Discussion générale
M. le président. - M. le ministre se rallie-t-il au projet de la commission ?
M. le ministre de l'intérieur (M. de Theux). - Il y a entre le projet de la commission et celui du gouvernement plusieurs différences. La première consiste à accorder la prime pour les bâtiments de 100 tonneaux. Sur ce point, je me rallierai à la commission.
Un second amendement consiste à mettre sur la même ligne les bateaux à vapeur et les bâtiments à voiles. Je crois que la distinction établie par le gouvernement doit être maintenue, et qu’il n’y a pas lieu de confondre ces deux espèces de bâtiments.
En ce qui concerne la quotité du tonnage sur lequel il y a lieu d’accorder la prime, j’attendrai la discussion pour me décider entre le chiffre de 400 et celui de 500 tonneaux. Ce dernier chiffre est proposé par la commission.
M. de Nef. - N’ayant d’autre but que celui de contribuer autant que possible au développement de la prospérité nationale, je ne saurais assez approuver ce projet qui tend enfin à encourager les constructions navales en Belgique, et je regrette très vivement que l’on ait attendu jusqu’au moment où notre marine était menacée d’une disparition totale.
Le rapport si lumineux de la commission nous apprend entre autres que plus de deux mille cargaisons ont été importées dans nos ports par la marine étrangère pendant le terme d’une année ; c’est donc un tribut réel de la valeur de deux mille frets qui est sorti du pays et qui y serait resté avec une marine indigène. Je n’entrerai pas dans les autres détails sur les bénéfices de toute espèce, qui résultent de la navigation commerciale, car je ne saurais que répéter ce qui se trouve démontré dans le rapport de la manière la plus claire et la plus évidente. Je dirai seulement que, pour la Belgique, ce serait non seulement une faute, mais une honte qu’elle ne pût empêcher le dépérissement de la marine marchande, alors qu’elle possède dans son sein presque tous les éléments nécessaires à la construction des navires, et que d’un autre côté sa position politique et sa situation géographique le réclamait à l’envi.
Je me propose en conséquence de voter pour toutes les mesures qui seront jugées les plus convenables pour favoriser et pour encourager les constructions navales en Belgique.
M. de Roo. - Un point essentiel, et un devoir de la législature est d’encourager la construction navale ; car elle vivifie le commerce et l’industrie, répand des richesses immenses dans le pays, par les achats divers de matériaux qui sont nécessaires et que le pays produit en abondance, tels que les fers, bois, chanvres, lins, houilles, etc. ; elle occupe en outre un grand nombre de bras sur nos chantiers jadis célèbres, et où des ouvriers et constructeurs habiles n’attendent qu’une loi protectrice pour recouvrer leur ancienne renommée.
Il est vraiment déplorable pour un pays qui réunit dans son sein tous les germes de prospérité et d’abondance de voir importer par navires étrangers presque toutes les productions nécessaires à la consommation et à la fabrication intérieure, et de voir outre mesure favoriser ces introductions aux dépens de la navigation belge. Il est impardonnable de la manière dont on traite notre navigation à l’étranger ; les ports étrangers sont presque inaccessibles à nos navires par l’élévation de droits différentiels sur nos produits, et par le haut droit de tonnage que paient nos navires.
La mesure prise par la loi en discussion n’est donc encore qu’une demi-mesure, propre à encourager la construction de navires, mais insuffisante pour encourager la navigation nationale, et qui, si l’on ne l’accompagne pas d’un tarif protecteur, ne produira que peu d’effet.
Si l’on veut réellement venir au secours de la navigation marchande, il ne suffit pas d’encourager la construction de navires, il faut encore par un tarif de douanes, combiné dans l’intérêt du pays et non de l’étranger, fournir à ces bâtiments le moyen de pouvoir naviguer au moins en concurrence et sur le même pied que les navires étrangers. Il faut que par des droits différentiels et à l’instar de ceux établis en France et en Angleterre, ou du moins plus élevés qu’ils ne le sont actuellement sur les importations des produits exotiques par navires étrangers, nous procurions à notre navigation nationale une existence réelle, que vraiment elle ne pourra recevoir par la faible protection qu’elle recevra de la présente loi.
Nous avons devant nous une preuve palpable, dans le droit établi sur le sel importé par navire étranger ; nous en avons presque l’introduction exclusive ; qu’on en agisse de même relativement à tous objets exotiques importées par navire étranger, mais avec prudence et graduellement, et que l’on commence par les objets exotiques qui se consomment dans leur état naturel et se trouvent énumérés dans un tableau que nous a fourni la chambre de commerce d’Ostende annexé à sa lettre adressé à la chambre des représentants, le 21 mai 1836 ; on parviendra ainsi à donner une existence stable et réelle à notre navigation nationale, qui s’accroîtra de jour en jour, et pourra ainsi rivaliser avec celle des nations étrangères, ou du moins on la retirera du marasme où elle se trouve maintenant.
Si l’on veut que notre pays ait une marine marchande, il fait user de tous les moyens propres à lui donner une existence, par ses ressources naturelles, qui ne découlent que d’une bonne loi de douanes ; tout le reste ne sont que des palliatifs et des demi-mesures ; vous protégerez la construction de navires par votre loi, mais il faut que vos constructions puissent être employées, ce qui ne peut se faire que par les mesures protectrices que nous venons d’indiquer.
Favoriser la navigation nationale est un élément de prospérité pour un pays, non seulement parce qu’elle importe la matière première nécessaire à la fabrication à meilleur compte, mais parce qu’elle exporte en retour des matières fabriquées à l’intérieur, et ainsi donne un essor au commerce et à l’industrie du pays ; tandis que les navires étrangers partent le plus souvent en lest, et ainsi n’exportent que l’argent du pays pour en enrichir l’étranger.
Ceci étant une vérité à l’abri de toute controverse, et le projet de loi un acheminent à un ordre de choses meilleur, je l’adopterai comme mesure éminemment utile et nécessaire à mon pays, dans l’espoir que l’on ne s’arrêtera pas là.
Mais il me paraît qu’il y a une lacune dans le projet qui nous est présenté ; je veux parler des constructions qui ont eu lieu depuis notre révolution, et que la loi paraît avoir oubliées.
Nous savons que la protection hollandaise était fixée sur des arrêtés de peu de durée, et dont le dernier expirait au moment de la révolution ; néanmoins les budgets annuels ont continué à avoir des allocations, et voyant sans travail beaucoup de gens, des pères de famille sans existence et surtout la classe laborieuse des ateliers de marine, des constructeurs assez philanthropes, véritables amis de leur pays et de la tranquillité publique, ont eu le courage de faire construire des navires.
Il y en a peu, il est vrai ; mais certes ce n’est pas là une raison pour les écarter ; eh bien, le croirait-on, ce sont pourtant ceux-là que le projet qui nous est présenté exclut des bénéfices accordés par la loi.
Mais on dira, et je préviens l’objection : La loi ne peut rétroagir. C’est là un faux principe, si on l’applique indistinctement, elle peut rétroagir lorsqu’elle en porte une disposition expresse, et surtout lorsqu’elle ne nuit à personne. Et ne rétroagit-elle pas relativement aux constructions déjà commencées, prévues par votre article 10 ?
Ce n’est donc pas là une raison valide ni déterminante, et si l’on veut être juste et reconnaissant, il faut nécessairement y faire participer ceux qui y ont les plus grands droits, ceux qui, dans le fort de la révolution, ont eu assez de courage et de foi dans l’ordre de choses d’alors, pour oser risquer des capitaux immenses et les livrer à la construction de navires, en faisant travailler ainsi pour le bien public, ce qui, à son tour, mérite une reconnaissance.
C’est pourquoi je proposerai le paragraphe suivant à l’article 10 du projet de loi présenté par la commission : « Il en sera de même des navires et bateaux à vapeur construits depuis le 1er octobre 1830, lorsque les navires ou bateaux contiennent la capacité voulue par la présente loi, et auront navigué exclusivement sous pavillon belge. »
M. Doignon. - Je donnerai avec plaisir mon assentiment au projet de loi qui accorde des primes d’encouragement à nos constructions navales. J’adopte entièrement les principes établis dans le rapport intéressant qui nous a été fait sur ce projet. En m’y référant, il me restera peu de chose à dire.
L’adoption de cette loi d’encouragement se lie essentiellement au système d’économie politique qui doit un jour élever la Belgique au plus haut degré de prospérité. Pour la Belgique surtout qui, par rapport à son étendue, abonde en produits de toute espèce beaucoup au-delà des autres nations, le grand principe qui doit servir de base à ce système, c’est qu’il faut chercher à favoriser, à multiplier et à placer nous-mêmes nos productions le plus avantageusement possible. Sa richesse consiste dans cette production immense qu’elle tient de la nature et de son amour pour l’ordre et le travail ; c’est donc à son développement que le législateur doit premièrement s’appliquer : tous les intérêts s’y rattachent nécessairement, ceux de l’agriculture, du commerce et de l’industrie, comme ceux du consommateur.
Mais s’il est vrai qu’il n’existe point de pays qui possède une plus grande surabondance de produits, d’un autre côté il est un fait qui doit frapper d’étonnement, c’est que tandis qu’il semble que nous avons sous la main tout ce qui peut raisonnablement satisfaire aux besoins d’un peuple, nous dépendons de l’étranger pour une très grande partie des objets de consommation, et on peut même dire aussi qu’il n’y a point de nation qui consomme autant d’articles étrangers que la Belgique.
Dans cette position qui est toute particulière pour notre pays, on voit donc que nous avons plus d’intérêt qu’aucun autre peuple à établir avec toutes les nations des relations de navigation et de commerce maritime, afin de vendre et de faire valoir chez elles les excédants de nos produits, et en même temps de nous procurer nous-mêmes au meilleur marché possible les objets de consommation dont nous avons besoin en si grande quantité. Leurs prix seront d’autant plus modérés et nos productions en tout genre recevront un accroissement d’autant plus considérable que nous aurons assuré à ces relations plus de facilité et de protection par notre législation commerciale.
Les primes d’encouragement proposées par le projet pour la construction de navires nationaux sont bien un véhicule qui pourra servir à nous conduire à ce résultat ; mais qu’on ne s’y trompe point, ce ne peut être qu’à la condition essentielle de compléter le système protecteur par d’autres mesures bien plus efficaces, mesures sans lesquelles notre marine marchande actuelle est elle-même déjà condamnée à végéter.
En effet, comment voulez-vous encourager les Belges à construire des navires de commerce, si c’est principalement à la navigation étrangère que votre législation laisse et accorde tous les avantages de notre commerce maritime, si le système qui nous régit empêche le Belge de se mettre en concurrence avec l’étranger, s’il nous empêche de livrer au même prix et d’opérer nos échanges aux mêmes conditions que celui-ci ?
Or, tel est l’état actuel des choses. D’abord le gouvernement nous laisse vis-à-vis de la Hollande dans une situation qui déshonore même le pays. Tandis que notre ennemi repousse tous nos produits, nous recevons de sa main presque tout ce qu’il lui plaît de nous envoyer. Il occupe ainsi la plus grande part dans nos marchés au détriment de notre propre navigation.
Chez d’autres nations, il existe contre les navires belges des restrictions telles qu’elles équivalent quelquefois à des prohibitions : chacune d’elles a des tarifs qui établissent des droits différentiels contre nos navires et leurs cargaisons ; tandis qu’elles débarquent presque librement leurs produits chez nous, nous ne pouvons faire recevoir les nôtres chez elles : nous ne pouvons ainsi lutter que très péniblement contre la navigation étrangère. En outre, le principal but de la loi du transit se trouve manqué ; comment le Belge se livrerait-il à ce genre de commerce, lorsque par suite de ces restrictions il ne peut vendre ses marchandises à l’étranger au même prix auquel elles sont offertes par les navires de ces autres nations.
Aussi longtemps que la marine étrangère exploite le pays comme elle le fait aujourd’hui, au moyen de ses droits différentiels établis contre notre pavillon ; aussi longtemps qu’on la laisse en paisible possession de nos marchés, le Belge ne sera guère disposé à profiter de vos primes d’encouragement.
Lorsqu’avec une surabondance de produits qui surpasse celle des autres peuples et toutes les facilités possibles pour opérer des échanges avec les objets de consommation qui nous sont nécessaires, la navigation belge possède ainsi toutes les conditions pour être portée à l’état le plus florissant du monde, il faut que la Belgique ait la douleur de voir passer à l’étranger les avantages de sa position ; il faut que le producteur et le consommateur subissent ainsi la loi des autres nations. N’est-il pas évident que la libre concurrence du Belge avec et sur le même pied que celles-ci tournerait tout à l’avantage de notre production et de notre consommation ?
Le gouvernement ne doit donc pas différer davantage à changer de systèmes. Au milieu de toutes nations qui ont à notre égard un régime de restrictions, il est inconcevable que nous ne cherchions pas à suivre leur exemple, au moins jusqu’à un certain point.
Toute nation doit avoir son système de protection : c’est le principe reconnu et définitivement adopté en France, en matière de douane. Rejeter ce principe, c’est oublier la loi de sa propre conservation et de son bien-être. La Belgique ayant un plus grande somme de produits à vendre et à échanger qu’aucun autre pays, autant elle aurait plus d’intérêt qu’aucun autre peuple à adopter pour tous une liberté illimitée, si jamais elle pouvait se réaliser ; autant, dans une semblable position, serait-elle évidemment lésée si elle souffrait que ses voisins vinssent exploiter son excédant de production par des mesures restrictives exercées contre elle-même.
Par conséquent, lorsqu’il s’agit de ses produits, rien n’est plus conforme à la justice et à l’équité qu’elle puisse dire à ses voisins et aux autres peuples : Si vous refusez de les recevoir chez vous par nos vaisseaux aux mêmes conditions que vos navires nationaux vous les apportent, vous trouverez juste en même temps que nous refusions aussi chez nous l’entrée de vos marchandises par vos propres vaisseaux aux mêmes conditions qu’elles seraient reçues par les nôtres.
Nous devons leur dire la même chose à l’égard des articles de consommation, de ceux principalement dont le pays ne peut se passer ; nous ne devons pas permettre que par suite des droits différentiels établis contre nous, lorsque les marchandises nous arrivent en retour de l’étranger sur nos propres navires, celui-ci nous les fasse impunément payer bien plus cher que s’il nous les offrait lui-même avec ses vaisseaux.
Les relations entre nations doivent être premièrement fondées sur une juste réciprocité, et tout système qui place tous les avantages d’un seul côté doit être repoussé. Nous devons prendre vis-à-vis d’elles la même position qu’elles ont prise envers nous, en créant aussi des droits différentiels contre elles et en faveur de notre navigation. Aussi longtemps qu’elles tiendront à leur système de restriction à notre égard, nous devons nous tenir vis-à-vis d’elles aux principes du contrat : « Do ut des. » L’intérêt du consommateur y gagnerait, car les articles étrangers nous coûteraient moins à cause de nos grandes facilités pour les échanges et des bénéfices du double voyage ; le producteur y trouverait également son avantage, car plus on échange de produits, plus nos propres richesses reçoivent d’accroissement.
L’Angleterre avoue elle-même que ce n’est que du moment où plusieurs pays élevèrent contre elle des droits différentiels, qu’elle s’est vue contrainte d’abandonner l’espèce de monopole dont elle jouissait chez eux jusque-là ; et elle leur a dès lors accordé des avantages réciproques dont ils sont satisfaits.
A leur exemple, la Belgique ne doit donc plus tarder à créer un tarif de juste réciprocité qui puisse balancer et concilier tous les intérêts. Les autres nations, tirant tous les avantages possibles de notre situation actuelle, ne provoqueront jamais elles-mêmes aucun changement à cet état de choses. C’est à nous-mêmes à mettre de suite la main à l’œuvre. Un plan de droits différentiels a été proposé à la chambre dans un projet de loi présenté le 11 juin 1834. Je prie le gouvernement de le méditer et de nous faire au plus tôt une proposition. Le ministère des affaires étrangères, à qui le statu quo laisse beaucoup trop de loisir, aurait bien dû depuis longtemps s’occuper de cet important objet avec le ministre des finances. On peut aussi prendre en considération le tarif de la chambre de commerce d’Ostende annexé à sa pétition à la chambre des représentants, qui renferme également sur cette matière les vues les plus sages.
Dès l’instant qu’avec un tarif de droits différentiels, habilement combinés, la Belgique aura pris une attitude nouvelle vis-à-vis de la navigation étrangère, les autres nations reconnaîtront bientôt alors qu’elles doivent enfin renoncer à un système qui leur donne jusqu’ici la part du lion dans notre commerce maritime au grand détriment de tous nos intérêts matériels, et à l’aide de nos tarifs nous arriverons peu à peu à des traités de réciprocité avec chacune d’elles : dès qu’elles verront qu’on leur oppose restriction à restriction, prohibition à prohibition, elles se trouveront bientôt forcées de lâcher prise et de nous traiter avec plus d’équité. Elles ont pour le moins autant besoin de nos produits que nous n’avons besoin des leurs ; elles dépendent autant de nous pour leurs ventes, achats et échanges, que nous ne pouvons dépendre d’elles pour les nôtres.
Une seule chambre de commerce s’est trouvée partagée sur le système de primes aujourd’hui proposé et sur celui des restrictions réciproques qui doit en être la suite ; c’est la chambre de commerce d’Anvers. Pour expliquer ce partage de la part d’une chambre qui appartient à une ville où se fait le plus grand commerce maritime du pays, il suffit de vous rappeler que la nomination de son personnel remonte à une époque où le gouvernement précédent sacrifiait tout au haut commerce ou plutôt au commerce de commission. Or, ceux qui se livrent à ce genre de commerce sont souvent des étrangers, et dans tous les cas il doit leur être indifférent pour leur commission que les marchandises soient importées par des navires belges ou étrangers. Ils sont même intéressés à préférer l’importation par navires étrangers ; car il est plus que probable que les Belges feraient eux-mêmes la commission des marchandises importées par eux et sur leurs propres navires.
Cette chambre de commerce dit que nos droits différentiels provoqueraient un système de restriction de la part des autres pays ; mais ce système existe déjà contre nous, nous ne saurions donc plus le provoquer. Il ne s’agit aujourd’hui que de le combattre, avec prudence, par des mesures réciproques, et de prouver à ces autres pays qu’il est de leur intérêt de s’entendre avec nous.
Nous dirons plus, ce sont les adversaires de notre opinion qu’on doit accuser d’être restrictifs ou prohibitionnistes, puisqu’ils veulent maintenir et soutenir la restriction ou prohibition en faveur de l’étranger et au préjudice évident des intérêts du pays. Par un renversement d’idées le plus singulier, ils trouvent chez nous les restrictions mauvaises, lorsqu’ils les trouvent bonnes chez nos voisins et que nous en sommes évidemment dupes ou victimes.
Certes, personne plus que nous n’est partisan de la liberté en matière de commerce, mais il faut que cette liberté soit réciproque, sans cela elle n’est plus dans la pratique qu’une véritable servitude au profit des autres nations, par l’effet de leurs injustes restrictions. La Belgique serait même la première intéressée à adopter une liberté pleine et entière à cause de sa surabondance de produits supérieure à celle des autres pays ; mais elle se suiciderait elle-même si elle n’exigeait une juste réciprocité.
Au reste on doit reconnaître que la liberté illimitée que rêvent certains doctrinaires est une véritable utopie : j’ose leur prédire qu’ils la désireront, et la chercheront éternellement et que jamais ils ne l’atteindront, par la raison bien simple qu’elle est contraire à la nature même des hommes et des choses.
En effet, aussi longtemps qu’il y aura des hommes et des nations, la différence des climats, du sol, des produits, des besoins, des mœurs et des caractères, produira toujours entre elles une diversité telle que les unes auront constamment des intérêts particuliers à défendre et à protéger plus ou moins contre les autres. En commerce comme en politique, l’intérêt national est la loi suprême de justice et d’équité qui doivent régler la liberté et lui poser des limites. C’est ainsi que je comprends la vraie liberté.
Le projet de loi créant une des branches essentielles du système de protection que j’ai exposé, je ne puis que lui être favorable. Cependant je me vois obligé de critiquer sa première disposition. C’est mal à propos qu’il refuse toute prime aux capacités qui excèdent 500 tonneaux. Notre intention doit être d’encourager surtout la construction des grands navires qui font des voyages de long cours ; ce sont même les navires de cette catégorie que nous devons avoir premièrement en vue, puisque ce sont eux qu’on destine aux grandes entreprises commerciales et qu’ils nous sont nécessaires pour entrer en concurrence avec la marine étrangère. Il me paraît donc que si on veut remplir le but de la loi, la prime de 30 fr. doit également être accordée au nombre de tonneaux qui excéderaient même celui de 500. Plus la capacité d’un navire est grande, plus sa construction mérite d’être protégée, principalement lorsque nous possédons aussi peu de navires de cette espèce. Dans notre position actuelle la prime doit donc être payée dans tous les cas à concurrence de toute capacité, soit qu’elle excède ou non 500 tonneaux.
M. Donny. - Je donnerai mon assentiment au projet de loi qui nous est soumis ; cependant je n’en pense pas moins, avec notre honorable collègue, que le seul moyen de protéger efficacement notre marine marchande est l’établissement d’un droit différentiel suffisant. Je me borne à énoncer à cet égard mon opinion sans entrer dans aucun développement, me réservant de traiter la question quand on s’occupera du principe du droit différentiel autrement que d’une manière incidente.
M. Smits. - Messieurs, que l’honorable député de Tournay ne partage pas l’opinion de la chambre de commerce d’Anvers, permis à lui ; mais qu’il fasse des insinuations peu bienveillantes pour ce corps, c’est ce que je ne puis pas laisser passer. Si une chambre de commerce réunit à un haut degré l’indépendance et le patriotisme, c’est celle d’Anvers. C’est le seul corps de ce genre en Belgique qui se renouvelle tons les ans. D’après les règlements, un membre ne peut être réélu qu’après un intervalle d’une année ; de même, le même membre ne peut pas être président deux années de suite.
Il n’est donc pas exact de dire que l’organisation de cette chambre date du temps du roi Guillaume et a été faite dans des intérêts hollandais. Aussi ne permettrai-je jamais qu’on leur adresse des attaques comme celles que vous venez d’entendre.
Je n’avais demandé la parole que pour protester contre les insinuations du député de Tournay ; je bornerai là pour le moment mes observations.
M. Doignon. - Ce n’est pas moi seulement qui suis d’opinion contraire à celle de la chambre de commerce d’Anvers ; car l’opinion de cette chambre n’est partagée ni par le gouvernement ni par aucune autre chambre de commerce, ni par la section centrale. Quant aux insinuations dont se plaint l’honorable préopinant, je me borne à répondre qu’il existe dans la chambre de commerce d’Anvers des étrangers. Or, j’ai établi que des étrangers étaient plutôt intéressés à rejeter qu’à adopter le projet. La qualité d’étrangers est un argument qu’il était de mon devoir et que j’étais en droit de présenter. Ainsi mes observations demeurent entières.
M. Dumortier. - Avant d’examiner une loi qui a pour objet de favoriser la navigation nationale, loi à laquelle je suis disposé à donner mon entier assentiment, il est une question qui doit être préalablement résolue.
Nous devons savoir si nos navires pourront naviguer dans les ports étrangers, avec la même faveur dont les navires étrangers jouissent dans nos ports.
A cet égard, je ferai à M. le ministre dés affaires étrangères une interpellation sur la conduite récente du Trinity House vis-à-vis de nos navires.
Nous avons vu que cette association a renouvelé des prétentions qui, depuis quelque temps, avaient été abandonnées par suite de l’intervention du ministère anglais. Personne n’est plus que moi disposé à établir une entière réciprocité avec l’Angleterre, qui sera toujours le plus ferme appui de notre nationalité.
Toutefois, si je demande qu’on traite favorablement le pavillon anglais, c’est pour autant que nous soyons payés par une juste réciprocité. C’est la première condition car, sans cette réciprocité, il n’y a pas d’existence possible pour nous.
J’ajouterai que l’Angleterre a tout à gagner à cette réciprocité, puisque toute notre marine ne s’élève pas à cent vaisseaux de transport, tandis que les vaisseaux anglais couvrent toutes les mers et encombrent tous les ports. Le bénéfice que nous retirerions d’un traité semblable ne s’élèvera pas à la centième partie de celui que tire l’Angleterre de l’ouverture de nos ports telle qu’elle est aujourd’hui.
Je prie M. le ministre des affaires étrangères de nous dire quelles mesures seront prises pour arriver à cette réciprocité, à laquelle nous avons le droit de prétendre.
M. Rogier. - Le projet de loi en discussion aura, je pense, mon assentiment. Je me permettrai d’exprimer en quelques mots les motifs de mon vote, qui sera probablement approbatif, surtout si l’on introduit dans le projet l’amendement de la section centrale auquel s’est rallié M. le ministre de l’intérieur, et que je me propose de sous-amender, en ce qui concerne la capacité des navires dont on veut encourager la construction. Je m’y opposerai d’autant moins que, dans le budget de l’intérieur pour 1835, préparé sous mon ministère, une somme figurait pour primes à la pêche nationale et pour la construction des navires.
Ici l’intervention du gouvernement, pour encourager une branche de commerce, a un caractère spécial et particulier. On ne frappe pas de droits exceptionnels une industrie ou un commerce étranger. On encourage les habitants du royaume à construire des moyens de transport par eau pour les marchandises, de la même manière qu’on accorde des subsides à ces mêmes habitants pour établir des moyens de transport par terre. C’est ainsi qu’au budget de l’intérieur, chapitre des travaux publics, figure une somme pour encourager la construction de routes par les provinces, les communes et les particuliers. Or, qu’est-ce qu’un navire ? Un moyen de transport pour nos produits destinés aux pays étrangers, et pour l’importation dans notre pays des produits étrangers en échange des nôtres.
La loi que nous discutons a encore ce caractère spécial qu’elle n’a qu’une durée temporaire. Ensuite elle n’obère pas le trésor d’une somme considérable, puisqu’il ne s’agit que d’examiner une partie du crédit de 60,000 fr, ouvert au budget, soit 40,000 fr.
On voit aussi dans cette construction un moyen de nous créer des marins dont le pays manque et dont on cherche à favoriser la création.
Mais si je devais dire franchement mon opinion sur l’efficacité des encouragements qu’il s’agit d’accorder à la construction des navires, je dirais que je considère le moyen des primes, en tant qu’il reste isolé, comme inefficace. Il ne suffit pas de créer des bâtiments marchands. Mais il importe surtout d’offrir à ces bâtiments des routes faciles, de leur ouvrir des débouchés, de manière que les marchandises, une fois mises dans le navire, puissent se trouver à se débiter. A cet égard, je diffère complètement d’opinion avec un honorable préopinant, représentant du district de Tournay. Ce n’est pas en renforçant les mesures protectrices en faveur de notre pavillon national que nous obtiendrons les débouchés si nécessaires à nos marchandises. C’est au contraire, je pense (et ici je suis heureux de me trouver d’accord avec M. le ministre des affaires étrangères, absent en ce moment), en nous relâchant de certaines mesures prohibitives et protectrices, que l’ancien gouvernement avait cru devoir établir en faveur du pavillon national, que nous obtiendrons la cessation des mesures prohibitives que nous attaquons aujourd’hui. Car si le pavillon national belge ne trouve pas dans les ports de l’Angleterre, par exemple, la même protection que le pavillon des autres pays, à qui la faute, sinon au gouvernement des Pays-Bas, et à la Belgique qui a continué son système ? Pourquoi sommes-nous frappés, en Angleterre, par des mesures restrictives et protectrices ? Parce que nous frappons les produits anglais de mesures restrictives et prohibitives. D’après notre législation, les marchandises importées sous pavillon anglais sont frappées d’un droit de 10 p. c. en plus que les marchandises importées sous le pavillon national belge. Le sel, le sucre, introduits sous pavillon anglais paient aussi des droits plus élevés que quand ils sont introduits sous le pavillon belge. Qu’a fait alors l’Angleterre ? Elle a frappé nos produits dans une proportion plus forte que nous n’avions frappé même les siens. Ainsi toutes les marchandises importées en Angleterre, sous le pavillon belge, ont été soumises à un droit additionnel, non pas de 10 p. c., mais de 20 p. c. de plus que celui dont sont frappées les marchandises importées par les autres nations, Car je crois que nous sommes à peu près la seule nation qui subisse en Angleterre le régime exceptionnel dont nous nous plaignons.
Le moyen d’obtenir la cessation de ces mesures serait, non de renforcer les mesures protectrices, mais de nous relâcher des mesures restrictives que nous reproche l’Angleterre, avec laquelle (et à cet égard, je suis d’accord avec l’honorable M. Dumortier) il nous importe tant d’établir et de multiplier nos relations commerciales.
En Prusse, par le même motif de cette protection accordée à notre pavillon, nous voyons nos produits repoussés.
Rien de plus favorable, sans doute, aux marchandises introduites sous le pavillon national que d’être soumises à des droits plus faibles que celles introduites sous pavillon étranger. Mais il faudrait que les autres puissances consentissent, alors que nous les maltraitons, à nous bien traiter. Sans cela nous nous favoriserons le plus libéralement chez nous, et nous verrons nos produits et nos navires repoussés l’étranger.
Il ne suffit pas de faire construire des navires ; il faut que ces navires trouvent où aller. Si l’on continue toujours et si l’on étend encore les mesures protectrices dont j’ai parlé, alors les navires que vous aurez fait construire courent risque de ne pas trouver de ports où ils puissent débarquer.
Il y a encore des moyens plus efficaces de favoriser notre commerce maritime, c’est de multiplier autant que possible les objets d’importation et d’exportation car, encore une fois, il ne suffit pas de faire construire, il faut mettre quelque chose dans les navires ; il ne faut pas qu’ils naviguent à vide. Eh bien, que faisons-nous ? Tout à l’heure (j’en demande pardon à la chambre, si je me permets d’attaquer son ouvrage) vous venez de restreindre les opérations du commerce belge relativement aux os qu’exportaient des navires sous pavillon belge, des ports d’Ostende et d’Anvers. Vous venez de frapper les os à la sortie, d’un droit prohibitif.
M. A. Rodenbach. - Pas du tout.
M. Rogier. - Sur 23 corps consultatifs, chambres de commerce et commissions d’agriculture, 15 se sont prononcés pour un droit de 5 fr. et six seulement pour un droit plus élevé que 10. Ainsi, je ne suis pas isolé dans mon opinion. La mesure que vous avez prise sera probablement prohibitive, ou au moins très restrictive. Voilà donc un objet d’exportation dont est privé le commerce belge. Vous donnez 3 ou 4,000 fr. pour la construction d’un navire. Mais vous venez d’enlever à ce navire un objet d’exportation.
Toujours raisonnant dans le système de mes honorables contradicteurs, sous prétexte de favoriser la fabrication de la toile, on prohibera la sortie des lins ; et ainsi l’on supprimera l’un de nos principaux objets d’exportation. Vous aurez donc beau favoriser la construction de navires belges, ce sera encore un objet de moins pour l’exportation ; ce sera un motif de plus pour qu’ils restent à vide dans le port. Il en sera de même chaque fois non seulement que vous frapperez vos produits à la sortie, mais encore quand vous frapperez à l’entrée les produits étrangers.
Je ne reviendrai pas sur la loi des céréales qui a fermé un débouché à nos navires, en supprimant un objet d’importation et d’exportation commerciales. Mais cette loi n’en a pas moins exercé une fâcheuse influence sur le commerce maritime ; car elle l’a déplacé, supprimé, ou tout au moins considérablement restreint.
Nos mesures restrictives donnent lieu à des mesures de représailles, ou sont, pour les pays étrangers, un motif de ne pas se départir du système hostile qui peut exister à notre égard, sans que nous ayons à nous plaindre, tant que nous persistons dans un système hostile à leur égard.
La Prusse vient de prohiber ou de restreindre par une mesure hostile l’importation du sucre raffiné. Encore un aliment de moins pour le commerce maritime.
L’Angleterre, qui ne mettra pas un terme à ses mesures restrictives, tant que nous persisterons dans notre système de protection en faveur de pavillon national belge, a défendu l’importation de la chicorée, cet autre aliment de notre marine marchande.
Successivement, tant par le fait des nations étrangères que par votre fait, le nombre des objets d’exportation se trouvera de beaucoup restreint. Vous êtes en contradiction avec vous-mêmes quand vous voulez, d’un côté, encourager la construction de navires, et de l’autre, restreindre la liste des marchandises qui remplissent les navires.
Ici, messieurs, je dirai encore en principe que les meilleurs encouragements à donner à la navigation, ou à la construction des navires, c’est de donner la plus grande liberté aux échanges, la plus grande liberté aux transactions et aux relations commerciales. Je crois que lorsque, par des mesures moins prohibitives ou moins restrictives, le pavillon belge pourra se présenter avec succès dans tous les ports commerciaux, alors il vous sera inutile d’encourager la construction des navires ; ils se construiront d’eux-mêmes.
De même que les voitures nécessaires au transport, à l’intérieur, des marchandises sont construites sans primes, de même on construira les bâtiments nécessaires au transport par mer des mêmes marchandises. Aujourd’hui à l’exception de quelques individus qui feront peut-être du projet un objet de spéculation, comme il s’en fait de plusieurs sortes par le temps qui court, il est probable que cet encouragement ne conduira pas à des résultats bien importants.
En ce qui concerne l’opinion émise par un honorable corps consultatif, corps qui a le privilège de jeter des vives et si utiles lumières sur les questions de la nature de celle qui nous occupe, je dirai que l’on se tromperait grandement si l’on croyait que l’avis donné par une portion de ses membres, soit exclusivement celui des commerçants étrangers établis à Anvers. Parmi les armateurs anversois, il en est qui voudraient qu’on refusât tout encouragement ; et ce n’est pas par des motifs politiques hostiles au pays qu’ils pensent ainsi ; je connais leurs sentiments : ils sont très nationaux, très patriotiques, et ils ne se rattachent d’aucune manière aux souvenirs du roi Guillaume que l’on a fait intervenir dans cette discussion avec autant d’à-propos que « la doctrine et les doctrinaires. » Ces commerçants repoussent vos encouragements ; ils sont impartiaux, libéraux ; et si des reproches peuvent être adressés à l’avis d’une partie de la chambre du commerce d’Anvers, ce serait tout autant à eux qu’aux négociants étrangers.
La plupart des maisons étrangères, étables à Anvers, y sont depuis longues années. Elles ont rendu de grands services au pays ; elles font en partie la force et la prospérité de la place d’Anvers ; sans doute que beaucoup de maisons du pays concourent avec les premières à cette prospérité ; mais il y aurait une partialité que je m’abstiendrai de qualifier à attaquer des hommes respectables qui, je le répète, ont contribué et contribuent chaque jour à maintenir et à augmenter nos relations commerciales par leur activité, leur probité, leurs talents.
Arrivant au projet de loi, en lui-même, je dirai d’abord que j’adhère à l’amendement de la commission, qui a proposé les primes pour la capacité de cent tonneaux. Je crois que l’on pourrait descendre encore plus bas.
Les navires de cabotage de 60 à 100 tonneaux sont ceux qui font le commerce du sud et du nord de l’Europe ; c’est le cabotage qui est la pépinière des marins ; il faut à peu près le même nombre de marins pour conduire un navire de 50 tonneaux que pour en conduire un de 100 tonneaux.
En encourageant la construction de navires de 50 tonneaux, vous provoquez donc la création d’un nombre double de marins.
Pour la formation des marins, je considère le cabotage comme plus profitable que la navigation au long cours ; car le cabotage présente des dangers, des fatigues de tout moment, que ne présentent pas les voyages de long cours.
Le cabotage étant, selon moi, l’école des marins, je pense qu’on pourrait descendre à 75 tonneaux, même à 50 ; je proposerai 60 tonneaux.
Au nombre des questions que nous agitons, il en est une de justice qui me paraît mériter votre attention.
Depuis la révolution plusieurs armateurs n’ont pas attendu le renouvellement des primes pour entreprendre des constructions nouvelles : ne serait il pas juste que ces utiles citoyens obtinssent une sorte de gratification, de rémunération pour des actes si pleins de nationalité ? Je présume même que des pétitions vous ont été adressées pour cet objet.
Il faut, de plus, remarquer que des fonds ayant été votés en 1834, ils ont pu croire que, dès ce moment, le gouvernement était engagé à encourager les constructions ; et sur la foi de cet article de loi, ils ont fait construire. Je suis porté à penser qu’il faudrait remonter jusqu’à 1830, époque à laquelle les primes données par l’ancien gouvernement ont cessé.
M. Dumortier. - Je voudrais que M. le ministre des affaires étrangères voulût répondre à l’instant aux interpellations qui lui ont été adressées.
Je ne pense pas comme l’honorable député de Turnhout ; je crois qu’il a confondu ensemble les droits de tonnage et les droits de navigation différentiels ; les droits différentiels ne peuvent en aucune manière avoir provoqué des mesures hostiles à la Belgique, car toutes les nations avec lesquelles nous sommes en relation ont des avantages différentiels, en faveur de leur navigation ; et c’est même à l’aide de ces avantages qu’elles sont parvenues à se créer une marine marchande. La Prusse et l’Angleterre ont des avantages différentiels en faveur de leur navigation : c’est un fait incontestable. Mais les droits de Trinity House ne sont pas différentiels ; ce sont des droits de tonnage ; et c’est par eux que nous sommes lésés.
L’honorable député de Tournay croit trouver le remède au mal dans la suppression des droits d’entrée. Je pense, pour moi, que la liberté entière du commerce est fort à désirer : si quelque nation voulait mettre en pratique cette liberté illimitée, je crois que la Belgique serait capable de lutter avec elle ; mais nous ne pouvons recevoir les marchandises des autres pendant que les nôtres sont prohibées ; ce serait un marché de dupe.
Ce qu’il nous faut, ce sont des droits modérés. Le préopinant doit savoir que la France a des droits différentiels, et cependant elle ne subit pas cette exagération de droits de Trinity-House. Pourquoi donc la Belgique la subirait-elle ? Il faut nous créer une marine marchande, et nous opposer à ce que les nations nous traitent autrement que les autres relativement aux droits de tonnage.
(Moniteur belge n°343, du 7 décembre 1836) M. le ministre des affaires étrangères (M. de Muelenaere). - Messieurs, l’honorable préopinant a déjà demandé si les navires belges seraient traités dans les pays étrangers sur le pied des nations les plus favorisées et, notamment en Amérique, en Angleterre et en Prusse. D’abord, je puis répondre ce que j’ai dit dans une autre séance, que ceci dépend en grande partie du pouvoir législatif en Belgique.
L’honorable préopinant est tombé dans une erreur grave quand il a dit qu’il existait en Amérique, en Prusse et en Angleterre des droits différentiels de douanes ni en Angleterre, ni en Prusse, ni aux Etats-Unis d’Amérique, il n’existe aucun droit différentiel de douanes proprement dit.
Messieurs, l’honorable préopinant voudrait faire une différence entre les droits de navigation, tels que les droits de port, de feu, de tonnage, et les droits de douane ; en effet, cette distinction a été établie par l’ancien gouvernement des Pays-Bas, qui admettait des nations privilégiées seulement pour les droits de navigation ; mais la plupart des nations, et notamment celles dont on vient de parler, ne veulent plus admettre de distinction entre les droits de douanes et les droits de navigation.
Dans cet état de choses je crois qu’il serait extrêmement difficile de conclure avec ces puissances des traités, par lesquels elles admettraient nos navires sur le pied des nations le plus favorisées, tandis que nous maintiendrions chez nous des mesures protectrices de notre pavillon national. Si vous supprimiez le droit de 10 c. toutes les difficultés cesseraient, et nous parviendrions à établir avec la Prusse et l’Amérique des traités, d’après lesquels nos navires seraient traités exactement comme les navires prussiens et américains ; mais il reste à savoir si de pareilles traités seraient dans l’intérêt bien entendu du pays, car la question du droit différentiel est une question de la plus haute importance et sur laquelle, pour ma part, je n’oserai pas me prononcer.
Toutefois, depuis longtemps cette question fait au ministère de l’intérieur l’objet d’un examen sérieux, et depuis peu mon honorable collègue le ministre de l’intérieur a demandé de nouveau l’avis de toutes les chambres de commerce sur le point de savoir si l’on pourrait modifier ou supprimer les droits différentiels qui existent aujourd’hui en faveur de la navigation nationale. Dans tous les cas, je le répète, messieurs, vis-à-vis de la Prusse et de l’Amérique du nord, toutes les difficultés tiennent à ce droit différentiel, et si, après avoir mûrement pesé la question, la législature croyait pouvoir supprimer le droit de 10 p. c. qui existe aujourd’hui en faveur des importations faites par navires nationaux, notre tâche deviendrait infiniment plus facile, et j’ai l’espoir fondé qu’on arriverait du moins avec la plupart des puissances à un résultat définitif.
Je le répète, ni dans l’Amérique du nord, ni en Prusse, ni en Angleterre, il n’existe de droits différentiels de douanes ; mais je dois vous faire remarquer cependant que, relativement à l’Angleterre, la question est beaucoup plus grave qu’en ce qui concerne la Prusse et l’Amérique du nord, parce que, dans ce premier pays, l’acte de navigation établit des privilèges en faveur de la navigation anglaise.
M. Dumortier. - Nous y voilà !
M. le ministre des affaires étrangères (M. de Muelenaere). - Il résulte de cet acte que les navires belges ne sauraient être assimilés aux navires anglais pour l’importation d’une masse de marchandises qui ne sont pas les produits de notre propre sol ou de nos manufactures nationales.
Ce n’est pas là un droit différentiel de douanes proprement dit ; mais l’existence de l’acte de navigation est peut-être un obstacle à la conclusion d’un traité, aux yeux même de ceux qui désirent qu’une entière réciprocité devienne la base de notre système commercial et maritime.
(Moniteur belge n°342, du 6 décembre 1836) M. Dumortier. - Vous voyez, messieurs, que le ministre des affaires étrangères vient de jouer sur les mots quand il vous a dit qu’il n’existe en Angleterre aucun droit différentiel, puisqu’il est venu en même temps vous avouer qu’il y a dans ce pays, en faveur du commerce anglais non pas un droit, mais une véritable prohibition d’importation par navires étrangers. Il y a plus, messieurs, non seulement vous ne pouvez pas introduire en Angleterre des marchandises qui viennent d’Amérique, d’Asie ou d’Afrique, mais vous ne pouvez pas même en introduire qui viennent de France, de Prusse ou de quelqu’autre pays de l’Europe, vous ne pouvez importer en Angleterre que des marchandises venant de la Belgique seule : tel est le résultat de l’acte de navigation.
Encore une fois, messieurs, pourquoi la Belgique ne pourrait-elle pas prendre, dans l’intérêt de sa navigation, des mesures que prennent l’Angleterre et d’autres pays ? Ce n’est certes pas parce que nous aurons établi un droit de 10 p. c. sur les importations faites par navires étrangers que l’Angleterre pourra s’opposer à la conclusion d’un traité de navigation, lorsqu’elle-même prohibe la plupart des importations que nous pourrions faire chez elle ; elle serait bien mal fondée à venir nous opposer une protection insignifiante que nous donnons à notre navigation, lorsqu’elle-même prend de telles mesures en faveur de la sienne.
S’il s’agissait de modifier nos droits de tonnage en faveur de telle ou telle nation, ou même de modifier le droit différentiel en faveur des provenances, des pays auxquels les navires appartiennent, et sous la condition d’une parfaite réciprocité, je le concevrais, mais vouloir supprimer le droit différentiel de 10 p. c. dont il est question, pour tous les produits quelconques, même pour ceux d’accise, ou qui viennent des colonies étrangères, ce serait vouloir enlever à la Belgique le seul privilège dont elle jouit sans lui offrir aucune compensation.
Nous devons, messieurs, favoriser notre navigation, nous devons favoriser l’importation par navires nationaux, dont il résulte des grands avantages pour le pays, puisqu’une importation par navire national entraîne une exportation de produits de notre industrie. Ainsi, par exemple, lorsqu’un armateur de Bruxelles envoie un navire en Amérique pour prendre une cargaison, il commence par charger son bâtiment de produits du pays, et voilà une exportation ; tandis qu’au contraire, si un armateur anglais introduit une cargaison en Belgique, il n’en emporte rien, il sort sur lest et va en Angleterre chercher cargaison pour un autre voyage.
Ainsi, messieurs, si vous n’avez pas de marine marchande nationale, vous recevrez les produits des autres nations sans exporter les vôtres, et vous serez ainsi continuellement tributaires de l’étranger.
En règle générale, je suis ennemi des primes, je ne les adopte que lorsqu’elles sont profitables à toutes les industries en général parce qu’alors les deniers de tous servent les intérêts de tous. Or, c’est le cas dans la navigation, car les primes accordées pour la construction des navires sont l’élément le plus sûr d’exportation de nos richesses agricoles et industrielles.
Ce n’est pas au moyen d’une navigation étrangère que vous pouvez jamais espérer de vous créer des exportations.
En finissant, j’ajouterai cette remarque :
Il est, messieurs, plusieurs puissances qui ne reçoivent pas notre pavillon, qui ne nous ont pas reconnus. Abolirez-vous votre droit différentiel en faveur de ces puissances ? Ainsi, par exemple, la Suède ne nous a pas reconnus, et cependant la Suède et la Norwége nous envoient chaque année, par leurs propres navires, une quantité considérable de poisson sec et d’autres produits du Nord. Eh bien ! favoriserez-vous encore ces puissances en supprimant le droit différentiel ?
Je le répète donc, messieurs, si l’on veut supprimer le droit différentiel sur les marchandises qui viennent directement de tel ou tel pays qui nous traiterait sur le pied d’une parfaite réciprocité que j’appelle de tous mes voeux, j’y consentirais ; mais je ne vois aucun motif d’abolir ce droit en faveur de toutes les nations indistinctement ; je m’opposerai toujours à ce que nous abandonnions sans compensation la seule mesure de protection qui existe en faveur de notre navigation.
La navigation, messieurs, est une des principales sources de la richesse des nations. D’abord, elle laisse à la nation qui s’en empare tout le bénéfice du transport des marchandises, bénéfice qui équivaut quelquefois à la valeur de la matière première. Ensuite, la construction des navires qu’elle nécessite, est la source d’un débouché pour tous les objets qui y figurent ; bois, toiles, cordages, tous ces objets ont là une consommation. Enfin, la navigation nationale est la principale source des exportations.
M. Dequesne. - Si l’on isole le projet de loi qui vous est soumis en ce moment, si on le considère en lui-même dans son effet immédiat, ce projet, de l’aveu même de ses plus zélés partisans est d’une importance fort minime, d’une utilité fort contestable. Mais si on le rapproche d’autres mesures qui vous sont proposées on vont être proposées, les primes sur la pêche, les changements à nos tarifs différentiels, l’augmentation de droits sur les poissons étrangers ; si l’on ne perd pas de vue le but que l’on veut atteindre par ces mesures, l’on trouve que la question s’agrandit ; qu’au lieu d’une simple mesure nous avons à discuter un système complet. Et en effet quel est le but que l’on se propose, la perspective que l’on nous offre ? Nous placer, nous dit-on, au rang des nations maritimes, nous rendre, sous ce rapport, indépendants de l’étranger ; l’on ne peut disconvenir qu’un semblable projet n’ait un côté très attrayant. Mais pour y arriver il nous faudra, ajoute-t-on, non une mesure, mais un système complet de mesures protectrices, et dès lors, malgré tout l’attrait de ce projet, ne serait-il pas prudent, avant d’entrer dans un système qui peut nous mener plus ou moins loin, retomber avec plus ou moins d’utilité la charge du trésor public, de l’industrie et de la consommation, de se demander si, dans notre position, nous pouvons espérer la réalisation d’un semblable projet ; si même nous pouvons espérer un résultat qui soit en rapport avec les sacrifices que nous pourrions faire. La question, ainsi envisagée, mérite, je crois, toute votre attention.
Je laisse à de plus experts le soin de la traiter à fond ; pour moi qui n’ai ni la prétention ni le moyen de le faire, je me bornerai à quelques observation, que je soumets à la chambre en forme de doute et dans le but surtout de provoquer la lumière.
Noire honorable rapporteur nous a fait un magnifique tableau des avantages que nous retirerions d’une marine qui nous serait propre. Il y aurait injustice à nier qu’il y ait beaucoup de vrai dans ce tableau. Tout le monde lui accordera que la navigation maritime est une branche d’industrie très importante ; importante par elle-même, importante par les accessoires qui viennent s’y rattacher ; qu’elle développe merveilleusement l’esprit et l’activité commerciale et surtout quand elle parvient à s’enraciner fortement dans une nation ; qu’enfin aidée surtout de la marine militaire, elle entre pour beaucoup dans la création des relations et des débouchés à l’étranger. Mais il est dans le rapport de l’honorable membre d’autres propositions qui n’ont pas le même degré. Pour ma part, je ne puis reconnaître qu’une marine nationale soit la condition sine quo non de toute prospérité industrielle. Il me semble que nos produits peuvent fort bien s’écouler, nos chemins de fer prospérer, nos ports être pleins d’activité, les relations et les débouchés s’établir à l’étranger sans que nous ayons un seul vaisseau à nous.
Enfin je pense que l’honorable rapporteur est parti d’un faux point de vue lorsqu’après avoir dit dans son rapport, que chaque navire national était une route que le pays s’ouvrait sur les mers, il en conclut que la navigation maritime doit être soumise sous le rapport de protection au même régime que nos communications intérieures.
Cette assimilation peut être très vraie comme image, mais bien certainement elle est fausse comme principe d’économie politique. Les moyens de communication, la nature nous les a donnés ; ce sont les mers elles-mêmes et les ports auxquels elles viennent aboutir. Quant aux moyens de transport ils existent dès qu’il y a des vaisseaux, quelle qu’en soit l’origine indigène ou étrangère, et loin de les rendre plus faciles on les rend plus onéreux et plus difficiles par les privilèges accordés aux nationaux. Ne parlez pas tant de concurrence ; que d’un autre côté les ports soient bons, les entrepôts bien fournis, les échanges faciles et avantageux, et les vaisseaux ne manqueront pas ; et ici tout invite à rester dans le droit commun, à ne pas nous départir des principes suivis pour les autres industries et à ne pas s’écrier avec l’honorable abbé de Foere : Il nous faut créer une marine à tout prix.
Si on pouvait acclimater cette industrie dans notre Belgique, ce serait sans doute une grande et utile conquête ; mais si, ce que je me garderait bien de décider, notre position, nos goûts, notre genre d’activité industrielle se refusait à toute espérance de succès dans cette branche commerciale, s’il était démontré qu’elle ne peut avoir qu’une vie éphémère et chétive, si enfin nous n’étions pas appelés à devenir une nation maritime ; pourquoi vouloir former les éléments ? Pourquoi s’exposer à des sacrifices plus ou moins grands pour courir après une chimère ? Si même il était reconnu que les spéculations qui se sont dirigées de ce côté ne sont pas heureuses, qu’elles ne le seront pas davantage par la suite ? Pourquoi, par l’appât d’un vain encouragement, les engager à persister à y appeler de nouveaux capitaux et préparer de nouveaux mécomptes ? Dans le doute même, pourquoi ne pas s’abstenir au lieu de hasarder des ressources qui peuvent être employées plus sûrement et aussi utilement ? Ainsi tout revient à cette question : quelle chance de succès avons-nous ?
Jusqu’à présent, ce que nous avons de marine marchande est fort peu de chose, et le peu que nous avons est en outre dans un état de souffrance, sur ce point tout le monde est d’accord. Si l’on pouvait conclure de l’avenir par le présent, nos chances de succès seraient fort restreintes ou plutôt devraient se réduire à zéro. Mais une conclusion aussi péremptoire me paraît trop tranchée, trop exclusive. Là, en effet, se trouvent en présence les deux systèmes, la protection et la liberté illimitée.
Pour le partisan quand même de la protection, il repoussera fortement une semblable conclusion, il attribuera l’état de choses actuel au défaut d’encouragement, à l’absence de mesures protectrices. Selon lui, que le gouvernement soutienne la navigation et elle prospérera, car en matière de commerce, il a une foi illimitée dans l’action gouvernementale.
Le disciple de Say trouvera au contraire la conclusion fort illégitime ; il verra dans l’éloignement des capitaux pour cette branche d’industrie la preuve convaincante qu’elle ne convient pas à la Belgique. Selon lui, ce que l’intérêt privé n’a pu faire, le gouvernement ne le fera pas, car lui, au contraire, a peu de foi dans la coopération du gouvernement et une confiance absolue dans l’intérêt privé.
Pour ma part, il me semble qu’il y a du vrai et du faux dans l’une et l’autre opinion.
Ainsi ma foi dans l’action gouvernementale n’ira pas jusqu’à lui supposer le pouvoir magique de créer à volonté des industries durables, et surtout de leur imprimer un caractère de vie et de force. Si l’Angleterre, les Etats-Unis, la Hollande ont aujourd’hui une marine marchande riche et puissante, je me garderai bien d’en attribuer l’honneur exclusif aux primes et aux droits différentiels. Mais aussi je n’admets pas que l’intérêt privé suffise seul pour extraire du sein d’une nation toutes les industries dont elle est susceptible pour soutenir avec ténacité les luttes que les circonstances peuvent amener. L’intérêt privé demande à faire ses affaires et s’inquiète fort peu s’il fait celles de la nation : il est des exceptions, mais en général il se hasarde difficilement aux entreprises nouvelles toujours plus ou moins problématiques ; il s’obstine rarement dans une lutte qui demande quelque durée. Si le gouvernement n’était jamais intervenu, il est plus d’une industrie aujourd’hui brillante qui ne serait jamais née ou qui aurait cessé d’exister. Ainsi il serait fort hasardeux de conclure du présent tel qu’il existe, pour livrer l’avenir au seul intérêt privé sans le soutien du gouvernement.
Mais, il ne faut pas se le dissimuler, l’influence de celui-ci est faible, plus faible qu’on ne pense généralement, et l’on ne doit pas pronostiquer trop bien lorsque les chances de succès ne reposent que sur son intervention. Dans ce cas, d’ailleurs, le factice est toujours à craindre.
Les chambres de commerce, par leurs connaissances pratiques, eussent pu nous donner des renseignements utiles sur la question que j’examine. Il est à regretter qu’elles ne l’aient pas traitée. Une seule, celle d’Anvers, a abordé cette question ; mais les avis ayant été partagés, il serait difficile d’asseoir une opinion sur le travail qu’elle nous a présenté. Toutefois, cette dissidence au milieu de notre métropole maritime, n’est-elle pas un signe peu favorable à nos espérances et à nos projets de marine nationale, une preuve qu’Anvers lui-même est revenu de ses illusions à cet égard ?
Si l’on jette un regard sur notre position, y trouvera-t-on des assurances de prospérité et d’avenir plus concluantes, plus favorables ?
Sous le rapport de la construction d’abord, avons-nous des avantages aussi grands qu’on le suppose ? Ne sommes-nous pas entourés de peuples avec lesquels il nous sera toujours fort difficile de lutter ? Nos forêts ne sont-elles pas trop éloignées de nos côtes ? Le système actuel de défrichement et d’exploitation de nos bois ne doit-il pas rendre la matière première de plus en plus chère, de plus en plus rare ? Avons-nous pour ce genre de travaux un grand nombre d’ouvriers, une main d’œuvre peu élevée, des ingénieurs propres à nous assurer la prépondérance ?
Toutes ces questions ne me paraissent pas devoir être résolues avantageusement, s’il faut s’en rapporter à ce que nous disent là-dessus des hommes spéciaux, la commission nommée par la chambre de commerce d’Anvers.
« C’est un fait universellement reconnu, disent-ils dans leur rapport, que si notre marine marchande ne doit être alimentée que par des navires construits à neuf sur nos chantiers, nous ne pourrons jamais avoir qu’une marine excessivement chère, laquelle ne pourra se soutenir qu’à l’aide de privilèges exorbitants. »
D’un autre côté, avons-nous une véritable vocation maritime ? Le nombre de nos marins indigènes n’est-il pas singulièrement restreint ? Notre position méditerranée, le peu d’étendue de nos côtes, nous permettent-elles d’espérer qu’il s’accroîtra par la suite ? Les goûts casaniers du peuple belge, les avantages que lui offrent les industries agricole et manufacturière, l’engageront-ils à échanger la vie tranquille de l’ouvrier contre la vie dure du marin ?
Enfin, peuple nouvellement constitué, séparé d’un peuple qui nous a repris ses colonies, ses débouchés, avons-nous déjà créé à nos armateurs des relations assez stables, frayé à notre pavillon des routes assez sûres, ménagé à nos spéculations maritimes des traités assez avantageux, pour songer en ce moment à leur donner du développement, à y pousser les capitaux ?
Je désire me tromper. Mais il me semble que notre vocation maritime est bien indécise, bien problématique. Je le déclare au reste, qu’on me démontre que notre marine actuelle a au fond une existence forte et pleine d’avenir, que son état actuel de débilité ne tient pas à un vice de constitution, mais à son état d’enfance ou de malaise passager, et je serai le premier à lui voter les encouragements et les protections qui peuvent être nécessaires. Mais si, comme le dit la troisième fraction qui s’est formée dans le sein de la chambre de commerce, notre marine doit être une plante exotique, d’une culture difficile et ne poussant pas en plein sol, je dirai avec elle que « c’est une erreur de vouloir introduire les plantes de tous les climats pour les y élever en terres chaudes, à grands frais payés par le consommateur, En fait d’industrie l’artificiel est toujours fort dangereux. »
Dans le doute même, pourquoi ne pas s’abstenir, pourquoi ne pas faire comme le médecin qui laisse en ce cas agir la constitution du malade. Une fois le premier pas fait, il nous faudra marcher ; on nous propose aujourd’hui des mesures fort anodines, demain on en voudra de plus fortes. La nécessité de ne pas reculer, le prestige attaché à ces mots : « une marine nationale, » nous forceront à les adopter, sans que malgré tous les sacrifices nous n’ayons rien fait sinon d’apporter un faible palliatif.
Le système protecteur est bon quelquefois, je l’avoue, mais ce système offre par lui-même tant d’inconvénients que ce n’est qu’avec la plus grande précaution que l’on doit s’en servir, et l’expérience est là pour nous apprendre qu’il a plus souvent gâté les choses qu’il ne les a améliorées ; le plus souvent, il enlève par ses privilèges à l’intérêt privé qui se repose sur eux tout son nerf et toute son activité ; quelquefois aussi il donne à une industrie une exubérance extraordinaire, il la pousse à une production telle que la moindre secousse lui devient funeste ; presque toujours il protège une industrie pour en détruire une autre. Hier encore, par amour pour le sucre de betterave, nous n’avions pas de droits assez forts pour frapper l’industrie sur les os. C’est ainsi que l’industrie qui recueille est presque toujours sacrifiée à celle qui transforme. Ce système d’ailleurs donne aux industries protégées des espèces de droits acquis, des titres à celles qui ne le sont pas pour demander des protections. Ajoutez à celui qu’il souffre les demi-mesures qui n’ont jamais été qu’un leurre présenté à l’industrie ou un gaspillage sans résultat, en sorte que dans ce système on sait fort bien quand on y entre, mais on ne sait pas quand on en sortira ni jusqu’où on ira.
Je le sais, messieurs, je ne dis rien de neuf, ces réflexions ont été faites plus d’une fois ici et au-dehors, mais il ne semble qu’on ne peut assez y insister, et qu’en ce moment surtout, c’est presque un devoir de le faire, car il ne faut pas se le dissimuler, les idées protectrices si peu goûtées d’abord en Belgique semblent vouloir faire réaction avec une force extraordinaire. De tous côtés arrivent des demandes de protection, et ces idées ne sont déjà venues que trop, tantôt sous un prétexte, tantôt sous un autre, je dirai presque forcer la main et au gouvernement et aux chambres. Et l’on ne peut assez s’étonner comme elles savent transformer le système protecteur ; selon elles, il devient suivant l’occurrence un moyen d’hostilité, un moyen de représailles, un moyen de nationalité.
Un moyen d’hostilité. Mais si nous avons la guerre à faire, faisons-la à coups de canon et non à coups de prohibitions.
Un moyen de représailles pour amener la réciprocité, je l’admets ; mais pour quelques mesures passagères et de peu d’étendue, car pour réussir il les faut fortes et énergiques, et l’on ne peut fonder un système complet et durable sur un coup de force, il vaut mieux alors s’en rapporter à l’exemple, au temps et à la force des choses.
Un moyen de nationalité. Je le sais, on flatte ainsi l’amour-propre national ; on veut tout faire par soi-même, se passer de l’étranger, ne pas être son tributaire ; mais en matière d’intérêt, l’amour-propre est un fort mauvais conseiller. Il vaut mieux s’en rapporter au calcul, et le calcul nous dit que, pour les peuples comme pour les individus, la division du travail est le secret de la perfection et du bon marché. Qui trop embrasse mal étreint. C’est un proverbe qu’il est bon de ne pas perdre de vue en industrie comme en bien d’autres choses.
La France a cédé à ce vain sentiment d’amour-propre national mal entendu, Elle a voulu tout faire par elle-même. Qu’est-il résulté ? Dans beaucoup de parties elle a créé des industries factices qui ne peuvent se soutenir qu’à force de prohibitions. Le privilège a chez elle souvent compromis des capitaux, enlevés à la production ses instruments, détruit ou détourné de son cours naturel la véritable activité industrielle. Le système protecteur est devenu en ses mains un vaste réseau sous lequel elle se débat aujourd’hui, et auquel elle n’échappera pas de sitôt.
Nous avons, nous, un tarif de douanes qui a été plus sobre de protections que les autres. Ce tarif n’a pas empêché notre industrie de marcher, de prendre l’essor et de conquérir une position enviée aujourd’hui par plus d’une nation ; il lui a donné au contraire plus de solidité, plus de nerf, plus de vigueur ; pourquoi abandonner ce système qui nous a été favorable pour en prendre un dont nous ne pouvons prévoir les résultats ?
- La séance est levée à cinq heures.