(Moniteur belge n°71, du 12 mars 1834)
(Présidence de M. Raikem)
A une heure moins un quart on procède à l’appel nominal.
A une heure la séance est ouverte.
M. de Renesse donne lecture du procès-verbal de la dernière séance. La rédaction en est adoptée.
Le même donne communication des diverses pièces adressées à la chambre.
« Par pétition en date du 9 mars 1834, plusieurs tisserands des communes de Moorsel, Gulleghem et Dadezeele, district de Courtray, réitèrent leur demande d’obtenir un droit de plombage plus modéré, tel qu’il existe actuellement en France. »
« Par pétition en date du 5 décembre 1833, le sieur H.-J. Verheyden, négociant en vins, renouvelle ses plaintes sur les abus qui se commettent dans les accises. »
« Par pétition en date du 25 janvier 1834, la chambre de commerce d’Ostende adresse le troisième cahier d’observations sur le projet de route en fer. »
- Cette dernière pétition est renvoyée à la commission chargée la loi relative au chemin de fer.
Les deux autres sont renvoyées à la commission des pétitions.
M. de Renesse. - M. le ministre de l'intérieur a adressé à la chambre les pièces relatives à l’élection de M. Basse, nommé par la ville de Bruxelles en remplacement de M. Goblet.
M. le président. - La vérification des pouvoirs de M. Basse, aux termes du règlement, doit être faite par une commission de sept membres désignés par le sort.
- M. le président procède, au tirage des noms des membres de cette commission.
Les membres désignés sont : MM. Devaux, Watlet, F. de Mérode, de Puydt, Morel-Danheel, Lebeau, Vanderheyden.
M. le président. - M. de Theux a la parole pour présenter le rapport de la commission chargée d’examiner la proposition de MM. Brabant et de Theux.
M. de Theux monte à la tribune.
- Un grand nombre de voix. - L’impression ! l’impression !
M. le président. - Le rapport sera imprimé et distribué.
A quel jour la chambre entend-elle en fixer la discussion ?
M. Brabant. - Je demanderai que cette discussion soit fixée après le vote sur le chemin de fer ; quand la discussion sur le chemin de fer sera terminée, il ne nous restera plus assez de temps pour nous occuper avant les vacances de Pâques d’une loi qui donne lieu à de longs débats ; le rapport qui vient de vous être fait ne donnera pas lieu à une longue discussion, il nous sera facile de l’examiner avant les vacances.
M. de Robaulx. - Je m’oppose à ce que la discussion du rapport qui vient d’être fait soit fixée comme le propose le préopinant. Nous ne connaissons pas même les conclusions du rapporteur. Je conçois que ceux qui connaissent la matière puissent, dès à présent, se prononcer sur l’époque à laquelle ils pensent qu’on doive fixer la discussion, quoique ce rapport n’ait pas été lu ; mais nous qui ne sommes pas dans la même position nous voulons, avant de mettre la discussion à l’ordre du jour, savoir s’il ne sera pas besoin de demander des pièces au gouvernement. Il faut que nous ayons pu prendre connaissance du rapport. Je m’oppose donc à ce qu’on improvise une discussion dont on ne connaît pas la portée, et je demande que cette discussion soit renvoyée après le vote des lois provinciales, communales et autres.
M. Brabant. - Quoiqu’on n’ait pas donné lecture du rapport, cela n’empêchera pas fixer la discussion après le chemin de fer. Il pourra être imprimé demain ou après-demain, et la discussion du chemin de fer durera assez longtemps pour permettre aux honorables membres de l’assemblée de lire le rapport, d’en apprécier les conclusions et de se mettre à même de se prononcer en connaissance de cause.
Quant au renvoi après la loi communale, il équivaut à un renvoi à la prochaine session, car la section centrale chargée d’examiner la loi communale n’a pas encore achevé son travail.
M. de Brouckere. - Messieurs, il est plus prudent de ne pas fixer longtemps à l’avance l’ordre du jour. Vous avez vu hier les inconvénients qu’il y a à le faire. Tout en reconnaissant que la proposition de M. Brabant est déjà ancienne, je dirai qu’il en est d’autres qui sont plus urgentes et auxquelles on doit donné la préférence : la loi relative aux enfants trouvés, par exemple, sur laquelle il faut finir par prendre une décision, et le plus tôt sera le mieux. Je citerai ensuite le projet présenté hier par le ministre de la justice ayant pour objet d’augmenter le personnel de quelques corps judiciaires. Ce projet est d’une urgence incontestable.
Le nombre des procès augmente tous les jours, les cours doivent chômer, et à Bruxelles, où deux chambres ne suffisent pas, il n’y en aura plus qu’une dans peu de jours. Les intérêts des particuliers souffrent de cet état de choses ; il est nécessaire d’y porter remède. Voilà deux projets qui se présentent à ma mémoire ; peut-être y en a-t-il d’autres dont l’urgence n’est pas moindre.
Je demande en conséquence que la discussion du rapport qui vient d’être fait, ne soit pas mise à l’ordre du jour à présent, afin que, quand nous aurons terminé la discussion du chemin de fer, on puisse s’occuper du projet qui sera reconnu le plus urgent.
M. de Theux. - Je demande que la discussion du rapport que je viens d’avoir l’honneur de présenter à la chambre soit fixé après le vote de la loi sur les enfants trouvés, dont la discussion, je pense, sera reprise après celle sur le chemin de fer. La proposition de M. Brabant n’est pas de nature à donner lieu à une longue discussion, et ne portera aucun préjudice à l’examen du projet de loi présenté par le ministre de la justice, dont le rapport n’est pas fait, et dont on ne s’est pas encore occupé.
M. d’Huart. - Je m’oppose à ce qu’on fixe en ce moment le jour de la discussion de la proposition de M. Brabant. Si après le vote de la loi sur le chemin de fer, et de celle relative aux enfants trouvés, il nous reste assez de temps pour discuter cette proposition avant les vacances, nous la discuterons ; mais si cette discussion doit être renvoyée après les vacances de Pâques, je demanderai qu’elle soit renvoyée après le vote des lois constitutives ; je demanderai que toute autre discussion cessant, on s’occupe de la loi d’organisation provinciale. Il est temps de constituer le pays. Avant de nous occuper de lois spéciales, de ces petites lois, comme les appelle M. Dumortier, nous devons voter toutes les lois constitutives. Je m’opposerai à ce qu’on mette à l’ordre du jour après les vacances des Pâques tout autre projet que celui relatif à l’organisation provinciale.
M. le président. - On propose de renvoyer la discussion du rapport qui vient d’être fait, après le vote de la loi relative aux enfants trouvés.
M. de Brouckere. - J’ai proposé d’ajourner la fixation de la discussion de ce rapport.
- L’ajournement est mis aux voix.
Deux épreuves paraissent douteuses ; sur la demande de l’assemblée on procède à une troisième épreuve. L’ajournement est adopté.
M. le président. - En conséquence la chambre fixera ultérieurement l’ordre du jour.
M. le président. - La parole est à M. de Puydt pour une motion d’ordre.
M. de Puydt. - J’ai pris connaissance des pièces déposées hier par M. le ministre de l'intérieur. Parmi ces pièces se trouvent deux arrêtés du gouvernement prussien autorisant des compagnies concessionnaires à établir une route en fer de Cologne vers Amsterdam, et de Cologne vers la frontière belge.
Ces arrêtés portent bien que l’exécution aura lieu par compagnies ; mais il est des conditions très importantes telles que le taux du péage, qui ne sont pas posées dans ces arrêtés. J’ai posé à cet égard diverses questions auxquelles je prierai le ministre de répondre d’une manière précise, afin d’éclairer la discussion.
Je vais donner lecture de ces questions.
M. le président donne une nouvelle lecture des questions posées par M. de Puydt.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier) - Je ne pense pas que l’intention de l’honorable M. de Puydt soit d’exiger une réponse immédiate car une centaine de questions plus ou moins importantes que celles qui viennent d’être posées se présenteront dans le cours de la discussion. Je ne comprends pas cette manière d’entamer des débats. Je ne pense pas qu’on puisse commencer une discussion générale par des interpellations. Si M. de Puydt ne croyait pas devoir donner sa voix pour le projet, parce qu’il ne se trouverait pas suffisamment éclairé sur les différents points qu’il a indiqués, il votera contre, ou il suspendra son vote.
Si on ne demande pas de réponse immédiate, les honorables membres qui peuvent en avoir à adresser au gouvernement n’ont qu’à les déposer, nous y répondrons dans le cours de la discussion.
M. de Puydt. - Si je comprends bien l’objet du chemin de fer, c’est une question de transport. Eh bien, il sera impossible de fixer le minimum du prix de transport d’Anvers à Cologne, si on ne connaît pas le taux du péage établi sur le territoire prussien, depuis la frontière belge jusqu’à Cologne. Il est de la plus grande importance de connaître le taux de ce péage. Cependant, en adressant des questions au gouvernement, je n’ai point eu l’intention d’arrêter la discussion. Il suffira que le ministre réponde aux questions d’ici à demain ou après-demain.
M. de Brouckere. - J’ai été étonné d’entendre M. le ministre de l'intérieur critiquer la manière d’agir de l’honorable M. de Puydt, car je la trouve extrêmement loyale, et je voudrais que tous les membres voulussent présenter ainsi les interpellations qu’ils ont à adresser au gouvernement. C’est une facilite qu’on lui donne, facilité d’autant plus grande qu’on lui laisse un temps moral pour y répondre, sans demander qu’on ajourne la discussion jusqu’après la réponse. Seulement on désire que le gouvernement réponde avant que la discussion générale soit fermée.
Si tous les membres procédaient comme M. de Puydt, le gouvernement, au lieu de s’en plaindre, devrait s’en applaudir.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier) - J’ai été surpris de l’interpellation de M. de Puydt, parce que je croyais qu’il demandait une réponse immédiate ; mais mon étonnement a cessé, quand j’ai entendu l’honorable auteur de ces questions déclarer qu’il ne demandait pas qu’une réponse fût faite avant l’ouverture de la discussion. J’espère dès lors que la surprise de l’honorable préopinant cessera également.
M. Dumortier. - J’aurais aussi des questions à adresser au cabinet tout entier avant la discussion ; car dans une question aussi grave qui peut rendre au pays, d’une part, des services immenses, et d’autre part, grever sans aucune espèce d’utilité le trésor public d’une charge considérable, il importe que la représentation nationale puisse peser consciencieusement, l’urgence et l’importance du projet et l’examiner sous toutes ses faces.
Messieurs je suis industriel. A ce titre, on ne révoquera pas mon opinion sur la nécessité de donner des avantages à l’industrie. J’ajouterai que je suis désintéressé dans la question, car j’ai reçu l’assurance de MM. les commissaires qu’on fera un embranchement vers Tournay, si on établit une communication par chemin de fer avec la France. Je dis cela parce que j’ai appris qu’on était disposé à jeter du blâme sur les personnes qui présenteraient la plus petite objection contre le projet, et qu’on irait jusqu’à dire des personnes qui s’y opposeraient ce que disait Boileau :
« Qui n’aime pas Colin n’estime pas son roi,
« Et n’a selon Colin, ni dieu, ni foi, ni loi. »
Je tiens à m’expliquer franchement devant la chambre. Je dis donc que comme industriel, je sens autant que personne les besoins de l’industrie du pays ; j’en ai souvent entretenu la chambre ; cependant je ne dissimulerai pas que je crains que ce projet ne soit un pas fait pour nous faire abdiquer un droit infiniment plus précieux que le projet lui-même.
- Une voix. - C’est le Courrier belge qui a imaginé cela.
M. Dumortier. - Ce n’est pas dans le Courrier belge que j’ai puisé cette opinion. Mais si le Courrier belge a dit une chose juste, je me fais gloire et honneur d’avoir rencontré son opinion.
Messieurs, beaucoup de personnes ignorent que la conférence de Londres doit reprendre ses travaux au commencement du mois de mai. Je viens ici avec ma franchise habituelle vous exposer ma pensée. Quand j’ai vu de quelle manière le gouvernement pressait la discussion du chemin de fer, j’ai pensé qu’il y avait des motifs secrets qui pouvaient peut-être se rapporter à un système de transaction dans lequel on voulait entraîner la représentation nationale ; j’ai craint que quand le gouvernement venait demander à la chambre de s’occuper de la route avant que la conférence fût réunie, sachant qu’elle allait se réunir, son but ne fût de s’en faire un moyen de concession ; qu’il ne vînt nous demander d’abandonner les droits que le traité du 15 novembre nous assure sur les routes de Sittard et de Maestricht et la navigation des eaux intérieures. A cela on pourrait ajouter un droit de tonnage sur l’Escaut en disant : puisque vous avez une route en fer, cela ne doit vous rien faire.
Voilà la crainte que m’a suggérée l’impatience du gouvernement. Cette crainte est très grave, je vous prie d’y faire bien attention.
Dans ce moment, M. de Wessemberg, ambassadeur d’Autriche en Hollande et l’un des membres de la conférence de Londres, est à Vienne où se traitent les affaires du Luxembourg. Quand ces affaires seront terminées, il retournera à Londres où il recommencera l’opération des protocoles. Je demande au gouvernement, avant qu’on n’entame la discussion sur le chemin de fer, s’il peut prendre l’engagement positif qu’on n’abdiquera aucun des droits garantis à la Belgique par le traité des 24 articles. Ce projet de chemin de fer est peut-être un coup de politique. S’il en était ainsi, la chambre, en l’accordant, se rendrait complice des concessions qui pourraient être faites contrairement à l’intérêt du pays. Je demande au gouvernement de nous donner des explications sur les faits dont je viens de parler.
Quand nous en viendrons à la discussion des détails, je crois que je pourrai démontrer que la route en fer n’amènera pas de résultats aussi avantageux qu’on le pense généralement, et que beaucoup d’illusions s’évanouiront devant la réalité. Pour le présent je n’entrerai pas dans cette discussion, mais je ferai remarquer à l’assemblée que le motif qui nous réunit est de procurer à la Belgique le commerce de l’Allemagne. Ce commerce se fait aujourd’hui par la Hollande. Il faut que nous trouvions le moyen de le lui enlever. Je démontrerai dans le cours de la discussion que le taux moyen du transport de Rotterdam à Cologne est de 3 fr. les cent kil. par les bateaux à vapeur. Aujourd’hui la Prusse impose un droit de trois francs par cent kil, sur les marchandises passant par la frontière belge pour se rendre dans le Rhin.
M. Lardinois. - Ce n’est pas exact.
M. Dumortier. - Je le prouverai pièces en mains.
M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - Je demande la parole pour un rappel au règlement.
M. Dumortier. - On n’a pas le droit d’interrompre un orateur ; au surplus je vais avoir terminé ; si M. le ministre de la justice a quelques observations à faire, il pourra prendre la parole dans quelques minutes.
M. le président. - M. le ministre de la justice a la parole pour un rappel au règlement.
M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - Je déclare que si l’honorable M. Dumortier n’en a plus que pour quelques minutes, je n’insisterai pas sur le rappel au règlement.
M. Dumortier. - Citez l’article du règlement auquel vous voulez me rappeler.
M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - Il me serait facile de démontrer la convenance du rappel que j’ai demandé.
M. Dumortier. - Je vous défie de citer un article du règlement.
M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - Puisqu’on insiste, je vais le faire.
Ce qui est à l’ordre du jour, c’est la discussion du projet de route en fer, présenté par le gouvernement ; l’honorable M. de Puydt, sous forme de motion d’ordre, a déposé des questions sur le bureau, et, développant sa pensée, a dit qu’il n’exigeait pas de réponse immédiate, qu’il présentait ces questions comme éléments de la discussion générale : dès lors tout était consommé ; et il est évident que puisque la motion d’ordre, de l’avis même de son honorable auteur, par le seul fait des explications qu’il donnait, n’exigeait pas de réponse sur-le-champ, il n’y avait autre chose à faire que d’ouvrir la discussion générale.
M. Dumortier. - Je demande la parole pour un rappel au règlement.
M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - Je parle moi-même sur un rappel au règlement ; on ne peut m’interrompre.
M. Dumortier. - J’invoque l’article 21 du règlement.
M. le président. - La parole est à M. Dumortier pour un rappel au règlement.
M. Dumortier. - L’article 21 est positif : Nul ne peut être interrompu que pour un rappel au règlement ; il fallait donc que le ministre citât l’article du règlement sur lequel il s’appuyait pour prendre la parole, et c’est ce qu’il n’a pas fait ; il ne pouvait m’interrompre.
Maintenant je demande la parole pour une motion d’ordre.
M. le président. - Quelle est cette motion d’ordre ?
M. Dumortier. - Cette motion d’ordre consiste en questions à adresser au ministère. En voici une : Le gouvernement peut-il prendre l’engagement que par l’établissement du chemin en fer nos droits stipulés par les 24 articles ne seront pas lésés, ne seront pas abandonnes ? J’en aurai posé une seconde depuis longtemps si l’on ne m’avait pas interrompu : Le gouvernement peut-il nous donner l’assurance que le gouvernement prussien ôtera le droit de transit existant maintenant sur toutes les provenances belges qui entrent en Prusse par les frontières limitrophes ?
M. le président. - Il faut déposer ces questions sur le bureau.
M. Dumortier. - On connaîtra mes questions par les développements que je leur donnerai.
Je disais tout à l’heure que, pendant la discussion générale, je démontrerai que le transport de Rotterdam à Cologne est de 3 francs par 100 kilog., tandis que le gouvernement prussien établit un droit de 3 fr. sur nos marchandises avant d’entrer dans le Rhin. Il importe de savoir si le gouvernement a reçu du gouvernement prussien l’assurance qu’il se désistera du droit de transit ; car s’il ne s’en désistait pas, le chemin en fer serait une dépense tout à fait illusoire. Je demande donc que le ministre s’explique clairement sur ce point.
Je demande en outre que le ministre déclare quelles sont les dispositions du gouvernement prussien, relativement à la construction de la route en fer sur son territoire ; car ce serait une dépense réellement frustratoire que de venir grever notre budget de 30, 40 et même 50 millions, sans savoir si le gouvernement prussien terminera la route de son côté. Ce que je demande est dans l’intérêt de la route ; mais nous devons voter consciencieusement. Les explications doivent être positives ; sans quoi il serait impossible d’entamer la discussion.
M. le président. - Nous allons passer à l’ordre du jour.
M. Gendebien. - Auparavant, je demande la parole pour une motion.
La chambre se rappelle que dans la séance d’hier, nous avons suspendu la discussion du projet de loi sur les enfants trouvés. Nous n’étions plus en nombre à la fin de la séance, quand une proposition a été faite relativement à la discussion de cette loi ; on demandait que tous les amendements proposés fussent déposés sur le bureau et renvoyés à la section centrale, afin de connaître tous les éléments de la discussion. La nécessité du dépôt a été sentie ; mais on n’a pas pu prendre de décision. Je demande qu’il soit décidé, aujourd’hui que la chambre est en nombre, que le dépôt des amendements sera effectué, afin qu’on puisse discuter convenablement la loi sur les enfants trouvés quand la discussion en sera reprise.
M. le président. - s’il n’y a pas d’opposition à la demande faite par M. Gendebien, j’invite les membres qui ont des amendements à proposer, à vouloir bien les déposer sur le bureau.
M. le président. - L’assemblée sait qu’il y a deux projets de loi, celui présenté par le ministre de l’intérieur, celui présenté par la section centrale ; M. le ministre se réunit-il à l’avis de la section centrale ?
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier) - Le gouvernement se réunit à l’opinion de la section centrale ; il admet la proposition qu’elle a faite.
M. le président. - En ce cas, la discussion générale est ouverte sur le projet présenté par la section centrale. Plusieurs orateurs sont inscrits, les uns pour, les autres contre l’établissement du chemin de fer ; ils seront entendus alternativement.
La parole est à M. de Nef pour le projet.
M. de Nef. - Le projet de loi sur la grande communication de l’Escaut à la Meuse et au Rhin a fait naître une foule de questions ; parmi ces questions il y en a qui sont d’une importance telle que je croirais manquer à mon mandat si je n’exprimais succinctement mon opinion à leur égard.
D’abord, pour ce qui concerne l’utilité de l’entreprise, je pense que peu de voix s’élèveront pour le contester : la Belgique possède le port le mieux situé et peut-être le plus sûr du continent européen ; ce port était en possession de pourvoir à la consommation d’une grande partie de l’Allemagne et jouissait, à cet effet, de moyens de communications aussi faciles que peu dispendieux ; ces moyens de communications aujourd’hui n’existent plus que très imparfaitement ; le projet qui nous occupe est destiné à les reproduire d’une autre manière, et à conserver ainsi au commerce belge son principal débouché ; l’utilité en est donc incontestable.
Les motifs qui font voir l’utilité du projet en démontrent en même temps l’extrême urgence ; aussi je ne doute pas que le gouvernement n’en soit également convaincu et n’imprime aux travaux la plus grande activité, à quel effet il pourrait les faire commencer à la fois en plusieurs endroits : en tout cas, s’il fallait commencer par un seul endroit, je ne balancerais pas à indiquer Anvers, d’une part, pour faire connaître ainsi à la diplomatie que la Belgique ne regarde pas comme possible l’abandon de la libre navigation de l’Escaut, et d’autre part, pour empêcher que le commerce ne prenne une autre direction, s’il était laissé, à cet égard, dans la moindre incertitude.
Quant au tracé de la route, la commission soutient que la direction actuelle, traversant des localités plus industrielles, est non seulement la plus convenable sous le rapport commercial et politique, la plus avantageuse à l’égard des trajets, mais encore la plus économique pour le commerce en péages et en frais de transport.
Ces motifs sont certainement plus que suffisants pour répondre à l’objection que la direction précédente était plus courte, puisque, par la grande célérité qu’on parvient à obtenir sur un chemin de fer, le trajet se fera encore plus lestement, malgré que la ligne à parcourir ne soit plus aussi directe ; mais je dois cependant faire observer que par le projet actuel, la Campine se trouve de nouveau sacrifiée, tandis que le projet conçu en 1832 était destiné à lui donner enfin les moyens de communications qui lui sont indispensables pour le développement de son agriculture.
Déjà du temps de l’empire français, un canal devait la traverser ; mais les événements politiques qui survinrent peu de temps après firent abandonner les travaux qui avaient déjà été effectués. Les espérances qu’avaient conçues les habitants de la Campine, et qui les consolaient des charges dont ils ont été accablés depuis 1830, se trouvent ainsi encore une fois détruites.
Je ne puis donc pas assez fortement insister pour que le gouvernement songe au plus tôt à faire exécuter les travaux nécessaires afin que la Campine ait au moins, sur l’un ou l’autre point de la nouvelle route de Turnhout à Diest, un embranchement d’une bonne chaussée pour communiquer et participer de suite aux avantages de la route en fer ; ce serait le seul moyen d’être juste avec cette contrée, et de lui prouver que dorénavant elle ne verra plus comme jadis les avantages matériels se réduire toujours à de vaines espérances et que les charges seules y devenaient des réalités.
Finalement, pour ce qui regarde le mode d’exécution du projet, j’approuve entièrement l’idée de préférer la construction directe par l’Etat à une concession, soit temporaire, soit à perpétuité ; il faut que le gouvernement reste libre de modifier les tarifs des péages suivant qu’il le trouvera plus avantageux pour le commerce et l’intérêt général du pays ; à cet égard l’avenir est incertain et l’expérience seule pourra servir de guide ; ce serait donc s’exposer à manquer totalement le but proposé, que de livrer à l’intérêt privé des concessionnaires l’entreprise importante dont peut dépendre la prospérité de la Belgique.
M. H. Vilain XIIII. - Messieurs, c’est pour la première fois, sur le continent, qu’une assemblée législative est appelée à prononcer l’exécution d’un de ces vastes chemins de fer dont l’Angleterre seule nous offre le modèle, et qui par ses résultats doit, d’après ses auteurs, opérer toute une rénovation commerciale dans nos contrées ; et c’est aussi pour la première fois qu’est posée devant cette chambre une des questions les plus difficiles d’économie politique, question longtemps débattue chez les nations industrielles, et que votre vote doit enfin trancher, à savoir l’exécution des grands travaux publics par voie de concession ou par l’intervention du pouvoir.
Belle initiative pour la Belgique que celle d’ouvrir ainsi dans son sein l’arène à tous les débats, à tous les progrès de l’industrie, après que dans ses institutions elle a donné accès à toutes les libertés politiques ! Noble témoignage qu’elle offre à l’Europe de son unité nationale et de ses ressources naturelles, comme d’une autre part, difficile carrière qu’elle se prépare pour mener cette entreprise à bonne fin et pour ne point trouver des occasions de ruine là où on ne lui promet que puissance et prospérité !
Cette prospérité du pays, nous la désirons tous, messieurs. Mais pour l’obtenir, pour rendre féconds à notre territoire ces débouchés qu’on nous demande d’ouvrir, combien n’importe-t-il pas ici plus qu’ailleurs de se détendre de toute fâcheuse illusion, de ne point s’abandonner à des calculs erronés, bientôt démentis par l’événement, et de ne point prêter une foi trop facile à ces devis artistement groupés, présentant une dépense médiocre et des bénéfices certains !
Combien n’importe-t-il pas, dans cette question, que les députés se dépouillent plus que jamais de tout esprit de localité, se détachent de toute influence de ville ou de province, et que dans la grande décision que nous allons prendre, tant pour la direction que pour le mode d’exécution de la route, ce ne soit point en faveur du pouvoir, et bien moins encore au bénéfice de telle ou telle province, que nous votions ! Ici point de mesquines concessions, point de considérations personnelles ; et n’imitons pas quelques-unes de ces villes appelées à se prononcer sur le projet, et qui, dans des avis toujours favorables au gouvernement et dont celui-ci aime à s’étayer, approuvent cette route et tout ce qu’elle doit coûter, pourvu qu’elle vienne les traverser. Voyons la chose de plus haut, et pesons-en toutes les conséquences.
N’allons pas, sur des apparences que les agents du pouvoir se plaisent toujours à embellir, hasarder follement les ressources du trésor, afin d’atteindre un but qu’il nous est sans doute permis de toucher par une autre voie sans danger et sans sacrifices. Pour moi, aucun de ces motifs ne me fera balancer dans l’opinion que je me suis faite : ni la position de ma province, ni celle de mon arrondissement, ni même le nouvel embranchement consenti à travers les Flandres, ne me porteront à adopter la loi telle que le ministère vous la présente ; et en la combattant, en y substituant même tout autre projet ou les intérêts de l’Etat seraient moins compromis, je me persuaderai avoir bien mieux accompli mon mandat de député, le mandat de ne jamais aventurer légèrement la fortune publique et de toujours travailler dans tous les cas possibles « pour la plus grande utilité du plus grand nombre. »
Grande maxime dont l’application rigoureuse est plus indispensable dans cette occurrence, où l’énormité des sacrifices qui sont en jeu me fait d’abord demander si dans l’état actuel de la Belgique de nouvelles communications sont nécessaires à sa prospérité ? Déjà plus que tout autre, elle est sillonnée de grandes routes et de canaux, et malgré toutes les appréhensions que sa séparation d’avec la Hollande et sa position circonscrite avaient fait élever à l’issue de la révolution pour l’extension de son commerce et de son industrie, il faut bien avouer que notre patrie est sortie triomphante de cette nouvelle épreuve, et qu’à l’aide de ses débouchés actuels et de ses communications existantes, elle peut avantageusement lutter contre tous ses voisins sur le grand marché de l’Europe.
Cet avantage, elle le doit à deux grandes causes inhérentes à sa situation géographique, permanente au territoire, et que les plus grandes catastrophes politiques n’ont pu lui ravir ; à la fertilité de son sol, la diversité de ses produits, et par suite le bon marché de sa main-d’œuvre, et secondement sa position centrale au milieu des trois contrées les plus populeuses et les plus civilisées du globe, la France, l’Angleterre et l’Allemagne. Ces nations ont forcément leur rendez-vous dans nos contrées ; leurs capitaux doivent naturellement y affluer, et pour s’en convaincre, il suffit de se rappeler que de temps immémorial, et avant la construction de toute grande communication de routes et de canaux, la Belgique était déjà le marché de tous les peuples commerçants du monde.
Son heureuse localité l’ordonnait ainsi, mais non point la facilité de ses communications qui n’en était que la conséquence. Et cela est si vrai, qu’on a vu les Pays-Bas autrichiens jouir d’une assez grande prospérité, malgré la fermeture des ports et des rivières, pendant près de deux siècles ! Qu’on soumette pendant peu d’années la Hollande aux mêmes entraves et bientôt la dernière heure de notre rivale aura sonné.
Aidés de ces exemples, et de l’expérience des temps, ne croyons donc pas notre ruine prochaine si l’ouverture de telle ou telle nouvelle voie n’a pas lieu pour la Belgique ; n’exagérons pas nos besoins pour, en attachant trop de prix à la confection d’une route en fer, avoir à nous repentir des charges trop fortes qu’elle ferait incomber sur le pays en raison des bénéfices obtenus. Je crois, messieurs, que telle que la Belgique est aujourd’hui organisée, telle qu’elle est desservie par ses ports, et par ses débouchés, cette Belgique peut se suffire à elle-même, et n’a rien à craindre de la concurrence de ses voisins ; je le crois ainsi, parce que je la vois satisfaire sans souffrance à ses nécessités, et acquérir chaque jour plus d’aisance, plus d’industrie ; et ce spectacle me met dans la meilleure position d’esprit possible pour juger de la nécessité d’une nouvelle communication ajoutée à toutes celles qu’elle possède déjà.
Ainsi, je suis loin d’estimer la construction d’une route en fer comme indifférente en elle-même au bien-être du pays ; mais je ne puis l’envisager comme l’ancre de salut de la Belgique, comme la condition sine qua non de sa prospérité, ainsi qu’on se plaît à le proclamer. Ce sont là, messieurs, des exagérations dont la réalité s’aperçoit en jetant les yeux autour de soi.
Cet ouvrage, je le répète, pourra être utile aux progrès du commerce et créer quelques facilités auxiliaires à la rapidité des communications. Ces avantages sont incontestables ; mais convient-il pour les obtenir, d’exiger tous ces millions du pays ? Je ne puis me le persuader ; et c’est dans ce sens que, tout en approuvant la construction d’une route en fer, jamais je ne saurai consentir à la laisser confectionner aux frais de l’Etat ; car l’Etat n’en a pas besoin. Il n’y a point péril en la demeure ; et malgré que chaque jour nos ennemis et même nos amis nous annoncent sa mort prochaine, je le vois accomplir sa nouvelle carrière d’indépendance, rempli de jeunesse et de force.
Après cet aperçu préliminaire sur la nécessité relative de la route en fer, faisons l’examen du coût et de la connaissance de son tracé, et de la direction même qu’il convient d’adopter.
Le projet ministériel sollicite une route en fer à simple voie, se dirigeant de Malines sur Verviers, avec embranchements éventuels sur les Flandres et le Hainaut.
Je ne m’occuperai point pour le moment de ces embranchements qui quoique représentés sur de très belles cartes et distribuées avec complaisance aux députés de ces provinces, me font un peu l’effet de ces images qu’on donne aux enfants pour les faire taire. Je ne m’en occuperai point ; car Dieu sait si après avoir achevé à grand-peine et à grand renfort de millions le premier embranchement, il nous restera encore quelque argent et quelque tentation pour en entamer un second et puis après un troisième. La première leçon sera peut-être trop rude à la nation ; on s’arrêtera là, je le crains, à moins que la simultanéité des travaux ou d’une concession ne soit ordonnée.
Voyons plutôt le tracé du railway.
La proposition est de l’établir d’abord à simple voie avec des gares d’évitement distancés à 450 mètres, cette route devant ainsi servir au transport des voyageurs et des marchandises. Ainsi, disent les auteurs du mémoire justificatif, fut construite la route de Darlington en Angleterre. Cependant la route de Darlington, d’après les mêmes auteurs, n’est en général mise en usage que pour le transport des marchandises et même d’une seule espèce de marchandises, le charbon.
Malgré cette contradiction évidente, on ne craint pas de proposer une simple voie sur la route belge destinée dès l’origine, et contrairement à celle de Darlington, au convoi des marchandises et à l’usage des voyageurs. On décide même qu’on y voyagera de nuit et avec une grande célérité ; mais sera-t-il prudent de le faire, et trouvera-t-on grand nombre de passagers empressés a parcourir cette voie unique périlleuse ? Ceux-ci n’auront pas devant les yeux les accidents si fréquents de la route de St-Etienne également construite sur une seule voie, et bientôt, par suite de fâcheuses rencontres, ne sera-t-on pas forcé d’interdire le passage ou de doubler les rainures ?
Je sais qu’on veut à tout prix nous engager à la construction d’un chemin en fer à charge de l’Etat ; que, pour nous y engager, on nous présente les dépenses sous l’aspect le plus exigu, on économise sur la forme et le nombre des ornières, sur la largeur des passages souterrains, sur les frais des terrassements, persuadé que l’assentiment de la chambre est plus probable en raison des moindres dépenses qu’on lui demande et qu’une fois engagée dans cette entreprise, force sera bien pour elle de la continuer. Mais ici il faut dire la vérité tout entière et avouer que toutes ces gares d’évitements palliatifs, illusoires, ne peuvent jamais suppléer à l’usage d’une double voie, que ce sont de dangereuses économies que celles qui mettent en péril la vie des citoyens, et que dès l’origine il est nécessaire de donner une double communication en fer à cette route ou de ne pas construire de route.
Ainsi, l’opinion publique l’a déjà réclamé, ainsi doit-il en être d’un tel ouvrage élevé dans un but aussi général et aussi grandiose. Il est vrai qu’à la page 44 du premier mémoire, les auteurs avouent qu’avec les 18 millions du devis, la construction de la double voie est impossible, et qu’ainsi faite la route occasionnerait d’énormes dépenses, et par suite une augmentation de péages paralysant la concurrence de cette route comparée à la navigation des rivières intérieures de la Hollande. Mais la question n’est point là, et les ingénieurs, par cette objection contre la double voie, ne prouvent qu’une chose, l’impossibilité pratique de leur plan, et la faiblesse de leurs moyens d’exécution. La question est plutôt d’examiner si le transport de tous les voyageurs et de toutes les marchandises de la Belgique vers l’Allemagne, et vice-versa, est praticable sur une voie unique. Je crois avoir prouvé que non. Si cette preuve est palpable, comme elle doit l’être aux yeux de tous, c’est au gouvernement à renoncer à son projet ou à doubler ses demandes, et à nous d’examiner si l’importance des résultats peut équivaloir à l’énormité de tels sacrifices. Hors de là point de bonne exécution possible, et vous jugerez tous qu’en abordant un tel ouvrage, il vaut mieux le faire complet et remplissant toutes les conditions voulues de sécurité et d’usage, ou bien ne pas l’entamer.
Vous parlerai-je ici, messieurs, à propos du tracé de la route, des mesquines proportions données aux passages souterrains, ouverts également par une simple voie et dont le moindre inconvénient est de mettre chaque jour en péril l’existence des passagers ? Le devis même de ces passages voûtés, de ces ouvrages d’art, de tous ces terrassements, dressé sans une enquête très approfondie du prix des terrains, et pour la connaissance de la nature de ces mêmes terrains sans la vérification de nombreux puits d’essai, vous offre-t-il tous les apaisements désirables sur la suffisance du crédit demandé ?
Je laisse aux hommes pratiques de la chambre à vérifier et à discuter contradictoirement ce point culminant de la question ; mais afin de constater par un seul fait l’insuffisance de l’estimation, eu égard aux dépenses réelles et nécessaires, il suffit de vous signaler le rachat de la concession de la route de la Vesdre estimé à un million et entièrement oublié au devis. Rachat indispensable puisque la route en fer doit couper cette chaussée plus de neuf fois dans un parcours très rapproché, au sein d’une gorge profonde, et que par son établissement même elle doit annihiler la concurrence de cette concession. L’équité exige, puisque le gouvernement veut aujourd’hui s’ériger en entrepreneur de routes et de transports, qu’il rachète des concessions qu’il a jadis lui-même encouragées. La position serait tout autre de particulier à particulier luttant sur le même passage ; mais ici l’Etat est tenu de toute justice au rachat, et les concessionnaires sauront bien de gré ou de force l’y obliger en se débarrassant ainsi d’une mauvaise entreprise qui ne leur donne que 3 p. c. et qui ne leur sera plus d’aucun rapport après la construction nouvelle.
Par l’appréciation de ce seul fait, je demande quelle créance il faut ajouter aux autres estimations, et s’il est bien prudent de s’en rapporter entièrement au bon marché des ingénieurs. Ajoutons, d’après l’aveu même des auteurs du mémoire (page 31, en réplique à celui de M. Vifquain), que la durée des ornières d’une route en fer ne dépasse point les 40 années, et qu’alors l’usure oblige de les renouveler entièrement. Que devient, après cet aveu, le système d’amortissement basé dans le premier mémoire (page 100), et dans le projet de la loi même (article 8) sur les revenus de la route ? L’emprunt contracté pour l’établissement de la première chaussée sera à peine remboursé de moitié, qu’il faudra songer à en négocier un second pour renouveler l’ouvrage, et ainsi de suite. N’oublions pas, du reste, qu’il s’agira encore d’un troisième emprunt supplémentaire (page 101 du premier mémoire pour confection première des locomotives), dépense que prudemment on ne suppose pas dans le devis, afin de ne point effrayer la chambre par de gros chiffres. Où irons-nous, messieurs, avec un tel système, et quelle plaie profonde n’allons-nous pas ouvrir de gaieté de cœur au sein du pays ?
Quant à la direction de cette grande communication, d’Anvers sur l’Allemagne par le Limbourg, de Malines sur Tongres, de Malines sur Verviers par Louvain et Liége, la section centrale dont j’avais l’honneur de faire partie a choisi, de commun accord avec l’Etat, cette dernière voie. Vous savez que les obsessions des localités n’ont pas manqué au pouvoir pour obtenir ce tracé, les habitants de ces localités s’imaginant qu’une route en fer convertit tout en or sur son passage, et que par elle la prospérité va se répandre jusque dans les moindres bourgades, tandis que, par l’expérience acquise en Angleterre, on s’aperçoit qu’un tel ouvrage ne profite souvent qu’aux deux extrémités, et que les intervalles éprouvent l’effet tout contraire de celui des canaux et des routes ordinaires.
La rapidité de ces communications nouvelles et leur éloignement forcé du centre des villes empêchent tout profit d’hébergeage, de relais, de transbordage de voitures ou de bateaux, de demeurer aux hôtelleries et à la classe ouvrière des communes intermédiaires. On voit passer la marchandise, les voyageurs devant sa porte et devant l’enceinte de ses villes, et on les voit passer très vite ; mais il n’en reste rien. Telle est cependant la séduction des choses nouvelles, que tout le monde veut avoir des routes en fer, et ce n’est pas un des moindres embarras de la fâcheuse position que le gouvernement vient de se créer, en se faisant entrepreneur de pareils ouvrages.
Le gouvernement voulant les établir aux dépens de la généralité, chacun est convaincu de son droit de réclamer le partage des bénéfices. Chaque province, chaque ville, chaque arrondissement veut arracher à l’Etat un lambeau de route en fer, et dès qu’on mettra la main à l’œuvre, on verra quelle nuée de demandes viendra accabler le pouvoir ; heureux, si, en échappant à l’importunité des pétitions, il peut préserver le pays des divisions intestines que son système aura fait surgir au sein des provinces délaissées. Mécontentements qu’il ne devra imputer qu’à sa propre volonté, vu que travaillant à la charge de tous, force lui sera d’exécuter au bénéfice de tous, différent en cela du concessionnaire qui, n’opérant qu’à ses risques et avec son argent, n’a de compte à rendre à personne, s’il choisit telle ou telle direction, et ne doit, tout en faisant du bien à son pays, songer qu’à son profit personnel.
Cela nous mène à parler des concessions et des principaux arguments dont s’arme le ministère pour rejeter loin de lui ce système. Remarquons-le d’abord : une considération non relevée dans les nombreux mémoires dont la chambre se trouve pour ainsi dire accablée et dont la plupart sont écrits dans un seul ordre d’idées, considération qui semblerait devoir rester étrangère au grand but qu’on se propose d’atteindre, a cependant paru servir de mobile secret à la détermination du ministère pour se priver des concessions.
Cette considération est (il faut bien le dire), une question de monopole de travaux publics ; une question d’existence du corps des ingénieurs. En abandonnant aux particuliers l’exécution des grands travaux publics, on a cru voir l’abandon d’une des attributions les plus essentiels du pouvoir, et l’affaiblissement de celui-ci. De plus, en laissant à l’industrie privée le choix de ses moyens et de ses agents, on s’est aperçu que la conservation du corps waterstaat, très estimable du reste par son personnel comme corps spécial dans l’Etat, deviendrait à la longue inutile ; et l’adoption de ces deux idées prédominantes, mais non avouées, dont l’une du reste, me semble erronée et l’autre peu digne d’attention, explique toute l’insistance que met le gouvernement à travailler par lui-même, croyant travailler pour lui, tandis qu’il ne fait que se préparer des embarras fâcheux, par l’application de ses ressources les plus précieuses à des entreprises hasardeuses que la fortune privée ou l’esprit d’association seuls doivent tenter ainsi qu’ils font des entreprises commerciales, industrielles et financières.
En France, en Belgique, on s’obstine à fortifier le pouvoir en lui conservant le monopole des entreprises ; aussi n’y avance-t-on guère en Angleterre et même en Allemagne où on en est encore au laissez-faire des individus ; et vous êtes témoins de ce qu’on y achève. Les hommes d’Etat des deux premiers pays prétendent cependant suivre une marche progressive et travailler à l’émancipation des esprits. Je crois, messieurs, que sans s’en douter, ils n’opèrent qu’en faveur de vieilles routines.
J’ai voulu, messieurs, réveiller dès l’abord votre attention à ce sujet. Vos esprits frappés d’une suspicion légitime pèseront ensuite avec plus de prudence ces motifs d’utilité qu’on fait valoir si fastueusement en faveur des travaux exécutés par l’Etat. Ces travaux on vous les dépeint comme très faciles à entreprendre, et j’avoue que les commencements en seront très riants ; mais attendez-vous à de cruels mécomptes ; car une fois livrés aux mains des ingénieurs, vous ne pourriez plus en sortir.
Force vous sera bien de réparer les erreurs, de combler les déficits, et, pour achever ces onéreux travaux, d’ajouter de nouveaux millions aux millions déjà consommés, ainsi que vous le voyez faire en France depuis quinze ans pour les quatre canaux. Et remarquez bien que dans ce mode d’exécution les auteurs échappent à la responsabilité pécuniaire de leurs fautes, si les ingénieurs se trompent c’est l’Etat qui en paie la façon ; en cela bien différents des concessionnaires qui supportent tout le poids de leurs propres erreurs, et font jouir gratuitement le pays des résultats de leurs entreprises ; avantage assez grand, ce me semble, pour ne point repousser ces concessionnaires qu’on se plaît sans cesse à nous présenter comme des espèces d’ogres engloutissant d’immenses bénéfices au détriment de la générosité, comme d’avides accapareurs de la fortune publique ; eux, au contraire, qui s’efforcent de la vivifier par le concours de leurs fortunes privées.
Mais, du reste, voyons si, dans tous les développements de ce projet, ses promoteurs sont bien d’accord avec eux-mêmes et avec leurs précédents. Je parle ici des ingénieurs et du gouvernement. On va en Angleterre, on parcourt les routes en fer, on y lève des plans ; de retour, et tout satisfait du spectacle merveilleux de cette grande île présenté par la multiplicité de ses rapides communications, on proclame ce pays modèle ; on annonce que par les routes en fer seulement la Belgique peut atteindre à ce haut degré de puissance industrielle, qu’il faut se hâter d’en établir, ainsi qu’on l’a fait en Angleterre, ainsi qu’on le fait sur le continent américain, ainsi qu’on va le faire en Allemagne, et alors, quoique tout pénétré de ces exemples, quoique les citant pour ainsi dire à chaque ligne, on propose d’agir tout différemment que ne le font et l’Angleterre, et l’Amérique et l’Allemagne.
Là on a vu que le système des concessions a tout créé, a tout vivifié, a tout enrichi, et on ne veut pas du système des concessions ; on interpelle même ce mode de système rétrograde anti-progressif, et c’est alors vers la France qu’on se retourne pour justifier l’application de ses actes, vers cette France capitale du monopole de l’instruction, du monopole des travaux publics, du monopole de l’industrie et du commerce, et dont le système des douanes est aussi en arrière que celui des Espagnes et de l’Italie ; vers cette France enfin où l’on ne peut raccommoder une voie vicinale que de par le roi et les ingénieurs, et où une population active lutte depuis deux siècles contre son gouvernement, pour s’affranchir des liens de la féodalité et obtenir des franchises municipales ; on va même plus loin, et ici le manque d’esprit de suite devient encore plus évident. Poussé un instant par une conception très large du libéralisme, on provoque des chambres une loi des concessions, mais à peine une ou deux grandes sociétés viennent-elles, armées de cette loi, solliciter des concessions qu’on écarte ou plutôt qu’on enfouit leur demande dans les cartons ministériels, les enquêtes, les autorisations sont refusées, et le gouvernement se fait concessionnaire. Pourquoi alors faire une loi ?
On craint, dit-on, que dans des entreprises aussi vastes, qui ne tendent à rien moins qu’à desservir toute la circulation d’un royaume, une société ne devienne par l’influence de ses tarifs, de ses transports, un Etat dans l’Etat, et que ses immenses bénéfices ne lui fassent accaparer toutes les richesses, tous les profits des particuliers ; mais je dirai d’abord qu’une société n’est qu’une réunion collective des intérêts privés, et que si la société s’enrichit, ce sont réellement les particuliers qui s’enrichissent.
Mais cette objection étant bonne contre les sociétés qui tendent à faciliter les grandes communications d’un pays, pourquoi permettre l’établissement de celles dont le but est de faire circuler les richesses monétaires d’un pays telles que les banques ? Pourquoi encourager les grandes sociétés commerciales, les sociétés cotonnières ? car là le danger est le même, car ces sociétés peuvent également s’emparer, à la longue, de l’argent, du commerce, des fabriques d’un royaume, et en monopoliser les bénéfices. Cependant ce danger n’est qu’illusoire, et on le sait bien. Il l’est aussi pour la construction des routes. Mais ici comme en France le gouvernement s’est, depuis longtemps, constitué fabricant de routes, et il faut bien que lui et ses fonctionnaires travaillent.
Je ne m’arrêterai point à réfuter dans ce moment tous les arguments, toutes les théories brillantes dont on veut éblouir vos esprits pour justifier le projet en discussion. J’attendrai le développement de cette discussion. Je verrai comment nos adversaires expliqueront à la chambre la nature de l’hypothèque qu’ils prétendent offrir aux bailleurs de fonds sur les revenus de la route, revenus qu’ils se réservent cependant d’amoindrir par l’abaissement facultatif des tarifs. Les bailleurs ne seront pas, je crois, gens à se contenter d’une pareille hypothèque, surtout dans l’absence du tableau des tarifs qu’on nous refuse.
Je serai curieux d’entendre la réponse qu’on adressera aux griefs élevés par les provinces du midi du royaume, dont on avoue, dans les mémoires, page 8, que l’exportation pour les charbons en Hollande sera, pour ainsi dire, détruite par la concurrence de ceux de Liége. Toutes ces explications seront fort embarrassantes, moins embarrassantes cependant que l’exécution elle-même, dont je m’attriste de voir le gouvernement s’attirer toute la responsabilité.
Mais enfin le gouvernement fera sa route si nous lui en votons l’autorisation ; il la fera si une guerre, si quelques grandes catastrophes ne viennent pas interrompre ses travaux ; car alors les fonds votés pour les routes iront s’absorber dans des armements, et il faudra recommencer à nouveaux frais et à de longs intervalles, tandis que les concessionnaires doivent et peuvent toujours agir, agissant dans un but spécial. Cependant la route achevée, craignez que le gouvernement ne soit alors lui-même possédé de cet esprit étroit de propriétaire, qu’il reproche aux sociétés, que ce gouvernement ne repousse toute concurrence, toute amélioration progressive des voies de communication, dans les mêmes région qu’il exploite. Que dis-je, cette jalousie d’entrepreneur, cet esprit de monopole s’est déjà emparé de lui, depuis qu’il est descendu des hautes sphères de surveillance qu’il n’aurait jamais dû quitter. Sans sa jalouse opposition depuis trois années, nous posséderions une partie de cette route en fer qu’on est encore réduit à discuter maintenant. L’esprit d’association vous ferait déjà rouler en locomotives d’Anvers à Bruxelles.
Sans cette même préoccupation de monopole, nos hommes du ministère, hommes, en toute autre circonstance, de progrès et de haut libéralisme, rejetteraient-ils avec tant de dédain l’invention et l’application de ces voitures à vapeur sur les routes ordinaires ; ils suivraient au contraire, d’un œil curieux tous ces essais chaque jour plus heureux, des Gurney, des Hancock, des Mascerone, et se rappelleraient que, lorsqu’au 16ème siècle, un mécanicien espagnol, et lorsqu’en 1811 l’Américain Fulton essayèrent, l’un à Barcelone et l’autre à Boulogne, leurs informes bateaux à vapeur, deux grands hommes Charles-Quint et Napoléon virent aussi la possibilité usuelle de cette navigation nouvelle, et aujourd’hui ces vaisseaux sillonnent toutes les mers.
Il en sera sans doute ainsi des voitures à vapeur, car la perfectibilité indéfinie est donnée au génie de l’homme ; perfectibilité d’autant plus rapide que l’esprit humain devient plus éclairé et que plus de personnes le sont. Ces voitures rouleront sans doute moins vite sur nos pavés actuels que ne le font les locomotives sur les railways ; mais on pourra construire d’autres routes pavées de dallées, et bien moins coûteuses que les chemins à rainures en fer ; et c’est devant ces éventualités qu’on veut nous faire voter des millions !
Il me reste une dernière considération à vous mettre sous les yeux : la révolution belge, parmi tous les bienfaits qu’elle a répandus sur le pays, doit, selon moi, compter comme un des plus précieux celui d’avoir fermé une plaie toujours plus saignante, toujours plus profonde, que la main fiscale de la Hollande nous avait faite. Je veux parler du syndicat d’amortissement. Personne n’ignore que dans cet abîme sans fond et sans contrôle aurait fini par s’engouffrer toute la fortune publique de notre belle patrie. Craignons, messieurs, que nos mains imprévoyantes n’aillent creuser sous nos pays un même abîme. Vingt à trente millions nous sont demandés pour des routes en fer ; mais qui nous en garantit la suffisance ? Si l’affreux déficit se découvre, les chambres, liées par leur premier vote, devront y suppléer, l’ouvrage pour être profitable, devant atteindre son terme, et les mécontentements publics et les violences des contribuables surgiront alors avec la demande des millions nouveaux ; et cette nature de plainte sera bien plus difficile que tout autre à apaiser, car seule elle fait naître les révolutions.
La Hollande, messieurs, est restée rongée au cœur de ce syndicat d’amortissement extirpé à grande peine de notre administration ; la France elle-même se débat péniblement chaque année sous les besoins incessants du creusement de ses canaux. Sachons mettre à profit ces exemples si proches et si frappants. Ecartons de nos belles provinces ces charges accablantes, ces emprunts onéreux, fléaux des nations modernes ; gouvernons la Belgique en bons pères de famille, payons ses dettes politiques et n’en contractons de nouvelles que pour ses besoins les plus urgents. N’allons pas grever la génération future d’engagements indéfinis, d’embarras d’argent inextricables. La banqueroute s’ensuivrait, et cette génération si belle, si pleine d’avenir, se verrait arrêtée dans son essor de prospérité et n’aurait que des reproches bien sévères à adresser à ses imprudents devanciers.
Voilà mon opinion.. Elle se résume en peu de mots. Je regarde une route en fer comme utile, mais non comme indispensable au bien-être du pays. J’estime que cette communication doit être construite à double voie, contiguë de l’Océan à l’Allemagne, et par cela même je suis convaincu que les millions demandés seront loin de suffire à son achèvement. Je désire éviter au gouvernement des déficits et des embarras ; je veux que pour se préserver des embarras, il essaie au préalable de la voie des concessions. Je veux enfin la route en fer, mais je ne la veux point par le mode de construction actuelle.
M. Donny. – Messieurs, député d’une ville dont les intérêts vitaux sont intimement liés à l’objet en discussion, je ne suis pas sans crainte de voir attribuer à l’esprit de localité l’opinion consciencieuse que je vais émettre. Pour dissiper autant qu’il est en moi une prévention qui ne serait fondée en aucune manière, je m’abstiendrai de tout argument qui ne soit pas tiré directement de l’intérêt général du pays.
Je me suis posé cette question : Faut-il construire une route en fer ? et je n’ai pu y répondre d’une manière absolue ; j’ai trouvé que ma réponse devait être négative, si la route devait être construite dans l’intérêt de quelques localités privilégiées, mais qu’elle devait être affirmative si l’on voulait obtenir des résultats plus élevés ; s’il s‘agissait de procurer au pays le moyen de lutter, quant au commerce maritime, avec nos voisins ; s’il s’agissait encore de donner au pays un nouveau moyen de s’affranchir des molestations que nous devons craindre de nos ennemis.
Messieurs, en m’exprimant d’une manière aussi positive, j’éprouve le besoin de vous développer sur quels motifs mon opinion se trouve fondée.
J’ai dit que je désapprouverais la route, si elle devait avoir pour résultat de procurer à quelque point privilégié du royaume des avantages nouveaux ; peut-être, messieurs, quelques-uns d’entre vous seraient-ils d’opinion qu’il est assez inutile de fixer son attention sur une hypothèse semblable, attendu qu’il ne peut entrer dans l’esprit d’aucun homme sensé de vouloir faire construire une route en fer par l’Etat dans la vue d’obtenir quelques avantages locaux.
Mais, pour partager cette manière de voir, je devrais avoir perdu complètement le souvenir du premier projet de MM. les commissaires du Roi ; je devrais avoir oublié que ce projet tendait évidemment à sacrifier l’intérêt général du pays aux exigences d’une certaine localité. Et en effet, messieurs, n’était-ce pas là évidemment la tendance d’un projet qui donnait à un seul de nos points maritimes la jouissance exclusive du chemin en fer, sans s’inquiéter le moins du monde de ce que deviendraient tous les autres, sans s’inquiéter davantage de ce que deviendra la route elle-même, alors que le commerce du point privilégié aurait été suspendu ou par des entraves de la part de nos ennemis, ou par l’effet naturel des saisons ?...
N’était-ce pas encore là évidemment la tendance du projet, lorsqu’il nous faisait voir en perspective la construction d’un immense canal, coûtant des frais énormes, qui ne pouvait procurer au pays aucun avantage général, et qui n’avait d’autre utilité que de permettre en certaines circonstances de débarquer sur un point privilégié de la Belgique des marchandises qui, sans cela, auraient été débarquées sur un autre point ? Je sais, messieurs, que ce premier projet a été modifié ; mais je ne vois nulle part de garantie certaine qu’on ait complètement abandonné ce premier système. Je demanderai des garanties à cet égard, et j’espère que la chambre ne me les refusera pas.
J’ai dit que pour obtenir l’appui de mon vote, le chemin de fer devait procurer à notre commerce maritime le moyen de lutter contre celui de nos voisins ; ici, messieurs, je dois vous faire remarquer que je n’entends pas parler de cette espèce de commerce maritime qui consiste dans l’exportation de nos produits et dans l’importation des matières premières dons nous avons besoin ; ce commerce maritime-là mérite sans doute aussi toute notre sollicitude, et je serai toujours un des premiers à l’encourager, Mais ce n’est pas ce commerce que j’ai en vue pour le moment ; j’ai voulu vous parler du commerce de transit ; et à cet égard je crois utile d’entrer dans quelques explications.
Il existe un mouvement commercial immense entre l’Allemagne et les pays occidentaux d’outre-mer ; ce mouvement nécessite l’emploi d’un nombre considérable de bâtiments de mer.
Quelques-uns de ces bâtiments naviguent des ports de l’Allemagne septentrionale ; mais d’autres, et c’est le plus grand nombre, dans certaines circonstances au moins, fréquentent les ports de la France, de la Belgique ou de la Hollande ; c’est dans ces ports-là qu’ils viennent charger les marchandises venant d’Allemagne ; c’est aussi là qu’ils viennent décharger les marchandises destinées pour ce pays. Dans l’un et dans l’autre cas, ces marchandises se rendent à leur destination en traversant le territoire de l’un des trois pays, et c’est là ce qui constitue le transit.
Le transit a toujours été considéré par tous les pays, comme une source de prospérité. La Hollande a fait dans tous les temps tous ses efforts pour le fixer sur son territoire ; aujourd’hui encore, malgré les embarras financiers où elle se trouve, malgré les charges qui l’accablent, elle semble redoubler d’énergie à cet égard ; et non contente de ses rivières et de ses canaux, non contente de la navigation à vapeur qu’elle y a organisée, elle se prépare encore à construire un chemin en fer qui doit lier ses ports aux frontières de la Prusse, et cela, messieurs, dans l’intérêt seul du transit.
La France ne montre pas moins de sollicitude pour le transit. Vous savez qu’en France on s’occupe sérieusement d’un projet de route en fer qui traversera le pays et fera communiquer le Havre avec les frontières de l’Allemagne. Cet ouvrage gigantesque sera fait exclusivement dans l’intérêt du transit.
Mais ce n’est pas assez sans doute que de vous apprendre quelle est l’opinion que les nations voisines se sont formées du commerce de transit. Il faut que je vous indique encore quelques-uns des avantages qui résultent de ce commerce.
Ici je me montrerai fidèle à la règle que je me suis prescrite en commençant ; je ne vous parlerai que des avantages qui profitent à l’intérêt général du pays.
Je vous ferai remarquer d’abord que l’embarquement, le déchargement et le passage d’une marchandise étrangère sur notre territoire ne peut avoir lieu sans occasionner de grandes dépenses ; que les dépenses sont supportées en totalité par la marchandise ; et comme celle-ci voyage pour compte étranger, il en résulte que c’est en définitive l’étranger qui supporte toutes ces dépenses. Une conséquence du transit est donc de faire verser dans le pays, par l’étranger, des valeurs qui, sans le transit n’y seraient pas arrivées.
Le transit doit attirer dans nos ports une grande affluence de navires ; et cette affluence est par elle-même une source de nombreux avantages pour le pays. D’abord elle produit une augmentation directe des revenus du trésor : chaque navire qui fréquente nos ports est obligé de payer un impôt en faveur de l’Etat ; impôt assez considérable et connu sous le nom de tonnage. Attirer l’affluence des navires dans nos ports, c’est augmenter considérablement les produits de cet impôt, c’est augmenter les revenus du trésor.
Un second avantage de l’affluence des navires, est l’augmentation de la consommation des produits de notre pays : ces produits sont consommés par les navires ou en approvisionnements de mer, ou sur les lieux mêmes ; ou bien ces produits sont employés à la réparation des bâtiments. Un navire de mer est un espèce de meuble qui se trouve en réparation constante : il n’est jamais un seul bâtiment qui rentre dans un port quelconque sans avoir quelque chose à réparer, quelque chose à compléter, soit au bâtiment, soit à ses agrès et apparaux ; et pour les réparations l’on met à contribution le bois de nos forêts, les métaux de nos mines, les produits de notre agriculture, les produits de nos fabriques. Tous les produits du pays sont tour à tour employés à satisfaire aux besoins de la navigation.
Un troisième avantage que doit procurer au pays l’affluence des navires dans nos ports, c’est une plus grande facilité donnée au transport de nos produits sur les marchés étrangers.
Lorsqu’un bâtiment étranger a déchargé dans nos ports les marchandises destinées pour l’Allemagne et qu’il se dispose à retourner dans son pays, il faut, de deux choses l’une, ou bien qu’il retourne sur lest, ou bien qu’il tâche d’obtenir un chargement. Comme un retour sur lest ne peut lui procurer aucun bénéfice et le soumet à quelque frais particulier, son choix est bientôt fait : il tâche d’obtenir un chargement, et pour l’obtenir, il se contente du fret le plus modique.
Lorsqu’il y a dans un port un grand nombre de bâtiments qui se trouvent dans cette position, il s’établit naturellement entre eux une concurrence qui fait baisser le prix du fret au plus bas taux possible ; plus le fret est bas, plus l’on peut économiquement transporter nos produits sur les marchés étrangers.
Messieurs, après vous avoir entretenu de quelques-uns des avantages du transit, il me reste à vous dire de quelle manière on peut assurer au pays la jouissance de ce commerce. A cet égard je vous ferai remarquer que le commerce de transit comme tout autre commerce se fixera toujours là où il trouvera les plus grands avantages. Il ne s’agit donc que de procurer à ce commerce des avantages supérieurs à ceux que lui offrent la France et la Hollande.
Quant à la concurrence avec la France, je pense que nous n’avons pas de motif pour la redouter. D’abord un chemin en fer en France, en supposant qu’il fût construit en même temps que le nôtre, serait toujours beaucoup plus long que celui-ci ; et par conséquent notre chemin en fer présenterait toujours plus d’économie pour le temps, plus d’économie aussi pour les frais. Indépendamment de l’avantage que nos avons à ce titre sur la France, nous avons encore celui d’avoir un système de douanes qui peut se plier facilement aux exigences du transit, tandis que le système des douanes françaises présentera toujours un obstacle invincible de ce commerce. Nous n’avons donc rien à craindre de la concurrence de la France.
Quant à la Hollande, sa concurrence est plus à redouter ; cependant nous possédons des avantages naturels qui ne sont pas à la disposition de la Hollande. Les ports de la Hollande sont obstrués par les glaces pendant une grande partie de l’année ; à la vérité, l’un des ports de la Belgique se trouve dans le même cas ; mais nous avons un autre port qui est abordable en toute saison. Ainsi, déjà sous ce rapport, le commerce du transit peut trouver en Belgique des avantages qui n’existent pas en Hollande.
Le port de la Hollande le plus voisin de l’Angleterre en est encore à une distance telle qu’il est impossible de faire le trajet en une journée ; il faut nécessairement passer une nuit en mer. Nous avons également en Belgique un port qui est dans ce cas. Mais nous avons un autre port qui est si voisin de l’Angleterre que le trajet se fait en une journée. Or, c’est là un avantage extrêmement grand, surtout pour les voyageurs ; et ceux d’entre vous qui ont fait le voyage d’Angleterre conviendront sans doute avec moi que toutes choses égales d’ailleurs, 99 voyageurs sur 100 préféreront le passage par la Belgique, à celui par la Hollande, alors que d’un côté ils font la traversée en un jour, et que de l’autre ils ont une nuit à passer sur mer.
J’ai dit qu’une autre condition que doit remplir le projet de chemin en fer pour obtenir mon approbation était de nous procurer le moyen de nous affranchir des entraves que la rivalité de la Hollande peut nous faire craindre. En effet je pense que nous avons toujours à redouter de sa part des entraves dans la navigation de l’Escaut si nous ne trouvons pas moyen d’y opposer quelques barrières.
Je sais que MM. les commissaires du Roi ne partagent pas à cet égard ma manière de voir, qu’ils sont dans une sécurité parfaite sur la navigation de l’Escaut dont, suivant eux, la liberté ne saurait être mise en doute. Si je vous demande, MM. les commissaires du Roi, quels sont vos motifs de sécurité, vous me répondrez probablement qu’ils sont tirés d’abord du traité de Vienne, qui consacre en principe la liberté de la navigation de tous les fleuves, ensuite du traité du 15 novembre, qui stipule spécialement la libre navigation de l’Escaut, et enfin, de la garantie dont la France et l’Angleterre ont entouré ce traité. Si tels sont les seuls motifs que vous ayez à faire valoir pour justifier votre sécurité, ils sont loin de me rassurer. Croyez, quant à vous, que le traité de Vienne dans lequel nous n’avons été partie contractante, ni directement, ni indirectement, et, qui ne fait que consacrer un principe général, puisse être une barrière suffisante contre les entreprises d’une nation, qui par sa position sera toujours non seulement la rivale, mais encore l’ennemi de la Belgique !...
Croyez encore, si vous le pouvez, que le traité du 15 novembre si péniblement élaboré, conclu, si incomplètement ratifié, si peu exécuté encore, sera peut-être le seul traité qui ne sera jamais violé dans aucune de ses dispositions, ni par aucune des parties contractantes !... Croyez encore que le roi Guillaume, dont nous connaissons tous le caractère, se fera un point de conscience d’exécuter fidèlement ce traité du 15 novembre qui anéantit ce qu’il appelle encore ses droits légitimes ; ce traité qui érige en nation libre et indépendance ces Belges qui l’ont si honteusement chassé du trône, et qui ne seront jamais, à ses yeux, que des infâmes rebelles !...
Croyez encore que la nation hollandaise, qui n’a jamais reculé devant aucun sacrifice lorsqu’il s’est agi de s’opposer à la navigation de l’Escaut, changera tout à coup, de caractère ; qu’elle oubliera les intérêts vitaux de son commerce, et demeurera paisible spectatrice d’une navigation qui doit tôt ou tard donner la mort à son commerce ! Croyez enfin, si vous le pouvez, que la France et l’Angleterre ne se lasseront jamais de nous protéger alors même que cette protection serait en opposition directe avec leurs intérêts !...
Si votre croyance peut aller jusqu’à ce point, je puis la respecter, mais il m’est impossible de la partager.
Je partage au contraire entièrement les craintes exprimées par toutes les autorités du pays sur la manière dont le traite du 15 novembre sera exécuté par la Hollande, et quand je parle d’autorités, je vous range dans ce nombre, MM. les commissaires du Roi. Souvenez-vous des craintes que vous avez manifestées sur l’exécution du traité du 15 novembre, relativement à la route de Sittard. Ces craintes étaient fondées, et je les étends, moi, à la navigation de l’Escaut ; en cela, je ne fais que réparer une omission que vous avez faite ; car vous conviendrez sans doute que le traité du 15 novembre ne doit pas être plus fidèlement observé pour la navigation de l’Escaut, que pour la route par Sitard.
D’ailleurs quand, à l’occasion d’un objet aussi important pour le pays, il s’agit de calculer le degré de confiance que nous devons avoir dans la Hollande et dans la maison d’Orange, je ne crois pas qu’il soit sans utilité de consulter l’histoire. Et lorsque je parle de l’histoire, mon intention n’est pas de citer celle des siècles passés ; l’histoire dont je veux parler est gravée en caractères ineffables dans les actes arbitraires et inconstitutionnels qui pendant quinze ans ont pesé sur la Belgique. Cette histoire est celle qui place en regard les stipulations de Londres déterminant les droits et les devoirs de la maison d’Orange ; la loi fondamentale, frauduleusement imposée à la Belgique et le message du 11 décembre, impudente violation et des stipulations de Londres, et de la loi fondamentale. Si après avoir étudié ces rapprochements, vous persistez dans votre sécurité et dans votre confiance dans la Hollande, fixez vos regards sur les ruines qui nous entourent ; allez méditer sur la place où reposent les Belges tombés sous la mitraille hollandaise, et venez nous dire alors, la main sur la conscience, si d’ici à de longues années il est possible que la confiance s’établisse entre la Hollande et la Belgique, entre la maison d’Orange et le peuple qu’elle a fait mitrailler. (Très bien !)
Vous me direz que c’est encore moins sur les traités que se fonde votre sécurité, que sur le courage de la nation belge et sur la position respective de la Hollande et de la Belgique ; qu’une nation de 4 millions d’habitants, une nation pleine de courage et d’énergie, saura faire respecter ses droits ; qu’ils ne les laisseront pas violer par un peuple de 2 millions d’habitants, qui d’ailleurs n’a pas l’énergie que donne la liberté.
Je vais vous suivre sur ce terrain, et vous faire de plus les concessions les plus larges. Je vais vous accorder des résultats auxquels l’imagination la plus brillante n’oserait pas prétendre.
Je suppose qu’un navire belge remontant l’Escaut soit arrêté par la marine hollandaise, non pendant quelques jours, mais pendant quelques heures seulement. Aussitôt la Belgique est en armes pour punir cette violation des traités. Par suite de l’espèce de corrélation diplomatique qu’on a établie entre la ville de Maestricht et la navigation de l’Escaut, nous bloquons Maestricht, et bientôt nous entrons triomphants dans ses murs. Ce n’est pas tout. Le Brabant septentrional, encouragé par nos victoires, lève l’étendard de la liberté ; ses efforts sont couronnés du succès. Ce n’est pas tout encore : les puissances du. Nord oublient les rapports de politique et de parenté qui existent entre elles et la maison d’Orange, s’abstiennent de toute intervention et nous laissent punir à notre aise notre rivale de son manque de bonne foi. Enfin, la Hollande déshonorée, ruinée, écrasée, tombe aux pieds de la Belgique. Un nouveau traité irrévocable est signé, et la libre navigation de l’Escaut est de nouveau garantie à jamais.
Voilà, je pense un résultat assez glorieux. Voici maintenant le revers de la médaille. Pour obtenir ces résultats, le sang belge aura coulé à grands flots ; la dette publique aura été augmentée de quelques centaines de millions ; le commerce étranger aura déserté la Belgique, et lorsque nous aurons obtenu la libre navigation de l’Escaut, il n’y aura personne pour l’exploiter, l’agriculture, l’industrie, le commerce tout aura souffert ; et ce ne sera peut-être pas trop d’un quart de siècle pour ramener la prospérité primitive dont jouissait le pays.
Après avoir porté vos regards sur quelques-uns des résultats naturels d’une guerre même glorieuse, je me crois fondé à dire qu’il est de l’intérêt général de ne point chercher dans la force des garanties que l’on peut trouver ailleurs ; et j’ajoute qu’on peut en trouver ailleurs. Il suffit en effet pour cela de construire une route en fer et de lui donner une direction convenable.
La Hollande ne songera jamais à entraver la navigation de l’Escaut pour le plaisir mesquin de ruiner quelques particuliers ; si elle viole les traités, ce ne sera que pour détruire le commerce de la Belgique entière. Pour empêcher cette violation des traités, ces entraves à la navigation de l’Escaut, il ne s’agit que de faire en sorte que le commerce maritime de la Belgique soit aussi indépendant que possible de cette navigation. Le commerce maritime jouira de cette indépendance, si l’on construit un chemin de fer qui lie le port d’Ostende au port d’Anvers. La conséquence nécessaire de cette construction sera qu’en cas d’entraves apportées à la navigation sur l’Escaut, le commerce de la Belgique ne sera ni entravé ni arrêté. Il prendra seulement la route d’Ostende au lieu de prendre celle de l’Escaut, et les marchandises, en faisant le détour par Ostende, arriveront aussi promptement à Anvers qu’elles y seraient arrivées par l’Escaut. La route construite, l’Escaut sera libre de toute entrave, et le sera pour toujours.
Messieurs, je me résume en déclarant que je voterai pour la construction d’une route en fer, si elle aboutit au port de la Belgique qui remplit à la fois ces trois conditions : d’être le plus voisin de l’Angleterre, d’être abordable en toute saison, et enfin de pouvoir au besoin remplacer les eaux de l’Escaut. Mais si le chemin de fer devait être sans communication avec ce port je voterai contre sa construction ; car je considérerais cette construction comme ne présentant aucun des avantages que le pays doit attendre d’une route en fer, telle que le réclame l’intérêt général du pays.
M. Lardinois. - Messieurs, si nous étions tous parfaitement pénétrés de ce qui a été écrit depuis un an sur les chemins en fer, et notamment sur le projet à l’ordre du jour, nous pourrions nous borner à une courte discussion générale, et passer immédiatement à l’examen des articles ; mais il est dans la nature des choses que les meilleures combinaisons trouvent toujours des contradicteurs, parce que tous les intérêts ne sont pas identiques : de là naissent les divergences d’opinion qui influent plus ou moins sur nos résolutions. Je prends donc la parole avec la croyance de ne rien dire de nouveau, mais persuadé aussi qu’il est de ces raisons qu’on est obligé de reproduire souvent, afin d’amener les esprits rebelles à céder aux vérités utiles.
Nous ne pouvons pas nous dissimuler que, sous le rapport de sa constitution physique, la Belgique ne présente pas les caractères de force et d’indépendance qui sont l’apanage des grands Etats. D’une étendue bornée avec des frontières d’une difficile défense, soumise aux inconvénients d’une neutralité équivoque, elle manque des premiers éléments qui forment la puissance des corps politiques. Dans cette position, que doivent faire les hommes qui président aux destinées du pays ? c’est de reconnaître le vrai état des choses, et de se garantir des illusions dangereuses qui nous font prétendre à ces conditions d’existence impossible de réaliser ! C’est, après avoir organisé les institutions qui doivent compléter notre droit politique, de nous occuper sans cesse des sources de prospérité publique qui sont en notre possession.
L’histoire des nations nous apprend que la richesse fut la cause de la grandeur et de la puissance des peuples. Ceux de l’antiquité et du moyen-âge acquéraient leurs richesses par la conquête et le pillage ; mais ne profitant qu’aux plus forts elles se concentraient dans un petit nombre de familles et la masse de la population continuait à supporter le joug de l’esclavage et de la misère. Avec le progrès des lumières la conduite de l’homme s’est améliorée, il a pu travailler pour son profit, et le travail libre, messieurs, fut un des grands bienfaits de la civilisation.
C’est par lui que la fortune publique se forme et s’agrandit, et que la dispersion des richesses s’opère dans toutes les classes de la société. Reconnaissons donc que la richesse est un puissant auxiliaire de la force des empires, qu’elle en est même la base et la mesure : elle donne à l’homme plus d’indépendance, il comprend mieux sa dignité, et la société est d’autant plus forte, que tous les individus sont intéressés au succès des affaires générales.
Inutile, messieurs, d’expliquer de quoi se compose la richesse et quels en sont les effets. Nous savons tous que, dans les rapports extérieurs des Etats modernes, elle exerce une influence incommensurable. Cette digression a pour but de faire comprendre qu’avec le secours de la richesse, la Belgique peut balancer les autres moyens de puissance qui lui manquent. Nous tenons en nos mains ce grand levier, sachons le fortifier et en user convenablement : alors nous interviendrons avec succès dans les combinaisons politiques qui pourraient nous intéresser.
Je ne proclamerais pas ces vérités consolantes, messieurs, si j’étais animé de sentiments hostiles à mon pays ; mais agissant sans arrière-pensées, ne voulant ni la restauration, ni d’autres bouleversements politiques, je combats l’opinion, répandue à dessein par nos ennemis, que nous sommes un peuple ingouvernable : c’st pourquoi je me garderai bien de m’opposer directement ou indirectement aux grandes mesures qui doivent consolider notre Etat naissant, et donner à l’étranger une haute idée de la capacité des Belges. Je pense que cette conduite doit être suivie par tous les vrais patriotes.
Une conception heureuse pour la richesse publique est, sans contredit, celle du chemin en fer qui doit parcourir la Belgique d’un bout à l’autre, et la sillonner en tout sens. Les grandes voies de communication sont à un pays ce que les veines sont au corps humain. Cette pensée fut comprise par les ministères qui se sont succédé depuis la révolution ; et l’honorable M. de Theux peut se glorifier, à juste titre, d’avoir été le premier qui a formulé et présenté un projet pour une si belle entreprise.
Et comment un homme d’Etat n’abonderait-il pas dans un projet dont les résultats avantageux frappent tous les yeux ? N’est-ce pas un des meilleurs moyens de diminuer nos difficultés politiques, et notamment celle pour la liberté de l’Escaut ? N’est-ce pas le plus sûr moyen de rallier les esprits en ouvrant de nouvelles sources de prospérité à l’agriculture, au commerce et aux manufactures ? Huskisson attribuait à l’industrie les succès militaires de son pays.
La plupart des Etats de l’Europe encouragent les améliorations intérieures, parce qu’avec de meilleurs communications les produits agricoles manufacturés baissent de prix et permettent aux classes ouvrières de se procurer à bon compte les objets de première nécessité, et à atteindre plus d’aisance. Elles facilitent également la concurrence des produits sur les marchés extérieurs. Animée de sa force commerciale intérieure, l’Angleterre a pu renverser ses rivaux partout où elle s’est présentée.
La baisse des prix des matières premières amène essentiellement l’augmentation de consommation des produits et les bénéfices se multiplient. Ce sont là des faits que l’expérience vérifie chaque jour.
Il est aujourd’hui manifestement reconnu que parmi les grandes voies de communications, les chemins de fer sont préférés aux canaux. Une route en fer absorbe moins de capitaux, présente plus d’économie, et l’on peut en faire usage dans toutes les saisons. Elle ne craint ni les gelées ni les sécheresses, ni toute autre cause de destruction ; elle peut être établie sous terre comme sur terre, et on peut la dirigera à volonté sur tous les grands foyers industriels, ce qui ne peut pas avoir lieu pour un canal qui enlève en outre les meilleures terres à l’agriculture.
Un chemin en fer procure donc vitesse, économie et agrément. Les contrées qu’il traverse en retirent un avantage immense ; car vous avez pu remarquer que l’étendue des villes, leur population et la richesse des habitants sont presque toujours en raison de la facilité des communications. Les propriétés qui avoisinent augmentent de valeur ; en multipliant la vitesse, on abrège le temps et l’espace, et tel fermier qui ne parcourait qu’une zone de deux lieues pour vendre ses denrées, pourra fréquenter les marchés éloignés de six lieues, et revenir à son domicile en une ou deux heures. Je vous citerai pour exemple l’Irlande qui a trouvé un débouché facile et considérable à ses produits par l’érection de sa route en fer de Liverpool à Manchester.
Lorsque le projet de cette route parut en Angleterre, mille objections s’élevèrent pour le combattre, et rien ne fut épargné par les intérêts contraires, pour le faire avorter. Mais toutes les ligues, toutes les ruses pour rendre son exécution impossible, échouèrent devant le bon sens du peuple anglais. Malgré 800,000 francs de frais préliminaires, on remarquait que les actions de cette route gagnaient 15 p.c. avant l’approbation du parlement.
Nous devons nous féliciter, messieurs, d’avoir été précédés dans la carrière des chemins de fer par d’autres peuples ; nous pourrons profiter de leur expérience et éviter les fautes inhérentes aux grands travaux qui n’ont pas encore été sanctionnés par la pratique. Un autre avantage, c’est d’avoir des données certaines qui permettent d’établir des calculs exacts contre lesquels viennent se briser les allégations de la mauvaise foi. Suivant M. Cordier, les routes en fer offrent une économie des six septièmes sur les meilleures routes de niveau. Il est aussi démontré mathématiquement que sur un chemin de fer un cheval tire 180 fois sa force, tandis que sur une bonne route ordinaire, également de niveau, il tire seulement 25 fois sa force, c’est-à-dire moins d’un septième : ainsi donc diminution des six septièmes de la puissance employée aux transports.
Si je ne craignais pas de sortir de la discussion générale, je m’appuierais des résultats justifiés du produit des chemins de fer en Angleterre, aux Etats-Unis en en France ; mais je devrais entrer dans beaucoup de calculs, et ils trouveront mieux leur place lorsqu’il s’agira des articles. Je vous ferai seulement observer que, dans ces pays, les actions de ces routes se vendent avec des bénéfices énormes, parce qu’elles donnent des dividendes élevés, indépendamment des retenues que l’on applique au remboursement des capitaux avancés. On compte qu’après avoir payé les frais d’exploitation, d’entretien et les intérêts, il reste au moins un quart de bénéfice du produit brut.
Vous avouerez, messieurs, qu’en présence de ces faits, c’est bien gratuitement qu’on s’effraie d’une avance considérable de fonds, fût-elle même de 40 millions, pour l’exécution du chemin en fer projeté. Il n’y a pas de doute que le mouvement commercial actuel suffit pour couvrir toutes les dépenses et forme un fond d’amortissement capable de rembourser les coûts de route en très peu d’années. D’ailleurs en quoi l’emprunt peut-il grever le trésor ? C’est une opération de crédit public appliqué à une spéculation productive, nationale, qui fournira à la Belgique des moyens puissants d’étendre l’agriculture, de satisfaire aux besoins impérieux du commerce et de l’industrie ; qui en un mot n’engagera le pays qu’à une garantie nominale.
Pour cela qui s’occupe de l’économie sociale, il y a dans l’argument que « la route grèvera le trésor public », de quoi révolter la raison humaine. Et cependant l’on ne craint pas de se présenter devant vous, messieurs, avec de pareilles armes pour combattre une entreprise patriotique qui doit féconder la fortune publique ! mais c’est en vain, elles frappent à faux et viennent s’émousser contre la solidité de son jugement.
Comment, vous refuseriez votre approbation à l’emploi d’un crédit qui multipliera les valeurs à l’infini, et vous n’avez pas balancé un seul instant lorsqu’il s’est agi d’accorder successivement au département de la guerre plus de 250 millions qui ont été absorbés sans profit aucun pour l’Etat ? Raisonner de la sorte, c’est à mon avis déclarer qu’on préfère l’art de détruire ou l’art de consommer sans rien produire plutôt que l’art d’enrichir son pays.
Je crois avoir suffisamment démontré la nécessité et l’utilité du chemin en fer. Si j’avais besoin d’autres motifs je pourrais m’étayer des développements qui accompagnent la proposition de l’honorable M. de Puydt ; mais vous les connaissez tous, et je terminerai sur ce point par quelques courtes réflexions.
Beaucoup de branches d’industries trouveront un avantage immédiat dans la construction d’une route en fer par l’immense quantité de matériaux qu’elle exige. Elle offrira également un débouché constant et rapproché pour une de nos principales industries, qui mérite toute notre sollicitude, celle qui produit la fonte et le fer laminé ou forgé. Elle procurera du travail aux classes ouvrières ainsi qu’aux constructeurs de machines.
Sans moyens de communications promptes et faciles, on est réduit à s’écrier comme le ministre français, M. Thiers, dans son exposé des motifs sur les douanes : il faut maintenir les prohibitions et les gros droits, notamment sur les fers et les houilles, car il y aurait injustice à immoler les extracteurs français, parce que le pays n’a pas rendu le sol viable, seule cause de la cherté des produits ! Notez cet aveu, messieurs, il mérite d’être médité par des législateurs.
Après l’utilité du chemin de fer reconnue, il reste à résoudre le problème du meilleur système à adopter pour les travaux publics. Faut-il les abandonner au gouvernement, ou vaut-il mieux les confier à l’industrie particulière ? En un mot, dans le cas qui nous occupe, le gouvernement sera-t-il entrepreneur de la route en fer, ou bien concédera-t-on l’entreprise à une association de particuliers ?
Ces questions sont d’un intérêt immense, elles ont divisé et divisent encore les meilleurs esprits. Cette division se manifeste actuellement parmi les membres de cette assemblée, au sujet du chemin en fer, et cependant chacun de nous a fortement à cœur la prospérité et la gloire de la patrie. Si nos opinions sont différentes, messieurs, nos vues et nos intentions ne peuvent être suspectées, car jamais on ne fit en vain un appel à notre patriotisme. Eclairons-nous donc par la discussion, afin que la raison et l’intérêt du pays triomphent dans cette circonstance.
Je me plais à reconnaître que parmi les auteurs qui ont écrit sur les travaux d’utilité publique, un certain nombre donne la préférence au système des concessions. Ils puisent leurs principaux motifs dans les ressources, l’habilité et l’activité de l’intérêt privé qui, touchant une foule de particuliers, produit des résultats supérieurs à l’action isolée d’une administration publique. Ils s’appuient aussi sur les avantages qui retire un pays, en créant et en stimulant l’esprit d’association, et en intéressant beaucoup de fortunes et d’existences à l’exécution des entreprises publiques. Je me borne à citer ces deux arguments, parce qu’on peut en tirer toutes les déductions possibles en faveur des concessions.
En thèse générale je crois que cette proposition peut être soutenue avec succès ; mais vous savez, messieurs, que dans les questions d’intérêts matériels, un gouvernement sage ne peut se diriger par des principes absolus, attendu que l’expérience et la pratique viennent combattre et souvent détruire les théories les plus vraies et les plus solides en apparence. Un système quelconque n’est salutaire que pour autant qu’il s’approprie son existence politique et civile. Sans cette règle pour guide, vous tombez dans des utopies dont l’application compromet les sources de la richesse publique.
Un principe d’une application souvent utile, mais qui devient absurde et dangereux lorsqu’il est poussé dans toutes ses conséquences, est celui des économistes qui veulent que l’administration doit toujours « laisser faire et laisser passer » en se reposant sur l’industrie privée, pour la direction et le profit des intérêts généraux. Cette maxime, dans ce sens absolu, est un paradoxe. Lorsqu’il s’agit surtout de grandes entreprises, il est indispensable que le gouvernement leur donne l’impulsion, parce qu’il connaît mieux et qu’il est sensé agir dans les intérêts du pays.
Avec ce système, je vous demande quand se réaliseront les améliorations que réclament les provinces du Limbourg et du Luxembourg ? Croyez-vous que les particuliers dirigeront leurs capitaux vers ces contrées, alors qu’ils ont la certitude de ne retirer aucun profit de leurs entreprises ? Non, messieurs, ces provinces resteront stationnaires, le Limbourg avec ses marais, ses bruyères, et le Luxembourg avec ses bois sans emploi, ses rochers arides et son sol stérile. Ce n’est pas en abandonnant à l’intérêt privé la direction des grands travaux que Elisabeth et Chatam en Angleterre, Colbert et Turgot en France, ont fait prospérer le commerce, les manufactures et l’agriculture. J’appelle, messieurs, votre attention sur ces considérations, et je me flatte que dans cette occurrence vous ne la perdrez pas de vue.
Les partisans des concessions ne manqueront pas néanmoins d’invoquer ce qui se passe en Angleterre pour les travaux des routes qui ont pris un si grand essor depuis quelques années.
A la vérité il est constant que le pouvoir exécutif s’abstient de diriger la construction et l’entretien des routes paroissiales ; il concède aux associations des curatelles l’entreprise des routes à barrières ; il abandonne à l’intérêt particulier celle des routes privées qui ne sont utiles qu’à une industrie particulière ; mais le parlement anglais a toujours réservé au gouvernement l’exécution et même les grandes améliorations des routes essentielles à la prospérité générale de l’Etat, parce qu’il ne serait ni juste ni possible de faire supporter aux seuls districts traversés par ces routes les frais d’un travail dont ils ne retireraient pas seuls tous les avantages. Un système contraire conduirait à dire que nous devons nous abstenir d’accorder les sommes énormes qui sont nécessaires pour les routes, les canaux, les polders, les côtes, etc., etc., et se reposer sur les intérêts locaux ou particuliers.
Les grandes entreprises s’exécutent facilement en Angleterre puisque l’esprit d’association y règne à un haut degré ; ensuite que beaucoup de particuliers possèdent d’immenses fortunes, ce qui leur permet de faire des avances considérables sans craindre les longs sacrifices. On remarque aussi que les grands propriétaires de l’aristocratie protègent de tout leur pouvoir les inventions favorables au commerce et à l’industrie ; et en cela ils sont guidés par le sentiment du patriotisme et non point par un intérêt sordide.
Les promoteurs du chemin en fer par concession sont ou des hommes qui n’en veulent d’aucune manière, ou des hommes qui veulent s’emparer de l’affaire pour la tripoter à leur profit, ou des hommes qui sont absorbés par des intérêts de localité, ou enfin des hommes qui ne comprennent pas bien la question.
La route en fer manque son but essentiel si elle ne procure pas immédiatement à l’agriculture, au commerce et à l’industrie des avantages réels sur les voies ordinaires. Si vous concédiez le chemin en fer à une compagnie, elle stipulerait naturellement les conditions les plus favorables, ou il faudrait renoncer à un traité de ce genre ; elle perpétuerait l’élévation du tarif des péages, parce qu’après avoir détruit la concurrence, elle aurait le monopole des transports et dicterait la loi ; elle userait de tant de subterfuges et soulèverait tant de plaintes, que le gouvernement serait à la fois forcé de racheter la concession un prix onéreux, ainsi qu’on l’a fait pour le canal de Pommerœul. Evitons, messieurs, de tomber dans un pareil leurre, et confions l’entreprise à l’administration qui n’a d’autre mobile que l’intérêt général.
En admettant qu’on puisse trouver des concessionnaires pour une aussi vaste opération, il n’y a pas de doute qu’ils calculeront leurs conditions pour avoir un gros intérêt de leurs capitaux, et un bénéfice considérable pour les chances à courir. En gardant pour le pays ces avantages, nous les ferons tourner au profit de l’amortissement, et dans un certain laps de temps, nous pourrons posséder une communication immense qui ne coûtera pas un denier à l’Etat.
On parle avec emphase des concessions ; mais je suis persuadé que si on rendait l’entreprise du chemin en fer, il se trouverait plus de raisonneurs que de preneurs même parmi les capitalistes. Je pose en fait qu’on ne pourrait former une compagnie qui voudrait embrasser le système général. On trouverait bien des amateurs pour entreprendre par concession la section de la route de Bruxelles à Anvers, mais jamais pour la partie de Malines à Ostende, parce que les mouvements commerciaux ne sont pas assez multipliés pour donner de grands bénéfices, de sorte que les Flandres devraient rester privées de cette nouvelle voie de communication.
L’esprit d’association règne trop faiblement en Belgique pour croire que l’on pourrait établir une compagnie dont le fonds social serait de 40 millions. Oui, au moyen de la banque et des spéculateurs étrangers, on parviendrait peut-être à réunir ce capital ; mais n’oublions pas, messieurs, les leçons du passé ; elles ont coûté assez cher au trésor public. Mettre le chemin de fer en main d’une association qui est sans concurrence, c’est abandonner un beau fruit à la voracité de quelques individus qui, après en avoir exprimé tout le jus, vous jetteront l’écorce.
Sans doute le chemin en fer nuira momentanément à certaines localités et à quelques industries particulières ; mais doit-on jamais s’arrêter à des considérations de cette espèce, lorsqu’il s’agit d’une mesure qui intéresse la généralité des citoyens. La révolution de septembre a nui évidemment à plusieurs branches d’industrie, est-ce à dire que nous devons le condamner sans tenir compte des résultats moraux et matériels qu’elle a produits et qui sont profitables au pays entier.
Le premier principe de toute association politique est l’aliénation des droits de chaque citoyen en faveur de la communauté ; ce qui revient à dire, que l’intérêt personnel doit s’effacer devant l’intérêt général.
La substitution de ce moyen de transport aux anciens ne sera jamais assez brusque pour nuire d’une manière irréparable à des industries particulières qui méritent intérêt. Ce sont les propriétaires de mines de houille du Hainaut qui excitent le plus de réclamations ; on craint et on va même jusqu’à assurer que cette industrie est sacrifiée par le chemin en fer projeté, attendu que le charbon du Hainaut ne pourra pas soutenir la concurrence contre celui de Liège.
Je considère ces craintes comme étant, pour la plupart, imaginaires. D’abord les houilles de Mons ont leur principal débouché en France et dans quelques parties des Flandres où les extracteurs liégeois ne pourraient lutter de prix. Ceux-ci n’auront pour avantage que la facilité de concourir sur les marches du Brabant et en Hollande, lorsque l’Escaut sera libre et les entraves mises à l’entrée des houilles levées. Les exploitants des mines de Liége ont beaucoup souffert depuis la révolution ; ne leur envions pas, messieurs, les avantages présumés d’un accident heureux qui doit rallier au gouvernement beaucoup d’honnêtes gens dont les intérêts ont été cruellement froissés par notre séparation politique de septembre. Jamais Liége ne s’est récrié contre les avantages en routes et en canaux dont le Hainaut a été doté dans tous les temps.
Je termine ici mes observations ; je désire qu’elles concourent à vous faire adopter le projet patriotique qui vous est soumis par le gouvernement. Nationalité, indépendance, force, richesse, tout vous convie à proclamer la nécessité et l’utilité de cette œuvre. Prononcez, messieurs, le monde politique et le monde commercial ont les yeux fixés sur la décision que vous allez prendre.
M. de Puydt. - Messieurs, dans la discussion générale du projet de loi soumis à vos délibérations, je n’ai que très peu d’observations à faire, me réservant de présenter des considérations plus étendues, lors de l’examen des questions de principes qui se rattachent aux articles de la loi.
Je me bornerai pour le moment à la question d’utilité absolue ou relative d’un système nouveau de communications.
L’emploi des ornières en fer dans un établissement particulier, entre plusieurs établissements appartenant à une intime exploitation, ou seulement pour arriver d’un lieu de production vers les communications publiques suivies par le commerce en général, a fait faire à l’industrie anglaise un pas extraordinaire en diminuant les frais de transport à la source même de la fabrication en abrégeant le temps. Sous ce point de vue il y a progrès.
L’application des ornières en fer à de grandes communications de ville à ville, lorsque ces villes sont rapprochées, lorsqu’elles ont comme Liverpool et Manchester une immense population et une industrie active ; lorsque l’un produit et que l’autre consomme, on expédie à la consommation éloignée par la mer ou toute autre grande voie de transports, est également un progrès, dont le succès est constaté, au moins pour le cas particulier que j’ai cité.
Mais l’application des ornières en fer à de très grandes communications, non plus de villes à villes, mais à travers le territoire entier de plusieurs provinces de différents royaumes, peut-elle être aussi considérée comme un progrès ? C’est là une tout autre question, sur laquelle la spéculation seule ne peut pas prononcer ; il faut y joindre l’expérience. Or ici, d’après tous les calculs que l’on établit, la spéculation dit oui et l’expérience se tait. Je n’oserais donc prononcer d’une manière décisive, et je ne puis voir dans la proposition qu’un grand essai qui ne doit être tenté qu’avec la prudence la plus circonspecte.
En agir autrement, ce serait frapper de discrédit les spéculations fondées sur l’état des communications actuelles ; ce serait jeter dans les entreprises déjà faites un désordre qui ne manquerait pas d’occasionner à l’industrie du pays des pertes supérieures de beaucoup et pour longtemps aux avantages que l’on pourrait espérer des perfectionnements présumés.
Le chemin de fer d’Anvers à Cologne étant l’un des premiers progrès de ce genre conçus en Belgique, il importe extrêmement que la question de son utilité soit vidée à fond avant qu’on procède à son exécution. Car si, faute d’un mûr examen ou d’enquêtes suffisamment lumineuses, on venait à manquer un premier essai, l’adoption des chemins de fer même les plus immédiatement nécessaires, serait reculée pour longtemps, et je crois que ce serait un grand mal.
Ce projet se présente sous deux aspects.
Comme communication indispensable pour enlever à la Hollande le transit.
Comme perfectionnement utile à introduire en Belgique dans l’intérêt de l’industrie indigène.
Messieurs il est évident pour qui a lu les mémoires publiés par le gouvernement, que de prime abord on a eu qu’un seul but, le transit vers l’Allemagne. Il est évident aussi que ce transit n’a plus paru ensuite, sous le rapport matériel, offrir une importance capable de justifier une entreprise aussi colossale, et que ses produits ne pourraient couvrir les dépenses de construction.
En effet, le projet présenté en 1832 se dirigeait par la Campine sur Visé et se portait de là sur Aix-la-Chapelle. Ce projet répondait à la pensée qui a dicté la disposition contenue dans l’article du traité du 15 novembre ; il semblait devoir décider d’une question d’une façon d’autant plus avantageuse pour nous qu’il avait pour but d’affranchir le commerce belge des droits auxquels la traversée d’une partie du territoire hollandais l’aurait assujetti ; il réalisait enfin pour la Campine les bienfaits qu’elle aurait espérés de l’ouverture, si longtemps attendue, du canal du Nord aujourd’hui indéfiniment ajournée.
Ce projet était moins dispendieux que celui présenté depuis, et cependant le gouvernement y a renoncé.
Mais comme c’est à cause du manque de produits présumés que le gouvernement l’a abandonné, il a voulu par une direction nouvelle trouver dans des transports auxiliaires un moyen de suppléer le déficit ; c’est évidemment décliner le motif primitivement allégué.
En thèse générale, pour qu’un ouvrage d’utilité publique ait véritablement ce caractère, il faut qu’il soit au moins assez productif pour couvrir l’intérêt des dépenses nécessaires à la construction, et, d’après cette manière de voir un projet de route qui ne remplit pas cette condition me semble porter en soi sa condamnation.
Cependant, messieurs, ce n’est pas là un principe absolu, en plus d’un cas, et par exception, des routes peuvent être nécessitées par des motifs politiques, leur construction devenir indispensable malgré l’insuffisance des produits présumés. Je dirai plus, c’est, à mon avis, dans ces cas exceptionnels que ces ouvrages doivent être exécutés par le gouvernement aux dépens du trésor, parce qu’alors la nature des motifs qui en commandent l’exécution est avouée par tous les citoyens, dont la volonté se manifeste par un assentiment unanime.
En exprimant cette opinion, je demande cependant s’il y a lieu d’en faire l’application au chemin de fer. C’est une question qui, pour moi, n’est pas douteuse, et si la solution avait jamais pu être affirmative, ce n’eût été que dans le cas ou le gouvernement aurait maintenu son premier tracé, parce qu’alors seulement il aurait atteint le but primitivement avoué, parce que l’isolement de la route n’aurait porté atteinte en aucune manière à l’équilibre des communications existantes, parce qu’elle aurait procuré à une intéressante province une communication importante, et qui aurait favorisé le développement de son agriculture, parce qu’enfin la dépense est moindre de près de moitié, et quand c’est aux frais de la nation qu’on travaille, il faut que ce soit au meilleur marche possible.
En abandonnant le premier tracé, le seul que les motifs politiques pouvaient appuyer, le gouvernement a fait rentrer le projet dans les conditions ordinaires et s’est ôté le droit d’invoquer ces motifs.
Je ferai en passant une remarque ; c’est que le gouvernement doit avoir à l’égard des travaux publics des principes entièrement à lui ; car dans le cas du premier tracé, quand le but ostensible de la route et l’impossibilité d’obtenir des produits suffisants, lui faisaient un devoir de l’exécuter pour le compte de l’Etat, il proposait de l’adjuger, par concession, et dans le second cas, lorsque par un tracé différent, il assure les produits et change la destination de la route de manière à n’être plus dans l’obligation exceptionnelle d’y pourvoir aux frais du trésor, c’est alors qu’il prétend exclure l’intervention de l’industrie particulière et imposer à l’Etat des sacrifices inutiles.
Au reste le premier projet étant écarté, il me reste à peser les conséquences du second.
Le chemin tel qu’il est aujourd’hui projeté ne résout pas la question de la liberté de l’Escaut, il y reste subordonné par son point de départ, qui est Anvers. Il l’a compliqué, au contraire, en ce qu’il est en quelque sorte un acte d’hostilité contre la Hollande.
Pour rendre nulle la question de l’Escaut, il fallait agir comme s’il n’y avait pas eu d’Escaut et ouvrir une route directe de la mer au Rhin. Si telle eût été la conception du gouvernement, elle aurait porté un grand caractère d’intérêt national. Mais loin de là. La pensée de se rattacher à Ostende n’est que secondaire ; c’est même avec une répugnance marquée que le gouvernement semble se déterminer à un embranchement dans cette direction ; je n’en donnerai d’autre preuve que le dernier mémoire qu’il a publié à cet effet ; mémoire où les chemins de fer, qui jusque là avaient été présentés comme supérieurs aux canaux, cèdent tout à coup le pas à ces derniers, afin de pouvoir décliner l’utilité d’un embranchement de Gand à la mer. Le gouvernement ne veut donc pas de la communication avec Ostende, d’où il faut conclure que le véritable point de vue, sous lequel on pouvait envisager l’intérêt politique du transit n’a point été le motif de ce projet.
Quant à l’utilité du projet de chemin de fer, sous le rapport des produits du transit, elle me paraît difficile à établir, si l’on se contente des renseignements fournis à cet effet par les mémoires.
Il importe pour cela d’entrer dans quelques détails qui ne sont pas sans intérêt pour la question.
On trouve dans les documents publiés par le gouvernement les renseignements suivants sur le transit avant 1830.
Les expéditions d’Anvers sur Cologne se sont accrues successivement depuis 1823 jusqu’en 1830 de 1,900 à 12,000 tonneaux, mais comme dans cette dernière année le calcul ne va que jusqu’au 1er septembre, on est autorisé à croire que pour l’année entière les expéditions auraient pu s’élever à 16,000 tonneaux..
Le transport de ces marchandises s’effectuait partie par les bateaux à vapeur, partie par bateaux à voile, et 2,000 tonneaux environ, destinés à la consommation du pays entre Meuse et Rhin, prenaient la voie de terre.
Les mêmes documents donnent en outre une quantité de 15.500 tonneaux expédies vers Cologne, par l’intermédiaire de Rotterdam.
Ainsi donc le transit d’Anvers à Cologne se borne à 16,000 tonneaux d’une part, et en supposant que les marchandises expédiées par l’intermédiaire de Rotterdam d’autre part, dussent être comprises dans le compte, la totalité des expéditions n’irait qu’à 30,000 tonneaux. Quant aux retours, on ne porte que 9,500 tonneaux, d’où le mouvement entre le Rhin et Anvers ne s’élève qu’à 40,000 tonneaux.
C’est aujourd’hui la Hollande seule qui expédie par le Rhin toutes ces marchandises destinées à l’Allemagne, à la Suisse, etc. Il n’est pas présumable que les traités à venir nous rendent jamais aucune partie du commerce qui se faisait par la voie fluviale, la concurrence hollandaise sera toujours trop difficile à détruire. La Hollande est réellement en possession du transit ; on ne pourrait le lui arracher que par une communication nouvelle et qui procurât au commerce de grands avantages, des avantages assez incontestables pour changer les habitudes actuelles du commerce.
Voyons si le chemin de fer remplit cette condition. D’après les calculs du projet, tel qu’il est présenté, les frais de transport doivent être :
- Par le chemin de fer jusqu’à Verviers, fr. 9 00
- Par le roulage de Verviers à Cologne (prix moyen), fr. 27 50
Total, fr. 36 50
Mais à ce prix il faut ajouter les droits à payer depuis la mer jusqu’à Anvers, et qui ne s’élèveront pas à moins d’un florin, ou fr. 2 10
Total, fr. 38 60.
Les prix moyens du transport de Rotterdam à Cologne, par bateau a vapeur, y compris l’octroi prussien, sont respectivement à la remonte et à la descente de 37 fr. et 22 fr.
Les mêmes prix par la navigation à voile, sont dans les mêmes cas de 36 fr. et 25 fr.
Les droits hollandais n’ont pas été compris dans ce calcul parce que dans la supposition où la Belgique sacrifierait comme on l’avance dans le projet, l’intérêt des fonds employés à la construction, on doit bien admettre aussi que la Hollande ne négligera pas ce moyen de favoriser son commerce.
On voit donc, que la comparaison des prix n’est pas à l’avantage du projet jusqu’à Verviers. Il y a même dans ce cas d’autant moins de chance de pouvoir combattre la concurrence de Rotterdam, et attirer les transports par notre territoire, que les calculs du mémoire en ce qui concerne le fret présumé par le chemin, sont portés si bas, et supposent des circonstances si favorables, qu’il y aurait imprudence à en admettre le taux sans l’augmenter.
Mais un transit qui ne comporte qu’un mouvement de 40,000 tonneaux de marchandises ne serait dans aucun cas suffisant pour motiver une construction spéciale d’une dépense aussi considérable ; si cette question ne devait pas être envisagée sous un point de vue plus élevé par ceux qui ont, sinon provoqué, au moins vivement soutenu le projet.
La libre navigation de l’Escaut ouvre le port d’Anvers aux nations commerçantes ; la prospérité de cette ville y est intéressée ; mais cette prospérité sera toujours extrêmement bornée, si l’établissement du transit par notre territoire ne devient pas l’occasion d’un développement convenable d’opérations ; sans cela, le commerce ne consisterait qu’en échanges entre les produits du pays nécessaires à la consommation du dehors et les produits étrangers pour la consommation du pays. Avec le transit, au contraire, cette prospérité n’a plus de limites ; Anvers devient un marché européen où se traiteront des affaires embrassant le monde entier.
Le transit importe donc à cette ville, moins à cause de la quantité de marchandises qu’il ferait affluer dans le port, qu’à cause de l’étendue des relations qu’acquerraient les capitalistes pour les transactions extérieures. Ce n’est donc pas le mouvement des marchandises, à travers le territoire belge qui est ici l’objet de la sollicitude des commerçants d’Anvers, mais le fait de l’établissement d’un marché dans cette place. Or, si le chemin de fer doit produire cet effet, même en ne transportant qu’une quantité de marchandises insuffisante pour couvrir, par un péage, l’intérêt de la dépense, ce chemin doit donc se faire pour le bien-être d’Anvers, afin de ne pas permettre à la concurrence étrangère d’attirer le marché sur une autre place. Voilà comme doivent raisonner les Anversois ; voilà précisément aussi le motif qui porte la régence et la chambre de commerce d’Anvers à proposer au gouvernement de le faire aux frais de l’Etat.
Messieurs, hors cette considération, je ne vois donc pas que le mouvement présumé de transports en transit puisse justifier le projet d’un chemin de fer, pour cet objet spécial, et je crois, au contraire, que tout se résout en une question d’intérêt du haut commerce anversois. Dans mon opinion, la chambre aurait donc à examiner l’importance de cet intérêt pour décider, soit l’utilité absolue de la construction, si elle ne devait avoir que le transit pour objet, soit l’opportunité de l’exécution aux frais de l’Etat.
Je sais bien que la route projetée, doit d’après les prévisions du gouvernement, être continuée en Prusse et qu’alors les frais de transport du roulage de Verviers à Cologne seront réduits à leur minimum. Mais je sais aussi que l’un des premiers effets du prolongement de cette route sur le territoire prussien sera l’établissement d’une route rivale le long du Rhin et de la Meuse pour communiquer également de Cologne à Rotterdam et Amsterdam.
Il ne faut pas que l’on vienne me dire que le projet hollandais ne serait qu’une menace, et que son exécution est douteuse. J’ai la certitude qu’il aura lieu ; ce projet est antérieur à celui de la route belge, les études en sont terminées depuis longtemps pour la partie du tracé sur le territoire hollandais ; elles sont sur le point de l’être sur le territoire prussien. J’ai vu en décembre dernier à Düsseldorf les différents matériaux de ce travail, qui m’ont été communiqués par l’ingénieur qui le dirige ; je n’ai pas besoin de dire que sous le rapport de la dépense d’exécution la route hollandaise a de grands avantages sur la nôtre.
Il suffit de remarquer que le terrain où elle serait tracée est entièrement favorable à un semblable ouvrage, pour comprendre l’économie des terrassements et des travaux d’art ; et comme la compagnie hollandaise fait exécuter ses railways en Angleterre à un prix tellement bas, que nous ne pourrions jamais l’atteindre, il ne fait pas s’étonner si cette route coûte en définitive 2/5 de moins par kilomètre que la route belge. Cela m’a été démontré par la nature des documents que j’ai eus sous les yeux ; l’exécution en est confiée à une compagnie d’Amsterdam, et quelque diligence que nous puissions mettre dans nos propres travaux, nous n’empêcherons jamais les Hollandais, quand même ils commenceraient après nous, de terminer leur ouvrage au moins un an avant nous ; d’où il suit que comme ils sont en possession pleine et entière du transit, rien ne peut mettre obstacle à ce qu’ils le conservent avec plus d’avantages encore que dans la position actuelle des choses, puisque leur route fera baisser le fret dans un rapport beaucoup plus favorable que la nôtre.
Abandonnant ce point de vue de la question, je sais l’envisager sous le rapport des intérêts de l’industrie indigène.
Malgré les avantages que nous procure notre système de communications intérieures, comparé à celui des autres Etats du continent, ce système est cependant loin de satisfaire tous les besoins.
Un coup d’œil sur la configuration générale du pays le démontre.
La Belgique est divisée en deux bassins, celui de la Meuse et celui de l’Escaut.
Le premier généralement plus élevé que l’autre renferme la presque totalité des foyers d’industrie ; là sont les usines, les mines, les minières et carrières, les usines et la plupart des établissements dont l’activité dépend de l’emploi des charbons de terre.
Le second plus abaissé, situé vers la mer, est riche de son agriculture et des fabriques qui s’y rattachent.
Les produits du bassin de la Meuse constituent des matières pondéreuses qui exigent des transports nombreux tant pour les matières premières qui passent par les différents degrés de la fabrication que par les matières fabriquées qui sont livrées à la consommation éloignée où à celle du pays même.
Cependant, c’est le bassin de la Meuse qui est le plus mal doté sous le rapport des routes ; non seulement elles y sont rares et peu perfectionnées dans chaque cercle particulier d’industrie, mais il n’y a le plus souvent aucune communication entre eux, à peine même en existe-t-il d’un bassin à l’autre.
Les provinces de la Belgique les plus rapprochées de la mer au contraire sont sillonnées de routes multipliées, de grand nombre de canaux et rivières navigables ; les frais de transports y sont au taux le plus bas, et comme l’agriculture de ces provinces n’ont pour ainsi dire plus de perfectionnements à attendre de communications améliorées, tandis que les mêmes frais, au centre de nos exploitations les plus actives sont très élevés et influent désavantageusement sur leurs produits.
Si dans tel état de choses, le gouvernement a conçu le projet de porter remède à cette partie des souffrances de notre industrie ; s’il a considéré que la réduction des frais de transport est le premier et le plus sûr moyen de l’aider à concourir avec l’industrie de pays rivaux du nôtre sur les marchés étrangers, je comprends son but et j’applaudis à ses vues ; mais je dois avouer en même temps que le projet qu’il propose est alors loin d’être complet.
Quand on a reconnu un mal existant dans l’organisation matérielle d’un pays, il ne suffit pas de jeter au hasard, comme remède à ce mal, une amélioration quelconque pour produire un effet satisfaisant. Une chose peut être bonne en soit et manquer son but par une fausse application. Ainsi, par exemple, un chemin de fer est un perfectionnement ; mais si, au lieu d’employer ce perfectionnement, soit en le combinant avec les communications anciennes comme leur complément, soit en le substituant entièrement à ces communications, ou sans discernement, de manière à déranger l’économie des diverses routes existantes, il devient alors impossible que ce perfectionnement fasse autant de bien qu’il aura causé de mal.
Eh bien ! messieurs c’est le cas de la proposition du gouvernement. Un chemin de fer unique, suivant le tracé proposé, détruirait l’équilibre qui maintient les différentes branches de l’industrie belge ; tandis qu’un système général, un réseau composé des communications principales et de première nécessité, d’après le développement actuel de nos établissements d’exploitation, placerait tout d’un coup l’industrie belge, sans nuire aux rapports de concurrence mutuelle, à un degré très élevé dans des perfectionnements, et lui imprimerait une activité d’autant plus grande que ces perfectionnements lui auraient mérite plus de faveur à l’étranger.
Le gouvernement me paraît donc avoir mal compris ce qu’il y avait à faire dans l’intérêt de l’industrie.
Il faut certainement appliquer toutes les forces disponibles au développement des moyens matériels ; mais pour cela il est nécessaire de s’attacher d’abord à l’industrie elle-même et l’aider à la rendre plus perfectionnée.
L’amélioration des communications est le procédé le plus sûr ; mais il doit être immédiatement mis en œuvre dans les localités mêmes où la population laborieuse opère, où la production a lieu. C’est-à-dire dans les différents cantons houillers, dans le pays des mines et de la forgerie. Ainsi, par exemple, à Liége il y a un chemin de fer à construire, qui circulera à travers toutes les houillères, pour en ramasser les produits et les amener aux bords de la Meuse.
A Charleroy, un semblable système servira à rapprocher les fosses de la Sambre et du canal de Bruxelles.
Près de Mons, on rattachera par des chemins de fer les établissements du Borinage aux canaux de Condé et de Pommeroeul, et les établissements du couchant avec ceux de Marimont au canal de Charleroy.
Dans l’entre Sambre et Meuse, il importe de rapprocher entre elles par la facilité des transports les différentes usines composant un même groupe d’exploitation de forgerie, et de rendre aussi aisé que possible l’accès des minières et carrières de chaux, pierre, etc. C’est encore près des chemins de fer habilement tracés que l’on produira cet effet, et tous ces différents systèmes particuliers de routes, nécessités par les divisions naturelles d’un terrain aussi accidenté, se rattachant ensuite à une branche principale, seront mis en communication avec l’une ou l’autre ligne de navigation telles que la Meuse, la Sambre et l’Escaut, ou même avec un ou plusieurs chemins de fer qui couperaient transversalement tous les bassins.
Ces vues, exposées ici, quant à ce qui concerne l’exploitation de la houille et la forgerie, s’étendraient à tous les cantons où une industrie principale nécessite des transports dont les frais influent sur la valeur des produits.
Il paraît rationnel de travailler au perfectionnement de l’industrie à sa source, avant de s’occuper sur une aussi grande échelle d’un nouveau moyen d’écoulement. Que fait cependant ici le gouvernement ? Précisément l’inverse : il propose de construire une grande voie pour l’exportation avant d’avoir pourvu au moyen d’augmenter la valeur des produits, par conséquent avant d’avoir rendu l’exportation possible ; car ce n’est pas la facilité seule des voies de transport qui assure la vente au-dehors, c’est l’excellence et le bas prix des matières fabriquées dont il faut immédiatement pourvoir à ce qui peut donner à ces matières les qualités qui leur manquent encore.
Je vais ajouter maintenant une considération majeure et qui, dans mon opinion, contrebalance ou remplace plutôt la destination de la route en transit.
Si le gouvernement avait combiné son système de voies à ornières de fer d’après le principe que je viens de vous exprimer brièvement, il y aurait fait entrer, non comme base, non comme condition principale, mais comme conséquence, une route de communication avec l’Allemagne, une avec la France, une avec la mer.
La communication avec l’Allemagne ne suppose en aucune manière la nécessité d’une lutte avec la Hollande ; car je considère cette question comme jugée contre nous par la force même des choses ; mais, dans mon opinion, la route vers l’Allemagne n’en est pas moins utile dans le but que je lui assigne, c’est-à-dire l’exploitation de relations à établir entre ce pays et la Belgique.
La coalition commerciale prussienne offrira à ceux qui en feront partie d’autant plus de chances favorables, que le nombre de pays qui y entreront sera plus grand ; une nation qui comme la nôtre possède tant de moyens de perfectionner son industrie, ne peut que gagner à faire partie d’une alliance de peuples ; en levant de commun accord les barrières de douanes qui existaient entre eux ; c’est en résultat comme si tous les peuples coalisées ne faisaient qu’un seul et même peuple ; ce serait donc alors comme si la Belgique faisait partie d’une nation grande et puissante.
Mais, je le répète, une route de ce genre ne doit pas être la base, mais le complément du système de perfectionnements que l’état du pays rend nécessaire, car vouloir commencer par la communication avec l’Allemagne, c’est à mon avis un contre-sens.
Faut-il au reste s’étonner d’un contre-sens semblable ?
Il en sera toujours de même quand un gouvernement se mêlera de ce qui ne le regarde pas. Quand un gouvernement, au lieu de laisser faire l’industrie, au lieu de lui procurer les facultés de faire par de bonnes lois, et la liberté d’agir qui lui manque, voudra substituer son action à celle du commerce même.
On conçoit de grands projets, on les publie avec éclat ; on construit ensuite avec luxe, on cherche à se faire un nom ; c’est là l’essentiel pour les hommes qui gouvernent. Quant au but utile, on l’atteint si l’on peut.
Messieurs, ce n’est pas ainsi que la Belgique industrielle doit procéder, son gouvernement doit être chargé de l’exécution des lois et du maintien des droits de tous ; mais les facultés de produire ne doivent pas être gênées dans leur essor. Que l’on consulte le pays, et je ne doute pas que ce ne soit là l’opinion la plus générale.
Le grand défaut de toute cette affaire, c’est qu’elle n’a pas été instruite comme elle devrait l’être.
Le gouvernement s’est donné beaucoup de mouvement pour consulter les états des provinces, les régences et les chambres de commerce ; mais son enquête n’a produit qu’un résultat où tout est confusion.
Les opinions des véritables intéressés sont neutralisées par celles qui, d’après la nature du débat, auraient dû être écartées.
Les questions que l’on a posées ne pouvaient pas être résolues d’une manière impartiale par ceux à qui on les a soumises ; ou pour mieux dire, on a mis chacun dans la nécessité de répondre à peu près dans le sens que désirait le gouvernement.
Les rapports, à l’appui du projet de loi, constatent que les questions suivantes ont été adressés à treize chambres de commerce, dix régences et aux états de deux provinces :
1° L’utilité d’une communication à établir d’Anvers au Rhin, au moyen d’un chemin de fer ?
2° La direction à suivre pour son tracé ?
3° Le mode d’exécution et d’administration ?
Les chambres de commerce et les régences ont été unanimes pour reconnaître l’utilité de communications nouvelles, sans s’attacher plutôt à la communication projetée qu’à un système plus développé.
Cette unanimité quant à ce qui concerne les chambres de commerce est d’un certain poids dans la décision de pareille question parce que l’examen qui base l’avis a dû envisager les communications possible dans leur rapport avec la prospérité actuelle ou future des différentes branches d’industrie auxquelles appartiennent les membres composant ces chambres de commerce ; il y a donc là concours de lumières spéciales propres à éclairer une discussion.
De la part des régences, cet accord n’a rien qui doive surprendre. Une communication nouvelle, utile ou non au développement de l’industrie, sera toujours approuvée par les administrations communales, surtout si elles ne doivent pas contribuer à son établissement. L’avis des régences s’applique dont plutôt aux communications en général, qu’au cas spécial dont il s’agit.
Pour ce qui concerne la question du tracé, les chambres de commerce ont fait valoir des considérations diverses en faveur de telle ou telle direction à suivre, ou d’embranchement à créer, selon l’importance des industries locales, dont la prospérité pouvait être influencée par ce tracé.
Quant aux régences de villes, comme on n’a consulté que celles dans le ressort desquelles la route doit passer, suivant le projet, elles n’ont pu qu’applaudir au tracé.
La troisième question, celle du mode d’exécution, a soulevé des opinions contradictoires de la part des chambres de commerce ; cette même question était indifférente aux régences, ou plutôt les communes ayant intérêt à n’être pas directement taxées pour concourir à cette dépense, les régences ont dû trouver convenable que le gouvernement se charge de ces travaux.
C’est donc principalement aux avis des chambres de commerce qu’il faut encore s’attacher. Ce sont ces avis qui pourraient constituer un résultat d’enquête utile à consulter par la chambre, si cette enquête eût été faite avec plus de développement, au moyen de questions plus multipliées et plus propres à donner des solutions importantes.
Sur les treize chambres de commerce consultées, quatre se sont prononcées pour l’exécution par le gouvernement ; ce sont celles d’Anvers, de Liége, de Verviers et de Venloo ; quatre se sont prononcées pour le mode d’exécution par l’industrie particulière, ce sont celles de Bruxelles, Mons, Charleroy et Tournay, et l’on peut y ajouter la régence de Bruges, qui, reconnaissant l’utilité des concessions, a réfuté les raisons contraires données par les auteurs du projet dans leur premier mémoire.
Enfin, cinq chambres de commerce, celles d’Ostende, de Gand, de Namur, Louvain et Bruges ont laissé la question indécise ; mais cependant il est à remarquer que ces dernières, à l’exception de Namur, se sont occupées en détail des développements du projet dans un sens différent de la proposition du gouvernement, à l’arbitraire duquel elles paraissent peu disposées à laisser la décisions des importantes questions que le projet soulève.
On peut donc conclure de ces divers rapports que le commerce est plus généralement favorable au système d’exécution par l’industrie particulière que par le gouvernement.
Les avis des états du Brabant et du Limbourg, en se prononçant pour l’utilité de la route, s’en réfèrent entièrement au gouvernement pour le mode d’exécution. Ces avis ne me semblent pas devoir être pris en considération, à cause de la source dont ils émanent, et parce que d’ailleurs ils ne sont pas motivés.
Enfin, une pétition de sociétés charbonnières de Liége est jointe au projet : elle exprime des vœux favorables. Il me semble que quelque fondées que pourraient être les assertions de ces sociétés, il n’est pas convenable de prendre en considération une pétition isolée ; car si l’intérêt des exploitations charbonnières doit être consulté, ce que je suis loin de contester, il serait de toute équité de provoquer également les observations des sociétés du Hainaut.
Il est donc bien clair que l’enquête prétendue n’en est pas une, que son résultat ne prouve rien, et qu’il n’est nullement convenable de l’invoquer dans la discussion.
Après ces observations relatives au projet et à son but, il me reste, messieurs, à peser la moralité de la proposition.
La Belgique est, après l’Angleterre, le pays d’Europe où les communications ultérieures sont les plus multipliées et les plus parfaites ; aussi la Belgique est-elle le pays où les branches d’industrie les plus immédiatement sous l’influence de l’état des communications sont le plus en progrès, toujours en exceptant l’Angleterre ; il y a ici causes et effets inséparables, de manière que d’un plus grand perfectionnement dans les communications doit résulter, sans aucun doute, un nouveau progrès pour les diverses branches d’industrie.
Mais dans l’état où sont nos communications, elles constituent un système de routes, canaux et rivières canalisées tellement coordonné, que de leur ensemble résulte un équilibre de frais de transport, qui maintient plus ou moins la balance entre les moyens de production des divers centres d’industrie du pays ; équilibre dont la conservation est nécessaire aux spéculations du commerce et qui en garantit les bénéfices.
Les changements partiels qui peuvent survenir dans ce système par l’établissement de routes nouvelles, par des canaux ou canalisation de rivières, ne rompent jamais entièrement cet équilibre, et ne peuvent causer aucune perturbation générale. Ce danger serait dans tous les cas d’autant moins à craindre, que les travaux de cette nature s’exécuteraient par l’industrie à laquelle ils devraient profiter.
La contrée où un nouveau canal s’ouvrirait de la sorte, serait dans le cas d’un établissement qui fait des dépenses extraordinaires pour perfectionner ses procédés, et qui par le succès qu’il obtient entraîne un établissement rival à suivre son exemple.
Mais si l’on suppose qu’au sein d’un pays ainsi favorisé d’un système de communication dont les progrès et les améliorations croissent avec les besoins, en maintenant par la force des choses l’ordre général établi, la juste proportion des bénéfices de tous, il s’élève tout à coup une compagnie puissante, une compagnie usant d’un privilège absolu, qui n’a pas de concurrents à redouter et qui imagine de changer entièrement le système des transports dans une moitié seulement du pays à l’exclusion de l’autre moitié, il est clair que voilà l’équilibre rompu, et qu’une partie des industriels, violemment lésés dans leurs intérêts, sont placés entre le danger de voir chômer leurs établissements et la nécessité de faire des dépenses ruineuses.
Mais, ce qui pouvant n’être qu’une spéculation particulière, est cependant un mal sans remède dans l’hypothèse citée, devient bien autrement extraordinaire si l’on suppose qu’au lieu d’une compagnie particulière, c’est le gouvernement même du pays qui se constitue entrepreneur de travaux publics pour bouleverser de la sorte l’économie des communications existantes, et ce même fait devient odieux, si ce gouvernement se sert du crédit public et des fonds de l’Etat pour exécuter, aux dépens de tous, ces travaux qui ne doivent profiter qu’à quelques-uns et ruiner les autres.
Dans mon opinion, la proposition du gouvernement présente un caractère d’iniquité si révoltant par sa forme, que les considérations politiques les plus graves ne pourront jamais la justifier. C’est l’effet qu’elle a produit sur moi dès le premier jour où je l’ai connue ; mais alors j’ai pu la prendre pour une erreur que la réflexion ferait bientôt rectifier ; j’ai pu croire que le gouvernement, éclairé par l’opinion publique, comprendrait le tort qu’il allait faire aux intérêts généraux.
Je me suis trompé, le gouvernement n’a tenu nul compte des avis de la presse et des chambres de commerce ; fera-t-il meilleur accueil aux lumières de la discussion ?
Le but avoué de l’établissement du chemin de fer, c’est la conquête du transit dont la Hollande est aujourd’hui en possession. La fin réelle, s’il est exécuté par le gouvernement, c’est la ruine de l’industrie d’une grande partie du pays, et notamment de la province du Hainaut. J’ai déjà exposé les motifs qui me font croire que le but ne sera que difficilement atteint, je prouverai sans peine le sort qui est réservé au commerce du Hainaut.
L’intention de favoriser exclusivement les établissements charbonniers de Liége n’est pas un mystère, chaque mémoire à l’appui du projet la révèle, et ces mémoires sont des documents avoués par le gouvernement.
Le tableau de la page 80 du premier mémoire fait connaître quelle est aujourd’hui la consommation du charbon de terre dans tout le pays qui sera soumis à l’influence du chemin de fer. Cette consommation s’élève à 420,000 tonneaux, dont 90,000 fournis par Liége et le reste par le Hainaut.
Après l’établissement du chemin de fer on suppose que la proportion changera et que Liége devant alors, sur la même quantité totale, fournir 186,000 tonneaux, la différence sera en perte pour le Hainaut. Mais il y a ici, messieurs, une singulière erreur, commise volontairement sans doute, pour ne pas trop effrayer la partie intéressée ; c’est que si les consommateurs doivent trouver un avantage à perdre leur charbon à Liége pour une partie de leur consommation respective, ils trouveront bien plus d’avantages encore à prendre à Liége la totalité de leur approvisionnement. Ce ne sera donc pas de 90,000 tonneaux que le Hainaut se trouvera en déficit, mais de toute la quantité qui s’exporte actuellement de cette province dans la direction dont il s’agit.
Or, ce qui est vrai pour le produit des houillères s’appliquant à tous autres produits industriels, le tort fait au Hainaut me semble suffisamment prouvé.
A la vérité on a cru trouver une espèce d’excuse de ces desseins, en alléguant d’une part la perte des débouchés des produits de Liége par l’effet de la guerre avec la Hollande, et d’autre part, les avantages qu’aurait obtenus le Hainaut depuis plusieurs années, par l’établissement de divers canaux.
Ces faits, messieurs, sont exposé sous un faux jour et avec certaines réticences qui me portent à les rectifier.
La guerre avec la Hollande a fait cesser en grande partie les exportations de houille par la Meuse inférieure, c’est vrai ; mais la totalité de cette exportation, d’après les auteurs du projet, n’était que de 80,000 tonneaux. Or, pour être tout à fait véridique, il eût fallu ajouter que tandis que les événements de la révolution fermaient momentanément le débouché de ces 80,000 tonneaux, ces mêmes événements en ouvraient un autre pour l’écoulement d’une quantité à peu près égale. Je m’explique.
Depuis un temps immémorial, l’arrondissement de Charleroy est en possession d’expédier par la Sambre et la Meuse supérieure, environ 80 à 90,000 tonneaux de houille dans les départements de l’est de la France, pour alimenter l’industrie de ce pays.
En 1831 une émeute d’ouvriers et de bateliers de Namur combla en partie l’écluse d’embouchure de la Sambre, afin d’empêcher les bateaux de Meuse d’y entrer ; on exerça des voies de fait contre les bateliers français. Qu’arrive-t-il ? Ce bateliers se dirigèrent vers Liége, et les relations commerciales entre Charleroy et la France furent presque totalement anéanties, au point que Liége aujourd’hui fournit la majeure partie des charbons que Charleroy livrait précédemment à la France. Vous voyez donc bien que c’est au contraire le Hainaut qui déjà, avant qu’il fût question d’un chemin de fer, avait procuré à Liége une large part de compensation pour pertes essuyées.
Quant aux communications, je n’ai que deux mots à dire. Liége a toujours été mieux favorisé que Mons, par exemple, car avant que l’on creusât dans le Hainaut les canaux artificiels qui existent aujourd’hui, le district houiller de Liége était traversé par un grand fleuve navigable, qui facilitait ses relations avec la France et la Hollande, et pendant que les canaux du Hainaut étaient en construction aux frais, risques et périls de l’industrie particulière, le gouvernement faisait construire aux dépens du trésor le canal de Maestricht à Bois-le-Duc.
Le Hainaut n’a point étendu ses marchés aux dépens de Liége, puisqu’il n’a fait qu’améliorer ses communications avec les centres de consommation qu’il était en possession d’approvisionner, et l’eût-il fait, on n’aurait eu aucun droit de s’en plaindre, car les travaux s’exécutant aux dépens du commerce du Hainaut, la même faculté était réservée au commerce de Liége.
Vous voyez donc bien aussi que sous ce rapport encore les faveurs étaient réellement pour Liége, et les sacrifices pour le Hainaut.
Pour revenir aux intentions manifestées par les auteurs du projet, de faire arriver les charbons de Liége sur les marchés actuellement exploités par Mons ou Charleroy, je dirai qu’en thèse générale, ce serait un résultat ordinaire et naturel dans un pays commerçant, où les efforts mutuels dirigés par une émulation spéculative ont pour but de se devancer les uns les autres dans les perfectionnements ; combattre son adversaire par des innovations heureuses est un droit qu’acquiert tout industriel qui use de ses ressources, de son activité, de son génie, parce qu’il le fait à ses risques et périls, et qu’il met en jeu les moyens que chacun peut employer. Mais le gouvernement ! de quel droit vient-il s’interposer dans la concurrence du commerce ; de quel droit, enlevant les capitaux de l’un, va-t-il les appliquer au profit exclusif de l’autre ; de quel droit enfin vient-il réclamer des subsides à une province ou sa part de garantie du crédit public, pour s’en faire une arme contre elle, pour fermer les marchés ouverts à son industrie en favorisant sur ces marchés l’introduction des produits d’une autre province, au profit de laquelle il aura employé et ces subsides et ce crédit ?
Quand j’ai qualifié cette proposition de révoltante et odieuse iniquité, je n’ai pas été trop loin.
On parle quelquefois dans cette chambre d’esprit de localité ; chacun s’empresse alors de se défendre du reproche d’être dirigé par cet esprit. Il y a erreur à trop généraliser. Sans doute tous les députés, de quelque province qu’ils soient, sont les députés de la nation, et doivent s’occuper d’intérêts généraux ; mais les intérêts généraux, d’où naissent-ils ? de l’accord de tous les intérêts de localité. En déterminant le nombre proportionnel de représentants par province, en faisant la répartition de ce nombre par district, nos lois fondamentales ont voulu que les intérêts de localité eussent des organes séparés dans une assemblée qui doit mettre, par ses décisions, tous les intérêts en harmonie, et c’est avec la connaissance spéciale des besoins de chaque canton que les députés viennent de toutes parts opposer les besoins les uns les autres, pour faire jaillir de ce conflit les lumières utiles à la discussion.
Voilà, à mon avis, la véritable doctrine, Il est donc naturel qu’en certain cas on parle au nom des localités, et précisément parce que le devoir de chaque député lui impose la loi de faire fléchir les intérêts du petit nombre devant les intérêts de tous, son devoir aussi lui commande de ne pas souffrir que les intérêts d’un arrondissement soient sacrifiés à ceux d’un autre sans avantages suffisants pour tous. C’est ainsi que j’interprète mon mandat et que j’y rattache au besoin l’esprit de localité.
Je répéterai donc ici ce qu’a dit précédemment mon honorable collègue M. Gendebien : la province de Hainaut ne doit pas souffrir qu’on l’impose extraordinairement pour créer un système de bascule commerciale qui amènerait sa ruine ; et il ne faut pas que la susceptibilité ministérielle prenne ces paroles à contre-sens ; il ne faut pas que l’on affecte d’y voir une menace de révolte, ce n’est pas là l’intention.
La province de Hainaut ne souffrira pas une telle injustice ! C’est-à dire que par l’organe de ses députés, de sa régence, des chambres de commerce, de ses associations industrielles et par la voie de la presse elle fera retentir ses plaintes dans la Belgique entière ; c’est-à-dire qu’usant du droit de pétition, elle portera devant les chambres ses protestations contre toute mesure qui détruirait l’égalité des droits.
Messieurs, de toutes ces observations, je conclus que le gouvernement n’a point eu de raison suffisante pour motiver la proposition d’un chemin de fer pour le transit seul dont les transports proprement dits n’ont pas assez d’importance pour justifier et couvrir la dépense.
Que voulant rattacher ce projet aux communications intérieures et y intéresser l’industrie nationale, le gouvernement a manqué son but faute de développements suffisants et bien entendus ; enfin que pour l’application si utile des chemins de fer, il faut le libre concours de l’industrie, et qu’une enquête pourrait seule, en faisant connaître toutes les opinions des localités, servir à arrêter un système général et complet dont l’exécution satisfasse à tous les besoins.
J’attendrai la discussion des articles pour traiter les questions importantes du mode d’exécution par voie de concession et du mode d’exécution par le gouvernement, tel qu’il est proposé par son projet.
- La séance est levée à quatre heures et demie.