(Moniteur belge n°74, du 15 mars 1834)
(Présidence de M. Raikem.)
A une heure moins un quart on procède à l’appel nominal.
La séance est ouverte immédiatement
M. Dellafaille donne lecture du procès-verbal de la séance d’hier ; la rédaction en est adoptée.
M. de Renesse donne connaissance des diverses pièces adressées à la chambre.
« Le conseil municipal de Heid (Namur) réclame contre le projet qui existe de séparer cette commune du canton de Durbuy et de la réunir au canton de Rezin. »
« Le conseil cantonal de Tohogne réclame contre le projet de distraire cette commune du canton de Durbuy en la réunissant à celui de Huy, dans la nouvelle circonscription des cantons de justice de paix. »
« Les bourgmestres, assesseurs et membres du conseil communal de Vlierzeele, du district d’Alost, réclament contre la nouvelle circonscription des cantons de justice de paix, qui sépare cette commune du canton d’Alost. »
- Ces diverses réclamations sont renvoyées à la commission chargée d’examiner la loi relative aux circonscriptions cantonales.
Par un message, le sénat annonce avoir adopté le projet de loi relatif à la sortie des os.
Il est fait hommage à la chambre d’un écrit imprimé contenant l’opinion de la cour d’appel à Gand sur la brochure intitulée : Observations sur l’administration de la justice dans nos cours d’appel.
M. le président. - L’ordre du jour est la suite de la discussion de la loi relative au chemin de fer.
M. de Foere. - Je demande la parole.
Je prie la chambre, par une concession particulière, de m’accorder la parole avant mon tour, parce que dans une ou deux heures je serai obligé de m’absenter.
M. le président. - Je ne puis vous accorder la parole qu’autant que les orateurs inscrits avant vous y consentent.
M. Jullien. - Je consens à céder la parole à M. de Foere.
M. Legrelle. - Mais M. Jullien n’est pas le premier orateur inscrit : il faut, pour que M. de Foere puisse prendre la parole maintenant, que tous les orateurs inscrits avant lui y consentent.
M. Verdussen. - Si M. de Puydt veut, il peut changer son tour de parole avec M. de Foere ; personne n’a rien à dire.
M. le président. - L’un des orateurs inscrits s’y oppose, je ne puis accorder la parole à M. de Foere.
M. de Robaulx. - Mais si un des orateurs lui cède son tour ?
M. de Puydt. - Je ne cède pas mon tour.
M. Smits. - Comme rapporteur de la section centrale, je suis inscrit depuis trois jours. Je n’ai pu obtenir la parole dans la séance d’hier, parce qu’elle a été terminée par un orateur qui a parlé en faveur du projet. Si aujourd’hui l’orateur qui doit parler contre le projet veut changer de rang, je prendrai la parole après le député de Thielt.
M. de Foere. - C’est à la chambre à décider si elle veut m’entendre.
M. Nothomb. - La chambre ne peut pas être injuste.
M. le président. - Aux termes du règlement, la parole ne peut être accordée que suivant des inscriptions. La chambre ne peut intervertir cet ordre sans déroger à son règlement.
J’ai suivi jusqu’à présent l’ordre des inscriptions. J’ai donné successivement la parole à un orateur pour, à un orateur sur et à un orateur contre.
Pour pouvoir accorder la parole à M. de Foere, il faudrait que MM. Julien et Dumortier cédassent leur tour à M. de Puydt, qui consent à laisser parler M. de Foere avant lui, sans cependant vouloir perdre son tour, et je ne pourrais accorder la parole à M. de Puydt qu’après avoir entendu un orateur en faveur du projet, lorsque M. de Foere aurait parlé.
M. Dumortier. - Je veux bien qu’on m’efface de la liste, je prendrai la parole dans la discussion.
M. Nothomb. - M. de Foere ne peut être entendu maintenant que sur une motion d’ordre. Mais ce n’est pas pour une motion d’ordre qu’il a demandé la parole, c’est parce qu’il veut s’absenter. Comme je ne veux pas encourager les absences, je m’oppose à ce qu’on lui accorde la parole par privilège. Je m’y oppose d’autant plus que M. de Foere a déjà parlé une fois. C’est sur ces considérations et non sur un motif personnel que je fonde mon opposition.
M. de Puydt. - Je ne m’oppose pas à ce que M. l’abbé parle avant moi, mais je ne lui cède pas mon tour.
M. de Foere. - J’ai une proposition à faire à la chambre sur la question même du chemin de fer. J’invoque un autre article du règlement pour demander la parole. Je n’ai d’ailleurs que quelques mots à dire pour appuyer la proposition que je veux déposer sur le bureau.
Plusieurs membres. - C’est donc une motion d’ordre que vous voulez faire ?
M. Dumortier demande la parole pour une motion d’ordre.
M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - Le règlement ne parle pas de motion d’ordre.
M. de Foere. - C’est un projet de loi que je veux déposer sur le bureau.
Plusieurs membres. - Il faut le faire passer par les sections.
M. de Foere. - Je ne vous occuperai pas dix minutes.
M. le président. - Si les orateurs inscrits avant vous s’y opposent, je ne puis vous accorder la parole.
M. Nothomb persiste-t-il ?
M. Nothomb. - Mes motifs subsistant, je persiste.
M. le président. - La parole est à M. de Puydt.
M. de Puydt. - Messieurs, avant de continuer l’examen des considérations que j’ai développées dans une séance précédente, je crois indispensable, au point où en est la discussion, d’en faire une rapide récapitulation afin de vous faire apprécier le degré d’avancement auquel elle est parvenue.
Plusieurs orateurs se sont prononcés pour le projet, sans restriction, sans émettre aucun doute sur son succès.
Ces honorables orateurs ont tous envisagé le projet sous les rapports de sa convenance, de son utilité, du mode de son exécution.
La convenance, ils l’ont plaidée avec des considérations générales de théorie économique que personne ne conteste, mais qui n’ont de force que par une application qui serait prouvée par des chiffres. Je ne m’y arrêterai pas.
L’utilité, ils l’ont établie par la protestation formelle de leur confiance dans les estimations du projet, qu’aucun d’eux n’a cependant discutées avec l’esprit de critique nécessaire, qu’aucun d’eux n’est en état d’apprécier dans leur spécialité faute d’éléments indispensables. Ils l’ont établie par un appel aux tableaux des produits présumés, sans mettre un seul instant en doute ni l’exactitude de ces tableaux, ni la possibilité des chances vraiment extraordinaires qui rendraient admissible la base même de semblables calculs. J’aborderai plus tard l’examen de ces évaluations et des données dont elles émanent.
Ce mode d’exécution, ils n’ont pas même voulu en faite une question, parce que, selon eux, le gouvernement seul offre les garanties de lumières et d’activité nécessaires à cette exécution ; parce que le gouvernement seul a la prévoyance suffisante pour veiller aux intérêts du commerce ; parce que selon eux enfin, l’industrie privée, ailleurs si active, est en Belgique inerte et impuissante ; parce que les compagnies exécutantes, ailleurs si soigneuses des intérêts du commerce, dont leur propre intérêt est inséparable, ne savent pas en Belgique apprécier cet intérêt, ne se distinguent que par l’avidité, ne trouvent de bénéfices qu’aux dépens de la prospérité publique et de produits que dans la ruine du commerce.
Messieurs, j’aurais été curieux de voir ces hérésies d’économie sociale développées avec quelque logique, appuyées sur des faits, soutenues ou prouvées par des calculs. Mais je dois le dire : logique, faits et calculs, tout manque à l’exposé de cette doctrine, tout jusqu’à la vraisemblance. Heureusement qu’après ce que les auteurs du projet ont dit et répété jusqu’à satiété sur cette question dans leurs mémoires, il n’était guère possible à mes honorables adversaires de produire aucun argument nouveau ; je répondrai donc à leurs lieux communs, en répondant tout à l’heure aux points principaux de ces mémoires.
Les orateurs opposés au projet, du moins quant à sa forme, ont abordé autrement les questions.
D’accord avec tout le monde sur la convenance de multiplier et perfectionner les communications en général, ils ont écarté les considérations qui se rattachent à ce point de vue de la question, parce qu’elles sont superflues.
L’utilité relative seule a été envisagée comme objet de contestation ; le mode d’exécution, comme point fondamental de la discussion, non pas seulement à cause de son application au projet, mais parce qu’il y a là une immense question de principes, dont la solution a une portée qui s’étend au-delà du cas spécial dont il s’agit.
Messieurs, j’abandonne ici cet examen général pour entrer dans le résumé des observations que j’ai jusqu’ici eu occasion de jeter dans la discussion.
J’ai prouvé qu’il n’existait pas en Belgique de commerce de transit vers l’Allemagne. Personne, je pensé, ne songera à contester cette assertion. C’est un fait.
J’ai dit que la liberté de l’Escaut étant douteuse, nous n’aurions aucune chance de nous procurer ce transit autrement que par une voie de transport à travers le pays, si cette voie pouvait offrir des avantages immédiats, assez sensibles pour changer les habitudes actuelles du commerce.
J’ai prouve que le chemin de fer jusqu’à Verviers n’offrait pas ces avantages ;
Que le chemin de fer continué sur le territoire prussien devant avoir pour conséquence l’établissement d’un chemin de fer de Rotterdam à Cologne, non seulement la Hollande conserverait sa prépondérance actuelle, mais que la facilité et l’économie de construction de la route hollandaise augmenterait cette prépondérance ; et que nous serions alors, sous le rapport du transit, moins avancés qu’aujourd’hui.
Quelqu’un a-t-il répondu à ces faits ? non, personne. Y a-t-il quelqu’un qui pourra y répondre ? je n’hésite pas à dire également que non, parce que ces faits sont positifs, parce que l’on ne pourrait y opposer que des raisonnements et des suppositions, et que contre des faits positifs tous les raisonnements du monde ne font rien.
Ici vient se placer tout naturellement l’analyse des réponses faites par M. le ministre de l’intérieur à mes interpellations de mardi.
M. le ministre n’a pas compris, ou n’a pas voulu comprendre la portée de mes questions ; il a préféré y voir un moyen dilatoire.
Ne pas comprendre la portée de questions aussi essentielles à la discussion, c’est se montrer au-dessous de la question qu’on agite.
Comprendre leur importance et ne pas vouloir s’y arrêter, c’est montrer un dédain indigne d’un ministre en présence des députés de la nation, dédain que je flétrirais comme il le mériterait, si je n’étais convaincu que le ministre se hâtera de le désavouer.
Supposer l’emploi d’un moyen dilatoire, c’est méconnaître mon caractère et la franchise dont j’ai usé jusqu’à présent, franchise que j’espère ne démentir jamais.
Messieurs, avant les réponses qui ont été faites hier, la conquête du transit par la Belgique aurait pu paraître possible encore à quelques personnes ; ma seule intention était de lever tout doute à cet égard en réclamant des renseignements qui, selon moi, sont l’âme de la question. Aujourd’hui il n’y a plus de doute à élever.
L’intérêt de la Prusse, dit-on, doit lui faire désirer une concurrence entre la Hollande et la Belgique. La Prusse favorisera donc cette concurrence.
Je nie les promesses. Une concurrence est impossible en principe comme en fait ; le transit doit être tout à l’un ou tout à l’autre : je défie qu’on me prouvé la possibilité du partage ; car s’il y a avantage pour une partie du transit à suivre une voie plutôt que l’autre, il y a avantage pour la totalité.
Mais supposons, si vous voulez, le cas d’égalité entre la Hollande et la Belgique immédiatement après la construction des deux chemins de fer. Supposition la plus favorable puisque, dans mon opinion, nous ne pouvons pas y prétendre. Dans le cas d’égalité, c’est évidemment la Prusse qui devient l’arbitre de nos destinées. Il était donc naturel de penser que le gouvernement belge, remontant au principe de cette importante question envisagée de la sorte, aurait été à la recherche des éléments propres à la résoudre, aurait ouvert une négociation avec la Prusse ; car, remarquez-le bien, une convention formelle avec ce pays est désormais l’unique solution.
Ainsi donc, la connaissance des tarifs de concession des deux routes rivales est essentielle parce qu’il importe de savoir lequel de ces tarifs présente le plus d’avantages.
La connaissance des droits de barrières que le gouvernement prussien établira indubitablement à son profit est également essentielle ; car ces droits peuvent être arbitrairement déterminés suivant que le gouvernement prussien voudrait favoriser l’un plutôt que l’autre ; et comme l’équilibre est impossible et qu’il doit favoriser l’une des deux voies aux dépens de l’autre, il importe par conséquent de connaître, sinon les intentions à cet égard, au moins la nature des charges qui pourront être imposées.
Que l’on ne vienne pas nier la possibilité de ces taxes, je déclare qu’elles sont inévitables. Le gouvernement prussien perçoit des droits de barrières sur les routes ordinaires ; le gouvernement prussien est seul entrepreneur des messageries du pays.
Croyez-vous que sans conditions, sans garantie d’indemnités, ce gouvernement si absolu permettra l’exécution d’une route qui, d’après vos prévisions, doit absorber tous les transports, faire déserter les routes ordinaires et devenir l’unique véhicule pour les voyageurs ? Croyez-vous que ce gouvernement fera bénévolement le sacrifice de ses intérêts actuels et directs pour vous favoriser, qu’il laissera tarir une des sources des revenus publics, qu’il consentira sans dédommagement à voir tomber son entreprise de messageries ? croyez-le si vous voulez ; quant à moi, j’en doute.
Voilà, messieurs, dans leur application les éléments de discussion que je voulais faire procurer à la chambre ; ces éléments manquent, c’est la faute du ministre, et son incurie dans cette circonstance est impardonnable.
Libre à ceux qui ont des louanges toutes prêtes pour le projet, quelles que soient les imperfections et la fragilité des bases sur lesquelles il s’appuie, de s’associer aveuglément à l’imprévoyance du gouvernement, de repousser les principes de la théorie, l’exemple des faits, les avis et les leçons de l’expérience ; je ne leur envie pas leur confiance, mais je n’en obéirai pas moins à l’impérieux devoir d’en signaler le danger, et je prends acte aujourd’hui non seulement du défaut des renseignements essentiels que j’ai demandés, mais aussi de la déclaration faite par le ministre de leur inutilité.
Je vais à présent, messieurs, entrer dans l’examen de la question du mode de concession.
Un ministre paraît vouloir attacher son nom à une grande entreprise de travaux publics. C’est une émulation très louable sans doute ; il est plus de véritable gloire à construire chez soi qu’à détruire chez son ennemi. Mais ce ministre a-t-il été bien guidé dans le choix des moyens ? c’est là la question.
Etablir à travers le territoire du royaume une communication nouvelle d’après un système perfectionné est une chose très utile en beaucoup de cas ; mais créer des institutions qui ne peuvent manquer d’être fécondes en immenses résultats, en travaux productifs, est une chose plus utile encore ; et si le moyen proposé pour exécuter la communication pour laquelle on croit mériter la reconnaissance du pays, nous prive pour longtemps, pour toujours peut-être, de ces institutions, alors, bien loin qu’il y ait utilité, il y a dommage, perte irréparable.
Telle est la position dans laquelle s’est trouvé M. le ministre de l'intérieur ; telles sont les conséquences fâcheuses auxquelles il voudrait exposer la Belgique, en repoussant le système de concession.
Le chemin de fer projeté doit avoir, dit-on, des résultats heureux pour le pays ; cela pourrait être dans certains cas, mais n’est-ce pas payer trop cher ces résultats que de les payer au prix de la liberté des travaux, que de les voir immoler un principe dont il est permis d’attendre de bien autres résultats, que de voir anéantir à jamais l’esprit d’association ?
Que l’on ne s’y trompe pas, messieurs ; ce n’est pas pour le chemin de fer seulement que le système de concession serait écarté : une fois repoussé dans une circonstance ou il y a de si importants travaux à faire, rien ne sera plus facile que de le proscrire à toujours.
L’industrie particulière découragée, privée de stimulants ; cette industrie, ailleurs si active pour l’exécution prompte et économique des travaux, restera paralysée ; les ouvrages si nécessaires au parfait développement de nos exploitations, de nos fabriques, de notre agriculture, resteront à créer, en attendant le bon plaisir du gouvernement, qui, paisible possesseur du monopole des travaux, ne l’exerce jamais que lentement et à grands frais.
Messieurs, si, pour faire prévaloir le mode proposé par le projet, on s’était borné à invoquer la nécessité de décharger les frais de transport par la route de fer, péage nécessaire à la concession, et cela dans l’intérêt du transit, et pour empêcher la concurrence étrangère, j’aurais pu ne voir que ce cas tout à fait spécial, et je n’aurais soupçonné aucune intention systématique. J’aurais combattu cette proposition, parce qu’elle est réellement sans but, et je l’aurais combattue en peu de mots. Mais on ne s’est pas borné à cette raison, applicable uniquement au projet ; on a attaqué le système de concession de la manière la plus générale, et par les arguments en apparence les plus absolus.
Quand on considère l’extrême opposition qui s’élève contre les concessions, quand on lit les étranges déclamations répandues à profusion dans les mémoires publiés par le gouvernement, quand on s’arrête aux paroles amères proférées avant-hier par le ministre de l’intérieur contre l’inertie, la cupidité, l’égoïsme, de l’industrie privée, ne serait-on pas tenté de croire qu’il s’agit ici d’une de ces grandes calamités que nous auraient léguées les temps de la barbarie et de la routine, et qu’il faut se hâter d’en purger notre siècle ?
Ne serait-on pas tenté de croire que ce système désorganise l’administration, qu’il n’entraîne après lui que déception ? Cependant, messieurs, personne de vous n’ignore qu’il n’y a pas de système d’exécution, de travaux plus féconds en rapides et heureux résultats ; il n’y a personne qui ne sache que c’est un progrès, source de la plupart des autres progrès industriels.
Pour un peuple avancé dans la civilisation comme le peuple belge, cela ne devrait pas faire question. Mais on a malheureusement répandu dans le public tant de vagues accusations fondées sur des arguments spécieux, sur des exemples mal compris, sur des faits controuvés, que je considère comme un devoir de les combattre ; et pour établir la conviction sur une question jugée en d’autres pays, je me vois obligé d’en venir à des démonstrations d’écolier, à l’A B C.
Malgré le reproche que l’on fait quelquefois à des membres de cette chambre de citer trop souvent l’Angleterre, je ne puis me dispenser en cette circonstance d’y puiser encore des exemples.
Ce qui se pratique en Angleterre depuis moins d’un siècle constitue des faits positifs, résultat d’un système fondé sur des institutions applicables partout avec plus ou moins de succès ; applicables en Belgique plus qu’en aucun autre pays du monde. L’expérience est là, ses effets sont palpables. Qu’y oppose-t-on ? Des raisonnements vagues, des théories que l’expérience a toujours condamnées. Il faut plus que cela, messieurs, pour détruire des faits constatés.
L’Angleterre avant l’établissement de sa législation actuelle en matière de travaux publics était dans une situation moins prospère que la nôtre. Ses mines étaient mal exploitées ; beaucoup de spéculations manquées avaient détruit le crédit, le commerce était loin de prévoir les ressources que l’on pouvait tirer de l’amélioration des communications.
Le duc de Bridgewater entreprit la première de ces améliorations par l’établissement du canal dont il sollicita et obtint la concession. Ce remarquable exemple a suffi pour encourager l’esprit d’entreprise. Des associations successives et nombreuses se sont fondées sans obstacles, sans défiance, parce que les concessions étaient des lois garantissant la propriété des péages, propriété que le gouvernement anglais a toujours su respecter. Il ne faut pas venir prétendre que l’existence préalable de grands capitaux a pu seule rendre ces entreprises possibles, puisqu’elles ne sont dues chacune qu’à l’agglomération d’un grand nombre de petits capitaux attirés par la confiance dans les lois.
L’immense et rapide essor des travaux d’utilité publique, auquel l’Angleterre doit sa prospérité intérieure, provient donc de ces causes : liberté d’exécution, garanties de la loi, esprit d’association. Eh bien ! je le demande, messieurs, où est la difficulté d’application ?
Nous avons des mines, des usines, grand nombre d’établissements industriels ; mais il est prouvé que les produits de notre industrie sont à des prix élevés. La cause du défaut de perfectionnement de nos communications, et que les frais de transport absorbent en partie les bénéfices.
Il est prouvé que nous avons des moyens naturels de réduire ces frais ; des eaux abondantes, des crêtes faciles à franchir, des vallées parfaitement disposées, une population industrieuse, éclairée, patiente au travail, des capitaux et des relations commerciales au-dehors.
Mais, pour tirer parti de ces ressources et nous mettre en position de n’avoir plus de rivaux en industrie sur le continent, il ne nous manque que des institutions convenables. Pourquoi donc refuserions-nous de nous donner ces institutions ? et puisque nous avons sous les yeux des exemples si remarquables des merveilleux effets que certaines mesures législatives ont produits, pourquoi refuserions-nous de les admettre et par quel étrange aveuglement, au lieu d’appliquer ce qui est reconnu bon, ce qui est justifié par le succès, allons-nous tourner nos regards vers une autre contrée et imiter des procédés d’exécution des travaux de France qui ne sont connus de nous que par le discrédit qui a suivi leur emploi ? Pourquoi ? Mais est-il besoin de le dire ? Pour quiconque réfléchit sur le mode d’organisation de nos travaux publics, le véritable obstacle aux perfectionnements n’est pas un mystère.
Je parlerai plus tard de cette législation des travaux de France, et je mettrai sous les yeux de la chambre quelques développements qui lui donneront un avant-goût des résultats que nous promettrait l'heureuse imitation que le ministre conseille au pays.
J’aborderai pour le moment les objections produites à diverses reprises contre les concessions.
On suppose que des concessionnaires ne cherchent jamais qu’à obtenir de grands bénéfices aux dépens du commerce par des péages élevés et nuisibles aux progrès.
Je crois qu’il est facile de prouver que cet argument n’est d’aucune force, on plutôt je pense qu’on peut le rétorquer contre ceux qui s’en font une arme.
D’abord, je ne puis voir dans la prospérité croissante des recettes d’une concession que la conséquence de l’activité des transports et non la preuve d’un péage trop élevé, comme on s’efforce de le faire croire. Des produits considérables avec un péage modéré, c’est chose très ordinaire, parce que, là où le système de concession existe, des compagnies exécutantes ne s’exerce que sur les communications utiles ; parce que les communications utiles sont toujours suivies avec d’autant plus d’activité, que la concession offre plus d’avantages et s’occupe plus soigneusement des perfectionnements et des facilités profitables au commerce ; parce que le commerce qui profite, contribue nécessairement à accroître les bénéfices du concessionnaire, dans la proportion des bienfaits que la route lui procure. Or, je le demande, est-il un gain plus légitimement acquis que celui-là ?
C’est ainsi qu’il faut expliquer le taux élevé auquel sont parvenues les actions de certains canaux d’Angleterre.
Le cours des actions est le thermomètre de l’utilité de ces canaux, et ce que l’on voudrait faire passer pour un résultat de l’avidité des concessionnaires, pour un effet désastreux du système de concession en Angleterre, est tout simplement la mesure de la prospérité acquise à l’industrie à l’aide des perfectionnements dans les moyens de transports, prospérité qui rejaillit sur ceux qui ont consacré leur fortune aux travaux.
Rien ne fait d’ailleurs plus complètement justice des vains raisonnements dont sont remplis les mémoires publiés, que le simple exposé des faits.
En Angleterre, Il n’y a pas d’autres moyens de travaux publics que l’industrie particulière et les concessions de péages. Quand le gouvernement fait des ouvrages aux frais du trésor, ce n’est que dans des cas très rares et par exception. Depuis 3/4 de siècle, on fait usage des concessions, et depuis quarante années surtout les canaux se sont multipliés à un tel point que leur longueur développée est de près de 1,200 lieues.
Chaque ligne de navigation nouvelle a eu pour premier effet d’activer la production en améliorant la condition du consommateur, en augmentant ce qu’un ingénieur français a judicieusement appelé l’étendue du marché ; et l’effet, réagissant sur la cause, a rendu ensuite nécessaires des communications plus parfaites encore.
C’est ainsi que deux lignes de navigation établies entre Liverpool et Manchester ayant accru considérablement l’importance commerciale de ces villes, les canaux devinrent bientôt insuffisants pour le mouvement alternatif des matières premières et des produits, et l’on conçut la pensée de créer un troisième moyen de communication, qui est le chemin de fer à deux voies, aujourd’hui en concurrence avec les canaux.
Mais il ne faut pas confondre les causes. Ce n’est pas pur esprit de rivalité, ce n’est nullement pour affranchir le commerce de charges onéreuses, ce n’est pas pour remplacer les canaux que le chemin de fer a été construit, c’est pour aider à l’écoulement de la surabondance des produits de l’industrie ; et tandis que ce chemin est aussi fréquenté que possible, les deux premières communications n’en ont pas moins une navigation continue et prospère, et telle est en général la progression de cette prospérité, que l’on se dispose à ajouter une troisième voie au chemin de fer.
Je ne veux pas, au reste, messieurs, mettre en parallèle les canaux et les chemins de fer ; j’expose ces faits pour en venir à cette observation que jamais, en Angleterre, la hauteur des péages n’a fait l’objet d’aucune plainte ; que les péages n’ont jamais influé désavantageusement sur le prix des transports ; que jamais le prétendu inconvénient des péages n’a fait recourir à d’autres moyens de transport, mais que les routes, canaux et chemins de fer se sont succédé et multipliés avec l’accroissement des besoins ; et c’est en Angleterre qu’un économiste justement célèbre a posé cette sage maxime :
« Faire payer les chemins, les ponts, les canaux, avec le commerce même qui se fait par eux, est le moyen le plus équitable de pourvoir à la construction et à l’entretien des ouvrages. »
La hausse des actions d’un canal, ou, en d’autres termes, la prospérité de sa navigation résulte donc de l’accroissement de prospérité industrielle et commerciale que le canal a créée dans le pays qu’il traverse.
Les actions au pair, quand le canal s’ouvre, n’augmentent de valeur que, progressivement et par l’effet du canal même agissant sur l’industrie locale ; la cote des actions est alors la mesure du progrès.
Ainsi, là où la présence d’un agent nouveau tend à doubler ou tripler le mouvement commercial, il y a utilité.
Le crédit qu’acquièrent les actions étant la manifestation de cette utilité, il est peu logique, par conséquent, de prendre cette manifestation à contre-sens, et d’en induire, comme on le fait, des conclusions contraires à la vérité.
On a parlé de monopole, mais c’est évidemment un abus de mots.
Il y a monopole quand on s’empare d’un commerce existant et indispensable, pour l’exercer par privilège à l’exclusion de toute concurrence.
Il n’y a point monopole si, à l’aide d’une industrie quelconque, on crée une prospérité commerciale qui n’existait pas et qu’on se paie sur cette prospérité.
D’après la manière de voir de nos adversaires, tout commerce qui s’étend devient donc un monopole.
La prospérité du commerce maritime, celle des opérations d’une ville comme Anvers, par exemple, seraient des monopoles d’autant plus funestes, que l’usage des denrées coloniales s’étendrait davantage.
L’introduction dans le pays d’une branche d’industrie nouvelle, ou celle d’un perfectionnement seraient également des monopoles, par cette raison que la généralité des consommateurs leur ayant donné crédit, ces industries auraient enrichi leurs inventeurs.
A ce prix le statu quo industriel doit être une marque de prospérité, et le développement commercial une calamité.
Il m’est impossible d’interpréter autrement le singulier reproche fait au crédit des canaux.
Au reste, pour rentrer dans la question particulière dont il s’agit examinons les faits.
On a cité les canaux de Birmingham, de Coventry, Trent et Mersey, Oxford, Stafford et Worcester, Grande-Jonction et Wrawick, dont les actions de 100 livres sont cotées actuellement au taux respectif de 2,320, 1,080, 810, 690, 570, 13 et 265 livres.
Il est clair que si ces canaux avaient été établis de manière à être chacun, dans la direction de son tracé, le moyen unique ou privilégié de transports, on pourrait supposer que leurs concessionnaires ont pu par des tarifs arbitrairement élevés, variables au gré des propriétaires, fonder leurs produits sur une urgence exploitée à leur profit particulier, ce qui eût été un monopole.
Mais il n’en est rien, ainsi que je vais le démontrer.
Le canal de Birmingham fait partie de la ligne de navigation artificielle de Londres à Liverpool, et comme entre ces deux villes il y a deux grandes lignes navigables, que l’une d’elles se subdivise même à un certain point de son tracé, ce qui permet de faire le trajet par plusieurs directions à peu près parallèles et présentant sensiblement les mêmes facilités, il y a par conséquent concurrence.
En outre, la société du canal de Birmingham, ayant ajouté à la ligne principale un grand nombre d’embranchements pour atteindre les exploitations charbonnières à plusieurs lieues à la ronde, elle en recueille d’immenses avantages.
Les canaux de Coventry et de Warwick parcourent un pays de mines, et communiquent avec la grande ligne de navigation qui traverse l’Angleterre du nord au midi. Ces canaux sont en concurrence, mais tous deux prospèrent à l’envi l’un de l’autre, parce qu’ils ont contribué à vivifier le pays par leurs nombreux embranchements.
Le canal de Trent et Mersey a été creusé dans un pays presque vierge, où, faute de communications, les produits minéraux n’avaient pas de valeur. Lors de la concession de ce canal les avantages qu’il devait procurer au pays qu’il traverse étaient tellement appréciés, que presque tous les propriétaires des terrains sur lesquels il devait passer, firent offre de donner les terrains sans en demander aucun prix, et leur attente fut bien justifiée.
En présence de ce qu’une semblable entreprise peut produire, pour l’intérêt général et pour celui du pays riverain sans avoir besoin de supposer des exactions, on remarquera que les communications ouvertes par ce canal ont donné naissance à des exploitations de tous genres, telles que mines de charbon, mines de fer, carrières, et qu’elles ont créé des fonderies, forges, laminoirs et autres établissements très importants.
Le canal d’Oxford, faisant partie de la deuxième ligne de Londres à Liverpool par la Tamise, est en concurrence, par conséquent, avec la ligne de Grande-Jonction et le canal de Birmingham.
Le canal de Stafford et Worcester appartient à la ligne navigable entre Bristol et Liverpool. Mais cette ligne formant une communication triple, la concurrence qui en résulte exclut toute supposition de monopole, et l’on sait que la direction par Worcester est la plus suivie, parce qu’elle présente le plus de facilités.
Le canal de Grande-Jonction enfin, comme on l’a dit, est en concurrence avec la route navigable de la Tamise par Oxford les avantages que ce canal a procurés au commerce, ayant accru ses revenus, la société concessionnaire, pour les accroître encore, y a ajouté plusieurs branches qui ont contribué à répandre l’abondance dans les localités voisines, ce qui a augmenté à son tour le transport sur la ligne principale.
Vous voyez donc bien que la concurrence pour chacun des canaux désignés est parfaitement constatée ; il est donc impossible que leurs concessionnaires exercent un monopole ; il est donc prouvé aussi que l’on a cherché à surprendre l’opinion publique en exposant en quelque sorte, sous une forme semi-officielle, des faits que je me bornerai à qualifier d’inexacts.
Les tarifs des concessions anglaises sont fixés par la loi. La loi elle-même n’est obtenue qu’après des enquêtes minutieuses où tous les intéressés sont entendus. L’accusation d’arbitraire est dès lors inadmissible ; le gouvernement et le commerce anglais sont trop éclairés pour permettre des mesures nuisibles à l’intérêt public.
Quant au taux des péages, j’ai besoin aussi de rectifier une autre inexactitude qu’on s’est permis d’accréditer avec le même soin.
On a dit entre autres choses que les péages en Angleterre étaient beaucoup plus élevés qu’en Belgique, et pour le prouver, on a mis en comparaison, page 13 du deuxième mémoire des auteurs du projet de chemin de fer, les péages de la ligne de navigation de Londres à Manchester, et ceux du canal de Pommerœul à Antoing. L’un est porté à fr. 0-11 c. par tonneau et par kilomètre ; l’autre à fr. 0-05 c. De cette comparaison on conclut que le commerce paie en Angleterre plus que le double de ce qu’il paie en Belgique pour couvrir les dépenses des canaux.
La première remarque à faire, que les chiffres sont erronés : d’une part, le péage anglais dont il s’agit est de fr. 0,10 par mille de longueur, ce qui revient à fr. 0,06 par kilomètre au lieu de fr. 0,11 ; et d’autre part le péage du canal de Pommeroeul fixé par l’acte de concession est de fl. 0,70 pour le trajet entier, ou fr. 0,06 par kilomètre ; en apparence les voilà donc égaux.
Mais comme en principe les péages représentent l’intérêt des dépenses de construction, plus les frais d’entretien annuel, il faut, pour juger la hauteur relative de ces taxes dans chaque pays, examiner le rapport des péages aux dépenses des canaux pour une longueur donnée et comparer les rapports cadre eux.
Les éléments de cette opération très simple se trouvent dans tous les ouvrages qui traitent des canaux anglais. J’en ai déjà établi précédemment le calcul, et j’ai démontré que le péage anglais est au péage belge comme 27 est à 30, c’est-à-dire, que le commerce anglais paie moins pour l’établissement de ses canaux que le commerce belge, d’après l’exemple cité, et que la conséquence que l’on en tire quant au taux des actions, qui représentent la valeur des dépenses de construction, n’a plus de fondement.
Ces détails, messieurs, ne sont pas indifférents, et quelque longs qu’ils soient, l’intérêt de la question qui s’agite les rend nécessaires. Toutes ces irrégularités de calculs, plus ou moins volontaires, dont on fait usage, sont de nature à exercer sur les esprits une grande influence ; faute de renseignements spéciaux, on admet ordinairement comme réel ce qui est avancé par les hommes du métier ; la réunion d’un certain nombre de faits inexacts peut très bien entraîner la conviction de beaucoup de membres, si l’erreur n’est pas signalée. En faisant écrouler cet échafaudage de moyens hasardés, nous produirons, au contraire, l’effet de rétablir la vérité et de démontrer par quels misérables artifices on a cherché à la voiler.
De tout ce qui précède, il résulte que les canaux dont on a présenté les actions comme parvenue à un taux usuraire aux dépens du commerce ont été au contraire l’occasion, la cause principale d’un immense développement de prospérité industrielle dans tout le pays ; que c’est à l’intelligence prévoyante et active des sociétés concessionnaires que sont dus les divers perfectionnements de la manière la mieux entendue et la mieux appropriée aux intérêts locaux et généraux, pour faire éclore partout le travail et améliorer le sort des populations ; enfin que les canaux ont contribué à ajouter à la valeur de la propriété foncière par l’usage de nouveaux moyens d’agriculture, étendu les exploitations des mines en répandant leurs produits dans un plus grand cercle de consommations et que leur utilité toujours croissante ouvrant la voie à des transactions commerciales plus multipliées, leurs revenus ont dû suivre la progression du mouvement de transport qui a été la conséquence de ces causes réunies.
Faisons des vœux, messieurs, pour que nous, législateurs, nous ayons à accorder beaucoup de concessions de ce genre à l’effet de construire des communications qui fassent prospérer notre industrie et qui aident à étendre aux parties du territoire en ce moment les moins fertiles de la riche culture des Flandres.
J’avoue qu’en présence de semblables résultats, je verrai avec joie les actions de ces entreprises monter de 1 à 20 et qu’au lieu de crier à l’usure, je voterai des récompenses nationales aux concessionnaires.
En fait, l’objection tirée du crédit actuel des opérations des canaux anglais n’est donc pas fondée. Je prouverai, tout à l’heure, qu’en principe elle est absurde.
Mais, dira-t-on, si le péage sur les canaux était diminué, cette prospérité augmenterait encore. Je l’ignore, je me permets même d’en douter. Car si ces canaux ont procuré au pays tous les avantages qu’il avait droit d’en attendre, si les limites des marchés qu’ils ont ouverts sont les plus reculées possible, je ne comprends pas la nécessité d’une réduction de péage, dans l’intérêt de l’extension des marchés ; et si d’un autre côté une plus grande étendue de relations et d’influence devait dépendre d’une réduction de péage, comme la conséquence en serait alors d’une plus grande prospérité, il est hors de doute que les concessionnaires, qui savent mieux que personne apprécier ces effets et ces résultats diminueraient d’eux-mêmes le péage, et que le taux des actions s’élèverait davantage encore. Je demande en ce cas ce que devient l’argument contre la hausse des actions d’un canal concédé.
On dira aussi que le gouvernement, exécutant lui-même les routes et les canaux, pourra disposer des bénéfices réservés aux concessionnaires, pour opérer des améliorations plus entières et plus promptes que les particuliers et supprimer au besoin la totalité des péages.
Les sociétés exécutent rapidement au moyen d’une action immédiate et surveillante ; elles dirigent elles-mêmes, elles décident sans retard tout ce qui convient pour rendre solides et durables des ouvrages qu’elles doivent entretenir ; elles savent approprier le mieux aux exigences si mobiles du commerce, des ouvrages dont le commerce doit faire usage. Les sociétés concessionnaires, appréciant rigoureusement les dépenses, économisent sur le temps, sur les intérêts ; mais il n’en peut pas être ainsi d’un gouvernement, qui ne faisant rien par lui-même est obligé de créer une complication de rouages coûteux.
Il a été prouvé ailleurs que, là où les particuliers dépensent cent francs, les gouvernements en dépense 160, pour faire moins vite et moins bien.
L’effet utile représenté par les bénéfices nets d’une route ou d’un canal exécuté de la sorte diminue donc dans une proportion très grande. Ne perdons pas de vue qu’il s’agit d’entreprises industrielles, d’emploi de fonds, de moyens de rendre ces fonds productifs. Il faut considérer l’opération dans ses effets généraux, et je ne vois pas ce qu’il y a de si favorable au pays à tirer de la poche du contribuable 160 fr. au lieu de 100, pour opérer une amélioration beaucoup moindre. C’est évidemment 60 p. c. rendus improductifs sur toutes les dépenses de ce genre faites par le gouvernement, indépendamment des pertes d’intérêts par la différence de temps, l’augmentation des frais d’entretien, d’administration, etc.
On peut lire à cet égard les observations que fait M. Vifquain pages 74 et suivantes du mémoire qui est distribué aux membres de l’assemblée. Elles me paraissent sans réplique.
D’ailleurs, croit-on que si le système d’exécution par le gouvernement était réellement meilleur, les Anglais l’auraient négligé ? Il est à remarquer au contraire que le gouvernement anglais n’a jamais tenté de substituer son action à celle des particuliers ; qu’il n’a jamais pensé qu’il pût y avoir à cela aucune utilité, car si elle était prouvée, le gouvernement anglais si soigneux des intérêts commerciaux, n’aurait pas manqué d’opérer une réforme dans la législation des travaux. Or, le gouvernement anglais ne l’ayant jamais pensé ni tenté, j’y verrais par cela seul une présomption défavorable si tant d’autres preuves n’étaient suffisantes.
Appliquons cette observation à ce qui se passe actuellement en Angleterre.
On y a fait le chemin de fer de Liverpool à Manchester en concurrence avec deux canaux.
On y fait le chemin de fer de Londres à Birmingham en concurrence avec plusieurs lignes de navigation.
On y fait le chemin de fer de Bristol à Londres en concurrence avec une grande partie des canaux de l’ouest de Londres. Enfin, ces communications commencées, projetées ou en enquête, celle de Londres à Greenwich, de Londres à Southampton, etc., étant nécessitées, ainsi que je l’ai dit, par l’insuffisance des voies existantes, par les besoins toujours croissants d’une activité industrielle presque sans limites, par qui sont-elle conçues, par qui sont-elles exécutées ? Est-ce par le gouvernement ? non. C’est par l’industrie particulière.
Ainsi donc, s’il était vrai que le prétendu monopole des concessions fût pour le commerce une charge tellement pesante, qu’elle dût motiver des constructions aussi dispendieuses ; s’il était vrai que cette charge fût le résultat d’un système d’exécution aussi contraire à l’intérêt public, qu’on vient vous le dire, comment se ferait-il alors qu’en changeant la nature des communications, on ne changeât pas le mode de leur exécution ? Comment se ferait-il que, voulant éviter l’accroissement des péages, on en vînt à créer d’autres péages ? Comment se ferait-il qu’en haine du système de concession, on exécutât pour plus de 300 millions de travaux, au moyen de concessions nouvelles ?
En vérité, messieurs, je ne sais ce que je dois admirer le plus, de l’imperturbable aplomb de ceux qui osent attaquer le mode de concession en présence de tels faits, ou de la crédulité de tels faits, ou de la crédulité de ceux qui adoptent légèrement des opinions démenties si ouvertement par ces mêmes faits.
On dira, je le pense bien, que parmi les conditions des concessions accordées, il en est qui limitent à 10 et 12 pour cent l’intérêt bénéficiable, mais c’est une condition qui n’est pas nouvelle. Elle existe dans plusieurs actes de concession de canaux ; elle n’a d’ailleurs aucune influence sur le taux des taxes ; elle n’a d’autre effet, d’autre but, que de déterminer l’emploi d’une partie quelconque des produits, en lui donnant une application obligée ; elle est principalement nécessitée par l’incertitude des dépenses d’entretien des chemins de fer, que la prévoyance du législateur a voulu garantir, et j’appellerai particulièrement votre attention sur cette incertitude, quand il s’agira de l’évaluation des dépenses annuelles du projet qui nous occupe.
J’en reviens aux objections contre les péages qu’on voudrait anéantir.
Renoncer à la faculté d’établir des péages, c’est se priver d’un moyen d’industrie qui emploie activement grand nombre de capitaux ; c’est supprimer un des agents de la force productive d’un pays, l’association des facultés.
Toute prospérité commerciale nouvelle s’élève toujours aux dépens d’une ou plusieurs spéculations antérieures ; faut-il donc, dans l’intérêt de ce qui existe, empêcher ce qui n’existe pas encore, par ce motif qu’un établissement nouveau déploie plus de ressources que les anciens et produit plus ? C’est faire la guerre aux progrès.
Un des premiers préceptes de l’économie politique, c’est que l’augmentation d’utilité est une production de richesses.
Le commerce réduit à sa plus simple expression n’est réellement pas autre chose que le transport des marchandises d’un point à un autre ; or, comme un tonneau de houille a plus d’utilité et par conséquent plus de valeur à Anvers qu’à Charleroy ou Liége, si un concessionnaire construit une route qui facilite le transport de ce tonneau de houille, il se trouvera être l’agent d’une production de richesses.
Ce concessionnaire ne vit aux dépens ni du producteur ni du consommateur entre lesquels il s’est placé ; il vit sur une valeur réelle ajoutée à la valeur primitive des denrées que, par son industrie, il a mises à la portée d’un plus grand nombre de consommateurs. Quand ce concessionnaire a établi une communication où il n’y en avait pas, quand il a amélioré une communication ancienne, évidemment il a augmenté l’utilité des matières qui se transportaient antérieurement ; il a en outre créé des valeurs nouvelles en procurant à d’autres produits une faculté de servir qu’ils n’avaient pas. Ces différentes valeurs sont toutes une production de richesses. La part qui en revient à l’industriel est, dans ce cas, prélevée par le péage.
Une concession de péage n’est donc jamais acquise aux dépens du présent, puisqu’elle-même ne peut exister que dans le cas d’une création de valeurs nouvelles à venir. Elle augmente l’action des capitaux déjà appliqués, elle en crée de nouveaux et les répand par la division en un plus grand nombre de mains ; car l’accumulation d’une partie des nouvelles valeurs entre les mains de l’association n’est jamais que momentanée.
Que peut opposer le gouvernement à ce qui précède ? rien qu’un sophisme : le gouvernement raisonne dans la supposition que le concessionnaire s’enrichit de ce que d’autres perdent ; ce que je viens de dire prouve l’erreur.
Maintenant, supprimer le péage dans le but de détruire une concurrence étrangère, c’est tarir une source de richesses pour en favoriser une autre. Si c’est dans un cas particulier que l’on veut prendre cette mesure, il faut la justifier par un calcul et non par des raisonnements ; ici les chiffres seuls sont des arguments convenables. Si c’est une mesure générale, alors qu’on le proclame, il n’y a plus là qu’une théorie que je n’hésite pas à condamner.
N’est-il pas surprenant que l’on mette autant de persistance à prouver qu’il faut empêcher les compagnies de faire des bénéfices ? C’est méconnaître les principes d’économie sociale.
Il ne peut y avoir d’industrie que quand il y a chance de bénéfice et chance illimitée. C’est là ce qui donne de l’activité à l’intelligence humaine, c’est le principe créateur du mouvement commercial.
Si toute source de gain était limitée au point de réduire le produit d’un travail quelconque à un intérêt invariable et minime, les sources se tariraient.
Il s’agit ici de faire naître une industrie nouvelle, et d’accroître par conséquent le bien-être du pays ; il y aurait contre-sens à vouloir le résultat et à détruire le principe.
Les bénéfices élevés deviennent, entre les mains de l’industriel actif, des moyens de développer le travail qui les a procurés, et comme il n’y a de grands bénéfices que là où il y a intelligence et activité, il est clair que les gains même excessifs doivent être favorisés par tout gouvernement sage, puisque ces gains, conséquences naturelles de progrès profitables à la généralité, deviennent à leur tour une source nouvelle de travail.
Ainsi donc plus le gain s’élève, plus le travail profite au travail, plus l’industrie s’accroît, s’étend et répand au loin sa prospérité.
Enfin quand des concessionnaires obtiennent un intérêt de 10 et 15 p. c. pour une dépense de 100 millions, par exemple, c’est qu’ils ont contribué à augmenter le capital industriel et agricole de 100 et 200 autres millions.
Je citerai ici un passage du mémoire de M. Vifquain dont j’ai déjà fait mention.
« Quand l’argent, dit-il, n’est pas attiré par l’exemple du gain, il est lourd, pesant, oisif, renfermé, et reste inerte comme la matière la plus grossière ; mais sitôt que la spéculation le réclame, que les gains se montrent, il résonne, se remue, devient léger et prêt à se porter partout où les chances heureuses l’appellent : c’est alors qu’il devient, comme l’a dit un habile financier, liquide, et ce n’est que sous cette forme, que la chaleur de la spéculation lui donne, qu’il est propre à tout créer en coulant à travers des milliers de mains, pour être au plus tôt repompé et reporté au sommet de ces sources industrielles.
« Si le gouvernement, moins obsédé de l’idée d’exécuter lui-même, eût laissé faire le chemin de fer d’Anvers à Bruxelles, qu’une compagnie a demandé, cette société aurait ramassé, peut-être avec quelque difficulté, d’abord les quatre millions et demi que réclame son exécution. Mais supposons que le chemin donnât quelques dividendes, aussitôt les fonds se fussent élancés vers l’exécution des chemins de fer : ceux de Liége et Gand seraient déjà entrepris.
« C’est l’allure de notre époque : méconnaître cette marche de l’esprit spéculatif du siècle, c’est ne rien vouloir. »
En définitive, le gouvernement de quelque pays que ce soit a-t-il jamais tenté d’arrêter l’essor d’un industriel, sous prétexte que son travail est trop productif ? est-il jamais tombé dans la pensée des économistes de croire que le succès d’un entrepreneur soit un mal et que quand l’intérêt d’un capital augmente, c’est que l’opération dans laquelle on le place, est manqué ?
Telle est cependant la conséquence qu’on doit tire des réclamations portées contre la concession, et des mesures par lesquelles on tente de les repousser.
Une autre objection dont on a fait usage est celle-ci : les concessions accordées en Belgique n’ont pas fait naître l’esprit d’association ; à peine a-t-on vu dans quelques contrées rares se former des sociétés, etc.
La réponse est toute simple. Les actes auxquels on donne mal à propos le nom de concessions n’en sont pas. Ces actes appartiennent à un système mixte qui ne pouvait inspirer aucune confiance, par cela même que le gouvernement y conservait une action directe, qui exclut toute liberté. Le gouvernement imposant ses projets, imposant des conditions onéreuses ; imposant une surveillance tracassière, réduisait par là ce qu’il voulait bien appeler des concessionnaires à n’être que des entrepreneurs ordinaires, et en dernier lieu, au mépris de toute espèce de droits et de titres, le gouvernement modifiait les tarifs de sa seule autorité. Qu’on ne parle donc plus de ces exemples, ils sont entièrement hors de la question. J’y vois des erreurs et des fautes qu’il faut se hâter de réparer.
Cette partie des arguments dirigés contre le système des concessions absolues, est donc sans aucune force en ce qu’ils s’appuient sur des faits étrangers à ce système. Nos concessions mixtes sont des abus que nous sommes les premiers à reconnaître comme tels, et je puis dire qu’en mon particulier depuis 1825, je me suis élevé contre ces abus, et j’en ai signalé les conséquences à chaque concession nouvelle des canaux du pays.
Pour construire les canaux dont il s’agit, fallait-il établir des péages aussi élevés ? Non sans doute. Il eût suffi de concessions à long terme avec un péage moindre encore que le péage aujourd’hui réduit du canal de Pommerœul. La concession durable et garantie par la loi d’une taxe modérée, couvrant l’intérêt de fonds, les frais d’entretien et un bénéfice raisonnable, eût été considérée comme un placement assuré qui aurait naturellement fait naître l’association. Le commerce n’aurait élevé aucune plainte, et le gouvernement ne se serait pas trouvé exposé au danger de modifier arbitrairement ces péages aux risques de consacrer des privilèges par l’inégalité de réductions, pour lesquelles on n’a plus de base possible du moment que l’on a perdu de vue les principes.
Plus on démontrera l’inconvénient des faits auxquels s’est livré le gouvernement en altérant les principes, plus on abondera dans notre sens, à nous qui voulons éviter ces écarts.
Ce n’est donc pas nous combattre que de faire ressortir les vices d’un état de choses que nous répudions nous-mêmes.
Ce n’est également pas nous combattre que d’opposer à un système dont les immenses avantages sont reconnus et constatés par mille exemples, l’exemple unique d’un essai infructueux ; je veux parler du système d’emprunt du gouvernement français, sur lequel je m’expliquerai plus tard.
L’esprit est inséparable du mode de concession.
Or, nos adversaires reconnaissent que l’esprit d’association appliqué aux exploitations, aux opérations commerciales, etc., doit être protégé. Mais il est de l’essence de l’esprit d’association de ne se manifester que quand il y a des bénéfices à faire. Il faut donc que l’objet vers lequel on veut le diriger offre la possibilité de ces bénéfices.
Les travaux ne profitent à qui les exécute que par une concession qui renferme en elle-même des garanties de produits. L’association sera donc dans un cas donné d’autant plus puissante et plus efficace, que les conditions de la concession seront plus larges et mieux assurées ; d’ou il suit que l’exécution des travaux sera elle-même plus certaine que la concession offrira le plus de chances de gain.
En résume, je dirai que ce n’est qu’en dénaturant les faits, en les présentant sous un point de vue tout à fait faux, que l’on est parvenu à accréditer chez quelques personnes cette étrange opinion, que les concessions occasionnent un préjudice quelconque à l’industrie. Je dis avec raison cette étrange opinion ; car jusqu’à ce jour, jusqu’à ce que MM. les auteurs du chemin de fer d’Anvers à Cologne, inspirés par je ne sais quelle révélation soudaine, soient venus tout à coup professer une doctrine contraire aux idées réputées saines jusqu’alors, les faits avaient parlé un autre langage, les faits avaient été autrement compris, et tout ce qu’il y a d’hommes éclairés dans les deux mondes étaient à peu près unanimes pour attribuer la prospérité intérieure de l’Angleterre à la liberté d’exécution des travaux et au système de concession de péages.
Voici comme s’exprime entre autres M. Ch. Dupin dans son voyage dans la Grande-Bretagne :
« L’administration britannique pour obtenir les plus grands résultats a laissé faire au commerce, qu’elle a cru servir assez en lui accordant protection à l’extérieur, justice partout et liberté à l’intérieur. Elle a laissé les fabricants, les propriétaires et les négociants à grandes, à médiocres et à petites fortunes, conférer entre eux sur leurs besoins mutuels, sur les ouvrages qui leur seraient utiles, enfin, sur les moyens d’entreprendre et d’exécuter eux-mêmes ces ouvrages. Chez nous l’autorité se croit encore dans la nécessité d’exécuter elle-même, et à plus grands frais et plus lentement, des travaux que des particuliers, unissant leurs moyens, entreprendraient avec tant de succès. »
M. Cordier, inspecteur des ponts et chaussées et membre de la chambre des députés, nous dit :
« La perfection du système de concession est peut-être prouvée par ce seul fait qu’on le retrouve plus ou moins dans chaque pays, selon que le gouvernement en est plus ou moins parfait : dire que le système de concessions est établi dans un pays, c’est déjà faire un bel éloge de son gouvernement, et si ce pays est celui où l’on exécute le plus de travaux par concession, on pourrait en conclure que son administration est la meilleure. »
M. Galatin, ministre des finances aux Etats-Unis en 1807, l’un des hommes les plus éclairés et les plus honorables de l’époque, tient le langage suivant dans un rapport adressé au sénat sur l’état des communications intérieures :
« Dans les pays où la propriété est garantie par de bonnes lois, où les capitalistes peuvent employer avec confiance leurs fonds dans les entreprises publiques, des sociétés de particuliers font à leurs frais les routes et les canaux sans le secours du gouvernement. »
En s’exprimant de la sorte, il y a vingt-cinq ans, en témoignant le regret de ce que ce mode d’exécution de travaux ne fût pas plus accrédité en Amérique, ce sage ministre conseilla au congrès d’aider et d’encourager les associations par tous les moyens possibles. Il fut écouté ; on prit des mesures, on fit des règlements, on accorda des subsides aux premières sociétés, et c’est aujourd’hui dans les Etats-Unis d’Amérique qu’il existe le plus grand nombre d’associations et qu’on exécute, au moyen des concessions de péages, les travaux les plus prodigieux.
Messieurs, je sais bien qu’à ces témoignages si remarquables, à ces opinions proclamées par des hommes que distinguent éminemment leur savoir, leur amour du bien public et de profondes connaissances dans la haute administration des pays qu’ils ont parcourus ou gouvernés ; je sais enfin que l’opinion de tant d’autres hommes d’Etat savants et économistes que je pourrais également citer, tels que Villèle, de la Bourdonnaye, Foy, Girardin, de la Borde, Say, Huerne de la Pommeuse, Dutens, etc. on m’opposera sans doute les opinions de MM. les auteurs du projet de chemin de fer d’Anvers à Cologne ; mais, tout en rendant justice à leurs talents comme ingénieurs, j’attendrai, pour accorder plus d’autorité à leur témoignage, qu’ils nous soumettent des faits mieux constatés, des motifs plus péremptoires et surtout des raisonnements plus logiques.
En définitive, messieurs, quels que soient les efforts de pygmées dirigés contre le mode de concession, ils n’empêcheront pas la vérité de pénétrer à la longue dans tous les esprits et de dissiper les légers doutes qui ont pu s’élever.
Ce mode d’exécution est adopté en Hollande, où l’industrie particulière va exécuter des chemins de fer d’Amsterdam et de Rotterdam vers Cologne.
Il est aujourd’hui accueilli avec faveur en Prusse, où le gouvernement, l’un des plus absolus de l’Europe, protège ouvertement les associations. Car il ne faut pas s’y méprendre, c’est aux particuliers seuls que la Prusse confiera l’exécution des chemins de fer et de toutes les communications que le commerce réclame ; le gouvernement l’a formellement déclaré, il n’y contribuera en rien par les fonds du trésor.
L’Autriche elle-même depuis plusieurs années est entrée dans cette voie : La concession accordée pour la communication qui réunit la Moldaw au Danube, à MM. Gerstner et compagnie, a été le signal de plusieurs entreprises particulières, qui ne tarderont pas à en inspirer de nouvelles.
En Bavière, l’exécution des routes et des ponts, par les Etats, a fait place en quelques localités à des travaux au moyen de concessions.
En France, où malgré les obstacles qu’opposent les traditions du régime impérial et surtout l’administration des ponts et chaussées, le système des concessions gagne tous les jours dans l’opinion, et déjà de nombreuses associations s’occupent des ouvrages les plus urgents ; il y a lieu de croire que les bonnes doctrines l’emporteront sur la routine et les préjugés. Le corps même des ingénieurs compte aujourd’hui un grand nombre de ses membres les plus éclairés qui travaillent à faire triompher un système dont ils ont été étudier les effets en Angleterre et dont ils ont su apprécier les bienfaits.
Considérée sons le point de vue politique, l’influence des Etats dépend de leur population, et plus ou moins de l’étendue de leur territoire. C’est d’après ces rapports qu’on les classe ; mais quand il s’agit d’industrie et de commerce, il n’en est plus de même.
La Belgique politique et guerrière ne pourrait lutter ni contre la France, ni contre l’Allemagne. Mais la Belgique avec son agriculture et ses mines, avec sa population laborieuse, possède une faculté de produire qui lui permet de marcher l’égale des pays voisins, quels que soient leur territoire et le nombre de leurs habitants.
Cette proposition n’est point un paradoxe, c’est une vérité palpable ; comparée à la France, la Belgique a des avantages incontestables. Sa population est plus agglomérée, ses foyers d’industrie plus rapprochés les uns des autres, ses communications plus multipliées, plus parfaites et plus susceptibles des derniers perfectionnements : avec peu d’efforts nous n’aurions bientôt plus rien à envier à aucun pays d’Europe, pas même à l’Angleterre. Sous le rapport matériel, la Belgique a un immense principe de vie, il ne faut que le savoir développer : je ne crains pas de le dire, je le prouverai même au besoin par des chiffres fondés sur des faits, la Belgique peut rendre une grande partie de l’Europe tributaire de ses produits ; car lorsqu’elle aura usé, de la manière la plus intelligente possible, des moyens dont elle peut disposer pour produire au meilleur marché, les consommateurs ne lui manqueront pas.
C’est la loi du commerce, loi dont rien ne peut empêcher l’action quand les barrières des douanes sont enlevées. En partant de ce principe, la Belgique doit rechercher l’alliance des peuples qui proclament la plus large liberté de commerce, et s’éloigner de ceux qui la proscrivent.
Messieurs, qui fera de notre pays une contrée riche et puissante en commerce ?
Des ministres sages et qui, avec discernement, sachent utiliser ses ressources ; des ministres qui sachent comprendre que le devoir du gouvernement n’est pas de faire, mais de laisser faire.
Notre force est dans nos facultés productives répandues sur tout le sol, dans les richesses naturelles, dans une population apte au travail, dans l’intelligence et les lumières des industriels de toutes les provinces, dans les capitaux à l’aide desquels cette intelligence dispose de cette population pour faire valoir ces richesses naturelles. Qu’a à faire un gouvernement là-dedans ? Rien. Il doit veiller à la conservation des ressorts qui font agir, au maintien des lois, à en rendre l’application égale pour tous.
Il serait aussi absurde de voir un gouvernement agir, travailler par lui-même, que de voir un machiniste substituer son bras impuissant au balancier d’une machine. Il n’appartient pas plus à un gouvernement d’exécuter des travaux qu’à une chambre législative de faire de l’administration ; les conséquences en seraient aussi fâcheuses dans un cas que dans l’autre.
En rappelant aux ministres quel est le rôle qu’ils ont à jouer pour placer le pays au rang que ses facultés lui assignent, n’oublions pas que nous avons aussi un devoir à remplir. Il consiste autant à créer des institutions protectrices du travail qu’à empêcher une administration mal avisée d’arrêter, en voulant agir elle-même, une action mille fois plus puissante que la sienne, la force commerciale.
Tandis que de toute part il y a progrès dans les institutions, sera-ce la Belgique, sortie des barricades, qui répudiera la liberté ? La Belgique d’ailleurs si prompte à accueillir tout ce qu’il y a d’utile au développement de ses richesses nationales, repoussera-t-elle le mieux constaté des progrès industriels ? je ne puis le croire : je rends plus de justice aux lumières de mes collègues, aux vues droites et saines qui dirigent ordinairement les délibérations de la chambre.
Je m’occuperai des estimations du projet lorsque nous en serons à la discussion des articles
M. C. Rodenbach. - Avant de prononcer mon discours, je commence, messieurs, par déclarer que je voterai pour le système des chemins de fer, quel que soit le mode d’exécution, et que je donnerai mon assentiment à l’amendement qui sera présenté pour accorder à la province du Hainaut un embranchement.
Messieurs, le projet important qui nous occupe et qui intéresse à un si haut point la chambre et le pays, peut être envisagé sous des faces si diverses et vient d’être traité avec tant de connaissance de cause dans sa parties scientifique par l’orateur qui m’a précédé, qu’il serait téméraire et fastidieux de s’essayer encore sur la généralité des notions qui s’y rattachent ; mais tant de considérations se rapportent à l’objet en discussion qu’il me sera permis d’examiner le projet (en évitant autant que possible les redites toujours ennuyeuses) sous quelques points de vue politiques et commerciaux.
On a dit avant-hier qu’il ne convenait pas de s’occuper des intérêts de localité, et l’on a cherché d’effrayer ainsi, par cette banalité parlementaire, ceux qui parleraient en ce sens. Cependant il est impossible d’aborder franchement la question sans jeter les yeux sur les cités qui forment le point de départ des routes et qui sont, pour ainsi dire, les arcs-boutants de toute l’entreprise.
Il serait étrange d’en conclure qu’on néglige l’intérêt général qui doit toujours harmoniser les intérêts locaux. La justice, la vérité ne sont pas locales ; ce qui serait faux et inique dans un lieu ne peut être vrai et juste dans un autre.
Je ne puis croire que quelqu’un dans cette assemblée puisse méconnaître les bienfaits que les communications accélérées procurent. Il faudrait un esprit étroit et entaché de préjugés pour ne pas reconnaître les avantages que les routes en fer vont procurer à la Belgique.
Sa position topographique et son avenir les réclament. Ces avantages sont si palpables que les nier, c’est nier l’évidence et l’on serait tenté de répondre aux opposants ce que Galilée répondait à ses juges qui le condamnaient pour avoir dit que la terre se mouvait : « Et cependant elle marche. » Oui, messieurs, elle marche cette civilisation, dont les deux sublimes découvertes, la vapeur et les routes en fer, ont accéléré les progrès ; oui, elle marche en Angleterre, ou l’industrie des habitants décuple les éléments de prospérité et fait d’une île de peu d’étendue la métropole du commerce, la reine des mers ; oui, elle marche en Amérique, où un chemin de fer de cent vingt lieues va réunir au Mexique les Etats-Unis, devenus par l’industrie de ses habitants les rivaux de cette fière Albion qui les opprimait jadis. Mais je m’arrête…
En dehors de ces intérêts généraux qui se rattachent à la cause de la civilisation et de l’humanité, il y a des motifs importants et particuliers, qui renferment pour le pays la question de son avenir et de son existence comme nation. Oui, messieurs, le système des chemins de fer est une nécessité politique ; il s’agit, par l’exécution prompte d’une route nationale en fer, de retenir dans le pays les négociants et les armateurs que l’intérêt du moment égare, et qui font en émigrant le plus grand tort à leur patrie sans grand avantage pour eux-mêmes. La Hollande les attire, non par amour pour eux, mais en haine de la Belgique. La Hollande les accueille, les appelle ; mais ses habitants ont aussi des ressentiments et du patriotisme. Ils traitent nos transfuges de traîtres, de renégats ; ils les abreuvent de honte et de mépris.
Il faut arracher à la Hollande les industries qu’elle veut exploiter seule et faire la conquête de son commerce de transit. Pour cela il faut des communications perpétuelles, sûres, faciles et rapides avec les Etats voisins. Les chemins de fer doivent remplir ces conditions, mais ne peuvent les remplir complètement que par la communication directe de la mer du Nord. La construction de la grande route nationale d’Ostende, qui traversera les deux Flandres, présente seule un grand caractère d’intérêt général.
Ici, messieurs, une considération d’un ordre élevé frappe l’esprit, et nous oblige à tout entreprendre pour créer à Ostende un port qui ne laisse rien à désirer. La Belgique, d’après le traité du 15 novembre 1831, ne pourra jamais regarder l’Escaut comme entièrement libre.
Le commerce y éprouvera toujours des entraves. La Hollande, possédant Flessingue, pourra à loisir vexer les navires qui aborderont dans ce port. On dit que nous pourrons établir une ligne de balises, un pilotage, etc. Mais le gros temps ne forcera-t-il pas nos bâtiments à relâcher à Flessingue ? A l’époque des glaçons, ne séjourneront-ils pas forcément dans ce port ? Par une insolence intolérable, le Hollandais pourra nous dire : « Je respecterai les traités, mais je visiterai vos navires, mais je fouillerai dans vos ballots. » En donnant à Ostende les avantages que sa position réclame, vous ferez sentir à la Hollande qu’en posant des entraves sur l’Escaut, qu’en molestant nos navires, elle travaillera seulement à la prospérité, sans aucun avantage pour elle, sans aucun tort pour la Belgique.
Ainsi, les mesures qui rendront la vie au port d’Ostende assureront la tranquillité d’Anvers sans pouvoir lui nuire, et démontreront à la Hollande l’inutilité de ses vexations. L’existence d’Anvers sera donc protégée par la combinaison qui sera en outre un gage de sécurité pour tout le pays.
La route en fer d’Ostende est destinée à répandre la vie et le bien-être sur tout son passage. Par elle, des villes aujourd’hui oubliées vont reconquérir à force d’industrie leur antique prospérité : Bruges, autrefois une des premières villes d’Europe, maintenant inactive, paraissant renier le passé et oublier sa gloire ; Ostende, que le génie de ses habitants a élevé chaque fois que des conventions humiliantes ou des lois exclusives ne les ont pas forcés à rester dans l’inaction. Non ! messieurs, vous ne les condamnerez pas à voir tout leur commerce passer en Hollande.
Ostende, à l’extrême frontière du territoire de la Belgique, au nord du canal de la Manche, occupe une de ces positions heureuses qui indiquent d’elles-mêmes le point formé par la nature pour servir de réunion aux peuples divers, et lier entre elles les différentes nations du globe. C’est un centre où doivent se réunir les navigateurs du nord et du midi ; c’est un dépôt propre à lier le continent et les contrées maritimes. Aussi son port, le meilleur qui existe dans cette partie de la côte, dans une étendue de plus de cent cinquante lieues, a-t-il été florissant toutes les fois que des traités n’ont pas eu pour but son anéantissement
L’empereur Joseph II le trouva dans une situation déplorable, suite des injustes prétentions de voisins jaloux. Son génie saisit d’un coup d’œil ce qu’Ostende devait être : il vit ce port, et sa franchise fut proclamée !
Le transit des marchandises arrivant par mer, destinées pour l’Allemagne, la Suisse et l’Italie, et respectivement de ces contrées pour les ports étrangers, formait avant la révolution française une des principales branches de commerce de la Belgique.
Les expéditions étaient faites auparavant par les ports de la Hollande, par Gênes, par Livourne et par les villes anséatiques.
Ce ne fut qu’en 1760 qu’un ministre célèbre (M. le comte de Cobenzel, ministre plénipotentiaire de l’impératrice-reine, à Bruxelles, pour le gouvernement général des Pays-Bas), frappé de l’apathie dans laquelle languissait le commerce des Pays-Bas, conçut l’idée d’y attirer le transit. Son projet, secondé par des personnes éclairées, fut exécuté. Un nouveau règlement de douanes permit l’expédition sans acquit à caution, et le passage en transit des marchandises sur l’Allemagne et la Suisse, par Ostende, Bruges, Bruxelles et Louvain. Des entrepôts furent construits dans ces villes, et une nouvelle route fut établie pour aller de Namur directement sur Metz et Nancy, sans passer par les frontières françaises, qui, dans ce temps, ne jouissaient pas des mêmes exemptions que les ci-devant provinces de Lorraine et d’Alsace.
Cet ensemble de moyens fut efficace ; le transit se fixa par cette nouvelle route, et l’étranger, trouvant la célérité jointe à l’économie, abandonna ses anciennes habitudes.
Par le chemin de fer des Flandres, la Belgique jouira des mêmes avantages commerciaux : par lui, les relations seront étendues, la navigation encouragée, l’étranger attiré, les débouchés des productions facilités : par lui l’on recevra avec plus de promptitude les objets de consommation, ainsi que les matières premières nécessaires aux fabriques de l’intérieur. A ces bienfaits on doit ajouter l’énumération des bénéfices que le transit procurera au pays, tels que la consignation des navires, des affrètements, l’assurance, le magasinage, les frais de main-d’œuvre et le produit d’un droit de douane qui, quoique modéré, deviendra lucratif par la quantité d’objets transportés.
Un orateur (M de Foere), qui a parlé hier, a beau soutenir que le transit ne profitera qu’aux étrangers, des faits historiques prouvent le contraire. A l’époque de la guerre d’Amérique, lorsque quinze cents bâtiments de commerce entrèrent dans le port d’Ostende, l’on vit dans une grande étendue du pays l’abondance et la prospérité. Le transit, en donnant de grandes facilités pour l’exportation de nos produits, offre un résultat immense pour un pays qui ne possède ni marine ni colonies. Le transit d’ailleurs est-il autre chose que le commerce ? L’honorable M. de. Foere paraît avoir méconnu cet axiome.
Ces bénéfices dont l’étranger fera tous les frais, se répandront dans une infinité de mains et fourniront la subsistance à une quantité de familles laborieuses. Non messieurs, vous ne détournerez pas d’Ostende une source de prospérité pour la Belgique entière : vous ne condamnerez pas cette cité intéressante à voir ses constructeurs de navires, ses négociants-armateurs, ses cordiers, ses voiliers, ses habitants enfin, s’expatrier pour s’établir en Hollande, eux qui ont si courageusement lutté depuis tant d’années dans l’espoir d’un avenir meilleur. Non ! vous ne condamnerez pas Ostende, Nieuport, Blankenbergh, à comprimer l’essor que le chemin de fer ouvrira à la pêcherie : vous laisserez se développer une industrie si utile, si lucrative dont la perte ne profiterait qu’à la Hollande et dont la prospérité fournira au commerce et à l’Etat d’excellents marins. Mais à côté de ces considérations, combien n’y en ait-il pas d’un intérêt secondaire ? Les voyageurs entre l’Allemagne et l’Angleterre passeront tous par la Belgique, et sous ce rapport Anvers ne peut remplacer Ostende, attendu qu’Anvers n’offre aucun avantage sur Rotterdam.
Il en est de même pour le commerce de lettres, qui procurera à l’Etat un bénéfice considérable, et que le chemin de fer d’Ostende enlèvera totalement à la Hollande et partiellement à la France. Lorsque la ligne d’Ostende à Aix-la-Chapelle sera terminée, on assurera à l’administration des postes le monopole du transit de la correspondance anglaise de et pour l’Allemagne. Ce transit s’opère maintenant en partie par Hambourg, par la Hollande et par la France ; toutes ces voies offrent plus ou moins d’inconvénients, soit sous le rapport du long trajet de mer, qui rend les expéditions incertaines et irrégulières, soit sous le rapport de la difficulté de faire coïncider les services de transport des différents pays qui doivent être traversés en suivant les voies qui diminuent ce trajet : ce qui occasionne des retards.
Il est indubitable que lorsque, par le moyen du chemin de fer, l’administration belge aura la faculté d’établir un service direct de transport, traversant tout le royaume avec une grande promptitude et étant plus régulier, plus fréquent et plus économique que ceux existant dans les autres pays, elle obtiendra la préférence pour le transit des lettres et paquets, et que toute la correspondance de l’Angleterre pour l’Allemagne et vice-versa sera transmise par son intermédiaire. Les routes en fer influeront aussi sur les revenus du trésor par l’augmentation des correspondances à l’intérieur.
Lorsque Joseph II eut rendu la vie à Ostende, en peu de temps, on vit son port amélioré, l’enceinte de la ville agrandie. Trois superbes bassins construits au centre et des établissements considérables portèrent ce port de mer à un haut point de splendeur.
Vous savez tous, messieurs, que ce fut la Hollande qui provoqua la mesure désastreuse qui arrêta son essor. Ne donnez pas gain de cause à notre ennemie ; relevez ce qu’elle a détruit, il en est temps encore.
Malgré les efforts combinés pendant quinze années pour anéantir le commerce d’Ostende, pour encombrer son port de sable, pour laisser détériorer tons les ouvrages qui la protègent, cette ville a présenté au commerce violemment détourné de son cours, abri et sécurité. Agitée comme la mer dont elle est ceinte, Ostende passe sans cesse de l’apogée de la gloire au comble de l’abaissement.
Sous Joseph II, elle devient, par l’établissement de la compagnie des Indes, un centre de richesses. Toutes les puissances du Nord ameutées par la Hollande se liguent contre sa prospérité. Elle tombe pour se relever un moment sous Napoléon qui lui rend un rayon de splendeur. Puis vient le joug de plomb de la Hollande. C’est en vain qu’elle veut lutter contre l’esprit mercantile qui la proscrit. Les négociants sont forcés de former des établissements à Anvers, ou de se ruiner. Une incurie coupable laisse combler son port, naguère chargé des trésors des deux Indes. La pêche, sa dernière ressource, lui est encore enlevée par la Hollande, et bientôt rivale de Nieuport, elle voit ses grèves abandonnées, qui ne donnent plus d’insomnies aux négociants d’Amsterdam.
Mais la révolution de 1830 a fait luire à ses yeux une dernière espérance. Par une singulière destinée, Ostende se relève avec les orages et périt dans le calme.
Il est digne de vous, messieurs, de mettre un terme à ses maux. Que le chemin de fer existe, et cette ville reprend le rang qui lui est dû, et son port protégé s’ouvre aux vaisseaux des deux mondes, que le transit facile et rapide attirera dans son sein.
C’est ainsi qu’une nouvelle source de prospérité s’ouvrira pour la Belgique, indépendante de la Hollande et de son mauvais vouloir.
M. Doignon. - Messieurs, je demanderai la permission de soumettre aussi quelques observations sur le projet de route en fer. Je serai très bref.
Dans la séance d’hier, M. le ministre de l’intérieur nous a affirmé que le projet dont s’agit n’aurait aucune influence dans nos négociations. Cette assertion est inconcevable. Il me paraît certain, au contraire, que l’adoption et l’exécution du projet dont il s’agit, doit rendre plus fâcheuse notre position vis-à-vis de la conférence et de la Hollande.
Trois avantages nous ont été acquis par le traité du 15 novembre. 1° La libre navigation des eaux intermédiaires entre le Rhin et l’Escaut ; 2° la jouissance des routes traversant Maestricht et Sittard ; 3° la faculté d’établir une route ou de creuser un canal au travers du canton de Sittard vers l’Allemagne.
Je m’en rapporterai au témoignage de M. Davignon qui est un partisan ardent du chemin en fer. Il vous a dit que tous ces avantages devenaient de peu d’importance et d’un intérêt secondaire, puisqu’au moyen du chemin en fer vers Cologne la Belgique pouvait s’en passer.
Ainsi, messieurs, quand il s’agira de négocier ces avantages, ces communications, auxquelles nous avons droit en vertu du traité, cesseront d’être quelque chose ou ne seront que bien peu de chose dans la balance. Il est au moins du devoir du gouvernement de ne céder aucun des droits qui nous sont acquis, qu’avec une juste compensation ; mais la conférence ne nous accordera rien pour un avantage qui n’en sera plus un, pour des avantages qui auront perdu presque tout leur prix ; ou, si nous obtenons quelque compensation, elle sera d’une bien moindre valeur que si ces communications étaient restées indispensables pour le pays.
Mais je suppose même que notre gouvernement veuille maintenir ses droits devant la conférence, quoiqu’ils deviennent presque sans objet au moyen du chemin de fer : dans ce cas la conférence nous dira que nos prétentions ne sont que purs caprices ou obstination, puisqu’elles sont devenues pour nous peu à près sans utilité. La conférence, qui s’est constituée notre arbitre, invoquera l’équité et nous dira de sacrifier nos droits, puisqu’ils seront presque insignifiants pour le pays ; elle nous dira que nous ne devons même exiger aucune compensation, parce que le sacrifice que nous faisons ne nous cause aucun préjudice, le chemin en fer remplaçant ces communications.
Il est donc vrai que le projet dont il s’agit se rattache à notre position politique, à la diplomatie, puisqu’en adoptant ce projet, plusieurs avantages reconnus par le traité de novembre deviennent illusoires ou à peu près. Vous affaiblirez notre attitude vis-à-vis de la conférence, et vous compromettrez notre position vis-à-vis de la Hollande.
Si le ministère s’était montré jaloux de conserver tous nos droits, il est certain qu’il ne nous proposerait pas d’entrer dans une pareille voie, de renoncer ainsi d’une manière au moins indirecte à des avantages positivement acquis par le traite du mois de novembre.
Mais les antécédents du ministère sont là, vous devez craindre qu’il ne persiste dans les voies de faiblesse et d’imprévoyance qu’il a suivies jusqu’à présent, vous devez craindre qu’il n’y ait chez lui quelque arrière-pensée.
Vous vous rappellerez que quand on a stipulé dans le traité du 15 novembre des communications à travers la Hollande, celle-ci a jeté les hauts cris contre la diplomatie ; que ses représentants à Londres ont protesté contre ces stipulations, comme violant le droit des gens, comme leur imposant une servitude. Il est donc évident qu’en nous dépouillant de ces avantages, on nous désarme, on nous enlève une des armes les plus puissantes que nous avions dans nos négociations avec la Hollande.
Je soutiens donc que c’est prématurément que le pays s’occuperait aujourd’hui du projet de chemin en fer ; que dans tous les cas il y aurait lieu d’attendre quelques temps encore la marche des négociations afin de ne pas les compromettre.
Les partisans du chemin de fer confondent mal à propos le projet ministériel avec certaines entreprises semblables, qui ont eu lieu en Angleterre et ailleurs. Dans les pays qu’on a cités, les chemins de fer ont été entrepris dans l’intérêt de quelques localités, de quelques villes, comtés ou district, tandis qu’ici, d’après le projet ministériel, il s’agirait d’un système général de chemin de fer qui couvrirait tout le pays. C’est là un exemple unique. Toutes les comparaisons qui ont été faites manquent donc de justesse et ne sont point applicables à l’espèce.
Un système général de chemin de fer, tel que le propose le gouvernement, amènerait un bouleversement dans tous nos intérêts matériels ; il jetterait la perturbation dans l’industrie et le commerce, dans l’exercice d’une foule de professions, dans l’agriculture même. Un pareil projet, un projet aussi colossal, aussi gigantesque, doit être précédé d’une enquête générale dans tout le royaume. Ce n’est pas seulement l’avis des chambres de commerce ou de quelques administrations qu’il faut demander, mais il faut faire un appel général à tous les industriels qui sont les juges naturels de la question, aux administrations des principales communes, enfin à tout le pays.
Le ministère nous l’a dit. Le système du chemin de fer est la constitution des intérêts matériels du royaume. Or, si le projet est d’une semblable importance, nous ne devons l’aborder qu’avec la plus grande circonspection : un pareil projet doit être entouré des plus grandes précautions et des formalités les plus solennelles. C’est donc le cas où jamais d’user du droit d’enquête prévu par l’article 40 de notre constitution.
Les dépenses qu’il entraînera seront incalculables, puisqu’il doit s’étendre à tout le royaume, en prenant un embranchement vers la France :, mais sera-t-il dirigé vers Mons ou Tournay ? Si c’est par Mons qu’on le fait, Tournay réclamera aussi un embranchement ; si Tournay a la préférence, Mons fera la même réclamation. Vous avez entendu le député de Courtray demander aussi un embranchement de Gand vers Lille. Si tous les projets étaient exécutés, le pays se trouverait couvert de chemins en fer.
Il est donc vrai qu’en adoptant le principe, vous vous engagez dans une dépense dont il est impossible de prévoir la portée. Ce n’est pas de cinquante, de cent millions même qu’il s’agira, mais il faudra peut-être quelques centaines de millions quand vous aurez adopté le système.
Je soutiens donc qu’un pareil projet doit être préalablement soumis à une enquête. D’après la loi de 1832, quand il n’est question que d’un chemin à établir d’une commune rurale à une autre, vous prescrivez une enquête, vous faites déposer dans les communes un registre destiné à recevoir les opinions de chacun des habitants. Eh bien, ici il s’agit d’un projet qui embrasse tout le royaume ; comment l’adopteriez-vous sans prendre les mêmes précautions ? Il y aurait plus qu’imprudence, il y aurait témérité de la part de la législature à le faire.
Je dis plus, je dis qu’il n’y a aucune espèce d’enquête sur le projet que nous discutons. Les informations prises concernent seulement la proposition faite en juin 1833. Ce n’est plus de cette proposition qu’il s’agit en ce moment, c’est de celle de la section centrale à laquelle le ministre se rallie. Comparez le projet du ministre, il n’était relatif qu’à un seul chemin de fer, tandis qu’aujourd’hui il s’agit d’un système général, d’un plan bien plus vaste. Puisqu’il y a une nouvelle proposition, en supposant qu’une enquête ait été faite sur le projet primitif, une nouvelle enquête devrait être faite sur le projet actuel.
Du reste, il serait impossible de considérer comme enquête les informations prises près des chambres de commerce.
D’abord la plupart se sont prononcées contre le mode d’exécution indiqué par le ministère, mais elles sont composées de membres nommés par le pouvoir, et souvent l’agriculture n’y est pas représentée.
D’après la manière dont les questions ont été posées, leurs réponses ne pouvaient qu’être favorables au système du gouvernement. Pour peu que l’on sache comment les choses se pratiquent, on sait que c’est quelquefois un président et quelquefois même un greffier qui fait toute la besogne ; on examine et on délibère très superficiellement ; les réflexions et les avis que peuvent donner les chambres de commerce n’ont donc pas assez de poids pour déterminer la législature.
Je parle des chambres de commerce ; mais, dans nos sections même, il est arrivé qu’on a examiné avec trop peu d’attention le projet dont il s’agit. Je connais une section où il a été expédié en moins d’un demi-quart d’heure.
Dans ma section j’avais fait la proposition que la question d’une enquête nouvelle fût soumise à la section centrale, et le rapport que cette section vous a fait n’en dit pas un mot.
Au total, je soutiens qu’il faut une enquête pour l’établissement et l’utilité d’un système général de chemin de fer dans le pays. Il n’y a eu aucune enquête sur cette question ; ou si on veut envisager comme une enquête ce qui a été fait, je prétends que les informations ont été insuffisantes. Le ministère ne dira pas que c’est au dernier moment que nous venons lui opposer cette espèce de fin de non-recevoir. En juin 1833, j’ai fait dans ma section la demande d’une enquête générale ; le même moyen a été indiqué très souvent au ministère.
Une autre mesure préliminaire et indispensable pour cette grande opération, c’est une bonne loi d’expropriation pour cause d’utilité publique. Cette loi a été faite en France ; il en résulte que ces expropriations sont toujours précédées d’une enquête administrative. Les indemnités à accorder aux propriétaires sont réglées par un jury ; ce sont pour eux des avantages et des garanties, réels. Aujourd’hui, au contraire, en Belgique, sous la législation existante les expropriations pour cause d’utilité publique sont pour les propriétaires une source de vexations et de désagréments.
Subsidiairement je pense que c’est prématurément qu’on établirait des chemins en fer, avant d’être fixé sur l’emploi des voitures à vapeur. Il résulte des renseignements que nous a soumis l’honorable M. Helias d’Huddeghem, que ce procédé fait dès ce moment de grands progrès en Angleterre. Je me plaindrai à ce sujet d’une inexactitude qui s’est glissée dans le mémoire que MM. les commissaires du Roi nous ont fait distribuer depuis peu. Au reste toute cette partie du mémoire est réfutée dans un document d’une grande autorité, dans un acte du parlement anglais résultant de l’enquête obtenue sur les voitures à vapeur.
Le comité d’enquête a déclaré qu’il était convaincu :
1° Que des voitures à vapeur pouvaient être mises en mouvement sur des chemins ordinaires à une vitesse de 3 lieues à l’heure ;
2° Qu’avec cette vitesse, ces voitures pouvaient transporter 14 voyageurs ;
3° Que leur poids, y compris la machine et les gens qui en faisaient le service, était de 6,000 (6,850 livres françaises) ;
4° Qu’elles pouvaient monter et descendre les montagnes d’une très grande inclinaison avec facilité et sûreté ;
5° Qu’elles n’étaient dangereuses ni pour les voyageurs, ni pour les passants ;
6° Qu’elles deviendraient un mode de transport plus rapide et moins dispendieux que les voitures traînées par des chevaux ;
7° Qu’elles causaient moins de dommage aux chemins que les voitures traînées par des chevaux ;
8° Et que, pour les encourager, il y avait lieu de diminuer les droits dont elles avaient été grevés par plusieurs bills.
En conséquence de ce rapport, les droits de péage pour les voitures à vapeur ont été fixés au même taux que ceux dus pour les voitures ordinaires, et ces voitures ont été affranchies d’autres droits très considérables qui pèsent sur les voitures ordinaires, et qui peuvent être comparés aux impôts indirects que paient nos messageries.
D’après les expériences qui ont été faites depuis à Londres, il est démontré que les nouvelles voitures à vapeur peuvent faire six lieues à l’heure sur les chemins les plus montueux, et huit lieues à l’heure sur les chemins en plaines.
Les machines de ces voitures sont à une très haute pression. Les plus célèbres ingénieurs anglais n’ont pu construire pour les chemins de fer que des machines à une pression de 50 à 60 livres par pouce carré, tandis que les chaudières des nouvelles voitures à vapeur comportent une pression de 150 à 200 livres par pouce carré : ces dernières sont exécutées sur un principe de séparation et de division qui rend l’explosion presque impossible ; et si une explosion arrivait, il est prouvé qu’elle ne produirait pas d’autre inconvénient que d’arrêter la marche de la voiture.
Je pense donc qu’il y a lieu d’attendre que des expériences soient faites sur cette nouvelle invention, que les perfectionnements qu’elle comporte y aient été apportés. Dès lors il sera inutile de recourir à la législature pour obtenir des emprunts, et l’industrie privée se chargera de tout.
MM. les commissaires du Roi dans leur mémoire avouent implicitement qu’il convient d’attendre que des expériences aient été faites sur les voitures à vapeur. Ils s’expriment ainsi :
« Il est indubitable que le génie et la persévérance découvriront encore à l’égard des voitures à vapeur de nouveaux perfectionnements qui satisferont enfin, nous aimons à le croire, l’attente du public. »
Ainsi de leur aveu les voitures à vapeur pourront bientôt remplir le but proposé.
M. Simons, commissaire du Roi. - Les voitures à vapeur ne sont plus maintenant en activité sur les routes d’Angleterre.
M. Doignon. - C’est ce que nous nions. Il n’est pas exact de dire que ces voitures ne sont plus visibles que dans les ateliers de l’Angleterre.
M. Desmet. - L’enquête le prouvera.
M. Doignon. - A l’égard du mode d’exécution des travaux, je partage l’opinion de M. Cordier, ingénieur distingué de France ; je dis avec lui qu’un gouvernement est incapable d’exécuter une semblable entreprise. Un gouvernement ne peut être ni fabricant, ni constructeur, tout cela est du domaine de l’industrie privée. Si des particuliers s’enrichissent par ce moyen, tant mieux pour le pays ; ce serait un malheur au contraire si le gouvernement s’enrichissait aux dépens et au détriment du peuple.
Il résulte du système ministériel que le gouvernement aurait le monopole des intérêts matériels de tout le royaume. Nous ne devons souffrir qu’en aucun cas le gouvernement monopolise, soit qu’il s’agisse des intérêts matériels soit qu’il s’agisse des intérêts moraux. Je voterai donc contre le projet tel qu’il est présenté. Je ferai de plus la proposition formelle qu’il soit fait une enquête dans tout le royaume, sur la convenance et l’utilité d’établir des chemins de fer dans tout le pays.
M. Davignon. - J’ai demandé la parole pour rectifier un fait qui a été dénaturé, bien involontairement sans doute, par l’honorable préopinant, dont je n’ai pas eu le bonheur de me faire comprendre ; cependant je crois m’être exprimé avec une entière franchise. Heureusement j’ai mon opinion imprimer sous les yeux. J’aurai l’honneur de vous donner lecture du passage auquel on a fait allusion :
« Cet événement doit exercer une grande influence sur la question de la libre navigation de l’Escaut qui se traite à Londres. Nous associons à notre cause l’Angleterre, la Prusse, toute l’Allemagne, qui auront alors un intérêt direct et puissants au maintien de cette libre communication ; le passage par les eaux intérieures perdra de son importance pour la Hollande même, qui sera réduite à n’y voir qu’un objet d’intérêt secondaire. »
Voilà, messieurs, de que j’ai eu l’honneur de dire ; vous voyez que mes paroles n’ont pas le but qu’on a voulu leur prêter.
M. Smits, rapporteur. - Messieurs, au point où la discussion se trouve, j’ai cru devoir, comme rapporteur de la section centrale, prendre la parole pour défendre le projet que j’ai eu l’honneur de vous présenter en son nom.
Cette section et toutes les autres avec elle se sont posé les questions suivantes lorsqu’elles ont eu à délibérer sur le projet primitif :
1° Une nouvelle communication avec l’Allemagne est-elle utile, nécessaire ?
2° Quelle est l’espèce de communication qu’il convient d’adopter ?
3° Quel est le meilleur tracé à suivre ?
4° Quels doivent être les embranchements complémentaires principaux ?
5° Enfin quel est le meilleur mode d’exécution ?
C’est cet ordre extrêmement logique que je vais suivre pour répondre à quelques orateurs qui m’ont précédé.
Pour la question d’utilité de la nécessité de la route, j’aurai bien garde, messieurs, de m’appuyer de l’opinion unanime de la commission supérieure d’industrie, de toutes les chambres de commerce et des fabriques du royaume, et des principales autorités provinciales et communales. Il est possible, ainsi qu’on l’a généralement insinué, qu’elles ont pu céder à des intérêts de localité, à des préoccupations d’intérêt particulier ; mais je m’appuierai, messieurs, de l’opinion unanime de vos sections et de votre section centrale. Cette opinion, du moins, n’a été le résultat que d’une conviction profonde, née de toutes les considérations d’intérêt général qui dominent au projet.
S’il est vrai, comme vous l’a dit l’honorable M. Vilain XIIII, que la Belgique a dû anciennement sa prospérité industrielle et commerciale à son heureuse position au centre de l’Europe occidentale, on doit reconnaître aussi que ces temps heureux, où tous les peuples qui nous entourent étaient nos tributaires, n’existent plus.
Depuis Charles-Quint, une foule de révolutions ont balayé la surface de l’Europe ; Amsterdam s’est élevée sur les ruines d’Anvers ; Londres et Liverpool sur les ruines d’Amsterdam ; le Nord et l’Amérique sont venus en concurrence, et tous les peuples aujourd’hui sont entrés dans la grande arène industrielle. Les espaces se franchissent avec rapidité ; tous les éléments sont soumis à l’empire des hommes et les Etats qui ne fonderaient actuellement l’espérance de leur prospérité mercantile et industrielle que sur leur position géographique, seraient sûrs d’être rayés bientôt de la liste des nations marchandes. Aujourd’hui c’est l’économie, la facilité des communications, le bas prix des matières premières, la perfection et l’économie du travail qui peuvent faire assurer la préférence.
La Belgique, messieurs, peut se procurer tous ces avantages ; mais il faut que la législature seconde le gouvernement pour la doter de mesures larges, libérales mais modérées, et il faut qu’elle prévienne le retour à ces idées de l’ancienne école commerciale et industrielle qui n’avait d’autre guide que ses habitudes, d’autre boussole que son propre travail.
Rappelez-vous la triste situation du pays, alors que la navigation de notre principal fleuve était comprimée par le blocus de la Hollande en représailles du blocus de ses côtes par les forces navales de la France et de l’Angleterre ; et rappelez-vous aussi que le blocus était à peine levé qu’une foule de navires de presque toutes les nations vinrent inopinément saluer nos ports et nous apporter le tribut de leurs richesses malgré le souvenir des désastres causés par l’incendie de l’entrepôt, désastres qui ont laissé partout une si profonde et douloureuse impression, mais que la justice de la législature et la probité du commerce parviendront bientôt à effacer.
L’activité produite par cette renaissance de la navigation avait ranimé les espérances ; quelques-uns de nos armateurs semblaient avoir renoncé au projet de quitter le sol de la patrie ; mais, messieurs, il faut bien le dire, le commerce vivace, le commerce véritable, celui de l’exportation, celui qui est seul capable de donner l’essor à toutes les autres branches de la prospérité publique, ne put reprendre son activité ; il avait fuit nos rives ; et telle est aujourd’hui la position du commerce, qu’il est quelquefois réduit, malgré l’abondance des capitaux, à la pénible extrémité de devoir faire des vœux pour le ralentissement des arrivages, dans la crainte que leur trop grand nombre ne vienne à déprécier le marché par la baisse des prix des marchandises, suite ordinaire des grands encombrements sans issue.
La dépréciation d’un marché tient quelquefois à des causes éventuelles et temporaires, et alors, messieurs, le commerce étranger n’y attache aucune importance ; mais lorsque la permanence de cette dépréciation est possible par le défaut d’exportations des marchandises importées, défalcation faite de celles nécessaires à la consommation intérieure du pays, alors elle porte un coup fatal, mortel à l’industrie nationale, parce qu’alors aussi la navigation s’arrête, et qu’elle ne concourt plus à l’enlèvement de nos produits industriels, minéraux et agricoles, dont chaque navire emporte toujours une partie.
Cette dernière vérité ne saurait être contestée, et c’est dans ce sens que le commerce maritime, national ou étranger, peut être considéré non seulement comme le véhicule le plus puissant, mais comme la base de prospérité de toutes les autres branches de la richesse publique.
Pour donc encourager et attirer la navigation, pour qu’elle vienne dans vos ports, fournir à vos industriels les plus grands aportements des matières premières, aux prix les plus modérés, bienfait qui permet à ces industriels de lutter avec avantage sur les marchés étrangers, il faut, messieurs, que le pays puisse toujours fournir aux marchandises un moyen d’écoulement, prompt, facile et économique.
Ce moyen, messieurs, la Belgique se trouvera dans le transit libre, dans le système dont l’honorable M. Donny vous a parlé, et que l’honorable député de Thielt est venu combattre par une de ces théories improvisées que la pratique repousse, et qui ne trouva, je pense, aucun accès chez les hommes d’expérience commerciale.
Pour juger de ce système, il convient de porter ses regards sur les villes anséatiques, sur Bremen et Hambourg surtout, qui se trouvent dans une position presque identique que la nôtre.
Leur commerce faible et languissant d’abord après la chute de l’empire, prit bientôt un accroissement considérable, et telle est aujourd’hui sa prospérité, que ces villes peuvent se placer au rang des premières nations commerciales.
Cependant elles ne possèdent qu’une faible marine marchande ; elles n’ont point de marine militaire pour protéger leur pavillon ; leurs ports, havres et bassins ne présentent ni la même facilité, ni la même profondeur que les nôtres ; leur position géographique n’est pas à beaucoup près aussi favorable, et néanmoins leur commerce est beaucoup plus étendu, et il tend tous les jours à s’accroître encore.
Qu’ont donc fait ces villes pour atteindre la hauteur où elles se sont placées ? Messieurs, elles ont fait du transit non pas un corollaire, mais la base de leur système commercial ; elles lui ont accordé la plus grande liberté possible ; elles l’ont dégagé de toutes entraves et de formalités gênantes ; elles ont été les premières à comprendre qu’en refusant le transit à travers leur territoire, ce transit aurait pris la voie de la Hollande, et qu’alors tout aurait été perte pour eux ; enfin elles ont appris actuellement par l’expérience que les richesses qu’acquiert un pays par le roulage, la navigation intérieure et la consommation que le transit occasionne, dépasse de bien loin les faibles revenus qu’on en retire alors qu’il est grevé de formalités et d’impôts.
C’est encore par le libre transit que ces villes sont parvenues pendant notre réunion à la Hollande à nous enlever beaucoup d’articles de notre commerce ; c’est par lui qu’elles se sont constituées l’intermédiaire pour l’exportation d’une foule d’objets de l’industrie étrangère qui facilite également l’exportation de leurs produits propres.
Mais, messieurs, ce transit qui est le commerce véritable, parce qu’il facilite en même temps l’écoulement des produits nationaux, est devenu pour le monde commercial une nécessité non moins grande que l’indépendance politique pour le monde moral, ne saurait s’établir chez nous en présence de la concurrence qui existe, sans une excessive promptitude et une grande somme d’économies ; car vous ne perdrez point de vue, que si déjà la lutte est devenue pour nous impossible dans l’état actuel des choses, elle le serait bien moins encore si les villes anséantiques, la Hollande et la France perfectionnaient leurs moyens de communication comme elles en ont le projet.
Si donc, comme nous le croyons, le transit libre doit être la pierre angulaire de cet édifice commercial, industriel et maritime, vous comprenez, messieurs, qu’il serait illusoire dans l’état actuel de nos communications, et qu’il faut, de toute nécessité pour pouvoir l’établir avec efficacité une communication nouvelle vers l’Allemagne et la France d’après le système le plus perfectionné, afin de nous constituer l’intermédiaire de l’un ou l’autre de ces Etats, non seulement pour l’envoi des matières premières dont elles peuvent avoir besoin, mais encore pour opérer l’exportation de leurs produits.
Pour mieux faire comprendre cette haute nécessité commerciale, industrielle et agricole, il est nécessaire de reporter votre attention à notre situation de 1829.
A cette époque, messieurs, le port d’Anvers seul avait une importation de 150 à 160 mille tonneaux ou 150 millions livres métriques représentant une valeur d’environ 14 millions. De ces 160 millions, 50 à 60 millions et non pas 50 millions, comme on l’a dit, s’expédiaient en transit, en transit véritable sur l’Allemagne, et je défie l’honorable M. de Puydt de prouver le contraire, tandis qu’une autre partie se réexportait ou allait trouver un débouché en Hollande même. Toute proportion gardée, l’Allemagne était la source-mère de la prospérité mercantile du pays.
Eh bien ! messieurs, à cette époque les différents Etats qui composent ce pays, étaient divisés de système, la partie de la population que la Belgique et la Hollande alimentaient était restreinte ; nous ne jouissions pas de l’avantage du transit libre ; Brême et Hambourg étaient devenus des concurrents redoutables, et cependant c’était principalement à notre commerce avec les provinces rhénanes et les pays riverains du Rhin que nous devions attribuer le mouvement ascendant de la navigation et conséquemment de nos exportations industriels et agricoles.
Que ne serait-ce donc pas aujourd’hui, messieurs, si nous pouvions arriver sur les marchés du Rhin avec plus d’économie et plus de vitesse que nos rivaux ? Car veuillez ne pas perdre de vue que depuis notre régénération politique, l’Allemagne a donné un grand exemple à l’Europe ; qu’elle seule a osé réaliser la grande théorie des économistes sur la liberté illimité du commerce, qu’elle n’a point examiné sur l’un Etat était plus perfectionné dans la vie des économies et des perfectionnements industriels, mais qu’elle a eu en vue en démolissant les barrières dans le cercle entier de la confédération, de lier ses différents peuples par l’intérêt commun du bien-être matériel des liens politiques.
Ne pensez toutefois pas, messieurs, que je veuille conseiller un pareil système ; dans des questions aussi graves, il ne faut rien donner au hasard ; il faut au contraire attendre les leçons de l’expérience, et il est d’ailleurs des considérations d’un autre ordre que les gouvernements ne sauraient pas perdre de vue. Ce que j’ai voulu vous démontrer, messieurs, c’est que la confédération commerciale de l’Allemagne a actuellement aggloméré dans un système commercial identique une population de 26,000,000 d’âmes et que c’est cette population sextuple à la nôtre, qui nous convie d’ouvrir de nouvelles relations avec elle, et qui nous crie tous les jours ; Belges éveillez-vous ! profitez de votre heureuse position ; établissez une voie aussi économique et plus rapide que celle de vos voisins, et bientôt nos entrepôts deviendront, plus même que par le passé le récipient de notre commerce et de notre industrie, et les vôtres deviendront les bazars où tous les peuples maritimes viendront opérer leurs échanges.
Cet appel, c’est l’appel de la science commerciale et de la sympathie de deux peuples qui, depuis des siècles, ont été unis par une communauté d’intérêts. En effet, si des entrepôts libres sont établis dans nos ports maritimes, sur une échelle plus large que celle établie par la loi du 31 mars 1828 ; si on dégage ces entrepôts des formalités gênantes auxquelles les astreint encore la loi surannée du 26 août 1822 ; si enfin ces entrepôts sont transformés en territoire neutre, n’est-il pas évident que c’est dans ces marchés, ou pour mieux dire encore, dans ces formes permanentes, qui deviendront bien autrement importantes que celles de Leipzig et de Francfort, que l’Américain viendra prendre les produits du Nord, au lieu de courir dans la Baltique, assuré, comme il le sera d’ailleurs, de trouver un débouché pour ses importations, et que le Russe, le Suédois, le Norwégien, le Hollandais même, viendra prendre les produits de l’Américain, au lieu de parcourir l’Océan Atlantique.
Ces étrangers, en prenant des produits étrangers, prendront aussi les nôtres : ainsi un Péruvien, un Mexicain, un Brésilien qui aura visité nos ports, qui aura vendu sa cargaison et qui aura été reçu dans les salons belges, qui y aura admiré nos meubles élégants, nos beaux tapis de Tournay voudra imiter cette mode magnifique ; un Espagnol, un Portugais qui maintenant hésite d’ordonner la plus petite quantité de nos belles toiles de Courtray, parce que les occasions d’expédition sont si rares, n’ira plus les commander en Angleterre, si deux mois après, il peut les recevoir à aussi bon compte que de Londres ; nos cotons de Gand, nos armes de Liège, nos beaux draps de Verviers, nos minéraux de Namur, nos marbres de Luxembourg pouvant s’expédier fréquemment et par petites comme par grandes quantités iront rivaliser dans les Antilles et ailleurs avec les produits de Manchester, de Londres et autres districts de l’Angleterre ; enfin tous les peuples deviendront, dans des proportions plus ou moins grandes, les tributaires de notre pays, parce que nous aurons toujours des assortiments divers à leur offrir, chose qui nous manque aujourd’hui et qui empêche l’écoulement de nos propres produits industriels.
Je suis bien aise, messieurs, que l’honorable député de Thielt m’ait amené sur la question commerciale ; il est une, non pas de ces spécialités mais de ces généralités, comme l’a dit dans une autre occasion l’honorable M. Meeus, avec lesquelles on aime à combattre. D’ailleurs, messieurs, la question qu’il a traitée se lie intimement au projet qui nous occupe et dont, en effet, il serait difficile de comprendre toute l’importance, sans l’examen de la question commerciale, industrielle, agricole et politique qui le domine de toutes parts.
L’honorable membre auquel je fais allusion a dit aussi que le libre transit que nous voudrions établir pourrait être annulé par la concurrence de la Hollande et des villes anséatiques, si ces nations (comme elles en ont en effet le projet) établissaient également un chemin de fer pour communiquer au Rhin ; mais cette crainte, messieurs, vous paraîtra sans doute chimérique, puisque ces nations sont moins avantageusement placées que nous pour de genre de communications avec l’Allemagne, et que si elles établissaient également des chemins en fer, il leur faudrait bien en couvrir les frais, sans posséder peut-être les mêmes moyens d’économie que nous pourrions trouver.
Messieurs, pour vous prouver que ce transit ne serait pas illusoire et que nous en serions les maîtres, presque exclusifs, permettez-moi de vous lire une lettre d’un des négociants les plus instruits de l’Allemagne ; elle corroborera encore ce qui vous a été affirmé par notre honorable collègue M. Davignon.
Libre transit, chemin de fer et entrepôts libres, voilà donc, messieurs, la base du système que le gouvernement doit suivre.
Autour de cette base se groupent encore des corollaires non moins essentiels, non moins indispensables, telle qu’une protection efficace à notre industrie pour le marché intérieur, une prompte révision de notre tarif de douanes, révision qui doit dépendre quelque peu des résultats statistiques qui ne tarderont pas à être publiés, mais en l’absence desquels on courrait risque de commettre de graves erreurs, et enfin la recherche de nouveaux débouchés lointains, propres à l’exportation de nos produits industriels outre-mer, et à maintenir l’activité de notre marine nationale.
Ces deux branches, on doit le reconnaître, ont beaucoup souffert par notre séparation de Java, que l’honorable député de Thielt semble vouloir remplacer par une autre colonie. Mais, messieurs, cette colonie n’est pas la seule qui soit au monde, et l’amertume qu’on met quelquefois à en regretter la perte que je déplore aussi, ne devrait-elle pas être adoucie par cette réflexion, que cette colonie aurait pu nous échapper par l’insurrection, même pendant notre réunion à la Hollande, de la manière que l’Espagne a perdu ses immenses possessions qui font face à la mer Pacifique ; comme l’Amérique est échappée à l’Angleterre, Saint-Domingue à la France, et comme toutes les colonies échapperont tôt ou tard à leurs métropoles par la force naturelle des choses, et cette volonté invincible qui pousse tous les colons vers leur émancipation politique ?
Eh bien ! je le demande, que serait-il résulté de cette perte, si elle fût survenue pendant notre réunion à la Hollande ? la même chose que ce qui arrive aujourd’hui, c’est-à-dire une stagnation dans quelques branches d’industrie et de navigation, mais en même temps urgence de trouver d’autres débouchés.
Les colonies, messieurs, ne sont généralement bonnes aujourd’hui que pour donner une plus grande prépondérance à l’Angleterre, par la facilité qu’elles lui donnent de toujours compromettre l’existence commerciale de ses rivaux.
La faible somme que vous venez d’accorder au gouvernement, par le budget de l’intérieur, lui permettra cependant d’activer le commerce et l’industrie, en attendant l’exécution du plan que je viens d’indiquer. L’Amérique du sud, qui fut si longtemps le tributaire de notre industrie, en a encore conservé le souvenir : Maille, Hugapore, dans l’Inde, la Havane, le Brésil, dans l’Amérique, l’Egypte, toutes les Echelles du Levant, la mer Noire, offrent encore des ressources ; un commerce direct avec la Pologne surtout est susceptible de produire de grands résultats.
Le gouvernement encouragera, j’ose l’espérer, des essais vers des pays lointains, vers ceux, du moins, qui n’ont pas été explorées convenablement, parce que cela absorbait presque toutes les combinaisons commerciales ; et c’est ainsi que la Belgique reprendra le rang industriel et commercial que lui assignent sa position et ses richesses.
Voilà, je le répète, le véritable système commercial et industriel qu’il convient à la Belgique d’adopter ; système essentiellement classique et rationnel, qui, j’ose l’affirmer, sera approuvé par tous les négociants instruits du pays, et dont la base principale est le transit libre et la route en fer, route que je considère comme le bienfait le plus éminent dont le pays puisse être doté.
Car en vain, messieurs, trouveriez-vous des débouchés pour l’industrie nationale si les retours ne pouvaient s’écouler au-dehors et profiter des chances favorables des marchés étrangers et spécialement d’un marché de 26 millions d’hommes ; en vain attirerez-vous une navigation dans vos ports si vous ne pouviez lui procurer des frets de sortie ; en vain finalement construirait-on une marine militaire et imposeriez-vous à l’Etat les plus grands sacrifices en faveur du commerce, de l’industrie et de l’agriculture si, à défaut de débouchés, l’exploitation de ces branches de la prospérité générale devait se borner aux besoins de notre propre consommation.
On l’a déjà dit, messieurs : tout Etat qui se trouve dans cette malheureuse position n’a point d’existence commerciale, industrielle et maritime, et alors que cet Etat renferme dans son sein tous les éléments de prospérité, qu’il ne tiendrait qu’à lui de faire fructifier, il ressemble à ce sybarite du poète qui périssait de misère au sein même des richesses et de l’opulence.
Telle cependant, messieurs, deviendrait notre position si l’on adoptait le système commercial de l’honorable député de Thielt. Il a cherché surtout à faire comprendre que le transit n’est point du commerce, et que si l’on attirait la navigation étrangère, elle profiterait à nos dépens des ressources du pays ; que les produits qu’elle pourrait nous importer nuiraient à notre industrie ; à notre agriculture, que tout enfin serait perte pour nous.
Mais, messieurs, si les produits étrangers que l’étranger importera se livrent à la consommation intérieure, ils supporteront les droits de douane et d’accise que vous aurez établis d’accord avec le gouvernement pour la protection de l’industrie et du commerce national ; si au contraire ces produits se versent dans nos entrepôts, ou qu’ils transitent à travers le pays, il est évident que le pays profitera soit du magasinage, de la commission et de la main-d’œuvre que la garde des denrées occasionne, ou qu’il profitera du transport à travers du territoire qu’il aura prêté. Croyez-moi, ce prêt porte toujours un gros intérêt.
Quand la ville de Bruxelles donna naguère ces fêtes brillantes qu’on renouvelait sous toutes les formes, sous tous les prétextes, que pensez-vous qu’elle faisait ? Elle faisait du libre transit ; elle donna à son octroi une augmentation de produits considérable, et elle procura un débit important aux articles de son industrie, de sa mode et de son luxe. Le transit en grand ne peut manquer d’avoir le même résultat.
Ces considérations et celles surtout que la section centrale a eu l’honneur de vous présenter par mon organe doivent lever tous les doutes. S’il pouvait en exister encore sur l’utilité, la nécessité, l’urgence de la route projetée ; car vous voudrez bien, messieurs, ne pas perdre de vue que les lenteurs de nos communications actuelles et les frais qui les surchargent rendent toute concurrence impossible avec la navigation du Rhin.
Je vais, messieurs, vous en fournir la preuve par la comparaison des frais de transport en transit vers le haut Rhin et vers Cologne pour la consommation.
D’Anvers en transit vers le haut Rhin, les 100 kilog. de café supportent les droits suivants :
Voiture, prix moyen, fr. 6 ;
Droit de transit à raison de 7 1/2 silber gros, fr. 1-80 ;
Transport du port franc de Cologne au navire, fr. 0-04 ;
Droit de grue, fr. 0-02 ;
Total : fr. 7-86.
Le même transport de Rotterdam et d’Amsterdam ne coûte que :
Fret, fr. 1-40 ;
Octroi hollandais, fr. 0-56 ;
Idem prussien, fr. 1-72 ;
Droit de grue, fr. 0,00 ;
Frais de transbordement, fr. 0-04 ;
Total : fr. 3-72
Différence par 100 kilog. : fr. 4-14.
Soit 41 fr. 40 c. par tonneau de mer. Cette différence est à peu près la même pour la consommation de Cologne ; mais elle est plus forte encore pour les sucres et pour les cuirs : les premiers étant assujettis chez nous à des frais de plombage que ne supportent pas les Hollandais et les seconds devant payer un droit de transit de 1 fr. et 13 p. c. additionnels.
Si, au contraire, la route s’établit et que la législature adopte le tarif formulé par les ingénieurs auteurs du projet, nous pourrions transporter les 100 kilog. de café jusqu’à Cologne au taux de 10 60 c. pour fret, voitures, etc.
Terme moyen, fr. 0-50 ;
Pour le péage au taux de 4 c. par tonneau, par kilomètre jusqu’à la frontière : fr. 0-60 ;
(ici on suppose le transit non affranchi.)
Idem en Prusse, fr. 0-60 ;
Transit prussien dans la supposition qu’il doive être payé, fr. 0-80
Total pour 100 kilog. : fr. 3-50
Les frais de la Hollande sont de fr. 3-72
Différence 0 12 c., ou 1 fr. 20 c. par tonneau de mer.
Messieurs, je vous demande pardon d’être entré dans ces détails ; mais j’ai dû le faire pour rectifier une erreur échappée à l’honorable M. Dumortier lorsqu’il vous a dit que nous payons à la Prusse un droit de transit de 3 fr. La Prusse ne méconnaît point ses intérêts, et déjà même antérieurement à l’envoi de notre ambassadeur à Berlin, elle avait réduit son droit de 15 silber gros à 7 1/2, droit équivalant à 8 centimes près celui que paie la Hollande sur le Rhin. C’est encore là une nouvelle preuve de l’appui que nous prête cette puissance pour pouvoir renouer nos communications commerciales.
Les calculs que je viens de faire repoussent également à ceux qui vous ont été présentés par M. de Puydt, dans lesquels l’honorable membre aurait dû faire entrer les droits de mer jusqu’à Rotterdam que paie également la Hollande.
A cette occasion, messieurs, je ne puis m’empêcher de vous faire remarquer que les doutes que la motion d’ordre qui vous a été présentée dans une de nos séances précédentes sur les intentions de la Prusse, de nous accorder une entière réciprocité d’avantages pour le transit, doivent céder devant l’assurance formelle donnée par le ministre de Prusse au comité de Cologne, assurance qui se trouve formulée ainsi dans le prospectus que le comité vient de faire paraître :
« Notre proposition pour l’établissement de la route en fer vers la Belgique a été accueillie par le Roi, et nos efforts chaudement appuyés ont obtenu, par la déclaration du ministre, l’assurance que si la route exigeait nécessairement le libre transport des marchandises, on lui accorderait les mêmes avantages que le gouvernement belge accorderait de son côté. »
Vous le voyez, messieurs, la Prusse va au-devant de nos désirs ; de tout son pouvoir elle cherche à seconder l’intéressante entreprise qui nous occupe et dont la nationalité est non moins grande en Allemagne qu’en Belgique.
Supposons cependant que la Prusse ne prolonge pas la route sur son territoire, supposition que la raison et le caractère des hommes honorables qui composent le comité de Cologne repoussent également, la nôtre en aurait-elle moins d’importance ? Ne rapprocherait-elle pas nos ports de mer du grand marché de l’Allemagne, et ne nous donnerait-elle pas la possibilité de lutter sur ce marché avec la Hollande ? activerait-elle moins la circulation intérieure ? et n’aurait-elle pas toujours pour résultat de faire parvenir les matières premières et les produits fabriqués chez les consommateurs, au taux le plus raisonnable ?
Evidemment non ; et elle aurait toujours, en outre, le grand résultat de renforcer notre nationalité et de cimenter plus fortement notre union, par le rapprochement plus fréquent des populations de nos différentes provinces.
Mais, dit-on, qui nous assure que la route ne coûtera pas plus que les évaluations portées au devis ?
N’apportera-t-elle pas une grande perturbation dans nos relations existantes ?
Ne ruinera-t-elle point le roulage, le batelage.
Son action se fera-t-elle également sentir partout ?
Ces points, je vais les examiner.
Quant aux évaluations des marchandises, du mouvement commercial et des voyageurs, elles sont le résultat des relevés des ponts à bascules et des registres tenus dans les différentes localités ; et vous savez, messieurs, que ces relevés sont plutôt au-dessous qu’au dessus des réalisés ; ces relevés d’ailleurs ont été examinés par les différentes chambres de commerce, et vous vous rappelez que ce n’est pas sous le rapport de l’exagération en plus, mais de l’exagération en moins qu’elles ont été critiquées.
D’ailleurs on doit comprendre que là où les routes en fer s’établissent, là aussi le mouvement augmente dans une proportion presque effrayante. Je citerai quelques exemples. Lorsque la route de Manchester à Liverpool a été mise en exploitation, elle n’a eu d’abord que quelques voyageurs ; insensiblement le nombre s’est augmenté de 5 à 1,000 qu’il était d’abord, il est aujourd’hui à 2,000 par jour. Au moment où je parle, le nombre se trouve probablement déjà excédé et il n’y a que quatre mois que j’ai quitté les lieux.
La même progression s’est montrée dans la navigation du Rhin par bateau à vapeur :
Nombre des voyageurs comme vous l’avez vu était en 1831 de 33,352
En 1832 il s’est élevé à 66,420
Et l’année dernière le nombre a excédé 100,000.
Lorsqu’on a construit la route de Barlington à Hokton, presque exclusivement destiné aux transports du charbonnage, les concessionnaires avaient calculé sur un mouvement ordinaire de 50 à 75 mille tonneaux ; le maximum extrême était porté à 100,000 ; une enquête du parlement avait considéré que cette quantité ne pouvait être que difficilement excédée ; eh bien ce mouvement maximum de 100,000 tonneaux est aujourd’hui de 500,000 tonneaux.
Il en est de même partout ; l’expérience de nos propres messageries le démontre, et voilà ce qui explique l’ardent désir de quelques personnes d’exploiter la route belge à leur profit.
En vain messieurs, voudrait-on objecter qu’il n’y a que les routes anglaises qui puissent offrir ce résultat, car aucun pays au monde, pas même le Lancashire, ne présente une ligne productive aussi formidable que celle formée par les villes d’Ostende, Bruges, Gand, Termonde, Anvers, Malines, Bruxelles, Louvain, Tirlemont, St-Trond, Waremme, Liége, Verviers, établie depuis nos côtes jusqu’aux frontières d’Allemagne. La route de Manchester à Liverpool ne traverse que des marais épouvantables, des rochers et souvent des terres peu fertiles. Aucune ville intermédiaire ne s’offre à la vue dans un transit d’environ 32 milles, et cependant elle a donné dans le dernier trimestre un bénéfice net de 33,000 livres sterling. Le compte que je tiens en main en offre la preuve.
Rien ne justifie donc, messieurs, les crainte qu’on pourrait avoir à l’égard de l’évaluation du mouvement commercial que mes recherches antérieures m’ont démontré être en dessous de la réalité. Et ici il importe de faire remarquer encore que dans ces évaluations on n’a rien porté pour le mouvement transitoire qui, de 50 à 60 millions de liv. qu’il était en 1830 s’élèverait bientôt à au-delà de 100 000,000 par les retours que l’Allemagne pourra nous faire. Cette conviction est partagée par tous les hommes pratiques et par tous ceux qui se livrent à l’étude des affaires commerciales et industrielles.
Quant au devis estimatif des travaux, je dois abandonner à MM. les ingénieurs commissaires du Roi le soin de le justifier ; cependant je dois faire remarquer à l’assemblée que ces calculs n’ont pas été attaqués en détail, et qu’il est, en effet, difficile de le faire, puisqu’aujourd’hui les différents travaux de ce genre exécutés en Angleterre et en Amérique permettent d’établir les dépenses d’un chemin de fer, sur un terrain uni et peu accidenté comme le nôtre, avec autant de facilité que pour les routes ordinaires.
La route n’apportera-elle pas une grande perturbation dans les relations actuelles, dans les industries existantes ? Non, messieurs, elle vivifiera ces relations en les augmentant, et loin de diminuer le roulage ou la navigation, elle l’augmentera. On pourrait là-dessus faire un volume, mais il vaut mieux de citer des exemples.
Lorsqu’en Angleterre, on a voulu établir le premier bateau à vapeur de Greenwich à Londres, les bateliers, les rouliers et les voituriers jetèrent les hauts cris ; une requête couverte de plusieurs milliers de signatures fut présentés au parlement. Celui-ci passa outre. Qu’est-il arrivé ? Le batelage et le roulage ont augmenté dans la proportion des bateaux à vapeur qu’on a établis, par la raison toute simple que le mouvement des voyageurs et des marchandises se fait immédiatement sentir à tous les rayons aboutissant à une communication fréquentée.
Quand sur l’Escaut et le Rhin, on a voulu établir les bateaux à vapeur, les mêmes craintes ont été manifestées, et bientôt on a acquis, par l’expérience, la certitude que le nombre des bateaux à voile, loin de diminuer, devait augmenter.
Le canal creusé en Angleterre par le duc de Brigdewater jouissait d’une grande prospérité, et l’on craignait pour sa ruine, lorsqu’on a construit la route de Liverpool. Une influence puissante chercha à arrêter cette dernière ; le parlement passa encore outre ; encore une fois les faits sont venus confirmer sa prévision : le mouvement du canal, au lieu de décroître, a augmenté et des routes nouvelles et latérales vont encore se construire.
Par quelles causes, messieurs, ces effets sont-ils produits ? Par cette cause bien simple que le rapprochement des distances par la vitesse, joint à une grande facilité, augmente tellement les mouvements commerciaux que bientôt les nouvelles communications deviennent elles-mêmes insuffisantes aux besoins.
Il en est de même dans les arts industriels : ici l’invention d’un système nouveau augmente toujours le travail de la main-d’œuvre loin de le diminuer ; l’invention de l’imprimerie et des mécaniques prouve cette vérité incontestable, qu’on pourrait au besoin appuyer par des chiffres.
Un honorable orateur a commis, messieurs, une grande erreur lorsqu’il a dit que les bienfaits d’une route en fer ne se faisaient sentir qu’aux extrémités du rayon. Car il est incontestable, messieurs, que là où ces communications s’établissent, là aussi l’agriculture et le commerce prennent du développement : l’immense mare de Chatmos en offre un exempte remarquable, partout dans cette plaine aride située au centre de la route de Manchester, les terres commencent à être mises en culture et des embranchements de routes et des habitations particulières se construisent de toutes parts.
Rien, messieurs, ne saurait donc arrêter la sanction de la législature sous le rapport de l’utilité et de la nécessité de la route, et rien ne saurait l’arrêter surtout si on réfléchit aux grands avantages qui doivent résulter de sa construction.
En effet, messieurs, si vous donnez à la Prusse une nouvelle communication avec la mer en liant Cologne à l’Escaut et à Ostende ; si vous la soustrayez au monopole presqu’exclusif de la Hollande, et si de cette manière vous lui donnez un choix et une concurrence pour son commerce maritime et l’approvisionnement de ses matières premières, il est certain que cette puissance à la sagacité de laquelle tout le monde se plaît à rendre hommage, aura un notable intérêt à appuyer notre Etat naissant, dans toutes les questions d’existence politique ; car pour ce qui concerne la liberté des fleuves et rivières, dont l’exercice doit être réglé par une convention particulière, cette liberté, quoi qu’en ait dit l’honorable député d’Ostende, est à l’abri de toute atteinte ; elle ne dépend pont d’un traité de nation à nation ; sanctionnée par le droit public maritime de l’Europe, liée à l’intérêt général de toutes les peuples, elle ne saurait être détruite par le caprice d’une puissance rivale.
Il n’est donc pas vrai, comme l’a dit imprudemment la chambre de commerce d’Ostende, dans une brochure qu’elle vient de faire publier que l’Escaut est grevé d’une servitude territoriale ; mais il est vrai au contraire que si la Hollande pouvait jamais s’écarter des traités à intervenir entre nous et elle, la mer qui baigne Ostende ne serait pas plus respectée que l’Escaut.
Heureusement que les puissances connaissent l’importance de l’Escaut pour la prospérité de la Belgique ; elles savent qu’Ostende, par sa situation, n’a jamais pu remplacer ce port magnifique ; elles savent qu’en 1648, lors de la conclusion du désastreux traité de Munster, le commerce belge n’a pas émigré à Ostende mais à Amsterdam ; elles savent que lorsqu’en 1700, Ostende fut déclaré port libre, la Belgique resta néanmoins dans une nullité commerciale complète ; elles savent enfin que l’Escaut est l’artère vivifiante de ce pays, et qu’elles doivent conséquemment nous soutenir dans les justes prétentions à la liberté de ce fleuve, si elles veulent que la Belgique vive et prospère.
Ces paroles, qu’on veuille bien le croire, ne sont point dictées par l’amertume ni un esprit étroit de localité auquel j’espère ne jamais céder, mais par des considérations politiques que vous appuierez tous. J’ai voulu prévenir seulement qu’on ne diminuât l’importance de l’Escaut afin que les puissances lui conservent également l’importance que ce fleuve imposant mérité. Qu’Ostende, Bruges, Bruxelles et Anvers deviennent des émules ; mais que jamais cette émulation ne dégénère en une étroite et mesquine rivalité. Notre intérêt commun est que l’essor du commerce national ne cesse d’être protégé ou encouragé ; plus il acquerra d’importance, plus tous les ports du royaume en ressentiront l’heureuse influence, chacun suivant la mesure des avantages qu’il tient de la nature et de l’art, des capitaux dont il est doté, de l’intelligence qui préside à leur emploi.
Au reste, messieurs, je ne puis nourrir les sinistres prévisions de l’honorable député d’Ostende. Une fois que nous serons en paix avec la Hollande, cette nation saura respecter les traités. Faisons des vœux pour que cette paix se fasse, afin que des relations de commerce et de bon voisinage commandées par nos intérêts respectifs s’établissent entre elle et nous.
Revenant, messieurs, à la question politique qui domine le projet, on peut ajouter encore qu’indépendamment de l’intérêt que nous avons de nous attacher à la Prusse en lui offrant un double littoral pour son commerce, indépendant de la Hollande et des villes anséatiques, il y en a un bien grand encore en nous attachant l’industrie et le commerce français par une voie courte et directe vers l’océan pour l’écoulement de ses produits. La France a aperçu le système des entrepôts libres ; elle ne peut s’empêcher de se lier à notre système, et vous comprendrez, messieurs, qu’en lui offrant une voie économique et sûre, c’est le plus puissant moyen de vaincre ses résistances et de parvenir à des modifications équitables à son tarif, commandées autant par son intérêt que par le nôtre.
Considéré sous ce point de vue, le chemin de fer est encore le pivot de notre existence commerciale et industrielle, et l’on peut ajouter qu’il sera aussi le terme de nos différends avec la Hollande. Ce dernier pays, mais spécialement le port de Rotterdam, jouit aujourd’hui d’une grande prospérité ; 70 à 80 navires des Grandes-Indes sont attendus cette année dans son port. Eh bien une partie de cette prospérité qui, comme je l’ai dit, tire son origine du monopole exclusif du commerce avec l’Allemagne, ne pourrait manquer de nous revenir si nous parvenons à entrer en concurrence, et dès lors cessera ce puissant appui que le commerce hollandais prête à son gouvernement pour maintenir le statu quo actuel.
La question d’utilité de la route en fer ne saurait donc souffrir de doute dans cette assemblée essentiellement nationale ; cependant, comme trois autres objections m’ont été présentées, il importe encore d’y répondre
On a dit, messieurs, que le chemin de fer ne profiterait qu’à Anvers, aux habitants des localités qu’il traversera ; mais, messieurs, y a-t-on bien réfléchi ? Toutes les localités indistinctement n’en profiteront-elles point ? L’immense mouvement qu’il produira n’attirera-t-il pas sur tous les lieux circonvoisins une consommation favorable à l’accroissement des richesse ? Ostende, Bruges, Gand, Termonde, Anvers, Vilvorde, Bruxelles, Louvain, Tirlemont, Saint-Trond, Liége, Verviers et toutes les localités intermédiaires qui verront leur commerce et leur industrie se raviver, ne procureront-elles donc aucun avantage au pays en général ? Le commerce, l’industrie, l’agriculture de ces contrées n’alimente-t-elle donc aucun rayon ? Et ce rayon s’étendant à l’infini, parce qu’il vient encore aboutir à d’autres, ne s’étendra-t-il donc pas jusqu’à l’extrémité du royaume ? Anvers ! Ostende !
Mais, messieurs, Anvers et Ostende sont les artères, la couche de notre estomac commercial. Et par quels autres endroits voulez-vous écouler les charbons de Mons, les riches tapisseries de Tournay, les armes de Liége, les draps de Verviers, les modes de Bruxelles, les toiles de lin et de coton de la Flandre, les fer et les écorces du Luxembourg ? par quels autres canaux peut-on se procurer les matières premières nécessaires à l’industrie nationale. Qu’est-ce qui d’ailleurs produit le plus de ressources au pays, que le commerce ? Ces questions, il suffit de les poser ; elles portent leur solution avec elles ; toutefois il est utile d’ajouter, pour détruire toutes les préventions déraisonnables, que les ports maritimes sont ceux qui profitent le moins au commerce, car il est très vrai qu’un navire de 500 tonneaux ne paie souvent, pour toute communication, que 2 à 300 florins, tandis qu’il laisse presque chaque fois, au reste du pays, par la navigation intérieure, par le roulage, les frais de chargement et déchargement, l’emmagasinage, etc., un bénéfice de 15 à 20 mille francs.
Eh ! messieurs, que me fait à moi personnellement par exemple le chemin de fer ? Que fait-il à la plupart des membres du corps commercial égoïstement parlant, qui n’ont et qui ne désirent avoir aucune relation avec l’Allemagne ? Qui n’ont aucune propriété dans la direction de la route, et qui n’ont aucun intérêt direct au projet, et qui, dans la supposition toute gratuite que la route ne pourrait pas payer les intérêts, supporteraient une large part dans le déficit ? Rien, messieurs, mais le commerce n’est point égoïste, quoiqu’on en dise ; le commerce est sincèrement attaché au bien-être de la Belgique ; et c’est parce que j’apprécie mieux qu’un autre ne pourrait le faire, les différents éléments de prospérité qu’il ne cède pas facilement aux influences étrangères, qu’aujourd’hui surtout on cherche à exercer, et auxquelles on cède quelquefois sans le savoir, que vous avez vu, messieurs, cette unanimité de vues et de sentiments en faveur de la route en fer dans les rapports de toutes les chambres de commerce du royaume.
Ces paroles, je les dis parce que j’ai la certitude que des critiques que l’on a faites contre le chemin en fer ont été expédiées d’Amsterdam sur Cologne, et de Cologne sur Bruxelles, pour qu’elles fussent distribuées aux membres de cette assemblée.
M. Gendebien. - C’est par Anvers que cela nous venait autrefois ! pas de suppositions injurieuses contre les adversaires du projet.
M. Jullien. - Avez-vous réellement la certitude de ce que vous avancez, M. le rapporteur.
M. Smits. - Des documents l’attestent.
M. Lardinois. - J’en ai reçu un.
M. de Robaulx. - Nous n’en avons pas reçu nous, nous n’avons pas de relations avec Guillaume.
M. Smits, rapporteur (continuant). - Mais, dit-on, les routes en fer seront bientôt annulées par un autre perfectionnement ; déjà les Guerney, les Ogre, les Hancok, les Summers, les Maccerone, parcourent les routes anglaises ordinaires par des locomotives élégantes et solides ; attendons ce perfectionnement avant de nous décider.
Messieurs, le perfectionnement dont on vous parle est encore dans l’enfance ; des extraits de l’enquête faite par le parlement anglais, et qui vous ont été distribués, je pense, le prouvent, et il n’est pas inutile de faire remarquer que quand même les voitures dont il s’agit pourraient régulièrement transporter les voyageurs, si elles étaient susceptibles sur les routes macadamacées de l’Angleterre, elles ne pourraient point transporter les marchandises ni soutenir le cahotement que doit produire des pavés de troisième et quatrième échantillon tel que les nôtres.
Quand Fulton proposa à Napoléon en 1802 le plan de ses bateaux à vapeur, il n’en était encore qu’aux essais ; et ce n’est que 20 années après qu’ils ont été perfectionnés. Gardons-nous d’attendre si longtemps pour doter le pays des communications nouvelles capables d’offrir un immense travail et un moyen d’écoulement aux forgeries nationales qui ont une grande exubérance de produits, au lieu de se ressentir de la pénurie de minerai comme on l’a supposé par erreur.
C’est encore là, messieurs, un puissant motif de préférer les chemins de fer à la communication par canal qui vous a été proposée de nouveau par l’honorable M. Desmet, et que la section centrale a repoussée par les considérations qu’elle a déjà eu l’honneur de vous soumettre.
Il serait bien difficile, messieurs, d’ajouter quelque chose à ces considérations ; toutefois il n’est pas inutile de faire observer qu’elles sont conformes pour la conclusion à l’avis émis par M. l’inspecteur Vifquain, qui paraît faire autorité pour quelques personnes.
Enfin, messieurs, si cette autorité ne suffisait point, il y aurait encore à faire remarquer :
Que les canaux enlèvent à l’agriculture deux fois plus de terrain que les chemins de fer, à cause des chemins de halage et de leur largeur ;
Que dans les pays montagneux il dérange les usines et les ruine souvent par l’emprise de leurs eaux ;
Qu’ils sont moins favorables que les chemins de fer pour la défense du pays, ces services offrant une accélération de transport beaucoup plus grande ;
Que le travail d’un canal exige beaucoup plus de temps et que notre position commerciale et industrielle commande d’accélérer la nouvelle communication de l’Allemagne, que l’exécution d’un canal présente toujours des chances extrêmement hasardeuses qu’un chemin de fer.
Enfin qu’en cas de guerre, les blessés trouveraient dans la communication proposée par le gouvernement et par toutes vos sections, un moyen facile et rapide d’arriver aux hôpitaux, de sorte, messieurs, qu’un motif d’humanité vient encore plaider en faveur du chemin de fer.
Il est bien vrai que les péages de la route en fer ne pourront être moindres que ceux qu’on supporte sur les canaux de Bruxelles et de Louvain ; mais il est essentiel de ne pas perdre de vue que ces canaux sont des canaux amortis, c’est-à-dire des canaux dont les péages ne sont plus affectés à l’extinction des dettes contractées pour l’exécution, et qu’ainsi il n’y a point de comparaison à faire entre elles et des communications nouvelles et semblables qu'on voudrait établir encore.
Je passe à d’autres considérations, à celle du tracé.
Comme déjà, messieurs, le rapport de la section centrale a réfuté d’avance victorieusement les réflexions qu’on a présentées contre le tracé de la ligne principale, je pourrais, messieurs, me borner à vous rappeler ses observations, car vous ne perdrez point de vue qu’on a voulu surtout en rapprochant la route des foyers industriels, éviter une zone de terrain aride et improductive, afin de rendre les revenus plus grands, et conséquemment les péages moins onéreux.
Cette considération subsiste dans toute sa force, car là où la vitesse d’un transport peut se faire de 20 kilomètres à l’heure, un retard de quelques minutes ne peut pas être pris en considération.
L’honorable M. Vilain XIIII a dit que les obsessions n’ont pas manqué au pouvoir pour obtenir ce tracé ; je l’ignore, messieurs, tout ce que je sais, c’est que la section centrale n’y a point cédé, lorsque par 5 voix sur 7 membres (2 se sont abstenus) elle a adopté ce tracé. Je persiste à regarder comme 7 le plus favorable, attendu qu’il sera plus productif, et que se rapprochant le plus des grands centres d’industrie, il en résultera pour le pays une plus grande somme de prospérité que par tout autre tracé. Car, messieurs, il ne faut pas choisir la route la plus courte, mais la plus productive, sans cela il faudrait préférer la ligne d’Anvers sur Herenthals et sur Neus, en ne traversant que des bruyères et le territoire hollandais.
Mais, a dit l’honorable M. de Puydt, en reportant le tracé de Diest et Tongres, sur Louvain et Liège ; en ôtant à la route son isolement, on a manqué le but primitivement avoué, on a détruit l’équilibre existant.
Le but avoué, messieurs, n’est pas seulement le transit vers l’Allemagne, mais aussi la facilité des communications intérieures et le rapprochement, comme on l’a déjà dit, des différents centres d’industrie et de communication. D’ailleurs les charbonnages de Liége seraient-ils moins arrivés à Anvers et sur les marché des Flandres si la route eût été dirigée sur Visé ! Evidemment non ; seulement ils auraient dû faire un détour de quelques minutes, et le détour ne compensait pas les désavantages de tracer la communication sous les murs de la forteresse de Maestricht.
Pour détruire l’équilibre il faut que l’équilibre existe. Or, il n’existe point actuellement ; le bassin industriel de la Meuse ne peut entrer en concurrence avec les bassins houillers du Hainaut, et il est donc juste de l’appeler aux mêmes avantages, sous les conditions qu’il est d’ailleurs réservé à la législature d’établir annuellement, par le règlement des péages suivant l’intérêt des différentes localités.
C’est encore là un bienfait du mode de construction directe par l’Etat, qui vous est proposé, non point comme système général et exclusif, mais au contraire comme une exception applicable seulement aux constructions d’intérêt général ; exception sanctionnée en quelque sorte par le code civil lui-même qui place les fleuves et rivières et toutes les grandes communications du royaume dans la catégorie des dépendances du domaine public.
Or, il est incontestable que le chemin de fer projeté doit être considéré comme un prolongement de la mer et que comme tel il ne peut entrer dans le domaine particulier.
Cette vérité est si palpable qu’il semblerait inutile de la développer ; cependant et on insiste, l’on dit : si l’Etat fait la route, vous détruisez l’esprit d’association en Belgique ; mais, messieurs, il paraît qu’une conclusion inverse serait plus rationnelle : car en construisant par l’Etat une grande route commerciale et nationale, et qui produira des revenus considérables, on éveillera par l’espoir d’un gain semblable l’esprit d’association qui n’existe pas aujourd’hui, pour les routes partielles qui ne sont point d’intérêt général, et qu’on peut, qu’on doit même abandonner à l’industrie particulière.
C’est là la véritable pensée des économistes, car, quand ils ont dit que l’intervention du gouvernement dans les matières de commerce et d’industrie était plus nuisible, qu’utile, ils ont voulu dire seulement que le gouvernement ne devait se faire, ni marchand, ni fabricant, ni armateur ; or, tel n’est point le cas, mais l’inverse qu’on vous propose, puisqu’il s’agit de conserver à l’Etat la grande communication, dans le but précisément de vivifier toutes les branches du commerce, de l’industrie et de la marine.
On insiste encore, et l’on objecte que le gouvernement ne peut construire avec la même économie que les particuliers ;
Qu’il puise à pleines mains dans les coffres de l’Etat, que les constructeurs sont indolents, insouciants, sûrs qu’ils sont de leurs gages, tandis que les compagnies, les associations, ne connaissent d’autre principe qu’une grande sévérité dans les dépenses et une surveillance active dans les travaux.
En vérité, messieurs, rien qui ressemble moins à la sincérité qu’un pareil argument.
Quoi ! l’Etat ne construit pas a aussi bon compte que les particuliers ! mais que font donc les particuliers quant ils veulent faire travailler avec économie ? Ils suivent, messieurs, l’exemple de l’Etat, et ils adoptent le système de l’adjudication ou d’entreprise d’après un devis et un cahier de charges.
Les constructeurs ou les agents du gouvernement ne mettent ni le même soin, ni la même surveillance que les agents des particuliers pour la bonne exécution des travaux ! Mais, encore une fois, quels seraient donc les agents que les particuliers pourraient employer, si ce ne sont les agents du gouvernement lui-même ? Veuillez remarquer, messieurs, qu’il y aurait toujours cette différence, que le gouvernement possède une administration toute montée, que les concessionnaires n’ont point, et qu’ainsi, et par ce seul motif, la probabilité des économies sont en sa faveur.
Messieurs, pour le moment, je ne m’appesantirai pas davantage sur ces points, qui me paraissent des vérités évidentes ; seulement je me permettrai de soumettre encore une seule réflexion à vos méditations.
C’est que l’esprit d’association n’a jamais existé en Belgique, car on ne prendra point pour association la magistrature des villes qui autrefois ont enrichi le pays des routes et des canaux qu’il possède aujourd’hui. Dans le système d’organisation d’alors, ces villes représentaient l’Etat et aujourd’hui encore la plupart d’entre elles paient l’intérêt des rentes qu’elles ont été autorisées à lever pour les constructions dont il s’agit. Et savez-vous pourquoi, messieurs, l’esprit d’association pour ces travaux n’a jamais prévalu en Belgique ? C’est parce que c’était un pays de liberté, où le pouvoir était contrôlé sans cesse et où il n’y avait conséquemment aucun danger à lui abandonner les ouvrages d’utilité publique. Et en effet, si vous examinez l’histoire des concessions, vous trouverez que c’est dans les Etats absolus que le système de concession a pris son origine.
En Angleterre, avant la dernière révolution pour annuler le pouvoir des comtes et des barons qui prétendaient à la possession des communications, et qui les exploitaient à leur profit ; en France, sous Louis XI, qui, pour la première fois, donna le canal du Languedoc en concession, également par des motifs politiques. Dans ces Etats, la concession n’offrait alors aucun danger, parce que les lettres de cachet faisaient bientôt justice de la mauvaise foi ou des manœuvres frauduleuses des concessionnaires.
Aujourd’hui il n’en est plus de même, et il n’y a point de si mince chicane qui ne puisse tenir en suspens pendant plusieurs années la question la plus simple, la présentation la plus équitable et la mieux fondée.
Où en serait la Belgique, messieurs, si un pareil malheur lui arrivait ; si des étrangers s’accaparaient de la concession non point pour faire les travaux, mais pour les suspendre ? Je ne sais, messieurs, mais il semble que cette crainte légitime fondée, que la section centrale a déjà exprimée, doit seule vous déterminer en faveur du mode proposé par la majorité de vos sections et auquel je donnerai mon vote, en me réservant des explications ultérieures.
Maintenant je répondrai quelques mots au nouveau discours qui vient d’être prononcé par l’honorable M. de Puydt. Il a dit que l’Allemagne ne consentirait jamais à donner des garanties pour le parcours en franchise des routes communes, par la raison que la Prusse possède les postes et les messageries des routes du pays. Mais pense-on qu’un gouvernement sensé puisse jamais calculer le bénéfice que lui procure le transport des voyageurs pour refuser des communications que demande l’intérêt du pays ? C’est une allégation vague et qui n’a aucun fondement. J’ai déjà dit que le gouvernement prussien a promis au comité de Cologne d’accorder à une partie de la route qui sera sur le territoire prussien les mêmes avantages que le gouvernement belge accordera de son côté. C’est un fait que personne ne pourra nier.
On a déjà répondu aux autres observations qui ont été faites. On a relevé l’erreur de ceux qui ont prétendu que la Belgique n’avait jamais eu et n’aurait jamais de transit. Les personnes qui connaissent le commerce savent que le transit a été très considérable dans le pays et que celui qui peut exister actuellement est insignifiant. C’est encore un fait, et non une allégation.
Quant à l’ensemble des raisons qu’on a présentées en faveur du système des concessions, je répondrai simplement que c’est un système, qu’un système en combat un autre et peut être envisagé de différentes manières ; je dirai qu’on commence en France à reconnaître l’abus des concessions, et notamment pour la route en fer de Saint-Etienne, ainsi qu’on peut s’en assurer par la lecture des journaux. Je dirai qu’un système n’est pas exclusif, qu’il peut recevoir des modifications, et que c’est le cas de le modifier lorsqu’il en doit résulter, pour le pays, une route commerciale, une route nationale et surtout une route éminemment belge.
Je bornerai là mes réflexions, qui prouveront sans doute qu’il reste encore beaucoup de choses à dire ; je me réserve d’ajouter quelques observations dans la discussion des articles.
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