(Moniteur belge n°116, du 26 avril 1834)
(Présidence de M. Raikem.)
M. de Renesse fait l’appel nominal à midi et demi.
M. Dellafaille donne lecture du procès-verbal de la dernière séance ; la rédaction en est adoptée.
M. de Renesse fait connaître l’objet des pièces suivantes adressées à la chambre.
« Les notaires de la ville de Huy réclament contre le projet de supprimer les notaires de 3ème classe et de les assimiler à ceux d’arrondissement. »
« Les conseils communaux des communes composant le canton de Haringhe réclament contre le projet de suppression de cette justice de paix. »
« Les notaires de la ville de Termonde réclament contre la disposition existant dans le projet de circonscription des justices de paix, et proposent la suppression des notaires de 3ème classe. »
« Les bourgmestres, échevins et membres des régences, formant le canton de la justice de paix d’Anderlecht, réclament contre le projet de suppression de cette justice de paix.
« Les conseils municipaux et plusieurs habitants notables des communes d’Ayghem, de Bassebrugge, Borsbeek, Resseghem, Burst, Hilleghem, Hautem-Saint-Liévin, Zoneghem, demandent que le canton de justice de paix Herzeele soit conservé, et qu’un quatrième chef-lieu d’arrondissement judiciaire soit créé à Alost. »
- Ces cinq pétitions sont renvoyées à la commission chargée de l’examen du projet de loi sur la circonscription des justices de paix.
« Un grand nombre de propriétaires dans les cantons de Fléron, Chevremont et Liége réclament contre les évaluations cadastrales qu’ils disent trop élevées. »
- Cette pétition est renvoyée à la commission chargée de l’examen de la situation des opérations cadastrales.
M. de Renesse fait connaître la composition des bureaux, tels qu’ils ont été formés par les diverses sections.
Première section :
Président : M. Coppieters.
Vice-président : M. Thienpont.
Secrétaire : M. Donny.
Rapporteur pour les pétitions : M. Poschet.
Deuxième section :
Président : M. Fallon.
Vice-président : M. Dumont.
Secrétaire : M. Jadot.
Rapporteur pour les pétitions : M. Milcamps.
Troisième section :
Président : M. de Behr.
Vice-président : M. Dubus.
Secrétaire : M. Schaetzen.
Rapporteur pour les pétitions : M. H. Vilain XIIII.
Quatrième section :
Président : M. Zoude.
Vice-président : M. Legrelle.
Secrétaire : M. Watlet.
Rapporteur pour les pétitions : M. Berger.
Cinquième section :
Président : M. de Theux.
Vice-président : M. Lardinois.
Secrétaire : M. d’Huart.
Rapporteur pour les pétitions : M. Jullien.
Sixième section :
Président : M. Liedts.
Vice-président : M. Doignon.
Secrétaire : M. Quirini.
Rapporteur pour les pétitions : M. d’Hoffschmidt.
M. le président. - La parole est à M. de Puydt pour lire une proposition qu’il a déposée sur le bureau de la chambre.
- Plusieurs membres. - L’impression ! l’impression de la proposition !
M. le président. - M. de Puydt demande à présenter les développements fort courts de sa proposition.
M. Legrelle. - Comment peut-on entendre les développements sans entendre la proposition elle-même ? Que le tout soit imprimé.
M. Brabant. - L’impression de la proposition et des développements !
- Cet avis est adopté.
M. le président. - La parole est à M. Fleussu.
M. Fleussu. - Comme le dernier orateur entendu par la chambre a parlé contre les rapports, je crois qu’un orateur en faveur de ces rapports devrait être entendu.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier) - Je demande la parole.
M. le président. - La parole est à M. le ministre de l’intérieur.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier) - Messieurs, le rapport que j’ai eu l’honneur de vous communiquer dans votre séance de mardi dernier sur les dévastations dont Bruxelles fut le théâtre le 6 avril, présente les faits dans toute leur sincérité.
Pour tout esprit qui peut conserver son impartialité quand il s’agit d’apprécier les actes du ministère, nous penserions ne pas avoir besoin d’autre défense que l’exposé que nous vous avons soumis ; mais, pour d’autres esprits, qui ne voient dans un événement malheureux que l’occasion d’attaquer le ministère, de lui en attribuer toute la faute, de le montrer tantôt provocateur ou complice, tantôt incapable et impuissant ; pour ceux-là il nous importe de répondre, ne fût-ce que pour détruire quelques erreurs échappées sans doute à leur improvisation.
Cette fois cependant nous avons des actions de grâces à leur rendre ; nous ne sommes ni les provocateurs, ni les complices des désordres ; cette accusation avait, il est vrai, reçu un éclatant démenti. Dans l’adresse en réponse au discours du trône après la dissolution de la chambre, on eut soin de désigner par leurs noms les véritables provocateurs et à cet égard je ne sais si le souvenir de l’échec éprouvé par nos accusateurs d’alors n’a point contribue d’une manière assez efficace à les rendre aujourd’hui plus indulgents.
Aujourd’hui donc, nous ne sommes plus qu’impuissants et incapables ; mais nécessairement nous n’en sommes pas moins coupables. On va jusqu’à faire un reproche au pouvoir en Belgique de manquer de force ; on l’accuse de sa propre faiblesse.
Messieurs, si le pouvoir est faible en Belgique, chacun de vous, en descendant dans sa conscience, en connaîtra facilement les causes. Nous nous bornerons à vous rappeler que nous avons tout fait jusqu’ici pour donner au pouvoir la force que lui convient, pour donner au pouvoir une attitude telle qu’il puisse assurer la tranquillité dans le pays, garantir l’ordre public ; donner en un mot a l’administration l’impulsion active, énergique qui trop souvent lui manque.
Depuis plus d’un an, la chambre a reçu du gouvernement des projets de loi tendant à organiser l’administration des provinces, à organiser l’administration des communes ; au commencement de la session, le gouvernement vous présenta un projet de loi en quelques articles, et qui aurait suffi pour donner à la garde civique de nos grandes villes les moyens de se réorganiser sur un pied convenable ; ces lois sont encore à voter. L’on parle des moyens immenses dont le gouvernement peut disposer à Bruxelles, et je ne sais véritablement si c’est bien sérieusement qu’on le fait.
Nous avons, pour maintenir la tranquillité publique dans tout le royaume, une somme de 50,000 francs, et hier encore on attaquait l’espionnage.
Il restait à la police une compagnie de sûreté ; l’année dernière on a retranché au pouvoir cette dernière arme.
C’est ainsi qu’abandonnant le pouvoir à sa propre faiblesse, que ne faisant rien pour le fortifier, injustement on voudrait lui reprocher les événements que cette faiblesse n’aurait pu prévenir ou réprimer.
Au moment où le gouvernement prend, sous sa responsabilité, quelques jours après de graves désordres, l’exécution d’une loi d’ordre public, on lui conteste la légalité de la loi, on rend publiquement hommage aux autorités administratives qui se rebellent contre le pouvoir central ; avant d’attendre la décision des tribunaux supérieurs, on rend publiquement hommage à l’acte d’un juge inférieur qui, dans notre opinion, briserait toute action dans les mains du pouvoir exécutif.
On se tait dans cette enceinte quand on y fait des appels à la force populaire, quand des leçons d’anarchie s’y font entendre, et l’on veut que le gouvernement soit puissant et fort contre l’anarchie ; on se plaît à déconsidérer le gouvernement, à le représenter comme incapable, comme usé, et l’on veut qu’il soit fort ; on exige qu’il prévoie, qu’il maîtrise tout mouvement populaire : alors même que par un fatal aveuglement un mouvement populaire est dirigé contre ceux que le peuple regarde comme des ennemis du pays, on veut que l’armée déploie la même énergie que s’il s’agissait de combattre les ennemis extérieurs et de les repousser de la frontière.
On ne veut pas seulement que le pouvoir ainsi organisé prévienne les désordres, on veut qu’il les réprime directement en tous lieux, à l’instant même et avec succès.
Il ne faut pas qu’il se contente d’ordonner ; je pense qu’apparemment on veut qu’il exécute lui-même, car on le rend responsable de l’inaction de tous ses agents inférieurs.
La thèse que l’on a soutenue hier est celle-ci : le gouvernement n’a pris aucune mesure pour prévenir les désordres, aucune mesure pour les réprimer. Je dois en appeler au rapport qui vous a été présenté il y a deux jours ; il est dans vos souvenirs que, dès le 5 avril au matin, l’administrateur de la sûreté publique donna avis et au bourgmestre de Bruxelles, et au commandant militaire de la province, et au commandant de la gendarmerie, de la publication d’un pamphlet et des menaces qu’il contenait. M. le bourgmestre répondit le jour même et se tint pout averti ; mais il résulte de sa lettre qu’il ne prévoit des désordres possibles que pour la journée du lendemain, dimanche, probablement à l’issue de la représentation de la Muette, dans le cas où la représentation, aurait eu lieu.
C’est cependant dans la soirée du 5 que les mouvements éclatèrent et, l’on peut le dire, inopinément : M. le bourgmestre qui, dans ces circonstances si malheureuses a rempli les fonctions de sa charge avec un zèle auquel je dois rendre hommage, requiert la force armée ; elle arrive ; il parvient à réprimer les désordres sans qu’ils aient pris un caractère de gravité ; il les réprime même sans user de la force armée.
Ceci se passait à onze heures du soir. Vous n’ignorez pas comment, dans l’organisation actuelle de l’administration supérieure, cette administration se trouve isolée et presque sans aucune influence sur les autorités inférieures.
Eh bien, je dois vous le déclarer, le samedi à onze heures du soir, ainsi qu’on nous l’a reproché, les ministres dormaient ; du moins le ministre de l’intérieur dormait : dormir est jusqu’à présent une faculté qu’on n’a pas songé à contester aux membres du cabinet. Il est possible que plus tard on y vienne. Ayant donc passé douze ou quinze heures de la journée toujours occupé et n’ayant rien dans la conscience qui la gênât, à onze heures du soir, le samedi, le ministre de l’intérieur dormait.
J’étais cependant sorti vers 10 heures pour me promener dans les rues et voir si quelques symptômes de désordre n’auraient pas éclaté. C’est le dimanche matin que j’appris en même temps les désordres de la veille et le commencement des désordres du jour. Il était environ 8 heures et demie.
J’ai pu dire dans mon rapport que les désordres étaient inattendus. Nous avons tous eu malheureusement trop souvent occasion de connaître les émeutes et leur origine, pour savoir que ce n’est pas à ces heures du jour que d’ordinaire elles commencent. Je pense que telle était aussi l’opinion de l’honorable bourgmestre qui, à 8 heures et demie, prenait la liberté de dormir après avoir passé la nuit pour maintenir la tranquillité dans la capitale. Cependant à l’instant même où le bourgmestre apprit les désordres, il requit la force armée en la prévenant (et cette recommandation se retrouve dans chacune de ses réquisitions), en la prévenant que les sommations seraient faites par un commissaire.
D’un autre côté les officiers du parquet adressèrent aux différentes autorités des réquisitoires très précis.
Tout ce qui dans la capitale avait une action administrative à exercer se mit en mouvement à la même heure ; les ministres, qui n’ont pas à réprimer directement les désordres, se réunissent vers les dix heures ; ils prennent sur eux de sortir de leurs attributions, d’adresser des ordres aux autorités avec lesquelles ils n’ont point de rapport direct.
Il est assez bizarre, si l’on veut, que ce soit le ministre de la justice qui donne des ordres au commandant militaire et qui le donne du cabinet du ministre de la guerre ; mais chacun de nous en ces circonstances, n’écoutait que son zèle et cherchait tous les moyens de réprimer promptement des désordres qui nous affligeaient tous. Le ministre de l’intérieur, de son côté, requiert la garde civique, dans l’opinion qu’il était que cette garde pourrait n’avoir pas été convoquée.
Lorsque les désordres prirent un caractère de gravité tel que le sort de la capitale pouvait en être compromis, lorsqu’il apparut que l’émeute serait difficilement vaincue par les moyens légaux ordinaires, le ministère prit sur lui de suspendre, pour ainsi dire, toutes les autorités qui avaient mandat d’agir, de remettre tous les pouvoirs dans les mains de l’autorité militaire.
Cette mesure ne fut pas prise à 8 heures et demie du matin, nous le reconnaissons ; elle ne fut pas prise sans réflexion, sans hésitation ; non que nous ayons jamais hésité sur la nécessité de réprimer promptement, énergiquement les désordres ; mais avant de prescrire aux troupes de verser le sang du peuple, il est bien permis d’y réfléchir un peu : je ne parle pas des scrupules de légalité qui enchaînent le gouvernement à chaque pas qu’il veut faire, je ne parle pas des indécisions que chacun de nous put éprouver en présence d’un acte sans exemple, peut-être, dans les fastes administratifs.
On avait parlé de mettre la ville en état de siège ; un membre de cette chambre, qui prit une part active aux événements de la journée (pour la répression s’entend) un membre de l’opposition trouva que la mise de mise en état de siège aurait été fort imprudente ; il la déconseilla au ministre. On se plaît à reconnaître que la remise des pouvoirs entre les mains de l’autorité militaire ont une influence marquée sur les désordres, contribua efficacement à les réprimer : que fallait-il de plus de la part du ministère ? devait-il mettre lui-même la main à l’exécution des ordres des autorités militaires ? eh mon Dieu, messieurs, nous vous dirons que nous l’avons fait et que notre conduite nous a été imputée à crime ; que l’on nous a reproché d’agir alors qu’il s’agissait de délibérer.
Les ordres ont-ils été ponctuellement exécutés partout et à l’instant même ? Il y aurait plus que de la présomption à le soutenir ; mais n’y aurait-il pas aussi plus que de l’injustice à vouloir rendre le ministre responsable des hésitations que l’exécution des ordres a pu rencontrer en certains esprits, en certains lieux. D’abord il est faux que la troupe n’ait agi sur aucun point : en plusieurs endroits des arrestations nombreuses ont eu lieu ; en d’autres endroits des charges ont été faites, des soldats ont été frappés.
Les gendarmes, qui sont plus familiarisés avec ces sortes de délits que la troupe, les gendarmes en plusieurs endroits, ont fait des charges avec succès, ont opéré des arrestations malgré les cris proférés autour d’eux, malgré les voies de fait dont quelques-uns ont été atteints.
L’inaction de la troupe peut d’ailleurs s’expliquer, si elle ne s’excuse pas tout à fait. Un fantassin, un cavalier, n’est pas armé pour entrer dans une maison où les émeutiers fourmillent. Il ne s’agit pas de venir répéter à nous qui avons été sur lieux, que quelques enfants ont fait les pillages ; les maisons où se commettaient les dévastations fourmillaient de monde ; il y avait des pillards par centaines. Je sais que dans ces mouvements comme dans tous les mouvements politiques, ceux qui mettent la main à l’œuvre sont d’abord peu nombreux ; mais à leur suite viennent tous ces hommes que j’appellerai du lendemain, qui prennent part à la besogne pour en profiter, qui savent tirer parti des troubles, tandis que les premiers croient et n’ont voulu souvent faire que des actes de patriotisme.
Les soldats avaient aussi à lutter contre des empêchements que nous appellerons moraux. Nous l’avons déjà dit, ces désordres se commettaient aux cris de vive le Roi ! vive la ligne ! à bas les orangistes ! Les soldats ne recevaient d’outrage presque nulle part ; on leur offrait de fraterniser.
On leur disait : nous sommes vos frères ! nous sommes patriotes ! Allez-vous attaquer ceux qui donnent une correction à vos ennemis ! Allez-vous verser le sang de vos frères ! voilà de quels prestiges les soldats étaient entourés. Et c’est bien à tort que l’on pourrait contester qu’en maints endroits les actes des dévastateurs n’étaient pas accueillis avec plaisir. Je sais personnellement que dans beaucoup de groupes très nombreux, des cris de fureur s’échappaient de tous côtés contre nos imprudents ennemis ; je sais personnellement qu’il eût été mal avisé celui qui, dans ces circonstances, aurait eu l’air de blâmer les actes auxquels on se livrait. Ce sont des faits, que je rapporte, que j’ai constatés ; et que je n’entends pas défendre ni excuser.
Mais on a cité le propos d’un officier supérieur ; et dans cette circonstance le magistrat a oublié qu’il s’était promis de ne laisser parler que le représentant ; on nous a donné comme authentique la déclaration d’un officier supérieur qui était sur le point de jeter ses épaulettes dans la boue, de briser son épée : cet officier ne savait pas s’il avait été appelé pour protéger les pillards ou pour réprimer le pillage.
je suis étonné qu’un officier supérieur n’ait pas, de ses devoirs, un sentiment plus précis ; n’ait pas, dans sa position, une intelligence plus haute. Quoi ! il voit le désordre se commettre sous ses yeux ; il peut arrêter des gens commettant des délits flagrants, et son instinct ne le porte pas, à défaut d’ordre, à dire à sa troupe d’arrêter les dévastateurs ; il faudra qu’un officier supérieur reçoive, comme le dernier des soldats, l’ordre d’arrêter les gens en flagrant délit.
Loin de moi de vouloir me constituer l’accusateur de cet officier supérieur, mais une telle conduite me paraît tout à fait inexcusable de sa part. Je ne sais à quelle heure il se trouvait dans cette incapacité d’agir ; mais à quelque heure de la journée que ce soit, je ne conçois pas qu’un officier supérieur ait pu longtemps supporter cette position si pénible pour lui, à ce qu’il semble, de ne pas réprimer des désordres quand il en avait la possibilité. Au reste, le propos de cet officier supérieur ressemble un peu à ces propos de beaucoup d’officiers et de soldats, après la perte d’une bataille. Si la bataille eût été gagnée, chacun se serait proclamé le vainqueur ; parce qu’elle est perdue, il n’est pas un officier, pas un soldat, qui ne blâme fortement l’un le général en chef, l’autre le colonel du régiment, le troisième son capitaine, auxquels on reproche des mouvements mal combinés, de l’indécision, de la mollesse.
Oh ! si j’avais eu cent hommes à ma disposition, je me rendais maître du désordre ! Si j’en avais eu dix, s’écrie un autre, c’en était fait de l’émeute ! voilà les propos qui ont été tenus. Que dis-je, dix hommes ! S’il y avait eu, dit M. de Brouckere, un seul homme au ministère, il n’y aurait pas eu de désordres à Bruxelles ! Je serais curieux de savoir ce qu’un seul homme, eût-il été M. de Brouckere, aurait pu faire, s’il avait eu l’honneur d’être ministre. Il aurait pris des mesures énergiques… C’est le conseil qu’on donne tout d’abord : mais quelles mesures énergiques eût-il prises que nous n’eussions déjà ordonnées ? Vous-même avez trouvé de l’inconvénient dans l’état de siège ; nous sommes restés immédiatement en-deçà ; quelles mesures énergiques restait-il donc à prendre ? probablement d’ordonner de tirer des coups de fusil ? Nous n’avons pas donné l’ordre de ne pas tirer des coups de fusil ; l’autorité militaire était maîtresse, elle pouvait réprimer le trouble à sa manière, par tous moyens énergiques ; elle avait tous les pouvoirs ; nous n’avions conservé que la responsabilité de ses actes.
Mais si le sang du peuple avait été versé, quel texte, messieurs, de pareils actes offraient aux adversaires du gouvernement : Vous êtes bien altérés du sang du peuple ! vous lancez vos soldats contre le peuple, et les laissez inactifs contre nos ennemis ! vous voulez vous défaire des patriotes !
Hier, ne nous a-t-on pas accusés de nous défaire de nos ennemis par le pillage et par l’expulsion. Que ne laissez-vous, se seraient écriés d’autres, le soin de réprimer l’émeute au magistrat compétent ? dans la nuit du 5 au 6 avril le bourgmestre de Bruxelles s’était rendu maître des désordres sans déploiement de force, sans établir de collision entre le peuple et l’armée ; que ne suiviez-vous cette marche prudente ! Pourquoi ne pas maintenir entre le peuple et l’armée cette union qui fait la force du pays ; cette union qui ne pourrait se rompre qu’au profit de nos ennemis les orangistes, de nos ennemis les anarchistes ; car alors peut-être, se serait-on déclaré l’adversaire des anarchistes.
Je crois que pour être juste, il ne faut pas seulement s’arrêter aux dégâts commis ; qu’il faut porter la vue aussi sur les dégâts qui auraient pu être commis et dont le gouvernement a préservé, nous le pensons, et la capitale et le pays. Des propriétés ont souffert de graves atteintes ; mais du moins les personnes ont été généralement respectées.
Sur cinq à six cents individus qui pourraient être désignés à la colère du peuple, dix-sept, c’est beaucoup, mais dix-sept seulement ont été victimes. Partout, dans les provinces, la tranquillité a été maintenue : à Gand aussi bien qu’à Anvers ; à Anvers aussi bien qu’à Liége, et je ne vois pas pourquoi je ne devrais pas rendre hommage aussi bien aux régences d’Anvers et de Gand qu’à celle de Liége. Je doute même, quant à moi, que les habitants de Liége aient pu trouver dans la conduite véritablement anarchique de leur régence des exemples qui auraient pu raffermir dans la population l’esprit d’ordre quiqui y règne généralement.
Voilà, messieurs, ce que j’avais à dire pour ce qui me concerne plus particulièrement dans les actes qui sont, dans ce moment, soumis à votre discussion.
Je dois cependant déclarer que je me suis associé à l’acte d’expulsion qui a été l’objet d’attaques plus vives encore que les désordres dont, en conscience, on sentait bien qu’on ne pouvait nous rendre responsables. Quant aux expulsions, elles sont bien notre fait, fait provoqué par les circonstances et légitimé par elles, mais dont nous avons pris l’initiative.
Messieurs, on connaît nos antécédents ; on les a rappelés ; nous n’avons pas à en rougir. Il y a dix ans que mes honorables amis et moi entrèrent dans la carrière politique, en fondant à Liége un journal auquel deux des orateurs que vous avez entendus ont fait allusion. Ce journal, rédigé avec probité, modération et décence, poursuivit sa carrière jusqu’à l’événement de la révolution ; et peut-être quelques-uns de vous voudront bien se souvenir de quelle manière il a soutenu la lutte pendant près de sept années du régime hollandais. A l’approche de la révolution quatre d’entre nous avaient à subir un procès de la presse qui, peut-être, aurait entraîné notre captivité. A l’époque de la révolution, nous ne fûmes pas les derniers à y prendre une part active. Il est facile à des hommes qui, dans le temps où nous luttions, gardaient un silence prudent sur les actes monstrueux dont nous étions ou témoins ou victimes ; il est facile à ces hommes de chercher, en se reportant à dix années en arrière, des contradictions dans la vie politique d’hommes tout entiers voués à la politique, alors surtout qu’une révolution a traversé leur vie.
La responsabilité ministérielle était niée sous le régime du ministre van Maanen : il était défendu aux officiers du parquet de professer d’autres doctrines ; il était défendu aux professeurs des universités d’enseigner une doctrine contraire au programme épouvantable du 11 décembre : nous n’avons pas vu, messieurs, qu’à cette époque ceux qui, aujourd’hui, prennent un ton si haut à notre égard eussent pris la parole pour protester contre ces doctrines : il n’est donc pas étonnant que ceux-là n’aient pas de contradictions à redouter dans leur carrière politique
Quand le journal auquel nous travaillions attaquait avec sévérité l’expulsion du sieur Fontan, il ne faisait que s’associer à l’élan généreux qui, à cette époque, s’était emparé de toute l’opposition en Belgique. On voudra bien aussi se rappeler que les circonstances étaient tout autres qu’aujourd’hui. Le royaume des Pays-Bas était en paix, le pouvoir était fort, incontesté, les Pays-Bas n’avaient pas à la frontière un ennemi prêt à fondre à chaque instant sur eux, ils n’avaient pas de factions à l’intérieur, offrant audacieusement un hommage public au chef d’une armée ennemie ; parmi les étrangers qui trouvaient l’hospitalité dans le royaume, aucun ne portait atteinte à la prérogative royale ; aucun ne conspirait ouvertement pour le renversement des institutions ; aucun n’insultait le roi des Pays-Bas.
Le sieur Fontan était coupable d’avoir écrit un article dirigé contre le roi de France et reproduit dans un journal de Bruxelles, dont le rédacteur d’alors n’était pas aussi grand partisan des rois légitimes qu’il le devint depuis.
Voilà quelles étaient alors les circonstances. Est-il nécessaire de vous tracer les circonstances d’aujourd’hui ? Ce n’est pas de gaieté de cœur que le ministre a recouru à des actes de cette portée, à des actes de cette sévérité ; nous savons combien il est facile d’émouvoir les passions, exciter les sensibilités au nom de l’hospitalité. Nous reconnaissons que dans le nombre des étrangers que la force des circonstances nous a obligés d’expulser du pays, il en est qui se recommandent peut-être par des qualités privées estimables. Nous avons, autant qu’il nous a été possible, restreint la liste des expulsions ; nous avons, autant qu’il a dépendu de nous adoucir ce qu’il pouvait y avoir de rigoureux dans ces exclusions, nous ne sommes pas sévères pour le plaisir de l’être. Il a même fallu du courage aux ministres, alors que depuis trois années aucun acté sévère n’avait été posé par le gouvernement, pour en venir à l’arrêté d’expulsion.
Je ne discuterai pas la légalité de cet arrêté. De nouveau, à nos yeux, la loi de vendémiaire existe, puisqu’elle n’a pas été formellement abrogée ; beaucoup de membres l’ont reconnue comme existante, comme nécessaire, et cela dans diverses occasions.
L’opinion des ministres qui nous ont précédés était que la loi de vendémiaire existait ; tout au moins l’exécution en était-elle recommandée aux autorités ; nous n’avons pas hésité à l’appliquer, parce que les circonstances commandaient impérieusement de prévenir toute nouvelle cause de désordre. Or, je le demande, si les étrangers que nous avons expulsés n’avaient jamais vu le sol de notre pays, aurions-nous été les témoins des désordres dont la capitale a été affligée ?
Ce sont ces étrangers pour lesquels l’indulgence n’avait duré que trop longtemps, qui dans différents journaux ont donne les premiers aux listes de souscription de la publicité, publicité dont les effets possibles étaient peut-être dans le désir de quelques-uns des souscripteurs, mais dont beaucoup d’entre eux ont bientôt calculé toute la portée, toute l’imprudence. Ce sont ces étrangers surtout qui ont donné à ces listes un caractère politique, qui en ont fait une démonstration hostile au pays. Ce sont ces étrangers qui, par l’organe du Journal de Gand, du Lynx, de l’Industrie, de la Jeune Belgique, ont évidemment provoqué la réaction dont les signataires ont été victimes.
C’était une satisfaction à donner aux sentiments populaires qui, depuis longtemps, s’indignaient que le pays souffrît dans son sein des ennemis qui l’outrageaient, qui le calomniaient lui et le roi qu’il s’est donné. Aussi, messieurs, si sortant de cette enceinte nous pouvions en appeler aux sentiments des masses, nous pensons que la mesure, quelque rigoureuse qu’elle paraisse au premier aspect, y trouve de vives adhésions. Nous croyons aussi, sans vouloir associer la chambrer à la responsabilité de nos actes, qu’elle n’y trouvera pas un motif de blâme pour le ministère.
M. Pirson. - Je demande la parole.
M. le président. - On ne peut pas intervertir l’ordre des orateurs.
M. Pirson. - Je demande la parole pour un fait personnel. Il n’y a que trois orateurs qui ont parlé avant le ministre de l’intérieur ; je suis de ce nombre ; je dois croire que la réfutation du ministre de l’intérieur et celle du ministre de la justice me concernent personnellement. Comme le ministre de l’intérieur voudrait donner le change à l’assemblée et au public quand il prétend que nous avons l’air de vouloir favoriser les orangistes et diriger les masses ; eh bien, je veux prouver que l’opposition ne veut pas favoriser les orangistes.
M. Gendebien. - Ne parlez pas de cela !
M. Pirson. - Nous avons dit qu’il fallait prendre les mesures avant les désordres.... (Bruit. Interruption) ; j’aurai toujours l’occasion d’y revenir et de remettre le ministre à da place.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier) - Je veux seulement déclarer que je n’ai pas entendu répondre à l’honorable M. Pirson : il a déclaré n’avoir pas d’opinion politique, être un athée politique ; je n’ai donc pas pu avoir la prétention de le convertir à une opinion politique quelconque.
M. Fleussu. - Il faut plus de courage qu’on ne pense pour surmonter le dégoût qui, en présence de ce qui se passe, s’empare malgré lui du citoyen ami de l’ordre, jaloux des institutions de son pays. Forcé de m’expliquer sur des scènes de désordre inouïes, que je croyais impossibles au sein de la capitale, forcé de m’expliquer sur des actes ministériels que je considère comme attentatoires à nos garanties constitutionnelles, je tâcherai de vous parler raison et modération : mes expressions sortiraient peut-être des bornes des convenances parlementaires, si elles vous rendaient toute l’amertume de ma pensée.
Comment se fait-il que la Belgique, naguères encore si calme, si confiante, se riant des efforts de la jactance d’une opinion qu’elle regardait comme désespérée, montre aujourd’hui des cicatrices ?
Comment se fait-il que, si fière de ses libertés, précieuses conquêtes de la révolution, dont la France elle-même lui portait envie, elle soit tout à coup dépouillée d’une de ses lois protectrices, et se trouve réduite à la pénible nécessité de manquer de parole envers l’étranger ?
Ce changement brutal est encore un mystère pour moi ; j’en vois les tristes effets, mais j’avoue que malgré le double rapport ministériel je n’en découvre point la cause.
On a parlé de la liste de souscription pour le rachat des chevaux du prince d’Orange : c’est, dit-on, à la publication de cette souscription qu’il faut attribuer les dévastations qui ont affligé Bruxelles. Je ne saurais que condamner et condamner de toutes mes forces l’imprudence, la témérité même d’un parti qui abuse de la liberté d’institutions conquises malgré lui, pour rendre public son témoignage d’affection à l’égard d’un prince dont l’armée menace nos frontières, dont les soldats n’attendent que le signal du combat pour faire couler le sang belge. Toutefois, messieurs, cette souscription est à mes yeux bien moins la cause que le prétexte des pillages.
En effet, si, comme le pense maintenant le ministère, la liberté de la presse est devenue si dangereuse à cause de l’impression qu’elle fait sur les masses, il y a longtemps que ce qu’on est convenu d’appeler le peuple doit être habitué aux extravagances de la presse orangiste ; elle ne s’est jamais fait faute de déblatérer sur la révolution et sur les révolutionnaires ; jamais elle n’a pensé à déguiser sa vive sympathie pour la dynastie déchue ; elle l’a hautement manifestée à toute occasion : je vous citerai pour exemple la souscription au profit des blessés et prisonniers hollandais après la prise de la citadelle d’Anvers.
Les propriétés des signataires (ce sont à peu près les mêmes) ont-elles été détruites ? Nullement. L’opinion publique a fait justice de cette vaine démonstration, comme elle aurait eu pitié de la dernière bravade. Le mépris est la seule vengeance digne d’actes et d’écrits qui se perdent sans résultat par leur propre exagération.
C’est ce que jusqu’à présent avait parfaitement compris le ministère, en ne provoquant aucune poursuite judiciaire ; sa modération prouvait sa force ; il fournissait aux puissances, soutiens des prétentions de la maison de Nassau, la preuve de l’impuissance de ses partisans en Belgique. De son côté, l’opinion nationale semblait à peine prendre garde aux efforts de l’opinion orangiste ; depuis trop longtemps cette dernière se débattait en vain ; depuis trop longtemps l’indignation et la susceptibilité de l’autre, étaient émoussées, pour qu’elle pût s’émouvoir encore à la lecture d’articles inspirés par la passion, par un désir effréné de renversement. Tout le monde enfin, et le ministère et le peuple, semblaient d’accord sur cette vérité que, dans un pays qui comprend la liberté, le remède le plus efficace contre les abus de la presse se trouve dans les excès de la presse elle-même.
Pourquoi donc le ministère et le peuple ont-ils déserté subitement cette voie sage, cette voie qui devait les conduire à un triomphe certain ? L’orangisme est-il devenu tout à coup une puissance formidable, menaçant la sécurité de l’Etat ? La majorité de la Belgique fait-elle un retour vers les Nassau ? Est-elle prête à relever un trône qu’elle a brisé ?
En vérité on serait tenté de le croire en présence de ces actes de vandalisme qui contrastent violemment avec notre civilisation, qui calomnient le caractère belge, qui font un outrage profond à sa moralité, et qui pourtant ne sont, ose-t-on nous assurer, que des aménités en comparaison des destructions dont Bristol a présenté il y a quelque temps, le déchirant tableau. On serait tenté de le croire surtout lorsqu’à la terreur populaire a succédé un système de terreur ministériel.
On veut étouffer l’orangisme sous un monceau de ruines, on veut imposer silence à cette opinion en proscrivant ses interprètes ! Mais c’est l’ordre de choses sorti de la révolution que l’on sape. On ne s’aperçoit pas assez que ces vengeances brutales donnent de la consistance, et je dirai même de la force, à un parti qui, jusqu’ici, a toujours été trop faible pour être le plus léger obstacle aux progrès de la révolution, qui ne peut rien par lui-même, et qui fonde tout son espoir sur un mécontentement qui, j’ai regret de devoir le dire, augmente chaque jour, et qui, le ministère persévérant dans la route des mesures exceptionnelles et de l’arbitraire, où il vient de s’engager, finira probablement par devenir général. Alors, messieurs, on rappellera des souvenirs de prospérité, on fera des comparaisons, et malheur à la révolution belge, si la constitution qu’elle s’est donnée est devenue un mensonge !
Qu’on se souvienne, d’ailleurs, que les opprimés, à quelque opinion qu’ils appartiennent, éveillent toujours des sympathies dans les cœurs généreux, que l’oppression fortifie la cause de l’opprimé, et que, de quelque part qu’elle vienne, la violence n’est jamais longtemps soufferte en Belgique.
Je ne vois, moi, messieurs, qu’un seul moyen de délivrer le pays des manœuvres des partis. C’est de hâter la conclusion des difficultés extérieures ; jusque-là, on aura beau dévaster les propriétés, casser les meubles, on aura beau expulser les étrangers qu’on suppose soudoyés par le roi Guillaume, ce sera toujours à recommencer, parce qu’on ne brise pas l’opinion, on n’exile pas la pensée.
Terminer promptement nos affaires avec la Hollande a toujours été la volonté des divers ministères qui se sont succédé, du moins on l’a toujours vue exprimée dans le programme de leur administration. Je la remarque notamment en toutes lettres dans celui du deuxième ministère sous la régence. On sait qu’il s’est formé presque aux bruits d’autres pillages.
Le ministre des relations étrangères d’alors, aujourd’hui ministre de la justice, nous disait qu’il « fallait faire marcher de front deux ordres de choses : les négociations et les préparatifs de la guerre ; que le rôle de la diplomatie devait être court, très court ; que si le gouvernement, en suivant ce plan, n’obtenait pas un résultat conforme aux vœux du pays et à la dignité nationale, il ne restait d’autre moyen de solution que la guerre. »
Malheureusement, messieurs, que cette énergie si pompeusement annoncée n’a eu pour résultat que de nous exposer sans défense à l’invasion de la Hollande et de nous livrer pieds et poings liés à l’indiscrétion de nos protecteurs, qui, malgré notre proclamation d’indépendance, ont à la convention du 21 mai traité avec le roi de Hollande de nous, pour nous et sans nous.
Mais enfin, puisque la Belgique, sans qu’on lui tienne compte de ses douloureux sacrifices, quoiqu’elle se soit, pour ainsi dire, offerte en holocauste à la paix générale, n’est reçue dans la grande faucille européenne que de la même manière que sont reçus dans les familles les enfants malheureux, qui portent la tache d’une origine peu pure ; puisque les puissances, qui nous ont accordé leur protection, négligent de remplir aussi efficacement qu’ils l’avaient promis les engagements pris à notre égard pour nous faire souscrire à une honteuse mutilation, qu’au moins le gouvernement rattache à lui tous les amis d’une sage liberté, en maintenant l’ordre, en faisant respecter les lois, en montrant le premier sa soumission à nos institutions.
Si le gouvernement veut pouvoir compter sur l’attachement de la nation, sur sa fidélité, sur son dévouement, il faut qu’à son tour la nation puisse compter sur l’appui du gouvernement, sur la protection qu’il doit aux personnes et aux biens : il y a des droits et des devoirs réciproques ; les lois règlent les conditions de l’association, leur empire doit être assuré, sans que jamais, ni dans aucune circonstance la force brutale puisse se substituer à la force égale ni suppléer à une prétendue insuffisance.
Ce n’est point que je prétende que la police devra être tellement active qu’elle rende tout crime, tout délit impossible. Je conçois qu’elle ne peut ni tout prévenir, ni tout réprimer ; je conçois même que dans un mouvement populaire imprévu, une, deux, et si l’on veut, trois propriétés peuvent être dévastées, avant qu’on soit en mesure de rétablir l’ordre.
Mais peut-on dire que les pillages, qui ont désolé la capitale dans la journée du 6, n’avaient point été prévus ? L’anarchie, avant de lever audacieusement la tête, avant de se promener en plein jour dans Bruxelles, n’avait-elle point distribué son prospectus de destruction ? n’avait-elle point, dès la nuit précédente, préludé à l’exécution de ses infâmes projets ? Où sont les mesures de précaution pour le lendemain ? Pourquoi la garde civique n’a-t-elle été convoquée que dans le courant de la journée, alors que la plupart des gardes devaient être sortis de leur domicile ? Pourquoi l’ordre de battre le rappel de la garde n’a-t-il été porté qu’à trois heures de l’après-dîner ?
On semble se plaindre de l’insuffisance des troupes de la garnison ; elle n’était que de 2,383 hommes, dont 2,000 seulement étaient disponibles. Quoi ! 2,000 soldats ne suffisaient pas pour réprimer le désordre ! Si on ne savait que les pillards ne se composaient en grande partie que d’enfants, que leur nombre ni leur attitude n’annonçait point des dispositions à la résistance, vous feriez penser qu’un quart de la population de Bruxelles a pris part à ces horreurs.
Dans tous les cas, vous connaissiez le complot et jusqu’où la destruction devait s’étendre, vous connaissiez la force de la garnison ; pourquoi donc avez-vous attendu que le trouble fût à son comble pour appeler les troupes des garnisons voisines ?
Si des ordres eussent été expédiés la nuit au premier signal de l’agitation, les troupes seraient arrivées en ville de bonne heure, et ce déploiement de force eût assez fait connaître que le gouvernement avait pris les dispositions nécessaires pour empêcher tout acte de violence.
Ici vous ne pouvez décliner votre responsabilité, vous ne pouvez la faire retomber sur personne. L’autorité locale n’avait certes pas le droit de donner des ordres aux garnisons étrangères ; il était donc de la prudence du ministère de rendre possible le secours de ces troupes. C’est ce qu’il n’a pas fait, c’est du moins ce qu’il n’a fait que trop tard.
Je n’ai pas besoin de vous dire combien j’ai été profondément ému à la nouvelle des événements du 6 ; mais je vous l’avouerai, ce qui m’a le plus péniblement affecté, c’est d’apprendre l’inaction de la troupe, d’apprendre que les pillages s’étaient opérés en présence et, pour ainsi dire, sous la protection des baïonnettes. Ma raison repoussait cette partie du récit comme la plus invraisemblable des invraisemblances, et malgré l’uniformité des rapports des journaux de toutes les couleurs, je ne pouvais y croire. Des informations puisées à bonne source m’avaient déjà confirmé l’exactitude de la chose, avant que le rapport de M. le ministre de l’intérieur ait dissipé tous mes doutes sur ce point.
Au nombre des considérations qu’il a présentées, sinon pour justifier, du moins pour expliquer l’inaction de la force armée, nulle ne m’a paru raisonnablement admissible ; j’ai trouvé que quelques-unes étaient très dangereuses dans leur énonciation du haut de la tribune et dans la bouche d’un ministre. S’il avait calculé la portée de ses paroles, s’il en avait pesé toutes les conséquences, M. le ministre aurait-il eu l’imprudence de dire que les soldats se souvenaient des événements de 1830, de quelle réprobation furent frappés ceux d’entre eux qui, à cette époque, avaient fait taire leur sympathie pour leurs concitoyens devant l’inflexibilité des lois militaires, et que, sortis des rangs du peuple, ils éprouvaient ses sympathies et sa haine ?
Messieurs, des militaires à sympathies, et surtout à sympathies politiques, ne sont propres qu’à devenir des instruments de despotisme. Le soldat bien discipliné ne doit connaître que les ordres de ses chefs ; l’armée sait qu’il est de son devoir de protéger les propriétés contre les violences de l’intérieur, comme de défendre nos frontières contre les attaques de l’extérieur. Il n’y a plus d’ordre, il n’y a plus de gouvernement possible, si on pense, si on familiarise le soldat avec la pensée, que le sentiment de la discipline peut n’être pas assez puissant pour triompher de tout autre sentiment.
C’est principalement dans l’intérêt de la troupe que je repousse les raisons qu’a fait valoir M. le ministre : oui, elle aurait agi, si elle en avait été requise ; j’en donne pour preuve le zèle et l’activité qu’elle a déployés, lorsqu’enfin M. le général Hurel a été chargé de mettre un terme au désordre. Les soldats ont-ils montré de la répugnance alors ? Lorsque, sur la fin de la journée, la cavalerie a chargé et sabré le peuple, les soldats n’étaient-ils plus des gens sortis du peuple ? Si donc ils sont restés tranquilles spectateurs des dévastations, c’est qu’on l’a voulu. Le moyen d’en douter, quand tout Bruxelles est témoin qu’aussitôt qu’un hôtel était envahi, la troupe s’y portait pour venir former en face de la maison une enceinte, au milieu de laquelle se brisaient les meubles tombant des fenêtres. Et tout cela se passait aux cris de Vive le Roi !
En vérité, c’était laisser profaner la majesté royale ; aussi je conçois que le Roi, voyant sa présence peu respectée, ait eu hâte d’éviter un spectacle aussi affligeant.
Mais ce qu’il y a d’étrange dans toute cette déplorable affaire, ce que je ne puis m’expliquer, c’est que, si vous en croyez le rapport de M. le ministre, toutes les autorités, tous les fonctionnaires de tous les ordres et de tous les rangs ont rivalisé de zèle et d’activité pour mettre obstacle aux pillages ; tout le monde a fait son devoir, personne n’a rien à se reprocher, et cependant dix-sept maisons ont été dévastées en présence de la force armée.
Au mois de mars 1831, des excitations à la violence avaient été répandues dans le public, comme celles qui ont précédé la journée du 6 avril ; elles contenaient l’indication des propriétés à dévaster. A cette époque le gouvernement était faible, l’armée s’organisait à peine, et cependant une seule maison, celle du banquier Mathieu a été envahie, et les seuls chasseurs de Chastelet ont suffi pour contenir les pillards en face de plusieurs maisons dont la destruction avait été projetée.
M. Lardinois. - Et à Liége !
M. Fleussu. - Puisqu’on parle de Liége ; en 1831, sous l’administration d’une régence qui avait la confiance du gouvernement, quatre maisons y furent dévastées ; mais aujourd’hui, sous une régence que l’on considère comme un germe d’anarchie et de désordre, toutes les propriétés ont été garanties. Pourquoi ? parce que le public a confiance dans ses magistrats municipaux, et qu’ils avaient déclaré qu’on ne souffrirait point le pillage.
M. Pirson. - C’est un fait extraordinaire sous une régence anarchique. (On rit.)
M. Fleussu. - Je livre ce rapprochement à vos réflexions, je n’en tirer aucune conséquence ; seulement je me permettrai de vous faire observer qu’à cette époque il y avait conspiration flagrante en faveur de la restauration, que le peuple le savait, que par conséquent son exaspération devait être à une bien autre hauteur qu’à l’occasion d’une démonstration, que le gouvernement aurait pu rendre ridicule, en offrant un sauve-conduit aux palefreniers chargés de conduire les chevaux à leur destination, et des passeports à ceux qui voulaient les lui offrir.
Quoi qu’il en soit, on aura beau entasser rapport sur rapport, multiplier les pièces justificatives, les faits sont là. Ils parlent plus haut que tout ce qu’on saurait alléguer ; la dévastation s’est portée sur dix-sept maisons en plein jour et en face de la force publique. En présence de ces faits, je me dis que les provocateurs et les instruments du désordre ne sont pas les seuls coupables, et ma conviction reste que si les pillages n’ont point été arrêtés, c’est qu’on ne l’a pas voulu.
M. le ministre des affaires étrangères (M. F. de Mérode) - Qui ne l’a pas voulu ?
M. Fleussu. - Si je le savais, je le dirais ; et si je savais que ce fût le ministère, je demanderais sa mise en accusation.
M. le président. - Silence ; n’interrompez pas.
M. Fleussu. - Je suis ami de l’ordre parce que je suis surtout ami de la liberté, et que, selon moi, la liberté n’a pas de plus cruel ennemi que le désordre ; c’est son bourreau ; je redoute les agitations populaires, moins à raison des dégâts qu’elles occasionnent que parce qu’elles sont toujours favorables aux envahissements du pouvoir ; aussi dans les anciens Etats qui connaissent les roueries gouvernementales, il n’est pas rare qu’on feigne des émeutes, que l’on découvre des conspirations, qu’on signale des attentats contre la sûreté de l’Etat, soit même contre la personne du souverain. C’est un piège que l’on tend aux hommes timides, faibles, qui veulent la paix, la tranquillité à tout prix.
D’un autre côté c’est un avantage que l’on offre aux hommes passionnés, qui trouvent le moyen d’opprimer ceux d’une opinion contraire à la leur. Quand on a bien effrayé le public, le ministère est presque toujours sûr d’obtenir, quand il ne les prend pas d’avance, des mesures exceptionnelles. Il profite de cette occasion pour provoquer des lois de circonstance qu’on oublie d’abroger lorsque les circonstances sont passées et dont on demande l’application lorsqu’elles ne sont pas dans les mœurs.
Vous sentez que je ne fais pas allusion aux événements de Bruxelles ; le gouvernement est trop jeune, et il a la pudeur du jeune âge ; et bien que le ministre de l’intérieur connaisse l’origine des émeutes, je ne le crois pas homme à vouloir gouverner par elle. Néanmoins ces événements viennent à l’appui de ce que j’avance.
En effet ces événements éclatent. L’opinion publique s’alarme. Que fait le ministère ? Jusque-là il avait laissé flotter presque au hasard les rênes de l’Etat, il passait beaucoup de temps à dormir, si l’on en croit ce que vient de déclarer le ministre de l’intérieur. Mais voilà qu’il s’éveille ; et il s’éveille à coups d’Etat. (Mouvement.)
Ce qui m’effraie, ce n’est pas que quelque étranger ait été expulsé, c’est au principe que je m’intéresse. Car quand on enlève une garantie, il y a danger pour toutes les autres.
Quels sont donc les motifs de cette nature si brutale ? Je les cherche en vain dans le rapport du ministre de la justice. Je n’y trouve que quelques généralités sur l’intérêt public, sur la sûreté de l’Etat, cortège indispensable de toutes les lois d’exception. J’y trouve des déclamations sur les dangers de la presse, et peu s’en faut qu’on ne nous y montre la censure en perspective. J’y vois, entre autres, des considérations mystérieuses qu’on a livrées à l’intelligence de la chambre, mais qu’à défaut de perspicacité sans doute je n’ai ni comprises ni devinées.
On nous signale un danger moins apparent que l’orangisme, mais plus imminent. Quel est-il ? On ne le dit pas, mais il semble que c’est à la république qu’on a voulu faire allusion. Pour tranquilliser le gouvernement sur ce point, je lui dirai qu’en Belgique il y a bien de loin en loin quelques républicains, mais qu’assurément il n’y a pas de parti républicain. On sait ce qui s’est passé au congrès, lors de la discussion de la forme du gouvernement ; treize membres seulement votèrent pour la république. De ces treize membres il en est encore trois à la chambre.
M. de Robaulx. - Il faudrait un microscope pour les voir.
M. Fleussu. - Tous les autres membres du congrès étaient pour le gouvernement monarchique. J’ai voté aussi pour la monarchie ; mais je la voulais avec toutes les garanties de la république et la stabilité du trône.
Je vois enfin dans ce rapport que le ministre de la justice aurait pu se servir s’il l’avait voulu des lois répressives. Il a dédaigné de recourir à la justice criminelle ; il a préféré le recours au droit politique ; c’est en effet beaucoup plus expéditif, parce qu’on exécute sans jugement. C’était aussi la conduite du ministre van Maanen. Mais écoutez comment s’exprimait M. de Gerlache sur cette manière de procéder :
« Arrêter un étranger, en sa seule qualité d’étranger, sans cause légitime et même sans cause avouée, et le faire conduire, sans plus de formalités, hors du pays par des gendarmes c’est une police que j’appellerai plutôt turque que constitutionnelle. »
En effet en Turquie on passe par-dessus toutes les formes judiciaires.
La seule chose qui me paraisse bien claire dans ce rapport ambigu, c’est que le ministère a voulu effrayer l’opinion publique pour se faire pardonner ses coups d’Etat. Voilà, selon moi, tout ce qui est évident dans le rapport. C’est que, quand on ne sait pas faire respecter les lois, on est tout près de les violer ; et je dirai même, que ne pas les faire respecter, c’est les violer indirectement.
Le ministre n’a su réprimer les pillages, il n’a su faire respecter les propriétés, et pour donner le change à l’opinion publique il a eu recours aux expulsions. Il ne s’est pas fait faute de supposer des manœuvres, des machinations anarchiques de la part des étrangers, pour colorer les mesures qu’il voulait prendre ; et cependant nul étranger n’a été remarqué dans les pillages. Je me trompe, un seul y a-t-il signalé : c’est le sieur Labrousse. Y encourageait-t-il le pillage ? Non ; il faisait des efforts pour les arrêter. Il ne devait pas se douter que l’exil serait la récompense de ses généreux efforts.
Tout m’étonne dans la conduite du ministère : je suis étonné de la mesure ; je suis étonné, puisqu’il croyait pouvoir la prendre, qu’il ne l’ait pas prise plus tôt. Les désordres que nous déplorons ne sont pas les premiers qui aient affligé notre pays : 1831 nous a donné une faible image des scènes de désolation dont Bruxelles a été récemment le théâtre.
Pendant la dissolution, des troubles ont éclaté à Bruxelles, Anvers et Gand ; toujours ces désordres ont été attribues à la violence de la presse orangiste ; toujours ils ont été attribués aux manœuvres des étrangers que l’on suppose soudoyés par le roi Guillaume.
Après les désordres de 1831 le gouvernement promet de prendre les mesures nécessaires pour en empêcher le retour et faire jouir le pays de toutes les libertés dont nous venions de le doter. M. Lebeau était alors au ministère ; il n’a pas pensé à faire usage de la loi de vendémiaire ; il est vrai que M. Barthe n’en avait pas encore parlé en France. (On rit.)
Après d’autres troubles, nous votons une adresse au roi. Voici sa réponse :
« Ainsi que vous, messieurs, j’ai été affligé des désordres, qui, au milieu de la tranquillité générale du pays, ont troublé naguère quelques localités ! vous avez raison d’être convaincus que mon gouvernement n’a pas hésité à prendre des mesures énergiques pour empêcher le renouvellement d’excès qu’il ne lui était pas donné de prévoir.
« Mon gouvernement n’a pas hésite à prendre des mesures pour empêcher le renouvellement de ces excès. » M. Lebeau était alors aux affaires ; quelle est donc la mesure qu’a prise M. Lebeau : jusqu’ici nous l’ignorons. Il n’a pas invoqué la loi de vendémiaire. Enfin il trouve dans l’arsenal des lois de la révolution française, une loi rouillée, et il pense à en faire l’application ; quand ? est-ce pour prévenir le désordre ? non. C’est quand il a éclaté, et pendant le calme plat qui succède toujours à l’orage.
N’est-il pas vrai qu’il est bien coupable, si, comme il le prétend, cette loi est encore en vigueur. Eh bien, non, messieurs, ne vous hâtez pas de le condamner. Si en 1831, il avait voulu faire application de cette loi, le congrès ne l’aurait pas souffert. Et après les troubles qui ont éclaté pendant la dissolution, il n’avait pas besoin d’ajouter de nouveaux griefs à ceux dont il devait lui rendre compte. Je dis que le congrès ne l’aurait pas souffert, parce que, dans son opinion, le sort des étrangers devait être réglé par une loi. Je vais vous prouver que c’est dans cet esprit qu’est conçu l’article 128 de la constitution.
Pour apprécier le vrai sens d’une disposition législative, il ne faut pas l’isoler des circonstances où elle était portée. Vous vous souvenez des discussions auxquelles avait donné lieuaux états-généraux l’expulsion du sieur Fontan. Tous les députés de la Belgique se sont élevés contre la mesure qui le frappait, et l’ont considérée comme contraire à l’article 4 de la loi fondamentale.
A l’occasion d’une autre expulsion, M. d’Otrenge s’exprimait ainsi :
« L’article 4 est tellement pertinent, est si clair que toute interprétation que l’on en ferait ne pourrait être que forcée. Les étrangers jouissent, quant aux personnes et aux biens, de la même protection que les indigènes, porte l’article. Si, malgré cette disposition, on se permet de déporter un étranger, sans aucune forme de procès, on a le même droit à l’égard d’un régnicole, car ils sont assimilés l’un à l’autre. N’est-il pas étonnant que ce soit moi qui sois appelé à la défense d’un article, à l’existence duquel je me suis fortement opposé dans la commission de révision. Je voulais que le sort des étrangers fût réglé par une loi particulière ; mais on combattit mon opinion, et l’avis contraire prévalut, etc. »
Si je cite l’opinion de M. d’Otrenge, c’est pour répondre à un argument qui a été présenté par le ministre de la justice ; à savoir que la Hollande, d’après le sens de l’article 4 de la loi fondamentale tel que nous l’entendons, ne saurait dans aucun cas faire une loi sur les conditions du droit d’asile. Eh bien non ! d’après cette disposition elle ne le pourrait pas. Ce sont les députés hollandais eux-mêmes qui ont introduit cette disposition, sans vouloir admettre aucune restriction, parce qu’ils n’ont pas voulu que le pouvoir pût jamais détourner les étrangers de la Hollande. Les Belges, au contraire, pensaient qu’il eût été convenable de laisser à une loi spéciale le soin de régler les conditions de l’hospitalité.
Un article du Courrier des Pays-Bas, au sujet de l’expulsion de deux jeunes Français, valut à son auteur une poursuite criminelle. Tous les barreaux, non seulement ceux de la Belgique, mais même ceux de France, furent consultés. Tous furent d’avis de la violation de l’article 4 de la loi fondamentale. De leur côté, les journaux poursuivaient le ministre Van Maanen de leurs cris de réprobation, et l’opinion publique en avait fait un grief contre le roi Guillaume.
Pour preuve que cette violation était au nombre de nos griefs, veuillez consulter un écrit que la plupart d’entre vous ont entre les mains, dont l’auteur n’est pas étranger au gouvernement (Lettres sur la révolution belge, traduite de l’anglais). On y lit :
« Il expulsa violemment du sol de la Belgique des étrangers qui venaient, à l’ombre d’une constitution qu’ils croyaient une vérité, demander l’hospitalité à une nation qui met cette vertu au rang de ses premiers titres à la sympathie des peuples. »
Vous voyez que la conduite de Van Maanen à l’égard des étrangers, était un grief et un des motifs de notre révolution.
Voilà dans quelle disposition d’esprit se trouvait la Belgique après les événements de septembre 1830.
Dès le mois d’octobre, une commission fut instituée pour préparer un projet de constitution. Voyez l’œuvre de la commission, à laquelle appartenaient MM. Lebeau, Devaux et Nothomb ; voyez s’ils ne rendent pas hommage à l’opinion générale. Lisez l’article 33 de leur projet de constitution, disposition qui ne fut que modifiée par le congrès ; voyez aussi le rapport qui fut fait sur cet article.
« Il ne suffit pas, disait l’honorable rapporteur, aujourd’hui notre président, que la constitution ait garanti les droits des Belges ; elle doit aussi protéger les étrangers. Mais cette protection doit avoir, des bornes. C’était l’objet de l’article 33 de la commission.
Voici maintenant cet article 33 : « Tout étranger qui se trouve sur le territoire de la Belgique jouit de la protection accordée aux personnes et aux biens. Il ne peut être dérogé au présent article soit par extradition, soit de toute autre manière que par une loi. »
Dans l’opinion de ces messieurs, est-ce que la loi de vendémiaire était en vigueur ? Alors comme dans tous les longs débats qui ont eu lieu tant devant les états-généraux que devant les tribunaux, cette loi n’a jamais été invoquée. M. Ernst vous en a indiqué la raison péremptoire, c’est que cette loi n’a pas été publiée en Hollande ; lors de la réunion de la Belgique et de la Hollande elle n’a donc pas pu devenir loi de l’Etat. Voilà pourquoi vous n’avez pas pu penser à la loi de vendémiaire lorsque vous avez rédigé l’article 33 de votre projet.
Ecoutez maintenant le rapport de l’honorable M. Raikem :
« La section centrale a pensé que la protection accordée aux étrangers devait faire la règle ; et que le législateur pouvait seul y apporter des exceptions. Par là, les étrangers sont placés sous la protection de la loi. Aucune autorité autre que le pouvoir législatif, ne peut prendre des mesures exceptionnelles à leur égard. »
S’il est quelque chose de plus clair sous le soleil, je vous prie de vouloir bien me l’indiquer. (On rit.)
Ainsi, nul doute raisonnablement possible qu’aux yeux de la commission chargée du projet de constitution, qu’aux yeux du congrès, les lois d’expulsion et d’extradition ne fussent formellement abrogées. Comment trouvez-vous, après cela, la conduite du ministre de la justice, et même du ministère qui lutte pour vous faire déclarer qu’il n’y a pas eu abrogation.
Le ministère, ne fût-ce que par respect pour la révolution, n’aurait pas dû user de cette loi sans consulter la législature. Il n’a pas pris garde au triste rôle qu’il nous fait jouer. En effet, les étrangers peuvent dire : « Voyez les Belges. Quelle légèreté ! quelle inconséquence ! Sous le gouvernement du roi Guillaume, on lui faisait un crime de quelques rares expulsions, aujourd’hui c’est par listes qu’on chasse les étrangers. »
Le ministère aurait dû comprendre qu’il était imprudent, qu’il était impolitique de donner un démenti à tout le passé ; de désavouer l’opinion générale telle qu’elle s’est manifestée dans les débats qui se sont élevés au sein des anciens états-généraux, de récuser les doctrines des anciens membres des états-généraux, de renier ses antécédents et la révolution.
Libre à M. Lebeau de penser et d’oser dire que tout mauvais moyen est bon à employer contre un mauvais gouvernement. Pour moi, comme signataire de la consultation délibérée à Liége, je repousse, et je repousse avec indignation, cette doctrine qui ferait supposer qu’il est des circonstances où on peut faire abnégation de sa conscience. Je conseille à M. Lebeau, dans son propre intérêt, de ne pas propager de semblables maximes.
Je vous ai démontré l’esprit de l’article 128 de la constitution. On sait dans quelle préoccupation d’esprit était le congrès lorsqu’il écrivit sa lois, surtout les lois constitutives, Au sortir d’une révolution amenée par les abus du pouvoir, c’est contre le pouvoir que le congrès prenait toutes ses garanties. Il était sous l’influence d’une véritable réaction, et avait la volonté ferme de rendre désormais l’arbitraire impossible. Comment donc concilier la constitution qu’il a faite avec une loi surannée toute d’arbitraire. Si la loi de vendémiaire est en vigueur, vous ne pouvez pas empêcher que le ministère en fasse usage. Si la loi de vendémiaire est en vigueur, le ministre n’a aucun compte à vous rendre des expulsions qu’il ordonne, et peut commettre impunément les plus grands abus. Si cette loi est en vigueur, elle lui donne un droit arbitraire sur tous les étrangers ; celui de les expulser sous le prétexte qu’ils veulent fomenter des troubles ; que leur présence suffit pour exciter de l’agitation.
Voilà la loi du 28 vendémiaire ; mettez-la en regard de l’article 128 de la Constitution !
L’abrogation de cette fameuse loi de vendémiaire a été prouvée hier par l’honorable M. Ernst, à l’aide des principes les plus élémentaires du droit, exposés, permettez-moi de rendre cet hommage à un de mes honorables amis, avec cette lucidité et cette force de logique qui caractérisent son talent.
Messieurs, vous remarquerez que dans toute cette discussion, on n’a encore invoqué que les principes les plus ordinaires en matière d’abrogation. Les auteurs en admettent un autre mode, surtout en ce qui concerne les lois politiques. « Il y a encore, dit M. Toullier, un autre mode d’abrogation : c’est l’abrogation tacite ; elle a lieu lorsque l’ordre de choses qui a donné lieu à la loi n’existe plus. »
Sous la convention, les étrangers étaient seulement tolérés en France ; ils excitaient de la défiance, aucune garantie ne leur était promise. Ils étaient à la disposition du pouvoir exécutif. Voilà où en étaient les étrangers en l’an VI. Au contraire, la constitution et précédemment la loi fondamentale ont consacré le droit d’asile, seulement elles ont laissé aux lois postérieures le droit d’en régler les conditions. Ces deux ordres de choses sont-ils compatibles ? L’ordre de choses établi par la constitution est diamétralement opposé à l’ordre établi par la loi de vendémiaire.
Sommes-nous donc au premier essai de l’article 128 de la constitution ? Non, nous avons vu l’application sous un ministère qui, n’en déplaise au ministère actuel, connaissait les lois aussi bien que lui. Il a pensé que la constitution avait consacré le droit d’asile, sauf aux lois postérieures à en régler les conditions ; que jusque-là, aucune expulsion, aucune extradition ne pourrait avoir lieu, sans porter atteinte à la constitution, sans la violer.
On se souvient qu’après les désastres de 1831, le pays était inquiet ; il était travaillé par les agents du roi Guillaume, par des étrangers qu’il soldait. Pensez-vous que le ministère d’alors, qui, cependant ne passait pas pour un ministère libéral se soit permis des expulsions ? Non ; il est venu demander une loi sur les étrangers. Voyez en quels termes. Les circonstances étaient cependant plus impérieuses, le danger était plus grand qu’à présent.
« Il est sensible, disait le ministre de la justice d’alors, que pour pratiquer des intelligences sur notre sol, une puissance emploiera préférablement des étrangers. Les Belges ont attachement à leur patrie qui n’est pas toujours partagé par d’autres.
« La protection accordée aux étrangers peut subir des exceptions légales. Il faut dans le moment une surveillance plus active à leur égard. Les étrangers véritablement attachés à la cause belge n’en doivent concevoir aucune alarme. Le gouvernement a le plus grand intérêt à les retenir en Belgique. Ceux appartenant à des puissances qui ont des agents diplomatiques dans notre royaume, trouvent des moyens de protection dans ces agents ; et quant aux autres, on ne peut admettre indistinctement leur résidence sur notre territoire ; c’est une mesure de sûreté que les nations ont toujours prise dans des circonstances extraordinaires. Un Etat doit avant tout veiller à sa propre sécurité. »
Vous voyez que les motifs que faisait valoir M. Raikem étaient les mêmes que ceux présentés dans le rapport de M. le ministre de la justice.
Voici le projet de loi que demandait M. Raikem :
« Les étrangers non autorisés par le gouvernement à établir leur domicile en Belgique, et qui se trouveront sur le territoire du royaume, sans y avoir une mission des puissances neutres ou amies reconnue par le gouvernement du Roi, sont placés sous la surveillance spéciale du gouvernement, qui pourra leur enjoindre de sortir du territoire belge, ou de résider dans la commune, le canton, l’arrondissement ou la province qu’il leur désignera. »
Voilà la loi proposée sur les étrangers. Elle n’a pas été adoptée à cause d’un amendement introduit dans la loi sur la proposition de M. Devaux, et qui détruisait le principe. Toutefois, cette loi avait été l’objet de violentes attaques. Plusieurs sections prétendirent que la loi n’avait pas le pouvoir de mettre les étrangers, même dans des cas prévus, à la disposition du pouvoir exécutif.
Voici comment s’exprimait la section centrale sur ce doute :
« Elle n’a pas cru devoir s’arrêter au doute d’inconstitutionnalité élevé par une section, puisque l’article 128 de la constitution permet en terme exprès, d’établir par une loi spéciale des exceptions à la protection accordée en général par cet article aux étrangers. »
Voilà le rapport de l’honorable M. Bourgeois.
Messieurs, si le ministère de cette époque qui, je le répète, avait en fait de lois autant de connaissance que le ministère actuel, avait cru que la loi
vendémiaire fût en vigueur, il ne serait pas venu demander une loi à peu près la même que celle de vendémiaire.Dois-je vous dire maintenant toute ma pensée ? La voici : Le ministère a déguise le véritable but de la loi. Des étrangers ont été expulsés non à cause des pillages ; car, je le répète, on n’en a vu aucun dans les pillages ; mais ils ont été expulsés à raison de la lutte qui s’établit en France entre le gouvernement et les associations.
Que s’est dit le gouvernement qui craint les républicains, les membres de la Société des Droits de l’Homme ? Il s’est dit : « Quand le gouvernement, notre voisin, aura repoussé les membres de la société des Droits de l’Homme, ils reflueront sur la Belgique qui se trouve à leur portée. Pour leur ôter cette ressource, repoussons dès maintenant les étrangers qui sont en Belgique. » Voilà son but qu’il n’a pas osé déclarer.
Le gouvernement, pour repousser les étrangers, a pris prétexte qu’il attribue à leurs écrits les pillages. Si son véritable but a été d’empêcher l’accès de ces étrangers qui avaient excité des désordres en France, il devait présenter une loi ; la chambre aurait su si elle devait l’adopter. Au lieu de cela, le gouvernement a déguisé son opinion pour se livrer à des actes arbitraires. Le gouvernement aurait dû nous exposer ses craintes, il aurait évité l’arbitraire et n’aurait pas commencé par où l’autre gouvernement a fini.
M. Nothomb. - Messieurs, il m’est arrivé de dire, il y a environ trois mois, me trouvant au banc ministériel comme commissaire du roi : « Ce n’est pas le ministère qui tombe en pièces, c’est le pouvoir lui-même. » ; paroles qui, peut-être, étaient peu compatibles avec le mandat que je tenais du gouvernement, et qui n’ont été comprises ni par les amis, ni par les ennemis du ministère.
Depuis trois ans, les embarras extérieurs ont presque constamment absorbé l’attention du public et du gouvernement ; l’organisation intérieure est restée à peu près au point où l’avait laissée le congrès ; le gouvernement est demeuré en face des principes généraux proclamés par la Constitution, sans l’appui des lois secondaires, des lois organiques promises par celle-ci, heureux de pouvoir chercher des moyens, souvent incertains, dans les débris des législations antérieures. C’est ainsi que nous avons vécu, renvoyant toujours au lendemain les questions d’organisation intérieure. La résistance que le ministère a rencontrée dans une des principales villes du royaume, a pour la première fois révélé les vices de quelques-unes de nos institutions, trop longtemps provisoires ; les déplorables événements qui ont naguère affligé la capitale, sont venus jeter une lumière plus éclatante et plus sinistre sur notre situation intérieure ; les égards du public et du gouvernement se sont éloignés de la question extérieure pour se reporter plus particulièrement sur le pays lui-même.
C’est donc pour la première fois que la question intérieure se présente sans autre préoccupation ; cette discussion est donc nouvelle ; je l’accepte pour ma part, avec toutes ses défaveurs, avec tous ses périls ; je l’accepte aussi sans aucune des arrière-pensées que pourraient avoir ceux pour qui la monarchie actuelle n’est plus le complément de la révolution (rumeurs). Je me hâte d’ajouter que ces paroles ne s’appliquent point aux honorables orateurs qui m’ont précédé.
Je n’entreprendrai point, messieurs, de vous faire un récit de la fatale journée du 6 avril ; il en est, a dit avec raison M. le ministre de l’intérieur, d’une émeute comme d’une bataille ; après la bataille, on se dit : Il était si facile de remporter la victoire, il ne fallait faire que tel mouvement évidemment décisif ; à la suite d’une émeute, on se dit : il était bien facile de réprimer le désordre, il ne fallait faire que tel mouvement évidemment décisif. C’est que, messieurs, après l’émeute comme après la bataille, on ne tient plus compte de toutes les difficultés de détails inséparables d’événements de ce genre, ni de la surprise, ni de l’agitation, ni de ces mille incidents dont dépendent les révolutions humaines, surtout quand elles doivent être prises instantanément. Puis chaque spectateur raconte à sa manière la bataille et l’émeute ; il n’y a pas deux récits qui s’accordent complètement.
Je me garderai donc d’entrer dans aucun détail ; je dirai seulement que suivant moi, il faut attribuer la lenteur, dans la répression de l’émeute du 6 avril, d’abord au caractère apparent de l’émeute, en second lieu, à l’incertitude sur son caractère réel, en troisième lieu, à la presque désorganisation de la garde civique, en quatrième lieu, à l’insuffisance des troupes, et surtout à l’absence d’artillerie, par suite des derniers mouvements de l’armée belge, rendus ou crus nécessaires par les mouvements de l’armée hollandaise, en cinquième lieu, à la nécessité de l’intervention de l’autorité municipale, préalablement à l’action de l’autorité militaire.
Dans aucun de ces faits il n’y a eu de fautes directement ni exclusivement imputables au ministère. Il importait, messieurs, que le sang ne fût point répandu ; il l’importait pour l’honneur du gouvernement, et parce que l’effusion du sang aurait pu changer le caractère de l’émeute, peut-être faire apparaître son véritable caractère. Avant l’arrivée des renforts, il ne fallait point se précipiter dans des mesures violentes, le caractère et l’étendue du mouvement populaire ne pouvant encore être connus ; dans aucun cas, il ne fallait user de ces mesures qu’à la dernière extrémité. Si le sang avait coulé, on accuserait aujourd’hui le ministère d’assassinat ; le sang n’a point coulé, mais la répression a été lente, on l’accuse d’imbécillité. Il avait à choisir entre ces deux accusations. Quoi qu’il eût fait, il était dans sa destinée d’être accusé.
Si je parle de l’intervention de l’autorité municipale, c’est en principe : je n’entends jeter aucun blâme sur nos magistrats municipaux ; mais je me demande jusqu’à quel point il est nécessaire de subordonner l’action gouvernementale à l’intervention municipale, pour la répression des troubles publics. Cette question a été examinée par l’Assemblée Constituante dans des circonstances qu’on a trop perdues de vue ; cette assemblée ayant transféré son siège de Versailles à Paris, ayant forcé le roi à éloigner l’armée de la capitale, était dans une position toute particulière, lorsqu’il s’est agi de régler le mode de répression des troubles publics ; accorder au pouvoir exécutif une action directe et indépendante, c’était mettre le roi à même, sous prétexte de la répression de désordres, de faire entrer une armée dans la capitale, et de dissoudre l’assemblée. C’est sous cette préoccupation que la première loi martiale a été discutée et votée ; et le pouvoir exécutif à été dépossédé d’une de ses premières attributions, celle de disposer directement de la force publique pour le maintien de l’ordre : véritable mutilation du pouvoir royal contre laquelle quelques hommes ont protesté dans cette célèbre assemblée.
Je sais, messieurs, qu’on me dira que ces lois de l’Assemblée Constituante n’ont jamais été publiées en Belgique ; mais les principes se sont pour ainsi dire infiltrés dans toute la législation.
Le gouvernement impérial s’est trouvé en présence de ces principes de la première assemblée nationale, et il y a créé l’état de siège par le fameux décret du 24 décembre 1811, fiction à laquelle on peut recourir en cas de sédition intérieure et qui fait cesser la nécessité de l’intervention civile. Le gouvernement belge s’est donc trouvé placé entre les principes qui des lois de l’Assemblée Constituante ont passé dans nos lois, et la mesure extraordinaire du décret impérial.
L’arrêté du conseil du 6 a créé une mesure intermédiaire qu’il serait bien difficile de justifier par un texte formel. Il y a donc ici vice dans la législation, et je crois qu’il faut se hâter d’y remédier, qu’il faut, comme on l’a fait en France l’année dernière, rendre au pouvoir exécutif toute sa spontanéité d’action.
- Une voix. - A la bonne heure, faites cela.
M. Nothomb. - Ainsi la répression a rencontré, dans la journée du 6, un obstacle qui n’était point dans les hommes mais dans les institutions, obstacle que les jurisconsultes doivent apprécier dans leur impartialité.
Je passe, sans autre transition, aux mesures prises à l’égard des étrangers par le gouvernement.
Ces mesures doivent être examinées sous deux rapports, sous le rapport légal, sous le rapport politique.
Je ne m’arrêterai pas longtemps à la question de la stricte légalité ; ce n’est pas pour la première fois que je soutiens devant vous l’existence de la loi du 28 vendémiaire an VI, et ceux qui ont paru regarder cette loi comme une découverte, ont perdu le souvenir de débat qui cependant n’ont pas été sans retentissement. Dans la séance du 23 août dernier, en repoussant la proposition de mise en accusation de mon honorable ami M. le ministre de la justice, j’ai établi en premier lieu, que le droit d’expulsion résultant de la loi du 28 vendémiaire an VI existait encore ; en second lieu, qu’à défaut de loi spéciale sur l’extradition, on avait, sous le gouvernement français, sous le régime hollandais, sous le gouvernement provisoire de la Belgique, fait dériver le droit d’extradition du droit d’expulsion. Cette deuxième proposition seule a été contestée dans la mémorable discussion que je rappelle ; la première ne l’a point été ; plusieurs orateurs étaient même partis de l’existence du droit d’expulsion pour déclarer le droit d’extradition superflu.
J’ai prétendu de la manière la plus expresse, que la loi du 28 vendémiaire an VI était demeurée en vigueur ; permettez-moi de citer un très court passage du discours que je prononçai pour la défense du ministre de la justice :
« Cette loi (la loi du 28 vendémiaire an VI) aurait besoin d’une révision : l’article 7, que j’ai particulièrement en vue, renferme des expressions qui me répugnent ; mais enfin la loi existe, le principe qui l’a dictée est incontestable : il n’est point incompatible avec nos institutions ; il est nécessaire dans toute société qui veut se conserver, c’est à la révision à faire disparaître les défectuosités de la rédaction, à ajouter les garanties qui manquent ; mais jusque-là le gouvernement doit rester armé de cette loi. »
La question, j’en conviens, est aujourd’hui posée d’une manière plus précise : l’article 128 de la constitution porte que les étrangers jouissent de la protection accordée aux personnes et aux biens, sauf les exceptions établies par la loi ; quelles étaient les exceptions légalement existantes au moment de la promulgation de la constitution ? Là est toute la question. Si la loi du 28 vendémiaire an VI n’était point abrogée à cette époque, l’article 128 a dû se référer à cette exception ; si cette loi était abrogée, la constitution n’a dû se référer à une exception qui n’existait plus. Pour savoir si cette loi était abrogée ou non, il faut rechercher quel était le sens de l’article 4 de la loi fondamentale de 1818 et nous sommes, ainsi, ramenés aux débats qui ont plusieurs fois occupé les états-généraux des Pays-Bas.
L’article 4 de la loi fondamentale est une de ces dispositions générales simples au premier abord : « Tout individu qui se trouve sur le territoire du royaume, étranger ou régnicole, jouit de la protection accordée aux personnes et aux biens. »
Il y a deux manières d’entendre cette disposition ; c’est de la prendre dans un sens absolu, tellement absolu, qu’elle exclue toute exception envers l’étranger quant aux personnes et aux biens ; ou c’est de la prendre dans un sens tel qu’elle n’exclue pas certaines exceptions servant de garanties à l’Etat et aux indigènes.
Si vous prenez l’article 4 dans un sens absolu, vous excluez toute exception ; et dès lors vous admettez l’abrogation non seulement de la loi du 28 vendémiaire an VI, mais aussi celle de la loi du 10 septembre 1807, celle de l’article 272 du Code pénal, et de toutes les exceptions que renferme la législation.
Si vous ne prenez pas l’article 4 dans un sens absolu, vous pourrez soutenir la non-abrogation des dispositions exceptionnelles que je viens d’énumérer.
L’on peut avec la même bonne foi adopter l’une ou l’autre de ces interprétations ; et je vous avoue, je ne me croirais pas déshonoré pour avoir changé d’avis sur ce point.
Toutefois il est vrai de dire, et cette considération est majeure, que l’interprétation absolue peut conduire à des conséquences absurdes et désastreuses, en désorganisant la législation, en abrogeant plusieurs lois spéciales ; en effaçant de nos codes plusieurs dispositions, en laissant l’Etat sans autre garantie contre l’étranger que celle qu’il possède contre le régnicole.
Un honorable orateur que nous avons entendu dans la séance d’hier a parfaitement senti les inconvénients de l’interprétation absolue et il a essayé d’une distinction. Il admet la non-abrogation des lois exceptionnelles que j’ai citées, hors une, celle du 28 vendémiaire an VI ; mais cette distinction je ne la trouve nulle part. L’article 5 de la foi fondamentale qu’invoque l’orateur, dit que « la loi règle l’exercice des droits civils, » mais l’article 4 avec lequel il faut combiner l’article 5, veut, si l’on argumente dans un sens absolu, que l’exercice des droits civils soit réglé de manière à assurer la même protection aux étrangers et aux régnicoles.
Il y a d’ailleurs, suivant moi, une affinité entre la loi du 10 septembre 1807 dont M. Ernst reconnaît l’existence, et la loi du 28 vendémiaire an VI dont il nie l’existence ; l’une et l’autre expriment des exceptions quant à la protection assurée aux personnes et aux biens. L’article 2 de la loi de 1807 peut conduire à une singulière analogie. D’après cet article, lorsqu’il y a des motifs suffisants, l’étranger peut être provisoirement arrêté même avant le jugement de condamnation. Le créancier doit, à cet effet, s’adresser au président du tribunal. Que dirait-on si un président rendait une ordonnance à peu près ainsi conçue :
« Considérant que l’article 4 de la loi fondamentale accorde, quant aux personnes et aux biens, la même protection aux étrangers et aux indigènes ;
« Considérant que la loi du 10 septembre 1807, en rendant l’étranger dans tous les cas contraignables par corps, accorde, par exception, une garantie extraordinaire aux créanciers régnicoles ;
« Que cette exception est incompatible avec l’article 4 de la loi fondamentale ;
« Déclare qu’il n’y a pas lieu, etc. »
Nos codes placent l’étranger dans une autre position exceptionnelle qu’on n’a point encore signalée.
Ceux qui soutiennent que les étrangers sont, depuis 1815, assimilés aux régnicoles, paraissent ignorer qu’ils se trouvent dans une autre condition par rapport à un des actes les plus importants de la vie civile. Je veux parler de la succession testamentaire ou ab intestat.
L’Assemblée Constituante avait, à cet égard, par ses lois du 6-18 août 1790, du 13-20 avril 1791, assimilé l’étranger au régnicole sans exiger qu’il y eût réciprocité.
Le Code civil, par les articles 11, 726 et 912, a fait cesser cette assimilation.
En France, le principe de l’Assemblée Constituante a été rétabli par la loi du 14 février 1819.
En Belgique, le principe du code civil a continué à subsister et le gouvernement déchu a conclu des conventions avec plusieurs puissances pour établir la réciprocité de succession. Ces conventions sont au nombre de 15 et se trouvent au Bulletin Officiel. La première, est du 6 juillet 1816, la dernière, du 26 octobre 1826
Si, comme on veut le prétendre, l’article 4 de la loi fondamentale avait, de plein droit, quant à la propriété, assimilé l’étranger au régnicole, les articles 11, 726 et 912 du code civil se trouvaient virtuellement abrogés, et dès lors il eût été inutile de conclure des conventions. Il aurait suffi de demander des déclarations de réciprocité au profit des Belges, les étrangers étant, de plein droit, en Belgique habiles à succéder.
Je crois messieurs, que pour échapper aux conséquences de l’interprétation absolue de l’article 4 de la Loi fondamentale, on peut admettre que cet article n’avait point abrogé toutes les lois exceptionnelles contre les étrangers, et ranger la loi du 28 vendémiaire an VI, comme
loi du 10 septembre 1807, au nombre des lois non abrogées.Rien n’est venu depuis l’année dernière changer l’état de la question en droit ; mais les événements ont marché autour de nous ; et la loi, dont il y a dix mois, nous n’apercevions l’application que dans le lointain, est devenue après un apparent oubli, une nécessité du moment, une mesure d’urgence. Si cette loi avait été inconnue, nous aurions dû nous féliciter, en cherchant pour aussi dire à tâtons dans l’obscurité de la législation, de rencontrer cette arme sous la main, aux jours des calamités publiques.
On ne prouve point un danger, il se prouve de lui-même lorsqu’il est réel, imminent ; on n’ouvre point une discussion pour arriver à décréter par appel nominal que le pays est en danger. Je ne crains point d’avouer tout haut le but des mesures, but que le rapport du ministre de la justice ne laisse qu’entrevoir. Dans l’intervalle de huit jours, j’ai pu voir le pillage dans les rues de Bruxelles, la guerre civile dans les rues de Paris ; et entre ces deux événements est venue se placer l’épouvantable catastrophe de Lyon. Il fallait d’urgence faire cesser les véritables causes des troubles de Bruxelles, soustraire le pays à la réaction des événements de Paris et de Lyon, aux suites de la dissolution de toutes les sociétés anarchistes qui couvrent la France.
Ce n’est pas que je craigne ni la restauration, ni même cette révolution nouvelle antidynastique qu’on a osé nous prédire ; je redoute seulement des convulsions intérieures partielles, impuissantes, sans doute mais incessantes, et qui exigeraient des armements extraordinaires pour maintenir l’ordre. Je ne veux point, par une hospitalité mal entendue, faire en quelque sorte un appel aux hommes qui, pour la deuxième fois, ont ensanglanté Paris et Lyon ; je ne veux pas livrer à leurs doctrines anarchiques, antisociales, les populations ouvrières de nos grandes cités manufacturières.
Dans les mesures prises par le gouvernement, je ne vois pas seulement le fait matériel de la retraite d’un petit nombre d’hommes, je vois l’effet moral de cette expulsion, qui constate l’existence d’une grande loi protectrice de la société belge : espèce de notification faite à tous les factieux qui, couverts du sang versé à Paris et à Lyon, se disposaient à se soustraire à la justice de leur pays et à chercher parmi nous l’impunité des désordres consommés, l’occasion de désordres nouveaux.
Vous plantez donc à la frontière, dit M. de Brouckere, un poteau sur lequel vous écrivez : l’étranger ne passe pas. Ajoutez, l’étranger assassin, l’étranger couvert du sang de ses concitoyens, l’étranger qui fait partie, et qui en Belgique, continuerait à faire partie de cette Société des droits de l’homme, qui veut changer l’ordre social de l’Europe. On renvoie l’étranger qui, le 5 juin, combattait au cloître St-Méry, pour que ceux qui, le 14 avril, assassinaient au même cloître St-Méry sachent qu’il n’y a point pour eux d’asile en Belgique. Nous renverrions un homme qui aurait été au nombre des égorgeurs des prisons de Varsovie, pour que l’on sût qu’il n’y a pas d’asile parmi nous pour les assassins politiques. Ce sont là les étrangers dont le pays ne veut point. Nous n’écartons de nos frontières que ces sinistres figures qui apparaissent dans les mauvais jours, pour me servir des expressions de M. Ernst.
Et c’est pourquoi je repousse toute idée d’un bill d’indemnité, je vais même jusqu’à ajourner la révision de la loi ; il faut que l’effet produit par l’application de la loi ancienne que nous pourrons corriger dans d’autres temps, subsiste. Le bill d’indemnité ôterait aux mesures qui ont été prises leur véritable portée ; les quelques individus expulsés resteraient expulsés, mais la possibilité de l’expulsion, la crainte de l’expulsion n’existeraient plus. Et que feriez-vous si ces individus se représentaient de nouveau sur le territoire belge ? Si d’autres individus peut-être plus dangereux et en plus grand nombre, se présentaient ? Le bill d’indemnité laisserait le passé sans sanction, l’avenir sans garantie : ce serait une double faute politique.
Il me semble aussi préférable de ne pas faire pour le moment de loi nouvelle sur cet objet : je crois que lorsqu’une législature trouve des lois exceptionnelles existantes, elle ne doit pas prendre légèrement sur elle la responsabilité de les refaire ; autre chose est de laisser subsister une loi d’exception, autre chose de décréter une loi de ce genre. Il vaut mieux, je l’avoue, et vous apprécierez la franchise de cet aveu, que l’on dise : La législature belge n’a pas créé de loi d’exception ; elle en a trouvé en vigueur, elle ne les a pas abrogées. La nécessité d’une loi d’expulsion étant incontestable, vous êtes dans l’alternative ou de reconnaître tacitement l’existence de la loi du 28 vendémiaire an VI ou d’adopter formellement une loi de ce genre ; à mes yeux l’option ne peut être douteuse ; pour moi j’aime mieux être accusé de n’avoir pas considéré comme abrogée une loi qui existe depuis trente-six ans, que d’avoir voté une loi nouvelle.
Vous voyez, messieurs, que je ne me dissimule aucune des faiblesses du cœur humain. Si cependant la chambre, contre mon attente, regardait la loi du 28 vendémiaire an VI comme abrogées, je vaincrais mes répugnances, et j’en voterais le renouvellement.
L’on a supposé, messieurs, que la loi du 28 vendémiaire an VI était une de ces lois révolutionnaires décrétées en une matinée, sans discussion peut-être au moment même où l’émeute frappait aux portes du palais des législateurs. C’est là une erreur. La loi dont il s’agit a été l’objet d’une double et longue discussion au Conseil des Cinq Cents et au Conseil des Anciens. Le Conseil des Anciens a rejeté comme tyrannique une première résolution adoptée par le Conseil des Cinq Cents le 12 vendémiaire ; la loi est le résultat d’une deuxième rédaction, et elle a été défendue au Conseil des Anciens par des hommes que tous les partis respectent, par Tronchet, entre autres.
Il est bon encore que l’on sache que la loi du 28 vendémiaire, en ce qui concerne les étrangers, remplace une loi de la Convention du 21 mars 1793 ; celle-ci avait été votée en quelques minutes, à la suite de la lecture du rapport. Et voulez-vous savoir comment la Convention traitait les étrangers ? Elle exigeait d’eux un certificat de civisme délivré par un comité de douze notables non suspects ; et s’ils n’étaient pas propriétaires ou industriels une caution de la moitié de leur fortune présumée ; au défaut de certificat ou de caution, ils étaient expulsés ; faute d’obéir à l’arrêté d’expulsion dans le temps fixé, ils étaient condamnés à dix années de fer. Ce n’est pas tout, messieurs, l’article 13 et dernier de la loi du 21 mai 1793 place les étrangers sous l’empire d’une effrayante présomption : cet article porte : « Tout étranger saisi dans une émeute (le seul fait de la présence physique) ou qui serait convaincu de l’avoir provoquée ou entretenue par voie d’argent ou de conseil, sera puni de mort. »
Et cependant, cette loi n’a point été proposée par les hommes sanguinaires de l’assemblée, le rapporteur était Jean Debry, qui depuis a trouvé, pendant quinze ans en Belgique un asile dont il n’a point abusé ; la loi a été portée à une époque où les Girondins siégeaient encore à la Convention, avant la toute-puissance de la Montagne, avant le régime de la terreur. Si je cite ces circonstances, c’est que la loi du 25 mars 1793 est la véritable loi révolutionnaire ; nous laisserons cette loi au régime républicain qu’on nous a préconisé ; hommes de la monarchie, nous nous contenterons de la loi du 28 vendémiaire an VI ; nous nous réserverons même de la modifier, de l’adoucir un jour. (Rumeurs, interruption.)
Ces détails historiques n’ont pas de quoi exciter des murmures ; j’entends depuis deux jours, je lis depuis huit jours que la loi de vendémiaire an VI est une loi de la Convention, de la terreur ; on va jusqu’à confondre les dates : la loi de vendémiaire an VI a abrogé une loi ultra-révolutionnaire ; elle a été portée à une époque où les principes monarchiques entraient déjà dans les institutions françaises. Je ne conçois rien à ces murmures.
L’on a été plus loin ; non seulement on a contesté l’existence de la loi spéciale du 28 vendémiaire an VI, mais le principe des expulsions en général ; on a dit ce principe contraire à l’esprit de notre constitution, et attentatoire aux lois de l’humanité.
Messieurs, nous siégeons ici comme législateurs, comme hommes d’Etat, et non comme philanthropes ; le malheur, le crime même a ses droits ; mais nos propres concitoyens ont aussi des droits ; nous avons une patrie à conserver ; et il nous est interdit de compromettre le salut public par une philanthropie mal entendue. Chaque homme en particulier peut se sacrifier au profit d’un autre homme, mais nul n’a le droit de sacrifier la société entière au profit de qui que ce soit.
Dans aucun pays, dans aucun temps, l’étranger n’a été complètement assimilé à l’indigène ; si cette complète assimilation existait, la distinction de nations serait vaine, l’autorisation de résider exigée par nos codes pour exercer les simples droits civils, la naturalisation exigée par notre Constitution seraient des formalités en opposition avec cette assimilation, résultant de plein droit de je ne sais quels principes généraux et imprescriptibles. Aussi longtemps qu’il existera des nations, des sociétés diverses, les individus en dehors de l’association seront par rapport à celle-ci, dans une condition autre que les associés. Ceci n’a pas besoin de démonstration.
La distinction entre le membre de la société et celui qui ne l’est pas, est écrite dans les lois de tous les peuples ; dans des temps barbares, ce principe s’est enveloppé dans des formes sauvages, et a produit des actions atroces ; elle a produit par exemple la loi de 1793 ; l’homme même s’est effacé ; aux époques de civilisation, nous retrouvons le principe, mais adouci ; l’homme est respecté dans l’étranger ; les précautions que l’on prend contre lui s’arrêtent devant les droits que l’homme n’emprunte point à l’association.
Ces vérités sont incontestables ; on peut appliquer aux dispositions exceptionnelles contre les étrangers, ces remarquables paroles d’un grand orateur français :
« Les nations ont l’instinct et le devoir de leur conservation. Les nations veulent croire à leur éternité… Ainsi le veut la loi de la nature, la loi de nécessité ; et si cette loi des lois n’existait pas, il faudrait l’inventer au jour des calamités de la patrie ; et la nation qui dérogerait la première à ce principe de vie et de durée, ne serait plus une nation ; elle abdiquerait l’indépendance, elle accepterait l’ignominie, elle consommerait sur elle-même un détestable suicide. » (Général Foy.)
Je pourrais, messieurs, à l’appui de ces doctrines bien simples et que je suis étonné de devoir rappeler, citer des peuples et des hommes d’Etat que la civilisation ne répudie point ; je ne veux pas vous fatiguer par l’énumération de nombreuses autorités. Je substituerai à la Turquie que nous imitons, dit-on, le peuple qui a enseigné la liberté à l’Europe moderne ; j’opposerai à M. Fleussu un grand homme d’Etat qui, arrivé au pouvoir, eut le rare bonheur de rester populaire.
Quoique protégée par sa situation insulaire, l’Angleterre a dû d’intervalle en intervalle s’armer de l’alien bill : toute censure quelconque est abolie en Angleterre depuis 1694, et l’alien bill a été renouvelé plusieurs fois depuis cette époque, ainsi que la suspension de l’habeas corpus. C’est donc bien à tort que l’on a insinué que le droit d’expulsion des étrangers devait nécessairement conduire au droit de censure de la presse ; l’Angleterre a son alien bill et ne connaît plus la censure depuis cent quarante ans : il n’y a donc pas entre ces deux mesures la corrélation dont on a voulu effrayer vos esprits. L’alien bill a été pour la dernière fois renouvelé en avril 1824 ; et Canning n’a point hésité à défendre la proposition faite à ce sujet ; son discours pourrait en grande partie trouver place dans cette discussion :
« Je commencerai par déclarer, dit-il, que dans l’idée que j’attache à ce bill, je ne vois aucun désir d’autre souverain, aucune manifestation des autres gouvernements, ni le moindre intérêt pour d’autres nations. Je n’ai en vue que l’intérêt de l’Angleterre. Peut être que cette question comporte en elle-même plus de différence d’opinion que toute autre, et certes, elle offre plus de prétexte à l’exagération. Si en examinant bien la chose, nous entendons avancer que cette question a pour but de déterminer si un Etat à le droit de régler l’admission des étrangers sur son territoire et de leur imposer des conditions, c’est une idée monstrueuse et blâmable. »
Ainsi Canning met hors de toute contestation la question de savoir si un Etat a le droit de mettre des conditions à l’admission des étrangers, il regarde le doute à cet égard comme une idée monstrueuse ; toutefois il reconnaît que ce droit a des bornes.
« J’ai dit, et je maintiens, ajoute-t-il, que ce droit a toujours existé et doit toujours existé dans tous les temps et dans toutes les circonstances ; mais ce n’est pas à dire que le pouvoir en soit toujours applicable (…)
« On a raisonné comme si le bill était une exception ; on a dit qu’il serait odieux d’employer un pouvoir qui ne s’exerce pas dans d’autres pays ; mais on n’a pas réfléchi que c’est l’Angleterre qui est une exception. Que l’on me désigne un pays, depuis le despotisme jusqu’à celui qui porte la liberté jusqu’à l’exagération, et que l’on dise si tous les pays ne se sont pas réservé le droit de surveiller les étrangers d’une manière plus rigide que les natifs ; pourquoi ce pays-ci serait-il privé du même droit, pourquoi ne prendrions-nous pas les mêmes moyens d’assurer notre tranquillité ?
« Un autre membre nous a dit que ce droit contre les étrangers est une atteinte à la liberté ; tandis que l’expérience de l’histoire nous montre le contraire. Non seulement tous les gouvernements ont eu ce pouvoir, mais même ceux que nous devons toujours prendre pour exemple (…) »
Canning entre dans quelques détails sur les républiques anciennes ; il prouve que l’exemple de l’Amérique du Nord, qui doit faciliter l’admission des étrangers pour augmenter très promptement sa population, ne peut être invoqué ; il précise ensuite le but de la loi en s’exprimant en ces termes :
« Le but que l’on a eu, a été principalement de mettre sous la main du gouvernement toutes les personnes arrivant avec de mauvaises intentions ; il faut que ces personnes sachent qu’en arrivant sur cette terre hospitalière, elles viennent y chercher le repos, et non le moyen de fomenter des troubles. »
Le gouvernement belge est accusé de céder à des injonctions diplomatiques ; la même accusation avait été dirigée contre le ministère britannique, et Canning y répondit de la manière suivante :
« Je répondrai que ceux qui pensent ou qui disent que la mesure proposée a été dictée par un gouvernement étranger, que non seulement ils sont dans l’erreur, mais qu’ils ne peuvent l’avancer franchement. Je dis cela devant la chambre, devant la nation entière ; ce qu’il y a plus encore, je le dis devant ceux que je crois capables de cette interprétation : je
déclare fausse et injuste. »Les appréhensions qui ont porté le ministère à user subitement de la loi du 28 vendémiaire, ne pouvaient manquer d’être traitées de chimériques ; et ceux-là mêmes qui nous ont prédit depuis longtemps de nouvelles catastrophes, n’hésiteront point à reprocher au gouvernement un excès de crédulité et de crainte ; si le ministère était resté inactif, surtout à la suite des événements de Bruxelles, de Lyon et de Paris, à la suite de la dissolution de toutes les associations françaises, qui lui aurait avec le même empressement reproché un excès de confiance et d’incrédulité.
Il y a des hommes, esprits forts d’une trempe nouvelle, qui ne croient point aux doctrines anarchiques, qui croient ces doctrines sans prise sur les masses, et qui verraient l’importation en Belgique de ces doctrines, heureusement exotiques, avec indifférence.
Ces hommes ignorent les causes secrètes qui ont placé la France dans la situation extraordinaire où elle se débat, sous les yeux de l’Europe, à côté de la Belgique ; l’anarchie est devenue une science ; les procédés en sont connus, les principes abstraits sur la forme de gouvernement, sur les droits prétendus divins des dynasties ayant trop peu d’action sur les masses, on matérialise la question si je puis m’exprimer ainsi ; on inculque aux classes qui ne possèdent pas et qui travaillent, des idées nouvelles sur la propriété et sur le travail ; on s’adresse de préférence aux grandes villes manufacturières. La population lyonnaise, abandonnée à elle-même, aurait probablement conservé son existence paisible et laborieuse ; si quelque malaise eût été inévitable, il n’eût point conduit à une révolte ouverte.
Mais les hommes qui se sont proposé de ramener en France à la restauration ou de la précipiter dans la république, ont vu de bonne heure quel parti ils pourraient tirer des populations ouvrières ; ils ont jeté dans les masses de funestes idées ; ils ont renouvelé la lutte entre le grand nombre qui travaille et le petit nombre qui fait travailler, lutte qui n’est pas née de nos jours, qui est aussi ancienne que le monde, à laquelle l’antiquité avait mis un terme par une institution affreuse ; l’esclavage, à laquelle le christianisme a mis un terme en assignant à l’homme de hautes compensations.
Ce n’est donc pas une question politique proprement dite, qui agite une partie de la société française, c’est une question plus profonde, une question industrielle, une question sociale, mais cette question a été posée par des hommes qui, placés au-dessus des masses qu’ils remuent, ont besoin d’une transition pour tenter la solution de la question politique qu’ils tiennent en réserve, et que les masses ne comprennent pas.
Le travail des idées, a dit mon honorable ami, le ministre de la justice, se fait lentement ; il aurait pu ajouter que les idées qui entrent lentement dans les masses, n’en sortent jamais, elles ne s’en vont qu’avec les générations dont elles se sont emparées, dont elles ont fait leur proie. Lyon a été mitraillé, mais on ne refait pas à coups de canon l’éducation publique ; on ne rappelle pas à coups de canon les sentiments moraux et religieux qui se sont échappés du cœur des peuples. L’ordre matériel est rétabli à Lyon ; il n’a fallu pour cela que cinq jours d’emploi de la force matérielle ; reste l’ordre moral qui ne se rétablit point par la force matérielle, ni en cinq jours.
La première révolution française avait démoralisé la majeure partie des classes inférieures ; vint Bonaparte qui les dissémina sur tous les champs de bataille de l’Europe, et qui vit naître une autre génération sous le prestige de sa gloire. J’ignore quel est le prestige nouveau qui relèvera des populations que les anarchistes ont perverties.
Nous pouvons le dire avec fierté, avec bonheur, la Belgique, notre patrie n’en est point là ; l’anarchie s’est remuée autour de nous ; elle s’est même comme aventurée parmi nous, elle a eu sa journée, rien qu’une journée ; mais il faut arrêter le mal à sa source. Nos populations sont restées pures, elles sont restées empreintes des sentiments de religion et de moralité ; les fatales doctrines prêchées avec un si épouvantable succès, à, Lyon et, ailleurs, leur sont encore inconnues. Nous serions bien coupables, messieurs, si nous permettions aux factieux étrangers de relever leur tribune parmi nous ; et songeons-y bien, il y a moins loin de Paris à Gand qu’à Lyon. Lyon devait être le levier au moyen duquel on remuerait la France. Il ne faut pas que Gand par exemple, qui renferme plus de trente mille ouvriers, devienne le levier au moyen duquel on remuerait la Belgique ; il ne faut pas que la Belgique devienne le levier au moyen duquel on soulèverait la France et l’Europe.
Nous nous sommes donné la constitution la plus libérale qui existe, mais elle n’est bonne que pour nous, elle serait déplacée ailleurs ; le contact de l’étranger en ferait un instrument d’anarchie. Conservons la plénitude des droits, des libertés que la constitution assure aux Belges ; et aux Belges seuls ; gardons-nous d’une fausse sécurité qui rendrait un jour nécessaire des mesures extrêmes, ne nous exposons pas à des dangers qui pourraient être si grands qu’ils nous porteraient un jour à faire violence au texte de telle ou telle disposition constitutionnelle.
Si la maladie sociale est aussi profonde qu’on le craint, la situation politique de la France sera peut-être changée pour longtemps ; le désarmement ne sera plus pour la France une question de politique extérieure seulement ; il sera devenu une question de politique intérieure. Une armée de 310,000 hommes a été jugée insuffisante, elle va être portée à 360,000 hommes ; ce sera moins pour conserver au gouvernement son influence extérieure, que pour garder la France elle-même. Triste condition qui serait le fruit d’une anarchie intérieure, qu’il nous est donné de prévenir.
Le désarmement s’est opéré en Belgique, il doit rester pour la Belgique une question de politique extérieure. C’est assez d’un ennemi, la Hollande ; ce serait trop de deux armées, l’une à la frontière pour repousser la guerre étrangère, l’autre dans le pays, pour prévenir la guerre civile. Je crois devoir, messieurs, insister sur cette considération, et ce ne sera pas sortir de la question.
La convention du 21 mai a rendu le désarmement possible ; la convention de Zonhoven l’a réalisé ; et c’est parce que ce résultat nous paraissait un bien inappréciable que nous avons pu, à l’égard de ce dernier acte, passer sur quelques vices de forme. Le désarmement a placé la Belgique dans une position qui lui permet d’attendre sans craindre la ruine, l’épuisement financier ; avantage que n’a peut-être aucun des Etats engagés dans des débats politiques. Cet avantage est incalculable ; et suivant moi il faut le conserver par tous les moyens en notre pouvoir.
La Hollande a à peu près maintenu ses armements comme si la convention du 21 mai n’existait point ; et cependant, pour anéantir cet acte, il ne faudrait rien moins qu’une catastrophe intérieure qui renverserait la monarchie de juillet ; ou bien un événement de nature à faire éclater nécessairement, immédiatement cette guerre générale tant prédite depuis trois ans, événement qui associerait dans ce grand conflit, le roi Guillaume aux puissances du Nord, et qui le mettrait en hostilité avec la France et la Grande-Bretagne ; sans doute à cette extrémité la convention du 21 mai se trouverait anéantie par la force des choses.
Nous n’avons point à redouter l’une ou l’autre de ces éventualités qui rompraient l’armistice ; la monarchie de juillet se maintiendra au prix d’un grand déploiement de force ; la paix générale se maintiendra, malgré des complications passagères. Le désarmement peut donc être maintenu en Belgique ; une crise intérieure pourrait seule, pour le moment rendre de nouveaux armements extraordinaires immédiatement nécessaires. Que la Hollande reste armée. La convention du 21 mai a laissé le chef du cabinet de La Haye seul en face de l’Europe et de son peuple ; la question dynastique qu’il éludait, a été posée entre lui et la Hollande, entre lui et l’Europe ; pendant deux ans, il avait fondé sa résistance sur des questions d’intérêt national ; de là cette force, de là cette unité qui a existé entre lui et la nation hollandaise.
Cette unité doit se rompre, et le dénouement si longtemps attendu, sera probablement le résultat de l’épuisement financier, d’une réaction intérieure, lente, légale, mais inévitable, mais irrésistible, réaction que la convention du 21 mai aura en quelque sorte provoquée.
Pour que la Belgique puisse attendre les effets de cette réaction, il faut qu’elle ne se consume pas dans des convulsions intérieures, qu’elle ne s’épuise point par des sacrifices pécuniaires ; il faut en un mot que le désarmement soit maintenu, et le maintien du désarmement n’est possible que par le maintien de l’ordre à l’intérieur.
C’est ainsi, messieurs, que le sort de la question extérieure est lié intimement à notre situation intérieure.
Avant de terminer, messieurs, je vous demande encore un moment d’attention. L’orateur qui a clos la séance d’hier vous a dit qu’il n’y a pas dans cette assemblée de véritable majorité ; mais des minorités dont plusieurs se réunissent quelquefois pour former une majorité passagère.
Je le sais, messieurs, et je l’ai dit il y a longtemps, le ministère n’a pas dans cette chambre une de ces majorités compactes, immuables, dévouées, presque aveuglément dévouées, dont le parlement anglais et les chambres françaises offrent l’exemple ; je commence même à croire que nos mœurs ne comportent pas cette application rigoureuse des théories du gouvernement représentatif. Chaque fois que la majorité dont on vous a parlé s’est formée, par la réunion de plusieurs intérêts, il est toujours resté, en dehors de cette majorité, une minorité opposante ; nous avons donc au moins l’avantage d’avoir une minorité immuable, qui se reproduit sur toutes les questions et qui n’a voulu de rien de ce que vous avez voulu.
Quoi qu’il en soit, toutes les fois que le gouvernement, quels que soient les noms des ministres, vous demandera son appui pour maintenir notre indépendance publique, notre moralité nationale, pour nous préserver de l’invasion de doctrines antisociales et antimonarchiques, la majorité, j’ose le croire, ne lui manquera point ; et je n’hésite point à ajouter : l’assentiment du pays ne manquera point à cette majorité.
M. de Puydt. - Messieurs, les importantes questions que soulève l’examen des événements du 6 avril, et des mesures qui les suivis, ont été jusqu’à présent abordées et traitées avec trop de logique et de talent par mes honorables collègues, pour que je croie nécessaire d’intervenir dans la discussion ; mais, quel que soit mon désir de garder le silence, je ne puis cependant me dispenser de m’occuper d’un fait unique, c’est la conduite de la force armée pendant les événements.
L’inaction de la troupe a été l’objet de plus d’une conjecture malveillante ; je ne veux m’arrêter à aucune, j’expliquerai simplement le fait. Ceux qui connaissent l’organisation morale de l’état militaire me comprendront ; cela suffira, je pense, pour détruire l’effet de toute imputation qui tendrait à porter atteinte à l’honneur de l’armée.
Il n’y a pas en Belgique un seul officier qui n’ait été profondément affligé des excès auxquels le peuple s’est livré pendant la journée du 6 avril. Il n’en est aucun qui oserait admettre que les motifs de ces excès puissent en aucune façon les justifier. Mais de ce que ce soit là l’intime pensée des militaires, de ce que, témoins forcés des dévastations dans la première partie de la journée du 6, ils en soient restés les spectateurs immobiles, croyez-vous qu’il faille y voir, ou l’approbation du désordre, ou la peur du danger, ou ce que l’on a mal à propos appelé sympathie du soldat pour le peuple ? Non, messieurs, ces suppositions sont injurieuses ou absurdes.
L’inaction de la force armée est tout à la fois une preuve de la maladresse de l’autorité, une preuve de la discipline des troupes. Je n’aurai pas de peine à justifier ces assertions.
Il y a deux manières d’employer la force armée dans les émeutes, c’est pour prévenir, ou pour les arrêter.
Pour les prévenir, il faut par des dispositions préparatoires, des postes renforcés ou des postes nouveaux, isoler les rues où les rassemblements doivent se porter, en même temps que sur d’autres points on les empêche de se former à l’aide des patrouilles postées entre eux. Il faut en outre, par des proclamations, inviter les braves citoyens à rester chez eux, avertir les malveillants de la surveillance de l’autorité. Ces mesures de prévoyance n’exigent que peu de troupes. Elles étaient possibles dans la nuit du 5 au 6, elles eussent tout prévenu, et pour obtenir ce résultat, la garde civique et quelques escadrons de cavalerie devaient suffire.
Pour arrêter les désordres lorsque malheureusement ils ont éclatés, lorsqu’ils se sont étendus sur plusieurs points, il faut des moyens prompts et vigoureux. C’est alors le cas de requérir la force militaire ; mais un semblable moyen, nécessité par un cas extrême, par des voies de fait flagrantes, ne doit jamais être employé en vain ; il y va tout à la fois de la sûreté publique, de l’honneur national de l’honneur militaire.
Ou la force armée doit avoir ordre d’agir, ou elle ne doit pas être requise.
Or, on l’a envoyée sur le théâtre des dévastations, et on ne lui a pas donné ordre d’agir. L’autorité civile a donc commis une grave faute, dont il est juste qu’elle encoure la responsabilité.
L’autorité civile a donc compromis la sûreté publique et l’honneur militaire. C’est à elle seule que je renvoie le blâme que l’on a voulu faire peser sur la troupe.
La seconde période de cette fatale journée vient corroborer ce que je dis.
Quand le gouvernement a reconnu, un peu tard peut-être, l’insuffisance des moyens employés par la commune, il a, par une résolution du conseil des ministres, remis l’autorité absolue au général Hurel. Dès lors tout a changé de face ; les mesures les plus promptes, les plus décisives, ont été prises à l’instant même. Leur effet a été immédiat ; et quels instruments le général Hurel a-t-il cependant employés ? Les mêmes troupes dont auparavant on n’avait pas su faire usage : tant il est vrai que des mouvements militaires doivent être confiés à l’autorité militaire, et que, dans des circonstances graves, ce n’est pas à des commissaires de police à diriger les manœuvres d’infanterie ou de cavalerie.
Ce n’est donc pas parce qu’un fantassin ou un cavalier n’est point armé pour entrer dans les maisons que les fantassins ou cavaliers présents à Bruxelles le 6 avril n’ont point agi, c’est parce que les fantassins ou cavaliers n’ont le droit de se mouvoir qu’au commandement de leurs officiers, parce que les officiers eux-mêmes ne commandent un mouvement que sur l’ordre de leurs supérieurs, parce qu’enfin les chefs de corps ne peuvent faire donner une troupe sur le peuple que quand ils en sont requis.
Messieurs, l’armée est essentiellement obéissance, c’est là ce qui fait sa force. Elle doit savoir rester l’arme au bras sous le feu de l’ennemi quand elle n’a pas ordre d’en agir autrement. Pourquoi voudriez-vous quelle fût moins obéissante en présence de l’émeute ; pourquoi voudriez-vous qu’elle méconnût ses chefs dans une circonstance plutôt que dans l’autre ?
Quelque pénible qu’ait été la position des soldats, d’officiers braves et loyaux, en présence d’excès que leur inaction semblait approuver, ils n’en ont pas moins fait ce qu’ils devaient faire. Placés entre l’indiscipline et la honte, ils peuvent dire qu’ils sont restés fidèles à la discipline, et que la honte retombe sur ceux qui les ont mis si malencontreusement dans cette situation délicate.
Je proteste donc contre toute interprétation du fait qui pourrait être offensant pour l’honneur de l’armée.
- La séance est levée à 4 heures et demie.