(Paru en 1944 à Tournai et Paris, chez Casterman)
(page 353) Quelle gageure, de prétendre dépeindre « l'activité » de la vie de province, quand la ville où elle s'étire s'appelle Tournai, - et Tournai il y a un siècle !
« Nous avons un intérieur si égal et si monotone que le peu de diversité qui nous entoure ne nous donne pas occasion de faire des remarques ou d'apprendre des nouvelles qui pourraient alimenter une correspondance », écrit Henriette, le 8 février 1833, à son aîné exilé à Bruxelles.
Et pourtant...
Les lettres qui partent quotidiennement de la rue des Sœurs-Noires, quelles soient de l'écriture d'Edmond, de sa mère ou de sa sœur quand elles ne portent pas les trois écritures à la fois, sont farcies de mille petits riens dont la juxtaposition finit par composer une mosaïque dont François du Bus entend que chaque jour on lui envoie quelques pierres. Lui-même s'est tracé la règle de sa cadence épistolaire, suivant une formule qui révèle la profondeur de ses sentiments filiaux et fraternels :
« Je continuerai à vous écrire aussi fréquemment que je pourrai, jusqu'à ce que vous me disiez (page 354) que mes lettres vous fatiguent. En vous écrivant, je me crois au milieu de vous ; je sens donc le besoin de le faire tous les jours... J'ai lu vos lettres avec le plus grand plaisir. Je me suis retrouvé en famille en les lisant, et être en famille, vous le savez, c'était ma vie’ Il écrivait cela les 22 et 27 décembre 1830, à la première Noël qu'il passait loin des siens, et qui devait être suivie de tant d'autres Noëls solitaires!
Il écrit tous les jours, et il écrit tout : les informations politiques, les nouvelles de couloir, les livres qu’il achète (et quelles listes ! comprenant titres, format, genre de papier, nombre de pages, édition, prix, etc.,) les démarches qu'il fait, les personnalités qu'il rencontre, les dîners auxquels il assiste, l'évolution d'une grippe, les caprices d'un poêle, - et à travers tout cela, le fond de son cœur et de son âme.
Mais il désire, il exige en retour que de Tournai on ne lui épargne aucun détail, le plus intime fût-il. Il désire, chaque jour, vivre toutes chaudes l'atmosphère familiale et l'ambiance du foyer. Aussi quelles inquiétudes et quels reproches quand le courrier matinal n'apporte point la missive attendue, ou même quand elle arrive en retard pour avoir été déposée « après le départ » de la diligence... Quelles affectueuses remontrances quand il n'arrive qu'un billet !
On le sait, là-bas. Aussi s'ingénie-t-on à satisfaire d'aussi douces sollicitations de l'absent, tout en multipliant le nombre et les formules d'adjuration ou de menace par lesquelles on espère fléchir la rigueur d'un spartiate qu'en fin de compte aucune prière ne distraira ni ne détournera de l'accomplissement méticuleux du devoir qu'il s'est imposé.
Sa mère est particulièrement insistante. Il n'est pas une lettre d'elle qui ne le supplie d'atténuer la rigidité de son programme. Elle invoque tour à tour sa tendresse, ses inquiétudes, son état de (page 355) santé ; il répond à la première par des effusions touchantes, calme les secondes et s'enquiert du troisième, - mais reste obstinément attaché à son piquet. En désespoir de cause, Marie-Aimée n'hésite pas à reléguer à l'arrière-plan ses arguments sentimentaux, pour recourir des ruses plus prosaïques :
« Venez à la Toussaint passer quelques jours avec nous ; faites attention que nous espérons faire comme de coutume assembler la famille pour manger des « couqueback » (sic). Cette réunion de famille ne serait pas complète si vous nous manquiez ; faites donc en sorte de nous donner cette satisfaction.’ (29 octobre 1831).
Mais cela ne prend pas davantage. Et Marie-Aimée, la pauvre, en sera réduite à emballer toutes chaudes les « couqueback » dans une triple cuirasse de papier, et à les confier à Dumortier dans l'espoir que, tièdes encore, son François pourra s'en régaler à l'arrivée de la diligence.
Puisque François se laisse ainsi « dindonner » (style Edmond) et ne veut pas retourner auprès des siens, il reste donc à ces derniers à aller vers lui, et comment, sinon par les lettres qu'il réclame.
Et alors, n'est-ce pas le grand salon familial de la rue des Sœurs-Noires qui se déverse tout entier, contenant et contenu, dans l'appartement du Marché-au-bois ? N'est-ce point de la vie palpitante qui s'échappe de lignes comme celles-ci, plus évocatrices qu'un film, fût-il sonore ? «
Maman vient de nous assurer que si elle se met à vous écrire, vous recevrez une lettre d'elle tous les huit jours. Je suis curieux de voir cela : une lettre tous les huit jours ! Impossible, d'autant plus que maman vous écrirait sans doute des lettres une longueur raisonnable, ce qui lui demanderait, compris le tems d'y penser, de rassembler le papier, plume et encore, de commencer dix fois la lettre et de l'interrompre autant de fois pour s'inquiéter si le chien a boire, si l'on va à la (page 356) porte, si les canards ont à manger, etc., etc., ce qui lui demanderait, dis-je, au moins une heure ou deux, et où trouver, je vous prie, ces deux heures ? Les journées sont si courtes !
« Je pense donc que le projet ne sera guère mis à exécution. En attendant que l'expérience nous apprenne si j'ai tort ou raison, vous aimerez sans doute de savoir ce que maman aurait envie de vous dire ; eh bien! je vais le lui demander...
« Voici sa réponse :
« Je ne sais rien cette heure, vous ne me prévenez pas et me faites la question si brusquement. Je le lui dirai moi-même. J'ai trente-six choses à lui dire ; j'ai tout oublié. Demandez-lui s'il s'est fait faire un frac ; il n'a qu'un frac tout pelé. Je souhaiterais qu'il mette ses gilets de laine, il est plus que tems ; en sortant des Chambres tout en nage, il attrapera un bon rhume ; je suis sûre qu'il a déjà été enrhumé plusieurs fois. Je ne sais s’il prend du vin ; cela me donne de l'inquiétude. C'est tout. Je suis fâchée qu'il n'ait pas partagé notre bonne chère. On me reproche que je ne lui a écris pas, et jour et nuit, je pense à lui.
« Voilà mot pour mot ce que dit maman, et pour ce qui est de la bonne chère, il s'agit de deux bécasses qu'Henriette a arrangées avec le talent remarquable que vous lui connaissez. Lorsqu'on savoure un mets aussi savamment combiné, on trouve fort ordinaires les éloges que l'auteur de l'almanach des gourmands fait de la bonne chère, éloges qui font rire après un repas frugal. Nous sommes restés aujourd'hui 2 1/2 heures à table.
« Papa me dicte :
« Nous languissons tous après votre retour, ne fût-il que de quelques jours ; il nous fera plaisir de savoir quand nous pourrons vous attendre
« Voilà, mon cher, une lettre qui ressemble pas mal à une mosaïque ; je ne puis continuer parce (page 357) que maman veut absolument que je cesse pour jouer aux cartes.
« P. S.
« Je viens de lire ma lettre à maman qui trouve que je suis un mal appris. » (7 novembre 1831).
Quelquefois le cercle falot que trace la lampe à l'huile s’étend au delà du salon et projette certaine lueur vers les cuisines. Ce sont alors les classiques jérémiades de la maîtresse de maison sur son personnel, et l'écho des non moins classiques petits froissements entre la mère et la fille à ce sujet :
« Nous avons malheureusement une concierge qui ne vaut rien, qui fait toutes les commissions de la porte tout à fait de travers, fait entrer indifféremment toutes les personnes au fond de la maison ; lorsque je lui ai représenté que ce n'était pas comme cela qu'on pouvait tenir la maison, elle s'est mise en colère. Je ne lui dis plus rien, n'ayant personne pour la remplacer. Mais je vous demande, mon cher fils, n'est-ce pas laisser une maison à l'abandon ? Je ne fais aucune observation à Henriette, ce serait inutile ; ce qu'elle désire, sans autre réflexion, il faut que cela se fasse. » Ainsi se plaint Marie-Aimée, le 4 mai 1838.
Faisons quelques pas ; nous sommes à l'église Saint-Jacques.
« L'installation de notre curé s'est très bien passée.
« C'est un homme qui ne paraît embarrassé de rien, sans qu'on puisse lui reprocher une assurance marquée ou déplacée, et qui répond parfaitement à tout. Hier dimanche, il a prêché admirablement bien ; il a fait pleurer son auditoire ; maman et Henriette sont revenues le mouchoir humide et les yeux gros, bien décidées à ne plus aller à la grand-messe sans deux ou trois mouchoirs. » (Edmond, 25 janvier 1841).
François note aussitôt :
(page 358) « Ainsi, vous avez à Saint-Jacques des sermons pathétiques. S'il y avait des galeries pour les dames, comme dans les églises de Hollande, il faudrait des parapluies dans la nef... »
De l'église Saint-Jacques, passons à la société littéraire. Qu'y voit-on ?
« …. le père Trentesaux. Il va tous les jours y jouer au whist, et comme on ne sait pas s'habituer à ses éclats de voix, ses coups de poing sur la table, ses brusqueries pour son partenaire, chaque fois sa manière de faire fait spectacle. » (31 janvier 1842).
Du cercle littéraire, dirigeons-nous vers le théâtre :
« Le spectacle est ici sens dessus-dessous : le directeur ne paie personne, les acteurs s'en vont sans tambour ni trompette ou jouent au plus mal, les abonnés sifflent et grognent : c'est un bien bon moment pour s'occuper de construire une salle nouvelle. » (30 novembre 1841).
Aventurons-nous dans la ville. Voici ce qu'on y apprend, et de quel savoureuse façon Edmond relate l'événement :
« Madame Barthélémy (Dumortier) a eu hier une violente indigestion, dont elle est remise. Se trouvant veuve (ainsi qu'elle le disait) elle a voulu faire une fantaisie (comme si une femme avait besoin pour cela d’être veuve). Or, faire sa fantaisie c'est, paraît-il, en style féminin, manger du fruit défendu. Malheureusement, Barthélémy avait recommandé à sa femme de ne point manger de la purée d'oignons, comme un mets fort indigeste. Dès lors rien de délicieux comme de la purée d'oignons. Le mari une fois parti, on épluche des oignons ; ce n'est la plus saison, qu'importe, on les prépare, on les cuit, on lesé tuve, on en mange plus quam satis, on trouve délicieux un mets dont l'imagination fait les (page 359) quatre-cinquièmes de l'assaisonnement, et vient ensuite une indigestion... » (1er mai 1835).
Parfois la rue est témoin de plus de malice. Il n'est bruit dans Tournai que du mariage très intéressé d'un jeune homme avec une veuve opulente. On compose et imprime une chanson : « Le parvenu par intrigue », chantée par un villageois de... »
« Mes Amis. J’vas vous raconter
« Un’ histoir’ arrivé’ à l’ville
« (Si vous volez ben m’accouter)
« Qui, j'suis sûr, paraîtra gintille.
« Un jeun'homme de ce hameau,
« Las de d meurer d’ven un village,
« Se rendit à Tournay ben biau,
« pour y d'venir beauco pu sage. »
Suivent quatorze couplets du même tonneau, avant le dernier :
« Savez-vous ben quel est l'motif
« D'un 'aversion si subite,
« C’est qu’sur l’étielle, trop actif,
« L'garchon voulut monter ben vite.
« Or au pénultième échelon,
« O malheur, l’étielle se casse,
« Y quait, on voit son pantalon,
« Avec ses bas bleus qui dépass’.».
« Cette chanson, écrit Edmond, était distribuée par une douzaine de jeunes gens, habillés de noir et montant un chariot ; parmi eux quelques-uns faisaient de la musique et chantaient les couplets ; un autre, orné d'un gros bouquet, jouait le marié ; encore va-t-il que la future n'a pas été représentée. » (3 mars 1835).
Si Edmond a l'air de s'en amuser, François désapprouve :
« Il paraît que les mascarades reprennent à Tournay, au moins les mascarades satiriques. La chanson que m'envoie Edmond me paraît bien (page 360) platement méchante. Elle est tout entière dirigée contre le futur, et l'on connaît assez les raisons qui excitent contre lui une certaine classe de personnes. Mais je ne puis comprendre le sentiment qui a déterminé à stigmatiser, par une mascarade, le mariage manqué de Mlle X... : cela me paraît bien odieux, et même barbare. »
Quittons la ville et ses rues, ses mascarades et ses petites nouvelles. En voici une grande :
« Une nouvelle que j'ai à vous apprendre, c'est que j'ai dansé à la kermesse d'Ere. Deux confréries sont venues demander la permission de faire une contre-danse dans la cour. Ma tante a répondu que cela lui ferait plaisir ; ils sont entrés, et la musique ; nous avons ouvert les deux battants de la porte sur la cour ; mon oncle s'y est assis et a beaucoup ri de voir tous ces gens. Le capitaine, accompagné de quelques autres, sont venus saluer mon oncle et ma tante ; le capitaine m'a engagée à danser. J'ai de suite accepté. Pendant la contredanse, Nicolas a distribué des bouteilles de bière, et en partant ils avaient l'air très contents. La seconde confrérie était plus nombreuse, et sitôt qu'ils étaient dans la cour, il est parti deux coups de fusil pour nous rendre les honneurs. Vous voyez que nous avons aussi profité de la dédicace. »
N est-ce pas vraiment un grand événement, méritant d'être relaté le 27 septembre 1831 par Virginie, la cousine « très attachée » qui devait devenir la femme d'Edmond ?
Pendant qu'on dansait à Ere, François du Bus était torturé par le Limbourg et le Luxembourg.
Charme vieillot des coins reclus et d'un âge révolu. Doux archaïsme...
On monte solennellement en voiture pour faire (page 361) ses visites parce qu'ainsi le veut le code de la civilité ; et l'on se fait visite souvent, et longuement. Les langues sont comme un boulevard : tout le monde y passe. Fiançailles, naissances, décès, petits scandales grossissant à mesure qu'on les colporte de potinière en potinière.
On lit les journaux avec avidité, du titre à la dernière annonce. Les nouvelles de Bruxelles aspirent les regards comme le soleil fait lorgner le tournesol. Ces dames s'arrachent la relation des bals de Cour : que de pauvres on eût pu secourir avec l'argent sur le plaisir de quelques heures ; mais comme j aurais aimé d'y être !...
Que d'ordre dans les vieilles maisons ! Tous les matins s'ouvre la chasse, la chasse aux poussières. Dans les insondables profondeurs des placards, le linge s'empile en blocs monumentaux fleurant la lavande. Le jour de lessive est solennel, douze fois l'an ; mais les réserves permettraient d'en faire une cérémonie annuelle. La cuisine est un art, le choix des vins, une science, la « psychologie du goût », un bréviaire.
Rien que Tournai ?
Tournai...