(paru à Bruxelles, vers 1934, chez Rex)
(page 67) Tout d’abord on put croire que le parti catholique céderait à la tentation d’obtenir des « satisfactions ». La loi scolaire de 1879 devait être changée du moins dans certaines de ses parties, c’était indiscutable. Mais comment la remplacer? Deux systèmes furent retenus. Malou avait annoncé, le 7 février 1880, à la Chambre, que si les catholiques revenaient au pouvoir, ils remplaceraient la loi de 1879 par un emprunt à la législation anglaise et que toutes les écoles communales ou privées recevraient les subsides de l’Etat. C’était également le désir du Cardinal Dechamps dont le frère, rapporteur de la loi de 1842, avait déjà vanté le régime anglais. On en trouve la preuve dans certaines de ses lettres. Beernaert partageait ce sentiment (L’auteur n’a pas trouvé dans les papiers de Beernaert que sa famille a bien voulu lui communiquer la preuve de cette allégation mais l’illustre homme d’Etat le lui a affirmé à diverses reprises)
Woeste voulait, au contraire, marquer et consolider la victoire que le parti venait de remporter; il fallait faire disparaître en masse les écoles communales et les remplacer par des écoles adoptées. Il rédigea un projet. « Nous savions, du reste, dit-il dans ses mémoires (Comte Woeste, Mémoires, t. 1, p. 250), que si le projet était adopté, un nombre considérable d’écoles publiques (page 68) seraient supprimées et qu’en intéressant les communes à cette suppression, nous susciterions, dès maintenant, contre le parti libéral, des hostilités implacables s’il tentait plus tard de les rétablir. »
Ce projet devint la loi de 1884. Le parti libéral comprit fort bien l’intention cachée sous le texte. « Aussi son mécontentement, dit encore Woeste, fut sans bornes et résolut-il de tout mettre en œuvre pour empêcher le vote. »
A ce tournant de leur histoire, les catholiques furent sauvés de la politique de parti par trois hommes qui obéirent à des mobiles différents. Les troubles se multipliaient dans les rues de Bruxelles; le 7 septembre 1884, un grand cortège formé par des délégués de toutes les parties du pays dirigé vers des rues étroites et mal protégé par la police, avait été attaqué et disloqué par des libéraux armés de gourdins; cela creusait un fossé entre la capitale et la province. Le Roi s’émut de ces troubles, de ces divisions, du résultat des élections communales et il exigea la démission de Jacobs et de Woeste. Avec une grande dignité, faisant en même temps preuve d’habileté car on n’eût pas compris que le chef parut désavouer ses deux fidèles lieutenants, Malou les suivit dans la retraite. Par ce geste royal, le parti était brusquement rappelé à la modération (Mon père m’a raconté que Léopold II qui n’ignorait pas son admiration pour Jacobs et Woeste lui avait dit à Ciergnon, en 1893 : « Vous ne savez pas, Monsieur Mélot, le service que j’ai rendu au parti catholique en me séparant de MM. Woeste et .Jacobs. » Mon père lui répondit en riant : « Je ne suis pas sûr que Votre Majesté l’ait fait pour cela ! » Le Roi rit à son tour et changea de conversation.)
Beernaert devait lui apprendre à devenir une force gouvernementale. Avec une vraie abnégation, Jacobs déploya toutes les ressources de son talent pour l’y aider.
(page 69) Auguste Beernaert était né à Ostende en 1829. Il avait fait chez ses parents et sous leur direction de fortes études classiques. A dix-sept ans, il entra à l’université de Louvain où il eut de brillants succès. Titulaire par concours d’une bourse de voyage, il se rendit aux universités de Paris, de Berlin et d’Heidelberg. A son retour, il se consacra exclusivement au barreau où Malou vint le chercher pour en faire, en 1873, un ministre des Travaux publics. Il étonna les ingénieurs de ce département par la facilité avec laquelle il s’assimilait leurs rapports et par sa puissance de travail. Rien de plus clair que ses discours même quand il traite les questions techniques. Raisonnement solide, bien ordonné. A l’opposé de Woeste qui ne développait que l’argument décisif, il présentait tous les arguments, l’un étayant l’autre. Sa parole était nuancée, spirituelle, volontiers ironique, son langage toujours élevé. Il ne recherchait pas les effets oratoires nul n’avait plus que lui le sens de la mesure; mais quand le sujet s’y prêtait, il s’élevait, sans effort, jusqu’aux sommets. Elu député de Thielt en 1874, il devint bientôt un des chefs de la droite au point qu’on lui offrit tout naturellement de présider la fédération des cercles et des associations conservatrices dès que la place de président devint vacante. De 1879 à 1884, son opposition fut intelligente, habile et modérée. Lorsqu’il succéda à Malou, à l’âge de cinquante-cinq ans, il était dans la plénitude de son talent et de son expérience. Il allait devenir l’un de nos meilleurs hommes d’Etat.
Quand on considère, avec le recul du temps, l’œuvre accomplie sous sa direction, on est étonné de son ampleur et de sa diversité. La paix religieuse rétablie, les finances restaurées, la défense nationale assurée par la construction des forts de la Meuse malgré les répugnances d’un parti hostile aux charges militaires, un programme de réformes sociales dessiné et partiellement exécuté, le régime (page 70) électoral modifié de fond en comble, une grande colonie promise à la Belgique, tout cela en dix ans!
Il fallait avant tout calmer les passions surexcitées. Beernaert choisit, pour présider à l’exécution de la loi scolaire, un vieux parlementaire qui jouissait de l’estime de tous ses collègues, libéraux compris. Thonissen avait enseigné avec éclat à l’Université de Louvain; il avait toujours manifesté le plus grand attachement aux libertés constitutionnelles et son patriotisme était connu; la presse de son parti lui reprochait même ce qu’elle appelait son militarisme. Déjà avancé en âge, de santé délicate quand il accepta le portefeuille de l’Intérieur et de l’Instruction publique, tout l’éloignait des décisions radicales. Sous son administration, les traitements d’attente accordés par la loi aux instituteurs et institutrices privés de leurs emplois furent répartis sans lésinerie. Mais la difficulté n’était pas là. Le parti catholique et, en particulier, Woeste qui se chargeait de porter ses vœux au Gouvernement et au Parlement, réclamaient des « satisfactions », (c’est le mot dont Woeste se sert constamment dans ses mémoires), sans s’alarmer de ce que ces « satisfactions » fussent généralement considérées comme des provocations par la gauche et devinssent ainsi des excitations pour le pays. Malgré ses atermoiements, Beernaert ne put se dispenser de présenter une loi qui admettait comme professeurs de l’enseignement moyen des normalistes formés dans les écoles normales libres. Cette disposition était parfaitement juste et tout à fait dans l’esprit du libéralisme constitutionnel mais le Gouvernement eût désiré en ajourner le dépôt pour éviter ce qui était de nature à irriter les esprits.
A cette époque, la question scolaire était le point névralgique de notre politique intérieure. La loi de 1884 avait résolu le problème non pas dans le sens qu’avaient prévu le Cardinal Dechamps et Malou, par des subsides accordés également à toute bonne (page 71) école primaire, qu’elle fut fondée par des particuliers ou par des communes; mais en donnant aux communes la latitude d’adopter les écoles fondées par des particuliers. De nombreuses communes - 931 écoles furent supprimées dès la première année - avaient usé de cette faculté. Dans les provinces libérales, par contre, tels Liége et le Hainaut, les communes s’abstinrent d’adopter les écoles du clergé qui durent continuer à vivre par leurs propres moyens. Les catholiques de ces provinces réclamèrent l’aide du Gouvernement qu’ils avaient contribué à porter au pouvoir; Woeste qui n’avait pas voulu du système anglais devint leur interprète et proposa de porter au budget de 1886-1887 une somme de 50,000 francs pour les assister. Beernaert fit rejeter cet amendement, pensant que le moment n’était pas encore venu où l’on pourrait sans imprudence accorder aux écoles catholiques les avantages des deux législations : celle que Malou avait voulu faire et celle que Woeste avait faite. Ernest Mélot qui avait, dès 1884, défendu dans les sections le système anglais, ne voulut pas, lui non plus, lorsqu’il fut devenu ministre de l’Instruction publique, inscrire ce crédit à son budget; ce n’est qu’au budget de 1894 que le gouvernement estima les esprits suffisamment calmés ou tout au moins distraits par d’autres questions pour apporter aux écoles privées ce secours.
Dans les questions capitales comme le rétablissement des relations avec le Vatican, le gouvernement sut se montrer énergique. Le Roi, toujours en vue de ne pas exciter les esprits, aurait voulu retarder l’arrivée du nonce mais Beernaert tint bon; Monseigneur Ferrata, qui a laissé des mémoires très intéressants sur cette époque, fut reçu au Palais de Bruxelles en 1885. L’injustice commise en 78 fut ainsi réparée et l’intérêt national sauvegardé.
La restauration des finances fut l’œuvre personnelle (page 72) de Beernaert. Il y déploya ses qualités d’ordre et de souci minutieux du détail. On qualifia parfois de sordides les économies auxquelles il contraignit l’administration. Elles étaient nécessaires et lorsqu’on reprochait plus tard au ministre des Chemins de fer de n’avoir pas veillé à l’entretien du matériel et de l’avoir maintenu en service jusqu’à l’extrême usure, on oubliait que c’est pour avoir été aussi ménager des deniers publics pendant la crise économique que le gouvernement put profiter de la reprise des affaires dès qu’elle se produisit.
Des problèmes d’une bien autre importance allaient d’ailleurs se poser la colonisation du Congo, la question sociale et la défense nationale pour les citer dans l’ordre chronologique où ils se présentèrent.
Le Roi parla du Congo à Beernaert dès la formation de son ministère, en octobre 1884. Beernaert en référa à Malou qui lui répondit, le 26 octobre, par une boutade où l’on retrouve l’opinion moyenne des catholiques de l’époque sur cette glorieuse entreprise « En ce moment-ci, il ne me paraît pas douteux que l’immense majorité des catholiques belges s’empresserait de voter l’adjonction du Congo à la Belgique avec un territoire de 8 millions de kilomètres carrés et dans l’espoir que les nègres nous délivreraient des libéraux. La nature de l’homme est ainsi faite; elle cherche toujours le mieux. » En d’autre termes que le Roi n’intervienne plus en faveur des libéraux et on lui laissera faire ce qu’il veut au Congo!
Par ce scepticisme de l’un de nos hommes d’Etat les plus clairvoyants, on comprend la prudence avec laquelle Beernaert dut manœuvrer pour obtenir de son parti les sacrifices nécessaires à la mise en valeur du Congo. Il obtiendra la quasi-unanimité du Parlement pour autoriser Léopold II à devenir Souverain de l’Etat Indépendant mais des hommes d’Etat comme Bara ne votèrent l’autorisation (page 73) qu’après avoir déclaré qu’ils n’entendaient pas se prononcer sur l’œuvre elle-même et qu’ils ne savaient pas si elle serait utile à la Belgique.
En 1890, la Chambre fit à l’Etat Indépendant une avance de vingt-cinq millions. C’est à cette occasion que le Roi annonça son intention de laisser le Congo à la Belgique. De cette espèce de convention que passèrent ce jour-là le pays, d’une part, qui intervenait pour la première fois dans les dépenses de la colonie et son Souverain, d’autre part, qui s’engageait à la lui laisser est né le droit de la nation.
Si Malou paraissait sceptique, les autres chefs de la droite ne le furent pas. Alphonse Nothomb, rapporteur du projet de loi autorisant l’union des deux couronnes, Woeste et Jacobs soutinrent Beernaert de toutes leurs forces. C’est surtout à gauche, chez Neujean, par exemple, que la grande œuvre rencontra des hésitants.
Beernaert osa faire, en temps opportun, des représentations qui, écoutées par le Souverain, lui eussent évité ainsi qu’à la Belgique, les tristesses des derniers jours de l’Etat Indépendant. Le Premier ministre eut le courage de donner à Léopold II, qui commençait l’exploitation à outrance de son domaine colonial, un avertissement prophétique Que le Roi veille à réprimer les abus. « L’Afrique qui l’a fait grand peut le perdre. » Dieu merci! Le Congo fut repris avant que la Grande-Bretagne eût donné suite à la menace que son ministre des Affaires étrangères avait faite de réunir une nouvelle conférence de Berlin pour décider du sort de la colonie.
C’est à propos de la défense nationale que le gouvernement de 1884 a été le plus critiqué. C’est peut-être dans cette question que Beernaert obtint, par son habileté, le maximum possible de réalisation. Le service personnel n’a pas été voté par le parti catholique! combien d’adversaires n’ont vu (page 74) que cela? Maintenant que personne ne songe à revenir au système du remplacement, on peut l’apprécier sans parti-pris. Il consacrait une inégalité que chacun trouve choquante aujourd’hui, c’est entendu! Mais il faut juger les dirigeants d’une époque d’après les idées de cette époque. On ne doit pas oublier qu’entre 1884 et 1894, il n’y avait chaque année que 13,300 appelés au service militaire sur 50 à 60,000 inscrits; un dixième à peu près se faisait remplacer en payant une prime mais une quarantaine de mille qui avaient pris un bon numéro étaient remplacés à l’armée par ceux qui en avaient pris un mauvais. Le hasard du tirage était-il beaucoup moins immoral que le hasard de la naissance? Aujourd’hui encore, quand le nombre des inscrits dépasse le chiffre du contingent annuel, les aînés de familles nombreuses sont remplacés par leurs cadets. Du point de vue militaire, d’autre part, le remplacement avait été admis par le plus grand homme de guerre des temps modernes; il ne diminuait pas l’armée d’une unité; on pouvait donc croire que la défense nationale n’était pas directement intéressée au service personnel.
Pendant la session 1886-87, le Gouvernement eut un choix à faire entre deux mesures réclamées par le monde militaire. Le discours du Trône avait soulevé la question du service personnel. Woeste réunit aussitôt la fédération des cercles et des associations. Il en avait fait un organisme redouté. L’opposition au service personnel y fut formidable. Les charges militaires et la caserne où, avant la formation de l’aumônerie, les catholiques croyaient voir un lieu de perdition, n’avaient jamais été populaires dans le parti. Il n’est pas impossible cependant que si Beernaert, usant de l’ascendant qu’il avait sur sa majorité, avait proposé de supprimer le remplacement et pose la question de confiance, il aurait réussi. Il ne le fit pas; la proposition du service personnel fut présentée par un député, le Comte (page 75) Adrien d’Oultremont; Beernaert la soutint mais n’y engagea pas l’existence de son ministère; elle fut repoussée à quelques voix. Avant qu’il ne connût lui-même les responsabilités du pouvoir, M. Paul Hymans a jugé durement cette politique. Il est probable qu’ayant appris par expérience que lorsqu’on est au pouvoir, il faut parfois, pour y rester, faire des concessions à son parti et qu’en y restant on peut rendre des services au pays, le ministre des Affaires étrangères d’aujourd’hui serait beaucoup moins sévère.
C’est parce que le parti catholique avait usé toutes ses forces d’opposition dans la campagne contre le service personnel que la loi relative aux fortifications de la Meuse fut votée malgré l’opposition de la gauche. Woeste ne cache pas, dans ses mémoires, qu’il eût été impossible de faire voter les deux lois. Quand on pense au rôle que Liège et Namur ont joué en 1914, on peut se féliciter du résultat.
Ce qui fera, par dessus tout, l’honneur du parti catholique à cette époque, c’est l’évolution sociale qu’il a sagement dirigée, à la suite du gouvernement, en formulant un programme de législation ouvrière et en fournissant à l’Etat, par une modification des lois électorales, les moyens de l’exécuter.
Les événements s’étaient chargés d’ouvrir les yeux aux aveugles. De 1883 à 1886, l’industrie passa par une crise redoutable; la classe ouvrière s’émut non seulement en Belgique mais en Angleterre, aux Etats-Unis, en France, en Hollande. Dans notre pays, des manifestations sanglantes eurent lieu, notamment à Liége où des hommes furent tués; la grève fut proclamée dans toute la province; elle s’étendit aux bassins de Charleroi, du Centre et de Mons. Les grévistes saccagèrent les usines et les châteaux; ils pillèrent et incendièrent. La répression fut énergique; l’ordre fut rétabli grâce aux mesures prises par le général Vandersmissen.
Le gouvernement, ému de ces manifestations (page 75) populaires, décida, dès le 17 avril 1886, une vaste enquête sur l’organisation du travail. Dans le discours du Trône qui suivit cette enquête, il formulait un désaveu prudent mais formel de la politique sociale jusqu’alors suivie par les gouvernements bourgeois. « Peut-être, disait le Roi, a-t-on trop compté sur le seul effet des principes, d’ailleurs si féconds, de liberté. Il est juste que la loi entoure d’une protection plus spéciale les faibles et les malheureux. »
Le parti catholique avait essayé de préparer cette évolution. La Fédération des Cercles et des Associations qui s’était réunie à Verviers en mai 1886 avait mis cette question à son ordre du jour. Malheureusement, les élections qui sont la perspective principale des associations politiques rétrécissent souvent son horizon.
Pour donner aux catholiques de 1886 la mystique sociale qui devait compléter la mystique religieuse de 1863, l’Evêque de Liége eut recours à un moyen identique; il réunit à Liége en 1886, en 1887 et en 1890, des congrès internationaux auxquels prirent part, à côté de Belges, des étrangers illustres ou célèbres. Le discours du Comte de Mun qui traça avec éloquence, au congrès de 1886, un programme de catholicisme social eut un retentissement comparable à celui de Montalembert en 1863. Lorsque le discours du Trône de 1886 énuméra les mesures législatives qu’il y avait lieu de prendre, la jeune génération catholique les avait déjà adoptées.
Pas plus en 1886 qu’en 1863, on ne peut critiquer le clergé d’avoir pris la tête de ce mouvement. En 1863, il défendait le droit de l’Eglise à la liberté d’apostolat. En 1886, il cherchait à adapter la vieille vertu chrétienne de charité aux besoins et aux misères de l’époque moderne. Au temps où le christianisme gouvernait le monde, disait le Comte de Mun au congrès de Liége, la fraternité chrétienne rapprochait les hommes, il n’y avait point entre les (page 77) classes l’antagonisme qui les divise aujourd’hui. L’Eglise était la régulatrice du travail; elle donnait aux ouvriers, dans ses fêtes resplendissantes de joie, le repos du corps et la consolation de l’âme. Elle protégeait le foyer domestique; la mère, l’enfant étaient gardés comme des trésors sacrés; elle défendait l’excès de travail; elle interdisait aux chrétiens de s’enrichir par l’usure aux dépens du pauvre monde. Elle ouvrait aux indigents les trésors de son patrimoine.
Que l’orateur, grâce à son imagination créatrice, ait vu, dans le passé, un état social que sa grande âme rêvait pour l’avenir ou que cet état ait réellement existé tel qu’il le décrivait avec éloquence, peu importe! Cet idéal qu’il transposait peut-être de son esprit dans la réalité était bien celui de l’Eglise et du clergé belge et personne ne peut reprocher aux prêtres de s’être donnés de tout leur cœur à une action sociale qui répondait d’ailleurs aux exhortations d’un pape de génie. Celui-ci devait en préciser les devoirs dans l’inoubliable encyclique Reruin Novarum.
Malheureusement, ces tendances généreuses rencontrèrent des obstacles dans la classe bourgeoise, libérale ou catholique, dont les idées étaient faites depuis longtemps. Ici encore, il faut juger les dirigeants d’une époque d’après les idées de l’époque. Nulle part plus qu’en Belgique - ce qui s’explique par notre histoire - on ne craignait l’intervention du pouvoir central et de la loi; nulle part plus qu’en Belgique on n’avait le culte de la liberté individuelle. Lorsque Beernaert, ministre des Travaux publics, avait voulu, en 1878, faire consacrer par la loi l’interdiction du travail dans les mines aux garçons de moins de 12 ans et aux filles de moins de 13 ; il avait rencontré l’opposition de Frère-Orban, de Pirmez et de Sainctelette aussi bien que celle de Woeste et de Jaeobs. Kervyn de Lettenhove seul sembla comprendre la nécessité d’une protection (page 78) légale et rendit hommage au ministre. En 1890, à la Conférence du travail convoquée à Berlin par Guillaume II, nos délégués furent parmi les plus opposés à toute réglementation.
Aussi, dès que le Gouvernement voulut passer à l’exécution de son programme social, il se heurta à de nombreux obstacles. La loi relative à la construction d’habitations ouvrières fut facilement acceptée mais dès la discussion de la loi sur le travail des femmes et des enfants, l’on vit se dessiner à gauche et même à droite de sérieuses oppositions. Woeste, par exemple, n’admit pas la réglementation du travail des femmes âgées de 21 ans.
La première idée d’une modification dans le régime électoral vint sans doute à Beernaert le jour où, convaincu de la nécessité inéluctable d’une législation sociale, il constata l’impossibilité de la réaliser sous un régime électoral qui n’appelait aux urnes que les gens aisés.
Si l’on veut rechercher les causes de la révision constitutionnelle dont les Chambres belges s’occupèrent de 1890 à 1894, il ne faut jamais perdre de vue la résistance de la bourgeoisie censitaire aux réformes sociales.
Le parti catholique n’avait jamais témoigné d’une hostilité de principe à l’élargissement du droit de suffrage. On lit dans les mémoires de Woeste qu’en 1869, une fraction de ses amis ne répugnait même pas au suffrage universel. Il est vrai qu’à cette époque, ils étaient dans l’opposition; il est naturellement beaucoup plus facile d’admettre une modification des lois électorales quand elles vous sont contraires que quand elles vous sont favorables.
En 1890, quand Beernaert demanda à ses amis de prendre en considération la proposition de révision constitutionnelle déposée par Paul Janson, les censitaires avaient maintenu le parti catholique au pouvoir par quatre élections législatives (84, 86, 88 et 90); à la Chambre, ils lui avaient donné des (page 78) majorités de plus de 50 voix; on proposait aux catholiques de remettre en question le régime électoral qui faisait leur force!
Les discussions furent longues et pénibles. C’est en 1892 seulement, qu’eut lieu, de plein droit, la première dissolution à la suite de la déclaration qu’il y avait lieu à réviser un certain nombre d’articles de la Constitution l’article 1er pour permettre l’acquisition de colonies; l’article 26 pour permettre le referendum royal; l’article 47 pour permettre l’élargissement du droit de suffrage; l’article 48 pour permettre l’établissement de la représentation proportionnelle; l’article 52 relatif à l’indemnité parlementaire; les articles 53, 54, 56, 57 et 58 pour permettre la transformation du Sénat; les articles 60 et 61 pour donner au Roi certaines prérogatives en ce qui concerne la succession à la Couronne. C’est en 1894 qu’eut lieu la seconde dissolution à la suite des modifications définitivement apportées par le législateur à la loi fondamentale. Dans l’intervalle, le 24 mars 1894, Beernaert avait donné sa démission, les sections ayant repoussé son projet de loi sur la représentation proportionnelle.
On peut se demander comment le parti catholique s’est décidé à se séparer d’un chef de gouvernement qui, depuis dix ans, ne l’avait conduit qu’à des victoires, qui, âgé en 1894 de 65 ans, était à l’apogée de son talent, dont la réputation dépassait de beaucoup nos frontières et à qui le Souverain était profondément attaché ayant en lui une confiance sans borne. La vérité, c’est que la droite était un peu fatiguée de le suivre et qu’il était lui-même un peu fatigué du pouvoir. Depuis dix ans, il avait refusé au parti catholique de nombreuses « satisfactions » et Woeste se croyait obligé de le lui rappeler; il lui avait imposé les fortifications de la Meuse, s’était déclaré en faveur du service personnel, lui avait demandé de grandes réformes semblant vouloir faire de la Belgique un champ d’expériences politiques : (page 80) modifications profondes à la loi électorale, transformation du Sénat, referendum royal, acquisition d’une colonie, représentation proportionnelle, autant de secousses que la passion d’une presse parfois un peu débridée n’avait pas contribué à atténuer et qui avaient lassé le parti et les parlementaires qui le représentaient.
Pour obtenir l’instauration du suffrage universel à pluralité de votes proposé par M. Nyssens et accepté par la gauche radicale, il avait commis une faute de politique gouvernementale. On sait que le système proposé par le Gouvernement, qui accordait le droit de vote à tout occupant d’une habitation n’avait pas obtenu la majorité des deux tiers exigée par la Constitution. Après ce vote, le Parlement piétinait sur place; M. Nyssens proposa alors d’accorder une voix à tout citoyen, deux voix au petit propriétaire, trois voix au porteur de certains diplômes ou à celui qui avait exercé une fonction exigeant une certaine capacité. Ni la gauche modérée ni Woeste et ses amis n’acceptaient ce système. Des troubles éclatèrent; des bandes se réunirent autour du Parlement. Au lieu de surseoir à toute délibération jusqu’au moment où le calme serait rétabli, comme le Roi le souhaitait, Beernaert posa la question de cabinet en pleine effervescence populaire; la droite ainsi violentée suivit le gouvernement mais avec irritation. On oublia un peu les immenses services rendus pour ne penser qu’aux entraves, aux difficultés et aux erreurs. Lui, d’autre part, avait été très affecté par les insultes dont ses adversaires politiques l’avaient abreuvé au moment de l’affaire Pourbaix; après dix ans, il avait eu le temps de faire le tour de toutes les joies du pouvoir; il en ressentait cruellement les ennuis. Son grand ami politique, Victor Jacobs, était mort le 20 décembre 1891 et ce malheur avait eu pour le premier ministre d’incalculables conséquences. Depuis sa seconde révocation, Jacobs avait déployé toutes les (page 81) ressources de son habileté, de son talent, de son incomparable ascendant sur le parti catholique à soutenir son successeur. La presse libérale l’appelait le terre-neuve du ministère. Woeste, le considérant comme le satellite dévoué du Premier ministre, n’abordait même plus avec lui de sujet politique (mémoires I, p. 359). C’est Jacobs qui, au moment de l’excitation causée par la question du service personnel, avait réussi à rétablir l’accord entre la droite et Beernaert; c’est lui qui, au moment des affaires Pourbaix, écrasa de son éloquent dédain les accusateurs de l’opposition; ceux-ci feignaient de croire que les honnêtes gens qu’étaient le chef du gouvernement et Devolder, ministre de l’Intérieur, étaient capables de se servir d’agents provocateurs pour fomenter des troubles dans le pays; l’admirable discours où Jacobs parla des bêtes fauves et de leurs victimes figure dans beaucoup d’anthologies. Il intervint à diverses reprises propos de la révision constitutionnelle dont il n’était pas partisan. S’il avait voulu, en 1890 et en 1891, remplacé le chef du gouvernement, rien ne lui eût été plus facile; la grande majorité de la droite était prête à le suivre dans son opposition; c’est lui, au contraire, qui céda devant la volonté arrêtée de Beernaert et qui s’efforça d’apaiser les irritations. Son influence amicale aurait peut-être tempéré l’ardeur novatrice du chef du gouvernement qui n’eut jamais plus, entre la droite et lui, d’agent de liaison aussi précieux.
Jules de Burlet succéda à Beernaert. Les élections de 1894 allaient changer toute la politique intérieure de la Belgique.