(Moniteur belge n°228, du 16 août 1833)
(Présidence de M. Raikem)
A une heure moins un quart, M. Raikem occupe le fauteuil, et l’un de MM. les secrétaires fait l’appel nominal. 46 membres seulement sont présents.
A une heure, l’assemblée se trouvant en nombre, la séance est ouverte.
M. Liedts donne lecture du procès-verbal de la dernière séance. La rédaction en est adoptée. -
- Quelques pétitions sont renvoyées, après analyse, à la commission des pétitions, chargée d’en faire le rapport.
La société des sciences médicales de Bruxelles fait hommage à la chambre de son mémoire qui a été couronné sur la question du choléra-morbus asiatique.
M. Dubus monte à la tribune pour présenter ce rapport.
- Plusieurs voix. - L’impression ! l’impression !
M. Dubus. - Si la chambre veut me dispenser de la lecture, je ne demande pas mieux. (Oui !oui !)
- La chambre ordonne l’impression et la distribution de ce rapport, sans en entendre la lecture.
M. le président. - Le gouvernement se rallie-t-il au projet de loi de la section centrale ?
M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - Je me rallie volontiers à la proposition de la section centrale qui complète le projet de loi tout à fait dans l’intention qui avait présidé à sa rédaction primitive.
M. Gendebien.(pour une motion d'ordre) - Messieurs, la chambre a été saisie par un de nos honorables collègues de la grave question des extraditions inconstitutionnelles faites par le ministre de la justice, celui-ci s’est défendu en alléguant un traité fait avec la France. C’était, nous a-t-il dit, en vertu d’une convention stipulant réciprocité qu’il avait agi. Eh bien ! je crois extrêmement urgent de connaître le genre des stipulations faites avec le gouvernement de France et qui ont paru légitimer aux yeux du ministre son infraction à la loi fondamentale. Je demande donc le dépôt sur le bureau de cette convention et de toutes les pièces qui s’y rattachent.
M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - L’honorable préopinant n’a pas reproduit d’une manière exacte mes paroles. J’ai dit que, sur le cas spécial de la banqueroute frauduleuse, il était intervenu non pas un traité, mais une convention entre le ministre français et le ministre belge, convention toute provisoire et dont l’existence était, dans mon intention, subordonnée à la manière dont la question serait envisagée par le pouvoir législatif. Il n’y donc pas eu de traité dans le sens véritable de ce mot. Seulement, il y a eu une convention provisoire qui n’existe plus, et qui ne pourrait reprendre vigueur qu’en vertu de la loi proposée.
- Quelques voix. - Qu’est-ce que cela veut dire ?
M. de Brouckere. - Je demande la parole.
M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - Il y a eu entre le ministre de France et moi un échange de correspondances dans lesquelles on m’a demandé si le gouvernement voulait permettre l’extradition des banqueroutiers frauduleux moyennant réciprocité. J’ai dit que ma conviction personnelle était que la législation actuelle ne s’y opposait pas, mais que, dans l’incertitude où j’étais si cette opinion serait partagée par les chambres, je ne pouvais pas convertir cette promesse en un traité de puissance à puissance. Ce n’était, je le répète, qu’une convention particulière, provisoire, subordonnée à la manière dont la législature envisagerait la question. Voilà tout ce que j’ai à dire sur ce point. Mes honorables collègues peuvent en prendre acte. Quant à moi je n’ai rien à ajouter.
M. de Brouckere. - Messieurs, je comptais demander une explication à M. le ministre. Mais il vient de nous déclarer formellement et très honnêtement qu’il n’en donnerait plus. Cela ne m’empêchera pas de dire ma pensée. D’ailleurs, malgré toutes les explications, il n’en résulterait pas moins que le ministre a violé la constitution de la manière la plus révoltante... (Murmures dans une partie de la salle.) Oui, messieurs, et je défie qu’on me démontre qu’un seul ministère, le ministère le plus imprudent d’aucun pays, se soit permis une infraction plus révoltante et plus criante. Que le ministre de la justice répondent à cet égard, et je garderai le silence.
L’honorable M. Gendebien vous a parlé d’un traité conclu par le ministre belge et le ministre français relativement aux extraditions à faire réciproquement par la Belgique et la France. Quand notre honorable collègue a exposé sa motion tendant à ce que cette pièce fût apportée sur le bureau de la chambre, il l’a fait par suite des renseignements donnés par le ministre de la justice lui-même, qui, accusé d’avoir consenti à une extradition inconstitutionnelle, vous a déclaré qu’il avait agi en vertu d’un traité provisoire ; qu’il avait cru, dans son opinion, y être autorisé par des lois existantes, et non abrogées.
Maintenant M. le ministre nous dit : « Je n’ai pas fait un traité, mais une convention. » Eh bien je désirerais qu’il nous expliquât quelle différence il met entre un traité et une convention. Voilà la demande que je voulais lui adresser. Mais il a en quelque sorte prévenu cette demande ; car la manière dont il s’est exprimé signifie absolument ceci : Non seulement je n’ai pas fait de traité, mais, quoi que j’en aie dit dans une séance précédente, je n’ai pas même fait de convention. Tout s’est borné à une correspondance.
Ainsi, messieurs, ce n’est plus un traité, ce n’est plus une convention, c’est une simple correspondance, mais cette correspondance a lié le gouvernement belge vis-à-vis du gouvernement français, et c’est en vertu de cela qu’a eu lieu l’extradition inconstitutionnelle dont on a parlé. Cependant, ajoute-t-on, cette convention n’était que provisoire, et subordonnée à la manière dont la législature envisageait la question. Or, voyez la contradiction : Sans faire connaître en aucune façon au public cette convention provisoire, et pour laquelle il avait besoin de la sanction des chambres le ministre l’exécute, et il fait reconduire à la frontière un homme qui, sur la foi de notre constitution qu’aucune loi n’était venue modifier, s’était réfugié en Belgique.
Maintenant, puisque l’on a trouvé mes paroles sévères, est-il un membre de la chambre qui puisse dire qu’il y ait eu un seul ministre, soit en France, soit ici, qui ait osé se permettre un fait aussi grave, aussi attentatoire à la liberté individuelle ; un fait qui viole tout ce qu’il y a de plus sacré ? Je demande qu’on me cite un seul exemple, qu’on me dise s’il y a eu un ministre qui ait été mis en accusation pour un acte semblable.
D’après ces considérations, j’insiste pour que le ministre dépose sur le bureau le traité, la convention ou la correspondance en vertu de laquelle a eu lieu l’extradition contrairement à notre constitution et à nos lois.
M. le ministre sait que, d’après la loi fondamentale, nous avons un droit dont nous n’avons pas encore usé, mais que nous pouvons exercer. Il nous a demandé dans une précédente séance un bill d’indemnité, et la législature ne s’est pas prononcée. Mais, avant de discuter la loi des extraditions, je réclame avec M. Gendebien des explications ultérieures.
M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - Je crois qu’il est inouï dans les fastes parlementaires que le dépôt de correspondances du gouvernement avec telle légation ou tel représentant d’une puissance quelconque ait été exigé. Quant à moi, je ne suis nullement disposé à obtempérer à une pareille sommation. Ce serait poser un précédent fâcheux, et je ne pourrais le faire qu’en violant tous mes devoirs. Aucune considération ne me portera à y consentir.
Si la question est aussi claire qu’elle le paraît à l’honorable préopinant ; si j’ai en effet commis un crime, il y a plusieurs moyens d’obtenir la réparation de ce crime. D’abord c’est de voter contre le projet de loi qui est actuellement soumis à la chambre. (Murmures et interruption)
- Quelques membres demandent la parole.
M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - Oui messieurs, si le ministère vous inspire assez de défiance pour croire qu’il s’attaquera légèrement à la liberté de l’étranger réfugié chez vous, refusez-lui le projet qui vous est soumis, sauf à l’accorder ensuite à un autre ministre. Ne laissez pas l’étranger criminel braver impunément la vindicte des lois de son pays, mais aussi n’accordez pas une loi d’extradition à un ministre que vous croiriez capable d’en faire mauvais usage.
Après cela il est encore d’autres moyens. Si j’avais, moi, la conviction qu’exprime avec tant de chaleur l’honorable membre, je refuserais au ministre non seulement ce projet de loi, mais son budget ; et si je croyais qu’il eût commis un crime, je ne me laisserais pas aller à des paroles plus ou moins acerbes, stériles en résultat, mais je le mettrais en accusation.
Messieurs, je n’ai pas tout dit lors du premier débat sur la question des extraditions. Je pourrais encore vous présenter plusieurs arguments qui jetteraient du doute sur une question qu’on tranche si facilement. Mais, pour ménager le temps de l’assemblée, je me bornerai à dire que je ne me crois pas en droit de déposer les correspondances dont il s’agit.
M. de Robaulx. - Messieurs, je ne me proposais pas de prendre la parole dans cette discussion ; mais la manière dont le ministre de la justice se défend m’impose le devoir impérieux de protester contre ses doctrines.
Que nous dit-il ? Ses correspondance lui appartiennent ; il est inouï dans les fastes parlementaires d’exiger qu’il les dépose sur le bureau. Eh bien, moi je réponds au ministre qu’il est inouï dans les fastes parlementaires qu’on ait trompé la chambre comme il l’a fait. Oui, vous l’avez trompée la chambre quand, interpellé par moi sur la violation la plus audacieuse de notre pacte fondamental, vous vous êtes permis d’appeler à votre aide un traité qui n’existait pas.
Oui, vous en avez donc menti à la nation ; vous vous êtes retranché derrière des résultats de la diplomatie et aujourd’hui vous reconnaissez qu’il n’existe qu’une correspondance. Ainsi c’est donc en vertu d’une correspondance que vous avez livré un malheureux aux tribunaux dont vous ne connaissez pas les décisions ? Aviez-vous le droit de consommer un pareil acte ? Mais vous l’avez dit : il existe une convention et je ne dois pas plus croire à vos négations d’aujourd’hui qu’à vos affirmations antérieures, parce que vous vous servez des unes et des autres selon que vos besoins l’exigent. Vous l’avez déclaré formellement dans une précédente discussion : il existe une sorte de convention. C’est cette pièce que nous demandons et nous en avons le droit.
Mais, nous dit-on, vous avez plusieurs moyens de protester contre cette prétendue violation de la loi fondamentale. (Quoique battu précédemment, le ministre ose encore la révoquer en doute.) Vous pouvez d’abord voter contre le projet de loi soumis actuellement à votre discussion.
Bel expédient, messieurs ! Eh quoi ! si, dans sa sagesse la chambre croyait qu’une loi régulatrice de l’extradition et de l’expulsion fût nécessaire, il faudrait repousser cette loi, et cela parce que M. Lebeau a violé la constitution !... On veut donc introduire chez nous ce que j’appelle, moi le désordre.
Non M. le ministre, ce n’est pas ainsi que nous agirons. Seulement nous conserverons le droit de témoigner notre mépris pour vos actes ; mais quand une mesure sera sage, la chambre la votera sans avoir égard ni à votre personne ni à votre place de ministre.
On ajoute : Si le ministère actuel n’a pas votre confiance, votez contre lui ; un autre surgira. Eh ! messieurs, ne sommes-nous pas déjà habitués depuis longtemps à un pareil langage. Je sais que dans les pays constitutionnels une faible majorité en faveur des ministres suffit pour qu’ils se retirent quand ils ont de la pudeur. Mais ici nous avons des têtes plus fortes. Une simple majorité, que dis-je ? une minorité même, ce n’est pas assez ; et quoique le ministère nous ait déjà déclaré plusieurs fois qu’il se retirerait s'il n’avait pas cette majorité, il est resté, et il restera toujours tant qu’un ministère doctrinaire français qui domine en Belgique existera !
Votez contre le ministère ! Mais n’avons-nous pas rejeté une de vos propositions au sort de laquelle vous attachiez votre existence par une question préalable, par un affront parlementaire ? Qu’on ne vienne donc pas se vanter d’une prétendue dignité qu’on n’a pas. Non, vous ne vous retirerez pas, vous resterez ; et c’est peut-être un ordre qu’on vous a donné, et vous en subirez toutes les conséquences.
Refuser le budget, nous dit-on encore. Messieurs, je remarque chez nous une espèce de pétition de principes en fait de gouvernement représentatif. Lorsqu’un député fait une opposition un peu violente contre le gouvernement, on l’attaque par toutes sortes de moyens, on l’attaque par des journaux stipendiés, et je saisirai cette occasion pour dire un mot au sujet d’une lettre qui m’a valu des injures de la part d’un de ces journaux stipendiés par le ministère. Oui je le déclare, je suis l’auteur de cette lettre dont je m’honore. Je serai toujours prêt à rendre compte de mes actes dans cette enceinte, mais je ne répondrai pas à des folliculaires. Ce que j’ai dit dans cette lettre est vrai, et ma voix, j’ose le dire, a de l’écho dans le pays pour les faits que j’ai cités. Je reviens à mon observation.
Quand l’opposition se refuse à accepter les actes du ministère, on lui dit : Vous faites de l’opposition systématique, et on nous accuse d’entraver la marche du gouvernement. De là résulte dans cette assemblée une habitude de passer par tout ce qu’il faut pour faite marcher l’administration générale. Des lors, sans approuver les actes du ministère, on vote les fonds pour ne pas jeter la perturbation dans les affaires publiques. Approuve-t-on pour cela le système du ministère ? Non certainement. Ainsi, tout ce que vous avez dit ne prouve rien ; et d’ailleurs, je le répète, il y a une puissance supérieure à la vôtre qui domine ici, c’est le ministère français.
Ne nous provoquez donc pas à refuser le budget. Les budgets passés ont été accordés, ceux de cette année le seront encore, parce qu’une idée d’ordre domine dans cette assemblée, parce qu’on ne croit pas que pour une question de ministère il faille jeter la confusion dans la marche des affaires. On ne veut pas donner à la Belgique, vis-à-vis des étrangers, l’aspect d’un pays qui s’entre-déchire ; on veut au contraire le montrer à ses ennemis fort de son union.
Le raisonnement du ministre de la justice n’est pas de bonne foi. Il sait bien qu’on acceptera les budgets sans pour cela adopter ses principes, et que si la majorité faisait le contraire, elle croirait vouloir jeter la perturbation et l’anarchie dans l’administration.
Je me résume, messieurs. Une convention a été annoncée par le ministre de la justice dans une précédente séance. Nous avons le droit de la réclamer comme pièce d’un procès qui est pendant devant la chambre ; nous avons le droit d’en demander rapport sur le bureau. Et qu’on ne nous dise pas que ce n’est qu’une simple correspondance. Si cette correspondance a été envisagée par le ministre comme le liant suffisamment pour autoriser l’extradition, elle doit être considérée comme une convention, et nous devons l’avoir. J’appuie donc la motion de l’honorable M. Gendebien, et j’espère que la chambre ordonnera l’apport de cette pièce.
M. de Brouckere. - Messieurs, pour vous montrer jusqu’à quel point on doit s’en rapporter aux paroles de M. le ministre de la justice, je vais vous donner lecture de celles qu’il a prononcées lors de la première discussion qui s’est élevée sur ce sujet. Elles sont ainsi rapportées dans le Moniteur :
« Voici les circonstances qui ont amené ces deux faits. Déjà, depuis plusieurs semaines, il s’était établi entre le ministère belge et la légation française des relations qui devaient avoir pour résultat d’amener entre les deux gouvernements un arrangement d’après lequel ils se rendraient mutuellement les habitants des deux pays qui pourraient être frappés, par leurs juges naturels, de mandats pour faits étrangers à la politique, et intéressant spécialement le commerce : je veux parler du crime de banqueroute frauduleuse, et de faux en écriture de commerce.
« Je n’ai pas dès l’abord exprimé mon opinion, parce que la législation ne m’a pas paru tellement claire qu’il ne fallût pas réfléchir sérieusement avant de prendre une décision. Il va sans dire que, dans la supposition même où l’article 128 de la constitution et la législation existante se conciliassent avec l’extradition, nous n’aurions jamais reconnu son applicabilité aux délits politiques.
« J’ai pensé que, sous le rapport de la convenance et de l’utilité actuelle de la mesure, le commerce belge est tout aussi intéressé que le commerce français à livrer aux tribunaux de leur pays les hommes désignés, par un mandat émané de leur juge compétent, comme prévenus de banqueroute frauduleuse ou de faux en écriture de commerce.
« Le gouvernement français s’engageait à user de réciprocité envers nous, et je n’ai pas hésité à prendre la même obligation, sauf à m’en référer à la législature en cas de contestation. C’est sous cette réserve qu’une sorte d’arrangement est intervenu entre le gouvernement français et le gouvernement belge. »
M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - Il n’y a pas là un seul mot, messieurs, que j’aie à désavouer. Qu’on veuille lire ce discours sans prévention, et on verra qu’il ne pouvait s’agir que d’une sorte d’arrangement, et qu’il ne supposerait pas même autre chose, si je ne m’étais exprimé à cet égard, que de simples conversations.
Il est très naturel de reconnaître que je ne pouvais prendre un engagement de la nature de celui qu’on me proposait qu’autant que la législature partagerait mon opinion.
Quant à cette opinion, je dirai que j’étais placé en face de ce qui s’est fait sous l’ancien gouvernement, dont je n’ai pas invoqué les précédents, mais que j’ai eu occasion de rappeler, parce que dans la longue série de griefs que l’opposition a élevés contre lui, il n’est pas à ma connaissance qu’il y ait eu un seul reproche pour extraditions autres que pour des extraditions purement politiques. Témoin les cartels pour échange de déserteurs, publiés dans le Bulletin officiel, et si je ne me trompe, pour des délits forestiers.
J’étais placé en face de ce qui s’était fait en France avant et depuis la révolution, où l’exercice du droit d’extrader pour crimes étrangers à la politique n’avait donné lieu à aucun blâme pour le gouvernement, soit de la part de la chambre des députés, soit de la part de la chambre des pairs.
Enfin, j’étais placé en face d’un article de notre constitution qui permet au gouvernement de faire des traités dès l’instant qu’ils n’apportent aucune modification au tarif des douanes, et qu’ils ne sont pas de nature à grever soit le pays, soit les Belges individuellement ; et j’ai fait ce que fait la France avec les pays voisins, notamment avec la Suisse, en vertu d’un traité, ce qu’elle veut faire avec nous sans traité. J’ai été en outre guidé par des considérations d’équité et d’humanité, j’ose le dire. L’homme qui a été extradé était sous le poids d’un mandat d’arrêt ; il m’avait été signalé comme possesseur de valeurs considérables, résultat d’une spoliation exercée aux dépens de pères de famille qui les devaient peut-être à un travail long et laborieux. Cette spoliation leur eût causé un préjudice irréparable.
Cet individu, lors de son arrestation, était encore dépositaire de valeurs pour plus de 26,000 fr. ; il y avait urgence, péril en la demeure. Voilà pourquoi j’ai consenti à son extradition sous ma responsabilité. Cette responsabilité reste entière, et j’en accepte toutes les conséquences.
On s’est beaucoup récrié sur la doctrine que j’ai émise à l’occasion du vote du budget. Je ne conçois pas comment on peut qualifier le rejet du budget de mesure anarchique, quand l’honorable préopinant qui a parlé dans ce sens a presque continuellement rejeté les budgets. Il a donc fait de l’anarchie lui ?
M. de Robaulx. - Je demande la parole.
M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - Non, messieurs, je ne lui prête pas ce dessein ; je n’attaque pas ainsi les prérogatives de la chambre. Le refus du budget, alors que le gouvernement est nanti de crédits provisoires, n’est pas une mesure anarchique. Si une pareille doctrine était admise par vous, vous auriez établi l’omnipotence ministérielle et porté atteinte aux prérogatives constitutionnelles des chambres.
Je ne crois donc pas que l’honorable membre ait fait de l’anarchie en refusant le budget ; mais il n’a pas le droit de dire que je viens proposer l’anarchie quand je parle du refus du budget, pour voir jusqu’à quel point le ministère a ou n’a pas la confiance de la chambre.
Quant aux autres reproches qui m’ont été adressés, la forme seule sous laquelle ils ont été articulés m’interdirait d’y répondre.
M. de Robaulx. - M. le ministre de la justice a tronqué mes paroles. J’ai dit qu’une grande partie de la chambre considérait comme une chose nécessaire, de ne pas jeter la perturbation dans la marche de l’administration par le refus du budget pour des questions de ministère ; mais quant à moi, qui ne suis pas de cette majorité, et qui ai toujours protesté contre des actes que j’appelle des actes de faiblesse, je n’ai jamais accepté le budget, et je ne les accepterai jamais tant qu’on suivra le même système.
Pour ce qui est de l’anarchie, je n’en ai pas fait ; mais j’ai voulu témoigner toute ma défiance pour le ministère. C’est sous le ministère de M. Lebeau que nous avons vu l’anarchie, le désordre et les pillages. Il ne faut pas en rejeter le blâme sur l’opposition, qui s’est toujours énergiquement récriée contre vos principes et vos actes.
Quand viendra l’époque des grands comptes, il faudra les rendre, M. Lebeau !
M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - Je suis prêt.
M. de Robaulx. - Vous pouvez aujourd’hui montrer de l’impudence et nous braver ; mais plus tard nous aurons notre tour. L’anarchie, je le répète, a pris naissance sons votre ministère, et l’opposition n’a cessé de protester contre.
M. Ernst, rapporteur. - Messieurs, j’ai cru devoir prendre part à cette discussion, parce que M. le ministre de la justice, par un défi imprudent, m’a mis dans la nécessité de provoquer de nouvelles explications.
Il dit : « Si vous pensez que j’ai violé la constitution, si je ne vous inspire point de confiance, il faut rejeter le projet de loi. »
Quant à moi, messieurs, je pense que le ministre de la justice a violé de la manière la plus évidente la loi fondamentale. L’examen auquel j’ai été obligé de me livrer sur ce point, m’en a donné la plus forte conviction : si je n’ai point manifesté mon opinion quand la chambre a été saisie de cette question, c’est, je le dirai avec franchise, parce que dans le moment où il était attaqué avec tant de chaleur par mes honorables amis, personne ne le défendait ; mais je déclare que si un acte d’accusation était demandé contre lui, le serment que j ai fait de maintenir la constitution m’obligerait à y souscrire. (Erratum, Moniteur belge n°229-230, du 17-18 août 1833 :) Non, nous n’avons pas confiance dans le ministère ; par ce motif, la section centrale a pris toutes les précautions possibles pour prévenir les abus et l’arbitraire auxquels le projet ministériel exposait les étrangers ; c’est à raison des garanties que contient le nouveau projet que je le défendrai et voterai pour son adoption.
M. Jullien. - J’ai demandé la parole sur la motion de M. Gendebien, motion dont le but est d’obliger le ministre de la justice à produire le traité ou la convention dont il a parlé. De deux choses l’une : ou il existe avec la France un traité, une convention, une sorte d’arrangement, comme l’a dit M. le ministre ; ou bien il existe un crime, et ce crime, c’est un attentat à la liberté individuelle. De quelque manière qu’on envisage la question, il est intéressant pour la chambre d’examiner ces deux côtés.
En principe, et d’après nos mœurs et notre législation, du moment où un étranger a touché le sol de la Belgique, il se soumet aux lois de police et de sûreté du pays. En retour, le pays lui doit garantie et sûreté pour sa personne et ses propriétés.
Si cet étranger enfreint les lois, il est puni comme s’il était régnicole, comme s’il était indigène. Mais si d’un autre côté on enfreint vis-à-vis de lui les lois qui lui garantissent sa liberté et ses biens, on est coupable comme s’il s’agissait d’un indigène ; et ce principe oblige le ministre comme le particulier. Or, le ministre qui, sans traité, sans convention, sans loi, a attenté à la liberté de cet étranger, ce ministre s’est rendu coupable d’un crime envers lui, comme il le serait vis-à-vis d’un citoyen belge, parce que sous ce rapport l’indigène et l’étranger sont placés sur la même ligne.
Maintenant je demande au ministre de la justice de choisir : Y a-t-il une convention ou n’y en a-t-il pas ?
S’il n en existe pas, messieurs, vous saurez quelle foi vous devez ajouter à la parole d’un ministre et vous verrez ce qu’il vous restera à faire.
M. le ministre de la justice doit produise cette convention, cet arrangement, ou bien il doit déclarer qu’ils n’ont jamais existé ; alors il existera, je le répète, un attentat à la liberté d’un étranger, et si cet étranger voulait poursuivre le ministère, il aurait action contre lui comme le dernier citoyen du pays. Chacun des membres examinera ensuite ce qu’il y aura à décider.
M. Gendebien. - Messieurs, je me vois forcé de parler pour la seconde fois. Il est certain pour moi qu’il n’existe ni traité ni convention. Il en est donc encore dans cette circonstance comme dans celle où l’on a témérairement fait dire au discours du trône qu’il y avait un traité avec les Etats-Unis. On a compromis la dignité royale par un mensonge dont la chambre a fait justice, en mettant dans sa réponse toute la réserve convenable.
Si le bruit public est vrai, il en résulterait que c’est d’après l’ordre du ministère de France qu’on a extraduit un négociant poursuivi du chef de faillite ou de banqueroute.
Il n’existe pas de convention ; mais pour s’excuser, on dit que c’est une affaire de ministre à ministre. Messieurs, lorsque dans le temps on adressa à M. Lebeau, alors ministre des affaires étrangères, le reproche d’avoir compromis la dignité de la Belgique en envoyant auprès de la confédération germanique un ambassadeur, avec la certitude qu’il ne serait pas reçu, qu’a dit M. Lebeau ? « La dignité de la nation n’a pas été compromise, car cet ambassadeur n’a pas été envoyé an nom du régent qui représente la nation, mais par moi ministre. » Eh bien des pièces imprimées constatent qui cet envoyé (et il en a des preuves en main) a agi au nom de M. le régent, comme régent de la Belgique, et d’après les instructions du ministre des affaires étrangères. Jugez maintenant quel degré de confiance méritent les allégations du ministre de la justice.
Pour s’excuser, le ministère a prétendu qu’il y avait des antécédents qui lui permettaient de faire ce qu’il a fait ; il vous a dit que sous l’ancien gouvernement il ne s’était jamais élevé de réclamations pour extradition autres que celles résultant de délits politiques. Je dirai plus, c’est qu’il n’y a pas eu d’extraditions politiques sous l’ancien gouvernement. Il y a eu seulement deux expulsions en 1816 et en 1818, et nous étions alors sous le joug et le poids des exigences des puissances alliées.
Quant à celle de Fontan en 1829, ce n’a pas encore été une véritable extradition. Le gouvernement du roi Guillaume a exigé que Fontan quittât Bruxelles pour aller dans les provinces du nord, et c’est sur son refus qu’il a été expulsé.
Trois grandes séances ont été consacrées à cette discussion ; il serait bon de voir ce qu’ont dit non seulement les députés du midi, mais aussi les députés du nord. On verrai que l’on ménageait moins le Van Maanen d’alors, qu’on ne ménage maintenant le Van Maanen d’aujourd’hui.
Le ministre vous a dit qu’il y avait trois moyens d’en finir : refuser le budget, on y répondu ; rejeter la loi, on y a répondu ; enfin mettre le ministre en accusation, et à cela personne encore n’y a répondu ! Eh bien ! moi je vais y répondre.
Depuis trop longtemps on vous excite, on vous provoque impunément au seul acte qui convienne en pareille circonstance. Oui, messieurs, il faut enfin savoir si la constitution est véritablement une digue contre l’arbitraire ministériel ; s’il est permis à un ministre de tromper la nation, même en se trompant soi-même, car je puis admettre qu’il s’est trompé puisqu’il n’est encore qu’accusé ; il faut savoir tout cela, messieurs, et pour y parvenir, je déclare mettre le ministre de la justice en accusation : l’acte sera rédigé dans les vingt-quatre heures. Les griefs ne lui manquent pas, et si mes collègues veulent en ajouter quelques-uns à celui qui fera la base de mon acte d’accusation, nous pourrons nous concerter ensemble afin que l’acte soit complet.
M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier) - L’extradition qui a provoqué l’acte d’accusation qu’on nous annonce ayant eu lieu du consentement du conseil des ministres, je réclame pour ma part l’honneur d’y figurer.
M. d’Huart. - Messieurs, il me semble qu’il y a lieu à retirer la motion d’ordre, d’après l’intention que vient de nous manifester son honorable auteur de mettre M. le ministre de la justice en accusation.
M. de Brouckere. - J’en demande pardon à l’honorable M. d’Huart, la motion ne devient pas inutile. Nous voulons toujours avoir connaissance de la sorte d’arrangement qui a été conclu entre M. le ministre de la justice et le gouvernement français ; nous voulons savoir comment a agi le ministère français à notre égard, après la sorte d’engagement qu’il a pris ; cela nous importe pour la discussion qui va avoir lieu.
Mais puisque l’on a parlé de l’extradition de Fontan, de cet acte que l’on a trouvé moyen de dépasser et qui a excité autrefois tant de récriminations, permettez-moi de vous dire que lorsque Fontan s’est réfugié en Belgique, il était sans aucun papier, sans passeport, et que si on avait voulu le poursuivre pour ce chef, on aurait légitimer en quelque sorte les poursuites. Mais l’individu dont il s’agit aujourd’hui avait un passeport, on n’avait pas à le poursuivre de ce côté.
Je ne dirai plus que quelques mots ; je citerai les paroles d’un homme dont M. le ministre de la justice ne récusera sans doute pas l’autorité. Voici comment s’exprimait M. de Gerlache :
« On prétendra, je l’imagine, que l’article 4 de la loi fondamentale n’est là comme tant d’autres qu’une pierre d’attente, un principe salutaire qu’il faut organiser par des dispositions législatives, si on veut en détermine l’étendue et en régler l’application.
« Mais dans l’état actuel des choses, cette multitude d’étrangers qui foulent le sol de la Belgique seraient soumis aux ordres discrétionnaires et absolus du pouvoir exécutif, et il seraient dépourvus de toute garantie contre l’arbitraire… Mais je ne puis admettre cette supposition ; je suis convaincu que le ministre qui, dans l’exercice de ses fonctions, attente à la liberté individuelle d’un habitant du royaume, quel qu’il soit, citoyen ou étranger, commet un des délités prévus par l’article 177 de notre constitution, et je me fonde à cet égard non seulement sur l’article 4, mais encore sur l’article 168 qui porte que, hors le cas de flagrant délit, nul ne peut être arrêté qu’en vertu de l’ordonnance du juge.
« Remarquez bien deux choses : d’abord on ne dit pas « nul citoyen, » mais « Nul ne peut être arrêté sans permission du juge. », et dès qu’il s’agit de porter atteinte à la liberté individuelle d’un habitant du royaume, le recours aux tribunaux est forcé. La raison en est simple. C’est que si la liberté publique n’appartient qu’aux enfants de la patrie, la faculté de disposer de sa personne, de ses biens, de son industrie, est de droit naturel ou universel ; elle appartient à tous. »
A ce qu’on nous a dit sur les inconvénients de déposer la correspondance, je pourrais répondre en citant un fait qui s’est passé en Angleterre depuis peu de temps, il y a à peine deux mois : le ministère de la Grande-Bretagne a déposé sur le bureau de la chambre la correspondance qui avait eu lieu entre lord Aberdeen, lord Stuart et le prince de Polignac sur l’expédition d’Alger. Alors cependant la question n’était pas encore résolue ; tandis qu’il est à croire que la correspondance de M. Lebeau avec le ministère français, relativement à l’extradition, est une affaire terminée maintenant.
M. d’Huart. - Il me semble que nous ne pouvons pas insister sur la motion d’ordre, puisque le ministère a déclaré qu’il ne pouvait pas donner communication des pièces que l’on réclame. Or, s’il persiste dans son refus, que ferez-vous ? Je pense qu’il est demeuré dans son droit lorsqu’il a dit qu’il ne pouvait pas déposer sa correspondance ; et, en effet, lui seul connaît les pièces et se trouve ainsi juge de l’opportunité ou du danger de leur publication. Je pourrais appuyer aussi mon opinion sur ce qui se passe en Angleterre. Là, souvent un ministre a refusé des pièces, parce qu’il ne trouvait pas maturité.
D’ailleurs, messieurs, je ne vois aucune connexité entre les pièces que l’on demande et le projet qui nous est soumis. Nous avons à voir s’il est bon, s’il est nécessaire d’y introduire des modifications, et la correspondance du ministre ne serait d’aucune utilité pour cela. Je m’oppose donc à la motion qui nous est faite.
M. Gendebien. - Je ne saurais insister davantage, pour la production de pièces que M. le ministre persiste à nous refuser. Je crois même ne pouvoir pas insister sans me mettre en contradiction avec moi-même et, en effet, c’est parce que M. le ministre a refusé de justifier un engagement pris par lui, c’est parce qu’il nous a refusé les moyens de connaître la vérité, que je le mets en accusation. Je ne puis donc maintenir en même temps une motion qui l’obligerait à fournir ces moyens.
Je ne puis me dissimuler que la production des pièces était essentielle dans cette discussion ; car, en leur absence, nous sommes exposés à mettre dans les mains du ministre une loi qui peut devenir très dangereuse. Il était prudent de nous informer d’abord de quelle manière le ministre a cru devoir user d’un droit imaginaire, qu’il s’était créé pour lui seul et pour la commodité du gouvernement français. Alors nous aurions pu savoir quel degré de confiance mérite le ministre. Du reste, les contradictions dans lesquelles M. Lebeau vient de tomber, ses refus, la pudeur, la honte qu’il éprouve à reproduire son ouvrage, tout vous dit la confiance que vous lui devez.
En effet, messieurs, ces refus ne s’expliquent que par la honte, puisqu’il s’agit d’un traité consommé, et qu’il n’y a pas de motifs de raison ou de convenances à opposer à notre demande.
M. le président. - Si j’ai bien compris, la proposition est retirée.
- La proposition est retirée. La discussion générale est ouverte sur le projet d’extradition.
M. Doignon. - L’article 128 de la constitution déclare que tout étranger qui se trouve sur le territoire de la Belgique jouit de la protection accordée aux personnes et aux biens, sauf les exceptions établies par la loi. Le gouvernement nous appelle à régler et fixer ces cas d’exception. La chambre a sans doute présents à l’esprit les événements de notre histoire sur cette matière. En tout temps, l’hospitalité, en Belgique, fut un droit sacré pour l’étranger, et l’histoire atteste que ce droit a constamment été entendu et exécuté de la manière la plus large. La Belgique fut toujours l’asile des malheureux poursuivis à l’étranger pour opinions ou faits politiques. Notre ancienne charte, la joyeuse-entrée, proclamait ce droit d’une manière presque illimitée. Le consentement des communes et du pays était nécessaire pour autoriser une extradition. Lors des révolutions d’Angleterre et de France, les émigrés de ces pays ont trouvé en Belgique un refuge assuré contre les persécutions de leurs gouvernements. Eh bien messieurs, que la Belgique régénérée reste digne sous ce rapport de ce qu’elle fut autrefois : comme autrefois, elle doit exercer son hospitalité d’une manière franche et loyale. Ainsi loin de nous toute disposition ou mesure qui, par des voies détournées ou indirectes, aurait pour effet de rendre illusoire ce droit d’asile et de protection, et que jamais on ne puisse dire qu’en offrant un refuge à l’étranger, nous aurions tendu un piège à sa bonne foi.
La protection de la loi doit donc être accordée à tout étranger, à moins seulement que la propre sûreté du pays, l’ordre et la morale publics ne nous fassent un devoir de la lui refuser. Nous devons aussi éloigner du sein de la patrie les étrangers couverts de crimes qui décèlent un degré de perversité et de malice tel, qu’on doit les présumer dangereux ou nuisibles pour la société belge. Mais, d’une autre part, nous ne pouvons refuser le droit d’hospitalité à ces étrangers qui n’ont été poursuivis que pour des faits qui ne sont point punissables en Belgique, ou qui sont connexes à des délits politiques car, aux yeux de la loi belge, ceux-là doivent être regardés comme innocents ; tels sont ces étrangers qu’un funeste esprit de parti a entraînés dans des crimes ou délits politiques ; tels furent les royalistes de 1793, tels seraient encore les carlistes et combien d’hommes d’honneur ne comptions-nous pas parmi ces infortunés ? Si, d’un côté, notre devoir est de purger le pays d’étrangers qui souillent le sol de la Belgique, d’un autre côté nous devons veiller à ce que ces malheureux ne soient point à la merci du bon plaisir d’aucune puissance et à ce que le droit d’asile ne puisse être violé à leur égard, directement ou indirectement.
Or, à l’époque ou nous vivons, il nous paraît bien difficile de faire une loi qui n’offre pas ces graves inconvénients. En ce moment presque tous les Etats sont des foyers de passions politiques, et tous les jours, tous les efforts des gouvernements tendent à les étouffer ou à les réprimer. Dans une semblable situation, ne devons-nous pas redouter que cette loi d’exception, quelle qu’elle puisse être, devienne un instrument de persécution contre les émigrés politiques, lorsque surtout notre royaume, naissant et faible aux yeux des puissances, ne peut avoir contre elles aucune espèce de garantie d’exécution ? Il serait peut-être à désirer qu’on pût attendre des temps plus calmes pour faire cette loi, qui semble ne pouvoir offrir les garanties que réclame l’époque actuelle ; le gouvernement a toujours entretenu le droit d’expulsion.
Nous vous laisserons juges, messieurs, de plusieurs dangers très graves qui peuvent résulter du projet en discussion. Il a admis en principe qu’il faut un jugement pour opérer l’extradition ; mais qu’on ne s’y trompe pas, l’arrêt de mise en accusation est plutôt une ordonnance du juge qu’un jugement. La chambre de mise en accusation qui porte cet arrêt prononce à huis clos ; l’instruction qu’elle prend pour guide dans sa décision peut avoir été faite et dirigée secrètement par le procureur du Roi, agent direct du ministère français. Il y a plus, elle peut prononcer sans avoir aucunement entendu le prévenu, inaudita parte. Voyez sur ce point les articles 221 et suivants du code d’instruction criminelle. Il est vrai qu’aux termes de l’article 217, dans les cinq jours de l’arrivée des pièces au procureur général, la partie peut fournir des mémoires, sans toutefois que son rapport puisse être retardé ; mais il ne prescrit nulle part qu’on doive faire connaître au prévenu le moment du départ ou de l’arrivée de ces pièces, et, dans le fait, il l’ignore ordinairement et ne manquera pas de l’ignorer dans l’espèce, puisqu’on doit le supposer absent.
Les conseils de la chambre des mise en accusation, malgré toute leur intégrité, peuvent être aisément induits en erreur ; car on ne leur présente guère à juger que des questions de fait, et pour statuer, ils n’ont pas d’autre élément sous les yeux que l’instruction faite par le procureur du Roi ; et comme un seul indice, remarquez-le bien, un seul indice suffit pour mettre en accusation, rien n’est plus facile à cet agent du pouvoir que de faire prononcer tel arrêt qu’il désire, lorsque son dessein est de tromper. Aussi voit-on, même en Belgique, cette chambre mettre en accusation des individus qui sont ensuite acquittés par la cour d’assises.
L’article 228 l’autorise bien à ordonner, si elle le juge convenable, de nouvelles informations ; mais ce n’est là qu’une faculté, et si le procureur du Roi est, comme on ne peut en douter, l’agent tout dévoué du gouvernement, il arrangera toujours la procédure de manière à en faire jaillir de suite un indice suffisant et à rendre inutile toute autre information.
Mais voici, en outre, un autre système de la section centrale, dont peut-être on ne voit pas d’exemple dans les annales du droit public. Après avoir reconnu que la voix d’un seul juge ne saurait suffire pour permettre une extradition, elle autorise néanmoins le gouvernement français, ou tout autre, à faire appréhender le réfugié sur le sol belge, en vertu d’un simple mandat d’arrêt décerné par le procureur du roi français, et à le tenir provisoirement emprisonné en Belgique pendant trois mois.
Elle fait plus, elle charge le magistrat belge de se transporter, s’il en est requis, au domicile de l’étranger, pour y faire, dans l’intérêt de la police française, la perquisition des papiers, effets et autres objets qu’elle jugera utile de connaître. N’est-ce pas là permettre de violer, avec une extrême légèreté, le domicile et la liberté individuelle de l’étranger ? C’est sur un simple mandat d’un agent du ministère qu’on autoriserait cette mesure ; et ce mandat, il peut le lancer sans aucune preuve, sur un simple soupçon, qui ne lui manquera jamais, probablement lorsqu’il s’agira de réfugiés politiques. Ne fût-ce que pour connaître la correspondance de ces étrangers, la police française saisira avec avidité ce moyen d’inquisition. Si, dans ce cas, elle n’obtient pas d’emblée l’extradition, elle exerce contre eux un autre genre de persécution ; elle les tient sous les verrous dans notre Belgique ; et lorsqu’un premier terme d’emprisonnement de trois mois est expiré, qui l’empêcherait de faire recommencer un autre terme, en lançant un autre mandat d’arrêt sous un autre prétexte ? Ainsi les émigrés français politiques n’auraient plus un moment de sûreté et de tranquillité sur le sol hospitalier de la Belgique.
Le passé doit nous apprendre jusqu’où la police française peut pousser ses excès. Ne savons-nous pas que, lors des derniers événements et particulièrement dans quelques départements de France, on y vivait à peu près sous le régime de la loi des suspects ? Des mandats d’arrêt pleuvaient de toutes parts ; au mois de juillet dernier, plus de 300 arrestations ont encore eu lieu. La révolution de France n’est pas, comme la nôtre, un fait consommé ; la branche aînée des Bourbons y a laissé de trop profondes racines pour que ce royaume ne soit point encore exposé à des commotions politiques. Le gouvernement ne l’ignore pas : chaque fête nationale est pour lui un moment de crise ; les précautions de sa police, ses forts détachés, etc., attestent ses alarmes. On ne devrait donc pas s’étonner si d’un moment à l’autre une nuée d’émigrés carlistes arrivait dans notre pays comme en 1793 ; mais que dis-je ? d’après le système de la section centrale, ces infortunés feraient prudemment de fuir le territoire de la Belgique où l’inquisition française et l’emprisonnement provisoire les attendraient vraisemblablement. De grands événements ne sont même pas nécessaires pour provoquer une émigration ; il ne faut pas davantage qu’un coup de pistolet sur le Pont Royal.
On ne peut se le dissimuler, notre ministère est dans une telle attitude envers la France qu’il veut et voudra probablement tout ce qu’elle veut. C’est aux chambres qu’il appartient de défendre notre gouvernement contre les exigences d’une puissance qui peut trop facilement abuser de sa prépondérance.
Les tristes réflexions que nous venons de vous soumettre sont en tous points applicables aux autres pays. En Allemagne, on continue encore en ce moment les arrestations des étudiants et des bourgeois. Il est très possible que, dans les pays dont nous ne connaissons pas la législation criminelle, la mise en accusation s’obtient avec plus de facilité encore qu’en France.
Des jugements de condamnation par contumace n’offrent déjà pas trop de garanties ; les juges sont quelquefois faciles en l’absence des prévenus ; leur inamovibilité n’est pas toujours un gage de leur fermeté. La perspective de l’avancement et des faveurs les tient plus ou moins dépendants du pouvoir.
Il serait indispensable d’énoncer en termes formels que ces jugements de condamnation seront portés par les tribunaux ordinaires. Les tribunaux révolutionnaires de France, en 1792, étaient certainement des tribunaux. Dans tous les cas, en matière criminelle, mieux vaut laisser échapper quelques coupables que de s’exposer à atteindre l’innocent.
Il serait également nécessaire d’insérer dans la loi la disposition formelle que cette extradition ne pourra avoir lien pour délits politiques ou pour des faits connexes à de pareils délits.
M. Liedts. - Je commence par rendre hommage à la sollicitude qu’a eue la section centrale de faire disparaître du projet la plupart des imperfections que les sections y avaient remarquées ; mais cependant, messieurs, je ne puis me dissimuler que, malgré toutes les garanties dont on semble entourer l’hospitalité de l’étranger, de graves abus sont encore à redouter. En effet, il ne me sera pas difficile, je pense, de vous prouver que si le projet est adopté tel qu’il vous est présenté, l’étranger innocent ne sera pas toujours en repos dans notre pays, et que surtout les proscrits politiques ne sont pas mis à couvert d’une extradition.
Le projet de loi abandonne, à la vérité, à la discrétion du ministère de conclure avec les puissances qui nous environnent des traités d’extradition ; mais remarquez qu’une fois ces traités conclus, le ministère ne pourra plus, sans violer la foi de ses engagements, se constituer juge de l’opportunité et de l’équité de l’extradition réclamée ; et du moment qu’on lui produira un jugement ou arrêt émanant de l’autorité compétente, le ministère, eût-il la conviction la plus profonde de l’iniquité de la sentence, ne pourra se refuser de faire l’extradition. Je sais qu’on me répondra que, dès qu’il existe un jugement ou arrêt de condamnation, la présomption est que l’individu condamné est coupable ; qu’il n’y a, par conséquent, aucun danger, qu’il y a utilité même pour la société en général de le traduire devant son juge afin qu’il prouve son innocence ou subisse la peine qu’il a méritée.
Mais n’arrivera-t-il jamais, messieurs, qu’on livrera de cette manière un innocent à ses persécuteurs ? Et pour qu’on ne m’accuse pas d’avoir des craintes chimériques, je me hâte de vous citer un exemple que vous connaissez tous : personne de vous n’ignore, messieurs, qu’un magistrat du parquet de Bruxelles eut le courage, du temps de Guillaume, de dévoiler les infamies de la portière du ministre van Maanen, et d’intenter une poursuite dont le résultat devait être la condamnation du ministre lui-même comme concussionnaire. L’astucieux ministre fit épier toutes les démarches du substitut, et si ma mémoire est fidèle, voici comment il réussit à faire condamner le magistrat qui avait osé scruter la conduite du ministre.
M. le substitut s’était absenté un instant de son cabinet pendant que son commis rédigeait la déposition d’un témoin, et de retour, il signa l’acte, comme s’il avait été entièrement passé en sa présence. Cette imprudence lui coûta cher ; car Van Maanen fit aussitôt poursuivre le malheureux Gauser comme faussaire. Il fut condamné aux travaux forcés, et sa fuite en Prusse put seule le soustraire à une poursuite dont le scandale fit frémir tout le monde.
Il me serait facile, messieurs, en parcourant les annales de la jurisprudence criminelle, de vous citer, dans les pays voisins, une foule de condamnations semblables ; et cependant, si quelque malheureux, se trouvant dans le cas du magistrat dont je veux parler, est condamné en France ou en Prusse, et qu’il vienne chercher un asile contre ses persécuteurs dans la libre Belgique, le ministère belge sur la production de l’arrêt de condamnation d’une cour de France ou de Prusse, devra aveuglément faire l’extradition, et il ne lui sera pas même permis d’examiner si l’arrêt porte le caractère d’une iniquité évidente.
Il est vrai que, quoi que l’on fasse, on ne pourra pas toujours éviter ce malheur ; mais on pourrait du moins prendre plus de précautions pour le rendre le moins fréquent possible : par exemple, en exigeant que le ministre, pour chaque extradition, prenne l’avis de la chambre du conseil du tribunal dans le ressort duquel l’étranger serait trouvé. Cette chambre du conseil, après un examen sommaire et après avoir entendu l’étranger, émettrait son avis, sans donner des motifs, en déclarant qu’elle estime qu’il y a lieu ou qu’il n’y a pas lieu.
J’arrive à un second abus dont la possibilité ne me paraît pas écartée par le projet de la section centrale. Je veux parler de l’extradition des proscris politiques.
Les crimes politiques ne se commettent jamais isolément ; ils sont toujours accompagnés de crimes ou délits accessoires.
Il n’y a personne, en effet, qui ne sache que dans toute sédition le peuple se rend maître des armes qu’il peut découvrir soit chez les marchands, soit dans les arsenaux. Voilà donc un vol d’armes ; bien souvent aussi, le sang coule, voilà des meurtres ; ce sera en vain que ceux qui auront trempé dans ces crimes politiques se croiront en sûreté dans notre pays, puisque le gouvernement auquel ils appartiennent les poursuivra, non pas comme coupables d’avoir voulu renverser le gouvernement, mais comme coupables de vols, d’assassinats, et, l’arrêt de condamnation à la main, viendra réclamer de notre ministère l’extradition de tous les coupables. Ici, encore, messieurs, les exemples ne manquent point, et vous vous rappelez toutes les condamnations qui ont suivi à Paris les déplorables journées du 5 et du 6 juin.
Pour prévenir cet inconvénient, j’avais présenté à la section à laquelle j’appartiens un article ayant pour but de défendre l’extradition lorsque le crime ou le délit se trouve lié à un crime ou à un délit politique. Toute la section l’avait adopté ; mais il paraît que la section centrale s’est contentée de dire, à l’article 6, qu’avant de livrer l’étranger le gouvernement exigera l’engagement formel qu’il ne sera poursuivi pour aucun délit politique.
Cette disposition ne paraît nullement répondre au but qu’on se propose, car le gouvernement qui voudra obtenir l’extradition de ceux qui se sont rendus coupables de ces délits, les feront condamner du chef de délits accessoires, et s’engagera formellement, si l’on veut, à$ vouloir renverser le gouvernement existant. Pourvu que les rebelles soient sous les verrous, le gouvernement qui demandera l’extradition sera satisfait ; peu lui importera qu’ils soient dans les cachots comme coupables de délits ordinaires ou de délits politiques. Voilà donc, messieurs, un second abus que le projet de la commission laisse exister. Si le projet de loi ne reçoit pas de modifications, s’il ne prévient pas les inconvénients que j’ai signalés, je me verrai forcé de lui refuser mon approbation.
M. Desmet. - Messieurs, mon pauvre pays, depuis qu’il se trouve sous la férule d’un machiavélisme juste milieu, et qu’il est à la merci des doctrinaires, serait-il donc condamné à vider jusqu’à la lie la coupe du déshonneur et de l’ignominie ? Devrait-il donc entièrement subir le sort que lui prépare son gouvernement, de se voir enlever ses antiques prérogatives de liberté et de sûreté dans l’intérieur ?
Jamais la Belgique n’a été sans le droit d’asile et de refuge ; toujours ce droit a été sacré pour elle ; mille faits en attestent la réalité. Vous connaissez, messieurs, l’affaire du vol fameux du collier de Marie-Antoinette ; je pourrais vous en citer beaucoup d’autres. Et ce serait aujourd’hui, après la révolution de septembre, au moment même où vous allez fêter l’anniversaire de ces immortelles journées, et sous un gouvernement qui sort des barricades, que vous allez lui enlever cette précieuse prérogative ! Je me flatte que non, et j’espère que la chambre repoussera avec le même dédain ce projet de loi qu’elle a repoussé le bill d’indemnité qu’un ministre lui a demandé dernièrement, quand il avait si scandaleusement violé notre constitution au sujet de l’extradition de ce malheureux Français, que M. Lebeau a, de son propre mouvement, remis entre les mains de ses bourreaux. Il est vrai que ce ministre vous a dit que ce prévenu avait entre les mains une somme de 25,000 fr. qui ne lui appartenait point, et que c’est pourquoi il en avait accordé l’extradition. C’est donc pour 25,000 fr. qu’il a foulé à ses pieds l’article 128 de notre pacte fondamental. Messieurs, vous avouerez que la doctrine va loin, et qu’elle a trouvé les moyens de se passer des constitutions. Si vous laissez faire, et que vous n’usiez pas de votre droit, tout à l’heure on vous conduira comme en Turquie : vous serez sous le bon plaisir d’un seul individu.
L’homme est né libre, mais les sociétés imposent à l’exercice de sa liberté des restrictions plus ou moins gênantes ; maître absolu de s’y soumettre ou de s’y soustraire, arbitre naturel et souverain des servitudes dont il veut se charger, l’homme reste ou part ; s’il reste, il accepte les lois de la cité. C’est ainsi que la minorité a toujours échappé au despotisme de la majorité ; c’est ainsi que les chrétiens ont conservé leur culte, quelques Anglais leur liberté, et les sauvages leur indépendance. Les sociétés ont toujours respecté ce droit naturel, car il les favorise ; où l’homme ne peut fuir, il conspire, il est forcé de le faire, toute oppression qu’on ne peut éviter produit la résistance ; les lois qui interdisaient l’émigration ont rendu la révolte nécessaire, comme on n’a vu dans la Vendée pendant la révolution de quatre-vingt-douze.
Ce droit ne saurait gêner le pouvoir, mais il s’oppose à l’oppression ; il est incontestable : car lorsque l’étranger se présente, il ne vient pas réclamer le droit d’asile, il s’en empare, parce qu’il lui appartient, parce qu’il est inhérent à sa qualité d homme, parce qu’il lui est acquis du moment qu’il a touché le sol ; c’est ce principe sacré du droit naturel qui a été consacré dans l’article 128 de votre constitution, et lequel, j’espère, vous ne laisserez pas violer, mais que vous conserverez dans tout son entier...
Mais, dit-on, l’étranger qui cherche un asile peut être coupable ou peut être dangereux : que vous importe ? Est-ce pour le passé ? Il est justiciable du pays qu’il abandonne, qui ne peut l’atteindre hors de son territoire et qui ne peut vous confier le soin de sa justice ou de sa vengeance. Est-ce pour l’avenir ? Le pays qu’on adopte a des lois : s’il les enfreint, qu’on le punisse ; mais on doit attendre qu’il ait failli pour le frapper. La peine ne peut précéder le délit, et les craintes des appréhensions des gouvernements ne sauraient leur donner sur l’étranger ni la puissance du glaive, ni le droit d’oppression.
Voilà la règle du droit d’asile : ce n’est pas seulement un principe du droit des gens, c’est une prérogative du genre humain ; elle n’a jamais été méconnue en Belgique ; il était réservé à un gouvernement doctrinaire de vouloir encore nous déshonorer de ce chef...
L’extradition n’a généralement pour objet que les délits ou les suspicions politiques. On a beau nous dire que la loi ne la permettra point pour des délits politiques. On sait que toujours il y a moyen, pour le gouvernement, de déterrer un délit particulier contre un individu qu’on veut poursuivre politiquement : c’est ainsi qu’on extraduira comme assassins les Français qui se sont battus au cloître St-Méry, et qu’on aurait poursuivi comme incendiaires les Belges qui avaient assisté à l’incendie de l’hôtel Van Maanen.
C’est encore ainsi qu’on poursuit toujours ces malheureux Polonais qui ont été dans les journées de Varsovie, et que votre gouvernement extraduira, soyez-en sûrs.
La disposition des articles 1 et 2 du projet du ministre de la justice, qui a été modifiée très légèrement par la section centrale, a été copiée mot pour mot du dix-huitième article du traité du 4 vendémiaire an XII, passé entre la France et la Suisse ; mais, messieurs, vous devez remarquer que l’extradition qui fut accordée alors pour ces deux Etats était la conclusion d’un traité étroit d’amitié et de commerce entre eux. Sommes-nous dans ce même cas ? avons-nous déjà pu obtenir quelques relations libres de commerce avec la France ? Vous savez le contraire ; ainsi quels motifs auriez-vous d’accorder l’extradition à un gouvernement qui refuse toujours d’accepter vos denrées, et qui vous traite à cet égard comme son plus grand ennemi ?
Non, messieurs, j’espère que nous ne donnerons point au monde entier le scandale de nous laisser enlever le droit d’asile, et que cette fois-ci nous échapperons encore au piège que nous tend la perfide doctrine.
Je voterai contre le projet, et je crois même commettre une action patriotique que de vous proposer, messieurs, la question préalable ; et j’ose me flatter que vous déciderez qu’il n’y a pas lieu de délibérer sur le projet présenté.
M. Seron. - Messieurs, j’ai demandé la parole, non pour traiter à fond une matière sur laquelle on ferait des colonnes, mais pour motiver mon opinion en quelques mots.
Les constitutions ressemblent un peu à l’Alcoran, dans lequel les interprètes de cette loi singulière trouvent tout ce qu’ils veulent y trouver. Nous avons vu Charles X entreprendre d’annuler la charte en vertu d’un article de la charte. Ici, on a créé un ordre militaire et civil, conformément à l’article 76 de votre constitution où il est uniquement question d’ordres militaires ; aujourd’hui, pour légitimer l’extradition on s’autorise de l’article 128 de cette constitution où le mot extradition ne se trouve même pas.
Sans doute l’article 128 ne dit pas non plus que nous devons faire de notre territoire le rendez-vous des criminels de tous les pays. Mais ceux qui ont commis des crimes à l’étranger n’ont pas offensé vos lois. Dès lors, vous n’avez le droit ni de les punir ni de les livrer aux gouvernements qui les réclament. Vous ne l’auriez pas quand leur crime serait palpable. Cependant vous les incarcérez provisoirement, et la prison est une punition ; vous les livrez ensuite quand ils sont encore présumés innocents car ils sont présumés innocents lorsqu’ils ont été jugés sans être entendus, et qu’il n’existe contre eux qu’une condamnation par contumace, ou un simple arrêt d’accusation.
Dans ce cas, si leur présence ici compromet la tranquillité publique, forcez-les d’en sortir, à la bonne heure. L’article 128 de la constitution ne peut faire obstacle à cette mesure de sûreté. Qu’ils s’embarquent, qu’ils aillent où ils pourront faire des vœux pour que le temps et l’adversité les corrigent et les amendent ; mais ne soyez ni leurs geôliers ni leurs bourreaux.
Au reste, en supposant pour un moment que le projet soit admissible au fond, les précautions que l’on prend en faveur des étrangers prévenus de délits politiques sont insuffisantes. Quand on voudra faire arrêter un séditieux, un conspirateur, un républicain, on leur trouvera des crimes qui autoriseront l’extradition. Des peines même leur seront au besoin appliquées dans leur pays, pour ces crimes imaginaires : n’avons-nous pas vu condamner, comme voleurs d’armes, des combattants du cloître St.-Méry ? Mais si les individus que nous livrons sont condamnés même comme convaincus de délits politiques malgré les conditions de vos traités, que ferez-vous ? Sera-t-il en votre pouvoir de les arracher à la peine prononcée contre eux ?
Je conçois l’intérêt que les gouvernements ont à se livrer de certains hommes qui leur font peur. Mais devons-nous entrer dans leurs vues ? Devons-nous nous occuper d’une loi d’extradition lorsqu’il n’existe pas encore de loi d’extradition en France ? Enfin, n’est-il pas prudent d’ajourner indéfiniment la discussion qui nous occupe ?
Je voterai contre le projet de loi.
M. Pollénus. - Messieurs, à une séance précédente, plusieurs orateurs ont exprimé leur opinion en matière d’extradition ; tous ont paru d’accord que le décret du 25 octobre 1811 ne pouvait se concilier avec la garantie stipulée en l’article 128 de la constitution, en faveur des étrangers qui se trouveraient sur le sol libre de la Belgique. D’un autre côté, ils ont reconnu que notre sage constitution n’avait pas non plus voulu faire un appel aux gens prévenus ou suspects de tous les pays. La Belgique, a-t-on dit, ne doit point devenir un repaire de criminels.
Toutes les sections ont reconnu ce principe.
Cette opinion paraît d’accord avec la constitution, dont les termes démontrent clairement qu’elle a voulu garantir l’hospitalité, mais non protéger le crime.
La disposition de l’article premier du projet exprime nettement cette pensée : « Le gouvernement ne pourra consentir l’extradition des étrangers que pour des faits qui sont reconnus comme attentatoires à la morale des peuples civilisés. »
Le principe du projet puisé dans les idées les plus libérales, s’il est admis par les gouvernements étrangers, consacrera entre les nations une sorte d’assurance mutuelle contre le crime dans l’intérêt de la civilisation.
Mais il fallait écarter l’extradition pour faits politiques ; l’article 6 du projet porte à cet égard une disposition que réclamaient l’humanité, nos traditions et nos institutions nouvelles.
Le malheureux proscrit continuera à trouver en Belgique un asile assuré.
Cette disposition domine tout le projet ; elle doit dissiper toutes les inquiétudes dès qu’elle exprime la pensée qui l’a dictée.
Cette garantie une fois stipulée, la nécessité de restreindre la nomenclature des faits pouvant autoriser l’extradition diminue, si elle ne disparaît entièrement. Le projet a donc pu sans inconvénient donner un utile avertissement aux voleurs et aux escrocs sans distinction ; le commerce et l’ordre ne peuvent qu’applaudir à cette disposition.
La Belgique, en flétrissant le faux témoignage, le faux en écriture, et la banqueroute frauduleuse, rend un nouvel hommage aux principes de bonne foi qui ont constamment distingué le peuple belge ; son caractère hospitalier est lui-même fondé sur la bonne foi.
L’article 2, en disant que l’extradition ne pourra avoir lieu qu’ensuite d’un jugement ou d’un arrêt d’accusation ou de condamnation, consacre la garantie que jamais extradition ne sera consentie avec légèreté. Le fait sera toujours clairement défini dans les actes dont la loi exige la production préalable.
L’article 3 autorise l’emprisonnement provisoire et quelques mesures d’informations que réclamaient les besoins d’une bonne et régulière justice.
La dernière disposition de l’article 3 et l’article 4 écartent, autant qu’il est possible, les inconvénients que pourrait entraîner l’emprisonnement préalable.
L’article 7 statue que l’extradition ne peut plus être consentie si l’action publique ou la peine prononcée sont prescrites d’après nos lois.
La loi qui nous occupe est un essai en législation ; si nous avons réussi à faire quelque chose de bon, nous aurons la satisfaction d’avoir devancé en ce point nos voisins, maîtres en législation. Si l’expérience vient nous révéler des imperfections, nous nous hâterons d’y remédier ; notre projet promet toujours ce résultat, qu’il contribuera au développement des principes constitutionnels.
D’après ce que je viens de dire, vous sentez, messieurs, que je donnerai mon adhésion au projet de loi, tout en déclarant que je suis prêt à adopter les amendements dont on démontrera l’utilité.
« Art. 1er. Le gouvernement pourra livrer aux gouvernements des pays étrangers, à charge de réciprocité, tout étranger mis en accusation ou condamné par les tribunaux desdits pays pour l’un des faits ci-après énumérés, qui auraient été commis sur leur territoire :
« 1° Pour assassinat, empoisonnement, parricide, infanticide, meurtre, viol ;
« 2° Pour incendie ;
« 3° Pour faux en écriture ;
« 4° Pour fausse monnaie ;
« 5° Pour faux témoignage ;
« 6° Pour vol, escroquerie, concussion, soustraction commise par des dépositaires publics ;
« 7° Pour banqueroute frauduleuse. »
M. le président. - M. Gendebien présente un amendement qui modifie l’article premier et les autres articles de la loi. Relativement à l’article premier, il demande que l’extradition n’ait lieu que quand il y a condamnation contradictoire ou par contumace.
M. Ernst, rapporteur (pour une motion d’ordre). - Les amendements de l’honorable M. Gendebien ne touchent pas seulement à l’article premier, mais à toute l’économie du projet. L’honorable M. Liedts a fait aussi des propositions qui me semblent de nature à être adoptées ; je désirerais que les autres membres qui ont des amendements à présenter les déposassent sur le bureau, et que tous les amendements fussent renvoyés à la section centrale. Le travail de la section centrale pourrait abroger les discussions. (Appuyé ! appuyé !)
M. de Brouckere. - Je n’ai pas pris part à la discussion générale et le motif pour lequel je me suis abstenu de parler, c’est que je n’ai pas encore sur les dispositions du projet une opinion bien arrêtée. La plupart des orateurs que vous avez entendus se sont expliqués contre le projet tel qu’il est conçu ; et j’avoue qu’ils ont fait valoir des raisons tellement fortes, que je suis porté à voter contre la loi.
Un seul en a pris la défense, et il n’a fait que répéter ce qu’a dit M. Ernst ; je n’ai trouvé qu’une idée nouvelle dans son discours, c’est que la loi que nous discutons est une loi d’essai. Cette idée m’en a fait concevoir d’autres que je vais soumettre à l’assemblée.
Nous discutons pour savoir en quoi le projet est bon ou mauvais ; mais il me semble qu’il se présente une question d’une autre importance et que je pourrais appeler la question préalable ; la voici : est-il bien urgent que nous ayons en Belgique une loi sur l’extradition ?
« Tout étranger qui se trouve sur le territoire de la Belgique jouit de la protection accordée aux personnes et aux biens, » dit l’article 128 de la constitution, et cet article ajoute : « sauf les exceptions établies par la loi. »
Résulte-t-il de là que les auteurs de la constitution aient voulu imposer à la législature l’obligation de faire une loi sur l’extradition, une loi pour autoriser l’extradition dans certains cas donnés ? Non, messieurs, dans la constitution il n’y a pas un seul mot qui puisse faire comprendre que ses auteurs voulussent qu’un jour on s’occupât d’extradition.
« Sauf les cas prévus par la loi. » Qu’est-ce à dire ? C’est-à-dire que si en général l’étranger qui s’établit en Belgique jouit de la protection accordée aux personnes et aux biens des régnicoles, on peut limiter cette protection ; on peut, par exemple, forcer l’étranger à habiter telle partie du royaume ; on peut l’obliger à quitter la capitale, on peut exiger qu’il se présente devant l’autorité civile à telles époques.
Mais, me dira-t-on, vous n’irez pas jusqu’à soutenir que la constitution a défendu les extraditions ? Messieurs, je vois que la permission de faire des extraditions est dans un cas tout exceptionnel, et que nous ne pouvons accorder ce pouvoir que lorsque la société peut être exposée à des troubles, à des désordres.
Cela admis, je me fais cette question : Il y après de trois ans que la révolution est consommée ; sauf la malheureuse extradition faite par M. Lebeau, on n’en a pas vu d’autre. Avez-vous entendu dans vos provinces quelques plaintes de ce que des étrangers sont venus s’y établir ? avez-vous entendu dire, quand des troubles ont éclaté dans quelques villes, que les désordres aient été fomentés par des étrangers condamnés dans leur pays ? J’ai l’habitude de lire les journaux, et je n’y pas remarqué un mot qui ressemblât à une plainte contre les étrangers réfugiés.
Et je vous prie d’y faire attention : au moment où je parle, il se trouve dans plusieurs villes de la Belgique des étrangers condamnés dans leur patrie ; il s’en trouve à Bruxelles, à Namur et dans d’autres villes ; ces gens ont-ils excité quelques désordres, avez-vous regret de leur avoir donné l’hospitalité ? Parmi ces étrangers il en est qui sont employés dans certains bureaux et qui jouissent de la confiance de ceux qui les emploient ; par votre loi, demain ils seront peut-être reconduits par M. Lebeau dans leur pays, quoique depuis ils fassent voir par leur conduite actuelle qu’ils ont regret de leur conduite passée ?
Frappé de ces considérations, il me serait impossible de voter la loi sur les extraditions, à moins que l’on ne me prouvât que les idées que je hasarde sont légèrement hasardées, à moins que l’on ne me prouvât qu’il est nécessaire de faire des exceptions.
M. le ministre de la justice a fait faire une extradition inconstitutionnelle : celui qui a été l’objet de l’extradition avait-il menacé la tranquillité publique ? Avait-il même excité la susceptibilité d’un employé de la police ? Nous n’en avons rien entendu dire, et je n’ai entendu proférer aucune plainte contre lui.
Si j’ai raison, et s’il est vrai que rien ne nous force ici d’une manière subite à porter une loi tout à fait exceptionnelle (l’article 128 de la constitution le dit d’une manière claire), je poserai cette autre question : Pourquoi faire une loi d’essai ? J’aime mieux m’en tenir à la législation existante, puisque personne ne s’en plaint, excepté le ministre de la justice. Y a-t-il quelqu’un ici qui demande une loi sur les extraditions ?...
M. F. de Mérode. - Oui, moi !
M. de Brouckere. - Ne m’interrompez pas !
M. F. de Mérode. - Vous faites une interrogation, et je réponds.
M. de Brouckere. - Quand je fais une interrogation, j’y réponds moi-même. J’ai dit que personne ici n’avait demandé une loi sur l’extradition. En effet, quand on eut appris l’extradition faite par M. Lebeau, on demanda sur quelle loi elle était fondée ; et de là on fit sentir la nécessité de dispositions législatives pour autoriser de semblables actes ; mais pour cela on n’a pas demandé qu’une loi fut présentée, parce que, je le répète, rien ne montrait qu’elle fût nécessaire.
M. Ernst, rapporteur. - Certes, il n’a pu venir à l’idée de personne que, selon l’article 128 de la constitution, nous fussions forcés de faire une loi sur l’extradition.
Mais il résulte aussi de cet article que s’il est utile de livrer les étrangers à leurs gouvernements, cela ne peut avoir lieu que par une loi.
Actuellement y a-t-il nécessité de faire une semblable loi ? Je crois que personne dans cette enceinte ne l’eût réclamée ; mais nous sommes saisis d’un projet sur la matière ; alors faisons une loi la meilleure possible.
Notre gouvernement est dans une position particulière vis-à-vis des puissances étrangères ; elles peuvent vouloir abuser de leur prépondérance et exiger des actes de condescendance qui blesseraient la dignité de la nation ; il faut que nous mettions nos ministres dans une situation à pouvoir invoquer des règles tracées et à ne pas subir les caprices des ministres étrangers. Tout ce que nous avons à craindre, c’est que l’extradition ne se fasse avec légèreté c’est qu’on ne fasse de l’extradition pour délits politiques.
Je suis le premier à croire que le projet de la commission peut être amélioré, mais je crois aussi à son utilité. La Belgique n’est pas une puissance de premier ordre ; elle est condamnée à des égards envers quelques puissances qui l’environnent ; il faut donc qu’elle impose des règles à son gouvernement ; il faut que les ministres puissent dire : « Nous ne pouvons faire d’extradition que dans certaines circonstances. »
M. de Robaulx. - M. le président, mettez aux voix la motion d’ordre.
M. F. de Mérode. - Je désire répondre à ce qu’a dit M. de Brouckere. M. Ernst, voulant indiquer quelques-unes des considérations qui rendent la loi nécessaire, a parlé de la complaisance que nous pourrions être forcés d’avoir pour les puissances étrangères ; mais ce n’est pas ce motif qui a fait présenter la loi.
C’est parce qu’il est avantageux à la sûreté des personnes et des propriétés que la Belgique ne soit pas un repaire d’assassins, de voleurs. C’est parce qu’il est avantageux à la Belgique de pouvoir réclamer des autres gouvernements ceux qui ont commis des crimes sur son territoire. Un assassinat a été commis sur notre frontière par des personnes faisant partie d’un corps franc ; ils ont passé sur une terre étrangère, et sont impunis. On les a arrêtés en Hollande ; mais comme il n’y a pas d’extradition entre ce pays et le nôtre, ces malfaiteurs ne subiront pas la peine due à leurs crimes.
M. Ernst, rapporteur. - Les mots que m’a prêtés M. le ministre des affaires étrangères pourraient avoir des conséquences fâcheuses ; je n’ai point parlé des complaisances que la Belgique serait forcée d’avoir pour les puissances étrangères, j’ai parlé de notre situation qui nous forçait à des égards.
La Belgique a déjà montré par son attitude et montrera toujours, je le crois, qu’elle n’aura pas d’indignes complaisances pour les puissances étrangères ; ce n’est donc pas cela que nous craignons ; mais nous craignons les complaisances des ministres pour les puissances étrangères prépondérantes.
M. de Robaulx. - Je demande la parole pour une motion d’ordre. Nous éviterions beaucoup de discussions si nous renvoyions tous les amendements à la section centrale. Il vaut mieux, de suite, lui soumettre de nouveau et le principe de la loi, et les amendements, afin qu’elle nous fasse un rapport demain.
M. le président. - La parole est à M. le ministre de la justice.
M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - Je voulais faire la même demande que le préopinant a faite.
M. Jullien. - On a demandé la question préalable sur la loi elle-même.
M. de Brouckere. - Tout ce que j’ai dit tendait à appuyer la proposition faite par M. Ernst, de renvoyer les amendements à la section centrale, afin qu’elle eût à s’occuper de la question que j’ai soulevée, savoir s’il est bien urgent que nous ayons une loi sur l’extradition, et, dans le cas où la solution serait affirmative, qu’elle eût à s’occuper des moyens de l’améliorer.
Puisque j’ai la parole, j’en profiterai pour dire à M. de Mérode que s’il est des étrangers qui nous nuisent, nous avons des moyens pour nous en défaire, c’est de les expulser. L’Angleterre expulse les étrangers qu’elle craint, et on ne se plaint pas dans ce pays d’une telle manière de procéder.
Il a cité l’exemple d’étrangers qui ont commis un crime en Belgique ; je ferai remarquer que ce crime a été commis par des soldats, et que si le gouvernement n’admettait pas dans les rangs de l’armée des hommes inconnus, ce crime n’aurait pas eu lieu.
M. le président. - La parole est à M. d’Huart.
M. d’Huart. - Maintenant que M. de Brouckere a expliqué sa pensée, je n’ai plus rien à dire. Je veux, comme M. de Brouckere, que la section centrale exprime dans son nouveau rapport s’il y a opportunité à porter une loi sur l’extradition.
M. Gendebien. - J’appuie le renvoi proposé, afin que la section centrale médite mûrement sur les amendements et sur le principe de la loi.
Mais je dois déclarer avant tout qu’en présentant des amendements, je n’ai pas entendu reconnaître l’utilité de la loi, ni son opportunité. Si ma santé me l’eût permis, j’aurais pris la parole dans la discussion générale, et j’aurais prouvé que les lois d’extradition sont favorables aux gouvernements et non aux gouvernés. Si nous vivions dans un siècle où les gouvernements s’entendissent avec le peuple ; si nous vivions dans un siècle où les diverses sociétés s’entraidassent, je croirais nécessaires des règles sur l’extradition ; mais actuellement on pourrait difficilement citer des exemples d’extraditions faites en faveur des peuples, tandis qu’on pourrait en citer, en grand nombre, faites en faveur de ministres haineux, vindicatifs. Tous les faits d’extradition dont on a parlé dans cette chambre ont eu lieu en faveur des gouvernants.
Dès que vous établissez l’extradition, ce ne sera que par exception qu’elle sera appliquée pour la société ; vous n’aurez établi une règle que pour le profit du despotisme. Il ne faut pas s’y tromper : tous les gouvernements, y compris le gouvernement français, se sont constitués geôliers les uns des autres, et je crains qu’on ne nous enrôle aussi dans cette bande inouïe. Je crains que le projet de loi, tout en le faisant le meilleur possible, ne tourne tout à l’avantage des gouvernants contre les gouvernés, et ne soit mis en pratique que pour satisfaire les passions cruelles de quelques ministres. Je suis charmé que mon honorable collègue et ami M. de Brouckere ait mis en question le principe de la loi elle-même.
J’espère que la section centrale ne nous présentera un projet qu’après nous en avoir démontré la nécessité. Quant à moi, cette nécessité ne me paraît pas évidente ; et en supposant que quelque utilité puisse en sortir, j’ai peur que des inconvénients graves, qui peuvent en résulter, ne soient en plus grand nombre que les avantages ; or, quand on prévoit quelques cas d’utilité et des cas très nombreux de dangers pour la société, le législateur doit s’abstenir.
Ayant cru la chambre disposée à admettre la loi, j’ai proposé des amendements dans le but de la rendre moins mauvaise ; mais je prie mes honorables collègues de bien se pénétrer que, pour quelques exceptions qui pourront servir la société, il y aura une foule de cas où la loi sera un instrument favorable aux passions des gouvernants.
M. Jullien. - Il n’est pas de loi plus difficile à faire qu’une loi sur l’extradition. L’extradition est une loi de réciprocité. Or pour la faire, on ne peut y procéder tout seul ; il faut qu’elle soit combinée avec les lois, les mœurs des peuples voisins, des peuples avec lesquels on est en relation. Dans les circonstances où nous nous trouvons, une loi sur l’extradition est impossible.
Cependant c’est hier dans l’après-midi qu’on nous a distribué le rapport de la section centrale, et ou voudrait que nous la discutassions aujourd’hui : aussi, qu’est-il arrivé ? C’est que les orateurs qui ont l’habitude de se faire entendre dans les discussions générales, se sont abstenus de parler.
Faut-il une loi sur les extraditions ?
Le projet de loi est né d’un acte arbitraire et il ne dément pas son origine ; car, tel qu’il était présenté par le ministre, c’était l’arbitraire tout pur formulé en loi. Je suis de l’avis de ceux qui ont proposé la question préalable. Je suppose que vous ayez fait une loi, elle devra rester dans la poche du ministre de la justice jusqu’à ce qu’il ait obtenu réciprocité des autres gouvernements ?
Il faudra qu’il demande à la chambre française, aux chambres anglaises, des lois semblables ; sans cela que ferait-il de votre loi, à moins qu’il ne veuille en abuser, et faire ces sortes d’arrangements dont on ne rend pas compte ?
Messieurs, est-ce à nous, Belges, à prendre l’initiative dans ces circonstances ? Si les principes de la loi ne sont pas adoptés par les autres puissances, que fera-t-on de cette loi ?
Le ministre dira : « Vous nous avez reproché une extradition faite sans loi ; nous proposons une loi. » Oui, nous vous avons reproché une extradition illégale ; oui, vous avez attenté à la liberté individuelle d’un étranger, liberté tout aussi sacrée que celle d’un Belge ; mais cet attentat ne prouve pas la nécessité de la loi.
Vous voulez donc nous laisser désarmés contre les malfaiteurs, ajouteront les ministres ?
Vous n’êtes point désarmés ; vous avez la loi du 3 brumaire de l’an IV, et l’article 272 du code pénal.
Lorsqu’un individu est vagabond, s’il est étranger et condamné, on peut, par cet article, le faire sortir du royaume ; mais les étrangers qui viennent chez vous, qui n’y commettent aucun délit, qui, après avoir offensé la société qu’ils ont quittée, n’ont rien fait contre la vôtre, pourquoi les livrer aux châtiments qu’ils fuient ? Vous n’avez, en général rien à craindre d’eux ; ils se cachent, ils subissent l’exil ; ils sollicitent le retour dans leur patrie, et cherchent à faire oublier leur conduite passée.
Je ne vois aucune nécessité de faire une loi sur l’extradition ; elle ne peut qu’entraîner les inconvénients les plus funestes, surtout si vous adoptez celle que propose la section centrale.
Que vous propose-t-on par l’article 2 ?
On vous propose d’extrader tout individu condamné par contumace ou mis en accusation. Rappelez-vous avec quelle légèreté on met en accusation. Vous vous souvenez de cet homme arrêté à Saint-Quentin parce qu’il ressemblait à un individu dont le signalement était donné à la gendarmerie. Il a été conduit à Perpignan de brigade et brigade comme un malfaiteur ; si des juges avaient été appelés à constater l’identité, ce malheureux n’aurait pas subi le traitement qu’on fait éprouver aux criminels.
On me dira que l’on fournira les pièces qui constateront la mise en accusation ou la condamnation par contumace ; mais qui nous répond que toutes ces pièces sont bien légalisées, sont bien certaines ?
Quand depuis dix ans nous avons assisté à toutes les saturnales de la police, à toutes les roueries de police de l’Europe, comment ne pas croire qu’elle fera passer pour coupables de crimes des hommes qu’elle poursuit pour faits politiques ? Comment ne pas craindre que dans certains cas le gouvernement ne fasse passer un Belge pour un étranger, et ne le fasse saisir et expulser ?
Deux ministres, qui s’entendraient en bons voisins, en bons gendarmes, se renverraient réciproquement l’un à l’autre les individus qu’ils voudraient persécuter.
Je ne conçois l’extradition que pour les crimes qui intéressent toutes sociétés ; j’accorde l’extradition pour la fausse monnaie, pour les faux en écriture de commerce ; je serai assez porté à l’accorder pour l’assassinat, l’empoisonnement ; mais je ne pourrai accorder l’extradition pour toute l’échelle des délits dans laquelle on est descendu, comme pour le viol, la concussion… Vous n’obtiendrez jamais réciprocité pour ces crimes.
Par ces motifs j’approuverai la question préalable.
M. Ernst, rapporteur. - Je regrette d’être obligé de prendre aussi souvent la parole. Je désirerais beaucoup que les honorables membres qui ont présenté la question préalable en développassent tous les motifs ; la loi sur l’extradition est extrêmement difficile à faire. Il faut aussi que tous les amendements soient déposés sur le bureau.
Je crois devoir faire observer que la loi du 4 brumaire de l’an IV n’existe plus ; que la constitution a annulé cette loi relative à l’expulsion des étrangers condamnés dans leur pays.
Je ne dirai pas la même chose de l’article 272 du code pénal.
M. de Muelenaere. - Plusieurs des honorables préopinants ont révoqué en doute la nécessité, l’utilité même d’une loi d’extradition. Il me semble que l’on s’est trompé sur le but d’une pareille loi, et sur le principe qui a dirigé les travaux de la section centrale.
Pour prouver l’inutilité du projet qui vous est soumis, on vous a demandé quels étaient les étrangers résidant dans le pays, et dans le cas d’être livrés, qui eussent jamais troublé l’ordre public, attenté aux propriétés ou aux personnes, en un mot qui se fussent rendus indignes de l’hospitalité qu’ils avaient reçue. Au surplus, a-t-on dit, vous avez le droit d’expulsion. M. Ernst a déjà répondu à cette assertion ; et, quant à moi, je pense qu’il serait plus facile au gouvernement d’abuser du droit d’expulsion qu’il ne pourrait le faire d’une loi sage et prudente sur la faculté d’extradition. Mais, dans tous les cas, je ne crois pas que le gouvernement ait le droit d’expulser un étranger.
Ce n’est pas sous le point de vue de l’utilité ou de la nécessité qu’il peut y avoir à livrer un étranger qu’il faut envisager le projet de loi, mais sous celui de l’intérêt que l’on trouve à ce qu’un Belge, qui a violé les droits de la société, porté atteinte à la propriété, aux personnes, aux garanties que le commerce réclame impérieusement, soit livré à ses juges naturels, poursuivi et jugé conformément aux lois de son pays. Car ne perdons pas de vue que les lois d’extradition sont des lois de réciprocité ; que ce sont des traités de gouvernement à gouvernement, de nation à nation.
On nous dit : Pourquoi faites-vous une loi dès à présent ? Mais l’article 128 de la constitution sera notre réponse. Cet article dit que l’on ne pourra faire d’extradition que par une loi. Il faut donc que cette loi existe, et après cela vous saurez sur quelle base vous devez traiter avec les gouvernements étrangers. Ces gouvernements n’en ont pas : non sans doute, la France, la Prusse n’en ont pas ; mais là on a le droit d’expulsion. Chez nous il est besoin d’une loi spéciale.
On nous objecte que cette loi donnerait lieu à des inconvénients ; mais c’est à la législature à les prévoir, c’est à elle à adopter des dispositions si précises, si restrictives, que jamais un étranger ne puisse être livré que pour des faits considérés partout comme attentatoires à l’intérêt général, à la société tout entière ; alors on pourra livrer sans honte un coupable, non pas à ses bourreaux, mais à ses juges naturels, devant lesquels il pourra défendre sa cause ; alors aussi nous pourrons stipuler par réciprocité qu’un Belge, en pareille circonstance, nous sera rendu.
M. de Brouckere. - La chambre n’a pu être induite en erreur par ce qui a été dit sur la loi de brumaire au IV. Je vais donner lecture de l’article 13 de cette loi, et vous verrez que, dans aucun cas, il n’autorise l’extradition. Voici cet article :
« A l’égard des délits de toute autre nature (c’est-à-dire de ceux qui ne sont pas justiciables des tribunaux français), les étrangers qui sont prévenus de les avoir commis hors du territoire de la république, ne peuvent être jugés et punis en France ; mais sur la preuve des poursuites faites contre eux dans les pays où ils les ont commis, si ces délits sont au nombre de ceux qui attentent aux personnes ou aux propriétés, et qui d’après les lois françaises emportent peine afflictive ou infamante, ils seront condamnés, par les tribunaux correctionnels, à sortir du territoire français avec défense d’y rentrer jusqu’à ce qu’ils se soient justifiés devant les tribunaux compétents. »
M. Jullien. - La loi du 5 brumaire de l’an IV a été portée par la législature française ; mais voyez avec quelle sagesse et quelle discrétion ! Il faut qu’il soit constaté que l’étranger a commis un crime ou délit portant atteinte aux personnes ou aux propriétés, et entraînant des peines afflictives et infamantes ; et pour qu’on ne se trompe pas sur l’identité de l’individu elle exige l’intervention de la justice. Tout cela prouvé, l’individu est expulsé de France, et ne peut y rentrer que quand il a satisfait aux lois de son pays. On ne le livre pas à ses bourreaux, on lui dit seulement de quitter la France ; mais livrer un individu à ceux qui le poursuivent, il y a là quelque chose de lâche et d’indigne d’une nation.
Si un individu qui a commis un crime vient s’asseoir à votre foyer, vous lui dites : Malheureux, sortez de chez moi ; mais vous ne le retenez pas en charte privée jusqu’à ce que la force publique, avertie par vous, l’ait arrêté ; la conduite qui est honorable pour un particulier, l’est pour une société entière.
La loi de brumaire disait à l’étranger criminel : Nous ne voulons pas de vous, choisissez la porte par laquelle vous voulez sortir ; mais elle ne livrait pas l’individu à ses bourreaux.
Dira-t-on que cette loi est abolie par la constitution ? je ne le crois pas.
Si on élève des doutes à cet égard, eh bien ! que le ministre nous propose de redonner vigueur à cette législation, nous lui accorderons cette demande ; mais lui accorder la loi en discussion, c’est une arme funeste, c’est une arme à deux tranchants dont il pourrait abuser.
M. de Muelenaere. - La question n’est pas de savoir si nous avons besoin de livrer les étrangers pour notre sûreté ; elle est tout entière de savoir si nous avons intérêt à ce qu’on nous livre, par mesure de réciprocité, les individus qui ont commis des crimes prévus par nos lois.
En un mot, il s’agit de savoir si un homme qui a commis en Belgique une banqueroute frauduleuse, pourra se réfugier à quelques lieues de l’endroit où il a commis le crime, et jouir d’une insultante impunité en présence des victimes de son crime. Il faut faire une loi qui ne soit pas une arme à deux tranchants ; une loi sage peut être très utile à notre pays.
M. Gendebien. - Je partage l’opinion de l’honorable préopinant. Certes, ce n’est pas pour le profit des puissances étrangères que nous voulons établir des règles d’extradition, c’est pour nous faire livrer les Belges qui auraient violé les lois de notre société.
Mais le point de la difficulté est de tracer une ligne entre l’utilité et l’abus de la loi. Je crois que les abus seront plus nombreux que les cas avantageux, et dès lors le préopinant est trop prudent pour vouloir porter une loi semblable. Sous prétexte de réprimer des délits commis contre la société, nous enverrions à nos voisins des hommes qui, voulant nous imiter, auraient tenté de secouer le joug du despotisme qui depuis trop longtemps pèse chez eux.
Mais, dit-on, nous stipulerons qu’on ne recherchera pas les délits politiques ; mais si les conventions de réciprocité ne sont pas exécutées, mettrons-nous 300 mille hommes sous les armes pour faire exécuter le traité ?
Non sans doute : alors vous aurez un affront de plus à souffrir et à ajouter à tous ceux que nous subissons depuis quelques temps.
Notre diplomatie nous a mis dans une telle position vis-à-vis de l’Europe, que si nous ouvrons une porte à l’exigence étrangère, nous serons à la discrétion de toutes les puissances. Si nous n’avons pas de loi, si nous nous en tenons à l’article 128 de notre constitution, nous serons forts parce que nous nous en référerons à nos antécédents.
Le gouvernement actuel, qui nous parle quelquefois de sa force, ne se croirait-il pas aussi fort que le gouvernement provisoire qui n’avait pas d’armée ?
Le gouvernement provisoire n’a pas voulu établir d’antécédents, afin de ne pas être obligé de céder à toutes les exigences : s’il eût consenti une seule extradition, il aurait été obligé de livrer à la Prusse les patriotes prussiens réfugiés en Belgique ; il aurait été obligé d’en faire autant vis-à-vis de la France.
D’après ces considérations, je crois qu’il est inutile de prendre la parole pour développer les amendements que j’ai déposés sur le bureau. Je pense qu’il faut laisser la commission mûrir de nouveau le projet ministériel.
Elle nous dira si elle voit de l’utilité dans la loi, et elle nous présentera un rapport, et sur le principe de la loi elle-même, et sur son économie.
M. de Brouckere. - La proposition de M. Gendebien n’est pas seulement un amendement, c’est un projet tout nouveau ; les développements de cette proposition nous entraîneraient trop loin, surtout si on y répondait.
M. le président. - Voici encore un amendement sur l’article 5, présenté par M. Liedts.
- La chambre consultée décide à une grande majorité que les amendements et la loi seront de nouveau soumis à la section centrale, qui fera un second rapport.
Les auteurs des amendements sont adjoints à la section centrale.
- La séance est levée à quatre heures et demie.