(Moniteur belge n°38, du 7 février 1833)
(Présidence de M. Raikem.)
M. Jacques fait l’appel nominal à une heure.
M. Dellafaille donne lecture du procès-verbal ; la rédaction en est adoptée.
M. Coppens écrit pour demander un congé ; l’état de sa santé ne lui permet pas de partager les travaux de ses collègues.
M. Jonet, rapporteur de la commission qui a été chargée d’examiner le projet de loi portant allocation d’un crédit supplémentaire pour le Moniteur Belge, est appelé à la tribune. Il s’exprime en ces termes. - Messieurs, en 1832, le ministère vous a demandé, pour la rédaction et l’impression du journal officiel le Moniteur belge, une somme de 17,000 florins.
Sur les réclamations de plusieurs membres de cette chambre, qui se plaignaient de l’inexactitude et des nombreuses incorrections de cette feuille, on a pensé qu’il convenait d’augmenter le nombre des sténographes chargés de recueillir les débats des deux chambres législatives ; et, par suite, elles ont alloué, pour les frais de ce journal, la somme de 25,000 florins, au lieu de celle de 17,000 demandée.
Cette somme de 25,000 florins était un crédit qu’on avait lieu d’espérer de ne pas voir dépasser.
Cependant le ministère vient de nous apprendre que ce crédit a été insuffisant et que, de ce chef, il y a un déficit de plus de 3,000 fl., pour lequel il vous demande un crédit supplémentaire de 6,368 fr. 54 centimes.,
En vous faisant cette demande pour 1832, le ministère vous assure que 25,000 florins suffiront pour l’année 1830 et il dit que le déficit de 1832 provient des dépenses extraordinaires inséparables d’un établissement nouveau, et de la faiblesse des produits qui en sont résultés.
Une de vos sections (la sixième), ayant demandé la communication des documents annoncés par le ministre comme propre à éclairer la chambre, y a trouvé la preuve que les dépenses ont réellement excédé les recettes ; et malgré que quelques-unes de ces dépenses eussent pu être moins fortes qu’elles ne l’ont été, elle a cru ne pouvoir refuser son assentiment à la loi proposée.
Les autres sections ont pensé de même.
La section centrale, d’accord avec les sections particulières, à l’honneur de vous proposer en conséquence d’allouer au ministre de l’intérieur le crédit supplémentaire demandé.
- La chambre ordonne l’impression de ce rapport dans le Moniteur.
La discussion de ce projet de loi aura lieu demain, après le vote définitif sur la loi relative aux crédits provisoires.
M. Poschet. - Je demanderai si la chambre veut entendre le rapport sur les pétitions : voilà plusieurs jours que ces rapports sont à l’ordre du jour.
M. Gendebien. - Je demande la parole pour une motion d’ordre.
Je pense que demain, après la discussion sur les crédits provisoires, il nous restera peu de choses à faire ; nous n’aurons même rien à faire dans les sections, à moins que les ministres ne nous présentent de nouveaux projets de loi.
On nous en a promis plusieurs ; on nous a annoncé depuis longtemps la loi sur les institutions communales ; elle n’est pas présentée. On nous a annoncé une loi sur la garde civique, et beaucoup d’autres. Je demande que M. le président de la chambre nous dise demain quels sont les travaux de la chambre. Il faut que les ministres soient mis en demeure de nous présenter les lois promises ; nous ne devons plus admettre d’excuses.
M. le président. - Demain il y aura réunion de la section centrale pour examiner le projet de loi sur les sels ; après-demain la section centrale se réunit encore pour examiner le budget de la guerre ; après-demain elle continue ses réunions pour l’examen des autres budgets.
M. A. Rodenbach. - La loi communale est renvoyée aux districts.
M. Gendebien. - Je sais bien que la section centrale est occupée, mais je demande si les sections particulières auront quelque chose à faire. C’est pour les sections que j'ai pris la liberté grande de faire observer qu’il n’y a plus rien à faire, afin d’engager le ministère à nous présenter les projets de loi sur lesquels nous avons à statuer.
M. Dewitte. - Dès l’année dernière, nous avons eu à examiner le projet de loi sur l’organisation communale ; ce projet devait être discuté après la loi sur l’ordre judiciaire.
M. A. Rodenbach. - Jamais la chambre n’a reçu la loi communale.
Nous avons reçu un projet de loi sur l’organisation provinciale. Je sais qu’il existe un projet sur l’organisation communale, et que ce projet a été envoyé à tous les commissaires de district pour avoir leur opinion. On devrait discuter la loi communale et la loi provinciale en même temps ; elles sont connexes, et l’une doit être coordonnée avec l’autre.
M. de Theux. - Dès l’année dernière, un projet de loi communale a été rédigé ; il a été envoyé aux autorités des provinces pour qu’elles donnassent leur avis. La commission qui devait examiner les opinions qu’émettraient les commissaires de district sur le projet ne s’est pas réunie, à cause de l’absence de son président. J’espère que d’ici à peu de jours elle pourra reprendre ses travaux.
M. Van Hoobrouck. - Il y a beaucoup de membres qui comme moi, l’année dernière, ne faisaient pas partie de la chambre ; ils n’ont pas reçu les documents relatifs à l’organisation provinciale. Je demanderai que ce projet soit de nouveau imprimé et distribué ; c’est une matière trop importante pour que nous ne l’examinions pas. Plusieurs membres viendront ici avec une conviction toute faite ; mais ceux qui sont récemment élus n’ont pas pris connaissance de la loi.
M. le ministre de la justice (M. Lebeau). - C’est sur mon observation que la chambre a décidé qu’on ne ferait pas une réimpression du projet de loi sur l’organisation provinciale, et qu’on se bornerait à distribuer le rapport de la section centrale qui a été chargée de l’examiner.
C’est par des motifs d’économie que j’ai fait cette proposition. Dans l’intervalle de la distribution du rapport à la discussion, une autre loi vous sera présentée : c’est la loi sur l’organisation communale. Plusieurs membres croient même que la discussion de la loi communale doit précéder la discussion sur la loi provinciale, et la loi communale est de nature à occuper la chambre pendant plusieurs semaines. Du reste, la chambre pourra prendre une décision sur l’ordre dans lesquels elle discutera ces lois.
La commission chargée de préparer la loi communale a terminé son travail ; incessamment il sera présenté aux chambres.
M. Gendebien. - Je crois me rappeler qu’on a décidé précédemment qu’on commencerait par la loi provinciale ; qu’il fallait s’occuper de la grande administration, pour y encadrer l’administration communale. Maintenant on voudrait nous renvoyer aux calendes grecques ; on voudrait renvoyer la discussion sur l’organisation provinciale après la discussion sur l’organisation communale, qui n’est pas même présentée. On dit que cette dernière loi occupera les séances de la chambre pendant plusieurs semaines ; eh bien, c’est par cette raison qu’on devrait nous la communiquer promptement, afin qu’il n’y ait pas perte de temps.
Si nous pouvions avoir aujourd’hui ou demain la loi communale, on pourrait s’en occuper immédiatement dans les sections. On pourrait en même temps coordonner la loi provinciale avec la loi communale, telle qu’elle résultera des observations des commissaires de district.
J’insiste donc pour que la loi communale nous soit présentée.
Je ferai observer qu’on n’a pas répondu à la demande très juste faite par M. Van Hoobrouck : tous les membres nouveaux ont le droit de connaître le projet d’organisation provinciale.
M. le ministre de la justice (M. Lebeau). - La demande de M. Van Hoobrouck est de la compétence de la chambre. Je crois qu’il y a convenance à se rendre au vœu de l’honorable membre qui voudrait qu’on lui procurât un exemplaire du projet de loi provinciale, tel qu’il a été présenté par le ministère.
Quant à ce qu’a dit M. Gendebien, je partage son avis. Il faut présenter le plus promptement possible le projet sur l’organisation communale qui a été annoncé par le discours du trône. Relativement à la question de priorité de discussion entre la loi communale et la loi provinciale, la chambre en décidera, Je rappellerai que M. d'Elhoungne avait insisté pour que l’on commençât par la loi municipale.
M. Van Hoobrouck. - Jusqu’ici je n’ai pu faire de demande sur la communication des pièces concernant la loi provinciale, parce que je ne savais pas que le projet de loi avait été distribué ; je l’ai appris aujourd’hui, et je demande pour moi, et pour mes collègues récemment admis dans la chambre, la distribution de pièces aussi importantes. La loi provinciale se rattache à une institution politique, c’est la loi la plus importante que vous pourrez voter cette année ; ce serait un déni de justice que de ne pas nous mettre, nous membres nouveaux venus, en état de voter en connaissance de cause.
Je persiste dans ma demande.
M. de Theux. - Quelque légitime que soit le désir de la chambre d’avoir promptement le projet de loi sur l’organisation communale, il ne pourra être satisfait. Les observations faites par les autorités locales sur le projet qui leur a été envoyé sont extrêmement volumineuses ; leur lecture absorbera plusieurs séances de la commission. Plus l’objet de la loi communale est important et plus la commission mettra de soin pour que la loi soit la plus complète possible.
Au reste, quand le président de la commission sera arrivé, elle pourra s’en occuper sans désemparer. En attendant que nous nous occupions de la loi communale ou provinciale, nous avons à statuer sur la loi relative aux bons du trésor, sur la loi concernant les distilleries, sur le budget de la guerre, et sur les budgets des autres départements.
M. Jullien. - Un des préopinants, M. Van Hoobrouck, est dans l’erreur lorsqu’il pense que c’est la chambre qui a nommé une commission pour examiner la loi communale et la loi provinciale ; cette commission a été nommée par le Roi. J’ai eu l’honneur d’en faire partie. Son travail est terminé depuis longtemps. Il est vrai qu’on a envoyé ce travail aux députés des provinces, aux régences et aux commissaires des districts. Les observations sont arrivées au ministère de l’intérieur où elles ont été classées, et la commission a été convoquée pour réviser ce travail ; mais elle n’a pu se réunir, attendu l’absence de son président M. Stassart, président du sénat. Si cette absence durait longtemps, le ministre de l’intérieur pourrait convoquer les membres de la commission, afin de réviser le projet de loi auquel il manque peu de chose. Quant à l’ordre dans lequel les lois communale et provinciale seront discutées, je pense que l’on doit commencer par l’organisation communale : on ne commence jamais à bâtir par les combles ; c’est l’administration communale qui est la base de toute l’administration intérieure ; il n’est guère possible de prévoir quelles attributions vous donnerez à l’administration provinciale, si vous n’avez pas déterminé les attributions communales.
J’invite M. le ministre de l’intérieur à convoquer la commission, à moins que son président n’arrive promptement. Je suis comme M. Gendebien d’avis qu’il faut que la chambre ne perde aucun de ses moments.
M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier). - L’honorable M. Jullien vous a fort bien dit que la commission avait été convoquée, mais qu’elle avait cru devoir ajourner son travail jusqu’à ce que les chambres fussent convoquées et que les observations des autorités locales sur la loi communale fussent envoyées à l’administration centrale. Actuellement la commission, pour recommencer ses travaux, attend la présence de son président. Le ministère est tout prêt à convoquer la commission, même dès aujourd’hui. Le travail est prêt : toutes les observations ont été coordonnées.
Quant à la question de savoir par quelle loi il faudra commencer, je ferai observer que depuis la révolution l’administration provinciale est dans un état exceptionnel et sans organisation légale ; que c’est une administration de fait ; qu’il importe de sortir de cet état de choses promptement. Je crois de plus que le temps ne permettra pas à la chambre de voter dans cette session les deux lois communale et provinciale ; car, vous aurez à vous occuper des lois sur les distilleries, sur les comptes, sur les budgets, sur la garde civique, sur les barrières. Vous voyez, messieurs, que la matière ne manquera pas cette année aux travaux de la chambre. Je craindrais que les provinces ne restassent encore cette année dans le provisoire ; dans l’intérêt général il faut qu’elles en sortent ; il faut une représentation provinciale pour s’occuper des routes et d’autres objets importants qui concernent les localités.
M. Gendebien. - Le ministre vient d’annoncer de grands travaux pour la chambre cette année ; c’est justement parce qu’il y aura beaucoup d’ouvrage que je demande qu’on nous saisisse des projets sur lesquels nous avons à décider. J’insiste pour que le bureau nous donne, dès demain, le bordereau des lois dont nous aurons à nous occuper, afin que nous sachions à quoi nous en tenir ; sans cela l’année s’écoulera et nous n’aurons rien fait.
M. Van Hoobrouck. - Dans tout ce qu’on a dit, je n’ai point aperçu l’espérance d’obtenir les pièces que j’ai demandées avec instance. Je demande que l’on mette aux voix ma réclamation, et que la chambre prenne une résolution à cet égard.
M. A. Rodenbach. - D’après ce que nous venons d’entendre, j’invite M. le ministre de l’intérieur à convoquer la commission chargée de l’examen du projet de loi communale ; cette loi est très importante.
M. Gendebien. - J’ai pensé, messieurs, que, pour faire droit à la juste réclamation d’un de mes collègues, il n’était pas nécessaire de réimprimer le projet ministériel, et que nous pouvions communiquer les exemplaires que nous possédons à ceux auxquels il n’a pas été distribué. Pour mon compte, je communiquerai mon exemplaire à l’honorable M. Van Hoobrouck.
M. Davignon. - Il y a peut-être encore des exemplaires non distribués. (Non ! non ! non !)
M. de Brouckere. - J’insiste sur la demande de M. Gendebien tendant à ce que le bureau présente la liste des travaux de la chambre. Dans la session du congrès on était surchargé de travaux ; une liste semblable fut dressée, et l’on s’en est bien trouvé. En faisant droit à cette demande, nous ne chômerons plus des cinq et six jours, comme il nous est arrivé.
M. le président. - Demain, dans la séance publique, on décidera dans quel ordre les lois seront discutées.
L’ordre du jour est la discussion du projet de loi concernant les membres de la Légion d’honneur.
M. Tiecken de Terhove lit un discours pour soutenir les droits des légionnaires. Ce discours ne nous a pas été communiqué.
M. A. Rodenbach. - Il paraît assez constant que le gouvernement actuel ne doit rien aux légionnaires belges. Il existe une transaction par laquelle le gouvernement français a donné à Guillaume une somme de 25,000,000 de francs pour liquider les dettes de la France. Ainsi les légionnaires devaient être soldés sur ces 25 millions. Mais Guillaume, qui prétend être Guillaume-le-Juste, a oublié de les payer. Il n’en résulte pas moins que ce traité doit être sacré pour lui, mais il ne l’est pas pour notre gouvernement. Ce serait un acte de munificence que nous ferions si nous accordions aux braves membres de la Légion d’honneur, le paiement de leurs pensions. Mais je demanderai si c’est à la veille de contracter un nouvel emprunt de 50 millions que nous pouvons grever le budget d’une somme considérable. Il me semble que quand il s’agit de reconnaître une dette annuelle, qui montera à 80,000 fr., il faut bien réfléchir. Je me propose, dans le cas où l’on voudrait admettre la disposition de la section centrale, de présenter un amendement tendant à ce que les pensions ne soient payées qu’à partir de 1835.
M. Jullien. - Messieurs, si vous avez examiné avec attention le rapport de votre section centrale et le projet de loi qui en est la suite, vous avez dû y remarquer l’embarras d’un débiteur qui craint d’avouer sa dette, et qui se donne des airs de générosité et de munificence, quand en réalité il ne fait qu’acquitter une dette, et encore, une dette sacrée. Pour bien comprendre cette question, il faut se fixer sur la nature des droits des légionnaires ; une fois que nous aurons reconnu ce que sont ces droits, nous saurons si c’est faveur ou justice qu’ils nous demandent.
Avant 1814, avant cette époque que l’on est convenu d’appeler, par antiphrase, je crois, la restauration, les légionnaires jouissaient, savoir : les simples chevaliers, d’une petite pension de 250 francs ; les officiers, de 1,000 francs, et les commandeurs, de 5,000 francs. A cette époque, messieurs, on ne prodiguait pas ces distinctions à la servilité, à l’obséquiosité, et comme on l’a vu souvent, à des services d’antichambre. C’était, comme l’a fort bien dit l’honorable rapporteur de la section centrale, c’était le prix du sang versé sur presque tous les champs de bataille de l’Europe. L’empereur Napoléon, en créant l’ordre de la Légion d’honneur, avait eu des idées de perpétuité et de durée. Il a donc senti le besoin d’y affecter des biens considérables pour les différentes cohortes. A la troisième cohorte, qui se trouvait en Belgique, on avait affecté, ainsi que vous le voyez par un tableau qui nous a été présenté l’année dernière, on avait affecté une valeur en immeubles de 7,336,323 fr. ; et ces biens immeubles étaient situés dans les différentes provinces de la Belgique énumérées dans le tableau. Par une mesure d’administration, ces biens ont été attribués à la caisse d’amortissement, mais cette caisse en a remplacé la valeur par des inscriptions d’autant sur le grand-livre, de sorte qu’ils n’ont fait que changer de nature.
La caisse d’amortissement de France, avant 1814, a commencé par vendre la plus grande partie de ces biens, moyennant 5,880,638 fr., et il en est resté pour 2,285,155 fr. Depuis 1814, ce que restait a été vendu par le gouvernement des Pays-Bas, et le produit en est entré dans ses caisses. Par conséquent, le prix de cette vente est tourné au profit de l’Etat. Et quelque chose de particulier, messieurs, c’est qu’il existe encore aujourd’hui une portion des immeubles affectés à cette hypothèque, et d’une valeur de de 73,000 francs. Telle était donc la garantie des légionnaires.
Je vous demande maintenant si ceux qui ont vendu les biens plus que suffisants pour payer les pensions des légionnaires, si ceux qui en ont profité, ne se sont pas chargés du paiement de ces pensions ; car si la garantie réelle est disparue, l’obligation du gouvernement est restée. Voilà pour le premier titre des légionnaires.
Mais il est un second titre qui est aussi fort que le premier, c’est celui qu’ils puisent dans la convention du 25 avril 1818, conclue entre la France d’une part et les hautes puissances alliées de l’autre.
La France, à cette époque, se trouvait sous les baïonnettes étrangères, et tous ceux qui avaient à exercer des créances contre elle avaient formé leurs réclamations. Il y avait à Paris une commission instituée pour recueillir les créances que les sujets de tous les pays avaient à répéter contre la France. Cette liquidation traînait depuis 1814, lorsqu’en 1818, et le 25 avril, la France a traité à forfait avec les puissances, qui, au moyen de sommes une fois payées, se chargèrent vis-à-vis d’elle d’éteindre toutes ses dettes.
La part du royaume des Pays-Bas fut de 25,000,000 de francs, moyennant lesquels le gouvernement de ce royaume s’est engagé à acquitter toutes les dettes de la France vis-à-vis des sujets belges. Un grand nombre de ces dettes furent liquidées ; pour les autres, on a élevé beaucoup de chicanes. Le gouvernement néerlandais les renvoyait à la France, qui à son tour les renvoyait aux Pays-Bas. Mais il n’en est pas moins vrai qu’en recevant ces 25 millions, le gouvernement des Pays-Bas s’est obligé à payer toutes les créances des sujets belges.
Dira-t-on maintenant que c’est un don qu’on a voulu faire au roi Guillaume ? Messieurs, ce n’est pas à Guillaume comme roi, encore moins à Guillaume comme particulier, que les 25 millions dont il s’agit ont été accordés ; c’est au gouvernement des Pays-Bas, et ce gouvernement en est tenu comme d’une dette sacrée vis-à-vis de ses propres sujets. Voilà le résultat légal de la convention du 25 avril 1818.
Les légionnaires avaient donc, indépendamment de leurs titres particuliers, le droit, d’après cette convention, de répéter le montant de leurs pensions. On ne les a point payés sous le gouvernement précédent ; mais, si on a commis une injustice, ce n’est pas une raison pour que nous continuions cette injustice vis-à-vis d’hommes qui ont mérité toute l’estime et toute la bienveillance du pays. Voilà le second titre.
Maintenant je vais en trouver un troisième, et c’est dans le traité du 15 novembre. Ce traité, à la vérité, existe on n’existe pas, selon qu’on sent le besoin de l’invoquer ou de le mettre à l’écart dans quelques questions diplomatiques, surtout quand il s’agit de finances ; mais il n’en reste pas moins notre droit politique, et c’est ainsi qu’il faut le considérer. Son exécution a été garantie par la France et l’Angleterre ; il a déjà été exécuté en partie par ces deux puissances, et nous devons y être fidèles.
Eh bien, j’appelle votre attention sur l’article 22 de ce traité. Il porte : « Les pensions et traitements d’attente, de non-activité et de réforme, seront acquittés à l’avenir, de part et d’autre, à tous les titulaires, tant civils que militaires, qui y ont droit, conformément aux lois en vigueur, avant le 1er novembre 1830. Il est convenu que les pensions et traitements susdits des titulaires nés sur les territoires qui constituent aujourd’hui la Belgique, resteront à la charge du trésor belge, et les pensions et traitements des titulaires nés sur les territoires qui constituent aujourd’hui la Hollande, à celle du trésor hollandais. » Or, si ce traité existe, vous devez les pensions des légionnaires par suite de la division très rationnelle, selon moi, qu’a faite la conférence.
Il résulte de tout cela, messieurs, qu’il s’agit ici, non pas d’un acte de munificence, de générosité, mais du paiement d’une véritable dette. Je ne connais qu’un moyen d’acquérir du crédit quand on n’en a pas ou de conserver celui qu’on a, c’est de payer exactement ses dettes, ou, si l’on est dans une position tellement fâcheuse qu’on ne puisse pas les payer exactement, c’est de les reconnaître franchement, et de ne pas venir dire : Nous vous donnerons tant à titre de munificence en 1833 ou 1834, et toutes réclamations, quant aux arrérages, vous sont interdites. C’est une disposition que je ne laisserai certainement point passer. Ce serait une véritable confiscation qu’on ferait aux légionnaires, car on leur enlèverait tous leurs droits.
C’est d’après ces principes que je parlerai dans la discussion du projet de loi, et que je proposerai des modifications aux divers articles qu’il comporte.
M. de H. Brouckere. - Des trois orateurs que nous venons d’entendre, deux nous ont dit que le projet avait pour but de mettre le gouvernement à même de payer une dette sacrée, une dette qui a l’origine la plus noble puisqu’elle est la dette du sang. Le troisième, au contraire, nous a dit qu’il paraît constant que l’on ne doit rien aux légionnaires. De quel côté maintenant est la vérité entre deux allégations aussi contraires ?
La chose n’est pas facile à décider, et je ferai remarquer à l’assemblée que la section centrale elle-même n’a pas osé la résoudre ; car voici comment elle s’est exprimée dans son rapport :
« La section centrale, messieurs, n’a pas cru devoir chercher à résoudre cette grave question : partageant l’avis des première, troisième, cinquième et sixième sections, elle pense que des raisons de haute convenance politique, autant que de puissants motifs d’équité, doivent porter le pouvoir exécutif à reconnaître par un acte de munificence nationale les services de toute nature qui ont valu à nos légionnaires les traitements dont ils étaient dotés sous l’empire. »
Ainsi donc, d’après le dire de la section centrale, il est devenu bien positif qu’il ne s’agit plus de payer une dette, mais uniquement de savoir s’il est convenable, s’il est politique, d’avoir recours à une mesure de munificence nationale. Or, messieurs, si la section centrale n’a pas été à même de décider cette question, alors qu’elle avait médité et la loi constitutive de la Légion d’honneur et les traités de 1814 et 1815 et la convention de 1818, c’est-à-dire qu’elle s’était entourée de tous les renseignements nécessaires, je vous demande comment vous pourriez la trancher quand vous n’avez pas ces renseignements sous les yeux.
Quoi qu’il en soit, il s’agit de porter au budget une somme que l’on évalue de 80,000 francs à 100,000 francs. Cette somme, je le sais, doit diminuer chaque année ; mais il n’en est pas moins vrai que pendant longtemps le budget sera grevé, de ce chef, d’un total plus ou moins rapproché de celui dont je viens de parler. Or, il me semble que nous ne devons pas prendre trop précipitamment une décision qui aurait des conséquences si graves. C’est ce qui m’engagera à faire subir au projet quelques modifications.
Parmi les légionnaires, on vous l’a dit plusieurs fois avec raison, il s’en trouve qui, malgré tous les services, sont dans un état de misère. On en a vu qui, pour soutenir leur existence, se livraient aux métiers les plus abjects, et quelques-uns même qui mendiaient l’aumône. Quant à ceux-là, la mesure qu’on propose est un acte de munificence parfaitement bien placé. Mais vous le savez aussi, messieurs, parmi les légionnaires il en est d’autres qui jouissent d’une immense fortune ou qui touchent de gros appointements de l’Etat. Or, je ne pense pas que vous veuillez prodiguer des fonds pour ceux qui ont déjà une fortune considérable.
- Quelques voix. - Mais s’ils ont des droits ?
M. de Brouckere. - Je pars du point de vue de la section centrale et raisonne dans le sens où il n’est plus question d’une dette, mais d’un acte de munificence et de convenance. J’ajouterai que tous les légionnaires n’ont pas reçu la croix pour avoir fait le sacrifice de leur sang. Il y en a qui n’ont rendu aucun service ; certains cordons ont été accordés pour des services d’antichambre ; d’autres ont été donnés à des fonctionnaires uniquement à cause des fonctions qu’ils occupaient et parce qu’ils se trouvaient placés dans telle catégorie. Je crois que nous ne pouvons grever le budget d’une somme quelconque pour payer les pensions qui ne sont dues qu’à de pareils titres. Je proposerai donc, lors de la discussion des articles, de modifier le projet en ce sens que la pension attachée à la croix ne sera payée qu’à ceux qui l’ont obtenue sur des services militaires, et qui ne jouissent d’aucun traitement du gouvernement.
M. Gendebien. - S’il s’agissait aujourd’hui de disposer sur le sort de légionnaires qui n’ont eu d’autre mérite que de courir quelques postes, que la nation belge paiera cher, ainsi qu’on le verra plus tard, je ne demanderais certainement pas la parole : mais il s’agit de nos plus honorables citoyens, qui, par leur bravoure sur les champs de bataille, en Egypte, en Italie, dans les premières guerres si meurtrières de la révolution française, ont acquis des droits à l’estime générale. Oui, messieurs, la Belgique peut s’honorer de compter parmi ses enfants des hommes qui ont conquis des sabres d’honneur dans les sables d’Egypte. Beaucoup de nos officiers, de nos légionnaires, ont reçu les premières décorations qu’ils avaient bien méritées ; et les deux frères de notre honorable ministre des finances sont dans ce cas.
Eh bien ! pouvez-vous hésiter à payer les modiques pensions de ces braves ? On a dit que c’était à titre de munificence ; mais il ne s’agit pas ici de munificence, il s’agit d’un droit rigoureusement acquis, et si vous ne payez pas, vous êtes exposés aux reproches qu’encourent ceux qui ne paient pas leurs dettes.
La constitution du 22 frimaire an VIII avait créé des distinctions pour les services militaires et civils. C’est pour organiser ce principe qu’a été faite la loi du 29 floréal an X sur la Légion d’honneur. Elle contient plusieurs dispositions qu’il est inutile de rappeler ; mais elle donne un droit acquis à tous ceux qui ont obtenu la décoration. Il y a plus, c’est qu’elle portait la prévoyance jusqu’à assurer une existence honorable à tout légionnaire pour le cas où dans la vieillesse, ou par suite de blessures graves, ils étaient privés de moyens capables de leur garantir une existence conforme à leur position sociale.
La loi du 11 pluviôse an XII régla définitivement les dotations des diverses cohortes créées par la loi de l’an X. Voici quelques dispositions de cette loi de l’an XIII :
« Art. 1er. Les dotations affectées par l'institution de la Légion d'honneur aux seize cohortes qui la composent, seront définitivement constituées pendant le cours des années 13 et 14.
« Art. 2. Il sera conservé à chaque cohorte des biens-fonds d'un revenu de cent mille francs au moins. Il sera pourvu à ce que ces biens se composent du moindre nombre de lots possible. Il sera procédé, par voie d'acquisition ou d'échange, aux réunions qui seront jugées nécessaires à cet effet. »
« Art. 3. Le surplus des biens affectés à la dotation de chaque cohorte, excédant la réserve faite aux termes de l'article précédent, sera mis en vente ; le produit de ces ventes sera versé à la caisse d'amortissement, pour être employé en achat de rentes sur l'Etat, au profit de la légion.
« Art. 4. Il sera procédé, dans le cours des mêmes années 13 et 14, aux partages et licitations des biens possédés indivisément par la légion et par des particuliers.
« Art. 5. Les acquisitions ou échanges, les ventes et les partages mentionnés dans les quatre articles précédents n'auront lieu qu'en vertu d'un règlement d'administration publique.
« Art. 6. Il en sera de même de toute transaction sur des droits immobiliers, et de tout acquiescement à des demandes relatives aux mêmes droits.
« Art. 7. Chaque dotation une fois constituée, les biens fonds et les cinq pour cent qui en feront partie ne pourront plus subir aucun changement dans leur capital, qu'en vertu d'une loi.
« Art. 8. Le grand trésorier de la Légion d'honneur sera spécialement chargé de placer tous les ans, en accroissement du capital et en cinq pour cent, le dixième du produit net des rentes appartenant à chaque cohorte. »
Aussi donc, messieurs, voilà une loi qui établit la dotation de chaque légion, et l’article 7 dit, remarquez-le bien, que chaque dotation une fois constituée, les biens-fondés qui y sont affectés ne pourront souffrir de modification dans leur capital qu’en vertu d’une loi. Eh bien ! je vous demande : quelle est la loi qui a modifié le capital des légionnaires en Belgique ? Je défie qu’on en indique une, et quand on en aurait fait une, elle ne pourrait avoir d’effet que vis-à-vis des fonctionnaires nommés après sa promulgation ; car tous ceux qui auraient été nommés avant, auraient toujours un droit acquis à la pension qui leur a été assignée. Ce serait ici le cas d’appliquer le principe de la non-rétroactivité.
Maintenant, messieurs, je vous citerai une autre loi qui a déclaré que les pensions des légionnaires étaient insaisissables et inaliénables. Quelle est la loi qui a changé cette disposition ? Ce changement a-t-il été fait par suite de la séparation du royaume des Pays-Bas d’avec la France ? Non, aucun traité n’y a apporté de modification. Il y a plus, c’est que les traités ont même stipulé en faveur des légionnaires.
Leur dotation était composée de biens-fonds et d’inscriptions au grand-livre. Quant à leurs biens-fonds, je voudrais qu’on me dît en vertu de quel article, de quel traité ils en ont été dépouillés. Ils sont donc encore actuellement propriétaires de tous ces biens, et c’est par une usurpation infâme qu’on a pu les déposséder. S’il y avait une justice dans le monde, les légionnaires pourraient les revendiquer, et aucun tribunal ne saurait les évincer.
Ces biens, messieurs, étaient plus que suffisants pour payer les pensions, car je vois dans un tableau qui m’a été remis, je crois, quand j’étais encore membre du gouvernement provisoire, que le syndicat d’amortissement a reçu, pour les ventes faites avant 1814, la somme de 2,299,826 francs, et pour les biens vendus postérieurement à 1814, celle de 1,476,820 fr. Total, 3,776,646. Il reste à recouvrer sur ces mêmes ventes 215,229. Les biens non-vendus s’élèvent à 57 hectares 30 ares, dont la valeur estimative est de 76,478 fr.
Ainsi, voilà l’actif des biens appartenant à la Légion d’honneur, non compris les inscriptions au grand-livre de France, pour les ventes précédentes. Or, je vous demande s’il n’y aurait pas de l’impudeur à refuser aux légionnaires, non pas une munificence, mais une dette qu’un particulier aurait honte de ne pas acquitter. Et c’est lorsqu’ils sont possesseurs de pareils biens que nous leur dirions : Nous voulons bien vous accorder la 20ème partie de votre droit et pour le reste nous vous renvoyons au roi de Hollande ! Non, messieurs, il faut justice tout entière. Si actuellement le trésor peut payer les arrérages, qu’on fasse au moins commencer un de rigoureuse justice, à partir de la révolution.
La section centrale a dit qu’il fallait renvoyer les légionnaires au roi Guillaume pour les arrérages de leurs pensions ; un orateur a dit pour le tout. Cela est étrange, messieurs ! Que peuvent-ils contre le roi Guillaume livrés à leurs forces individuelles ? Qu’on leur donne notre armée et ils iront se faire payer en Hollande, ils iront laver notre affront des journées d’août ! Seuls ils ne peuvent rien. Nous avons un gouvernement qui est chargé de stipuler, non seulement sa reconnaissance ou son intronisation, mais tous les droits des Belges. C’est à la diplomatie de faire opérer la liquidation des droits incontestables des légionnaires. Au surplus, nous avons des valeurs appartenant au syndicat. En le remboursant, nous trouverons moyen de faire passer en compensation les 3,776,646 francs qu’il a perçus. Je vous demande si la nation n’obtiendra pas de ce chef un intérêt usuraire.
En outre, le roi Guillaume a reçu un capital de 25 millions du gouvernement français, pour liquider toutes les dettes des sujets belges à la charge du trésor public de France. Eh bien ! c’est encore là un objet de négociation. Que Guillaume soit tenu d’en rendre compte, et vous aurez plusieurs millions à réclamer encore. Mais, dans tous les cas, en vous arrêtant à la première somme très liquide, il reviendra toujours 3,776,646 francs. Cela ne suffira-t-il pas pour payer annuellement une somme de 80,000 francs ?
Je ne sais pour quels motifs (ces motifs étaient sans doute très louables), le 18 mars 1831, on n’a pas hésité à rendre aux frères du Lion Belgique et aux chevaliers de l’ordre Guillaume la pension qui leur était affectée. Un arrêté du régent, du 18 mars, leur en a assuré le paiement, et cela sur la simple supposition qu’un arrêté du gouvernement provisoire le stipulait implicitement. Or, on ne pouvait tirer cette conséquence de l’arrêté du gouvernement provisoire. Mais quand on l’aurait pu, pourquoi n’a-t-on pas pris la même mesure à l’égard des légionnaires qui avaient des droits acquis et en faveur desquels on avait des sommes considérables à réclamer, tandis que pour les frères du Lion Belgique et les membres de l’ordre Guillaume, il n’y avait aucune compensation à faire valoir ?
Si l’on rapproche des lois qui assurent les pensions des légionnaires l’arrêté du régent qui dit que l’arrêté du gouvernement provisoire renferme implicitement tous les traitements militaires, les légionnaires ont encore un titre de plus ; car ces motifs leur sont littéralement applicables. Il n’y avait pas même besoin d’une disposition législative pour les faire payer. Il fallait simplement mettre au budget une somme qui leur eût été destinée comme il en a été affecté aux frères du Lion Belgique et aux membres de l’ordre Guillaume. Pourquoi cette différence ? Je ne puis l’expliquer, si ce n’est par le motif qu’on veut perpétuer une injustice flagrante.
Maintenant veuillez remarquer que la Légion d’honneur a été créée à l’époque où nous faisions partie intégrante de la France, comme l’ordre du Lion Belgique et l’ordre Guillaume ont été créés quand nous étions réunis à la Hollande. Eh bien ! nous sommes séparés aujourd’hui de la Hollande aussi bien que de la France. La position de ces divers ordres est donc la même sous ce rapport. Sous tous les autres rapports, les légionnaires ont des droits plus certains. Ils ne demandent pas un acte de munificence ; ils demandent le revenu de leurs biens. Vous voyez donc qu’il n’y a pas moyen de se soustraire à cette dette. Vous pouvez tout au plus leur dire : Nous ne pouvons, sans obérer le trésor de l’Etat, vous payer les arriérés qui vous sont dus. Parlez-leur ainsi et vous trouverez en eux des hommes raisonnables, généreux, qui sauront encore faire le sacrifice de leur bien-être, comme ils ont fait autrefois le sacrifice de leur sang. Ils ont attendu, ils attendront encore ; mais donnez-leur au moins jusque-là les moyens de vivre.
Messieurs, on renvoie les légionnaires à Guillaume, et l’on n’est pas aussi difficile pour certaines dettes de l’ancien gouvernement. Je sais qu’on paie des dettes personnelles au roi Guillaume et aux princes, alors qu’on repousse les malheureux incendiés par le prince Frédéric.
Vous voyez donc qu’on est décidé à ne suivre aucune règle, aucun principe. Tout se fait au hasard, et le plus souvent c’est l’intrigue et la mauvaise foi qui prennent la place de la justice. Les légionnaires ne savent pas intriguer eux ; sans cela ils auraient sans doute été payés aussi. Mais puisqu’il est question ici de droits acquis, il est de notre devoir de faire cesser un déni de justice.
D’après la loi organique de la Légion d’honneur, c’est le commandeur de la légion instituée en Belgique qui devrait avoir l’administration de tous les biens, qui devrait seul avoir le pouvoir de payer les légionnaires et d’appliquer l’excédent des revenus. Eh bien ! on ne demande pas cela ; mais on réclame un droit légalement acquis, et vous ne pouvez le refuser.
M. de Theux. - Messieurs, s’il ne s’agissait que d’accorder les pensions aux légionnaires qui se trouvent dans le besoin, je ne m’arrêterais pas à l’examen de la question de droit ; mais lorsque la section centrale nous propose d’accorder les pensions à tous les légionnaires indistinctement, soit qu’ils occupent des fonctions lucratives, soit qu’ils soient dans l’aisance, je ne puis comprendre pour quel motif elle ne s’est pas prononcée sur le point de droit.
Je regrette que le ministre des finances ne nous ait pas fait connaître les motifs pour lesquels le gouvernement précédent a refusé la liquidation des prétentions des légionnaires, il nous eût mis sur la voie d’apprécier plus facilement les difficultés que présente la question.
Il ne nous appartient pas de faire une sorte de transaction législative ; si les prétentions sont fondées, nous devons les admettre non seulement pour l’avenir, mais pour les arrérages échus ; si elles ne sont pas fondées, l’état de nos finances ne nous permet pas de générosité.
En l’absence de renseignements que j’aurais désiré avoir, je me bornerai à indiquer deux motifs pour lesquels je présume que les pétitions des légionnaires ont été écartées.
En premier lieu, les pensions accordées aux membres de la Légion d’honneur n’avaient pas seulement pour objet des services rendus ; les légionnaires formaient une corporation obligée par serment à servir l’Etat, soit en portant les armes, soit de toute autre manière.
Cette corporation n’a pu subsister comme telle dans les pays séparés de la France ; dès lors, il semble que la dotation a dû rentrer dans le domaine de l’Etat.
En second lieu, tous ou presque tous les légionnaires se trouvaient encore au service de France au 2 mars 1814 ; or, aux termes d’un arrêté en date du même jour, porté par les commissaires des puissances alliées, les légionnaires de cette catégorie semblent être déchus de tout droit. L’arrêté est ainsi conçu : « Il est attribué en outre à l’administration de l’enregistrement et des domaines la régie de toutes les propriétés et revenus des ci-devant domaines extraordinaires et de la couronne, des sénatoreries, et des dotations faites par le gouvernement précédent au profit des membres de la famille de l’empereur des Français, à ses maréchaux, ministres, généraux et autres fonctionnaires civils et militaires actuellement résidant dans la France ou à son service.
« Nous nous réservons de faire telle exceptions que nous jugerons admissibles d’après les circonstances. »
Que si l’on voulait admettre que les droits des légionnaires sont restés sauf nonobstant cet arrêté et nonobstant la séparation de la Belgique d’avec la France, il resterait encore à examiner quelle est la nature de leurs droits.
L’un des préopinants (M. Gendebien) a soutenu qu’ils avaient un droit de propriété, et que le gouvernement des Pays-Bas, s’étant emparé de leurs propriétés, devait les indemniser. Mais les décrets du 8 mars 1816 et du 25 février 1809 ont affecté tous les biens ruraux et les bois de la légion à la caisse d’amortissement, et ont substitué une rente à ces propriétés.
Or, si ces décrets ont reçu leur exécution, comme il le paraît, les légionnaires n’ont plus de droit de propriété à revendiquer ; il ne leur restait qu’une créance à charge de la France ; ils sont dans la même position que cette foule de propriétaires dépossédés par les lois françaises et devenus créanciers de l’Etat ; et peu importe que leurs propriétés ne fussent pas toutes vendues ; il suffit qu’elles aient été réunies au domaines de l’Etat pour que les légionnaires soient réduits au titre de simples créanciers.
Or, en supposant que les légionnaires soient créanciers de l’Etat, quels seraient leurs droits ? Ils n’en auraient pas d’autres que tous les créanciers de la France.
En vertu des traités, une somme a été payée par la France au gouvernement des Pays-Bas ; tous les créanciers de la France, habitants du royaume des Pays-Bas, ont été invités à s’adresser en temps utile à la commission de liquidation, établie à La Haye. Si les légionnaires ont des droits, ils doivent, comme tous les autres créanciers, attendre la liquidation ; ils doivent justifier qu’ils se sont présentés en temps utile. Rien ne nous oblige de les traiter plus favorablement que les autres créanciers.
Je demande donc que la section centrale, ou une commission spéciale, examine si les légionnaires ont des droits et quels sont ces droits ; et je déclare qu’aussi longtemps que leurs droits ne seront pas établis, je refuserai de leur allouer des pensions ; néanmoins je ne m’opposerai pas à ce que l’Etat vienne au secours de ceux qui sont dans le besoin, comme l’a proposé M. de Brouckere.
Une disposition de cette nature rentrerait dans le sens de l’arrêté du 2 mars 1814 précité, en vertu duquel le gouvernement se réservait de faire telles exceptions que les circonstances rendraient admissibles. J’ai dit.
M. Corbisier. - Je crois devoir donner à la chambre quelques explications sur le sens du rapport de la section centrale, sens que l’honorable M. de Brouckere a interprété d’une manière un peu forcée. La section centrale n’a pas déclaré que les traitements des légionnaires ne constituent pas une dette nationale, mais elle a laissé la question indécise, et elle a déclaré que quand bien même il serait prouvé que ce n’est pas une dette nationale, des considérations d’équité et de convenance politique doivent porter le pouvoir législatif à mettre le gouvernement à même de faire droit aux réclamations des légionnaires.
Pour moi, messieurs, la question n’a jamais été douteuse, et si ma conviction n’avait pas été formée après avoir entendu deux des honorables préopinants, j’aurais été entièrement convaincu.
Je puis avancer que la question n’est plus indécise et qu’elle a été résolue en faveur des légionnaires et par la chambre et par le gouvernement.
Voici comment s’exprimait, dans la séance du 17 février dernier, l’honorable M. Dumortier, rapporteur de la section centrale à propos de l’examen du budget de 1832 :
« Il est à remarquer que nous aurons encore de nouvelles augmentations de dépenses, occasionnées par les pensions que les 24 articles nous imposent et celles de la Légion d’honneur, etc. »
Dans la séance du 7 mars suivant, M. Coghen, alors ministre des finances, en réfutant ce rapport, disait à la chambre :
« Quant aux dépenses occasionnées par les pensions que les 24 articles nous imposent, elles doivent être en bien petit nombre, car peu de Belges pensionnés sont restés en Hollande ; celles de la Légion d’honneur ne comportent qu’une somme peu importante, que chaque année diminue et que les répétitions que nous aurons de ce chef à faire à la Hollande, lors de la liquidation, atténueront de beaucoup. »
On l’a dit avec raison, la charge résultant pour le pays des traitements des légionnaires diminuera chaque année davantage. Plusieurs de ceux qui figurent sur les listes déposées au greffe, ont cessé d’exister depuis la formation de ces listes, et nous ne voyons que trop fréquemment s’éteindre quelques-uns de ces braves, affaiblis qu’ils sont par l’âge, par de longues fatigues, et souvent par d’honorables blessures. Il m’est pénible, messieurs, d’entrer dans des considérations d’une nature si affligeante, mais je suis forcé de répondre à ceux de nos collègues qui exagèrent les conséquences de ma proposition ; et qui la repoussent par ce seul motif qu’elle tend à aggraver le fardeau des charges publiques.
Vous ferez cesser, messieurs, l’étrange contradiction que je vous ai déjà signalée. Les membres de l’ordre militaire fondé par l’ancien gouvernement touchent régulièrement leurs pensions, tandis que les légionnaires sont privés de leurs traitements.
Si la prétention des légionnaires est fondée, a dit M. de Theux, il faut également leur payer les arriérés de leurs traitements. Je suis entièrement de son avis, et il faut réellement leur payer les arriérés, mais à partir du 1er octobre dernier seulement ; car, suivant moi, les arriérés des années précédentes doivent être acquittés par la Hollande. L’article du traité du 15 novembre, cité par M. Jullien, l’établit clairement.
Le gouvernement, a dit le même orateur, doit-il faire des avances à des créanciers d’une catégorie plutôt qu’à ceux de telle autre ? Mais ce n’est pas des avances qu’ils demandent, c’est une justice qu’ils réclament.
M. A. Rodenbach. - M. Gendebien a fait connaître les sommes que le syndicat a reçues. Le syndicat a-t-il rendu des comptes aux chambres législatives néerlandaises ? S’il ne l’a pas fait, la dette n’est pas sacrée. Si elle avait un tel caractère, j’aurais adhéré à la loi.
On nous a dit que le régent avait accordé aux frères de l’ordre de Guillaume des pensions ; je pense que le régent a fait un arrêté inconstitutionnel ; le régent ne pouvait donner l’argent du peuple : il a outrepassé ses pouvoirs.
Les biens des légionnaires existent encore, a dit M. Gendebien ; oui, il existe un bien en Belgique, lequel se monte à la valeur de 79,000 fr. ; mais on demande une dette perpétuelle de 60,000 fr., sans nous convaincre que la dette est sacrée. Nous devons y réfléchir mûrement. Cependant, je trouve assez bonnes les propositions de MM. de Theux et de Brouckere.
La commission nous a parlé de la dette du sang ; sous Napoléon comme sous Guillaume, l’étoile était aussi bien le signe de la bassesse que celui de l’honneur ; Napoléon comme Guillaume a donné la croix aux chambellans, aux procureurs-généraux, aux préfets : est-ce là une dette de sang ? Quel sang ont-ils versé les chambellans, les procureurs-généraux, les préfets ? (On rit.)
M. Gendebien. - Messieurs, l’honorable M. de Theux a commencé par nous dire que la Hollande a refusé de payer les pensions de la Légion d’honneur ; mais si on argumente du refus de payer fait par la Hollande, qu’on en exprime les motifs. Ces motifs ne sont pas difficiles à deviner : parmi les légionnaires, il n’y avait pas un vingtième de Hollandais, il n’y avait pas un quarantième, tous étaient Belges. Il n’y a rien d’étonnant que Guillaume ait fait à cet égard comme il a fait à l’égard de tout le reste ; il a mis la main dessus comme il a fait sur toutes les propriétés qui étaient dans le pays, et il a gardé ce qui était bon à prendre. Voilà pourquoi il n’a pas payé.
On a cherché à trouver dans l’arrêté des puissances alliées du 2 mars 1814 un motif du déni de justice commis par Guillaume. Cet arrêté était un séquestre mis sur les propriétés des personnes qu’il désignait, c’était une mesure conservatrice. Le gouvernement provisoire a établi des mesures provisoires pour l’administration des biens du roi Guillaume.
On vous a dit, messieurs, pour prouver que les légionnaires n’avaient pas de droits, que le serment qui leur avait été imposé : ils ne pouvaient le suivre, puisque ce serment les liait à une autre puissance. Messieurs, je ne comprends pas trop comment on peut conclure de là qu’il ne faut pas payer la rétribution pécuniaire due aux légionnaires.
Qu’on ait fait prêter, oui ou non, un serment, peu importe. Dès que le chef abdique, les membres de la légion sont dispensés du serment ; mais il ne s’ensuit pas qu’on ne doive pas les payer. Au reste quel est ce serment ? Il ne serait peut-être pas mauvais de le suivre : Ce serment est imposé par la loi du 29 floréal an X. Le voici :
« Art. 8. Chaque individu admis dans la Légion d’honneur jurera, sur son honneur, de se dévouer au service de la république, à la conservation de son territoire dans son intégrité, à la défense de son gouvernement, de ses lois, et des propriétés qu’elles ont consacrées ; de combattre par tous les moyens que la justice, la raison et les lois autorisent, toute entreprise tendant à rétablir le régime féodal, à reproduire les titres et qualités qui en étaient l’attribut ; enfin de concourir de tout son pouvoir au maintien de la liberté et de l’égalité. »
Que ce serment n’effraie pas l’honorable M. de Theux ; les légionnaires en sont déliés, et de tout autre qu’ils auraient pu faire. Ce serment n’a rien de contraire aux sentiments de tout homme vraiment ami de son pays.
On vous dit : Les biens ont été cédés à la caisse d’amortissement. S’ensuit-il pour cela que les légionnaires cessent d’être propriétaires ? Ils restent au moins propriétaires des biens non aliénés. Les biens vendus ne l’ont été qu’à condition que le produit en soit versé à la caisse d’amortissement ; ils sont propriétaires des inscriptions qui remplacent les immeubles vendus ; qu’ils soient propriétaires de biens-fonds ou de valeurs mobilières, ils sont toujours propriétaires. Quand nous faisions partie de la France, nous avons vendu avec la France ; quand nous étions avec la Hollande, nous avons vendu avec la Hollande ; ils sont toujours propriétaires de la valeur vendue.
Le même orateur a dit que les membres de la Légion d’honneur ne sont que de simples créanciers, et il se demande : Ont-ils réclamé en temps utile ? Je ne sais s’il peut opposer une prescription aux légionnaires ; les légionnaires ont 30 ans pour réclamer. Quelle que soit l’intention de l’honorable orateur, je répondrai : Ils sont créanciers purs et simples, et ils sont en temps utile, puisqu’ils ont 30 ans pour faire valoir leurs droits.
Ils doivent être placés dans la même catégorie que tous les autres créanciers : ils doivent être placés, d’après vos antécédents, dans la catégorie des frères du Lion Belge, dans la catégorie des pensionnaires civils. Et remarquez qu’il y a plusieurs raisons qui militent en leur faveur. Ils ne reçoivent pas 200 florins, réversibles par moitié sur leurs veuves, comme, les frères du Lion ; la dette s’éteint avec le légionnaire.
Vous n’avez pas dit aux pensionnaires civils : Adressez-vous au roi Guillaume qui a emporté la caisse des retenues ; les droits des légionnaires sont encore plus sacrés, et vous ne pouvez pas leur dénier ce que vous avez accordé aux autres.
On vous a dit qu’aussi longtemps que la créance ne serait pas justifiée, il n’y aurait pas lieu à la reconnaître. S’il y a une créance justifiée, c’est bien celle qui a été reconnue par tous les pouvoirs existants. Leur titre est appuyé sur des lois ; c’est bien là une créance liquide. Avez-vous été aussi difficiles pour payer les créanciers personnels de Guillaume ?
Mais, a dit un autre membre, le syndicat n’a pas rendu compte aux chambres des sommes qu’il a reçues par la vente des biens donc la dette n’est pas sacrée. Voilà une logique que je ne comprends pas. Je prierai l’orateur de développer les conséquences de ses prémisses. De ce que le syndicat n’a pas rendu compte à la législature, quelle conséquence en faut-il tirer ? C’est que le syndicat d’amortissement ne s’est pas conformé aux lois. Cela peut-il porter préjudice aux droits des tiers ? Nullement. Les ventes ont été faites ; il faut liquider la créance.
On vous a dit que sous le régent on avait fait une inconstitutionnalité ; je ne sais si le régent a fait une inconstitutionnalité ; mais est-ce une inconstitutionnalité que l’on propose, en vous demandant de faire droit, par une loi, à des titres sacrés.
On cherche à ravaler les propriétés de la légion encore existantes en Belgique. Ces propriétés se composent de la somme de 215,229 fr., restant à recouvrer sur les ventes faites par le syndicat ; de 76,478 fr., estimation de 57 hectares à vendre (on m’a assuré que cette propriété était dans les Flandres et valait davantage) ; d’une rente de 6,000 fr. due par la ville de Gand ; formant un capital de 120,000 fr. Total des propriétés, 411.707 fr. ; voilà l’actif.
On a dit que la Légion d’honneur n’était pas toujours le prix du sang ; que les courtisans et les intrigants l’avaient obtenue : oui, messieurs, dans les derniers temps, quand l’empereur était sur son déclin, il a cherché à s’attacher l’ancienne noblesse toujours avide de cordons et de hochets, quoiqu’il ne cherchât pas partout des appuis dans l’aristocratie, comme on l’a fait dernièrement. L’empereur était fort de son pouvoir et de son armée. S’il a donné des décorations à l’antichambre, elles sont peu nombreuses ; le plus grand nombre a été donné sur les champs de bataille.
On peut vous faire dire par d’anciens militaires combien de travaux et de périls il fallait braver pour obtenir la croix. Les décorations n’étaient pas le prix de la course, ni une récompense pour avoir assisté de loin à des combats. J’ai dit.
M. Jullien. - Je sens qu’il est vraiment temps d’être court, car l’assemblée doit être suffisamment éclairée sur les points de fait et sur les points de droit.
La Légion d’honneur n’était pas une corporation de moines, c’était un ordre, et il ne s’agit pas des biens qu’elle possédait comme ordre, mais des biens qu’elle possédait en vertu des lois sur la matière. Dès que les biens avaient été cédés à la caisse d’amortissement, les légionnaires n’étaient plus possesseurs que d’inscriptions sur le grand livre. La garantie, selon moi, n’était que déplacée.
Les légionnaires restaient propriétaires en Belgique d’une grande quantité de biens. En voici le tableau, devenu rare depuis deux ans :
Troisième cohorte, à Gand : 7,336,323 fr.
Reçu par la caisse d’amortissement de France pour 5,880,638 fr.
Reçu par l’administration des Pays-Bas 2,285,155 fr.
Montant des ventes faites par l’administration des Pays-Bas, 1,685,778 fr.
Et à l’époque où l’on nous a fourni ce tableau, il restait à payer des ventes faites pour 220,249 fr., et des biens en nature.
Ce sont des documents fournis par le ministre des finances.
Quand le gouvernement a reçu plus de trois millions qui sont entrés dans les caisses de l’Etat, je demande comment il est possible de décliner la dette de la Légion d’honneur. Depuis 1831, qu’a-t-on fait des 220,000 fr. que le trésor a reçus pendant que les pétitionnaires mouraient de faim ? Vous voyez que ce que l’on a dit sur l’incertitude des droits des légionnaires n’est pas fondé.
Je ne répondrai pas à ce qu’a dit M. Rodenbach autrement que ne l’a fait M. Gendebien : quand nous avons parlé du prix du sang, nous avons parlé des militaires. Nous savons bien que les préfets et les chambellans n’avaient pas été sur les champs de bataille.
De ce que les pensions des légionnaires est due à tous, je la réclamerai pour le riche comme pour le pauvre ; les droits appartiennent à tout le monde. Il ne faut pas être libéral à moins d’être libéré.
M. de Foere. - Toutes les fois que devant la chambre législative des réclamations sont portées, il faut que les droits soient bien clairs : mais qui est-ce qui reconnaît les droits ? Ce sont les tribunaux. Quand nous entendons un pétitionnaire réclamer un paiement, la chambre passe à l’ordre du jour, par le principe que cette réclamation doit être portée devant les tribunaux et ne regarde en rien la chambre. Remarquez bien que, soit que vous adoptiez le projet de M. Corbisier, soit que vous admettiez celui de M. de Brouckere ou tout autre, la question du droit se présentera toujours, et cette question ne peut être décidée par nous. Par cette raison, je voterai contre tous ces projets. La chambre tombe dans une confusion de pouvoirs ; elle ne peut décider des questions litigieuses.
M. F. de Mérode. - Les propriétés qui ont été affectées à la Légion d’honneur ont été prises parmi celles dont la destination était bien différente dans l’intention de ceux qui les avaient léguées. La conquête s’était emparée de ces propriétés par violence ; car n’oublions pas, messieurs, que le vœu des populations belges n’était point qu’on dépouillât les possesseurs de plusieurs siècles, pour attribuer leur avoir, comme moyen d’encouragement, à l’égard de toutes les guerres qu’il plairait au despotisme d’entreprendre.
Avant de reconnaître des droits qu’on appelle sacrés, avant de soumettre le pays à cette charge nouvelle, je désire des preuves plus claires. La section centrale a jugé que ce n’était point une infamie que de mettre en doute les droits absolus des membres de la Légion d’honneur, et la discussion ne m’a pas fait reconnaître que ces droits fussent aussi certains que l’ont prétendu quelques préopinants. Messieurs, les propriétés de la Légion d’honneur étant appuyées sur les triomphes de Napoléon, les revers ont enlevé ce que les victoires avaient donné. Prenons garde de faire payer au pays toutes les profusions des gouvernements qui ont opprimé la liberté des peuples. On vient de vous lire le serment obligatoire pour les légionnaires : ce serment, messieurs, a-t-il été religieusement observé ? Avons-nous vu des représentations faites par eux sur l’oppression qu’exerçait le despotisme impérial ? ont-ils concouru de tout leur pouvoir au maintien de la liberté et de l’égalité ? Non, messieurs ; et s’ils l’eussent fait en corps, l’empire serait debout. Les biens de la Légion d’honneur seraient encore appliqués à leur destination primitive.
La chute de cet empire, où rien n’était moins respecté que la liberté et l’égalité, a amené la ruine des institutions qu’il avait créées. La nation a subi l’invasion des Cosaques, les déprédations du gouvernement hollandais ; en maintenant on la rendrait taillable et corvéable pour toutes les folies, toutes les magnificences, toutes les banqueroutes des gouvernements qui l’ont enchaînée ou spoliée !
Messieurs, je m’intéresse autant que personne aux légionnaires qui sont dans le besoin ; mais je ne suis nullement disposé à reconnaître des droits à ceux qui possèdent, par leurs traitements ou leur fortune, des revenus suffisants.
M. Gendebien. - Un orateur vous a dit que la chambre n’était pas compétente pour juger les droits des légionnaires, que c’était aux tribunaux qu’ils devaient s’adresser ; mais, messieurs, je ne comprends pas comment on peut refuser de mettre au budget des pensions établies par des lois qui sont encore des lois aujourd’hui. Ces lois ont été modifiées par d’autres qui n’ont fait que changer la garantie foncière en inscriptions dans le grand-livre. Voilà les droits. Avec le raisonnement de l’honorable orateur, on pourrait tout refuser, en disant qu’il s’agit de droits à reconnaître, et que c’est aux tribunaux à en décider.
Un autre orateur, M. de Mérode, vous a dit que les conquêtes de l’empire avaient enlevé des propriétés qui étaient possédées depuis des siècles ; que les défaites de l’empereur avaient fait disparaître le fruit de ces conquêtes ; quelle conséquence à tirer de là ? Je crois l’avoir devinée. Il s’ensuivrait qu’il faudrait rendre les propriétés à tous ceux qui en auraient été évincés. Restituez, si vous voulez, dès demain ; mais vous n’échapperez pas à l’obligation de payer une dette constituée en vertu de lois.
Quant aux titres de ces anciens propriétaires, s’ils étaient soumis à contestation, il serait peut-être difficile d’en justifier toute la légalité ; il serait peut-être difficile de justifier autre chose encore que je m’abstiens de dire. Ne remontons pas si loin. Ce serait là le cas de renvoyer devant les tribunaux, ce serait une question de revendication.
Je ne connais aucune loi qui oblige de réparer toutes les injustices passées. Je sais bien qu’on a proposé en France une loi d’un milliard ; qu’on propose une loi semblable, et nous la discuterons.
Il est vrai que les légionnaires n’ont pu détruire l’espoir d’un retour à la féodalité ; mais quant à leur serment sur l’intégrité du territoire, ils l’ont observé : les victoires sur les frontières de l’ancienne France sont là pour attester que le serment a été rempli. L’orateur, qui était membre de la Légion d’honneur, a-t-il tenu son serment relativement à la conservation du territoire ? Avant d’accuser les autres, il faut avoir la conscience bien nette.
M. F. de Mérode. - Lorsque M. Gendebien a parlé du retour à la féodalité, je n’ai pas cru qu’il m’adressait une interpellation personnelle. Et en attaquant les droits absolus de la Légion d’honneur, je n’ai pas prétendu attaquer des droits personnels, j’ai parlé d’une classe d’individus prise moralement, et j’ai dit, ce qui est un fait, que cette classe n’avait pas rempli le serment en tout et pour tout.
Certainement, je ne conteste pas aux militaires qu’ils se soient battus à outrance ; cependant, qu’est-il arrivé de l’inobservance du serment ? C’est que l’empire est tombé, et je ne vois pas qu’on doive maintenant payer les folies d’une autre époque.
Quant aux biens de l’église, je ne sache pas qu’on veuille revenir sur le passé ; je ne le demande pas du moins. C’est parce que je ne veux pas qu’on revienne sur un passé, que je ne veux pas qu’on revienne sur un autre. Ce qui a été fait depuis 20 ans est la même chose que ce qui a été fait il y a 40 ans, il y a cent ans.
Relativement aux légionnaires, on doit des secours à ceux qui ont des besoins ; mais on peut se dispenser de doter de grosses pensions des officiers, des commandeurs, des grands-croix et d’autres grands personnages.
M. de Foere. - J’ai établi l’incompétence de la chambre. L’honorable M. Gendebien m’a objecté qu’il existait une loi en faveur des légionnaires. Mais tous les membres de cette assemblée savent bien que, chaque fois qu’il s’élève une contestation dans une question litigieuse, elle doit être déférée aux tribunaux. La chambre n’a pas le pouvoir de s’y immiscer.
M. Gendebien a dit encore qu’il y avait ici un droit acquis : mais c’est toujours la même question. Je ne conteste pas le droit ; seulement je conteste la compétence de la chambre : c’est aux tribunaux à juger.
M. Jullien. - Il n’y a que les mauvais débiteurs qui vont devant les tribunaux.
M. F. de Mérode. - Je demande encore à dire un mot pour un fait personnel.
J’ai été accusé d’avoir violé mon serment en ce qui concernait l’intégrité du territoire belge, par l’acceptation des 24 articles. Si j’ai consenti, messieurs, à l’abandon d’une partie de ce territoire, c’est avec la conviction intime, conviction partagée par la majorité du congrès, que j’agissais dans l’intérêt du pays. En conservant la Belgique aussi complète qu’il était possible de le faire, je crois avoir rempli consciencieusement mon mandat, et je crois être resté fidèle à mon serment.
M. Dumont. - La section centrale ne s’est pas occupée de la question de droit. Je désirerais donc qu’elle fût invitée à donner son avis sur cette question, ou bien que l’on nommât une commission à cet effet. Ce que nous a dit un honorable orateur n’est pas de nature à nous arrêter. Il a prétendu que la chambre n’était pas compétente, et que c’était aux tribunaux à juger. Sans doute, c’est aux tribunaux à juger quand il s’agit de droits de propriété dans lesquels la chambre n’est pas partie. Mais quand l’Etat est l’un des intéressés, je ne vois pas pourquoi la chambre ne pourrait pas être juge. Dans le cas où l’Etat reconnaîtrait que c’est une dette sacrée, aurait-il besoin d’un jugement ? Non certainement. Je crois donc qu’il faut avant tout décider si c’est à titre de droit acquis ou à titre de munificence qu’on paiera la pension des légionnaires.
M. Fallon. - Je viens appuyer la proposition de M. Dumont par un motif qui m’est personnel. Une affaire de famille a nécessité mon absence. J’arrive actuellement ; et je trouve dans la discussion une question très grave que je n’ai pas eu le temps d’examiner. Je ne vois rien dans le rapport de la section centrale pour m’éclairer sur la question de droit.
M. le ministre de la justice (M. Lebeau). - Je viens combattre la motion d’ordre, parce qu’elle aurait pour but d’ajourner encore une mesure provisoire indispensable. Si l’on veut décider la question de droit, combien s’écoulera-t-il de temps avant qu’elle soit résolue ? Remarquez qu’il faut qu’il y ait accord entre les deux branches du pouvoir législatif, et s’il y a divergence, ce qui peut fort bien arriver, que deviendront pendant ce temps les légionnaires à l’égard desquels il y a unanimité dans cette enceinte ? Je parle de ceux qui ont besoin, et qui, la croix à la boutonnière, en sont réduits, par le contraste le plus affligeant, à tendre la main ! Je crois que c’est encore par suite d’une motion d’ordre que dans la session précédente une mesure salutaire a déjà été ajournée. Je demande donc que l’on donne suite à la discussion. De cette manière la question de droit se trouvera ajournée, et il n’y aura rien de préjugé. Mais, en attendant, vous aurez donné du pain à des malheureux.
M. Gendebien. - Je crois qu’on peut tout concilier. Dès l’instant que la chambre ne veut rien préjuger, je crois qu’on peut continuer la discussion, et même nommer une commission, séance tenante, pour rédiger un projet tendant à payer les légionnaires par provision.
M. Dumont. - J’appuie cette proposition. Mais je dois répondre à un honorable préopinant qui a dit qu’une motion faite l’année dernière avait été cause qu’une mesure sur les légionnaires avait été ajournée. Je ferai observer que mon intention n’a nullement été, en présentant ma proposition, d’écarter la question, puisque je demandais qu’une commission spéciale fût chargée de l’examiner.
M. le ministre de la justice (M. Lebeau). - Je n’ai pas l’habitude d’attaquer les intentions de qui que ce soit : je ne l’ai pas fait à l’égard de M. Dumont. J'ai seulement signalé comme un événement probable la divergence des chambres. Or, aussi longtemps que cette divergence durera, le gouvernement ne pourra disposer d’une obole en faveur des légionnaires, et la mesure qui doit leur donner du pain se trouvera ajournée, comme elle l’a été l’année précédente.
M. de Theux. - J’appuie d’autant plus volontiers la motion d’ordre qu’elle rentre dans ma pensée. Mais il faudrait nommer une commission pour rédiger un projet tendant à payer, à titre de provision, les légionnaires qui se trouvent dans le besoin.
M. de Foere. - Je ne m’oppose point à ce que l’on discute en dehors de la question de droit ; mais je ne puis consentir à ce qu’on aborde cette question, puisque la chambre n’est pas compétente pour la décider.
- Il est donné lecture de deux amendements proposés par M. de Brouckere et M.de Robiano de Borsbeek.
M. A. Rodenbach, qui avait aussi proposé un amendement, déclare se rallier à celui de M. de Brouckere.
- Un grand nombre de membres demandent que les amendements soient renvoyés à l’impression et qu’on ferme la discussion générale.
- La clôture de la discussion générale est adoptée. La chambre ordonne l’impression des amendements et renvoie la discussion des articles du projet à demain.
La séance est levée à 4 heures.