(Moniteur belge n°121, du 14 octobre 1831)
(Présidence de M. Destouvelles.)
La séance est ouverte à une heure.
M. Dellafaille lit le procès-verbal qui est adopté.
M. Lebègue analyse quelques pétitions, qui sont renvoyées à la commission.
Un congé de huit jours est accordé à M. de Gerlache.
Sur la proposition de M. de Terbecq, rapporteur de la commission chargée de la vérification des pouvoirs, et de M. Fleussu, autre rapporteur, MM. Polfvliet de Malines et Pirson de la province de Namur, sont nommés membres de la chambre des représentants.
M. Devaux, rapporteur de la commission de la vérification des pouvoirs, pour la province du Hainaut, propose l’admission de MM. Auguste Duvivier, et Edouard Mary, député de Soignies, qui sont également proclamés et qui prêtent serment, ainsi que M. Polfvliet.
M. le ministre des affaires étrangères (M. de Muelenaere) présente un projet de loi, tendant à accorder au conseil des ministres les attributions du conseil d’Etat, en ce qui concerne l’exécution de la loi du 21 avril 1810, et des autres lois et règlements sur les mines.
M. le président consulte la chambre sur la question de savoir si ce projet de loi sera imprimé et distribué ou seulement inséré au Moniteur ; la chambre ordonne l’impression et la distribution en la forme ordinaire.
L’ordre du jour est la nomination du greffier de la chambre.
M. le président tire au sort trois bureaux de scrutateurs :
Premier bureau : MM. Jonet, Poschet de Chimay, Coppieters et Helias d’Huddeghem.
Deuxième bureau : MM. Leclercq, Dugniolle, Boucqueau de Villeraie et d’Hoffschmidt.
Troisième bureau :MM. C. Rodenbach, Delehaye, Domis et Van Innis.
Un huissier fait courir l’urne ; on procède ensuite au dépouillement du scrutin, dont voici le résultat : M. G. Leclercq a obtenu 18 suffrages ; MM. Cols, 15 ; Renoz, 12 ; Peeters, 10 ; Bourcier, 7 ; Brandener, 3 ; Bosquet, 2 ; Boisseau 2, et Lelièvre, 1.
M. le président. - Aucun des membres n’ayant obtenu la majorité, on va procéder à un second tour de scrutin.
Voici le résultat du second tour de scrutin : M. G. Leclercq obtient 26 suffrages ; M. Cols, 23 ; M. Peeters, 9 ; M. Renoz, 6 ; M. Bourcier, et M. Derasse, 1.
Aucun des candidats n’ayant encore obtenu la majorité, on procède à un scrutin de ballotage entre MM. Leclercq et Cols.
Après le dépouillement du scrutin, M. Leclercq annonce que M. G. Leclercq a obtenu 36 suffrages, et M. Cols 35.
En conséquence, M. G. Leclercq est nommé greffier de la chambre. Il prêtera serment entre les mains de M. le président.
M. le ministre des finances (M. Coghen) présente un projet de loi qui fixe l’époque à laquelle commence à courir l’indemnité mensuelle allouée aux représentants, en vertu de l’article 52 de la constitution. Voici le texte du projet :
« Léopold, roi des Belges ;
« A tous présents et à venir, salut.
« De l’avis de notre conseil des ministres, nous avons chargé notre ministre des finances de présenter aux chambres le projet de loi dont la teneur suit :
« Art. unique. L’indemnité mensuelle, fixée par l’article 52 de la constitution, commence à courir :
« - pour les députés élus avant la session, à dater du jour de l’ouverture des chambres, s’ils prêtent serment dans les huit jours qui suivent la vérification de leurs pouvoirs ; s’ils ne prêtent le serment dans ce délai, l’indemnité ne court qu’à dater du jour de la prestation du serment ;
« - pour les députés élus pendant la durée d’une session, l’indemnité leur est due à dater de la prestation de leur serment.
« Donné à Bruxelles, le 12 octobre 1832. »
M. le président consulte l’assemblée pour savoir si on veut que ce projet soit imprimé et distribué, ou si elle veut le discuter sur-le-champ.
- Quelques voix. - L’impression !
- D’autres voix. - Non ! non !
M. Legrelle. - Je m’oppose à la discussion immédiate ; c’est une affaire qui nous est personnelle ; on pourrait trouver notre empressement intéressé. (Rires et réclamations diverses.)
M. le ministre des affaires étrangères (M. de Muelenaere). - Le projet est très simple et peut être discuté sur-le-champ. Ce n’est pas d’ailleurs une question personnelle, comme l’a dit le préopinant.
M. Devaux. - Je crois qu’il ne faut jamais dévier de l’ordre du jour qui a été fixé, à moins qu’il n’y ait urgence, et ici je ne crois pas qu’il y ait urgence. (On rit.)
- L’assemblée décide que le projet ne sera pas discuté immédiatement.
L’ordre du jour est la discussion du projet de loi relatif à la sûreté de l’Etat.
La discussion est ouverte sur l’ensemble.
M. de Robaulx. - Messieurs, s’il est vrai que la révolution belge ait procuré au pays une constitution très libérale, il ne l’est pas moins que, depuis quelques temps, on s’étudie à paralyser la mise en pratique de ses plus belles théories, et à profiter de prétendues circonstances extraordinaires pour organiser un effrayant arbitraire.
C’est, en effet, sous de pareils prétextes que le gouvernement a demandé et obtenu une loi qui, malgré l’esprit de nos institutions, remet au caprice du pouvoir le sort de l’armée et des officiers ; c’est en invoquant les circonstances extraordinaires que les ministres ont fait voter une loi qui leur permet, par des mesures fiscales et vexatoires, de procéder au désarmement du pays, dans un moment où chaque citoyen peut être dans le cas de défendre ses foyers et son indépendance.
C’est en invoquant les circonstances extraordinaires que, depuis dix mois, on nous fait voter de confiance, sans examen ni comptes rendus, des crédits, des contributions, et des emprunts forcés, tandis que les articles 111 et 113 de la constitution en vigueur exigent que chaque année, les chambres arrêtent la loi des comptes et votent le budget.
C’est encore au moyen de ces mots magiques qu’un ministre, homme de la légalité s’il en fut jamais, vient aujourd’hui réclamer des dispositions préventives, antipathiques à nos mœurs, une loi de proscription contre tous les étrangers qui ne plairont pas aux ministres, une loi des suspects contre les étrangers et les Belges eux-mêmes ; et, pour compte de malheur, il semble que l’on se soit étudié à rendre cette mesure plus odieuse, en en confiant l’exécution à un chef de police. Pauvre liberté individuelle, en quelles mains vas-tu être livrée !
Le projet de loi en discussion mérite toute l’attention de la chambre, principalement sous trois points de vue : l’expulsion des étrangers, l’abrogation des garanties de la liberté individuelle à l’égard des Belges eux-mêmes, et la création d’attributions extraordinaires et inconstitutionnelles en faveur d’un chef de police.
L’article 3 permet au gouvernement d’expulser du sol belge, et sans forme de procès, tous les étrangers, ou, s’il le préfère, de les soumettre à une surveillance spéciale avec assignation de résidence.
Cette disposition est, selon M. Raikem, toute rassurante ; car, suivant lui, « les étrangers véritablement attachés à la cause belge n’en doivent concevoir aucune alarme : le gouvernement a le plus grand intérêt à les retenir en Belgique. » Mais le ministre ne nous dit pas quelle garantie auront ces étrangers contre le caprice et l’arbitraire du ministère, lorsqu’il voudra user plus largement de cet article 3 qui ne fait aucune distinction.
Il poursuit : « Ceux appartenant à des puissances qui ont des agents diplomatiques dans notre royaume trouvent des moyens de protection dans ces agents ; et, quant aux autres, on ne peut admettre indistinctement leur résidence sur notre territoire : c’est une mesure de sûreté que les nations ont toujours prise dans des circonstances extraordinaires. »
Remarquez, messieurs, la futilité de pareils motifs, je dirai plus, de pareils prétextes. Notre constitution, qui accorde protection et résidence aux étrangers, a-t-elle fait une différence entre ceux protégés par des agents diplomatiques et ceux qui n’ont pas pareille protection ? D’ailleurs, combien d’agents étrangers avons-nous ? En existe-t-il plus de deux en Belgique ?
Ainsi les Espagnols, les Portugais, les Polonais, les Italiens, et tant d’autres qui n’ont pas attendu qu’on les pendît par application du principe de non-intervention de Casimir Périer, seront forcés d’aller se livrer à leurs bourreaux ou de chercher d’autres pays plus hospitaliers que le nôtre, et ce sous le bon plaisir du grand policier de la Belgique, qui commencera par les faire emprisonner avant de les faire conduire à la frontière ! Il n’est pas même dit si la victime pourra choisir l’endroit de la sortie !
Une pareille loi est contraire à votre constitution ; elle blesse les lois de l’humanité.
La proposition ministérielle ne se borne pas à constituer l’arbitraire contre les étrangers, elle menace les Belges du même régime ; elle leur enlève le privilège constitutionnel de ne pouvoir être arrêtés qu’en vertu de l’ordonnance motivée du juge, sauf le cas de fragrant délit (article 7 de la constitution.) La liberté individuelle n’est plus garantie à ceux que le gouvernement ou le chef de police considérée comme suspects d’intelligence avec les ennemis ou leurs agents (article 8 du projet.)
Voulez-vous savoir pourquoi le ministère nous convie à déchirer l’article 7 de la constitution qui garantit la liberté individuelle ? Ecoutez les motifs que donne M. Raikem ! « Lorsqu’il s’agit d’intelligence avec l’ennemi ou ses agents, celui qui se place dans cette position abdique, par le fait même, la qualité de Belge. » C’est-à-dire que, dès que le gouvernement suspectera un Belge d’intelligence avec l’ennemi ou ses agents, celui-ci perdra la qualité de Belges et les garanties constitutionnelles ; il sera mis hors la loi.
Bien raisonné, MM. les ministres ! Sous la terreur, on ne se servait pas d’autre argument pour envoyer à l’échafaud les suspects d’intelligence avec les factions de Coblentz ; mais où avez-vous trouvé cette manière d’abdiquer la qualité de Belge ; et qui vous a permis de renouveler de pareilles maximes ? Il n’y a que la panique ou des intentions douteuses qui puissent faire raisonner ainsi.
Un troisième défaut du projet consister à investir le chef de la police de prérogatives exorbitants ; c’est de conférer à un agent ministériel les attributions qui n’appartiennent qu’à des magistrats dont l’indépendance et une garantie pour les citoyens. C’est en effet violer la constitution que de permettre l’arrestation sur l’ordonnance d’un agent de police, lorsque la constitution exige l’intervention d’un juge. Outre l’emprisonnement des citoyens, le projet consacre et légitime la plus odieuse violation du domicile et du secret des familles. Je ne parle pas du secret des lettres, il n’était déjà pas observé, je tiens en main la preuve de ce que j’avance ; le fait m’est personnel. L’ensemble de la loi proposée tend à suspendre plusieurs points capitaux de la constitution, par la création d’une sorte de dictature d’autant plus dangereuse qu’elle serait exercée par un agent subalterne. Il faut bien que telle soit l’intention du ministre, puisqu’il appuie son projet de l’exemple « du peuple-roi, qui créait une dictature dans des circonstances difficiles, et défendait sa liberté en se plaçant momentanément dans une dépendance absolue. » Sans examiner si le peuple romain s’est donné des dictateurs ou si on lui en a imposé, toujours est-il que l’exemple est mal choisi ; car les chambres n’exercent pas en Belgique la plénitude de la souveraineté, comme le faisait le peuple-roi ; il est même impossible à la législature de suspendre ou de changer ce que le pouvoir constituant a décrété par l’article 130 de la charte belge.
Mais, en supposant qu’’un pareil projet puisse être du domaine des chambres, on se demande en vain quelles sont les circonstances extraordinaires tant vantées ? Où sont les traîtres ? De quels complots s’agit-il ? On n’en a point vu jusqu’aujourd’hui. A cette occasion, je me souviens qu’un membre du gouvernement provisoire (M. Charles Rogier) est venu, l’hiver dernier, entretenir le congrès de prétendues conspirations et de complots qu’il attribuait aux orangistes, au parti français et aux républicains. Je me souviens que, dans le comité secret où ces graves révélations venaient d’être faites, un membre (M. Devaux), qui siège encore ici, trouva l’occasion propice pour faire créer une espèce de dictateur. Eh bien ! messieurs, le congrès ne crut pas aux complots, le dictateur fut désappointé ; l’on épargna au pays les dangers d’une pareille administration, et tout se passa fort tranquillement : j’espère qu’il en sera encore de même aujourd’hui. Ce que je regrette le plus, c’est de voir reparaître de tels projets. Le ministère les croit utiles dans sa faiblesse ; car tout gouvernement qui est réduit à demander un semblable appui, sera de courte durée.
Peut-être renouvellera-t-on l’allégation qu’il y a des orangistes qui trament en secret pour nous ramener à la restauration. Je répondrai que ceux qui travaillent sérieusement à la restauration ne peuvent être atteints par la loi proposée. Le mal existe, je le crois flagrant ; mais il se trouve dans la conférence de Londres, dans l’obstination aveugle que le gouvernement belge a mise à faire de la diplomatie quand il fallait agir, dans le système du juste milieu du ministère français, qui, n’ayant su se mettre à la hauteur de la position, a laissé et laisse encore former contre la France un orage qu’il pouvait dans le temps facilement dissiper, et qui menace aujourd’hui toutes les libertés en Europe et l’existence du trône de Louis-Philippe. Mais, quant aux orangistes, je ne les crois pas assez dangereux pour nécessiter le vote d’une loi qui serait une arme à deux tranchants, bien funeste au pays si elle tombait en de mauvaises mains.
Si on voulait appliquer aux vrais coupables les lois qui existent, on n’aurait pas besoin d’effrayer le pays par l’apparition d’une loi de suspects et de proscription : le code pénal suffit. Veillez à épurer la magistrature et à faire nommer de bons juges, et l’on ne verra plus les patriotes poursuivis quand on acquitte les restaurateurs à main armée.
Ces motifs me déterminent à refuser mon suffrage à toute loi d’exception, et conséquemment à celle-ci.
M. H. de Brouckere. - Messieurs, dans les circonstances graves et difficiles où nous nous trouvons, et lorsque des événements encore récents nous ont donné la preuve que notre pays renferme dans son sein des ennemis non moins redoutables que ceux qui le menacent à la frontière, je ne disconviens pas que le gouvernement doit déployer, pour assurer la sécurité de l’Etat, une fermeté, une énergie, une sévérité même, qu’en d’autres temps nous taxerions d’inutiles et d’excessives. Aussi, messieurs, il n’est personne de nous, je pense, qui ne se sente disposé à seconder ses efforts, à protéger sa marche. Mais, quelle que soit à cet égard notre incontestable bonne volonté, il est deux choses que nous ne devons jamais perdre de vue, sous peine de voir un jour tourner contre nous-mêmes les armes que nous aurions aveuglément confiées au gouvernement : d’abord, le respect à la constitution, respect que rien ne doit nous faire oublier, même momentanément ; en second lieu, le soin de ne jamais sanctionner de dispositions ouvrant un champ trop vaste et trop facile à l’arbitraire, ou inutilement vexatoires, soit pour tous les citoyens en masse, soit pour l’une ou l’autre classe exceptionnelle.
Si le projet que nous allons discuter pèche sous un de ces rapports, force nous sera bien de le rejeter ; et, il faut le dire, il est impossible de lui faire subir un examen mû et impartial, sans reconnaitre qu’il réunit les différents vices que je viens de signaler, vices qu’il nous faut, quoiqu’il nous en coûte, écarter à jamais de notre législation.
Quelques mots vont prouver ce que j’avance.
L’article premier est relatif à ceux qui auraient entretenu avec une puissance ennemie ou ces agents des intelligences, ou qui auraient donné aux sujets d’une telle puissance des instructions qui, dans l’un ou l’autre cas, auraient pour but de nuire à la situation militaire ou politique de la Belgique
Quel est celui de vous qui, à la première lecture de cet article, n’a pas été tout d’abord arrêté par le vague effrayant qu’il renferme ? Jusqu’ici, il faut l’avouer, le code pénal de l’empire avait paru à tous les hommes éclairés et de bonne foi renferme, dans son premier chapitre du livre III, des dispositions tellement prévoyances, tellement élastiques, tellement sévères, que l’on regardait comme presque impossible qu’en leur présence un seul fauteur de troubles pût échapper à la justice. Aujourd’hui cependant on veut que vous les déclariez impuissantes pour atteindre les coupables, et l’article premier qu’on vous présente est une véritable supplément aux articles 77 et 78 du code pénal.
L’orateur s’élève avec force contre le vague des termes de l’article premier, qu’il trouve plus grand que le vague des articles du code pénal. Celui-ci exige au moins qu’un fait soit constaté pour que la loi puisse l’atteindre ; l’article premier de la loi ne punit ni un fait ni une tentative (car on sait ce qui constitue la tentative en matière criminelle), mais l’intention, la volonté qu’on nous impose.
L’orateur combat aussi avec vigueur les articles 2 et 3, relatifs aux étrangers. Il analyse ces articles ; il en expose l’esprit et les conséquences, et il ajoute : Ah ! messieurs, il était d’autres moyens pour soumettre les étrangers à une surveillance particulière, sans avoir recours à des mesures aussi vexatoires et aussi odieuses. Si vous les autorisez ces mesures, ne vous aveuglez pas : bientôt tout étranger qui se respecte quittera une terre où il ne pourrait vivre un instant en repos et sans être exposé à toutes les humiliations, à toutes les vexations qui pourrait imaginer une police ombrageuse comme sont toutes les polices.
Je passe sous silence l’article 4 ; il est le corollaire des précédents, et tombe avec eux.
J’arrive aux articles 5 et suivants ; ils tendent particulièrement à confier à l’administrateur de la sûreté publique (si toutefois vous croyez qu’il est bon qu’une loi décrète ainsi, en passant, l’existence d’un semblable fonctionnaire), à lui confier des attributions plus étendues que n’en a eu jusqu’ici le chef de la police. Quant à moi, je consens à ce qu’il exerce les fonctions d’officier de police judiciaire dans toute l’étendue de l’arrondissement de Bruxelles ; à ce qu’il puisse, dans tout le royaume, requérir les officiers de police judiciaire de faire tous les actes nécessaires à l’effet de constater les crimes, délits et contraventions, et d’en livrer les auteurs aux tribunaux chargés de les punir ; à ce qu’il puisse, dans les cas prévus par la loi, et avec les précautions qu’elle établir, procéder à des visites domiciliaires.
Mais je ne consentirai jamais à ce qu’il soit autorisé à délivrer des mandats d’amener dans tous les cas et contre tous les individus, et il me suffit pour cela que l’article 7 de la constitution statue que : « hors de cas de flagrant délit, nul ne peut être arrêté qu’en vertu de l’ordonnance motivée du juge. »
Je ne consentirai jamais à ce qu’il soit autorisé à décerner des mandats de dépôt, même contre des étrangers, et à les détenir trois jours, avant de les envoyer au juge d’instruction, parce que ce pouvoir est exorbitant, et qu’il serait dangereux de le lui confier.
En résultat, je voterai contre la loi, à moins qu’elle ne subisse de nombreuses et importantes modifications. Si des lois d’exception sont vraiment devenues une nécessité, je ne leur refuse pas mon vote ; mais il faut qu’elles ne dérogent point à la constitution, et ne dépassent point les bornes de cette nécessité bien établie. N’oublions pas, messieurs, ces paroles remarquables, citées il y a peu d’années, à propos de semblables lois : « Les lois d’exception sont des exubérances qui sortent du sein des révolutions. Elles appauvrissent les Etats. C’est une lèpre qui s’attache aux corps les mieux constitués, et finit par opérer leur ruine. »
M. Seron. - Messieurs, mon dessein, en prenant la parole, n’est pas d’examiner sous tous ses points de vue l’importante question qui vous est soumise ; j’aurais trop à faire, et je veux me borner à présenter quelques observations.
Le ministre de la justice vous dit : « L’état de guerre exige des mesures plus rigoureuses que l’état de paix. Ce qui serait un prétexte de vexation en temps de paix est un moyen de protection et de sécurité en temps de guerre. A propos de la publication des lois, on a parlé dans cette enceinte des lois romaines. Souvenez-vous de l’exemple du peuple-roi. Lorsqu’il créait un dictateur dans les circonstances difficiles, il ne voulait pas porter atteinte à sa liberté ; il voulait au contraire la défendre, en se plaçant momentanément dans une dépendance absolue. »
Pour moi, messieurs, il me semble que l’état de guerre exige plutôt des mesures vigoureuses que des mesures rigoureuses, et que les vexations sont un grand mal dans tous les temps. Quant au peuple romain que l’antiquité a nommé si gratuitement le peuple-roi, ou j’ai mal lu son histoire, ou je suis fondé à dire que ce n’était ni par sa volonté, ni à sa demande, ni dans son intérêt, que les aristocrates, sous le joug desquels il demeura courbé, nommaient un dictateur chargé de le mener à la guerre, et de le contraindre, en l’éloignant de la place publique, à renoncer au projet de devenir libre ou d’améliorer sa condition. Je demanderais volontiers en quoi notre situation actuelle ressemble à la situation de ce peuple esclave et barbare, et ce qu’il peut y avoir de commun entre le dictateur Cincinnatus et M. l’administrateur de la sûreté publique.
J’avoue que je regarde celui-ci comme un simple employé du ministère de l’intérieur, et constitutionnellement parlant, je doute qu’il puisse recevoir d’autre qualification. Cependant on le transforme en officier de police judiciaire, même en juge, en lui permettant de lancer des mandats d’amener et des mandats de dépôt. On va plus loin ; on l’autorise à procéder à des visites domiciliaires. Croyez-vous, messieurs, que ces dispositions ne choquent en rien les principes posés comme base de nos travaux par la constitution ?
Mais quel sera le but de ces visites domiciliaires ? De faire la perquisition des papiers, effets, et généralement de tous les objets qui seraient relatifs à la connaissance des crimes et délits commis contre la sûreté intérieure et extérieure de l’Etat. Et contre qui seront décernés les mandats d’amener et les mandats de dépôt ? Contre toute personne inculquée (remarquez bien le mot) d’entretenir des intelligences avec l’ennemi ou avec ses agents. Dans toute affaire criminelle les poursuites n’ont lieu que lorsqu’il existe un corps de délit. Mais tel n’est pas le système de la loi nouvelle. Si je ne me trompe, pour être inculpé, il suffira d’être dénoncé par un individu aux gages de la police ; et pour être visité, il suffira d’être soupçonné. Que sais-je ? Par une conséquence nécessaire de l’article 12, peut-être même sera-t-il permis de violer le secret des lettres, c’est-à-dire de commettre un crime pour acquérir la preuve d’un autre crime ?
Est-ce sérieusement qu’on nous propose de confier à la police de pareils pouvoirs ? Ne ressemblent-ils pas trop à ceux dont la convention nationale avait investi ses comités ? Sommes-nous donc de taille à imiter cette assemblée célèbre, et les circonstances où nous nous trouvons nécessitent-elles les mesures de 1793 et de 1794 ?
Il est vrai que les raisonnements que nous avons entendus ont assez l’air d’appartenir à cette terrible époque « Le projet, nous a-t-on dit, n’accorde pas indistinctement à l’administrateur de la police le droit de décerner des mandats de dépôt ; il ne peut en faire usage que dans des cas exceptionnels ; il ne peut en décerner contre toute personne que lorsqu’il s’agit d’intelligence avec l’ennemi. Celui qui se place dans cette position abdique, par le fait même, la qualité de Belge. » Il abdique la qualité de Belge ! Mais le ministre oublie que, pour être inculpé, on est présumé innocent. En 1794 on envoyait au tribunal révolutionnaire, c’est-à-dire à l’échafaud, les malheureux inculpés de conspiration contre la république et d’intelligences avec l’étranger. On dirait que les formes préservatrices n’étaient pas faites pour les ennemis de la liberté. Ne vous semble-t-il pas, messieurs, qu’avant de les livrer à ce tribunal exceptionnel il eût fallu du moins s’assurer qu’ils en étaient réellement justiciables, en faisant juger la nature du délit ou la question de compétence par un tribunal ordinaire ?
Alors aussi c’était au nom du saut public que les mesures acerbes, suivant l’expression du temps, étaient provoquées et décrétées. Voyez les fruits qu’on en a recueillis ; elles ont fait craindre et même haï la liberté ; elles ont peut-être retardé d’un siècle la marche de l’esprit public. J’ignore quel résultat auront celles qu’on vous propose ; mais, je le demande, quand les agents de la police auront arrêté et emprisonné un citoyen ; quand, pour compulser ses papiers et fouiller dans les secrets de sa famille, ils auront violé son habitation ; si les recherches inquisitoriales ont été infructueuses, s’il n’existe contre celui qui en a été l’objet aucune trace, aucun indice de culpabilité, quelle réparation va-t-on lui offrir ? Les dispositions qu’on vous soumet sont muettes sur ce point. Lui dira-t-on : « Tu étais inculpé » ? Est-ce ainsi qu’on croit faire des partisans à la révolution ?
Chose étrange ! tandis qu’aujourd’hui, en France, le ministère lui-même propose des améliorations considérables aux lois pénales ; tandis qu’il provoque l’abolition de la déportation, du carcan, de la mutilation du poing, de la marque, ici, dans la Belgique, terre classique, dit-on, de la liberté, où l’on se vante d’entendre cette liberté d’une manière plus large que partout ailleurs ; ici, dis-je, on trouve insuffisants les deux codes barbares de Bonaparte, qui y sont encore en pleine vigueur ! On vous propose d’y ajouter des mesures préventives et des peines ! Et pourquoi ? Parce que « tout doit coïncider, dit-on, avec l’état de guerre dans lequel il est incontestable que nous nous trouvons. »
Je ne nie pas l’état de guerre, mais je dis que ce n’est point parce que nous manquions de lois préventives et de lois pénales que nos armées ont essuyé des revers ; je dis que, dans tous les temps et dans tous les pays, les lois d’exception, de même que les coups d’Etat, ont toujours été funestes à la société. Certes, il existe des mécontents puisque dans toutes les révolutions, il y a des intérêts froissés ; mais les lois d’exception n’en diminueront pas le nombre ; au contraire, elles ne pourront que l’augmenter. Voulez-vous faire évanouir des espérances coupables ? Voulez-vous tuer l’orangisme et assurer le triomphe de la liberté ? Que les emplois publics ne soient confiés qu’à des mains habiles, désintéressées, probes, qu’à de véritables amis de la patrie ; répandez l’instruction parmi le peuple qui en a soif, en réorganisant et en payant les écoles primaires si négligées aujourd’hui dans la plupart des communes rurales : l’instruction est une dette de la société envers tous ses membres, et c’est elle surtout qui peut multiplier les bons citoyens. Protégez le commerce et l’industrie, qui font vivre les masses ; soyez économies de l’argent des contribuables ; réduisez les gros appointements ; que votre système financier se simplifie et ne soit plus un dédale, que votre système d’impôts soit en harmonie avec la raison, afin que chacun contribue en proportion de ses facultés, et que la classe moyenne ne soit pas imposée au-delà de ses forces. Surtout battez l’ennemi extérieur. Cela ne sera pas difficile ; car les Hollandais, quelque bonne opinion qu’ils aient maintenant d’eux-mêmes, seront encore des Hollandais quand vous les opposerez une véritable armée, et c’est ce que vous pouvez faire.
Je conclus. La loi proposée est inutile, dangereuse, inconstitutionnelle. Je n’aurai pas à demander pardon à Dieu et aux hommes de l’avoir adoptée ; je vote le rejet.
M. Fallon. - Messieurs, le projet de loi que le ministère a soumis à nos délibérations porte une accusation grave contre le pays.
Voici le résumé de cet acte d’accusation :
Le code impérial de 1810, si docile aux exigences du pouvoir, ne suffit plus à l’action de notre gouvernement.
Il existe avec une puissance ennemie des intelligences nuisibles à l’Etat. Les lois existantes sont impuissantes pour les réprimer. Ces intelligences sont tellement subtiles, qu’elles échappent à la vigilance ou aux capacités des nombreux agents du pouvoir exécutif. Il faut établir une haute police : un seul homme peut assurer le salut de l’Etat.
Des étrangers peuvent venir corrompre le bon sens du peuple belge. Il faut détruire le régime hospitalier d’un pays qui a proclamé les principes les plus libéraux. Il faut qu’il ne puissent plus reposer en paix sur le sol de la liberté, sans une autorisation du gouvernement et sous peine d’être exportés sans jugement.
Le Belge comme l’étranger ne pouvaient être arrêtés qu’en vertu d’une ordonnance du juge. Il faut pour le moment les priver de cette garantie ; il faut même plus que cela, il faut qu’ils puissent être provisoirement emprisonnés, même pendant huit jours.
Il faut que l’arrondissement de Bruxelles soit plus spécialement placé hors du droit commun.
Il faut dépouiller les grands corps judiciaires de l’Etat de leur autorité sur la police judiciaire ; il faut que les magistrats de la police judiciaire soient asservis à un administrateur de sûreté publique ; il faut que des destitutions puissent atteindre ceux de ces magistrats qui seraient par trop peu serviles.
Il faut que le domicile soit ouvert à l’inquisition la plus arbitraire sur les plus intimes secrets des relations et correspondances du gouvernement domestique.
Il faut enfin que la constitution soit mise en état de siège.
J’ignore où sont les causes d’une situation aussi alarmante ; j’aime à croire que le ministère s’est créé des chimères, et que nous ne sommes pas réduits à dépopulariser à ce point notre révolution.
Mais fût-il vrai qu’il existât des motifs d’appréhension, l’état de guerre ne me déterminerait jamais à répudier, même temporairement, les principes les plus libéraux de notre constitution, et à placer mon pays dans un état d’interdiction déshonorante.
On savait fort bien, lorsque l’on s’est occupé d’asseoir nos libertés publiques sur des bases stables et solides, que l’Etat pouvait se trouver en état de guerre, que le pays pouvait se trouver divisé par des partis, et que des agents du gouvernement déchu pouvaient y fomenter des intrigues et y conserver des intelligences. On le savait d’autant mieux, que l’on était précisément dans une semblable situation lorsqu’on élaborait la constitution.
On connaissait, alors comme aujourd’hui, cette maxime si souvent funeste aux libertés publiques, si souvent le subterfuge du despotisme et de la tyrannie : « Le salut de l’Etat est la loi suprême. »
Enfin, bien loin d’en décorer le frontispice du nouvel édifice politique, on y a placé cette autre maxime moins élastique et beaucoup plus rassurante : « La constitution ne peut être suspendue, en tout, ni en partie. »
Je repousse donc de toutes mes forces le système du projet ministériel, et je l’accuse à mon tour d’être tout à la fois antinationale et inconstitutionnel.
Où sont d’abord les causes qui placent l’Etat dans un péril tel qu’il ne puisse plus exister avec le régime ordinaire de ses lois et de la constitution ?
L’état de guerre, dit-on, et les sourdes menées des ennemis de la révolution.
Mais cet état existait, et la situation du gouvernement provisoire était bien autrement difficile et périlleuse ; et cependant ce gouvernement s’est bien gardé de proposer des mesures aussi exorbitantes et aussi odieuses. Il a bien trouvé le moyen de marcher avec le code impérial, malgré que la plupart de ses dispositions fussent si peu en harmonie avec le régime de liberté.
Comment se fait-il donc qu’en passant du provisoire à l’ordre définitif, l’action du gouvernement se soit embarrassée et se soit affaiblie ?
Les articles premier et 2 du projet n’ont pas pour but, dites-vous, d’aggraver les dispositions du code pénal contre les intelligences nuisibles à l’Etat ; vous voulez au contraire les adoucir dans les cas où elles paraissent avoir un moindre degré de gravité.
Si c’était là votre but, nous eussions trouvé quelque chose de plus simple et de plus clair dans les articles premier et 2 du projet. Il eût suffi de les réduire à ces expressions : « Les peines comminées par les articles 76, 77 et 78 du code pénal pourront, suivant les circonstances, être remplacées par un emprisonnement de 6 mois à 2 ans. »
C’est donc autre chose que l’on veut, et voici en effet cet autre chose.
On veut qu’alors que le code n’a déjà laissé que trop à l’arbitraire en ne définissant pas les cas où le fait sera considéré comme nuisible à la situation militaire ou politique de l’Etat, on puisse appliquer une peine correctionnelle dans tous autres cas moins définis encore, en donnant ainsi au code une portée beaucoup plus large.
On veut qu’alors que le juge ne trouverait pas matière à l’application de la peine comminée par le code, et par conséquent où le fait défini par le code ne lui paraîtrait pas constant, il puisse sortir du code pour n’appliquer qu’une peine correctionnelle.
S’il n’existe des intelligences nuisibles à l’Etat que dans les cas prévus par le code, ces cas sont trop graves pour faciliter au juge le moyen de réduire la peine. S’il existe des intelligences d’une autre nature, il faut se conformer aux plus simple notions du droit criminel, même pour les punir seulement d’une peine correctionnelle : sinon, les relations commerciales ou domestiques pourront être arbitrairement incriminées.
Le système des articles 3 et 4 est une offense à la générosité du caractère national ; il détruit complètement le régime hospitalier de la Belgique ; il souille le sol de la liberté, et s’il n’est pas en révolte ouverte contre les termes de la disposition de l’article 128 de la constitution, il en tue tout au moins l’esprit.
Je sais que cet article permet d’établir des exceptions à la règle ; mais on sait aussi que, là où la règle es fondamentale, il n’est pas permis de l’étouffer par l’exception, et l’on sait encore que là où il n’est permis d’établir l’exception que par une loi, il n’est jamais permis de concevoir la loi exceptionnelle de manière à corrompre le principe de la règle et à la livrer à l’arbitraire du pouvoir exécutif.
Sans doute, il ne faut pas ouvrir en Belgique un asile au crime, ni permettre qu’on vienne y abuser de l’hospitalité, au point de troubler l’ordre intérieur ou de compromettre la sûreté de l’Etat ; et l’on peut ainsi, par une loi exceptionnelle, restreindre la protection que la constitution garantit à l’étranger.
Mais nos pouvoirs constitutionnels ne vont pas jusqu’au point de nous permettre de remplacer la loi par l’exception.
Il faut donc que la loi exceptionnelle soit spéciale ; il faut qu’elle définisse les cas et les seuls cas où il sera permis de réfuter à l’étranger la protection que lui garantit la constitution ; sinon, ce n’est plus une loi exceptionnelle que vous faites, c’est le principe constituant que vous remplacez par une loi. Et en effet, alors que la constitution ne subordonne pas le droit d’asile à une autorisation du gouvernement, n’est-ce pas dénaturer le principe que de déclarer que ce droit d’asile ne sera plus désormais accordé que par ordonnances ?
Enfin, il n’est pas possible de s’y méprendre. Si, en l’absence de toute loi qui spécifie les cas d’exclusion et sans aucune intervention des tribunaux, le gouvernement peut arbitrairement, et sans même en faire connaître les motifs, repousser l’étranger du sol de la Belgique ou le parquer où il lui plaira, l’article 128 sort tout entier de la constitution pour entrer dans les attributions du pouvoir exécutif : et nous ne donnerons pas sans doute l’exemple d’une violation aussi contagieuse de notre loi fondamentale.
Je passe à une conception non moins désolante, et qui n’épargne pas plus le régnicole que l’étranger.
Que pour renforcer l’action de la police dans l’arrondissement de Bruxelles, on propose de créer un nouvel officier de police, je n’ai rien à opposer à la dénomination qu’on lui donnera, le mot ne faisant rien à la chose.
Mais on ne crée pas un nouvel état-major de police, sans ouvrir en même temps une dépense à l’Etat ; et il me semble qu’on devrait bien, tout au moins, commencer par nous démontrer la nécessité de cette dépense.
Une autre nécessité qui serait encore à expliquer, c’est celle de ressusciter l’odieux système de la haute police, et de décharger le ministère d’une partie de sa responsabilité pour la placer dans les mains d’un fonctionnaire non responsable.
Le nouvel officier de police que vous demandez serait plus puissant que la loi commune ; ce serait un grand inquisiteur pour qui les libertés publiques ne seraient plus qu’un vain mot, puisqu’il pourrait à son gré, ou plutôt au gré du pouvoir exécutif, délivrer des mandats d’amener, nous placer sur la sellette pour y subir la question, nous emprisonner provisoirement, violer impunément nos domiciles, et prendre inspection de nos plus intimes secrets domestiques et commerciaux.
Peut-on calomnier d’une manière plus outrageante la magistrature belge ?
Qu’ont donc fait nos procureurs-généraux, nos procureurs du Roi et nos juges d’instruction, pour qu’on les constitue les très humbles valets du grand inquisiteur ?
De quelle explosion sommes-nous donc menacés pour qu’on mette hors la loi l’indépendance judiciaire ?
Voici maintenant celle du peuple.
L’article 7 de la constitution lui garantit qu’il ne pourra être arrêté qu’en vertu de l’ordonnance du juge, qui doit être signifiée au moment de l’arrestation, ou, au plus tard, dans les vingt-quatre heures.
Ici aucune exception, aucune dérogation n’est permise, et cependant le grand inquisiteur sera plus puissant que la constitution ; il pourra commencer par vous emprisonner préalablement.
L’article 19 de la constitution donne aux Belges le droit de s’assembler paisiblement et sans armes ; et il aura le droit de troubler à son gré la paix de ces assemblées, de les emprisonner provisoirement en masse, et d’inspecter leurs actes chaque jour et à toute heure.
L’article 22 veut que le secret des lettre soit inviolable ; et, pour mystifier le principe, il sera à l’affût à la poste, il suivra chez vous la lettre qui vous sera adressée, et là il pourra à son aise en prendre inspection.
Si l’Etat ne peut être sauvé que par des moyens semblables, dites tout bonnement que l’on s’est trompé lorsqu’on a voulu faire de la Belgique le régime modèle de la liberté, et ne pensez pas trouver une excuse dans l’état de guerre ; car c’est bien assez pour le pays d’avoir à supporter les calamités de l’état de guerre avec ses ennemis, sans le placer encore en état de révolution contre ses propres institutions.
Une autre considération qui ne m’affecte pas moins vivement, c’est que j’aperçois dans les mesures proposées le funeste effet d’affaiblir considérablement la force d’action de nos relations extérieures et de déconsidérer notre révolution et notre indépendance.
Vous n’en doutez pas, messieurs, le gouvernement hollandais n’est pas le seul qui soit hostile à notre révolution ; les puissances du nord sont attentives à relever tout ce qui peut servir à jeter un vernis odieux sur le régime démocratique, et l’aristocratie anglaise, qui ne veut pas de la réforme, a besoin, pour conserver son influence, de saisir toutes les occasions de justifier son opposition à toute concession populaire.
Or, dans les circonstances graves où se trouve notre diplomatie et qui deviennent chaque jour plus embarrassante, adopter les mesures proposées, c’est fournir aux ennemis de notre révolution les éléments les plus propices à la calomnie ; c’est proclamer que la Belgique ne peut plus vivre avec son régime constitutionnel, qu’elle est intérieurement déchirée, et qu’à raison de l’état de guerre, son gouvernement n’est plus capable d’assurer l’ordre intérieur et la sécurité de l’Etat, sans recourir à des moyens extrêmes et sans livrer ses libertés les plus chères à l’arbitraire d’une haute police. C’est plus encore que provoquer ces outrages, c’est insinuer à nos ennemis que, si l’état de guerre est pour nous un état aussi convulsif, leur intérêt doit les engager à nous y contenir le plus longtemps possible.
Evitons que la situation de notre pays soit aussi faussement appréciée, et, en rejetant la loi proposée, apprenons à nos ennemis qu’en état de guerre comme en temps de paix, la Belgique sait exister sans se priver de ses institutions libérales.
Je me plairais à croire que le projet ministériel serait entièrement étouffé dans la section centrale ; il n’en est sorti, à la vérité, qu’en lambeaux, mais dans ces lambeaux je retrouve encore cette extension d’arbitraire aux dispositions du code impérial. J’y vois encore que l’on établit une peine correctionnelle pour les cas qui n’y sont pas prévus, et sans qu’aucun de ces cas soit défini.
J’y vois encore le régime hospitalier constitutionnel complètement dénaturé.
J’y vois enfin le rétablissement odieux du système de haute police et d’inquisition.
Je voterai donc contre le projet de la section centrale.
M. de Nef. - Ennemi de l’arbitraire, je ne voterai jamais pour des lois exceptionnelles en temps ordinaires ; mais dans la position où se trouve le pays, je pense que les mesures les plus énergiques sont les meilleures. Dans cette conviction, je voterai pour le projet de loi en discussion, amendé par la section centrale, et qui n’aura force que jusqu’à la paix.
Il est constant que le gouvernement hollandais démontre un rigorisme outré contre les patriotes belges, tandis que l’on abuse bien souvent de notre indulgente confiance.
Tout en respectant les étrangers paisibles, il me semble qu’il est nécessaire et urgent même, pour la sûreté de l’Etat, que l’espionnage et les abus des entretiens avec l’ennemi, aussi multipliés que nuisibles, soient réprimés. Unissons-nous, messieurs, de cœur et d’esprit, pour le bien de notre chère patrie ; qu’il n’y ait parmi nous, dans ces moments graves, d’autre opposition que ceux qui nous donnera le pouvoir de vaincre nos ennemis.
M. Jullien. - Messieurs, celui qui oserait dire que la constitution est aujourd’hui une vérité dirait à coup sûr un mensonge ; et en effet, messieurs, si nous avions déjà toutes ces lois d’urgence, lois de circonstance, que nous avons votées depuis quelques jours, le projet qui nous est soumis suffirait seul pour justifier ce que je dis.
En parlant sur l’ensemble de la loi, je n’entreprendrai pas, messieurs, d’en relever toutes les imperfections ; la tâche serait longue et difficile. Je me bornerai donc à signaler les vices les plus saillants, et, si mes idées se rencontrent avec celles qui ont déjà été émises, c’est qu’il n’est guère possible de ne pas voir du même œil les grandes difformités.
Le principal caractère de ce projet, c’est le vague et l’arbitraire : le vague, car il ne définit rien, l’arbitraire, car il foule aux pieds toutes les garanties constitutionnelles, et livre la liberté individuelle à la merci de la haute et basse police.
Cependant je dois le dire : tel qu’il a été amendé par la section centrale, le projet a l’avantage d’avoir perdu quelque chose de sa pureté native ; mais cela prouve seulement qu’avec les meilleures intentions, il est possible de faire quelque chose de bien de ce qui est essentiellement mauvais.
Je passe à l’examen rapide des articles.
L’article premier, dans lesquels on a fondu les deux premiers articles du projet primitif, ne serait, à mon avis, qu’une malheureuse imitation de l’article 78 du code pénal, une complication inutile, et par conséquent toujours dangereuse, si dans la pensée ministérielle il n’avait pas une plus haute portée. A ce sujet, messieurs, je vous prie de m’excuser si je suis obligé de faire avec vous une légère incursion dans le code pénal.
Ici l’orateur lit les articles 76 et 77 du code pénal, et ajoute :
Il est évident que le législateur a voulu concilier dans ces dispositions tout ce que peut exiger de rigoureux la sûreté de l’Etat, le secret des lettres, dont la violation est aussi un crime puni par nos lois.
Rapprochons maintenant de toutes ces dispositions l’article premier du projet, et vous allez vous convaincre, messieurs, que tout cet article n’a d’autre but que de donner à la police le droit d’arrêter qui bon lui semble, nationaux et étrangers, sur le plus vague soupçon, le plus frivole prétexte, et sans aucune espèce de formalité.
L’orateur lit l’article premier et ajoute : Ainsi il ne s’agit plus de ces intelligences criminelles clairement définies par l’article 77 du code pénal, telles que de faciliter l’entrée de l’ennemi sur le territoire du royaume, ou de lui livrer des villes et forteresses, ou enfin de tous les autres cas mentionnés dans l’article.
Il ne s’agit plus d’une simple correspondance avec des sujets d’une puissance ennemie, dont le résultat a été de fournir à l’ennemi des instructions nuisibles, comme dans le cas prévu par l’article 78.
Il s’agit tout uniment d’intelligences avec une puissance ennemie ou ses agents, ou d’instructions qui, dans l’un ou l’autre cas, auraient pour but de nuire à la situation militaire ou politique de la Belgique.
Or, je vous le demande, messieurs, concevez-vous rien de plus vague, de plus insaisissable que des intelligences avec une puissance ennemie ou ses agents, qui auraient pour but de nuire à une situation militaire ou politique ?
Combinez maintenant, messieurs, cet article premier avec l’article 4 qui dispose que l’emprisonnement préalable pourra toujours avoir lieu dans les cas prévus par la présente loi et, la main sur la conscience, dites si la liberté individuelle n’est pas livrée à la merci du dernier des limiers de la police.
L’orateur, après s’être élevée avec non moins de force contre les dispositions des articles 2 et 3 relatifs aux étrangers, ajoute :
Que pourrais-je vous dire maintenant, messieurs, de cet administrateur de la sûreté publique, crée par l’article 5, espèce de grand inquisiteur qui, du chef-lieu où sera établi le saint office, pourra, sur les rapport de ses suppôts, attendre au fond de leurs provinces des citoyens qu’il ne connaît pas, et les jeter au préalable dans les prisons ?
Lisez, messieurs,, les attributions que lui donnent les articles 5, 6, 7, 8, 9 et 10 du projet, et si vous les adoptez, déchirez tout au moins les articles 7, 8, 10 et 128 de la constitution, car tout cela ne peut exister maintenant.
Maintenant, messieurs, j’abandonne le projet à sa destinée ; mais qu’il me soit permis d’adresser quelques mots au ministère, et de chercher dans son exposé les motifs de cette étrange mesure.
Il nous dit « que l’état de guerre exige des mesures plus rigoureuses que l’état de paix. »
Ah ! sans doute, l’état de guerre ne ressemble pas à l’état de paix ; je ne connais pas de vérité plus vraie que celle-là.
Mais qu’a de commun l’état de guerre avec nos droits constitutionnels ? Dans la vie des Etats, messieurs, la guerre n’est qu’un accident ordinaire, comme est la maladie dans la vie des hommes.
Et, parce que nous sommes menacés d’une guerre avec la Hollande, faut-il jeter un voile sur notre constitution ? Faut-il mettre hors la loi tous les citoyens ? Et serions-nous descendus si bas qu’il nous faille recourir à une espèce de terreur pour organiser notre défense ? J’aurais honte de la penser.
On nous cite encore l’exemple du peuple-roi, lorsqu’il créait un dictateur dans les temps difficiles. Que signifie ce langage ? Voudrait-on nous accoutumer peu à peu à nous passer de nos lois, et à chercher nos garanties dans les aménités d’une haute police ? Ou bien, les ministres se sentent-ils de taille à porter la dictature ?
Si c’est là qu’on en veut venir, qu’on nous le dise, et nous aviserons : à un peuple franc, il faut une position franche. Mais dormir sous la foi d’institutions qui proclament la liberté pour tous, et ne la trouver pour personne, se croire un homme libre, et n’être pas sûr de coucher dans son lit, compter sur un juge naturel, et ne rencontrer pour juges que des policiers ; croire à l’inviolabilité de son domicile, et le voir à chaque instant envahi par des sbires ! Non, messieurs, ce n’est pas ainsi que j’entends, pour mon compte du moins, la liberté. Je voterai contre le projet.
M. Raymaeckers. - Messieurs, je ne me dissimule point que les circonstances graves où le pays se trouve provoquent quelques mesures extraordinaires pour réprimer les relations coupables qu’on continue encore d’entretenir avec les ennemis de la Belgique. C’est par ce motif que je ne balancerai pas à donner mon suffrage aux deux premiers articles du projet présenté par M. le ministre de la justice, ces deux articles, confondus aujourd’hui en une seule disposition, par suite de la nouvelle rédaction de la section centrale, établissent des peines correctionnelles contre ceux qui entretiennent, avec une puissance ennemie, des intelligences, ou donnent des instructions qui ont pour but de nuire à la situation politique ou militaire de la Belgique. Les dispositions du code pénal étaient insuffisantes à cet égard ; elles ne punissent les attentats contre la sûreté de l’Eta que lorsqu’ils résultent d’une correspondance ou qu’ils sont accompagnés de plusieurs circonstances aggravantes, déterminées par le code. Il fallait nécessairement étendre les pénalités ; car celui qui, dans l’état actuel des choses, entretient des intelligences ou donne même de simples instructions verbales, qui ont pour but de nuire à la Belgique, se constitue en état d’hostilité contre le pays : son intention coupable ne peut être révoquée en doute ; car si ses actes n’ont encore produit aucun résultat, cela ne peut être que par un effet indépendant de sa volonté ; il doit dès lors rester soumis aux pénalités portées par la loi ; les juges doivent nécessairement être arbitres pour juger sur l’intention du prévenu ; si ses relations avec l’ennemi sont dégagées de tout caractère criminel il sera acquitté. Il devenait, au surplus, d’autant plus urgent de rappeler, dans une loi spéciale, les disposition du code pénal relativement aux crimes et délits contre la sûreté extérieure ou intérieure de l’Etat, qu’on sait qu’une cour d’assises vient d’acquitter un individu déclaré coupable d’avoir formé un complot dont le but était de détruire ou de changer le gouvernement de ce pays, sous prétexte que les dispositions de l’article 87 du code pénal ne concernent que le gouvernement établi au moment où cette disposition pénale a été publiée. D’après cette jurisprudence, qu’il ne m’appartient point de censurer, il n’existe sous le gouvernement actuel, pas plus que sous le gouvernement précédent, aucune disposition répressive des attentats contre la sûreté de l’Etat.
Mais aussi, tout en sentant la nécessité d’adopter la disposition principale, je me trouve cependant obligé de refuser mon vote à l’ensemble du projet ; les autres dispositions qu’il renferme me paraissent soit inutiles et contraires aux règles générales en matière de législation pénale, soit inconstitutionnelles et attentatoires à la liberté individuelle.
L’orateur s’attache, dans de lumineux développements, à prouver le vice de la loi, par rapport aux dispositions qu’elle contient contre les étrangers, et surtout en ce qu’elle confie à un administrateur de police un pouvoir exorbitant qu’on ne peut lui confier sans danger.
On ne manquera pas non plus de me faire observer que, si le projet s’écarte des dispositions ordinaires, il présente une garantie suffisante dans la responsabilité ministérielle.
Mais, messieurs, cette responsabilité est un moyen extrême, dont on ne fera usage que dans des cas extrêmement graves. J’ai, au surplus, messieurs, la plus grande confiance dans les ministres actuels ; je désire ardemment, pour le bien-être de mon pays, qu’ils restent longtemps aux affaires. S’ils pouvaient personnellement surveiller l’exécution du projet, je ne balancerai pas d’y souscrire ; mais je ne connais pas les agents qu’ils emploieront ; nos magistrats ordinaires m’inspirent plus de garantie. Ce n’est point, du reste, dans la conduite ou la responsabilité de tel ou tel autre fonctionnaire que les citoyens doivent trouver leurs garanties ; les garanties doivent être tracées dans la loi même.
M. H. Vilain XIIII. - Messieurs, il faut que des circonstances bien graves aient été révélées au gouvernement, qu’il soit lui-même entouré de bien grands dangers, pour qu’au sortir d’une révolution faite tout entière au profit de la liberté, vis-à-vis d’une chambre dont la plupart des représentants n’ont mérité l’estime publique que par la haine qu’ils ont vouée à l’arbitraire du gouvernement déchu, on vienne solliciter une loi toute d’arbitraire et d’exception, on vienne demander de suspendre l’exercice des libertés les plus chères, celle du domicile, celle de l’individu, et propose l’érection d’une magistrature suprême et unique, à qui serait confié le périlleux mandat de ravir une partie des droits du citoyen pour le salut général !
Jusqu’à ce jour le ministère ne nous a pas fait confidents des nouveaux sujets de crainte qui l’agitent, et si autour de lui la malveillance des partis et les trames de nos adversaires prennent un tel degré d’audace qu’il faille recourir à une législation inhospitalière aux étrangers et inquiétante aux Belges, à des mesures coercitives qu’une seule loi, celle de l’impérieuse nécessité, peut justifier. Dans l’exposé de ses motifs, le ministère n’a que faiblement démontré cette nécessité. L’état de guerre, dit-il, exige une armée plus forte qu’aux temps ordinaires et un pouvoir plus étendu, pour combattre les ennemis tant du dehors que du dedans ; mais, messieurs, voilà près d’un an que cet état de guerre subsiste, et je ne vois pas que le gouvernement n’ait pu, tout faible qu’il était, déjouer tous les projets subversifs de la restauration. Il est vrai que ce n’est ni par son adresse ni par sa vigueur que souvent il a renversé les tentatives contre-révolutionnaires, mais bien par l’aide d’un auxiliaire puissant, l’opinion publique et le bon sens des masses ; cette opinion lui est-elle moins acquise dans ce moment, et l’indépendance nationale ne trouve-t-elle plus de sympathie dans les rangs du peuple ? Je ne le crois pas. Notre glorieuse révolution n’a point perdu de ses prosélytes, et, pour en être convaincu, il suffit d’entendre les acclamations dont est salué chaque jour, et toujours plus unanimement, le souverain de notre choix.
Il faut donc croire que l’audace de nos adversaires est si grande, leurs tentatives si criminelles et si multipliées, qu’elles trouvent le pouvoir impuissant à les réprimer. Qu’on nous le dise ; qu’on nous dévoile en partie, et autant qu’une sage réserve le permet, les conspirations découvertes ou près d’éclore qui justifient la voie d’exception où l’on veut nous engager. Si ces motifs impérieux me sont démontrés, alors seulement j’accéderai à une mesure qu’en tout autre temps je n’envisagerais qu’avec répugnance et dégoût.
En effet, que nous veut-elle cette loi ? Elle tend à placer les étrangers sous l’arbitraire de l’autorité, et à régler le droit d’asile par des ordonnances spéciales. L’étranger, dans cette Belgique que naguère encore on nommait la terre classique de la liberté (par dérision sans doute) trouvera au contraire partout gêne et sujétion. Une ville, un canton lui sera désigné pour résidence, et toute contravention punie du bannissement. Ni le soin de ses intérêts privés, ni ses urgentes occupations, d’autre part, ne pourront l’exempter de cette demeure permanente ; il ne pourra pas même s’en éloigner avec une permission de l’autorité locale. Les condamnés mis sous la surveillance de la haute police avaient jusqu’à ce jour cette faculté ; les étrangers ne l’auront pas, et un administrateur général de la sûreté publique sera là pour surveiller toutes leurs démarches. Cet administrateur aura droit de décerner des mandats d’amener et de dépôts : il est autorisé à procéder à des visites domiciliaires, tant chez ces étrangers que chez les Belges eux-mêmes, à inventorier leurs papiers, à saisir enfin tout ce qui pourrait à ses yeux compromettre la sûreté de l’Etat. En outre, le gouvernement s’attribue le pouvoir de nommer et de révoquer les commissaires de police, en ravissant ainsi aux communes une de leurs plus précieuses prérogatives. Voilà, en résumé, les dispositions impérieuses de la loi nouvelles ; et je ne mets pas en doute que leur exécution donnera au gouvernement tous les moyens de combattre ses ennemis et même ses amis. Mais ces moyens n’auraient-ils pu être puisés dans les vieilles lois de la république française et dans les articles si rigoureux du code pénal ? On s’est plaint que toute licence était accordée à nos ennemis de parcourir la Belgique en tous sens, que l’étranger sans papier pouvait, sans être molesté, entrer et sortir de nos villes, que les aubergistes ne tenaient pas de registres de voyageurs, et que la Belgique enfin ressemblait à une vaste plaine où chacun allait et venait sans surveillance comme sans entraves ! Mais à qui la faute ? Est-ce aux lois ? Est-ce aux hommes chargés de les exécuter ? Notre constitution n’a pas, il me semble, aboli la loi des passeports ; elle n’a pas défendu aux municipalités d’atteindre les voyageurs à déclarer leurs noms, leurs demeures, leur destination, et d’obliger les aubergistes, sous peine d’amendes, à recevoir ces déclarations. Si toutes ces formalités, dont l’accomplissement est indispensable dans tout Etat bien gouverné, ne s’observent pas, si leur oubli met l’Etat en péril, ce n’est pas l’absence de la loi, je le répète, qui cause ces dangers, mais bien plutôt la négligence coupable des autorités subalternes. Le gouvernement a-t-il trouvé dans ces autorités de la résistance ou de l’éloignement à lui prêter main-forte ? Rencontre-t-il de l’embarras à recueillir près d’elles des renseignements et des secours nécessaires à l’exécution pleine et entière de ses mesures de précaution ? Alors je conçois de nouveau que le ministère, privé de sa force d’action et à défaut d’armes assez redoutables, nous demande une mesure plus énergique ; mais, avant toute chose, il faut qu’il nous prouve plus explicitement qu’il ne l’a fait l’urgence de ses besoins, qu’il nous signale si le bon vouloir de quelques villes lui a manqué, si le patriotisme de quelques autorités à failli.
J’attendrai les explications du ministère pour décider mon vote, et si ces explications sont franches, claires et sans ambiguïtés, je l’accorderai. Cependant ce n’est qu’à l’imminence d’un danger bien démontré, à l’approche du moment qui doit décider de notre révolution, que je me croirai alors obligé de faire le sacrifice momentané de mes opinions politiques. Ce n’est pas par des lois d’exception, messieurs, que je compte fonder l’indépendance nationale et jeter les bases de sa prospérité future ; ce n’est pas en repoussant les étrangers que je compte faire de la Belgique une terre de refuge et de protection. Un ancien a dit que les honnêtes gens étaient parents, et que les méchants seuls devaient être réputés étrangers : cette législation doit être la nôtre. Notre constitution doit servir de palladium à toutes les grandes infortunes politiques du monde. La Belgique, par ses lois protectrices et bienfaisantes, doit être le rendez-vous général où tous les peuples de l’Europe viendront librement échanger leurs richesses et trafiquer de leurs besoins. C’est ainsi que, dans une époque prochaine, je conçois la Belgique indépendante ; c’est ainsi que, dans cette nouvelle atmosphère de liberté, je prévois pour elle prospérité et bonheur.
M. d’Huart. - Messieurs, c’est pour motiver en peu de mots mon vote négatif à l’égard du projet de loi soumis en ce moment à vos délibérations, que j’ai demandé la parole.
Je suis autant que personne disposé à donner au gouvernement les moyens de sauver l’Etat ; j’ai admis avec empressement ses demandes d’hommes et d’argent ; mais lorsque, sans nécessité bien constatée, le ministère vient proposer d’anéantir les parties les plus essentielles de notre constitution et de détruire ce que nous avons acquis de plus précieux par la révolution, je repousse de toutes mes forces de telles mesures que mon mandat ne me donne pas le pouvoir d’accepter, et dont la proposition seule fait naître un sentiment d’effroi chez le plus indifférent.
Le projet de loi dont il s’agit ne tend à rien moins qu’à fouler aux pieds l’article 7 de la constitution, qui garantit la liberté individuelle, et à rendre illusoire le droit d’hospitalité établi par l’article 128. Pour créer une pareille loi, il faudrait donc suspendre en partie la constitution, et l’article 130 s’y oppose formellement.
Messieurs, j’ai dit que la nécessité de la loi qu’on vous propose n’était pas constatée ; et en effet, où sont donc les trames contre le gouvernement, les complots contre la sûreté de l’Etat. Nulle part. Jamais l’on n’a été plus tranquille sous ce rapport. Ne nous laissons pas circonvenir par des soupçons imaginaires, et craignons que l’adoption de mesures arbitraires et vexatoires ne produise, en aigrissant les esprits, précisément ce que l’on voudrait éviter.
Et d’ailleurs les lois actuellement en vigueur sont suffisantes, et la police peut trouver assez d’aliments pour son inquiète et farouche activité, en usant du pouvoir que leur confère le code pénal, et au moyen de la stricte exécution des lois sur les passeports.
Les changements que la section centrale propose de faire subir au projet ministériel sont insignifiants et le laissent intact quant au fonds ; les moyens vexatoires conférés à l’administrateur de la sûreté publique restent en entier, et ni la possibilité d’arrestations arbitraires, ni les visites domiciliaires, dont le résultat pourrait être souvent d’enlever aux familles des secrets de la plus haute importance pour leur tranquillité, rien n’a paru trop illibéral.
Pour moi, messieurs, je recule devant l’inconstitutionnalité du projet de loi qu’on vous propose d’adopter ; son utilité et son opportunité ne sont point évidentes à mes yeux, et la responsabilité ministérielle, dont on parle comme d’une garantie contre les abus, me paraît insuffisante dans l’espèce pour réparer le mal d’une arrestation arbitraire, ou le tort qui peut résulter pour les citoyens des visites domiciliaires.
Je voterai donc contre la loi proposée.
- La liste des orateurs inscrits sur l’ensemble de la loi est épuisée ; la suite de la discussion est renvoyée demain.
La séance est levée à quatre heures et demie.