
Je suis loin d’approuver ce que les auteurs du projet et ceux qui le soutiennent ont dit des droits différentiels. Je déclare dès à présent que je partage l’opinion de la chambre de commerce d’Anvers qui me paraît très raisonnable. Mais les adhérents au projet qui ont parlé des droits différentiels nous ont dit pourquoi la navigation n’est pas une bonne chose. Ils nous ont fait voir tous les motifs pour lesquels la navigation n’est pas facile. Ils nous disent que nous ne pouvons pas parcourir toutes les mers, que nous ne sommes pas reçus dans beaucoup de ports, qui nous ferment leur entrée. N’est-il donc pas absurde alors de parler d’encourager les constructions navales ?
Les nations qui ont eu un grand commerce ne l’ont pas eu parce qu’elles avaient beaucoup de navires. Mais elles ont eu beaucoup de navires parce qu’elles avaient un grand commerce.
Si vous pouviez parcourir toutes les mers, si vous aviez des colonies comme quelques nations, alors les vaisseaux ne vous manqueraient pas. Avant notre séparation d’avec la Hollande, il y avait beaucoup de vaisseaux dans les ports belges ; que sont-ils devenus ? Ils se sont en allés quand ils ont vu que nous n’avions plus de colonies, et qu’ils ne seraient pas reçus dans un grand nombre de ports européens ; en un mot, parce qu’ils ont vu que notre commerce par la navigation n’était plus suffisant pour les employer. Si nous avions voulu les retenir, les payer à leurs propriétaires, n’aurions-nous pas fait une chose absurde ? Si ces propriétaires se sont enfuis avec leurs vaisseaux, c’est qu’ils ne savaient qu’en faire chez nous ; s’ils avaient su qu’en faire, ils seraient restés. Dans de telles circonstances ne serait-ce pas une absurdité que de faire construire des vaisseaux ?
Dire que l’on fera un grand commerce extérieur parce que l’on aura beaucoup de navires, c’est comme si l’on disait que l’on fera un grand commerce intérieur parce que l’on aura construit beaucoup de chariots, ou qu’il suffit d’avoir un grand nombre de chariots pour faire un grand commerce intérieur. (On rit beaucoup.) Messieurs, j’ai fait cette comparaison pour rendre ma pensée plus sensible ; elle n’est sans doute pas parfaitement exacte…
M. Pirson. - Elle est très bonne !
M. Pirmez. - Il n’y a pas de comparaison qui ne cloche par quelque endroit : quoi qu’il en soit, elle est infiniment moins mauvaise que celle qui a été faite par ceux qui ont comparé un vaisseau à une route ; un vaisseau, par son usage, a plus d’analogie avec un chariot qu’avec une route ; c’est la mer qui est une route et la plus belle de toutes les routes... On me dit que les vaisseaux sont des moyens de transport ; mais cela ne suffit pas pour les comparer à des routes ; d’après ce qu’on me dit, on pourrait aussi comparer une roue, une voile, une route, puisque ce sont des moyens de transport. Mais laissons cela, et revenons à la question.
J’ai soutenu dans une autre occasion que la construction d’une route n’était pas toujours un bien pour la nation ; qu’une route nouvelle n’était un bien qu’autant qu’elle produisait réellement davantage qu’elle ne coûtait ; de même, pour savoir si la construction des vaisseaux sera un bien, il faut examiner ce qu’ils produiront.
Messieurs, dans la séance d’hier, on a beaucoup posé d’axiomes, et de règles d’économie politique, entre autres les honorables députés de Tournay. Je n’entreprendrai pas de réfuter les discours de ces honorables membres ; je n’ai pas eu le temps d’approfondir ces matières ; je dirai seulement que leurs maximes ne sont pas les miennes.
J’ajouterai toutefois, un mot sur une idée qui s’est reproduite souvent dans cette enceinte à l’occasion de discussions analogues à celle qui nous occupe, et que l’on n’a pas manqué de reproduire en faveur de la construction des navires ; c’est, assure-t-on, pour empêcher notre argent d’aller à l’étranger que la loi est importante, l’exportation du numéraire étant toujours un grand mal. Cette idée, messieurs, a toujours été fatale dans tous les pays qui en ont été préoccupés ; et elle nous a été funeste à nous-mêmes.
Quoique la génération qui nous suit ne l’admette pas, il n’est pas moins utile de la combattre, et de montrer qu’elle est une des plus pernicieuses erreurs en économie politique.
Parmi vous il y a beaucoup de personnes qui se rappellent le système continental et la chute de l’empire ; eh bien, demandez à ces personnes si maintenant il n’y a pas plus de richesses dans notre pays qu’alors ; si nous n’avons pas beaucoup plus de numéraire et de métaux précieux qu’à cette époque.
D’où viennent ces métaux précieux ? Evidemment ils viennent des pays étrangers. Comment en ont-ils été apportés ? Evidemment encore ils nous ont été apportés par les vaisseaux étrangers. Certainement si les vaisseaux étrangers ne vous avaient pas apporté ces métaux dont on fait tant de cas, et beaucoup plus de cas qu’ils ne méritent, vous ne les auriez pas. Et ce qui n’est pas moins évident, c’est que si les vaisseaux étrangers ne vous les avaient pas apportés, vous n’auriez pas pu les obtenir par les vôtres. On peut voir par là combien est fondée la crainte de l’exportation de nos métaux.
Cette crainte de la perte de notre numéraire qu’a-t-elle produit dans ces derniers temps ? Elle a produit premièrement l’augmentation du prix de la viande, qui, certes, est un mal pour la nation.
M. A. Rodenbach. - Non, la viande n’est pas augmentée !
M. Pirmez. - Les faits sont là pour vous répondre.
Bientôt la même crainte va produire l’augmentation du prix du poisson étranger ; on se plaint déjà de l’augmentation du prix du poisson sec ; demain on se plaindra de l’augmentation du prix du poisson frais, parce qu’on ne voudra pas qu’il nous en vienne de Hollande ; or, l’élévation du prix des aliments est assurément un malheur pour les peuples.
Messieurs, on a parlé des doctrinaires et des dupes : pour moi, les dupes sont ceux qui veulent faire payer aux peuples la nourriture plus cher, et cela au profit de quelques personnes seulement.
Par ces considérations, je vote contre le projet de loi.
M. Eloy de Burdinne. - Je me propose de parler contre le projet ; si quelqu’un veut parler en faveur, je céderai mon tour.
M. le président. - Il n’y a personne d’inscrit.
M. Eloy de Burdinne. - Messieurs, mon intention est de motiver mon vote qui probablement sera négatif. En adoptant le projet de loi qui nous est soumis, ma première pensée est de concevoir des craintes sur notre avenir : encourager la construction des navires n’est-ce pas ouvrir la porte à une multitude de réclamations ? Et d’abord les constructeurs de bateaux sur l’Escaut, sur la Meuse, sur la Sambre, sur tous les canaux, ne vont-ils pas accourir en foule pour demander des primes. ? Ils ont des droits égaux à ceux des armateurs ; comment pourrez-vous écarter leurs requêtes ? Ce n’est pas tout : nos autres industries n’auront-elles pas un droit pareil à faire la même demande ? Selon moi, si vous encouragez une industrie, vous devez encourager toutes les autres, et vous ne pourriez écarter leurs demandes sans vous faire taxer de partialité. Réfléchissez donc avant de vous engager dans une voie qui me paraît mauvaise.
Dans l’avis donné par la chambre de commerce d’Anvers, on trouve des raisons pour et contre le projet de loi. Je m’abstiendrai de me prononcer sur les moyens que cette chambre propose pour favoriser la navigation, je ne suis pas une spécialité en cette matière, mais j’appellerai votre attention sur ce qu’elle dit en certain endroit sur les primes. Je lis :
« Que le système de primes, de privilèges et de prohibition, qui en est une suite nécessaire, est un système peu équitable, puisqu’il fait peser sur toute la nation une charge qui ne profite qu’à quelques-uns de ses membres : qu’il a pour résultat nécessaire et immédiat de donner un droit réel aux autres industries pour réclamer aussi des faveurs et des protections…. »
Je laisse à d’autres le soin de traiter la question sous le même point de vue sous lequel l’envisage la chambre de commerce d’Anvers ; cette question a été discutée dans la séance d’hier. Il me paraît que nos hommes spéciaux ne sont pas du même avis. Toutefois voyons s’il n’y a pas moyen d’encourager la marine belge sans ouvrir la porte à mille réclamations, et sans donner des primes pour toutes les constructions que l’on considère comme étant d’intérêt général. Je vais émettre mes idées à cet égard ; vous les adopterez si elles vous paraissent justes et utiles ; vous les améliorerez si elles ne sont que défectueuses ; vous les rejetterez si elles vous semblent erronées.
Ne pourrait-on pas donner des primes aux navigateurs qui transporteraient pendant une année plusieurs de nos produits soit agricoles, soit industriels, à l’étranger ?
Par exemple, A aura transporté, en 1837, un million de tonneaux, maximum des exportations qui auront eu lieu ; eh bien, vous lui donnerez une prime de 10,000 fr. (ce n’est là, messieurs, qu’une supposition ; je n’entends pas préciser de chiffre). B aura transporté 800,000 tonneaux, et, étant par conséquent au second rang des exportateurs, il obtiendra la seconde prime, de 8,000 fr., par exemple. C aura transporté 600,000 tonneaux, il sera au troisième rang et obtiendra une prime de 6,000 fr. D aura transporté 400,000 tonneaux : il sera au quatrième rang et recevra une prime de 4,000 fr. E aura transporté 200,000 tonneaux ; il sera au cinquième rang et recevra une prime de 2,000 fr.
Ce n’est là, messieurs, qu’une idée que je ne vous présente pas comme devant être adoptée telle que je vous la soumets, mais que je livre à vos méditations ; car on ne peut pas improviser des mesures protectrices du commerce : ces sortes de mesures doivent être mûries longuement pour être efficaces. Ce que je vous ai soumis n’est donc qu’une idée, qui a besoin d’être examinée et méditée par des hommes spéciaux dans la matière, et je leur laisse le soin d’en tirer tel parti qu’ils jugeront convenable. Mais il me semble au moins qu’un semblable système serait moins dangereux que le projet qui vous est soumis ; au moins il n’ouvrirait pas la porte à des demandes sans nombre de primes pour constructions de navires, qui, je le crains, surgiront de toutes parts si vous adoptez le projet qui vous est présenté.
Vous avez dû remarquer comme moi, messieurs, que depuis deux ans nous marchons de plus en plus dans la voie des augmentations de dépenses. Je vous avoue que je ne sais trop où cela nous mènera. En vérité, dans ce moment nos ressources sont abondantes : les douanes, l’enregistrement, en un mot, toutes les impositions donnent des produits très satisfaisants : mais pouvez-vous assurer que cet état de choses durera toujours ? Un jour viendra peut-être où, après avoir porté votre budget des dépenses à un chiffre trop élevé, vos ressources venant à diminuer, vous vous trouverez dans une position excessivement fâcheuse.
J’ai souvent entendu dire par nos économistes que la Belgique peut supporter un budget de cent millions. Eh bien, messieurs, admettons que cela soit ainsi : mais la Belgique ne supporte-t-elle pas aujourd’hui un budget supérieur à 100 millions ? Vous avez d’abord 80 et des millions perçus par l’Etat ; ajoutez-y les centimes additionnels au profit des provinces et des communes, ajoutez-y la répartition pour l’entretien des chemins vicinaux dans les communes rurales, ajoutez-y encore les droits que perçoivent les villes, et voyez ensuite si les charges qui pèsent sur la nation ne s’élèvent pas au-delà de cent millions par an.
M. A. Rodenbach. - Je ne me proposais pas, messieurs, de prendre la parole, mais je désire répondre quelques mots à l’honorable M. Pirmez et à d’autres honorables membres qui ont parlé dans la séance d’hier. Il semblerait, d’après certains orateurs, que le système de protection modérée suivi par le gouvernement serait un système ruineux pour la Belgique. Je ne répondrai pas à ces assertions par des théories, mais je citerai des faits. Examinons, messieurs, le mouvement des ports d’Anvers et d’Ostende ; il y est entré plus de deux mille bâtiments de commerce depuis que nous suivons le système qu’on dit si fatal à la Belgique ; et vous savez s’il en a été de même pendant les années 1828 et 1829, époque à laquelle on prônait tant notre prospérité.
On parle d’ouvrir les barrières douanières ; eh bien, que nos voisins les ouvrent ; que la France et l’Angleterre et la Hollande, qui sont des puissances colossales sous le rapport du commerce, suppriment leurs douanes, et nous en ferons autant ; que le commerce soit totalement libre, et nous y gagnerons des millions ; car nous sommes très avancés en commerce et en industrie. Mais puisque tous nos voisins nous ferment leurs frontières, nous serions victimes, nous serions dupes si nous leur ouvrions les nôtres.
Un honorable membre a soutenu hier que la Belgique n’a pas besoin de marine, que nous pouvons jouir de la plus grande prospérité sans avoir un seul vaisseau : on pourrait, me semble-il, soutenir tout aussi bien que nous n’avons pas besoin de fabriques de cotons, l’Angleterre pouvant nous amener ces produits à meilleur marché que nous ne pouvons les fabriquer nous-mêmes, et je conçois que cela pourrait être vrai si la Belgique était un pays pauvre comme la Suisse, par exemple, qui peut sans inconvénient ouvrir ses barrières douanières ; mais la Belgique, qui est un pays riche, ne peut le faire sans être exploitée par ses voisins comme cela est arrivé au Portugal.
Adam Smith a proclamé le principe de la liberté du commerce, mais les Anglais l’ont-ils appliqué ? Non, messieurs ; ils ont bien ouvert leurs frontières à certains articles qu’ils sont sûrs de pouvoir fabriquer à meilleur compte que toutes les autres nations, mais pour tous les autres produits ils ont maintenu le système prohibitif.
L’honorable M. Pirmez a parlé de la loi sur le bétail, et il a reproché à ceux qui ont appuyé cette loi d’avoir fait renchérir la viande ; mais je le répète, messieurs, la viande n’a pas renchéri depuis que la loi dont il s’agit a été portée.
On a dit encore que nous voudrions bien prohiber également le poisson étranger, et faire renchérir ainsi un comestible qui est déjà excessivement cher ; eh bien, messieurs, je ne demande pas de prohibition, mais si une prohibition est nécessaire, c’est peut-être plus pour le poisson étranger que pour tout autre produit.
Suivons, messieurs, l’exemple de nos voisins, et ne soyons pas leurs dupes en appliquant en matière de douanes des principes libéraux qu’ils ne veulent pas appliquer à leur tour. Ne nous imaginons pas d’ailleurs que nous avons infiniment plus de science économique que les autres nations, rapportons-nous-en un peu à leur expérience ; ne nous flattons pas d’être plus avancés en économie politique que les Hollandais, les Français, les Anglais, qui n’admettent point chez eux le poisson étranger. Huskisson lui-même recommande de suivre à l’égard de cette denrée un système fortement protecteur des produits indigènes, un système prohibitif même.
Or, messieurs, s’il est juste et utile de protéger toutes les industries, si toutes les nations reconnaissent cette justice et cette utilité, pourquoi ferions-nous une exception aux dépens de la construction des navires ? pourquoi ne protégerions-nous pas cette industrie comme les autres en accordant des primes en sa faveur ? Le charbon est imposé de 30 à 40 p. c. ; le fer, en faveur duquel ce serait peut-être le moment de baisser le tarif, puisque le besoin de cette matière se fait fortement sentir, à cause de la construction des chemins de fer ; le fer, dis-je, est frappé d’un droit de 40 p. c., ce sont là des droits trop élevés, et j’espère que le ministre nous proposera une loi pour les modifier, car je ne veux pas outrer le système prohibitif, mais je ne veux pas non plus qu’on tombe dans l’excès contraire en supprimant toute espèce de protection.
Il faut un système sagement protecteur aussi longtemps que nos voisins ne renonceront pas de leur côté à la protection qu’ils accordent à leur industrie.
M. Lardinois. - Messieurs, après avoir examiné le projet présenté par le gouvernement, relatif aux primes pour construction navale, et après avoir médite sur le rapport qui en est la suite, je me suis dit que je donnerai mon assentiment à cette mesure législative, bien que je ne fasse pas illusion sur les résultats qu’elle doit produire.
J’éprouve le besoin, messieurs, de faire connaître les motifs de mon vote. Les arguments que l’on a fait valoir en faveur de ce projet de loi, et les doctrines que quelques orateurs ont débitées dans cette circonstance, me semblent si étranges que je serais fâché qu’on pût conclure de mon vote que je les partage ou que je m’y associe.
Depuis longtemps j’ai fait connaître mes opinions en matière d’économie politique, et je persiste à penser que la Belgique ne peut prospérer que par le triomphe des principes libéraux sagement appliqués, parce que c’est le seul moyen de provoquer et de multiplier les importations et les exportations qui sont les fondements du commerce et de l’industrie. Mais avant d’arriver là, je crains que nous ne soyons forcés de faire plus d’un essai, plus d’une école, et ce ne sera que lorsque notre expérience nous aura montré la vraie et bonne route à suivre pour les intérêts généraux du pays, que nous nous déterminerons à adopter un système rationnel.
Mes prévisions peuvent se justifier par ce qui se passe autour de nous. Depuis le congrès, les questions financières, commerciales et industrielles semblaient devoir être décidées sur des bases larges et libérales ; mais c’est le contraire qui est arrivé, témoin les lois sur les céréales, les toiles, les bestiaux, etc., etc. Je crois que la faute doit en être imputée en partie à ceux qui veulent marcher trop vite et qui ont des principes tellement exclusifs, qu’en les proclamant ils alarment les industries existantes, et excitent les réactions. C’est également ainsi que le principe d’association, si utile et si capable d’enfanter de grandes choses, est aujourd’hui compromis par l’abus qu’on en fait.
Il est cependant bon de rappeler que, dans cette enceinte, les défenseurs des principes libéraux en matière de douanes ont déclaré en maintes occasions que leur intention n’était pas de porter atteinte aux intérêts créés sous l’empire des lois actuelles et qui touchent au commerce, à l’industrie et à l’agriculture. C’est aussi mon opinion : Nous devons respecter les droits acquis et ne modifier nos lois fiscales qu’avec la plus grande réserve.
Nous savons que le système des primes est un privilège que l’on accorde en faveur de telle ou telle industrie et au préjudice des contribuables. Je ne pense pas que ni en France ni en Angleterre l’on accorde des primes pour exciter à la production d’une marchandise qui doit être réalisée et employée dans le pays, mais bien sur les produits qui sont destinés à être vendus sur les marchés étrangers ; alors ce n’est plus qu’une restitution de droits que l’on fait à l’industrie. En recourant à la législature française, vous trouverez que les marchandises qui peuvent être exportées avec jouissance de primes sont le sucre raffiné, la mélasse, les savons, le soufre raffiné, les tissus et fils de coton, les tissus et fils de laines, les meubles, les acides, les chapeaux de paille, les peaux, le plomb battu et le cuivre. Ces primes ne profitent par à la France, mais elles nuisent considérablement à l’industrie étrangère.
Avant la révolution, des primes existaient pour les constructions navales ; cette industrie est maintenant périclitante, et elle demande assistance. Je voterai pour le projet de loi, mais dans le sens du gouvernement, c’est-à-dire que je n’entends pas établir un principe, mais bien accorder un secours momentané, la loi ne devant être que temporaire. Plus tard nous pourrons apprécier ses effets, et je désire que mes appréhensions ne se réalisent pas ; mais on vous dit hier, ce n’est pas le tout de construire des navires, il faut encore avoir des marchandises pour les remplir et surtout des débouchés pour les écouter.
M. Desmet. - J’ai été très étonné dans la séance d’hier quand le dernier orateur qui a parle a voulu mettre en doute que nous avions une vocation maritime, et que nous avions des goûts trop casaniers pour nous risquer de nous mettre en mer ; cet honorable membre avait l’air de croire, il me semble, que jamais nous n’aurions pu espérer d’avoir de bons marins et jamais aucune marine ; je suis fâché de le devoir dire, mais je ne serai pas le seul entre nous qui répondrai à l’honorable député du district de Chimay, que notre histoire est contre ses assertions, et que depuis que les Belges sont sortis des forêts de la Germanie, ils sont allés en mer et se sont occupés de construire des navires et ont fait des voyages de long cours, comme ils sont aussi les premiers qui se sont occupés des grandes pêches. C’est faire peu d’honneur à la patrie de Jean Bart et de plusieurs autres marins renommés que de croire que leurs descendants sont trop casaniers pour s’habituer à la mer, et qu’ils n’ont aucune vocation pour cet élément.
Ne sait-on pas qu’Ostende et les autres ports de notre pays ont fourni une quantité de bons capitaines de navires ? Je suis fâché de ne pas pouvoir vous donner dans ce moment la nomenclature des marins d’Ostende qui, dans ce moment même, commandent des navires de commerce, et celle de ceux qui aussi servent et commandent dans la marine française et d’autres peuples. Je ne puis assez vous le dire, messieurs, j’ai été on ne peut plus étonné de l’opinion que cet honorable membre à émise au sujet de la vocation et de l’intelligence de notre nation pour la navigation : on pourrait avoir un motif d’en douter si l’histoire et l’expérience, comme je viens de le dire, ne prouvaient pas tout à fait le contraire.
Qu’on se reporte à l’époque où nous étions nation indépendante, et où, comme aujourd’hui, nous nous gouvernions nous-mêmes ; n’avions-nous pas une nombreuse et forte marine marchande ? Qu’on jette un coup d’œil sur nos ports dans le seizième siècle, de combien de voies nationales n’étaient-ils pas remplis ! et ne sait-on pas que nos navires se trouvaient dans toutes les mers et faisaient les plus longs cours ?
Messieurs, j’ai dû relever cette partie du discours de l’honorable membre auquel je réponds, parce que je ne voulais pas laisser sans réfutation ce qu’il avait avancé d’inexact sur l’aptitude et la vocation des Belges pour la marine, comme je repousse aussi de toutes mes forces les allégations de la chambre de commerce d’Anvers, citées par l’honorable membre, que « c’est un fait universellement reconnu que si notre marine marchande ne doit être alimentée que par des navires construits à neuf dans nos chantiers, nous ne pourrons jamais avoir qu’une masse excessivement chère, laquelle ne pourra se soutenir qu’à l’aide de privilèges exorbitants. »
Ce dire très gratuit de cette chambre de commerce doit d’autant plus nous étonner que c’est celui d’une chambre qui appartient à une ville qui laisse des souvenirs bien fameux sur notre marine nationale, et qui pourrait prouver combien elle a été nombreuse et apte à lutter contre celle des autres nations ; comme il est aussi étrange que cette chambre ne connaît point ou du moins ne veut point avouer que nous avons chez nous tout ce qui est nécessaire pour construire des navires aussi économiquement que les autres peuples, et que nous avons tous les éléments pour avoir une bonne marine marchande et d’excellents marins ; comme nous en avons quantité dans ce moment même.
Mais que dire de l’avis de cette chambre anversoise ! Nous voyons que très souvent ses avis ne sont pas conformes à ceux des autres chambres de commerce du pays : on devrait vraiment croire qu’en ce moment la ville d’Anvers n’a pas le même intérêt que le reste du pays, chose incompréhensible et que tout le monde doit trouver extraordinaire, si ce n’est qu’on pourrait expliquer cette énigme de la manière que l’a fait M. Doignon dans le discours qu’il a prononcé hier.
Messieurs, pour ce qui concerne à présent la question qui nous occupe, celle qui doit être l’objet du projet de loi, je crois qu’il n’y a pas beaucoup à dire, car c’est bien peu de chose qu’on exige du budget pour stimuler la construction des navires chez nous et faire revivre notre marine marchande, et je crois que peu d’entre nous voudront contester l’utilité de favoriser cette construction. Mais une autre discussion s’est engagée à ce sujet, et il m’a paru que, dans la séance d’hier, quelques orateurs ont voulu soutenir qu’il n’est pas dans l’intérêt du commerce d’un pays d’avoir un droit différentiel en faveur de la navigation nationale, qu’il n’était pas démontré que cette industrie avait besoin d’une protection particulière, et que ni la France, ni la Prusse, ni l’Angleterre même ne jouissaient de cette protection.
Mais je me permettrai de dire à ces honorables membres qu’ils sont absolument dans l’erreur : l’Allemagne accorde sa protection particulière à sa propre navigation ; je n’ai pas en main les documents pour le prouver, mais je ne devrais pas faire de longues recherches pour me les procurer et vous en administrer la preuve. La France a son acte de navigation, formulé sur celui des Anglais ; elle l’a obtenu par le décret du 21 septembre 1793 qui est toujours en vigueur en France. Voici comment s’énoncent divers articles de ce décret :
« Art. 1er. Les traites de navigation et de commerce existants entre la France et les puissances avec lesquelles elle est en paix seront exécutés selon leur forme et teneur, sans qu’il y soit apporte aucun changement par le présent décret. »
« Art. 3. Aucunes denrées, productions ou marchandises étrangères ne pourront être importées en France, dans les colonies ou possessions de France que directement par des bâtiments français, ou appartenant aux habitants du pays des crû, produit ou manufacture, ou dans des ports ordinaires de vente et premier exportation, les officiers et trois quarts des équipages étant du pays dont le bâtiment porte le pavillon ; le tout sous peine de confiscation des bâtiments et cargaison, de 3,000 livres d’amende, etc. »
« Art. 4. Les bâtiments étrangers ne pourront transporter d’un port français à un autre port français aucunes denrées, productions ou marchandise, des crû, produit ou manufacture de France, colonies ou possessions de France, sous les peines portées par l’art. 3. »
Et pour ce qui concerne le fameux acte britannique, l’honorable M. Dumortier vous a déjà fait connaître combien il était fort, et que ce n’était point une protection qui se bornait à un simple droit différentiel, mais qu’en général il contenait différentes mesures prohibitives. J’entrerai encore dans quelques détails sur ce règlement qui a si bien répondu aux effets que l’auteur en attendait : car je pense que personne ne peut mettre en doute que l’acte de navigation dont Cromwell dota l’Angleterre en 1660, ne soit la principale cause de cette grande prospérité des Anglais et de leur nombreuse et forte marine, aussi bien militaire que marchande, et que, de même on ne pourrait disputer que l’auteur du plan de ce fameux règlement ne se montra par lui un des plus grands politiques du monde.
On voit, par cet acte de navigation, qu’il lisait, en quelque façon, dans l’avenir, démêlant dès lors les événements les plus reculés de l’Europe.
Il fixa par là, pour toujours, en faveur de sa nation, la balance du pouvoir maritime. L’Angleterre ne pouvait figurer en Europe que par un grand commerce ; c’est ce que Cromwell avait senti, mais aussi il avait su apprécier qu’une nation ne pouvait réellement avoir un commerce national sans qu’elle eût une marine à elle, sans qu’elle pût transporter ses propres denrées et marchandises, et faire l’échange par ses propres navires.
Cromwell, en défendant d’exporter aucune denrée ni marchandise dans toutes les colonies appartenant ou qui appartiendraient à la nation anglaise, en Asie, Afrique ou Amérique, que dans ses vaisseaux construits, et en exigeant que le maître et les trois quarts de l’équipage au moins fussent Anglais, formait par là une marine qui appartiendrait à l’avenir à la nation, parce qu’elle serait entièrement indépendante de celle des autres nations.
Lorsqu’une nation, dans sa navigation, emploie des vaisseaux étrangers, elle ne peut point compter sur sa marine, parce que les nations qui lui fournissent des navires, n’ont qu’à les retirer pour anéantir tout d’un coup son pouvoir maritime.
« En obligeant le maître et les trois quarts de l’équipage à être nationaux, » Cromwell donnait une puissance réelle à la marine anglaise. Par là, le corps des matelots appartenait dorénavant directement à la nation.
L’article qui ordonnait qu’aucune marchandise du cru de l’Asie, de l’Afrique ou de l’Amérique, ne pourrait être apportée dans aucun pays et terre de l’obéissance de sa majesté britannique, que dans des vaisseaux construits en Angleterre, était un grand coup d’Etat de politique maritime, pour avoir promptement un grand nombre de vaisseaux nationaux.
L’Angleterre ne pouvait plus se passer des denrées de ces nouveaux mondes auxquelles elle s’était accoutumée. Lui défendre d’en user qu’à cette condition, c’était lui ordonner de construire un grand nombre de vaisseaux pour se les procurer.
L’article qui déclarait que le poisson de toute espèce, même les huîtres, qui n’auraient pas été pêchés par les vaisseaux anglais et seraient apportés en Angleterre, paieraient la douane double, était un moyen sûr pour que cette pêche à l’avenir ne se fît que par des vaisseaux nationaux, et que par conséquent, il s’en construisît beaucoup.
Jusque-là cet acte ne contenait que des règlements simplement économiques de marine ; mais, par ceux qui suivent, Cromwell ne pensait pas moins qu’à couper les nerfs de la marine de tous les peuples de l’Europe.
Telle est la disposition de l’acte de navigation qui ordonnait que les marchandises et denrées d’Europe ne pourraient être apportées en Angleterre par d’autres vaisseaux que ceux qui sortiraient des ports des pays où se fabriquent les marchandises et croissent les denrées : or, comme la plupart des pays qui négociaient alors avec l’Angleterre n’avaient ni marine ni finances, ni les moyens locaux pour construire le nombre de vaisseaux nécessaire pour le transport de toutes leurs denrées, il arrivait par cette prohibition que l’Angleterre s’arrogeait à elle seule le droit d’élever la plus puissante marine de l’Europe.
« Il est défendu, dit le même acte, à tous vaisseaux qui ne seront pas anglais de charger quoi que ce soit dans aucun port d’Irlande et d’Angleterre, pour le porter en aucun endroit des Etats de sa majesté, le commerce de port en port n’étant permis qu’aux seuls vaisseaux anglais. »
Il est bon d’observer à ce sujet que, tandis que l’Angleterre défendait aux autres nations le cabotage dans ses ports, elle faisait en même temps tout celui des autres Etats dans leurs propres ports. L’on vit bientôt en Europe l’effet de ce fameux acte.
Depuis peu de temps la marine des différentes nations qui avaient jusque-là disputé l’empire de la mer à l’Angleterre se trouva anéantie, et nous savons combien elle est encore au-dessous d’elle.
Que si quelqu’un pouvait douter que cet acte ne fût la source de cette formidable marine anglaise, il n’a qu’à comparer l’état de navigation de ce royaume avec celui qui le suivait.
Un auteur qui a de la réputation en Angleterre, le chevalier Child, reconnaît que sous le règne de Charles Ier, il n’y avait pas trois vaisseaux marchands de trois cents tonneaux ; aujourd’hui il n’y a presque point de marchand à Londres qui n’en a plus de trois de cette espèce.
Peu de temps après cet acte, les Anglais naviguèrent pour toutes les nations. Ils devinrent les voituriers naturels de la mer. Toute la marine du monde eut pour centre l’Angleterre.
Si alors les autres nations avaient bien compris leurs intérêts, ils auraient pu arrêter l’élan de la marine anglaise et tenir en échec toute la politique de Cromwell, en balançant par un semblable acte de navigation tous les avantages que l’Angleterre pouvait retirer du sien. Faisons donc de même, messieurs, et ne tardons pas imiter ce bon exemple ; complétons de suite le code de protection pour notre marine marchande, et n’en doutez pas, en peu de temps nous verrons renaître ces beaux jours où notre navigation faisait la renommée du monde entier et où tout notre commerce se faisait par nos propres navires. Je voterai pour le projet de la section centrale, et si on veut augmenter encore la prime, je l’appuierai.
M. Coghen - Je comptais, messieurs, traiter la question des primes pour constructions navales d’une manière approfondie, d’une manière à entraîner vos suffrages en faveur d’une protection qu’il est indispensable d’accorder à notre navigation ; mais les discours qui ont été prononcés par les honorables MM. de Roo et Doignon me dispensent d’entrer dans de longs débats à cet égard, car ce serait abuser des moments de la chambre que de s’étendre encore beaucoup sur un sujet qui a été développé par ces honorables membres d’une manière si remarquable.
Ce que je vois, messieurs, ce sont nos chantiers déserts, ce sont les constructions, commencées en 1829 et 1830, abandonnées ; ce sont les constructeurs qui, à cette époque, vivaient d’une manière honorable, gagnaient de fortes journées, obligés de se contenter aujourd’hui d’un salaire misérable, et vivre dans un état voisin de la misère, eux et leurs familles ; ce sont nos bois qui, au lieu d’être employés à nous construire une marine marchande, sont emportés chez d’autres nations qui, après les avoir transformés en vaisseaux, viennent alors au moyen de ces vaisseaux exploiter le pays.
Je vois pour le commerce maritime seul un effrayant découragement au milieu d’une prospérité générale qui étonne les autres peuples.
Je voterai donc pour le projet ; toutefois je ne me dissimule pas qu’il est inefficace, insuffisant, et que, si vous n’admettez pas d’autres dispositions pour accorder à notre marine la protection que toutes les autres nations accordent à la leur, vous ne ferez jamais rien, et vous serez constamment exploites par les nations voisines.
Les 10 p. c. qu’on accorde actuellement, est une protection tout à fait dérisoire ; le seul objet qui reçoive une protection efficace, c’est l’importation du sel ; aussi ne voyons-nous aucun navire étranger nous apporter des cargaisons de sel, et ce commerce est fait exclusivement par des navires nationaux.
Je suis étonné qu’on ose mettre en doute les avantages qui doivent résulter de la construction de navires nationaux. D’abord, nous employons les bois de nos forêts ; nos ouvriers sont occupés ; on emploie le chanvre pour les cordages ; nous employons également tous les produits du pays qui servent à l’approvisionnement des navires.
Quand un navire étranger arrive, que fait-il ? ce n’est pas par lui, comme le pense un honorable membre, que sont amenés les richesses et les capitaux qui affluent en Belgique ; la plupart des navires étrangers nous apportent de riches cargaisons étrangères et nous enlèvent nos capitaux ; ils prennent à peine des vivres à bord, et ne font presque aucune dépense dans le pays.
Si les capitaux affluent en Belgique, nous le devons, messieurs, au perfectionnement de notre industrie, à l’exploitation de nos produits ; si les capitaux abondent chez nous, c’est que nous sommes parvenus à rendre les pays étrangers de plus en plus tributaires de notre industrie.
Messieurs, nous avons pour nous l’exemple de la France et de l’Angleterre, des hommes les plus distingués qui ont présidé au sort de ces nations. Qu’on parcoure l’Angleterre ; qu’on observe l’activité de ses ports, de ses manufactures, et l’on reconnaîtra qu’il est bien peu fondé le blâme qu’on veut déverser sur ceux qui cherchent à créer les moyens d’exporter nos produits nous-mêmes, et de nous approprier les bénéfices du commerce d’échange.
Messieurs, je voterai pour le projet de loi. Toutefois, le résultat ne répondra pas à votre attente. Ce n’est pas, en effet, par quelques milliers de francs de primes que vous parviendrez à encourager puissamment la construction des navires nationaux ; il faut, ou établir un tarif de droits différentiels, comme en France, ou créer un acte de navigation, comme en Angleterre.
M. Smits. - Messieurs, ainsi que l’honorable préopinant, je voterai pour la loi qui est proposée, en faisant remarquer à ceux qui la combattent qu’elle doit être considérée plutôt comme provenant de l’initiative de la chambre que de l’initiative du gouvernement. Et en effet, vous vous rappellerez que c’est par suite d’un vote de cette assemblée sur le budget de l’intérieur, qu’une somme de 60,000 fr. réclamée pour l’organisation du sauvetage a été subsidiairement affectée à des primes pour les constructions navales, de sorte que le gouvernement n’a eu à s’occuper que de régler le mode de la distribution de ces primes et à vous proposer les conditions nécessaires pour en garantir le bon emploi.
Si je fais cette remarque, c’est, messieurs, pour vous faire sentir qu’il y a décision prise, que le système des primes a été adopté par la chambre, et qu’on ne saurait convenablement écarter aujourd’hui ce que l’on a accueilli hier.
Quant à moi, je donnerai mon adhésion au projet ; mais si je suis persuadé qu’il doit en résulter quelques avantages pour le pays, alors surtout que les encouragements ne sont que temporaires, et qu’ils ne sont destinés qu’à donner l’élan à une industrie utile, je ne saurais cependant consentir à accorder les autres protections réclamées par le rapporteur de la section centrale. Ces protections cependant seraient plus favorables à Anvers qu’à Bruges et à Ostende, où les capitaux et l’esprit des armements maritimes au long cours n’existent pas encore au même degré ; mais comme elles seraient en opposition avec les intérêts généraux du pays, que nous avons avant tout la mission de défendre, je vous demanderai la permission de vous exposer brièvement les motifs de mon opposition.
Personne sans doute ne contestera les avantages d’un commerce direct entretenu par une navigation nationale ; mais, messieurs, ces avantages ne sont réels qu’alors que cette navigation puisse nous apporter les matières nécessaires à nos fabriques et à nos consommateurs au plus bas taux que possible et que, de même, elle puisse exporter nos produits fabriqués, ceux de notre agriculture et de nos mines, au fret le plus favorable ; sans cette condition indispensable, un commerce direct ne saurait exister qu’au détriment de toutes les autres branches de la richesse publique.
Or, messieurs, qu’arriverait-il si, comme on vous le propose, on majorait outre mesure les droits différentiels ? Evidemment la perte de la condition indispensable dont je viens de parler, c’est à dire l’utile concurrence d’une navigation étrangère capable d’arrêter un monopole onéreux.
Aujourd’hui déjà, le pavillon étranger a quelquefois de la peine à lutter pour la consommation intérieure par suite de la faveur des 10 p. c. accordés à la marine nationale, et certes il ne le pourrait plus si on étendait le cercle de ses privilèges.
On me répondra, je le sais, que la navigation étrangère pourra toujours concourir pour le transit, et que conséquemment le pays profitera doublement puisque d’un côté il jouira de cette concurrence, et que de l’autre côté il favorisera beaucoup de branches industrielles que la construction des navires nationaux alimente.
Mais, messieurs, la raison et la pratique repoussent également cette argumentation. Car on ne saurait méconnaître que le transit seul ne peut attirer la navigation, attendu que le marché du transit qui, pour la Belgique, sera spécialement l’Allemagne, peut se trouver encombré ou offrir des chances de ventes fort peu favorables. Dans ce cas, le navire importeur doit pouvoir se replier sur le marché intérieur ; car il n’a point cette ressource, il doit, ou réexporter ses marchandises, ou les confier aux entrepôts publics, deux moyens de perte qu’il n’essaiera pas souvent.
Si donc l’élévation des droits différentiels pouvait prévaloir, il est incontestable que la navigation étrangère s’arrêterait aussitôt, et que, dès lors, il y aurait un monopole en faveur de la marine nationale, qui deviendrait bientôt funeste aux intérêts généraux ; car on ne saurait nier que les armateurs, dégagés de toute concurrence, fixeraient le prix du fret au gré de leurs intérêts de manière que la consommation et l’industrie devraient payer plus cher et leurs matières premières et les transporter pour l’exportation des produits nationaux.
Rendons ce raisonnement saillant par un exemple : Supposons qu’un industriel aurait pu affréter un navire étranger pour prendre charge à New-York de 500 tonneaux de cotons bruts, à raison de 100 francs par tonneau, et qu’à défaut il soit obligé de payer 120 francs un navire national. De ce chef donc il y aura une différence de 6,000 francs que la matière première doit évidemment supporter. Ainsi toutes les faveurs que le tarif de la douane aurait voulu faire à la matière brute pour favoriser l’industrie nationale, ne seront pas seulement paralysées, mais on se verra forcément conduit à accorder des primes d’exportation, puisque les produits fabriqués qu’on aura confectionnés au moyen de la matière première qu’on voudra exporter, ne pourront pas soutenir la concurrence sur les marchés étrangers, attendu qu’à leur tour ils devront supporter encore une fois la même différence que celle que nous avons signalée plus haut, et qui constituera l’industrie nationale en déficit total de 12,000 francs pour 300 tonneaux.
La Belgique, messieurs, au temps de sa plus grande splendeur maritime, n’a jamais possédé de marine nationale exclusivement privilégiée, mais toujours son commerce, alors qu’il exploitait le monde, a cherché dans la concurrence de la navigation étrangère les avantages qu’il désirait pour l’importation de ses matières premières et l’exportation de ses produits fabriqués. C’est ce qu’attestent toutes les pages de son histoire, toutes les archives de ses villes maritimes : et qu’il nous soit permis de rappeler ici que la ville d’Anvers entre autres ne se borna pas, au 15ème et au commencement du 16ème siècle, à élever à ses frais des palais pour les négociants étrangers qui voulaient venir y résider, ainsi que le témoignent encore la maison des villes anséatiques, la maison de Hesse, la maison de Portugal, la maison anglaise (aujourd’hui l’hôpital militaire) ; mais qu’elle affranchit ces négociants, leurs demeures et leurs navires de tous droits et charges de ville.
Cependant Anvers avait, à cette époque, le monopole de la mer et du commerce du monde, et son marché était conséquemment celui de l’Europe entière, tandis que celui de la Belgique d’aujourd’hui est restreint à une population de 4 millions d’habitants.
Une des grandes erreurs que commettent quelques personnes, c’est de confondre toutes les positions et de s’appuyer sur des exemples pris en dehors des considérations spéciales qui doivent présider au système commercial et maritime de la Belgique. Ainsi l’on dit : La marine anglaise n’a pris son développement que par son acte de navigation ; la France n’a étendu sa marine que par ses droits différentiels. Mais, peut-on répondre, l’Angleterre et la France sont des puissances maritimes, c’est-à-dire qu’elles ont créé des marines militaires pour soutenir leur prépondérance politique : or, pour soutenir cette marine militaire, il faut des matelots nationaux, et pour posséder ceux-ci il faut une marine marchande, ne pût-elle se soutenir que par des privilèges exorbitants ; ce qui est le cas en France, comme le témoigne le discours prononcé par M. Gauthier à la chambre des pairs à l’occasion du budget de 1835, et dont je demanderai la permission de lire un fragment. (L’orateur donne lecture de ce fragment.)
Chez les Français et les Anglais donc la marine marchande privilégiée est une question politique ; mais une question de prospérité commerciale, non.
Qu’on interroge le commerçant et l’industriel anglais et français (je ne parle pas des armateurs), et qu’on leur demande s’ils sont favorisés par les droits différentiels. Tous, nous en sommes persuadés, répondront négativement ; tous diront que leur intérêt, celui de la masse, est de recevoir leurs matières au plus bas fret possible et de pouvoir exporter leurs produits fabriqués au taux le plus bas, afin de pouvoir mieux soutenir la concurrence sur les marchés étrangers.
Et veuillez remarquer que malgré ces hauts droits différentiels, la marine française tend toujours à décroître, et que pour parer à l’état de malaise où elle se trouve, les armateurs n’ont pas trouvé d’autre expédient que de réclamer encore des privilèges nouveaux. Voici la réponse que M. Duchâtel, ministre du commerce, leur a faite ; je vous prie, messieurs, d’y fixer votre attention, d’autant plus que, pour le fond, elle est conforme aux principes que je soutiens. (L’orateur donne lecture de cette lettre.)
Pour pouvoir s’appuyer sur le système français ou anglais, il faut donc commencer par démontrer que la Belgique peut ou doit être également une puissance maritime, et alors seulement ou pourra examiner s’il faut établir une marine marchande privilégiée ; nous disons examiner, car dans ce cas même la démonstration d’utilité ne serait point donnée, attendu que la Hollande, qui est également une puissance maritime qui connaît ses intérêts, et qui possède la plus belle colonie du monde, n’accorde, comme nous, pour tout privilège à sa marine marchande, qu’une réduction de 10 p. c. sur les droits des marchandises qu’elle importe, et 100 p. c. environ sur le droit de tonnage.
Si je suis bien informé, les villes anséatiques n’accordent ni 10 p. c., ni rien, et c’est là cependant la nation qui a le plus de similitude de position avec la Belgique, et qui est aussi une de ses plus redoutables rivales.
Personne ne contestera, nous le pensons du moins, que la Hollande et les villes anséatiques ne connaissent parfaitement leurs intérêts commerciaux ; mais c’est précisément parce qu’ils les connaissent qu’ils n’ont pas exclu la navigation étrangère qu’ils n’ont point sacrifié aux armements, qui, dans le cercle des opérations commerciales et industrielles, ne tiennent certainement pas le premier rang.
La Hollande et les villes anséatiques n’ont pas sacrifié aux armements, parce que, comme la Belgique, ils sont essentiellement pays de transit, et que le transit qui vivifie tout, parce qu’il constitue une nation l’intermédiaire du commerce des autres peuples, ne peut exister sans une grande navigation nationale et étrangère.
Jusqu’ici, messieurs, je n’ai examiné que la question de commerce dans ses grandes généralités ; examinons maintenant la question politique ou, pour mieux dire, de politique commerciale : celle relative aux rapports internationaux.
Et d’abord nous ferons remarquer que, dès que la législation des Pays-Bas eut accordé au pavillon national une réduction de 10 p. c. sur les droits d’entrée des marchandises, l’Angleterre se hâta de frapper nos importations de 20 p. c., surcharge qu’elle augmenterait indubitablement encore si la Belgique augmentait ses droits différentiels.
L’Amérique, on peut en être persuadé, suivra le même exemple ; et que fera alors la navigation nationale privilégiée ? Pourra-t-elle aller en Amérique chercher les matières premières nécessaires à nos fabriques ? Pourra-t-elle introduire nos fabricats nationaux ? Evidemment non. Qui les introduira alors ? Les Américains, mais avec cette différence que leur fret sera calculé en raison de la défaveur qui les frappe, et alors, il arrivera que nos produits, trop fortement chargés, ne pourront soutenir la concurrence avec les produits similaires d’autres nations.
Mais, dit-on, on abolira les droits différentiels en faveur des nations qui nous auront accordé une réciprocité sous ce rapport. On abolira les droits ! Mais que ferez-vous alors des armateurs qui auront construit à grands frais des navires sous la condition, je dirai sous l’espérance de l’existence et de la continuation de ces privilèges ? N’y aura-t-il pas en leur faveur des droits acquis ? Ne les invoquera-t-on pas ? Pourrez-vous écarter leurs plaintes, leurs réclamations ?
Soyons, messieurs, ce que nous devons être, ce que nous pouvons être, ce que, dans les temps les plus prospères, nous avons toujours été : pays de production, de transit et d’entrepôt ; pays d’échange entre les nations diverses ; pays de profits acquis sur les autres au moyen du prix de notre territoire et du libre accès de nos ports de mer ; mais si on veut renoncer à cette belle position en accordant des faveurs exagérées à une marine nationale qui exclurait la navigation étrangère, qu’alors on renonce au chemin de fer, à la loi de transit au projet des entrepôts libres et à toutes ces grandes combinaisons qui, dans quelques années auront porté la Belgique à un point de prospérité inconnue à nos temps modernes, prospérité dont l’aurore a commencée, qui se développera davantage si nous parvenons, comme j’en ai l’espoir, à établir avec les nations étrangères des traités qui facilitent nos débouchés et qui sont la sauvegarde des affections politiques,
Et ici qu’il me soit permis de placer encore une réflexion.
Lorsque le roi Guillaume prit la résolution de favoriser le pavillon national par une remise de droits de 10 p. c., savez-vous, messieurs, qui se plaignit le plus amèrement ? c’était la Prusse, non pas parce que la mesure atteignait son pavillon, mais parce qu’elle entrevoyait des mesures de représailles de la part de l’Angleterre et de l’Amérique, et que par là, il lui devenait onéreux de transiter par les Pays-Bas et de faire usage de nos navires pour l’exportation de ses produits en Angleterre et en Amérique. La Prusse engagea donc le gouvernement précédent sinon à abolir les droits différentiels, du moins à conclure un traité de commerce et de navigation avec la Grande Bretagne et les Etats de l’Union, afin, comme je viens de le dire, de pouvoir se servir non pas de son pavillon, mais de celui des Pays-Bas pour l’exportation de ses produits.
Eh bien ! ce désir n’est-il pas significatif pour nous, aujourd’hui que la Prusse est à la tête de la confédération commerciale de l’Allemagne ; aujourd’hui qu’un chemin de fer et une loi de transit nous permettront bientôt de nous constituer son intermédiaire pour son commerce d’importation et d’exportation ? Ne serait-ce pas en partie annuler les bienfaits de nos nouvelles communications que de nous refuser à satisfaire à ce désir ? Ne craignez-vous pas que la Hollande ne nous devance dans cette voie ? Ne craignez-vous pas enfin, que par là nous laissions échapper une des plus belles occasions de pouvoir nous appuyer également sur l’influence politique de la Prusse, lorsqu’il s’agira de régler nos différends avec la Hollande et d’assurer à jamais la liberté de nos fleuves ? Et veuillez remarquer, messieurs, qu’en nous assurant cette influence, en facilitant le commerce de la Prusse et en nous assurant en même temps par là des avantages incommensurables pour notre pays, nous ferons aussi quelque chose d’agréable pour l’Angleterre dont l’appui, comme le disait hier M. Dumortier, nous est indispensable et envers laquelle notre intérêt politique nous commande d’agir avec circonspection et bienveillance.
Sans doute nous n’obtiendrons jamais de cette puissance que nous importions sur son sol les produits de l’Asie, de l’Amérique et de l’Afrique ; c’est une faveur que son acte de navigation réserve à son propre pavillon, et qu’elle n’a jamais accordé à personne ; mais, messieurs, ferions-nous par exemple, un mauvais marché si, en traitant avec l’Angleterre sous condition de l’abolition de nos droits différentiels, nous obtenions en compensation une diminution sensible sur les droits de douane qui grèvent nos principaux articles de production, et si en outre elle nous donnait le droit 1° d’importer par pavillon belge en Angleterre les produits de notre sol et de nos fabriques, sur le même pied que les navires anglais ; 2° de jouir de la même faveur pour les produits européens chargés dans un port de la Belgique de même que pour les produits belges chargés dans un port européens ; 3° d’être admis dans les colonies anglaises au même pied que les nations les plus favorisées ; 4° de pouvoir exporter des ports anglais pour tout pays quelconque les charbons de terre au droit établi par les navires anglais ; 5° enfin le droit de jouir plus tard de toutes les faveurs quelconques que l’Angleterre accorderait à d’autres nations.
Je ne sais, messieurs ; mais en présence des considérations que je viens d’esquisser, il peut être permis de croire qu’une pareille convention qui, dans tous les cas, réserverait à la Belgique la faveur exclusive du commerce de la pêche et du sel, présenterait au moins quelques avantages en ce qu’elle pourrait nous ouvrir quelques nouveaux débouchés, et qu’elle favoriserait incontestablement la navigation du cabotage, si intéressante sous tous les rapports.
Toutefois, je ne prétends rien décider, j’ai seulement voulu poser des questions, non pas pour les voir résoudre de suite, elles sont trop graves, mais uniquement pour y appeler l’attention et les lumières du gouvernement et des chambres.
Avec l’Amérique du nord, avec cette nation si puissante, qui présenterait à nos industries des débouchés si variés et si étendus, les traités ne présenteraient pas tant d’obstacles, car cette nation ne demande qu’à recevoir nos produits avec notre pavillon comme s’ils étaient importants par le sien propre, pourvu que de notre côté nous ne prélevions pas sur ses navires un droit de 10 p. c. L’Amérique, il est vrai, s’est réservée l’exclusif de la pêche, mais, je l’ai déjà fait pressentir, nous pourrions-nous réserver aussi le commerce de ce dernier article, comme aussi celui du sel qui procure toujours un emploi utile à nos navires.
Quoi qu’il en soit des traités à faire et qu’il faudrait étendre à la France et à d’autres puissances amies, et à l’égard desquels, je le répète, je ne prétends rien préjuger, il me semble évident que la Belgique, avec sa production exubérante, ne peut avoir d’autre système commercial que d’agrandir au-dehors le cercle de son marché et de se tenir en garde contre tout système de prohibition ou de protection outrée qui nous attirerait des représailles, des inimitiés politiques et finalement la fermeture de toutes les issues qui nous restent encore pour écouler le surabondant de notre travail.
Je voterai pour la loi avec les modifications qui me paraîtront utiles, mais dans l’état actuel des choses, je ne saurais donner mon assentiment à rien de ce qui pourrait tendre à majorer les droits différentiels à l’intérieur et à nous susciter des embarras au dehors.
(Moniteur belge n°344, du 8 décembre 1836) M. de Foere. - Messieurs, je ne me proposais d’entrer dans la question qui nous occupe que pour exposer à la chambre, d’une manière claire et nette, la position commerciale du pays, relativement aux autres nations maritimes. Mon intention n’était pas de combattre individuellement les discours qui ont été prononcés contre les principes déposés dans le rapport de votre commission. Mais puisque les honorables MM. Pirmez et Desmet ont bien voulu s’adresser particulièrement au rapporteur de la commission, j’aurai l’honneur de faire une réponse extrêmement courte à chacune de leurs objections principales. J’aborderai ensuite le fond même de la question.
M. Pirmez a une manière de discuter à lui ; c’est celle, en premier lieu, de changer la position des questions ; en second lieu, de créer à son esprit des objections que personne n’a soulevées ; en troisième lieu de passer à côté de celles qui ont été réellement faites contre son système.
Cet honorable membre vous dit : « Les nations les plus commerçantes ne sont pas parvenues à leur grand commerce parce qu’elles avaient beaucoup de navires ; mais elles avaient beaucoup de navires, parce qu’elles avaient un grand commerce. »
Je ferai d’abord observer que personne n’a fait cette objection. Je dirai ensuite que l’un et l’autre intérêts, celui du commerce et de la marine, ont marché constamment ensemble, par la simple raison qu’ils sont inséparables l’un de l’autre. Si M. Pirmez veut contredire ce fait historique, il doit aussi se créer une histoire à son usage.
En partant de là, l’honorable membre trouve qu’il est absurde de dire : « Nous aurons beaucoup de transports intérieurs lorsque nous aurons beaucoup de chariots, car il suffirait alors, ajoute mon honorable contradicteur, de construire beaucoup de chariots, pour avoir de nombreux transports intérieurs.
Ce raisonnement, messieurs, est basé sur le même vice que j’ai déjà signalé. Votre commission n’a pas dit : Créez beaucoup de navires, et vous aurez beaucoup d’exportations ; mais elle a dit, et cela est bien différent : Si vous voulez des exportations, créez des moyens de transport.
Certes, il est impossible que vous exportiez à l’extérieur, sans que vous ayez des navires, ou des moyens de transport,
Le même membre ne cesse de répéter dans toutes les discussions sur nos intérêts matériels que l’objection de l’exportation du numéraire à l’étranger est constamment faite dans cette chambre. Je lui dirai d’abord que c’est une pure invention. Du moins, je n’ai pas entendu élever cette objection. Mais ce qui a été dit, et ce que M. Pirmez passe constamment sous silence, se réduit à ceci : En employant la navigation étrangère et non la vôtre, vous n’employez ni vos capitaux, ni vos ouvriers, ni vos matières premières ; vous abandonnez ces avantages aux étrangers.
Voilà, je le répète, ce que nous disons et ce que nous voulons ; mais M. Pirmez n’en tient aucun compte. Il aime mieux se créer des objections auxquelles personne n’a songé. Nous comprenons, aussi bien que l’honorable membre, qu’un ballot de café a pour nous la même valeur que la somme en espèces, qui est l’équivalent du prix de ce ballot ; et si nous recevons des marchandises, il doit nous être indiffèrent de recevoir l’argent, ou les marchandises qui ont la même valeur, et lorsqu’il s’agit de marchandises que nous ne pouvons pas produire. Mais lorsque nous pouvons les produire, nous demandons que la production soit opérée, au moyen de nos capitaux, de nos ouvriers et de nos matières premières, sans vouloir, au reste, forcer, en aucune manière, la production lorsqu’elle n’appartient pas à notre climat, ou lorsqu’elle serait très dispendieuse. Ce sont ces denrées coloniales, ces marchandises étrangères qui sont pour nous les moyens commerciaux ; c’est là la balance commerciale qui consiste dans ces échanges, et non pas la balance numéraire, que nous avons souvent repoussée nous-même.
Selon M. Pirmez, je serais tombé en contradiction, parce que j’ai voulu la prohibition des lins, et que maintenant je voudrais créer de grands moyens d’exportation pour la sortie de nos produits.
Je ferai observer en premier lieu que M. Pirmez fausse encore la position de la question ; jamais je n’ai voulu de prohibition pour les lins. En second lieu, je dirai qu’il n’existerait pas même de contradiction de ma part, alors que je voudrais voir créer pour le pays de nombreux moyens d’exportation ; et que d’un autre côté je désirerais, dans des années de détresse, voir employer nos matières premières par les bras de nos propres ouvriers, afin de donner à nos lins une plus grande valeur, et du travail à nos ouvriers.
Telle est, messieurs, la courte réponse que j’avais à faire à M. Pirmez.
M. Smits, de son côté, a vu dans le rapport de la commission que la plupart de nos observations étaient basées sur les avantages du commerce direct que le pays pourrait s’assurer. M. Smits admet la justesse de ces observations, mais pour combattre le but auquel nous voulons arriver. « Le commerce direct, dit cet honorable membre, nous serait nuisible, s’il ne pouvait nous importer des matières premières à des prix inférieurs à ceux de toute autre navigation. »
C’est là raisonner sur une simple supposition. Mais alors même qu’il serait vrai que, dans quelques cas, la navigation étrangère pût nous importer des matières premières à des prix inférieurs, il n’en résulterait aucun désavantage. Cette navigation lutterait en prix avec la nôtre, et nos industriels achèteraient au commerce et à la marine étrangers des matières premières à un prix inférieur. Nous n’écartons pas la concurrence. Tout ce que nous voulons, c’est que la Belgique se crée aussi un commerce direct pour participer à ses nombreux avantages.
Vous voyez donc, messieurs, que le raisonnement de M. Smits n’attaque en aucune manière le système de protection que nous sollicitons pour notre navigation nationale.
« Le commerce étranger, dit encore M. Smits, doit aussi pouvoir se replier sur la consommation intérieure ; le transit ne lui suffit pas. »
C’est là, messieurs, raisonner contradictoirement. M. Smits a déjà admis les avantage du commerce direct pour le pays et pour son propre besoin de consommation ; et si, d’un autre côté, l’honorable membre croit que le commerce étranger doit pouvoir, aux mêmes conditions que le nôtre, se replier sur la consommation intérieure, il restreint considérablement les avantages qu’il a admis d’abord, à savoir ceux du commerce direct que nous pourrions faire par nous-mêmes. Or, nous ne pourrons faire ce commerce sans former une marine marchande, et nous ne pourrons la former sans protection suffisante.
« La consommation intérieure, dit M. Smits, deviendrait plus chère en raison des frets qui seraient plus élevés, et de la majoration des droits différentiels que les consommateurs du pays auraient à payer. »
M. Smits aurait bien fait de lire la réponse que déjà nous avons faite à ce sujet. Nous avons déjà dit que si, dans l’état actuel de notre marine, et dès le commencement, il fallait imposer des droits élevés sur tous les articles d’importation et de consommation intérieure, les frets deviendraient considérables, et la marchandise augmenterait de prix, et certes, les consommateurs paieraient la différence de ces frets et de ces prix. Mais nous obvions à cet inconvénient en ne majorant d’abord les droits que sur quelques articles, et en n’introduisant qu’un droit léger et progressif qui s’élèvera au fur et à mesure que notre marine marchande prendra de l’extension.
C’est, dit-on, dans l’intérêt de leur marine militaire que la France et l’Angleterre ont établi un droit différentiel. Si cela était vrai, il faudrait nier l’histoire commerciale tout entière, ainsi que les aveux des gouvernements anglais et français. Naguère le célèbre M. Huskinson a dit ouvertement, en 1826 et 1827, que la protection accordée à la marine marchande avait pour but principal le maintien et l’extension de son industrie et de son commerce extérieur avec les colonies et avec tous les pays du monde.
Quant à la lettre de M. Duchatel dont l’honorable M. Smits vous a donné lecture, je ferai observer que le ministre français convient dans cette lettre même qu’il faut faire justice à tous les intérêts et par conséquent à la marine marchande. Il convient qu’il faut une protection maritime suffisante ; que seulement cette protection ne doit pas être outrée.
Tel est l’esprit et l’analyse de cette lettre.
La Hollande, a dit encore l’honorable membre, entend bien les affaires commerciales ; elle se contente d’un droit de 10 p. c. Mais je lui ferai observer que la Hollande a une navigation établie, une marine marchande très considérable, et qu’elle cultive elle-même des denrées dans ses colonies. Il n’est pas étonnant que le droit de 10 p. c. puisse lui suffire.
L’Angleterre elle-même a éprouvé l’impossibilité de lutter dans les ports de la Hollande avec la marine hollandaise ; ces droits ont été souvent le sujet de réclamations de la part de l’Angleterre.
Ensuite, il est inexact de dire que la Hollande admet dans tous les cas les navires étrangers à un droit différentiel de 10 p. c. ; elle ne les admet dans ses colonies que moyennant un droit de 25 à 30 p. c., ce qui équivaut à une exclusion absolue. Pour protéger sa navigation, elle exige que les marchandises qu’on introduit dans ses colonies soient chargées dans ses ports et sur ses propres navires, à moins de payer un droit de 25 à 30 p. c. Il n’y a donc aucune espèce de similitude entre la position navale et commerciale de la Hollande et la nôtre. Quant à la politique que l’honorable membre nous propose de suivre avec l’Angleterre, afin de trouver en elle un appui pour notre indépendance nationale, je dirai que l’Angleterre saura bien tirer parti de notre séparation de la Hollande et de la libre navigation de l’Escaut. Je répondrai ensuite par la déclaration positive du gouvernement anglais, par rapport au droit dont jouit chaque nation de prendre les mesures qu’elle croit nécessaires pour protéger son commerce, son industrie, et sa navigation marchande, contre les envahissements des autres nations.
Voici ce que disait M. Huskinson en 1827 et en plein parlement :
« J’espère que jamais je ne prendrai aucune part dans le conseil du gouvernement anglais, lorsqu’il érigera en principe qu’il y a une règle d’indépendance et de souveraineté pour les puissants, et une autre pour les faibles ; lorsque, abusant de sa supériorité navale, l’Angleterre s’arrogera pour elle-même, soit en temps de guerre, soit en temps de paix, des droits maritimes qu’elle refuserait de reconnaître aux autres Etats, ou lorsque, dans des circonstances quelconques, soit que l’Angleterre soit neutre ou belligérante, elle imposera à d’autres Etats des obligations dont elle prétendrait être exempte dans les mêmes circonstances. Agir comme s’il existait un principe de loi international pour nous-mêmes, et un principe différent pour d’autres Etats, serait non seulement une monstrueuse injustice, mais ce serait, à mon avis, le seul moyen qui pût jeter notre puissance navale dans le plus grand embarras. Une semblable prétention provoquerait une coalition du monde tout entier pour l’abattre, et il n’y a qu’une semblable coalition, agissant par une cause aussi juste, qui puisse inspirer quelque crainte à l’Angleterre. »
Ces paroles font honneur au gouvernement anglais ; aussi elles furent applaudies par le parlement.
L’Angleterre reconnaît à tous les Etats le droit de faire pour eux-mêmes ce qu’elle a cru et ce qu’elle croit encore devoir faire dans l’intérêt de son commerce, de son industrie et de sa navigation.
Messieurs, après avoir répondu aux deux orateurs que vous avez entendus, l’un contre les primes de construction et contre la majoration des droits différentiels que nous avons proposés, l’autre contre ce dernier intérêt, j’entrerai dans le fond de la question, et je répondrai d’une manière générale à toutes les autres objections qui ont été faites dans la discussion d’hier et d’aujourd’hui.
Depuis que le pays jouit de l’inappréciable bonheur de gérer ses propres affaires, c’est la première fois que la question des droits différentiels maritimes, si importante en elle-même et si fertile dans ses conséquences, est régulièrement discutée dans cette chambre. Les intérêts extérieurs du pays ayant été pendant longtemps traités par des gouvernements étrangers, il n’est pas surprenant que dans la discussion d’hier et d’aujourd’hui il se soit présenté tant d’anomalies et tant de confusion. Je m’attacherai donc particulièrement à définir nettement la position maritime de la Belgique envers les nations les plus commerçantes. Il importe que la chambre ait des notions claires et précises sur cette position respective et sur la manière dont nous et les autres nations, nous formons et nous mettons en pratique notre droit commercial maritime. Alors la chambre pourra juger avec connaissance de cause l’importante question qui nous occupe aujourd’hui, et former sa conviction sur le système commercial qu’il conviendra d’adopter plus tard dans les vrais intérêts du pays.
Il existe aujourd’hui quatre espèces de systèmes commerciaux maritimes. Le premier admet des privilèges ou une protection limitée en faveur du pavillon national, et reçoit les navires étrangers sur le pied des nations les plus favorisées. Le deuxième se réserve des monopoles, et, en dehors de cette exclusion, elle admet aussi le pavillon étranger à des charges égales. Le troisième traite avec l’étranger sur un pied de réciprocité générale ou partielle, sans exception aucune de pavillon et de cargaison, et déclare nationaux les navires étrangers. Le quatrième verse dans les exceptions prises dans les trois systèmes précédents, ou dans l’absence de traités de réciprocité ou dans des traités spéciaux et exclusifs contractés entre deux ou plusieurs nations.
J’appelle l’attention de la chambre sur deux points principaux qui dominent les traités de réciprocité tout entiers, et qui, s’ils ne sont pas pris en considération, rendent ces traites complètement illusoires et excessivement nuisibles pour une des parties contractantes. La première, c’est l’importance maritime d’une nation relativement à une autre. La Belgique ne possède pas la vingtième partie des navires nécessaires à l’importation de ses propres besoins de consommation intérieure. Elle doit d’abord chercher à former sa marine marchande, au moyen de droits suffisamment protecteurs. Lorsque le pays aura une marine proportionnée à ses propres besoins, elle pourra lutter, à forces proportionnellement égales, avec les autres pays maritimes, commerciaux et industriels. Sans une semblable marine, la Belgique serait complètement foulée. La lutte, ou, en d’autres termes, la réciprocité serait impossible. Il peut y avoir de la réciprocité dans les mots ou dans les termes des traités ; mais au fond et dans les faits il ne peut y avoir de réciprocité là où les moyens de lutter sont d’une inégalité ou d’une disproportion de 1 à 200 et à 250.
S’il était des membres dans cette chambre qui fussent disposés à contredire ce premier point concernant les traités de réciprocité, et sur lequel j’appelle l’attention particulière de la représentation nationale, je les prierais de consulter à cet égard l’opinion du ministère actuel d’Angleterre, qui persiste dans les principes établis par M. Huskinson. Ce ministre, dans les deux célèbres discours prononcés sur les droits différentiels au parlement en 1826 et 1827, a déclaré ouvertement que, pour les raisons que je viens d’alléguer, l’Angleterre a très bien fait de se réserver même un monopole de navigation par son premier acte de navigation, alors que sa marine était relativement disproportionnée en importance avec celle d’autres nations, et que maintenant elle fait bien aussi d’entrer dans des traités de réciprocité, aujourd’hui que sa marine est infiniment supérieure à celle d’aucune autre nation. Dans le premier cas, les avantages étaient du côté de l’Angleterre ; dans le second, ils le sont encore.
L’autre point, messieurs, mérite encore plus votre attention. Quelques nations se montrent très empressées à entrer avec nous dans des traités de réciprocité ; mais, en dehors ou à côté de ces traités, elles ont, en premier lieu, un tarif de douanes qui rend ces traités presque entièrement illusoires pour l’une des parties contractantes. L’importation en pays étranger lui devient presque impossible.
En second lieu, à l’aide de ces traités mêmes, ces nations viennent nuire considérablement à votre propre industrie et à votre propre commerce, sans que, sous le rapport de leur tarif de douanes, elles vous offrent aucune réciprocité, et alors même qu’elles maintiennent envers vous, sous le même rapport, leur système prohibitif, ou des droits équivalents à une prohibition. Un exemple, pris entre cent autres, vous le prouvera à l’évidence. La Belgique ne peut importer en Angleterre aucun article de faïence. Les droits sont prohibitifs. Cependant l’Angleterre en importe en masse en Belgique. Elle ne paie qu’un droit comparativement léger à l’importation, et, pour droit différentiel de navigation, elle ajoute 10 p. c. de plus sur les droits d’importation.
L’Angleterre ne veut recevoir chez elle aucun produit de faïence belge ; elle a déjà écrasé, au moyen de ses importations, plusieurs fabriques de faïence du pays. Si vous entriez avec elle dans un traité de réciprocité en supprimant vos 10 p. c. de droits différentiels, et en diminuant les droits de douane, comme le ministère vous l’a inconsidérément proposé, il ne resterait plus, dans peu d’années, aucune fabrique de faïence sur pied en Belgique. Les capitaux, les ouvriers, les matières premières, les bâtiments employés par cette fabrication, se trouveraient annulés pour en doter l’Angleterre. Il est vrai qu’Anvers recevrait dans son port plus de navires étrangers chargés de faïence, et c’est pour cette unique raison qu’en dépit du bien-être de toute la Belgique, une fraction de cette ville pousse à la liberté commerciale pleine et entière.
Je pourrais, comme je vous l’ai dit, produire cent autres exemples de cette nature. La Belgique réussit dans la production de quelque nouvel article ; elle en importe en Angleterre. Si l’article gêne son commerce ou son industrie, il est aussitôt frappé un droit de prohibition. Tel a été dernièrement le sort de notre chicorée importée en Angleterre. Il s’en suit aussi que notre navigation en devient toujours plus restreinte. En présence de semblables faits, le gouvernement de Belgique non seulement se resserre dans un système purement contemplatif, mais il nous propose encore de réduire les droits d’entrée sur des marchandises anglaises.
Si vous prenez, messieurs, en sérieuse considération ces deux points qui, sous le rapport des moyens de réciprocité parfaite établissent une différence si énorme et qui dominent d’une manière générale les traités de réciprocité, vous laisserez dormir tranquillement les doctrines romantiques sur la liberté commerciale et sur la réciprocité maritime à contracter avec certaines nations, sans troubler, en aucune manière, leur profond sommeil et leurs belles rêveries.
Si votre conviction à cet égard n’était pas encore assez avancée, elle sera, je l’espère du moins, fondée irrévocablement par les conditions comparatives de réciprocité maritime que l’Angleterre nous propose.
Tout en nous offrant une réciprocité « parfaite, » elle commence par se réserver quatre espèces de monopole ou d’exclusion absolue.
L’Angleterre se réserve : 1° le monopole de la pêche ; 2° celui de son immense cabotage ; 3° la navigation chargée des provenances de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique, qu’elle admet seulement en transit et non à la consommation intérieure, et 4° le commerce maritime avec ses immenses et nombreuses colonies.
Voici maintenant ce qu’il reste à la Grande-Bretagne à nous offrir en « parfaite » réciprocité : elle recevra nos navires quand ils sont chargés 1° de produits européens dans un port belge ; 2° de produits belges dans un port d’Europe ; 3° de toutes autres productions, mais seulement en transit.
Or, chacun de ces avantages est à peu près illusoire pour le pavillon belge, tandis que tons les avantages restent du côté de l’Angleterre. Nous pourrons d’abord importer dans ses ports des produits européens chargés dans un port belge. En premier lieu, le tarif de douanes anglais nous empêche d’importer en Angleterre la plupart de nos propres produits, tandis que l’Angleterre, eu égard à notre tarif, peut importer chez nous presque tous les produits étrangers. En second lieu, il nous manque 2,000 navires pour importer chez nous les besoins de sa notre propre consommation. Comment, dans l’état actuel de notre marine, nous charger d’importer, par navires, les produits européens en Angleterre, alors que son tarif de douanes ne nous en empêcherait pas pour tous les produits manufacturés, et alors que l’immense marine marchande de l’Angleterre fréquente tous les ports européens, se met en possession d’exporter de chez elle toutes les marchandises et d’importer presque toutes les denrées qu’elle consomme et trouve ainsi toujours de l’emploi pour ses navires, sans être obligée, du moins rarement, de prendre du lest ? En troisième lieu, les nations qui nous environnent ont leurs ports de mer ; elles ne soumettront pas leurs marchandises à de doubles ou triples frais de transport pour les envoyer d’abord dans les ports de Belgique et de là en Angleterre. En tout cas, le peu de transport qui resterait de ce premier chef à la navigation belge, ne vaut pas la peine d’être pris en considération. En dernier lieu, l’Angleterre ne reçoit d’autres produits belges que ceux dont elle éprouve un besoin indispensable. Ce sont principalement nos lins. Elle les recevra à tout prix, avec ou sans traité de réciprocité, comme elle les reçoit maintenant, tandis que nous admettons des marchandises anglaises de toutes espèces, même celles qui tuent quelques-unes de nos industries ; et elle parvient à nous les faire prendre au moyen de notre faible tarif de douanes, et au moyen de notre droit différentiel de 10 p. c. plus illusoire encore.
Le second avantage réciproque que la Grande-Bretagne nous offre, consiste à recevoir nos navires comme les siens, lorsqu’ils sont chargés de produits belges dans un port européen. Il suffit de peser un instant ce prétendu avantage dans l’état actuel de notre commerce extérieur et de notre marine, comparé à celui de l’Angleterre, et vous resterez convaincus que cet avantage est encore pour nous à peu près complètement nul.
Par le troisième avantage, l’Angleterre nous accorde d’importer chez elle, par nos navires, toutes productions sans distinction, mais seulement en transit ; tandis qu’elle se réserve à elle seule, comme je vous l’ai déjà dit, l’importation à la consommation de toutes les productions de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique, et de ses propres colonies. L’Angleterre pourrait donc importer chez nous toutes les denrées coloniales, telles que cafés, sucres, thés et autres, tandis que nous ne pourrons pas les importer chez elle, sinon en transit. L’Angleterre, d’ailleurs, ne fait point ici de concession. D’après ses propres aveux, elle n’admet ces productions en transit par navires étrangers que dans les intérêts de son commerce, de sa navigation et de son industrie, et pour faire de l’Angleterre le centre du commerce du monde entier.
La France exerce envers nous une prohibition maritime complète au moyen de ses droits différentiels. Baisser les nôtres envers la France ce serait nous rendre plus dupes que nous ne le sommes déjà. Je vous offrirai un tableau, qui est déjà fait, par lequel il vous sera prouvé que sur tous les articles d’encombrement, le tarif différentiel de la France diffère du nôtre quelquefois de cent pour cent.
Il faut donc élever aussi nos droits différentiels envers la France, si vous voulez vous mettre à son égard sur un pied de réciprocité, et si vous voulez la forcer à un traité de juste réciprocité.
Les Etats-Unis de l’Amérique du Nord admettent deux classes de navires, appelés les uns « étrangers, » les autres « nationaux. » Ils considèrent comme étrangers les navires des pays avec lesquels ils n’ont pas contracté de traité de réciprocité navale. Les autres sont assimilés aux navires nationaux. Les navires étrangers paient : 1° un droit d’ancrage d’un dollar par tonneau ; 2° le droit intégral de pilotage, et 3° un droit additionnel de 10 p. c. sur les droits d’entrée de la cargaison. Les nationaux et ceux qui leur sont assimilés par des traités de réciprocité, ne paient qu’un tiers du droit de pilotage.
La Prusse soumet les navires étrangers à la surtaxe d’un droit de port de deux thalers par last ; et, à leur départ, à un droit d’un thaler. Les navires chargés seulement d’un quart ou au-dessous de leur capacité ne paient que la moitié de cette surtaxe. La Prusse se réserve aussi le monopole de son cabotage.
Les droits différentiels des autres nations maritimes sont aussi beaucoup plus élevés que les nôtres.
Il serait peut-être plus facile de faire des traités de réciprocité avec les Etats-Unis et avec la Prusse ; mais si notre système commercial n’est pas le même envers toutes les nations et que nous admettions des exceptions favorables, nous tombons dans un grave inconvénient. Alors, les autres nations maritimes exigeront impérieusement d’être traitées sur le pied des nations les plus favorisées. M. Huskinson a encore fort bien dit qu’il est impossible de faire baisser les droits à l’égard des uns et non à l’égard des autres. Aussi notre marine ne pourrait se former. Elle serait écrasée dès son début par l’immense supériorité de la marine américaine.
Je ne vois, messieurs, d’autre moyen de sortir de nos embarras et de protéger efficacement notre marine marchande que par la majoration de nos droits différentiels, en les portant ainsi au niveau des droits des autres nations maritimes. Ce ne sont pas là des représailles proprement dites ; nous ne nous mettrons, par ce moyen que sur un pied de parfaire réciprocité navale. J’ai dit.
- La séance est levée à quatre heures et demie.