(Moniteur belge n°58, du 27 février 1836)
(Présidence de M. Raikem.)
M. de Renesse fait l’appel nominal à une heure.
M. Schaetzen lit le procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est adoptée.
M. de Renesse présente l’analyse des pièces adressées à la chambre.
« Des habitants de Renaix demandent l’élection directe des bourgmestre et échevins. »
« Le général comte van der Burch demande une loi qui mette définitivement le gouvernement à même de prononcer sur 500 demandes en concessions de mines et minerais qui lui sont présentées. »
- La pétition qui est relative à l’organisation communale restera déposée sur le bureau pendant la discussion de la loi sur cette matière.
L’autre pétition est renvoyée à la commission chargée d’en faire le rapport.
M. le ministre des finances (M. d'Huart) (pour une motion d’ordre). - Messieurs, vous vous rappelez qu’à diverses époques des réclamations vous ont été adressées, afin qu’il soit introduit des modifications dans la loi sur les distilleries. Tout le monde est convaincu que l’impôt sur la fabrication des spiritueux est trop bas ; l’administration d’un autre côté est convaincue que la fraude s’exerce encore aujourd’hui avec une grande activité, et qu’elle s’exerce particulièrement au moyen des vaisseaux destinés à la distillation en les faisant servir à la macération d’une manière clandestine.
Au mois de décembre dernier, le gouvernement avait proposé dans le budget des voies et moyens, pour éviter la fraude, d’imposer tous les vaisseaux employés dans les distilleries, et en outre d’augmenter le droit.
Mais on a jugé convenable de détacher cette proposition de la loi de finance, de la soumettre à une commission spéciale, et d’en faire un projet séparé. D’après une lettre que je viens de recevoir de cette commission chargée de la révision de la législation sur la fabrication des spiritueux, révision réclamée de toutes parts si instamment, il paraît que nous ne pourrons nous occuper de cette législation pendant la session actuelle, peut-être même pendant la session prochaine. En effet, la commission veut procéder, dans le courant du mois prochain, à un interrogatoire des distillateurs, et faire une sorte d’enquête.
Je pense qu’une marche semblable ne peut être que fort lente ; cependant les membres de votre commission spéciale pourraient procéder avec plus de célérité.
Cinq de ces membres sur sept faisaient partie de commission qui a préparé la loi actuelle sur les distilleries ; ils connaissent la matière, ils sont dans le cas d’apprécier les modifications demandées ; j’avais espéré qu’ils auraient pu présenter dans un délai assez bref le rapport qu’ils doivent vous soumettre ; c’est avec regret que je vois qu’il en est autrement.
J’ai cru devoir vous présenter ces réflexions pour vous inviter engager la commission de hâter son travail, et pour vous dire que le gouvernement continue à désirer vivement, avec la majorité du pays, des modifications à la loi sur les distilleries, modifications qui auront pour résultat d’améliorer la situation du trésor, et ce qui est plus important, d’être utiles à la moralité de nos populations.
M. Desmet. - Je ne conçois pas les plaintes que fait entendre le ministre des finances. Qu’a fait la commission ? Au lieu de faire son rapport, elle a voulu consulter quelques distillateurs. Pourquoi cela ? Parce qu’à l’appui du projet de loi demandé par le ministre il a allégué des faits dont il faut constater l’existence et que les distillateurs sont les seuls qui puissent nous donner des renseignements à cet égard. La commission a demandé au ministre qu’il fît une enquête pour savoir s’il fallait imposer les vaisseaux distillatoires ; il a répondu qu’il ne croyait pas cette enquête utile ; la commission doit donc faire ce que le ministre ne juge pas utile d’exécuter.
Toutefois la commission fera son travail dans le mois de mars prochain.
La commission a demandé communication des procès-verbaux constatant les contraventions, afin de s’assurer s’il y a en effet lacune dans la législation ; ces procès-verbaux n’ont pas encore été communiqués.
La commission attend et est donc forcement obligée de retarder son travail.
Moi, qui fait partie de cette commission, je pensé que la loi sur les distilleries est complète et ne présente aucune lacune.
M. Zoude. - L’honorable préopinant vient de dire en partie ce que je voulais faire connaître à l’assemblée ; j’ajouterai que dans une question aussi importante, il faut agir avec une sage lenteur et recueillir tous les renseignements possibles.
Dans la commission, nous sommes fondés à croire que plusieurs des assertions du ministre des finances ne sont pas exactes. L’impôt sur les spiritueux n’est pas nuisible au trésor. On avait calculé qu’il rapporterait environ 1,800 mille francs mais il a rapporté jusqu’à 2 millions cent mille francs, c’est-à-dire, 300 mille francs de plus que les prévisions. On demande l’augmentation de l’impôt ; cette mesure pourrait être nuisible à notre industrie : maintenant nos eaux-de-vie infiltrent en Prusse, en Hollande, même en France ; en augmentant le droit, nous pourrions au contraire recevoir des eaux-de-vie de ces pays. Je le répète, la matière est grave, et la commission a cru devoir procéder avec maturité.
M. le ministre des finances (M. d'Huart). - Messieurs, je ne veux pas ici examiner la question au fond, quoiqu’il me serait facile de démontrer à la chambre que j’étais fondé à demander les modifications à la loi sur les distilleries, telles que je les ai formulées.
Il y a deux mois que la commission est nommée pour examiner ma proposition, et ce n’est que d’hier soir que j’ai reçu une lettre par laquelle elle me demande le tableau des distilleries en activité en Belgique, et en second lieu, les procès-verbaux des contraventions constatées dans cette matière ; eh bien, s’il a fallu deux mois à la commission pour concevoir qu’elle avait besoin de ces documents, j’ai lieu de craindre que lorsqu’elle procédera aux interrogatoires et au résumé de ceux-ci, elle ne mette un temps bien plus long encore.
Mais que trouvera-t-elle dans ces interrogatoires ? à d’autres époques on en a fait, et ils n’ont rien produit. En 1833, lorsque M. de Brouckere, alors ministre des finances, a réuni les distillateurs, qu’en a-t-il appris ? absolument rien : la confusion des opinions s’est manifestée entre ces industriels, et des débats inutiles et impuissants en ont été la conséquence. Voilà ce qu’une réunion des distillateurs a produit, et c’est vraisemblablement ce qu’elle produira encore.
Messieurs, je crois avoir eu raison de craindre que la révision de la loi sur les distilleries n’ait pas lieu pendant cette session, et par suite il était de mon devoir de vous soumettre une motion qui m’a été suggérée, non seulement en faveur des intérêts du trésor, mais encore de l’intérêt moral de nos populations. Vous reconnaîtrez tous, je n’en doute pas, qu’il est urgent que la commission nous présente son rapport le plus tôt possible, et qu’en conséquence vous puissiez améliorer une législation dont les effets sont incontestablement désastreux.
M. Desmet. - Je commencerai par dire à M. le ministre que le rapport de la commission sera fait avant la fin de mars. Je ferai ensuite observer que, quand nous avons demandé communication des procès-verbaux relatifs aux contraventions, on pouvait nous les présenter quelques jours après.
M. le ministre des finances (M. d'Huart). - Non ; il fallait les rassembler.
M. Desmet. - Le ministre demande des choses qui n’ont pas encore eu lieu depuis qu’il y a des accises ; jamais on ne s’est avisé d’imposer les alambics. La demande du ministre appelle les plus mûres réflexions.
M. Rogier. - Il n’y a qu’une voix dans le pays contre les effets désastreux de la loi sur les distilleries, non seulement envers le trésor public, mais encore envers la morale publique.
Je crois qu’il serait important de pouvoir fixer une époque précise où l’on discuterait la question. Le projet de loi n’est pas compliqué ; il ne s’agit que d’un article ou deux ; on ne demande pas un système complet, on ne demande qu’une augmentation de droit. En peu de jours tout peut être fait, et je crois que la commission peut présenter prochainement son travail. Elle ne peut d’ailleurs avoir des raisons de défiance envers le gouvernement actuel.
M. Zoude. - Loin d’avoir des défiances envers le gouvernement, c’est que c’est à lui que nous nous adressons pour avoir les documents ou les renseignements qui nous manquent.
Au reste, je ferai observer que quand même le rapport de la commission serait présenté aujourd’hui, on ne pourrait pas discuter le projet de loi avant la fin de mars.
M. le ministre des finances (M. d'Huart). - Messieurs, ce serait pousser l’exigence trop loin que de réclamer plus que ce que l’on vient de concéder à ma demande ; et pourvu que le rapport de la commission soit proposé dans le courant du mois de mars, je croirai qu’il n’y aura pas eu de temps perdu.
M. le président. - La discussion commencée hier sur l’amendement présenté par M. le ministre de l'intérieur continue aujourd’hui.
Cet amendement est ainsi conçu :
« La police des spectacles appartient au collège des bourgmestre et échevins ; il peut dans des circonstances extraordinaires interdire toute représentation, pour assurer le maintien de la tranquillité publique.
« Ce collège exécute les règlements faits par le conseil communal pour tout ce qui concerne les spectacles. Le conseil veille à ce qu’il ne soit donné aucune représentation contraire aux bonnes mœurs ou à l’ordre public. »
M. Dequesne. - Les questions qui ont été soulevées dans la discussion qui nous occupe sont si graves et en même temps si constitutionnelles, que je demanderai la permission de motiver mon vote. Et de prime abord je commence par déclarer que j’adopte la mesure en elle-même, comme plus conforme selon moi aux principes, comme plus favorable à l’art et au théâtre même, que la liberté illimitée qu’on réclame en leur nom. Avant de faire valoir mes raisons, je crois devoir répondre aux diverses objections qui ont été présentées et que l’on a puisées, soit dans l’esprit, soit dans la lettre de notre pacte fondamental.
L’honorable député d’Arlon a mis en avant et a présenté contre une partie de la mesure des considérations d’un ordre très élevé, très grave et très sérieux. Il a soutenu, d’abord que le gouvernement n’avait à s’occuper que des intérêts matériels, mais que quant aux intérêts moraux, pour se conformer à l’esprit et à l’état de nos institutions, il devait y rester complètement étranger. Cette objection aurait beaucoup de force et demanderait une réfutation dans toutes les formes, si le gouvernement réclamait pour lui la surveillance du théâtre ; mais cette objection a perdu beaucoup de son importance depuis que l’amendement de l’honorable M. de Theux propose de déléguer cette surveillance à un pouvoir d’origine toute populaire.
Cependant les principes posés par l’honorable préopinant sont d’une si haute portée, d’un autre côté la légitimité de l’action que l’on voudrait donner au conseil communal peut donner lieu à tant de controverses, que pour dissiper entièrement l’objection, il faut en aborder le fond même. Je suis prêt à reconnaître avec l’honorable préopinant que notre constitution a singulièrement restreint la part du gouvernement dans la direction des intérêts moraux. Mais de ces restrictions à une neutralité absolue, à l’absence de toute action, je crois qu’il y a un pas immense. Je pense que l’honorable préopinant a été trop rigoureux et a poussé trop loin les conséquences. Je ne désespère pas, messieurs, de vous amener à mon sentiment, si déjà vous ne le partagez.
J’abuserais de vos instants, si j’insistais sur l’importance qu’une nation doit attacher à ses mœurs, à ce qui fait sa vie, son existence. C’est une point sur lequel législateurs, philosophes et jurisconsultes de toutes les nations et de tous les siècles ont été unanimement d’accord. Tous ont reconnu cet élément comme si essentiel, si indispensable, dans une société, qu’ils n’ont pas hésité de dire que sans lui il n’y aurait ni lois, ni état social, ni ordre, ni bonheur public. Ils n’ont pas été moins unanimes pour reconnaître qu’il existait des causes qui avaient pour effet d’affaiblir, de dénaturer cet élément, si nécessaire au bonheur des nations, et c’est à combattre ces causes, à en arrêter les effets que les uns et les autres ont exercé leurs méditations. Mais, parmi les plus grands et les plus illustres, pas un n’a osé dire que le gouvernement devait rester désarmé et rester complètement neutre au milieu de tous les dissolvants qui pouvaient se trouver dans la société. Tous ont reconnu la nécessité de lui confier des moyens tant préventifs que répressifs, en les augmentant ou les diminuant suivant les circonstances et les époques.
Notre constitution en a agi de même, messieurs. Elle a sans doute restreint les moyens préventifs ; mais, en les restreignant, elle n’a point refusé au gouvernement tout moyen d’action pour conserver nos mœurs, régler et développer notre esprit national. Elle n’a point aboli sur toutes choses les moyens préventifs. Elle ne pouvait le faire sans déposer un germé de mort du milieu de l’état de choses qu’elle voulait créer. Qu’on lise d’ailleurs nos codes et toutes nos lois, et l’on verra qu’ils ont laissé sur ce point au gouvernement une sphère d’activité assez étendue. Si maintenant, sortant de la théorie, et jetant un regard sur ce qui se passe autour de nous, je m adresse à l’honorable préopinant, ne serai-je pas sûr d’obtenir son assentiment, lorsque je lui dirai que non seulement le gouvernement doit agir, mais qu’il doit agir de toutes ses forces pour améliorer les mœurs du peuple, qu’il ne doit même pas dédaigner de porter ses regards sur ceux que la société a pour ainsi dire rejeté de son sein ? Je ne serai pas moins sûr d’obtenir votre assentiment et celui de l’honorable membre quand je dirai qu’il est un patrimoine cher aux Belges, que tous autant que nous sommes, citoyens et pouvoirs constitués, nous devons conserver, cultiver, augmenter même s’il est possible, le sentiment de la nationalité, l’amour de la patrie, le respect pour la propriété, l’attachement aux liens de famille, la sainteté du mariage, la vénération pour la religion de nos pères, et enfin la résignation, cette grande vertu civile, si utile, si nécessaire dans tous les états de la vie.
Ce dépôt précieux, nous pouvons le dire avec orgueil, tous les peuples ne l’ont pas maintenu aussi religieusement que nous l’avons fait ; et que l’on en cherche bien la cause, l’on verra que le théâtre tel qu’il existe chez nos voisins depuis 8 ou 9 ans n’y a pas été aussi étranger qu’on voudrait bien le penser. Quant à nous, tout nous invite à d’autant plus de précaution que malheureusement le théâtre tel qu’il existe chez nous n’est qu’une véritable plante exotique.
L’honorable membre a fait une autre objection qui n’est pas sans gravité. Pourquoi, dit-il, soumettre le théâtre à des mesures préventives, lorsque tant de moyens agissant fortement sur les mœurs en sont affranchis, la liberté de la presse, la liberté des cultes, le droit de réunion et le droit d’association ? Je répondrai à l’honorable préopinant, qui le reconnaît lui-même, que ces moyens sont bien moins incisifs, bien moins pénétrants que l’action théâtrale, qu’ils renferment d’ailleurs en eux-mêmes des palliatifs à l’aide de la concurrence et de la libre discussion. J’ajouterai que ces moyens sont de l’essence de notre gouvernement représentatif, qu’ils sont nécessaires, indispensables dans le jeu et dans le mouvement de nos institutions, tandis que les mêmes raisons ne militent pas en faveur du théâtre. Tout ce que nous devons désirer pour lui, c’est que dans l’intérêt de nos plaisirs, il soit le plus florissant possible et se renferme le plus qu’il le pourra dans les bornes de l’art, et je crois que sous ce rapport la liberté illimitée ne lui serait que préjudiciable, ainsi que je le montrerai plus tard.
En résumé je pense que l’on a un peu trop confondu la liberté du théâtre avec la liberté de la presse, et trop mis sur le même rang la surveillance de l’un et la censure de l’autre. Faute de n’avoir pas assez distingué, l’on en a tiré des conséquences qui nous feraient dépasser le but en ce qui concerne les franchises théâtrales, comme dans une autre circonstance nous aurions été trop loin en adoptant le système complet des franchises communales.
Je soumettrai en forme de doute une dernière réflexion à l’honorable M. Nothomb. Il y a une telle connexité entre l’ordre public et les bonnes mœurs, que j’ai vu les meilleurs professeurs de droit, et notamment l’un de nos professeurs les plus distingués, soutenir que ces expressions rentraient l’un dans l’autre. S’il en était ainsi, l’honorable membre, en proposant cet amendement, n’aurait pas atteint le but qu’il désire.
J’ai été bien aise de suivre l’honorable préopinant sur le terrain où il s’était place. Les considérations qu’il a fait valoir découlaient tellement du sujet, qu’il y avait obligation pour moi de le renfermer dans les arguments qu’il a fait valoir. Maintenant, je considérerais ma tâche comme inachevée, et de plus je croirais manquer au respect que nous devons tous à la constitution si je ne discutais spécialement les objections qui ont été tirées de la lettre même de notre constitution. L’on a prétendu que la mesure en discussion violerait les articles 18, 19 et 20 du pacte fondamental, c’est-à-dire la libre manifestation de la pensée, le droit de réunion et le droit d’association. Un honorable membre a même été plus loin, il y a vu une attaque à la liberté de l’enseignement. Je vais tâcher de répondre à chacune de ces objections.
Une œuvre théâtrale peut être considérée sous deux points de vue. Comme émanation d’une pensée littéraire, et comme représentation de cette pensée par une action scénique. Sous le premier point de vue, ces productions rentrent tout à fait dans la disposition de l’article 18 de la constitution ; mais aussi l’on est obligé de reconnaître que l’on a satisfait complètement à l’esprit et à la lettre de la disposition en laissant à l’auteur liberté entière et d’impression et de publication.
Quant à la seconde partie, la représentation, elle me paraît trop distincte, trop séparée de la première, pour que l’on soit obligé de lui appliquer les mêmes principes. L’on raisonnerait fort mal et l’on donnerait une extension trop grande à l’art. 18, si l’on soutenait que la représentation n’est qu’un accessoire qui doit suivre le sort du principal : il faudrait, pour cela, faire violence et aux choses et aux idées que nous avons sur l’exploitation théâtrale. L’honorable M. Jullien a dit précédemment qu’il ne concevait pas une représentation sans pièce. Certes, personne ici ne sera tenté de contester cette assertion ; mais pour être logique, il me semble qu’il aurait fallu retourner la proposition et voir si l’on ne peut pas concevoir une pièce sans représentation.
L’art. 19 a trait plus directement à l’objet qui nous occupe. Lors d’une représentation, il y a en effet réunion de citoyens et réunion dans un but déterminé ; mais ici le pacte fondamental a distingué et a fait deux paragraphes applicables et deux espèces de réunions. Dans le premier il s’est occupé de réunions formées dans un lieu privé, avec concours, consentement et limitation des assistants. Ces réunions, la loi, les a laissées dans toute la plénitude du droit sans nécessité d’autorisation préalable ni de mesure préventive. Le but de la disposition étai surtout d’abroger un article du code pénal qui limitait singulièrement les droits des citoyens à cet égard.
Le second paragraphe s’applique aux réunions purement fortuites, purement accidentelles, s’établissant dans un lieu ouvert et formant ce qu’on appelle un rassemblement. Celles-ci sont restées tout entières dans le domaine des lois de police. Maintenant si l’on s’attache à la nature des choses plutôt qu’aux mots, l’on n’hésitera pas à placer dans cette catégorie les réunions théâtrales. Il y a, en effet, concours fortuit, et non volontaire, de la part des spectateurs, entrée libre et entière, rassemblement enfin dans un lieu public, et dès lors, comme pour un rassemblement ordinaire, l’autorité a le droit de s’interposer avant qu’aucun acte ne soit consommé.
Enfin la constitution a consacré le droit d’association, et dans le cas qui nous occupe, il y a en effet une espèce d’association momentanée entre le public et le directeur. Mais ce droit n’est pas si étendu que ces associations ne puissent devenir illicites, contraires à l’ordre public et aux bonnes mœurs. Et d’un autre côté l’art. 20 de la constitution ne peut avoir pour résultat d’anéantir l’effet de l’article précédent. L’on se récrie sur l’élasticité des mots : « contraires à l’ordre public et aux bonnes mœurs. » Il y a de la vérité dans ce reproche. La faute n’en est pas à la loi, mais à la langue qui a aussi ses limites. Repousser ces expressions, ce serait faite le procès à nos codes, à nos lois qui les renferment à chaque instant. Pour l’interprétation de ces mots, le bon sens public et l’opinion seront en définitive les juges souverains qui décideront sur cette matière.
Quant à la violation de la liberté de l’enseignement, j’avoue que je n’y puis voir à propos de théâtre que le principe de l’analogie poussé aux dernières limites de l’extrême. J’ai souvent ouï dire que le théâtre était l’école des mœurs ; pour ma part je n’avais jamais vu dans cette matière de dire qu’une simple métaphore, et je crois qu’il n’était venu dans la pensée d’aucun acteur ou d’aucune actrice de la prendre plus au sérieux que je ne l’avais fait moi-même. Les raisonnements de l’honorable M. Vandenbossche ne m’ont pas fait changer d’opinion à cet égard. Cependant, s’il persistait dans sa manière d’envisager le théâtre, je crois que tout ce que je viens de dire sur le droit d’association recevrait également ici son application.
Je pense donc qu’en définitive l’article 19 est le seul qui soit applicable dans la circonstance actuelle, et que loin de lui être opposé, il lui est au contraire très favorable.
La constitution nous laissant toute latitude, l’on se demandera s’il convient en principe de soumettre le théâtre à des mesures préventives. Si l’on se reporte aux temps antérieurs, l’on voit à cet égard une grande fluctuation dans la législature. Tantôt les représentations théâtrales ont été l’objet de mesures très sévères, tantôt elles ont joui d’une liberté illimitée. Mais l’expérience nous apprend que l’on ne s’est guère bien trouvé cette liberté illimitée, et qu’il a fallu presque immédiatement courir à la prévention. Comme il ne s’agit pas ici d’une de ces libertés vitales, telle que la liberté de la presse, n’est-il pas sage de s’en rapporter aux leçons du passé et de ne pas faire de tentative nouvelle ?
Pour ma part, je crois que ces franchises, si l’on peut s’exprimer ainsi, renferment en elles-mêmes un germe qui a été et qui sera toujours fatal à l’art comme à l’exploitation théâtrale. Ici, je l’avoue, ma position est assez embarrassante. D’un côté je sens le besoin d’appuyer de preuves cette assertion. De l’autre je crains de manquer aux convenances et à la dignité de la chambre par des détails plutôt littéraires que législatifs. Cependant je me hasarde, décidé par la nature même de la question en discussion. L’on verra d’ailleurs qu’une liberté mal organisée n’est pas toujours sans inconvénient même pour les travaux de l’esprit.
Il y a 10 ou 12 ans, une réaction commença à se manifester contre le genre qu’on est convenu d’appeler classique. Ses derniers résultats avaient été en effet loin d’être satisfaisants. L’on en chercha la cause, et l’on s’en prit à la rigidité et à l’étroitesse des règles. L’on prétendit qu’elles garrottaient, qu’elles paralysaient le génie. Il y avait peut-être du vrai là-dedans : car il ne faut pas se mettre mal avec les romantiques, gent naturellement irritable. Mais d’un excès l’on tomba dans un autre. Au lieu d’une sage réforme, l’on proclama la liberté illimitée en fait d’art. L’on posa comme principe qu’il ne fallait suivre que l’inspiration, l’imagination et le caprice. Et auteurs et acteurs de saisir avec empressement le champ libre qui leur était livré. Quels furent les résultats de toute cette révolution ? La question est trop ardue, trop délicate, pour que je ne me garde de dire mon avis. Je constaterai seulement comme un fait que l’on vit les adeptes faire beaucoup de bruit, beaucoup d’admiration ; mais que les masses et les hommes de goût sont encore à chercher le sujet de tant d’extase.
Pour colorer cet échec, l’on se rejeta sur la censure, l’on prétendit qui c’était elle qui paralysait le génie, rognait les plus beaux passages et arrêtait dans les cartons les produits les plus admirables. 1830 arriva, et en même temps disparut la censure dont je suis loin d’approuver tous les actes. Malgré cela, les grandes, les belles productions sont encore à venir. En revanche l’on se trouva inondé d’une nuée d’adultères, d’incestes, de meurtres, d’infanticides et de parricides, comme l’a dit très bien l’honorable M. Rodenbach. Jusque-là pourtant, je crois que c’est à tort que l’honorable membre s’est tant inquiété. Car l’ancien théâtre n’est pas avare de semblables moyens. Mais sous le rapport de la morale, et malgré les boutades de Rousseau, en se reportant à la pensée intime, il est impossible de ne pas reconnaître que le théâtre de Molière est plein d’une morale pure, sages, profonde. Corneille et Racine ne donnent pas moins de hautes leçons de moralité. En est-il de même de notre théâtre moderne, où tous les crimes et toutes les immoralités sont présentés avec une crudité plutôt repoussante que dangereuse ? Le mal, le danger est dans la pensée intime qui représente tous ces crimes comme des faiblesses presque pardonnables, presque louables, et dont on a soin de doter généreusement le héros ou l’héroïne. L’on sape ainsi la base de la famille, du mariage, de la société et de la religion. Il n’est point jusqu’à l’horreur du vol et de l’assassinat que l’on n’ait cherché à affaiblir, à effacer même. Tout cela, messieurs, était plus dangereux qu’on ne pense. Et si les hommes d’esprit n’avaient eu qu’à perdre de la liberté illimitée de l’art, les honnêtes familles n’eurent pas moins de mécomptes à éprouver de la part de la liberté illimitée de la représentation.
Heureusement tout cet attirail de crimes ne franchit pas la frontière, et s’arrêta comme frappé de la pureté de nos mœurs et du respect que nous avons encore pour tout ce qui est respectable. Cependant il s’est infiltré dans le pays bon nombre de pièces sur lesquelles on ferait bien d’inscrire : « La mère n’en permettra pas la lecture à sa fille. » Eh bien, pour ce genre de pièces, je pense que la surveillance des magistrats municipaux est utile, nécessaire. Je ne vois pas pourquoi nos mères de famille seraient privées avec leurs enfants du plaisir du spectacle, parce qu’un directeur mal avisé aurait la prétention de donner des pièces peu convenables. En m’exprimant ainsi, je ne suis que l’organe de l’opinion générale ; je suis même sûr de n’avoir fait que rendre la pensée de mes honorables adversaires, et pour moi j’avoue qu’il a fallu la force des choses et le sentiment de mon mandat pour manifester ainsi une opinion ; car je sens que sur ce point mes paroles seraient mieux placées dan la bouche d’un homme âgé que dans la mienne ; et je n’ai point la prétention d’être plus sévère et plus rigoriste qu’un autre.
Mais, dit-on, cette surveillance se fera dans un esprit étroit, dans un esprit de religion mal entendu. Un chef-d’œuvre tel que Tartufe sera mis à l’index. S’il devait en être ainsi, ce que je ne puis supposer, je crois qu’il n’y aurait rien de plus à désirer de la part des adversaires politiques du parti. Car il n’en faudrait pas davantage pour lui aliéner l’esprit public, qui n’est pas aussi étroit qu’on voudrait bien le penser.
Il est d’autres considérations que l’on peut faire valoir. Je ne sais si le désir de prospérité pour mon pays m’aveugle, mais je me figure que nous ne serons pas toujours sous la dépendance de nos voisins, que tôt ou tard nous aurons aussi notre théâtre national. Eh bien, si l’on veut qu’il prenne de la force, de la vigueur, il faut qu’il soit contenu, renfermé dans de justes bornes. Cette opinion, elle n’est pas de moi, elle est celle qui a été soutenue et développée par les meilleurs critiques. Il est nécessaire surtout de maintenir l’art dans son sanctuaire, et de le mettre à l’abri des passions des partis qui le tuent.
Déjà en France, où nous allons puiser nos pièces, l’art théâtral allait parcourir une nouvelle période si on n’y avait mis bon ordre. Déjà les personnes vivantes avaient paru sur la scène. Si l’on eût laissé aller les choses, l’intérieur des familles eût-il toujours été respecté ? Les partis ne se fussent-ils pas fait une arme de cette liberté pour livrer leurs adversaires à la risée et à la haine de leurs concitoyens ? L’esprit de vengeance n’en eût-il pas tiré aussi avantage ? En Belgique, dira-t-on, cela est peu probable. Si j’en juge par la presse, je ne vois pas que ces inquiétudes soient si peu fondées. D’ailleurs cela est dans l’ordre des choses possible, et cela doit suffire. Ne voyons pas l’humanité trop en noir, mais aussi ne la voyons pas trop en beau. Elle n’est pas infaillible. Elle n’est pas à l’abri de tout excès. C’est pour cela que nous sommes ici, que nous faisons des lois, et que malgré notre bonne volonté nous ne pourrons de si tôt abroger le code pénal. Seulement restons dans de justes bornes, et je crois que nous ne nous en écartons pas en imposant au théâtre une magistrature aussi populaire, aussi paternelle que les conseils municipaux.
Pour réprimer les abus et leur opposer une barrière, nous avons la liberté de la presse, cette grande liberté que nous devons conserver et défendre. Mais, dans son intérêt, je voudrais la voir se livrer à moins d’écarts et à moins d’excès ; dans son intérêt également, je voudrais la voir punie légalement chaque fois qu’elle viole les lois. Il faut bien le dire, elle n’est déjà que trop incisive, trop virulente, sans y ajouter encore un moyen plus incisif, bien plus dangereux, les attaques théâtrales.
Pour moi, il est un fait qui me fera toujours reculer devant une liberté illimitée du théâtre. Ce fait, je ne puis m’empêcher de le citer, dût-on de nouveau m’accuser de faire de l’histoire. Le peuple athénien fut un peuple aussi doux, aussi social, aussi civilisé que peuple le fut jamais. Il possédait dans son sein un sage que l’humanité ne produit qu’à de longs intervalles, un homme qui a fait l’admiration des siècles par sa science, sa sagesse et sa vertu, Socrate enfin. Eh bien, Aristophane, avec sa liberté illimitée du théâtre, parvint à accumuler tant de haine sur la tête de cet homme divin, qu’il fallut le juger, le condamner et le faire mourir. Je n’en dirai pas davantage.
M. Milcamps. - Messieurs, j’ai voté en 1835 la proposition qui attribuait au collège des bourgmestre et échevins la police des spectacles et le chargeait de veiller à ce qu’il ne fût donné aucune représentation théâtrale contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs.
Si je n’ai pas pensé alors que notre constitution repoussait cette disposition, et si je persiste dans cette opinion, je ne devrai trouver aucune difficulté à voter la nouvelle proposition, puisque relativement à l’interdiction des pièces de théâtre contraires à l’ordre public et aux bonnes mœurs, elle ne fait que substituer l’autorité du conseil communal à celle du collège.
Eh bien, messieurs, je crois pouvoir persister à penser que la disposition ne porte aucune atteinte à la constitution.
C’est la seule question que je traiterai. Je laisserai à d’autres le soin d’établir la nécessité de la mesure, dans l’intérêt de la morale. Il est certain que la législation qui nous régissait avant l’arrêté du gouvernement provisoire du 21 octobre 1830, ne permettait pas l’établissement d’un théâtre sans l’autorisation du gouvernement, dans certains cas, et des officiers municipaux dans d’autres. Ce point a été démontré par les textes mêmes des lois et pourrait l’être, au besoin, par les monuments de la jurisprudence.
C’est afin d’abroger cette législation qu’est intervenu l’arrêté du gouvernement provisoire du 21 octobre 1830, qui permet à toute personne d’établir un théâtre, d’y faire représenter des pièces de tous les genres, en faisant préalablement la déclaration à l’administration, et ajoute que la représentation d’une pièce de théâtre ne pourra être défendue sauf la responsabilité de l’auteur ou des acteurs.
C’est sous l’empire de cette dernière loi que notre constitution a été proclamée. Dans son article 14, elle garantit la liberté de manifester son opinion en toute matière. Dans son article 18, elle déclare que la presse est libre et que la censure ne pourra jamais être établie.
Mais d’après ces textes ne faut-il pas que la presse implique les représentations théâtrales pour qu’on ne puisse interdire la représentation de celles contraires à l’ordre public et aux bonnes mœurs ?
Mais voici, selon moi, la plus forte objection qu’on puisse faire contre la proposition du ministre.
D’après l’article 14, la liberté de manifester son opinion est garantie. On manifeste son opinion par les sons fugitifs lors de la parole, par les signes permanents de l’écriture et de l’imprimerie. La loi ne punit que les paroles et les actions qui offrent au magistrat un délit. Donc tout citoyen est libre de manifester son opinion, sauf à répondre de ses paroles ou de ses actions, si les lois les ont qualifiées de délit. Donc l’article 14 n’autorise pas des mesures préventives, mais seulement des mesures répressives.
Messieurs, une interprétation aussi large peut-elle être admise dans tous les cas ? Ne serait-ce pas reconnaître qu’on peut manifester les opinions, les doctrines les plus funestes, je ne dirai pas seulement aux bonnes mœurs, mais à l’ordre public même ? Car je ne vois pas sur quoi on fonderait la raison de différence, et je voudrais bien qu’on me donnât cette raison de différence.
Quand les auteurs de la constitution ont voulu qu’il n’y eût pas de mesures préventives, de censure, ils s’en sont expliqués expressément : c’est ainsi qu’en matière d’enseignement, toute mesure préventive est interdite (art. 17) ; c’est ainsi qu’en matière de presse la censure ne pourra jamais être établie (article 18) ; mais pour tous les autres cas les mesures préventives ne sont pas interdites. L’utilité de ces mesures est abandonnée à la sagesse et à la prudence du législateur.
Je répète donc qu’il faut que la presse ou l’enseignement impliquent les représentations théâtrales pour qu’il ne vous soit pas permis d’adopter la proposition du ministre.
Or, je soutiens que la presse n’implique pas la représentation des pièces de théâtre ; j’ai soutenu cette opinion lors de la première discussion, je la fortifie aujourd’hui de ce que vous a dit hier si éloquemment l’honorable M. Nothomb. « L’art dramatique n’est pas la presse ; le théâtre a existé et peut encore exister sans la presse. L’art dramatique participe à la liberté de la pensée, mais il l’exerce par un mode particulier qu’on ne saurait de bonne foi assimiler à l’imprimerie. Autre chose est de distribuer un écrit à des lecteurs épars, qui se passionnent isolément, et par eux-mêmes ; autre chose de parler à la multitude réunie, de par tous les prestiges de la scène, de s’agiter, de s’entretenir, d’en disposer en masse... »
Mais, dès qu’on convient que l’art dramatique n’est pas la presse, j’en conclus qu’il n’existe, dans la constitution, aucune disposition qui interdise des mesures préventives contre la représentation des pièces de théâtre contraires à l’ordre public et aux bonnes mœurs.
J’ai peine à concevoir les attaques dont l’amendement de M. le ministre est l’objet, lorsque nous voyons dans un pays voisin, sous l’empire d’une charte qui proclame la liberté de la presse, le législateur disposer qu’il ne pourra être établi aucun théâtre ni spectacle sans autorisation préalable du ministre de l’intérieur à Paris et des préfets dans les département, et que la même autorisation sera exigée pour la représentation des pièces. Il paraît que ces dispositions ont échappé à l’honorable M. Nothomb.
Je voterai pour le principe de l’amendement de M. le ministre.
M. Jullien. - Si MM. les ministres tiennent compte, comme je le crois, de l’opinion publique, et si leurs principes leur ont permis de fréquenter quelquefois les spectacles, ils doivent être maintenant convaincus de l’extrême défaveur avec laquelle toutes les populations éclairées du royaume ont accueilli la disposition qu’ils représentent aujourd’hui à la chambre.
J’espère, messieurs, que cette manifestation énergique de l’opinion publique ne sera pas perdue dans la présente discussion.
Mon intention n’est pas de revenir sur le fond de cette question. Elle a suivant moi été épuisée par nous-mêmes et surtout par la presse. On n’avait donc pas besoin des discours scientifiques que vous venez d’entendre pour reconnaître les principes qui doivent diriger cette discussion.
Encore une fois, dans cette discussion comme dans toutes celles qu’a soutenues la loi communale, c’est à votre bonne foi que je me propose de parler sans subtilité, sans détour et sans rechercher les effets qu’ont pu avoir les représentations des pièces d’Aristophane et des autres auteurs de cette époque.
Lors de la première discussion comme à celle-ci, dans les discours très remarquables que vous avez entendus, y compris celui de l’honorable M. Vandenbossche, on vous a dit qu’il y avait violation des articles 18 et 19 de la constitution dans la disposition ministérielle qui vous est présentée.
Qu’on lise cet article 18 sans arrière-pensée, et on y trouvera tout uniment ceci, que la presse est libre et que la censure ne pourra jamais être établie. Ainsi, d’après l’article 18 de la constitution, la presse est libre et la censure ne pourra jamais être établie. Mais de quelle censure a parlé la constitution ? de toutes les censures qui pouvaient porter sur la presse ou toute autre manifestation de la pensée, d’après un autre article, l’art. 14 de la constitution. L’article 18 ne fait pas de distinction quand il dit : « La presse est libre. La censure ne pourra jamais être établir,» il entend toute censure possible qui pourrait restreindre la liberté de la presse et la liberté toute naturelle de manifester sa pensée.
Ainsi, messieurs, toutes ces distinctions qu’on vient de vous faire à l’instant même ne sont à mes yeux que de pures subtilités. La censure ne peut pas plus frapper sur les œuvres dramatiques que sur toute autre œuvre de la pensée. Si vous adoptiez de pareils principes, un poète comme Homère ne pourrait plus aller chanter ses œuvres de porte en porte, les troubadours ne pourraient plus répéter leurs sons joyeux ni se rassembler pour offrir des jeux scéniques au public, car c’est ainsi que le théâtre à pris naissance.
Vous pouvez, dit-on, manifester votre pensée par la presse, mais vous ne pouvez pas l’articuler en public.
Mais, messieurs, qu’est-ce que la scène ? Est-ce autre chose que l’expression de la pensée dans des arrangements scéniques qui plaisent aux spectateurs ? N’allons pas, à l’aide d’escobarderies et de subtilités, chercher à dénaturer la véritable pensée de la constitution, quand elle ne fait pas de distinction entre la censure théâtrale et la censure de la presse. Elle a voulu que jamais la censure ne pût être établie.
On l’a dit toutes les fois qu’il y a eu violation d’un article de la constitution, comme tout dans cette loi organique lorsque vous rompez un chaînon, vous rompez tout ; quand vous violez la constitution dans un point, vous faites une infinité d’autres violations dans une multitude d’autres points ; en touchant à la liberté des théâtres, vous portez atteinte au droit qu’ont les citoyens de s’assembler, vous portez atteinte à la propriété, en confisquant la propriété des auteurs dramatiques au profit de vos théories, de vos doctrines ; vous faites de la constitution une oeuvre incomplète, lorsque l’intention du législateur avait été de faire un tout coordonné.
Je vous ai parlé de l’article 18 ; je viens à l’article 19. Il est ainsi conçu :
« Les Belges ont le droit de s’assembler paisiblement et sans armes, en se conformant aux lois qui peuvent régler de ce droit, sans néanmoins se soumettre à une autorisation préalable.
Eh bien, si les Belges ont le droit de s’assembler, quand on s’assemble, c’est ordinairement pour quelque chose. Supposez que des Belges s’assemblent au théâtre de la Monnaie, paisiblement et sans armes, pour entendre une pièce annoncée. Supposez ensuite qu’un autre Belge, commissaire de police, vienne leur dire que la pièce ne sera pas donnée ; les Belges assemblés pour entendre la pièce demanderont pour quelle raison on ne veut pas que leur assemblée ait son but, pour quelle raison on ne veut pas qu’ils jouissent du plaisir qu’on leur avait annoncé et qu’ils s’étaient promis.
On viendra leur dire, d’après la disposition qui vous est soumise : C’est parce que la pièce qu’on voulait vous donner blesse les bonnes mœurs. Voilà l’autorité publique aux prises avec ces Belges assemblés qui ne manqueront pas de demander en quoi, et comment cette pièce qu’on devait donner et pour laquelle ils étaient assemblés, en vertu de l’art. 19 de la constitution, blesse les bonnes mœurs.
C’est ici qu’il est impossible de se comprendre, parce que ce qui est immoral pour les uns n’est pas immoral pour les autres. Il y a de la morale de toutes les façons ; depuis la morale des intérêts qui est très commune aujourd’hui, jusqu’à la morale publique, il y a toutes les morales que vous voulez imaginer ; il y a une multitude de morales sur lesquelles il est extrêmement difficile de s’entendre.
Aussitôt qu’on aura empêché l’exercice d’un droit constitutionnel, vous verrez s’allumer la guerre entre une jeunesse ardente et les membres de l’autorité communale, parce que dire qu’une pièce blesse les bonnes mœurs, ce n’est pas là une raison que tout le monde peut comprendre.
Mais quand on demandera pourquoi on veut empêcher un spectacle, et qu’on répondra : « C’est pour un motif d’ordre public ; déjà cette pièce occasionné des désordres ; elle a été la cause de luttes déplorables entre les citoyens ; le sang a coulé, la vie d’un citoyen est plus précieuse qu’une vaine soirée d’amusement public ; » la voix du magistrat sera entendue, tout le monde l’écoutera avec respect, tout le monde obéira à la loi ; et si elle rencontrait quelque résistance, il y aurait assez de bons citoyens qui s’entendraient pour que force reste à la loi, parce que quand on parle raison au peuple, il écoute et il obéit, tandis que si vous lui parlez de ridicules doctrines qu’il ne comprend pas, vous organisez la résistance au lieu d’assurer l’ordre public, vous ne portez plus que du désordre dans vos communautés, dans vos villes.
j’ai vu avec plaisir, en lisant dans le rapport les opinions des membres de cette chambre sur cette question, que trois sections, la première, la seconde et la troisième, avaient été unanimes pour déclarer qui fallait uniquement accorder à l’autorité communale la police des théâtres. Tout le monde comprend ce que c’est que la police d’un théâtre ; ordre public, tranquillité, sûreté, voilà ce qu’on a toujours entendu par police des théâtres. Cette proposition de ces trois sections devrait être adoptée par la chambre. Je ne répugnerai pas même à adopter la première partie de la proposition de M. de Theux qui est conçue en ces termes :
« La police des spectacles appartient au collège des bourgmestres et échevins ; il peut, dans des circonstances extraordinaires, interdire toute représentation, pour assurer le maintien de la tranquillité publique. »
Je trouve même que cette disposition est plus complète que celle proposée par les trois sections dont je viens de parler, parce qu’elle indique au moins que l’autorité communale a le pouvoir d’empêcher dans des circonstances extraordinaires ta représentation d’une pièce, quoique dans mon opinion, dès qu’on attribue à l’autorité communale la police des théâtres, cette attribution emporte avec elle le droit d’empêcher la représentation d’une pièce et de prendre telle mesure de précaution qu’on croit nécessaire pour maintenir public.
Voilà comme j’entends, comme l’entendaient hier les orateurs qui ont pris la parole et comme probablement la plupart des membres de cette chambre entendront la police des théâtres. De plein droit, dans tous les cas extraordinaires les autorités communales pourront recourir, sous leur responsabilité, au déploiement de tous les citoyens que la loi met en leur pouvoir pour assurer l’ordre public. Personne ne pourrait blâmer l’autorité communale d’avoir été au-delà des mesures, lorsque véritablement il y avait danger et qu’il fallait arrêter le désordre. Mais si vous poser le principe du ministre, que dans les cas extraordinaires l’autorité communale pourra interdire une représentation, au moins le pouvoir de l’autorité communale sera déterminé et connu des administrateurs et des administrés.
Cette première disposition de l’amendement de M. le ministre, je suis prêt à l’adopter.
Mais je crois devoir repousser la seconde qui est ainsi conçue :
« Ce collège exécute les règlements faits par le conseil communal pour tout ce qui concerne les spectacles, Le conseil veille à ce qu’il ne soit donné aucune représentation contraire aux bonnes mœurs ou à l’ordre public. »
Le conseil veille à l’ordre public. Tout le monde sera d’accord sur ce point. Mais dès l’instant que vous voulez qu’il veille à ce qu’il ne soit donné aucune représentation contraire aux bonnes mœurs, vous insérez là une disposition sur laquelle on ne pourra jamais s’entendre. Elle fera naître tous les inconvénients qui ont été signalés, elle excitera l’animadversion comme la première fois que la mesure a été proposée à la chambre. Car le ministre ne fait que déplacer l’exercice de la censure. Dans le premier projet, c’était le collège qui devait s’opposer à la représentation ; aujourd’hui, pour tâcher de complaire à ceux qui auraient hésité à adopter la mesure, on dit : Ce ne sera plus le collège des bourgmestre et échevins, mais le conseil communal qui pourra prendre des mesures pour empêcher la représentation des pièces contraires aux bonnes mœurs. Mais, messieurs, c’est encore pire. Je préférerais que ce pouvoir résidât dans une seule main que d’être placé dans le conseil communal, parce que si vous confiez une pareille fonction aux conseils communaux, vous allez les organiser ; ils sont prêts à se réunir : une fois l’organisation faite, qu’on jette cette question au milieu des conseils, elle ne manquera pas, dans les petites villes aussi bien que dans les grandes, de faire naître des divisions entre les membres, parce qu’il est impossible qu’on s’entende sur une question de cette nature.
D’un autre côté, vous avez à craindre que le conseil arrête une disposition pour telle pièce et qu’un autre conseil arrête une disposition contraire pour la même pièce ; il en résultera de l’irritation dans le pays. Une pièce sera défendue à côté d’une ville où elle sera permise. Tout cela est véritablement du désordre.
Supposez (car il faut toujours faire des suppositions quand on discute des lois, il faut en prévenir les conséquences), supposez donc qu’un conseil soit composé en majorité d’hommes qui ont pour principe, qui ont la conviction que toute œuvre dramatique est une œuvre diabolique, que les spectacles par eux-mêmes sont une école de mauvaises mœurs et d’immoralité ; cette majorité, comment croyez-vous qu’elle fera des règlements sur une pareille matière ? Elle devra désirer non seulement qu’on restreigne la liberté des spectacles, mais qu’on l’éteigne. On aura beau leur dire : Mais vous êtes des hommes politiques, il ne s’agit pas ici de faire prédominer vos doctrines religieuses ; ils répondront : Nous sommes des hommes de conscience, et notre conscience nous dit que nous ne pouvons pas tolérer de pareils abus. S’ils ne proscrivent pas le spectacle, ils feront semblant de le tolérer, et ce sera toujours avec cette restriction de lui nuire par tous les moyens possibles comme on vient de le faire dans plusieurs villes, en ne donnant pas ce qu’il faut pour leur existence, parce que tous ceux qui croiront que le spectacle est une chose pernicieuse devront employer tous les moyens que leur suggérera leur conscience pour les faire tomber. Voilà comme les hommes sont faits.
Il est impossible de faire passer les lois dans les mœurs des peuples. Tous les législateurs l’ont essayé en vain. C’est ainsi qu’en France la loi sur le sacrilège et toutes les lois de cette espèce n’ont jamais pu être mises à exécution quand les jurys se sont trouvé composés d’hommes indépendants. Il en sera toujours de même des mauvaises lois, des lois qui iront à rebours de l’opinion publique.
Dirai-je quelque chose des arguments que j’ai à peine saisis au passage, de l’orateur qui m’a précédé ? A l’entendre, il semblerait que les mœurs du théâtre sont dans un état de dissolution complète, que les oeuvres dramatiques sont un dissolvant des plus actifs, et que si vous laissiez le gouvernement désarmé en présence d’un pareil danger, s’en serait bientôt fait des mœurs, de la sainteté du mariage, et la société tomberait dans une anarchie complète.
Qu’on cite donc les villes où on ait permis aux comédiens de livrer au public des œuvres obscènes qui pouvaient faire rougir la morale publique. Vous avez vu, au contraire, partout que le bon sens public a rejeté avec dégoût ces obscénités ; partout où on a essayé de représenter des pièces représentant quelque chose d’immoral, le publie les a repoussées. On ne les représente plus. Quant à moi, qui vais souvent au spectacle, il est telle pièce qu’on a qualifiée d’immorale, que je n’ai pas encore eu occasion de voir et que je n’ai pas été tenté de lire.
Voilà pourtant à quoi se réduisent toutes ces déclamations, voilà ce dissolvant qui menace de détruire la société. On parle de nationalité, on parle de sainteté du mariage, on parle enfin de tout ce qui constitue la morale d’un pays. Qu’est-ce que tout cela a à faire avec les théâtres, avec la question qui nous occupe ? Est-ce parce que nous allons au théâtre pour rire des infidélités des femmes, qui sont après tout choses bonnes à connaître ? D’après les arguments que je viens d’entendre il faudrait envisager le spectacle avec des préventions, je dirai même avec du fanatisme. Cela ne peut pas convenir dans le siècle où nous vivons et vis-à-vis d’un public raisonnable.
Je ferai remarquer une contradiction dans les opinions émises par ceux qui défendent la disposition présentée par le ministre. Quand vous avez introduit la liberté absolue de l’enseignement, ils n’ont pas voulu de mesures préventives ; lorsqu’il s’est agi de l’application du principe, ils ont dit que si on élevait une chaire publique pour enseigner l’athéisme, et prêcher de mauvaises mœurs, le public en ferait justice, qu’il n’était besoin de prendre aucune mesure, que d’ailleurs tel était le vœu de la constitution, et que tout devait s’abaisser devant cette considération. Ainsi du haut d’une chaire d’enseignement on pourra prêcher toutes les doctrines liberticides, l’autorité ne pourra pas y mettre obstacle ; mais si on représente une pièce qui choque l’opinion religieuse, les doctrines ou les susceptibilités de tel ou tel individu, l’autorité arrivera pour réprimer ; cependant qui a décidé l’un a décidé l’autre. La constitution n’a pas pu vouloir la liberté absolue d’un côté, la prévention de l’autre, dans des choses qui ont autant d’analogie.
L’honorable M. Milcamps est l’orateur qui a parlé le dernier, c’est par lui que je terminerai. Il vous a dit que dans un pays voisin on n’avait pas compris la chose comme vous, et qu’on avait accordé au gouvernement ce que le ministère vous demande en ce moment. Mais, messieurs, dans quelles circonstances le gouvernement français a-t-il obtenu ces mesures ? L’honorable membre vous a-t-il dit que c’étaient les lois de septembre, qui ont été qualifiées dans toute la France de lois d’intimidation ? Vous a-t-il dit les circonstances tragiques qui venaient d’avoir lieu ? L’anarchie qui menaçait le gouvernement au moment où ces lois ont été présentées ?
Quoique la peur soit une mauvaise conseillère, c’est un moyen dont on se sert toujours pour faire décréter de pareilles lois par les assemblées législatives. Mais qu’avons-nous de commun avec les circonstances qui ont amené le vote de ces lois en France, que se passe-t-il ici qui puisse faire craindre l’anarchie dont on a voulu effrayer la France quand on a présenté aux chambres ces misérables dispositions dont tout le monde a déjà fait justice ?
L’opinion que j’exprime est à peu près celle que j’ai dû exprimée lors de la première discussion. Quand je parle ici, c’est comme ami de l’ordre et du pays et je crois que c’est voter pour l’ordre public que de rejeter la disposition ministérielle. C’est aussi ce que je ferai.
(Moniteur belge n°59, du 28 février 1836) M. le ministre de l'intérieur (M. de Theux). - Messieurs, la disposition que nous avons présentée, nous l’avons puisée dans le décret de l’assemblée constituante ; assemblée que personne n’accusera ni d’intolérance ni d’esprit d’obscurantisme, et dont tout le monde, au contraire, reconnaît les lumières. Le décret du 16-24 août 1790 avait remis aux municipalités le droit exclusif d’autoriser les spectacles.
L’art. 4 de cette loi est ainsi conçu : « Les spectacles publics ne pourront être permis et autorités que par les officiers municipaux. »
Les officiers municipaux avaient le pouvoir le plus absolu en matière de spectacles.
Aucun spectacle ne pouvait être donné sans leur assentiment. La disposition de l’assemblée constituante fut rapportée par la loi du 13 janvier 1791 qui décréta la liberté la plus illimitée pour les spectacles ; mais cette loi n’eut qu’une durée très courte, on s’aperçut qu’elle avait donné lieu aux désordres les plus graves. A cette ère de liberté succéda le despotisme le plus complet ; non seulement on rétablit la loi de 1790, mais l’autorité municipale précisait le spectacle, imposait les pièces qu’elle jugeait à propos de faire représenter pour former l’esprit national. De l’excès du mal était né l’excès de la répression.
Les dispositions qu’on adopta le 2 et 14 août 1793 sont conçues en ces termes :
L’art. 2 de la loi du 2 août 1793 porte :
« Tout théâtre sur lequel seraient représentées des pièces tendantes à dépraver l’esprit public et réveiller la honteuse superstition de la royauté sera fermé. »
La loi du 14 août :
« La convention nationale décrète que les conseils des communes sont autorisés à diriger les spectacles et y faire représenter les pièces les plus propres à former l’esprit public et développer l’énergie républicaine. »
L’arrêté du 25 pluviôse an IV porte une disposition semblable dans les articles 1er et 2.
Je ferai remarquer que l’arrêté dont je viens de donner lecture était appliqué en Belgique, puisqu’elle faisait partie intégrante de la France.
Je ferai observer en outre que l’art. 4 de la loi du 16 août 1790 a été promulgué en Belgique par arrêté du 22 floréal de l’an V ; de sorte qu’il ne peut y avoir de doute sur la force obligatoire de cette loi dans nos contrées.
M. Merlin, dans son Répertoire de jurisprudence, au mot Comédien, rapporte les anciennes dispositions sur les théâtres en ce qui concerne les pièces immorales, et il fait remarquer que ces dispositions se trouvent dans la loi de 1790, en ce que les officiers municipaux avaient la police des théâtres, et en ce qu’aucune pièce ne peut être jouée qu’après avoir été approuvée par le magistrat.
Ce n’est donc que par l’arrêté du gouvernement provisoire que l’on en est revenu au régime éphémère de la liberté absolue des théâtres introduite par la loi du 3 janvier 1791.
Pour nous, messieurs, nous avons présenté une disposition moins étendue que celle de la loi du 16 août 1790 ; mais nous avons cru qu’il était indispensable d’investir l’autorité communale du droit d’interdire les représentations de pièces contraires à l’ordre public et aux bonnes mœurs.
Je m’aperçois que la disposition, en ce qui concerne l’ordre public, ne rencontre plus d’opposition dans cette chambre ; c’est déjà un grand pas de fait. Les observations qui ont été faites roulent exclusivement sur la partie de la disposition qui est relative aux bonnes mœurs. Mais je vois que les craintes que l’on a manifestées à l’égard de cette partie de l’amendement n’ont aucune espèce de fondement, sont chimériques.
Et d’abord je dirai que nous pourrons juger du futur par l’exemple du passé. Or, s’est-on plaint, sous le régime de la loi de 1790, laquelle a été en vigueur jusqu’à l’arrêté du gouvernement provisoire, c’est-à-dire jusqu’à 1830 ; s’est-on plaint d’abus graves ?
A-t-on cité des municipalités qui, pendant la réunion de la Belgique à la France, ou pendant l’existence du royaume des Pays-Bas, aient abusé du pouvoir absolu qu’elles avaient sur le théâtre ? A-t-on pu se plaindre qu’en matière de mœurs, leur surveillance ait été trop sévère ? Je n’ai jamais entendu de réclamations relativement à cet objet.
Notre but n’est pas de faire exercer une surveillance extraordinaire, inquiète ; notre but est uniquement d’arrêter l’immoralité : et la mesure que nous proposons a été provoquée de toutes parts ; de toutes parts, en effet, des plaintes se sont fait entendre contre la licence extrême des théâtres.
Dira-t-on qui si pendant un long espace de temps le pouvoir communal n’a pas abusé de ses anciennes prérogatives, il pourrait en abuser à l’avenir ? Mais je demanderai à mes contradicteurs s’ils placent à un plus haut degré ce sentiment des besoins sociaux dans les directeurs des théâtres que dans les administrations municipales nommées par l’élite de nos cités et formées de nos sommités sociales ? Je ne pense pas que personne puisse établir cette comparaison injurieuse.
Si, contre toute attente, il était possible que dans quelques circonstances extraordinaires le pouvoir communal exerçât une surveillance trop rigoureuse, il est évident qu’il en résulterait moins d’abus que d’une licence effrénée. Et ce que je dis s’applique à l’intérêt de l’art lui-même comme à l’intérêt des moeurs ; car il est reconnu par tout le monde que les excès détruisent l’art véritable pour y substituer un art dégradé et sans beauté.
En outre, de ce que les régences sont élues directement et composées des notabilités de nos villes, je dirai que ces régences trouveront toujours un contrôle de leurs actes dans la presse et dans les habitués des théâtres qui seraient les premiers à réclamer s’il y avait abus dans la surveillance.
Il existe donc des garanties réelles contre ce que la mesure paraît avoir de trop absolu.
On demandera quels seront les moyens d’appréciation des régences, où est la définition de cette expression : « les bonnes moeurs. » On demandera encore si cette définition ne varie pas de ville en ville. Je répondrai à toutes ces questions que leur solution se trouve dans l’opinion publique.
Il faut convenir que la définition de bonnes ou de mauvaises mœurs, comme la définition du bien et du mal, a varié suivant les temps, suivant les pays ; toutefois, à chaque époque, dans chaque pays, on n’a pas été embarrassé pour apprécier ce qui constitue les bonnes et les mauvaises moeurs.
Il est évident que ce qui, par la généralité des habitants d’un pays, est considéré comme contraire aux bonnes moeurs, est ce qui blesse la morale publique. Comment cette appréciation pourrait-elle être difficile pour les conseils communaux composés, dans les grandes villes, de membres nombreux, choisis dans l’élite des citoyens, et dont le mandat se renouvelle, de telle manière que le conseil communal est l’expression périodique de l’opinion publique dans chaque cité ? A moins de vouloir supprimer le régime électoral, il faut admettre cette présomption de fait que les élus de la commune représentent l’opinion dominante dans la commune.
Est-il bien vrai que l’application des mesures préventives que nous proposons variera de ville en ville ? je ne le pense pas. En Belgique, il est certain qu’il y a les mêmes habitudes dans toutes nos villes et dans toute l’étendue du pays ; à cet égard il n’y a que des nuances très peu sensibles. Il est donc vraisemblable que ce qui sera admis dans une ville, sera également admis dans une autre. Et, en effet, messieurs, sous le régime de la loi de 1790, pendant plus de 30 ans qu’elle a été en vigueur en Belgique, nous n’avons pas vu qu’il y ait eu de grandes variations dans les actes des régences en ce qui concerne les spectacles. Il est probable que ce qui s’est passé pendant plus de 30 ans continuera de se passer à l’avenir, et il est tout à fait inexact de dire qu’il y aura diversité de régime en matière de théâtre.
On a prétendu que la surveillance municipale pourrait exciter de vives réclamations, voire des troubles, lorsqu’une pièce annoncée serait interdite. Je ferai remarquer que les choses ne se passent pas ainsi ; car lorsque le directeur d’un théâtre concevra quelque crainte que la pièce ne soit pas autorisée par la commune, il fera connaître son répertoire afin de n’être pas pris au dépourvu.
L’exercice fait par nos régences du droit que nous proposons de leur accorder encore, n’a pas occasionné les inconvénients que l’on indique, et ces scènes de désordre que l’on semble appréhender.
Un orateur a placé la censure des théâtres dans le peuple : il prétend que le public sera le meilleur juge de la perfection et de la moralité des pièces, et qu’il décidera de la composition du répertoire ; je n’admets pas avec cet orateur que le public abandonné à lui-même repousse les pièces les plus mauvaises...
Je dis d’abord que les habitués de spectacle, ne voulant pas se priver de ce plaisir, fréquenteront les pièces généralement et quelque mauvaises qu’elles soient. Je dirai plus, c’est qu’il y a une partie du public qui fréquentera peut-être ces pièces de préférence à d’autres. C’est ce que l’on a vu dans plus d’une occasion.
Il est incontestable, et l’expérience l’a suffisamment prouvé, que si l’on n’y porte pas remède, il n’y aura pas de dissolvant plus actif pour la moralité du peuple que les spectacles.
Nous avons eu, depuis le vote de l’année dernière, un exemple frappant des inconvénients qui peuvent résulter de la liberté illimitée des théâtres qui existe en ce moment. Nous avons vu établir dans l’un des faubourgs de Bruxelles un théâtre flamand qui s’est ensuite transporté dans le sein de la capitale même. Tout le monde, à quelque nuance d’opinion qu’on appartînt, a été d’accord que ce spectacle exerçait les ravages les plus funestes parmi le peuple. Cependant il n’y avait aucun moyen de l’interdire.
Il est évident que c’est une arme que peuvent employer et qu’emploieront immanquablement ceux qui veulent démoraliser le peuple pour arriver à d’autres fins. C’est ainsi que, dans le but de démoraliser le peuple, nous avons vu que l’on cherchait à répandre les plus mauvais écrits dans les communes rurales. De la même manière, en transportant des spectacles ambulants, à l’occasion de fêtes et d’autres assemblées nombreuses, on parviendra à démoraliser nos communes et nos petites villes.
J’ai aussi entendu soutenir que la licence portait son remède avec elle, qu’elle se tuait elle-même à cet égard ; il faut faire une distinction. Si l’on pense que la licence s’arrête jamais, c’est là une erreur grave. L’histoire fait foi que la licence ne fait jamais qu’accroître ; mais lorsqu’elle est arrivée à un certain degré, il s’opère dans l’opinion une réaction qui amène une répression extrême, et qui fait succéder un despotisme complet, pour détruire la grandeur du mal que la licence a enfanté. Voilà ce que l’histoire enseigne, presque en toute matière.
Un honorable orateur a pensé que l’on devait plutôt s’enquérir des moyens de réprimer que des mesures préventives en fait de spectacle. C’est encore là une erreur capitale ; car, pour peu qu’on réfléchisse sur la matière, il est évident pour chacun que l’emploi des moyens de répression, c’est-à-dire de punition, en fait de représentations théâtrales, est de toute impossibilité. Le scandale des procès intentés à cette occasion serait encore plus grand que celui de la représentation même. Aussi je ne connais aucun pays où les moyens de répression aient été employés. Les seules mesures, toujours employées, en fait de spectacle, ce sont les mesures préventives.
Je ne dirai que peu de mots en ce qui concerne la constitutionnalité de la mesure.
Vous vous rappelez que le gouvernement provisoire a pris trois arrêtés différents : il a proclamé, par le premier, la liberté d’association ; par le deuxième, la liberté des cultes, de l’enseignement et de la presse ; par le troisième, la liberté des théâtres.
Le congrès national a consacre les 4 premières libertés mais il a n’a rien statué à l’égard de la cinquième. Ainsi le congrès a solennellement garanti par la constitution la liberté d’association, des cultes, de la presse et de l’enseignement ; mais en ce qui concerne la liberté de théâtres, le congrès n’a rien statué ; on connaissait cependant à l’époque de la discussion de la constitution l’arrêté spécial et récent du gouvernement relatif aux théâtres ; et certes si le congrès avait voulu garantir par la constitution la liberté des théâtres, il en aurait fait mention, comme il l’a fait pour chacune des autres libertés.
On a parfaitement fait sentir que la liberté des théâtres n’était comprise dans aucune des 4 autres libertés ; si cela avait besoin d’une démonstration, il suffirait, pour la donner de signaler l’arrêté du gouvernement provisoire spécial à la liberté de théâtres, après qu’il avait établi les 4 autres libertés. Cet argument est sans réplique. Il est donc constant que tout ce qui concerne les théâtres est dans le domaine de la loi, et que vous pouvez, à cet égard, statuer tout ce que vous jugerez utile.
On conçoit bien les motifs tout spéciaux qu’il y avait pour garantir dans la constitution la liberté des cultes, d’association, de l’enseignement et de la presse. Mais les motifs que l’on a fait valoir pour la garantie de ces libertés, ne s’appliquent nullement à la liberté des théâtres. L’on comprend qu’au moyen des mesures préventives, on peut tuer la liberté des cultes, de l’enseignement et de la presse ; mais il n’en est pas de même des mesures préventives en fait de théâtre.
Ici il ne s’agit pas d’établir un monopole, en faveur des régences ; il s’agit uniquement d’interdire les représentations qui sont contraires aux bonnes mœurs et à l’ordre public.
Il paraîtra étrange que des orateurs qui veulent que des mesures soient prises en fait d’ordre public, ne veulent pas qu’il en soit pris en fait de bonnes mœurs. Les bonnes mœurs sont-elles donc une chose indifférente dans un pays ? Certes il n’y a pas un membre qui ose répondre qu’il n’en tient aucun compte.
Mais il y a d’honorables membres qui sont effrayés du vague que présente l’expression. On pourrait, avec autant de raisons, s’effrayer du vague de l’expression « ordre public, » car il est aussi facile de définir les bonnes mœurs que l’ordre public ; et ici je ferai remarquer que plusieurs membres ont exprimé l’opinion que dans l’expression « ordre public » sont comprises les bonnes mœurs, tandis que les honorables députés d’Arlon et de Bruges repoussent l’expression de « bonnes mœurs, » non parce qu’elle est comprise dans celle « ordre public, » mais parce qu’il est trop difficile de les apprécier, et que, dans leur opinion, on pourrait abuser de cette expression.
Ainsi ceux qui croient que l’expression « d’ordre public » comprend celle de bonnes mœurs, se trompent, dans l’opinion de ces deux honorables députés. Mais je demanderai à ces honorables membres pour quel motif ils veulent retrancher une telle expression ; comment ils veulent la chose et pas les termes ? Ou la mesure est utile en elle-même, et il faut l’exprimer clairement ; ou elle est mauvaise, et il faut la rejeter franchement.
En serions-nous arrivés ce point que le pouvoir législatif lui-même n’oserait plus exprimer franchement sa pensée dans une question qui intéresse si éminemment le pays ? Ce serait faire injure à la chambre et à chacun de ses membres que de penser que par des considérations quelconques ils n’oseraient pas exprimer leur pensée, leur volonté, pour atteindre le but qu’ils se proposent d’atteindre. Si l’on pouvait supposer que par une considération quelconque on s’effrayât des expressions, alors que l’on voudrait la chose, il y aurait un moyen bien simple : ce serait d’insérer dans la loi communale la disposition de la loi du 16 août 1790, d’après laquelle les spectacles publics sont autorisés par les municipalités. On rentrera ainsi sous un régime qui a été en vigueur pendant 30 années. Mais les municipalités n’autoriseront que les représentations qui ne blesseront pas l’ordre public et les bonnes mœurs. Si c’est là un moyen de transaction, j’y souscris très volontiers.
Pour moi, je ne tiens pas aux expressions ; si l’on ne veut pas de celles du projet, que l’on prenne celles de la loi de 1790.
Je demande quelles sont les circonstances qui pourraient déterminer la chambre à rejeter une disposition qui a été adoptée l’an dernier, après une discussion solennelle, à une majorité de 45 votants contre 15. La disposition, aujourd’hui, n’est-elle plus aussi large ? Au contraire, elle offre encore une garantie de plus, parce que nous avons introduit l’intervention du conseil communal, au lieu de celle du collège ; il y a donc une garantie de plus pour ceux qui appréhendent qu’il n’y ait pas une vraie, une juste liberté des théâtres.
Je dis que loin qu’il se soit passé des faits qui doivent nous engager à modifier la disposition première, au contraire, il s’est accompli, depuis le premier vote, des faits qui vous font sentir de plus en plus la nécessité de cette disposition. Il y a eu spécialement l’établissement d’un théâtre flamand, établissement nouveau, qui a été signalé comme funeste par tous les amis de l’ordre et de la saine morale.
Mais, a dit l’honorable député de Bruges, ne tenez-vous aucun compte de l’opinion publique ! Je ne pense pas que ce soit sérieusement que l’on viendrait engager une chambre des représentants à modifier un vote aussi solennel que celui qu’elle a émis, par cela seul que des acteurs intéressés personnellement à jouir de la liberté la plus illimitée ont pu trouver le moyen de susciter quelques désordres partiels dans le sein des spectacles mêmes. Je crois au contraire que la considération qu’a fait valoir l’honorable membre devrait déterminer la chambre à maintenir intacte sa première disposition et à montrer qu’elle n’est pas soumise aux caprices, je ne dirai pas de l’opinion publique, mais d’une opinion partielle et restreinte qui voudrait ainsi censurer ses votes. J’ai dit.
(Moniteur belge, n°58, du 27 février 1836) M. Desmanet de Biesme. - Comme un honorable collègue qui a pris la parole dans la séance d’hier, je viens faire connaître les motifs qui, depuis la dernière discussion, m’ont fait changer d’opinion.
Je n’ai pas à m’excuser de ce changement. Je n’ai jamais prétendu à l’infaillibilité. Il n’y a que deux espèces d’hommes qui ne changent jamais ; les hommes réellement supérieurs qui d’un premier aperçu jugent parfaitement, et les hommes obstinés qui ne veulent jamais revenir sur leur première opinion. Je n’ai pas la prétention d’être classé dans ou l’autre de ces catégories.
Ce n’est pas sous le rapport de la constitutionnalité ou de l’inconstitutionnalité que j’examinerai la disposition en discussion, mais sous le rapport de son inutilité dont j’ai pu me convaincre depuis le dernier vote de la chambre.
On a cherché en dehors de cette chambre, à mettre la religion en jeu dans cette question. Quant à moi je ne le pense pas. Les bonnes moeurs sont de toutes les religions ; et la religion catholique n’est pas plus qu’une autre intéressée à leur maintien.
Je dois faire à cet égard quelques réflexions.
Lorsque le congrès s’est assemblé, la majorité était, je crois, composée de catholiques. D’opprimés qu’ils avaient été, les catholiques auraient pu devenir oppresseurs ; ils ne l’ont pas voulu. On se fit, au nom de l’union, de mutuelles concessions ; en effet, l’on ne peut douter qu’il n’ait été adopté plusieurs articles qui ont déplu aux libéraux, comme il en a été adopté plusieurs qui ont déplu aux catholiques. Chacun a dû sacrifier quelque chose de son opinion ; et la liberté s’en est bien trouvée.
Les prêtres catholiques, en ce qui touche à la liberté des théâtres, d’accord avec le philosophe de Genève, ont considéré la fréquentation des théâtres comme dangereuse, et l’ont en général interdite aux catholiques. Pour moi je ne crois pas que le théâtre soit une école de corruption ; tout dépend du choix des pièces, et chacun peut en juger. Mais très souvent on veut faire marcher d’un pas égal la religion et les plaisirs du monde. On a des scrupules sur une pièce ; que l’on s’adresse alors à un directeur de conscience il fera un choix entre les pièces de théâtre. Quant à nous, nous n’avons pas à nous occuper à calmer les scrupules de telles ou telles personnes.
Quant au genre de pièces dont on a parlé, et dont on prétend que le théâtre est inondé, je ne crois pas que ce pays-ci ait à les craindre. Depuis un an, aucune des pièces dont on a parlé n’a pu être représentée sur le théâtre de Bruxelles ; et cela se conçoit bien ; généralement ces pièces n’ont ici aucun succès. L’autorité la meilleure à consulter sur ce point serait le livre de comptes du caissier du théâtre ; on y verrait que tous les chefs-d’œuvre de l’école romantique n’ont pas fait à beaucoup près autant de recettes que le plus mince opéra. Je crois donc qu’il n’y a pas à craindre que ce genre démoralise le peuple ; le bon goût du public en a fait justice.
J’ai assisté quelquefois à ces représentations ; eh bien, presque toutes les loges étaient dégarnies ; il y avait quelques hommes aux premières représentations, et au bout de quelque temps on ne les donnait plus faute de spectateurs.
On est très porté à comparer Paris avec Bruxelles : il y a sans doute ici une manie d’imiter un peu Paris ; toutefois, sous certains rapports, il n’y a pas de comparaison à établir. A Paris tout fait spectacle ; tout même ce qui est scandaleux attire le public. C’est ainsi que l’on voit maintenant la vile concubine d’un infâme assassin présentée en spectacle à la curiosité publique.
Eh bien, si on se permettait chose semblable à Bruxelles, la morale publique en aurait bientôt fait justice ; cette malheureuse serait forcée à cacher sa la honte. (Mouvement d’approbation.)
Nos mœurs se refusent à ce scandale ; nous n’avons pas à craindre que ces pièces s’implantent ici.
On veut renvoyer aux régences le soin de décider de cela. Il me semble que les régences sont composés d’éléments assez différents, dès lors les unes permettront une pièce que les autres défendront. Il y aura un plus grand inconvénient ; en remettant au conseil la décision à prendre, vous établirez une dissension entre le collège et le conseil, Il y aura assez d’éléments naturels de discorde entre des bourgmestre et échevins nommés par un pouvoir, et d’autre part des conseillers nommés par le peuple, sans que vous alliez encore en créer un autre.
Sans doute il y aura quelquefois dans les régences des hommes assez éclairés pour prononcer sur ces questions. Mais souvent aussi il n’y aura dans les régences que des personnes très peu propres à prononcer sur la moralité d’une pièce. Ce qui scandalisera l’un ne scandalisera pas l’autre.
Je crains que les auteurs et les directeurs de théâtre ne puissent quelquefois dire au bourgmestre ce qu’un auteur célèbre disait au magistrat de Toulouse : « M. le capitoul, vous avez des lubies. » (On rit.)
Je pense donc que nous devons nous borner à adopter la disposition en ce qui concerne l’ordre public. Tant de choses sont dites dans ces mots. Je crois que si l’on donnait une pièce réellement contraire aux bonnes mœurs, il y aurait désordre. Le bourgmestre rentrerait alors dans son droit en faisant cesser la représentation. Tout se trouve donc compris dans les mots : « ordre public. » Je crois qu’il faut se borner à les adopter et retrancher l’addition de M. le ministre concernant les bonnes mœurs.
M. Fallon. - Je ne puis trop déplorer pour mon pays cette opiniâtreté du ministère, opiniâtreté qui ne se manifeste que trop souvent dans cette enceinte, à insister sur tout ce qui peut exciter les irritations et entretenir les défiances ; cette insistance à représenter à l’étranger le peuple belge comme tellement turbulent, tellement immoral, qu’il ne puisse plus déjà supporter le régime qu’il avait accueilli avec tant d’acclamations dans les premiers jours de son émancipation.
Ce n’est pas assez d’avoir réuni tous ses efforts (efforts qui, je l’espère encore, seront impuissants), pour corrompre le régime de l’élection directe, il faut aussi corrompre la liberté des théâtres, il faut que l’arrêté du gouvernement provisoire du 21 octobre 1830 disparaisse de nos lois.
Il faudra autre chose que tout cela, messieurs ; ce ne sont là que les premiers actes d’un système qui tend évidemment à se développer. Il faudra effacer successivement chacune des traces de notre insurrection, elles répugnent par trop à plus d’un de nos hommes d’Etat ; il faudra étouffer successivement chacune de nos libertés, elles troublent par trop souvent leur sommeil : j’aperçois, quant à moi, que tout ce qui restera de notre émancipation, sera le ridicule d’une population de dupes.
La police des théâtres, comme de tous les lieux destinés à des réunions publiques plus ou moins nombreuses, doit appartenir aux administrations municipales ; vous l’avez déjà dit et vous leur avez attribué le pouvoir d’assurer cette police par des règlements, mais par des règlements qui n’enfreignent ni la constitution ni les lois.
C’est maintenant plus que cela que vous voulez ; vous voulez que ces administrations (que cela soit constitutionnel ou que cela ne le soit pas, qu’elles abusent ou qu’elles n’abusent pas d’un pouvoir aussi exorbitant), vous voulez, dis-je, que ces administrations exercent par elles-mêmes la censure des pièces de théâtre et déterminent même par leurs règlements les cas où il y aura lieu à censure.
Mais ayez donc le courage de faire vous-mêmes ce que vous voulez abandonner aux caprices et à l’arbitraire de ces administrations.
Si vous avez la conviction que cette censure soit constitutionnelle et d’intérêt général, l’objet est assez important pour en faire l’objet d’une loi d’intérêt général et non pour laisser faire autant de lois disparates qu’il y aura de conseils, de régence.
Ayez le courage d’établir cette censure par une loi, générale et uniforme, et nous verrons comment vous viendrez à bout de déterminer les cas où elle pourra être légalement exercée sans enfreindre plus ou moins la constitution.
Mais vous sentez vous-mêmes combien la matière est délicate et scabreuse ; vous sentez vous-mêmes combien il vous serait difficile de faire une loi qui pût recevoir une franche et loyale exécution, et dans cet embarras c’est de l’arbitraire qu’il vous faut et de l’arbitraire que vous puissiez diriger à votre gré. Vous comptez sans doute sur l’influence que vous vous êtes déjà réservée dans le choix du bourgmestre et des échevins, pour diriger vous-mêmes une censure occulte sur les théâtres.
A moins que vous ne supposiez que les administrations municipales de nos principales villes ne seront pas capables d’apprécier les mesures légales et constitutionnelles qu’il convient de prendre pour assurer, dans la commune, l’exécution des lois d’ordre, de tranquillité et de morale publics, c’est bien là évidemment ce que vous voulez.
On leur témoigne à ces administrations la confiance la plus illimitée ; on les investit d’une portion du pouvoir législatif ; on abandonne sans limites, à leur discrétion et à leurs soins, de garantir l’ordre public, la tranquillité et la morale en toutes matières, sans aucune ni la moindre distinction ; et cependant on les croit assez dépourvues de capacité et de bon sens pour ne pas savoir veiller, sans qu’on leur en fasse une prescription spéciale dans la loi, à ce que le théâtre ne soit pas un foyer de désordre ou d’immoralité.
Le langage même dont on se sert pour leur donner cette leçon est tellement vague, tellement hypocrite et perfide, qu’on semble vouloir les engager à se livrer sur ce point à l’arbitraire le plus large et le plus absolu, et tel même qu’elles puissent franchir au besoin toute limite constitutionnelle.
Dire que le collège veillera à ce qu’il ne soit donné aucune représentation contraire aux bonnes mœurs, sans définir même ce qu’on doit entendre sous ces expressions, c’est évidemment leur conférer indirectement la censure des pièces, et c’est là ce qui, pour moi, est ouvertement contraire à la constitution.
La liberté de manifester sa pensée par le moyen de la presse, de la représentation théâtrale ou tout autrement, sauf la répression de l’usage abusif de cette liberté, me paraît si formellement garantie par la constitution, que je ne puis comprendre comment on insiste pour exciter indirectement les administrations communales à prendre des mesures préventives contre l’usage de cette liberté autre que celle du bon sens du public appelé à imposer lui-même des bornes à cette liberté, alors même que, sans se placer dans le cas de répression, cette liberté excède les bornes d’une sage retenue.
Le père de famille, à qui vous reconnaissez assez de discernement pour choisir l’enseignement qui convient à ses enfants, en aura sans doute assez pour ne pas les conduire à une représentation qui ne leur conviendrait pas, pour ne pas leur donner lui-même l’exemple de ce qui serait un scandale de mœurs.
Soyez donc conséquents avec vous-mêmes ; ajoutez, à la disposition que vous proposez, que le collège veillera aussi à ce qu’il ne soit donné publiquement aucun enseignement contraire à l’ordre public ou aux bonnes mœurs. Ce genre de représentation n’est certainement pas moins dangereux que l’autre.
Dire qu’ici la censure ne s’exerce pas sur la pièce elle-même, mais seulement sur la représentation, c’est un jeu de mots ; c’est plus que cela, c’est une niaiserie : c’est tout comme si l’on disait qu’on peut empêcher qu’un journal soit lu publiquement dans une réunion publique plus ou moins nombreuse, par la raison que, dans ce cas, la censure ne s’exerce pas sur le contenu du journal, mais seulement sur la lecture qui en serait faite publiquement.
Empêcher la représentation d’une pièce de théâtre, c’est incontestablement censurer la pièce, et je m’étonne qu’on puisse sérieusement soutenir le contraire.
S’il est bon du reste que les administrations locales aient à leur disposition les moyens d’empêcher des représentations qui affecteraient, je ne dis pas les lois d’ordre public, puisque la police répressive est bien suffisante dans ce cas, mais qui pourraient offenser la décence publique, ces moyens ne leur manquent pas et elles pourront en user.
Presque partout les salles de spectacles appartiennent aux villes ; les directeurs doivent traiter avec elles pour les obtenir, les régences pourront donc faire à cet égard telles stipulations qu’elles trouveront convenir pour satisfaire à toutes les exigences.
Vous voulez que les régences puissent empêcher la représentation des pièces contraires aux bonnes mœurs.
Je veux aussi, mais comme moi vous devez vouloir qu’elles ne puissent agir que légalement.
Commencez donc d’abord par définir ce que vous comprenez vous-mêmes par les expressions dont vous vous servez.
Si je vous demande ce que vous entendez par des pièces contraires aux bonnes mœurs, l’expression est tellement élastique que je vous défie de me répondre d’une manière satisfaisante, et surtout de manière à établir une uniformité d’application. Au moyen de cette formule : « La pièce est contraire aux bonnes mœurs, » formule que l’on pourra toujours facilement appliquer suivant que le conseil communal se trouvera sous l’influence, soit du pouvoir, soit d’un parti, soit d’une doctrine religieuse ou autre, je défie qu’il soit une seule pièce qui puisse échapper à la censure et à la proscription.
Vous me direz que cette formule se rencontre dans plusieurs dispositions de nos lois civiles, et que les expressions n’en sont pas plus exactement définies. Mais faites donc attention à qui ces lois confient le pouvoir d’en faire l’application. Y a-t-il parité de garantie entre le tribunal inamovible à qui l’application est confiée, et un conseil de régence ?
L’ordre judiciaire est essentiellement au-dessus des influences, des doctrines, des partis et du pouvoir, tandis qu’un conseil de régence ne sera que trop souvent, en cette matière surtout, sous ces sortes d’influence, de manière que nous verrons chez nous cette absurdité antinationale, que telle pièce inoffensive dans telle localité sera très pernicieuse aux mœurs dans telle autre localité.
La mesure que vous voulez n’est pas seulement une mesure inconstitutionnelle, c’est une mesure de vandales, c’est même une mesure de désordre. Là les ministres du culte qui sauront que l’administration locale a le pouvoir d’interdire toute pièce, réclameront l’interdiction et ils feront bien si la pièce offense la décence publique ; mais aussi, si la régence n’entend pas raison, conflit, brouille et inimitiés entre le clergé et l’autorité locale. Ailleurs on voudra avoir la pièce précisément parce que l’on ne voudra pas la donner ; les masses veulent juger par elles-mêmes, il y aura du désordre, et le conseil de régence se trouvera ainsi en état d’hostilité avec une partie de la population, de laquelle il tient son mandat.
Laissez juger les électeurs par eux-mêmes, ils auront assez de bon sens pour aller siffler ce qui ne convient ni à l’ordre public ni aux mœurs.
Je ne vois, messieurs, dans l’amendement que de l’opiniâtreté, de l’amour-propre ou des projets liberticides, et si l’on n’en fait pas disparaître ce qu’il a d’arbitraire, j’aiderai à le repousser.
A part ces considérations, qui doivent nous déterminer à rejeter les dernières expressions de l’amendement proposé, il en est encore une sur laquelle je dois appeler votre attention, c’est la bizarrerie du rapprochement entre l’art. 20 et l’art. 21, entre deux articles qui se suivent immédiatement.
L’article 20 couvre les maisons de débauche et là la surveillance de l’administration locale n’est appelée que pour veiller à ce qu’il ne s’y passe que des choses assez matériellement morales pour ne pas troubler la tranquillité publique.
L’article 21 laisse les spectacles ouverts, mais là on se montre tellement scrupuleux pour le maintien des bonnes mœurs que la plus légère atteinte est interdite, quand bien même elle troublerait le moins du monde l’ordre ou la tranquillité publique.
Voyez, messieurs, si vous voulez laisser subsister dans votre loi une aussi absurde inconséquence législative.
De grâce, ne parlez pas de bonnes mœurs dans l’art. 21, lorsque dans l’art. 20 vous parlez de mesures propres à assurer la moralité dans les maisons de débauche.
M. le ministre des affaires étrangères (M. de Muelenaere). - Messieurs, dans l’état actuel de la discussion, j’ai peu de mots à ajouter à ce qu’a dit mon honorable collègue, M. le ministre de l’intérieur.
D’abord je ne parlerai pas de la constitutionnalité de la mesure.
Sous ce rapport, la question a été traitée à différentes époques ; elle me semble actuellement épuisée.
Je crois d’ailleurs qu’il y a peu de membres dans cette assemblée qui ne soient pas convaincus que ni la liberté de la presse, ni la liberté de l’enseignement, ni la liberté d’association, telles que ces libertés sont consacrées par la constitution, n’ont rien de commun avec les représentations théâtrales.
J’examinerai donc seulement la question en elle-même.
L’amendement proposé par mon honorable collègue se compose de deux parties. La première n’a rencontre aucune opposition dans cette enceinte. Tout le monde paraît d’accord que la police des spectacles appartient au collège des bourgmestre et échevins, et que, dans certaines circonstances, il doit être permis à ce collège, dans le but d’assurer le maintien du bon ordre, d’interdire même toute représentation quelconque.
Quant à l’autre partie du même amendement, l’on paraît aussi généralement d’accord que le conseil peut être chargé de veiller à ce qu’il ne soit donne aucune représentation contraire à l’ordre public.
Mais des récriminations assez vives s’élèvent contre certains mots de cet amendement, et l’on paraît demander la suppression de ceux-ci, « contraires aux bonnes mœurs. »
Si l’on veut, a dit le dernier orateur, consacrer dans la loi le principe que les conseils communaux pourront interdire les représentations contraires aux bonnes mœurs, il faut nécessairement définir ce que vous entendez par bonnes mœurs. C’est ce que l’on vous avait dit également dans la séance d’hier.
Un autre orateur s’était demandé comment on reconnaîtrait ce qui est contraire aux bonnes mœurs, comment on définirait l’immoralité. Mais il a déjà été répondu à cette objection. En effet quand on l’entend répéter aussi souvent, l’on serait tenté de croire que c’est la première fois que le législateur va se servir de ces expressions dans la loi.
Cependant l’on vous a déjà fait observer que ces mêmes mots se trouvent dans l’art. 900 du code civil, que là le législateur déclare non-écrite toute condition imposée à une disposition entre vifs ou testamentaire qui est contraire aux lois ou contraire aux mœurs. Dans une autre disposition du code nous voyons quelles sont les conditions essentielles à la validité d’une convention. Parmi ces conditions nous voyons figurer la cause licite dans l’obligation.
A l’art. 1132 du code civil nous voyons que la cause est illicite, quand elle est prohibée par la loi, quand elle est contraire aux bonnes mœurs ou à l’ordre public.
Vous voyez, messieurs, que le législateur français, que l’auteur du code, qui savait fort bien dans quel sens la loi devait être rédigée, s’est servi dans l’art. 1132 exactement des mêmes termes que ceux que mon honorable collègue a reproduits dans son amendement.
Cependant nulle part le législateur n’a donné la définition de ce qui était contraire aux bonnes mœurs, ni de ce qu’il entendait par les bonnes mœurs, il a laissé aux tribunaux l’application du principe qu’il a consacré dans la loi.
Mais, a dit l’honorable préopinant, trouvez-vous une garantie égale entre un tribunal inamovible et un conseil communal ?
D’abord je vous avoue que je ne comprends pas trop pourquoi nous ne trouverions pas la même garantie et les mêmes lumières dans un conseil de régence d’une grande ville, que dans un tribunal de première instance.
Quant à l’inamovibilité de l’ordre judiciaire dont il a parlé, je crois que le public trouvera au contraire dans la mobilité d’un conseil de régence et dans son élection périodique une garantie contre les abus que paraît craindre le député de Namur.
C’est par cette élection périodique que les conseils de régence seront forcés de consulter l’opinion publique et de ne réprouver que ces pièces qui évidemment, de l’aveu de tout le monde, seront contraires à la morale publique.
L’honorable préopinant a dit encore : Mais laissez donc faire les conseils de régence. C’est précisément ce que nous vous proposons. Nous vous proposons de laisser faire les conseils de régence, en leur accordant seulement la faculté de pouvoir interdire toute représentation qui serait reconnue contraire aux bonnes mœurs.
Nous avons confiance dans les conseils de régence. Nous croyons qu’ils veilleront, s’ils en ont le pouvoir, à ce qu’il ne soit représenté sur le théâtre aucune pièce qui porte réellement atteinte à la morale.
Nous laissons faire les conseils comme le demande l’honorable préopinant, mais lui veut les placer dans l’impossibilité de pouvoir agir.
Voilà toute la différence entre lui et nous.
Nous, pleins de confiance dans les conseils communaux, nous demandons qu’ils soient autorisés à prohiber la représentation des pièces qui, d’après leur conviction, d’après leur conscience, offensera la morale publique, tandis que le préopinant ne veut pas voir le conseil investi de cette faculté.
Un honorable député, en essayant de placer la question plus haut, s’est demandé, dans la séance d’hier, quelle était la mission du gouvernement aujourd’hui. Cette mission, selon moi, c’est de conserver la société matériellement et l’on pourrait, a-t-il dit, résumer par ces mots le chapitre II de notre constitution : non-intervention du gouvernement dans la direction intellectuelle, morale et religieuse du pays.
L’honorable préopinant paraît avoir oublié que dans cette constitution est consacré le principe de l’instruction publique donnée aux frais de l’Etat. Si l’assertion de l’honorable préopinant était vraie dans un sens absolue pourquoi, je vous le demande, auriez-vous élevé à si grands frais deux universités dans le pays ? Pourquoi accorderiez-vous annuellement des secours à l’instruction primaire ?
Pourquoi accorderiez-vous des secours aux arts et aux sciences, si la mission du gouvernement était purement de conserver matériellement la société ?
Si telle n’était que la mission du gouvernement, M. le ministre de la justice, par exemple, dans les attributions duquel entrent les prisons, pourrait se dispenser même de s’occuper de l’amélioration morale des détenus.
Cependant, dans une séance précédente, la chambre entière a senti combien il était important que toute l’attention du gouvernement fût dirigée vers cet objet.
On a cru trouver encore un argument très fort en faveur de cette opinion dans le code de 1810.
Le législateur moderne, a-t-on dit, a restreint sa sphère d’action, en voulant rendre le citoyen libre, il lui a laissé le droit de n’être ni religieux ni moral. On peut gémir, a-t-il ajouté, sur cet état de choses, mais il faut le reconnaître.
Loin de gémir sur cet état de choses, nous devons au contraire nous en féliciter. Le législateur a compris toute l’étendue de ses devoirs ; les opinions, les croyances qui ne se manifestent pas par un acte public et se renferment dans le sanctuaire de la conscience ne sont pas du domaine du législateur.
Mais il a puni tout outrage public à la pudeur. Dans certains cas, il a étendu sa sollicitude en faveur des bonnes mœurs jusqu’à des actes consommés dans l’ombre et qui n’avaient reçu aucune publicité.
Vous eu trouverez la preuve dans les articles 334, 337 et 338 du code pénal.
D’un autre côté, messieurs, l’on s’est élevé, et le dernier préopinant notamment, contre toute disposition préventive, et l’on aurait préféré, à ce qu’il paraît, que l’on fît des lois répressives contre des représentations théâtrales.
Mais, je vous avoue qu’il est plus facile de parler vaguement de dispositions répressives en matière de théâtre que de les formuler dans une loi.
D’abord, je ne sais trop comment les dispositions de cette loi devraient être conçues. Je ne sais trop même contre qui les pénalités devraient être comminées.
Serait-ce contre l’auteur de la pièce ? contre le gérant du théâtre ? contre les acteurs ?
Tant de difficultés se présenteraient à l’esprit, si l’on voulait s’occuper sérieusement d’une loi répressive, que je suis sûr que l’on demeurerait convaincu, en définitive, que l’on ne peut prendre en cette matière que des mesures préventives et que les mesures répressives seraient ou injustes ou inefficaces.
Mais, vous a-t-on dit, et c’est là une des objections les plus fortes, ce qui sera réputé immoral dans une commune pourra paraître moral dans une autre.
D’abord, messieurs, vous le savez, il n’y a dans notre pays de théâtres que dans les grandes villes. Je ne crains pas, pour ma part, qu’il y ait une si grande divergence d’opinion dans les conseils communaux sur la question de savoir si telle ou telle pièce est évidemment contraire à la morale publique et aux bonnes mœurs.
Quoi qu’il en soit, la même objection aurait pu se faire contre des dispositions du code civil. Nous en avons des exemples : tel tribunal a jugé une condition imposée à une disposition testamentaire ou entre vifs contraire aux bonnes mœurs, tandis qu’un autre tribunal n’a pas vu une atteinte aux bonnes mœurs dans une disposition à peu près analogue.
Si nous voulons arriver à une uniformité parfaite de jurisprudence à cet égard, que la décision soit la même partout et que la loi soit interprétée partout dans le même sens, il y a un seul moyen, c’est d’admettre le recours vers l’autorité supérieure.
Vous arriverez aussi à cette uniformité de jurisprudence que quelques membres paraissent désirer si vivement.
Mais je ne crois pas que ce soit un motif pour ne pas admettre une mesure préventive et ne pas la consacrer dans la loi, parce qu’il y a possibilité qu’il y ait entre les conseils communaux une divergence d’opinion sur le degré plus ou moins grand d’immoralité d’une pièce de théâtre.
Je ne sais pas d’ailleurs pour quel motif on n’adopterait pas aujourd’hui une disposition qui a été admise lors du premier vote à l’immense majorité de 45 voix contre 15, et qui depuis lors a été considérablement améliorée dans le sens de l’opinion de ceux qui y avaient vu quelques inconvénients. Ce n’est plus aujourd’hui le collège des bourgmestre et échevins seul, c’est le conseil de régence, ce sont les élus de la commune qui seront appelés à se prononcer sur une question de morale et de bonnes mœurs dans l’intérêt de leurs administrés.
Mon honorable collègue, M. le ministre de l’intérieur, vous a fait observer aussi que pendant un grand nombre d’années nous avons vécu sous une législation bien plus large à cet égard, sous une législation d’après laquelle toute représentation théâtrale devait être préalablement autorisée par l’autorité municipale.
Cependant, pendant ce long espace de temps aucun inconvénient quelconque ne s’est fait sentir. Les administrations municipales ont usé de ce droit avec modération, et aucune plainte ne s’est élevée sur l’usage qu’elles en ont fait.
Convaincu que la disposition en discussion peut avoir d’aussi bons résultats, j’ai également la conviction que les abus que l’on paraît craindre n’auront pas lieu, parce que les conseils n’useront qu’avec sagesse et modération de la faculté que vous leur accorderez.
Ce n’est pas une prescription que vous leur faites de prohiber telle ou telle pièce déterminée. Vous leur enjoignez de veiller à ce qu’il ne soit donné aucune représentation offensante pour la morale publique ; mais c’est à eux à apprécier la moralité de la pièce qu’on veut représenter, eux seuls responsables de la question de savoir si cette pièce est ou n’est pas contraire aux bonnes mœurs.
M. d'Hoffschmidt. - Il est rare qu’en fait de législation, il se soit présenté une plus belle occasion qu’aujourd’hui de faire de la littérature ; aussi plusieurs de nos collègues l’ont saisie avidement et sont venus nous lire de longs discours bien élaborés, bien recorrigés pour nous faire l’historique des effets moraux produits par les représentations théâtrales dans tous les temps. Ils se sont évertués en recherches savantes, l’un pour combattre, l’autre pour appuyer l’amendement de M. le ministre de l’intérieur ; cependant, ces auteurs distingués n’ont pas, selon moi, abordé le vrai point de la difficulté. Cette difficulté gît dans le deuxième paragraphe de l’amendement de M. le ministre de l’intérieur.
Est-il nécessaire, est-il utile, est-il prudent d’accorder aux administrations communales le pouvoir que veut leur conférer M. le ministre, c’est-à-dire un contrôle arbitraire sur les mœurs ? Voila, je pense, où gît la question.
Quant à moi, je pense que la dernière partie de l’amendement de M. le ministre est non seulement inutile, mais contraire aux principes et même dangereuse.
Que M. le ministre y prenne garde. La persistance qu’il met à introduire dans la loi une disposition qui a révolté l’opinion publique à son apparition, pourrait cette fois amener des résultats plus fâcheux qu’auparavant, Vous devez savoir avec quelle force l’opinion publique s’est prononcée contre cet article, lors de sa première adoption, qui a été suivie de désordres dans toutes nos villes.
M. le ministre dit que ce sont les acteurs qui ont excité quelques jeunes gens. Mais interpréter ainsi cette manifestation, c’est méconnaître l’opinion publique, qui s’est manifestée hautement dans toute la Belgique.
L’on serait tenté de croire avec M. Fallon que cette persistance de la part de MM. les ministres ne peut être dictée que par le sentiment d’un faux amour-propre. Mais quant à moi, je crois plutôt que cette persévérance est l’effet d’un aveuglement, d’une erreur, car messieurs les ministres peuvent aussi se tromper.
L’honorable M. Desmanet de Biesme l’a dit tout à l’heure, il n’y a pas d’hommes infaillibles, les ministres pas plus que les autres. Ils en donnent encore une preuve aujourd’hui. (Hilarité.) La question qui nous occupe a été longuement débattue, ce qui rend inutiles de longues dissertations sur les mesures préventives, etc. D’ailleurs je n’étais nullement préparé à cette discussion ; je me bornerai donc à répondre par quelques mots à M. le ministre de l’intérieur qui, pour justifier son amendement, a invoqué un décret de l’assemblée constituante ; mais M. le ministre devrait savoir qu’à cette époque la France était au fort de sa révolution, et que le pouvoir législatif était alors omnipotent, il pouvait prendre toutes les mesures qu’il jugeait nécessaires pour faire triompher les principes révolutionnaires, et qu’ainsi la morale était également dans ses attributions.
La constitution au contraire ne vous donne aucun contrôle sur les mœurs ni sur la morale publique.
M. le ministre présente selon moi une observation inutile dans son amendement.
Le premier paragraphe dit tout ce qu’il a dire.
Jusqu’à présent ce premier paragraphe n’a pas été vivement combattu. Mais pourquoi ajouter le paragraphe 2, celui qui est l’objet des plus vives attaques ?
C’est une de ces superfétations qui vient d’être ajoutée dans la loi par pur entêtement, pour dire : Nous ne voulons pas céder. Nous avons obtenu cette disposition au premier vote. Nous l’obtiendrons au second. C’est la de l’aveuglement et rien de plus.
Comme je regarde ce deuxième paragraphe comme complètement inutile, je le rejetterai.
M. Gendebien. - Je ne veux pas rentrer dans la discussion générale ni réfuter tout ce qui été dit hier et aujourd’hui.
Je crois seulement une explication et une observation nécessaires.
Quand le gouvernement provisoire porta son arrêté pour établir la liberté des théâtres, il ne l’a pas pris parce que la liberté des théâtres était indépendante et en dehors de la liberté de la presse et de la liberté d’enseignement, comme l’a prétendu M. le ministre de l’intérieur, mais il l’a pris au contraire comme une conséquence rigoureuse de la libre émission de la pensée par la presse, et la liberté d’enseignement n’a été que la conséquence du même principe.
Quels sont les motifs de l’arrêté du 21 octobre ?
« Attendu que la manifestation publique et libre de la pensée est un droit déjà reconnu. » C’est donc comme conséquence du même principe que le gouvernement consacra à la fois la liberté de la presse, de la parole et des théâtres.
Cette observation, je la considère comme essentielle. M. le ministre a dit : « Si le gouvernement provisoire a cru n’avoir pas fait assez par ses deux arrêtés relatifs à la liberté d’enseignement et à la liberté de la presse, s’il a cru nécessaire de statuer aussi sur la liberté des théâtres, il en résulte que le congrès a cru avoir fait assez en assurant ces deux libertés ; et comme il n’a pas disposé à l’égard des théâtres, il s’ensuit, continue M. le ministre, qu’il n’a pas voulu assurer la liberté des théâtres, car il en eût parlé comme l’avait fait l’arrête du gouvernement provisoire. » Mais si l’arrêté du gouvernement provisoire veut que la conséquence du principe admis précédemment et reproduit dans son considérant (et ici il n’y a pas équivoque ; le texte existe ; ou ne peut le méconnaître, il faut le réfuter ;) dès l’instant, dis-je, que la mesure prise par le gouvernement provisoire en date du 21 octobre n’est que la conséquence d’un principe précédemment admis, dans les arrêtés des 10 et 12 octobre, aussi longtemps que vous n’avez pas révoqué le principe, les conséquences doivent en exister à moins que la constitution, tout en admettant les mêmes principes, en ait restreint expressément les conséquences.
Le gouvernement provisoire avait cru devoir prendre une disposition particulière à l’égard des théâtres, non parce qu’il doutât que la liberté de la pensée n’entraînât point cette conséquence, son considérant le prouve bien ; mais parce qu’il existait des décrets impériaux qui avaient abrogé la loi de 1791.
Maintenant il me reste à démontrer l’erreur dans laquelle M. le ministre de l'intérieur est tombé, à l’égard de la législation sur les théâtres.
La loi de 1790 avait donné aux municipalités le droit de diriger les théâtres et de les surveiller. En 1791, la constituante a donné pleine liberté aux théâtres, et l’arrêté du gouvernement provisoire n’est que la reproduction textuelle de la loi de 91.
La loi de 91 a abrogé celle de 90. Mais, dit M. le ministre de l’intérieur, les lois de 93 ont abrogé celle de 91.
C’est une erreur ; ces dernières mesures étaient purement transitoires, des mesures de circonstance. Ce qui le prouve, ce sont les motifs même des décrets ; c’est pour éviter, y est-il dit, le retour du fanatisme de la royauté, de la honteuse superstition de la royauté qu’ils ont été portés. C’est pourtant cette loi antimonarchique que M. le ministre de l’intérieur a invoquée au nom de la royauté.
Je ne pense pas que M. le ministre veuille soumettre les théâtres à la surveillance des municipalités, afin de déraciner la honteuse superstition de la royauté. Je lui conseillerai d’aller d’abord consulter le château à ce sujet. Je ne pense pas que le château soit de son avis.
Il est évident que ces lois devaient cesser leur effet avec l’anéantissement de la honteuse superstition de la royauté, comme le disent textuellement les considérants.
Voulez-vous une autre preuve irréfragable que ces lois de 93 étaient purement de circonstance ; c’est qu’aucune d’elles n’a été publiée en Belgique.
On y a publié la loi de 90, loi d’organisation judiciaire qui contenait une disposition sur les théâtres ; mais on y a publié également une loi de 1791, qui abrogeait cette disposition de 90, et veuillez bien le remarquer, la loi de 1791 a été publiée tout entière.
Cette publication a eu lieu à Bruxelles, le 17 frimaire an IV. Mais on n’y a pas publié les lois de 1793 ; preuve évidente que c’étaient des lois de circonstance, et qu’elles ont été jugées telles par les hommes qui dirigeaient la révolution, puisqu’on ne les a pas publiées en Belgique. Elles avaient donc été abrogées avant 1795, ou elles avaient tout au moins cesse d’être en vigueur.
On a qualifié de décret, de disposition législative, un arrête du directoire. Déjà l’honorable M. Seron a relevé cette erreur en disant que le directoire n’avait pas le droit de porter des décrets ; mais en supposant que le directoire ait eu le droit de porter des décrets-lois, d’après la constitution de l’an III, toutes ces mesures de circonstance n’avaient de durée qu’une année tout au plus, elles perdaient toute leur force si, ce délai expiré, elles n’étaient pas formellement reproduites. Eh bien ces mesures n’ont pas été reproduites, et elles n’ont pas été publiées en Belgique. Elles étaient donc tombées avec les circonstances qui leur avaient donné une existence passagère.
Après cela sont venus les décrets impériaux ; mais vous n’osez pas les invoquer, ils tiennent à un despotisme trop odieux et trop glorieux. Vous préférez vous appuyer sur les lois de 93, lois qui ne tendaient à autre chose qu’à extirper la honteuse superstition de la royauté ; je le veux bien, mais je ne sais pas si c’est de bon goût aujourd’hui, et j’ai prouvé que vous les invoquez en vain. Je ne reviendrai pas sur bien d’autres points, je me bornerai à une observation qui déjà a été faite. Si la constitution ne s’opposait pas à une mesure préventive quelconque je vous dirai : Ne l’établissez pas, car votre censure aura le même effet que celle qu’on avait établie autrefois pour les livres.
Quand on brûlait un livre autrefois, c’était lui donner de la célébrité, de la vogue ; il faisait la fortune de l’imprimeur et de l’auteur ; cela encourageait souvent à en faire un second, tout le monde voulait le lire. S’il n’avait pas eu cette importance par le jugement qui le frappait, il ne serait souvent sorti de l’atelier de l’imprimeur, que pour passer dans la boutique de l’épicier. La mesure que vous voulez établir aura le même résultat. Remarquez que ce n’est pas une prédiction en l’air que je fais ici ; vous en avez déjà eu la preuve. Aussitôt que, il y a quinze mois, la chambre eut voté cette disposition qu’on nous représente, tous les théâtres de la Belgique ont retenti des mêmes réclamations ; une pièce qui n’est pas la moins désagréable pour certaines personnes, a été demandée partout avec fureur ; on ne l’avait pas tant jouée depuis 15 ans, qu’elle l’a été dans l’espace de six semaines, Aujourd’hui le public exerce une censure sévère sur les pièces un peu libres, et sous ce rapport, je ne connais pas de ville en Europe où la sévérité soit poussée plus loin qu’à Bruxelles. Le contraire arrivera si vous voulez ôter au public le droit de juger, qu’il achète en entrant. Il ne sifflera plus les pièces, il fera du bruit pour les obtenir.
Mais, messieurs les catholiques qui, à prétexte de mœurs, d’ordre public, prétendez établir la censure des théâtres, parce que, dites-vous, la liberté des théâtres a un effet plus dangereux que la liberté de la presse, avez-vous bien réfléchi que si sous ce prétexte vous établissiez la censure des théâtres, d’autres pourraient bien un jour demander la censure des discours prononcés par des missionnaires, non pas au sein des grandes villes et au milieu d’hommes instruits et modérés par le fait même de leur instruction ; la censure pourrait bien atteindre aussi et avec plus de raison ces discours quelquefois incendiaires prononcés devant des populations ignorantes et faciles à égarer !
Prenez-y garde, la censure que vous voulez proclamer contre les théâtres pourrait bien frapper la parole que vous appelez divine et qui cesse souvent de l’être, témoins les événements du Limbourg.
J’adopterai la première partie de l’amendement de M. le ministre de l’intérieur, mais quant au second paragraphe je le rejette entièrement.
D’abord, on vous a dit que le conseil communal serait chargé de faire les règlements ; qu’il y avait une sécurité de plus que ce seraient les élus du peuple qui feraient ces règlements. Ces règlements une fois faits par le conseil, ils existeront à perpétuité, alors même que la circonstance qui aurait donné prétexte à leur naissance n’existerait plus.
Le collège des bourgmestre et échevins se cachera derrière ces règlements, et il sera plus difficile de faire revenir sur une résolution du conseil que d’empêcher une censure journalière du collège des bourgmestre et échevins, à leurs risques et périls et sous leur responsabilité immédiate.
Il ne faut pas se dissimuler ce qu’on veut, c’est la censure ; mais si le gouvernement veut établir la censure, qu’il ait au moins le courage de la faire lui-même ; mais il veut se débarrasser de la responsabilité dangereuse de cette mesure en chargeant le conseil communal de cette odieuse iniquité.
On vous dit d’un ton très patelin : jamais on n’abusera de cette mesure ; jamais le gouvernement n’influencera les autorités locales pour les engager à en faire un usage trop rigoureux. Il en sera de cette mesure comme de toutes celles dont le gouvernement peut abuser. Le texte et l’esprit de la constitution interdisent au gouvernement d’influencer les élections ; cependant il n’est pas de démarches, de promesses, de menaces que le gouvernement n’ait faites pour séduire les électeurs. Il en sera de même pour les collèges des bourgmestre et échevins.
Rappelez-vous ce qui s’est passé à une précédente séance, et vous pourrez juger de la confiance qu’on peut avoir dans les assurances du gouvernement.
Le deuxième paragraphe de la proposition du ministre porte : « Le collège des bourgmestre et échevins veille, etc. »
Il veille, a dit M. de Muelenaere, ce n’est pas une obligation qu’on impose, de censurer et d’empêcher telle ou telle pièce d’être jouée, c’est un conseil, une invitation ; on les invite à prendre soin que de pareilles représentations aient lieu. Jugez de la contradiction. Hier, pas plus tard qu’hier, discutant un article fort simple, relatif à l’établissement des caisses d’épargne, il y avait la même expression :
« Dans les villes manufacturières, les bourgmestre et échevins veillent à ce qu’il soit établi une caisse d’épargne. »
Le ministère tout entier était d’avis que le mot veillent voulait dire « doivent » et qu’il imposait une obligation. Je disais que ce qu’une invitation, une recommandation de prendre soin, mais que ce n’était pas un langage impératif, que quand la loi voulait prescrire quelque chose elle employait d’autres termes ; le ministère entier a soutenu que cette expression « veillent » était impérative, et il a été jusqu’à l’ironie pour combattre ce que j’avais dit. Quand je vois le ministère entier soutenir aujourd’hui le contraire de ce qu’il a soutenu hier, quand je le vois changer si rapidement de langage pour laisse passer un amendement, je dois supposer qu’il y a un piège, et j’ai le droit de suspecter sa bonne foi.
Je n’en dirai pas davantage, pour ne pas abuser des moments de la chambre, quoique j’eusse pris des notes pour répondre aux assertions de plusieurs orateurs, mais je m’arrêterai là.
M. le ministre des affaires étrangères (M. de Muelenaere). - L’honorable préopinant m’a mal compris s’il a pensé que j’interprétais aujourd’hui une disposition autrement que je ne le faisais hier. Il y a une différence entre les deux dispositions, et voici en quoi elle consiste. Dans celle dont nous nous occupions hier, il était dit : les bourgmestre et échevins veillent à ce qu’il soit établi une caisse d’épargne ; c’était un objet déterminé. Nous avons dit que c’était une prescription qu’on faisait aux bourgmestre et échevins d’établir une caisse d’épargne.
Ici, au contraire, l’objet n’est pas déterminé, car tout en prescrivant au conseil de veiller à ce qu’on ne représente pas de pièces contraires aux bonnes mœurs, on le laisse seul juge de la question de savoir si telle pièce est ou non contraire aux bonnes mœurs ; c’est dans ce sens que nous proposions la disposition. (La clôture ! la clôture !)
M. le président. - On vient de déposer l’amendement suivant :
« Les spectacles publics ne pourront être établis que du consentement du conseil communal.
« Le collège des bourgmestre et échevins exécute les règlements du conseil sur tout ce qui concerne les spectacles. »
(Moniteur belge n°59, du 28 février 1836) M. Dumortier, rapporteur. - Messieurs, mon amendement est, je crois, de nature à rallier toutes les opinions. (Réclamations.)
Du moins, je le pense.
Je ne pense pas, avec l’honorable préopinant, que nous devons laisser une question aussi importante que l’est celle des théâtres dans le vague. D’un autre côté, j’aurais beaucoup de peine à adopter la proposition de M. le ministre de l’intérieur, par des motifs que j’expliquerai tout à l’heure.
Je ne suis pas non plus de ceux qui pensent que l’Etat ne doit intervenir en rien dans le domaine de l’intelligence. Je ne pense pas que la constitution ait mis le domaine de l’intelligence en dehors du domaine de la loi. L’honorable M. de Muelenaere a appelé notre attention sur des articles de la constitution qui le prouvent jusqu’à l’évidence, Je pourrais en invoquer d’autres. Il est hors de doute que notre constitution repose sur le principe religieux. C’est une charte qui nous lie ; la charte repose sur la foi du serment, et le serment est un acte religieux. Notre édifice constitutionnel repose sur cette base, et ceci suffit pour démontrer jusqu’à l’évidence que le législateur doit intervenir pour maintenir les principes sur lesquels repose l’édifice social de la Belgique.
Je ne suis pas non plus convaincu que la constitution s’oppose à une intervention quelconque en matière de spectacles. (Erratum inséré au Moniteur belge n°60, du 29 février 1836 :) Je ne suis pas d’accord sur ce point avec tous les honorables membres qui ont combattu la proposition du gouvernement.
On a prétendu que la constitution s’opposait à l’établissement de mesures préventives en matière de spectacle, cependant, on veut bien de ces mesures préventives en ce qui touche l’ordre public.
Mais, je vous le demande, de deux choses l’une : ou la constitution est impérative ou elle ne l’est pas ; si elle est impérative, vous ne pouvez établir de mesures préventives, pas plus pour l’ordre public que pour les bonnes mœurs. Mais puisque vous avez pu établir des mesures préventives pour la sûreté publique, vous pouvez en établir en faveur des mœurs.
Messieurs, la société n’est pas uniquement formée pour satisfaire à des besoins matériels, mais aussi pour satisfaire à des besoins moraux, et ce sont ces derniers besoins qui en forment les liens. Le premier de ces liens est celui de la famille, sans lequel la société ne saurait exister, et qui est avant tout un lien de moralité. Tout l’édifice entier de la société repose sur des vérités éminemment religieuses ; toute la base de nos lois repose sur ces vérités. A quelque opinion que l’on appartienne, on est forcé de convenir qu’il ne peut en être autrement.
Je dis donc qu’un législateur qui veut le bien de son pays doit faire en sorte que ce qui sert de base à l’édifice constitutionnel soit respectable et respecté : et pour mon compte, je n’hésiterai jamais à prendre toutes les mesures possibles pour faire respecter les mœurs et le culte, pour faire en sorte que les mœurs ne retombent dans le discrédit, et le culte dans la dérision.
Du jour ou ces bases seraient détruites, la société, privée du lien qui la constitue, serait bientôt détruite à son tour ; elle ne serait qu’un ensemble de gens immoraux, insatiables, avides occupés à satisfaire leurs passions et non à les réprimer, et qui, n’étant plus retenus que par la crainte seule de la loi civile, ne manqueraient pas de l’enfreindre toutes les fois qu’ils prévoiraient pouvoir lui échapper.
Nous ne sommes pas, au reste, les premiers qui aient établi des mesures pour garantir les biens moraux de la société.
Tous les législateurs ont cru indispensable d’établir sur cette base l’édifice social. Voyez les Etats-Unis : là, liberté, religion, morale y sont considérées comme synonymes. Là, dit M. de Tocqueville, on ne comprend pas de liberté sans principes religieux. C’est que l’on y est profondément pénétré de cette vérité que plus le peuple acquiert de liberté, plus il doit être soumis aux liens de la morale, et qu’un peuple libre, sans religion, est un peuple qui marche à la dissolution de la société.
Je le déclare d’abord, je ne veux pas de mesure impérative, pas d’action du gouvernement : c’est dans les élus de peuple que je place ma confiance ; c’est à eux de voir ce qu’il convient dans leur localité, et si leur façon d’agir ne convient pas au peuple, celui-ci saura en faire justice.
Mais, dira-t-on, en établissant une surveillance des théâtres, vous détruisez un principe admis par le gouvernement provisoire, lui qui a posé le même principe pour les cultes et qui les a également émancipés. Celle objection est grave, et il importe de l’examiner.
Le gouvernement provisoire, il est vrai, a assuré la liberté des cultes et celle des théâtres par ses arrêtés des 16 et 21 octobre 1830, et ces deux arrêtés reposent entièrement sur les mêmes principes.
En tête de l’arrêté du 16 octobre, on lit :
« Considérant que le domaine de l’intelligence est essentiellement libre ; considérant qu’il importe de faire disparaître à jamais les entraves qui enchaînaient la pensée dans sa marche et dans ses développements ; arrêté : Il est libre aux citoyens de se réunir comme ils l’entendent dans un but politique, philosophique ou religieux, afin de développer leurs pensées et de les répandre par tous les moyens possibles de persuasion et de conviction. Les lois générales et particulières entravant le libre exercice d’un culte quelconque, et assujettissant ceux qui l’exercent à des formalités qui froissent les consciences et gênent la manifestation de la foi professée, sont abrogées.
« Toute magistrature, toute institution créée par le pouvoir pour soumettre les associations philosophiques ou religieuses et les cultes, quels qu’ils soient, à l’action du pouvoir et à l’influence de l’autorité, sont abolies. »
Voici le préambule de l’arrêté sur les théâtres :
« Attendu que la manifestation publique et libre de la pensée est un droit déjà reconnu, et qu’il y a lieu de faire disparaître, au théâtre comme ailleurs, les entraves par lesquelles le pouvoir en a gêné l’exercice, etc. »
Ainsi, voilà deux décrets qui établissent la liberté, l’un pour les cultes, l’autre pour les théâtres, et l’arrête sur les théâtres n’est que le corollaire de l’arrêté sur la liberté des cultes, puisque ses considérants sont copiés mot à mot sur ce dernier.
Eh bien, qu’est-il arrivé ? C’est que le congrès a lui-même aboli l’arrêté sur les cultes ; il a craint que cette mesure n’aille trop loin, et il a cru qu’on ne pouvait admettre cette liberté sans mesures préventives. Cela est si vrai, que dans la constitution on a introduit une disposition pour que le clergé ne puisse procéder à la cérémonie religieuse du mariage avant l’état-civil.
Mais, qui donc a proposé au congrès la suppression de cet arrêté ? Ce n’est pas de nos bancs que la proposition est partie, mais de ceux qui demandent aujourd’hui le maintien de l’arrêté sur les théâtres. Quoi qu’il en soit, l’arrêté a été supprimé.
Il a été dit dans les procès-verbaux du congrès que, agissant comme souverain, il rapportait l’arrêté. Eh bien ! l’arrêté relatif aux théâtres repose sur les mêmes principes ; et certes, si la liberté illimitée des cultes pouvait amener quelques inconvénients, celle des théâtres peut en amener de bien plus graves ; car la première repose sur les principes de la société, tandis que les pièces immorales minent incessamment la société et préparent sa ruine. Nous pouvons donc et nous devons admettre une surveillance en matière de théâtre.
Mais l’amendement du gouvernement amènera-t-il un résultat défavorable ? Dans mon opinion il est permis d’en douter.
Pour moi, tout en reconnaissant la pureté des intentions ont dicté cet amendement, je crains qu’il n’amène un résultat inverse à celui qu’on veut obtenir.
Sur quoi propose-t-on d’appeler l’attention des administrations communales ? Sur les pièces que l’on appelle immorales ; mais, vous le savez bien, il n’y a rien qui prête plus à l’interprétation que cette disposition : telle pièce sera immorale ici, et ne le sera pas ailleurs.
(Addendum inséré au Moniteur belge n°60, du 29 février 1836 :) Dans cette capitale commencera-t-on par supprimer le ballet ? S’attachera-t-on aux drames atroces où personne ne va ? Empêchera-t-on la représentation d’une pièce qui a vogue à Paris ? Mais qu’on y réfléchisse à deux fois, cela pourrait bien favoriser les représentations de pièces immorales au lieu d’y porter remède. Le public des parterres est un public très exigeant, et les conseils communaux sont forcés de se rendre à ses exigences. Alors ces pièces seront d’autant plus goûtées qu’elles auront coûté plus de peine à obtenir. D’ailleurs, les régences ont aujourd’hui de fait les moyens d’intervenir dans les répertoires, par les subsides qu’elles fournissent aux théâtres. Or, de deux choses l’une : ou bien les administrations communales voudront empêcher les pièces immorales, et alors, le pouvoir qu’elles ont aujourd’hui leur suffit ; ou bien, elles ne seront pas soucieuses d’y intervenir, et alors votre ordre légal n’aura aucune sanction. Pour moi, ce ne sont pas les grands théâtres que je redoute, mais bien ces théâtres obscurs, qui ne sont établis que pour prêcher l’immoralité et rendre le culte odieux, afin de pervertir le peuple.
Je veux, dans la Belgique, la conservation du principe religieux ; je ne veux pas que nos populations deviennent des populations immorales. Il en est qui placent le progrès des lumières dans le progrès de l’immoralité. Voyez à quoi ce prétendu progrès a conduit la France. A Paris, sur 25,000 enfants nouveaux nés, chaque année, il y en a plus de la moitié illégitimes et bâtards. De là aux Parthénies, il n’y a plus qu’un pas. Je pense qu’il est de notre devoir de ne pas nous laisser effaroucher par quelques paroles sonores et qu’il est bon que nous empêchions l’immoralité de se répandre dans le peuple.
Depuis le premier vote que nous avons eu à émettre sur ces questions, messieurs, je dois vous le déclarer, il y a une chose qui m’a frappé c’est l’établissement, en Belgique, de certains petits théâtres dans lesquels on se propose de démoraliser le peuple et de lui faire perdre ses principes religieux. Je le déclare, il n’y a rien de plus propre à nous faire perdre notre caractère national, il n’y a rien de plus capable de détruire le lien social que ces établissements.
Par leur moyen on pervertit le peuple, on lui apprend à mépriser ce qu’il doit respecter et on le dispose à se porter à tous les excès.
Je pense que nous, nous ne devons pas nous taire sur la question des théâtres ; et tout en croyant que l’amendement du ministre quand aux bonnes mœurs n’aurait pas l’effet qu’il se propose, nous devons dire qu’il faut laisser aux régences le soin d’autoriser les théâtres dans les localités.
On a assimilé la liberté des théâtres à la liberté de la presse : mais il y a entre ces libertés la même différence qu’entre les écrits et les actions ; la liberté de la presse, c’est l’écrit ; le théâtre, c’est l’action. Quant à moi, je pense que, dès que vous aurez admis au conseil communal le droit d’accorder et de retirer l’établissement d’un théâtre dans une localité, vous aurez tout ce qu’il vous faut, et qu’il est inutile de parler de bonnes mœurs dans la loi, expression qui choque les oreilles de plusieurs personnes.
Un orateur a dit que l’on ne voulait s’opposer aux pièces immorales que pour empêcher de représenter les tartufes et les cafards, et l’on sait quelles sont les personnes que l’honorable membre désigne habituellement par les noms de tartufes et de cafards. Mais je demanderais volontiers à l’honorable orateur si les faiseurs d’opéras et les philosophes modérés ont rendu les mêmes services à la société que les tartufes et les cafards dont il parle. Montrez-nous les établissements fondés par les acteurs et les philosophes pour l’entretien du pauvre, de la veuve et de l’orphelin. Allez dans nos hôpitaux, vous verrez ces cafards occupés à soigner les malades aux plaies infectes et rebutantes. Allez dans nos écoles, vous les verrez donner l’instruction aux enfants indigents. Partout vous les verrez au lit du mourant et chez tous les infortunés où le philosophe ne va guère. Toutes les infortunes, toutes les infirmités trouvent en eux de généreux bienfaiteurs, et les populations bénissent ces cafards qui les nourrissent et les soignent dans leurs maladies.
Et quant aux tartufes, les jours sont passés où la fausse dévotion pouvait attirer la faveur et donner des bénéfices.
Messieurs, à l’époque où nous sommes, il faut de l’énergie pour dire qu’on est catholique. Il en faut davantage pour dire qu’on est catholique que pour dire que l’on est libéral ! Que gagne-t-on à professer les principes de la religion où on est né ? Gagner des huées. Il n’en est plus actuellement comme au temps de Molière : la religion n’est pas un moyen d’avoir des emplois ; la situation des choses est différente ; la religion ne sert plus qu’à maintenir la conscience de l’homme dans la paix et dans la tranquillité.
Je le répète donc, c’est à la religion que nous devons tous les établissements qui honorent le pays et qui font son bien-être, tous les établissements favorables à la classe pauvre et aux malades. C’est à elle que nous devons la civilisation au point où elle est arrivée.
Particulièrement au moyen âge, qui a conservé les lumières, sinon le clergé ? Sans eux on eût perdu en Europe jusqu’à la connaissance de la lecture.
Loin donc de chercher à blâmer et à flétrir ceux qui se sont dévoués au pays, je dis que, dans l’intérêt du peuple, on devrait chercher à les protéger.
Messieurs, je crois que l’amendement que j’ai eu l’honneur de proposer donne toute espèce de garanties. Dès que vous subordonnez à l’autorisation du conseil communal, émanation directe du peuple, l’établissement d’un théâtre dans la commune, et que vous établissez que le collège exécutera les règlements faits par le conseil, si dans telle localité le conseil estime que le théâtre présente des inconvénients, il ne donnera pas l’autorisation, on la retirera.
La seule chose à laquelle on doit veiller, c’est à ce qu’il ne soit pas établi sans contrôle de petits théâtres qui ne tendent à d’autre fin qu’à pervertir le peuple. Quant à cela, il est de notre devoir de bons législateurs de prendre des mesures pour l’empêcher.
Je pense que mon amendement qui est, à peu de chose près, la reproduction du décret de l’assemblée constituante de 1790, peut être adopté et suffit tous les besoins. Dès lors, dans toutes les localités où l’établissement d’un théâtre ne présentera pas de dangers, le conseil communal l’autorisera.
Remarquez-le bien, messieurs, il n’y a là ni mesure impérative, ni action du gouvernement, mais l’action paternelle des élus du peuple, des chefs de la famille communale. Ainsi nous conserverons la liberté des théâtres et nous éviterons la licence qui pourrait corrompre la nation. Réfléchissons-y, messieurs, plus nous voulons donner de liberté au peuple, plus nous devons éviter qu’il ne se pervertisse et qu’il ne perde ce sentiment moral et religieux qui, seul, peut remplacer le frein du pouvoir. La liberté sans frein, c’est la licence déchaînée.
(Moniteur belge n°58, du 27 février 1836) M. le président. - La discussion est continuée à demain.
- La séance est levée à 5 heures.