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Au temps de l'unionisme
DE BUS DE WARNAFFE Charles - 1944

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Charles DU BUS DE WARNAFFE, Au temps de l’unionisme

(Paru en 1944 à Tournai et Paris, chez Casterman)

Chapitre XX. François du Bus

Esprit de devoir - Austérité - Modestie - La famille - La maison, - Les livres - La ville natale - Le magistrat - Le politique - Jugement

(page 362) « On ignore les trésors que recèlent au point de vue du progrès des sciences historiques, les archives de famille, trop souvent exposées à la destruction et empilées, pêle-mêle, dans des caisses sous les combles des châteaux ou des vieux hôtels patriciens. Ce que beaucoup de gens désignent dédaigneusement sous le nom de « vieux papiers » constitue une source des plus précieuses, non seulement pour les généalogistes, mais aussi pour quiconque s'attache à reconstituer le milieu dans lequel se sont déroulés les événements historiques, de façon à pouvoir, en s'initiant à la mentalité et aux mœurs des personnages d'autrefois, comprendre les mobiles de leurs actes et éviter ainsi de juger le passé d'après les idées du présent.

« A ce point de vue les lettres, mémoires, livres de raison, etc., sont souvent plus utiles que les archives officielles, car ils nous permettent d'entendre palpiter le cœur même de la nation. Quelquefois, lorsque le personnage dont on retrouve la correspondance ou les mémoires a été mêlé à la chose publique, la portée des renseignements à tirer de ses papiers acquiert une importance imprévue, et le document d'ordre privé vient alors éclairer un événement historique d'une façon plus complète (page 363) et plus sincère que ne pourrait le faire un document officiel tenu à des ménagements que ne connaît pas la libre expression de la pensée s'exprimant dans des lettres... » (Vicomte Ch. Terlinden, Revue générale, 1924, p. 83.)

Par la correspondance exceptionnellement abondante de François du Bus, nous avons essayé de faire revivre quelques aspects de l'existence nationale au début de notre indépendance, en laissant presque toujours la parole à un spectateur particulièrement éveillé, souvent acteur influent de l'histoire de ces dix-huit années.

Si, après un siècle, son témoignage n'apporte rien de nouveau à la connaissance générale de cette époque, nous pensons néanmoins que certains détails sortis de ces vieilles lettres contribuent plus d'une fois à jeter une lumière inédite dans quelques coins de coulisse de notre histoire parlementaire.

Mais que sont pour nous les faits, s'ils ne nous incitent et ne nous aident point à découvrir derrière eux un homme ; à ressusciter en pied, devant nos yeux, une personnalité mêlée aux grandes journées de notre révolution et de notre indépendance si hasardeusement assurée ; à la faire respirer et vibrer dans le climat de son atavisme, des traditions dont elle fut nourrie, des passions dont elle a tressailli, de son tempérament, de son caractère, de son cœur et de son âme ?

Pour terminer, conclure et couronner ces pages, c’est un homme que nous voudrions nous efforcer d'évoquer.

Il connut les défauts inhérents à l'humaine nature. Son intransigeance ne fut pas toujours sans injustice, ni sa générosité sans erreurs, ni peut-être, à l'estime d'aucuns, sa rigueur sans raideur. Nous lui passerons cela, sans oublier, parce qu'au-dessus de tout cela et d'éminente façon, il fut un caractère.

(page 364) François du Bus fut avant tout, nous oserions dire exclusivement, un homme de devoir. Il fut mis jeune à rude école. Lorsqu'en 1817, son père fut appelé à La Haye pour siéger à la seconde Chambre des Etats-généraux, il délaissait un important cabinet d'avocat aux travaux duquel François du Bus collaborait depuis six ans. Il avait vingt-six ans lorsque la charge lui en incomba toute. Lourd collier dont le poids ne le fit pas reculer, et dont il se souvient encore quinze ans plus tard, pour se féliciter d'avoir dû le porter :

« Je sais, par mon expérience de 1817, que rien ne donne la triture (sic) et la facilité des affaires comme d'être attelé et obligé de tirer, quelque difficile et rocailleux que soit le chemin. »

Dès que son champ lui est assigné, François du Bus s'arc-boute et tire, sans autre préoccupation que de tracer le sillon, dix sillons, mille : le champ doit être labouré ; peu importe donc la fatigue et l'ennui de la besogne. Idéalisée, cette besogne est un travail, et le travail est le premier devoir.

Le devoir est pour lui l'impératif suprême. Il lui subordonne tout, avec une générosité qui le contraint au sacrifice de son trésor le plus précieux : la vie au foyer. Il semble appréhender que les siens ne le comprennent pas ; et plus d'une fois il s'excuse presque et éprouve le besoin de se justifier, afin qu'on ne le soupçonne pas mauvais fils ou frère indifférent. Non, il les aune, avec une profondeur et une tendresse qui ne se démentiront pas avec l'âge ; mais l'intimité de la maison familiale, c'est le confort égoïste du cœur. Le devoir prime.

« Ce n'est pas une vie gaie que celle que je mène ici : je puis dire que c'est une vie toute de dévouement. Il faut bien satisfaire sa conscience et faire son devoir. »

Et encore :

« L'égoïsme est malheureusement ce qui caractérise le siècle présent. Ce n'est pas ici que l'on (page 365) apprend à estimer les hommes ; ce n'est pas ici que l'on s'affermit dans ses résolutions patriotiques, que l'on se sent encouragé à défendre les libertés pour l'appui que l'on trouve chez les autres. Il faut cependant ne pas se laisser abattre, et faire son devoir jusqu'au bout. » (29 janvier 1836).

Subjugué par le devoir, François du Bus est indifférent à tout ce qui, en sa personne, ne contribue pas à l'accomplir. Il est donc souverainement détaché de l'appareil extérieur, et plus d'une fois sa mère doit le rappeler à l'ordre, soit qu'il porte « un frac tout pelé », soit que sa redingote ait des plis - « une redingote la mode ridicule d'à-présent », écrit-il en 1839 :

« Faites repasser votre redingote, mon cher, sans cela elle aura toujours l'air fripée ; surtout avec un fer qui ne soit pas trop chaud.3 (Marie-Aimée, 21 mai 1831).

D'une austérité quasi monacale, il consent à ce que dans sa chambre, à Tournai, on installe une glace, condition qu'elle ne soit pas trop grande « N'oubliez pas qu'elle doit uniquement servir à un homme qui se rase et fait son nœud de cravate. » Tout ce qui reflète l'infrastructure est somptuaire...

Nous savons déjà l'ironie que provoque chez lui la mode des habits brodés, et en quelle médiocre considération il tient les décorations, - sauf la croix de fer. Il est pourtant un accessoire qu'il ne dédaigne pas : c'est l'étoile de député. Mais en annonçant, le 16 novembre 1835 à son frère, qu'il s'est procuré le bijou pour 80 francs, ne laisse-t-il pas percer le bout de l'oreille en ajoutant, d'un air frondeur :

« On dit que cette décoration n'est pas vue de bon œil à la Cour. »

Raison de plus, pour lui, de la porter, car il est (page 366) le contraire d'un courtisan. Un simple survol de ses lettres permet de s'en convaincre :

« Cette ville où les plaisirs abondent, où, en ce moment, les fêtes se succèdent pour les courtisans, est pour moi un séjour bien triste... » (29 janvier 1836).

« S'il est heureux d'être invité à dîner en haut lieu, j'ai ce bonheur. Aujourd'hui je dîne à la Cour... » (16 novembre 1835).

Il se méfie de l'entourage royal ; il n'aime pas les financiers qu'il appelle les « banquistes », parce qu'il n'admet pas la recherche d'un argent qu'il dédaigne. Son frère ayant effectué certains placements avantageux de ses revenus, il lui écrit. « On veut faire de moi un capitaliste, ce à quoi je ne songeais nullement. » (27 février 1833).


S'étonnera-t-on qu'il fût dur pour lui-même ? Nous avons vu déjà qu'il s'assignait de respecter un horaire inauguré par le lever à 5 1/2 heures ; il traite les âpretés de l'hiver avec la même rudesse que la tiédeur du lit :

« Je crois qu'il n'a guère gelé au-delà de 5° de froid ; de sorte que je me suis abstenu jusqu'ici de mettre un gilet de laine, espérant ainsi être moins sensible aux grands froids contre lesquels j’aurai alors ce moyen. » (29 novembre 1838).

Il observe à la lettre les rigoureuses prescriptions du jeûne de l'époque, mais nous livre une ligne qui heureusement le rapproche un peu de nous :

« Je suis bien aise, mon cher Edmond, pour vous et pour moi, de la fin du carême. » (3 avril 1831).

Au reste, il est gourmet, ce qui ne le rend pas antipathique.

Il vieillit, ou croit vieillir ? Il écrit au lendemain de la mort de son père :

« On m'a trouvé vieilli ici, et je n'en suis pas surpris, après ce que j'ai souffert ; c'est d'ailleurs (page 367) chose à quoi je suis devenu maintenant fort indifférent. » (6 février 1835).

C'est que la vieillesse, pour lui, est « la vie montante. » C'est un chrétien intégral, et rien ne le livre dans ses profondeurs comme ces rares confidences laissant échapper l'intime de son âme :

« Si mes livres n étaient plus une distraction suffisante pour la mélancolie, j'aurais toujours la ressource de la prière. Je suis tous les jours plus convaincu de ce que je vous ai dit sur ce point. »

Et une autre fois, assistant la messe à Sainte-Gudule avec son frère, à l'heure où sa mère et sa sœur suivent l'office à Tournai ;

« Il n'y a je ne sais quel charme dans l'idée que l'on prie ensemble ; cela supprime, pour un moment, les distances. »

Il vit la communion des Saints.


Que dire de sa modestie ? Chapitre sur lequel son frère, bien souvent, le semonce. Lorsqu'il- a pris la parole, François du Bus estime avoir fait son devoir en livrant son opinion à la tribune nationale, Mais non, lui répond Edmond : le public ne lit pas le Moniteur, et il doit savoir ce que vous avez dit :

« La gazette nous prouve chaque jour que vous n'êtes ni oisif ni passif dans les discussions quotidiennes. Mais pour Dieu, mon cher, ne soyez donc pas aussi chiche d'une petite note à donner à Faure (sténographe) pour l'aider à faire correctement le compte rendu ; c'est pédanterie de colporter en envoyer partout ses allocutions comme le faisait certain membre du Congrès de votre connaissance, quoiqu'en fait n'étant pas un Cocq après tout ; mais puisque les séances sont publiques, et que l'un des motifs a de cette publicité est le juste désir qu'ont les électeurs de savoir ce que pensent et ce que disent leurs élus, je crois qu’il est du devoir de chaque (page 368) représentant de veiller à ce que ses paroles ne soient ni tronquées ni dénaturées. »

Edmond ayant parlé de devoir, François du Bus finira par se laisser convaincre, tout en se demandant si cela en vaut bien la peine.

Comme d'instinct il s efface, d'instinct il se défie de lui-même. Quand Leclercq lui propose d'entrer dans le cabinet qu'il est chargé de constituer, François du Bus se récrie, et allègue l’insuffisance morale de son « moi chétif. » Lorsqu'en 1831, on le pousse h entrer dans la magistrature, il a scrupule à briguer des fonctions dont il estime d'autres plus dignes que lui. Et encore une fois Edmond doit le tancer :

« Je vous reconnais bien là de croire que d'autres ont plus de titres que vous dans la carrière judiciaire : vous n'avez jamais la vue plus mauvaise gue quand vous vous regardez dans le miroir. « Je suis sûr que sur ce chapitre-là nous sommes encore bien loin d'être d'accord (13 novembre 1831.)

Il se laisse convaincre.

On lui offre la place de premier avocat général à la Cour de Cassation. Il refuse. Gerlache insiste et lui écrit :

« On me dit que vous paraissez peu disposé à l'accepter. Cela m'afflige et dans l'intérêt général et dans l'intérêt de cette haute institution. Quoique ignorant si j'en ferai partie moi-même, permettez-moi de vous dire, sans nul compliment, combien j'aimerais de vous y voir. J'ajouterai que dans votre position de garçon, avec votre indépendance de caractère, vos antécédents et votre talent, j'ai peine à concevoir comment une telle carrière et un tel avenir ne vous détermineraient pas. Je sais que les motifs d'intérêt personnel n'ont point de prise sur vous, mais il en est d'autres qui doivent a vous ébranler. Cette Cour (si ce que l'on m'a dit est vrai), sera forte en talents ; mais sans connaître (page 369) encore la composition du parquet, s'il y avait deux avocats-généraux de la même couleur, je crains que certaine opinion n'y prévale, ce qui serait d'un exemple dangereux, puisque l'esprit de la nation est religieux, quoique tolérant, et que c'est là tout le sens de notre union, et de notre révolution.

« Songeons que ce grand corps judiciaire sera presque omnipotent, et qu'il importe du moins que ce soit pour le bien. Je pourrais vous donner d'autres raisons pour vous prouver que votre présence au sein de la Cour serait utile au pays ; mais elles se déduisent facilement de celles que je viens d'énoncer. Je vous engage donc, je vous prie, je vous supplie, de mon autorité privée, de faire ce sacrifice à la cause commune. » (3 septembre 1832).

François u Bus reste sourd à ces prières et à ces supplications. On devine la raison de son refus : la nostalgie de la rue des Sœurs-Noires. Il accepte alors la présidence du tribunal de Tournai.

Dix-huit ans plus tard, retiré de la vie publique, l'existence dorée lui est offerte lorsque le Roi le fait pressentir en vue de lui confier le poste de gouverneur de la Banque nationale. La « Banque »... La réponse de François du Bus se devine.


Il aime la solitude et l'ombre, - et le travail. Il agit en conversations privées, dans les commissions ; il n'aborde la tribune que lorsqu'il estime de son devoir de le faire. Combien de fois, depuis 1833, de Theux ne l'a-t-il pas chargé d'études personnelles dont ses lettres ne disent pas la nature mais révèlent le nombre !

François du Bus est de « ces mêmes qui se font toujours tuer », à condition que ce soit derrière les décors, et non dans l'éclat des projecteurs.


(page 370) Mais nous n'avons pas encore l'homme entier, car nous ne connaissons pas son cœur.

Cet intellectuel pur est aussi un sentimental. Célibataire endurci, vieux garçon impénitent (misogyne peut-être il pratique avec une émouvante tendresse « l'art d'être oncle ».

Que de questions, de conseils, d'inquiétudes quand Edmond lui fait part d'une « espérance », quel émerveillement à l’annonce d'une première dent, d'un premier pas ; quelle anxiété lorsque la coqueluche ou la rougeole transforme la rue des Sœurs-Noires en hôpital pour enfants ; quel judicieux avis quand on le consulte sur la correction d'un défaut de caractère ; quelle participation enfantine, enfin, chaque année, aux joies et aux pleurs de la Saint-Nicolas !

Il pratique « l'art d'être oncle » à de multiples exemplaires : Céline, Flore, François, Edmond, Paul, Léon, Alix se partagent affection, livres, images et bonbons. Mais Céline, sa filleule, est la préférée ; tout en elle l'émerveille : ;

Céline marche seule! C'est très bien ; elle trotte même! encore mieux ! Enfin elle a de la malice ! Elle est donc parfaite. Tout ce qui reste à désirer, c'est que tout cela se développe avec l'âge et qu'elle devienne ou plutôt demeure jolie par-dessus le marché. N'est-il pas vrai, Virginie ? » (8 mars 1835).

Mais Virginie, la maman, lui répond :

« Vous me faites une question qui a rapport à Céline. Vous savez aussi bien que moi, mon cher frère, que la beauté ne fait pas le bonheur d'une personne. Donc il faut que plus tard elle ait de la malice, c'est entendu, de la gentillesse et un bon caractère ; alors je pense qu'elle sera heureuse et (page 371) fera en même temps notre bonheur. Je suis sûr que vous pensez de même. »

Bien sûr, Il pense de même, au sujet de cette petite bonne femme de seize mois qui aura, à son tour, dix enfants...

La naissance d'un neveu rend François du Bus prodigue de points d'exclamation, lui pourtant qui ne les galvaude pas. A l'heureux père retenu à Mons par la session du conseil provincial, voici comme il annonce l'événement (6 octobre 1836) :

« Réjouissez-vous, glorifiez-vous !... C'est un garçon !! Un garçon énorme !!!... L'enfant ressemble à sa sœur Flore d'une façon frappante, à ce qu'on dit : quant à moi je ne saisis pas facilement les traits d'un enfant qui vient de naitre. Vous voilà père du plus gros garçon de l'arrondissement : je suis sûr que cela vous rendra fier ; cependant vous ne savez pas encore tout : et le médecin a prophétisé sur lui. En considérant cet enfant, il nous a dit d'un ton très sérieux : « cet être si faible en ce moment, eh bien, très probablement, ce sera un grand homme !! » Ce « très probablement » nous a fait rire. Je lui ai répondu : « probablement qu’il sera un honnête homme. » Il est convenu alors que cette seconde prophétie était bien plus probable et que surtout l'accomplissement en était beaucoup plus désirable. »

Ce jeune François-Edmond, le plus gros garçon de l'arrondissement, allait revêtir cinquante ans plus tard l'habit bénédictin à Maredsous et prendre le nom de Dom André.


Qu'ajouter encore sur l'esprit familial de François du Bus, sinon que pour lui la famille ce n'est pas seulement son père, sa mère, sa sœur et son frère ; c'est aussi la « maison » : les êtres et les choses abrités sous le même toit. Ce sont les transformations à la vaste demeure ; ce sont les aménagements du potager, les modifications au verger d'Ere auxquels (page 372) il contribue par des achats de graines et de plants sélectionnés, quand ce n'est point par quelque cadeau qu'il parvient à se faire octroyer grâce à des ruses de Sioux :

« J'ai vu mon honorable collègue M. Polvliet, de Malines, et lui ai rappelé la promesse qu'il m'a faite de me donner des greffes de l’excellente pomme qu'il a gagnée. Il m a répondu qu'il tenait en réserve pour moi un sujet tout greffé, et qu'il me l'aurait déjà donné maintenant si le tems n'avait pas tourné la gelée. Il me donnera aussi un fruit pour échantillon. Cette pomme, qui est très belle, me dit-il, se conserve longtems, puisqu'on la mange en juillet. Il n'a jusqu'ici communiqué ce gain qu'à une seule personne, un ami intime. Pour moi, qui n'ai pas le bonheur de cette intimité, j'ai l'avantage, assez opposé au premier, d'avoir un domicile assez éloigné du sien pour qu'il ne craigne pas de voir sa découverte s'avilir à ses yeux en se répandant autour de lui. Il paraît qu'il faut être ou très près de son cœur ou très loin de lui pour avoir part à ses faveurs horticoles. » (16 novembre 1835).

La « maison », ce sont aussi les livres qui débordent des rayons d'une bibliothèque dont il faut sans cesse multiplier les panneaux.

François du Bus ne recherche pas les incunables et anciennes éditions (du moins, il l'assure...). Ces pièces ne sont que d'une utilité très médiocre, « objets de curiosité plutôt que d'utilité. » Ce qu'il veut, ce sont des livres dont il puisse se faire de profitables amis :

« Que ferez-vous de tous ces livres, me demande ma belle-sœur ? Quand je serai fixement de retour, si Dieu me donne de la tranquillité d'esprit et de «a santé (car qui peut répondre de n'être pas en proie au chagrin ou à la douleur ?) je passerai une partie de ma vie avec nos livres. II faut en avoir (page 373) beaucoup trop pour en avoir assez. Il faut de tout. » (11 mars 1835). (Note de bas de page : « Il faut de tout. » Par exemple : Ta-Tsing-leu-lée, ou lois fondamentales du code pénal de la Chine, avec le choix des statuts supplémentaires. originairement imprimé et publié à Pékin, sous la sanction et par l'autorité de tous les empereurs Ta-Tsingg composant sont la dynastie actuelle. Traduit du chinois (avec notes etc.) G. Th. Staunton, mis en français avec des notes par Félix Renouard de Sainte-Croix. Paris. 2 vol. in-80. - En effet, Brr ! »)

Pour François du Bus, la « maison » c'est aussi Tournai. Il est Tournaisien dans l'âme, presque avec autant de chauvinisme que Dumortier. Il a vécu et est mort rue des Sœurs-Noires ; le Tournaisis est le berceau de sa famille. En lui l'amour intense de la Belgique passe par l'amour fervent pour Tournai.

Député, il n'oublie jamais sa ville natale. Qu'il s'agisse de travailler à y établir l'école militaire, ou de veiller ce que la future station de chemin de fer soit construite au centre de la ville, ou de pourvoir aux légitimes exigences du tribunal qu'il préside, François du Bus est le mandataire vigilant, plaidant avec insistance si non toujours avec succès la cause des intérêts qui lui tiennent à cœur.

Mais là ne s'arrête pas sa sollicitude pour Tournai. Avec Edmond et Dumortier, il s'acharne à dresser le catalogue de ses gloires et illustrations passées ; se dépense à rassembler des archives éparpillées au hasard des prêts et des dessaisissements inconsidérés ; il est un des fondateurs et président pendant un quart de siècle de la société historique et littéraire de Tournai.

Le comte de Nédonchel lui a rendu hommage en Cette dernière qualité :

« En 1846, alors que dans d'autres villes de la Belgique se constituaient différentes sociétés savantes, Tournai songea à avoir son académie. M. François du Bus, le savant et éminent jurisconsulte, fut appelé (page 374) un des premiers parmi les fondateurs de ce corps des volontaires du travail de la pensée. M. le Président du Bus contribua à développer l'essor que prenait alors en Belgique le goût de ces études sur les différentes branches de notre histoire nationale. Comme Président, car il fut élevé à ce poste dès la naissance de ce corps studieux,... nul n'avait plus d'aptitudes pour diriger une société de ce genre. Ses connaissances étendues et variées, son goût pour la lecture et le travail et son jugement solide contribuèrent puissamment à lui donner cette marche sérieuse et importante qu'elle prit dès son origine...

« Les facultés de son esprit et la prodigieuse mémoire de notre regretté Président rendirent jusqu’à la fin de sa carrière de véritables services à la réunion scientifique qu’il présida tant que sa santé le lui permit. Un travail utile et remarquable sur les produits de la presse tournaisienne depuis son origine nous promettait un aperçu chronologique bien curieux et intéressant quand, malheureusement, la dernière maladie vint le saisir au milieu de son ouvrage et interrompre pour toujours cette vie si laborieuse et si pleine de mérites. »

Tournai, c'est aussi pour François du Bus les œuvres charitables qui s'abritent à l'ombre de Saint-Jacques, de Saint-Brice, de la cathédrale, et auxquelles il donne largement de sa personne et de ses aumônes. A toutes les présidences qu'il assume, il tient à cœur d'ajouter celle de l'association de Saint-Pierre, qui lui permet d'affirmer publiquement sa fidélité au Saint-Siège.


Mais comment oublier que pendant trente-cinq ans, cet homme à la vie si pleine fut magistrat, et présida aux destinées du tribunal de Tournai.

Son successeur dans ces fonctions put, à juste titre, dire de lui en lui rendant un ultime hommage :

« Vous savez de quel éclat il a brillé et quelle fut sa réputation.

(page 375) Jamais réputation ne fut mieux méritée.

« Doué d'une intelligence supérieure et d'une mémoire prodigieuse, travailleur infatigable, se reposant de ses travaux de chaque jour avec les poètes latins ses vieux amis, avec les littérateurs et les historiens anciens et modernes qui abondaient dans sa riche bibliothèque, avec les vieux manuscrits qu'il lisait couramment, il devait acquérir, il avait acquis, une immense érudition, et cette érudition jointe à sa science juridique en avait fait un jurisconsulte accompli. Vir doctus jure peritus.

« Son intelligence était une véritable encyclopédie du droit moderne, du droit romain, du droit coutumier, et tout y était classé dans l'ordre le plus parfait.

« Dans ses jugements, dans ses ordonnances, toujours si complètes et si claires, et où il ne laissait dans l'ombre aucun point digne d'être rencontré, on admirait la science avec laquelle il exposait les faits, la vigueur et la profondeur avec lesquelles il discutait les questions de droit, et comment il savait démontrer et convaincre. »

Cette vie si remplie, c'est celle du politique dont la correspondance atteste la part qu'il a prise à notre vie publique pendant dix-huit ans et davantage, - car François du Bus est sur la brèche avant d'avoir franchi le seuil de la commission de Constitution en octobre 1830 : il est un des artisans de la révolution à Tournai.

L'objet du présent ouvrage nous a contraint à n'envisager dans sa vie que la période s'ouvrant par la révolution, d'après la correspondance qu'il échangea avec son frère. Celle que depuis 1817, il avait entreprise avec son père nous eût permis de découvrir en François du Bus un esprit étonnamment ouvert aux événements de son temps, endurant avec une grandissante impatience l'oppression hollandaise, se faisant auprès de son père l'écho précis et vigoureux (page 376) des griefs de nos populations contre le gouvernement de Guillaume I : un esprit qui était prêt à s'enflammer à la première étincelle de la révolte.

Lorsqu'en août 1829 un grand banquet fut offert aux députés de Tournai qui siégeaient aux Etats-généraux pour les soutenir dans leur opposition au ministère, 184 participants avaient acclamé un toast vibrant de François du Bus, avec ceux de Dumortier et de Doignon : la « trinité de Tournai » était déjà constituée !

Quand, le 17 octobre 1829, Dumortier fonda le « Courrier de l'Escaut », François du Bus est à ses côtés au titre de principal collaborateur, et Doignon rue dans la même écurie.

Est-il de François du Bus, de Dumortier ou de Doignon, l'article du « Courrier » qui salue la fin de Charles X : « Charles X est un roi parjure : son peuple le chasse. Guillaume aussi est un roi parjure... » ? On l'ignorera toujours, car les collaborateurs ne se trahissent pas.

Les événements d'août 1830 à Bruxelles trouvent à Tournai une atmosphère bien préparée ; le « Courrier » se charge de la maintenir à la température voulue ; il houspille la Régence qu'il estime trop tiède, lance le 16 septembre un appel aux armes et acclame, le 28, une affiche placardée à six heures du matin sur la grand-place par le négociant Druez : la proclamation du gouvernement provisoire déliant les Belges de leur serment de fidélité au Roi de Hollande.

Au sein de la Régence reconstituée par le gouvernement provisoire, François du Bus siège comme échevin.

Et l'histoire continue à l'endroit où nous l'avons fait commencer.


Cette tardive évocation du rôle « révolutionnaire » de François du Bus, aidera peut-être faire comprendre le sens qu'avait pour lui « la révolution de (page 377) septembre » à laquelle, de toute son ardeur convaincue, il avait été activement mêlé.

Le « peuple », par elle, avait reconquis ses droits ; malheur au pouvoir qui s'aviserait de les lui disputer !

Que ce pouvoir s'appelle le Roi, la « camarilla », Lebeau ou le de Theux de la loi communale ; que ses menaces soient réelles ou imaginaires, vues à leur exacte mesure ou grossies par une méfiance chatouilleuse, peu importe : chaque fois, François du Bus se retrouve dans la peau du rédacteur révolutionnaire du « Courrier de l'Escaut », appelle aux armes et court aux barricades.

Et jusqu'au dernier jour de sa vie publique, il combat l'éternel combat de la liberté...


Pour juger son rôle public en toute impartialité, nous devrions commencer par nous demander ce qu'à sa place nous eussions fait, dans l'ambiance et au sein des idées d'alors. Pour le juger complètement, et sous forme d' une « preuve contraire » nous devrions pouvoir deviner quels principes un politique de son talent, de sa droiture et de son indépendance eût défendus la veille de 1940.

Il fut révolutionnaire contre le despotisme, il y a un siècle. Ne l'eût-il pas été contre la démagogie, cent ans plus tard ?

Il s'est trouvé à l'un des moments d'oscillation du pendule où l'abus de l'autorité entraîne au débridement des libertés. Dans cette « lutte de géants » qu'évoquait Dumortier, il était pour le malmené du moment, avec une passion qui, sans le frein qu'elle rencontra, risquait de dépasser le point d'équilibre au delà duquel chancelle l'ordre. Mais le frein qu'il rencontra aurait agi trop vite, s'il n'avait pas eu à ralentir une impulsion aussi véhémente que la sienne.

(page 378) L'expérience d'un siècle permet de croire que dans leur jeu combiné, l'action et la réaction ont permis d'atteindre à ce juste milieu qui est le chef-d'œuvre de la politique, dès l'instant où il ne traduit pas l'atonie du compromis, mais où il fixe la sage distance entre deux extrêmes.

Qu'après le temps de l'unionisme l'esprit des institutions se soit graduellement altéré chez ceux qui auraient dû en demeurer les gardiens ; que dans la mesure où s'est émoussé le sens de l'autorité en haut et celui de l'obéissance en bas, ces institutions aient dévié au détriment de l'ordre ; que l'oubli ou l'impatience d'élémentaires principes, et la grandissante anarchie des esprits entretenue par l'équivoque des mots aient fini, après cent ans, par compromettre un jour la stabilité de l'Etat, c’est là une autre histoire.

Nous n'avons ici qu'à apprécier l'effort d'un politique de 1830,à la lumière des problèmes, des exigences et du climat de son époque, et non de la nôtre.

A sa place eussions-nous fait autre chose ?

Eussions-nous fait mieux ? N'aurions-nous pas fait moins bien peut-être ?

La reconnaissance envers François du Bus pour son œuvre permet d'entériner ce que l'amitié de Dumortier proclamait d'elle lors du suprême au revoir :

« Sa mort est une perte cruelle pour la Patrie. Ainsi tombent les ouvriers qui ont bâti nos cathédrales, mais ils laissent après eux un lieu de prière et de consolation pour les âmes, comme les hommes de 1830 qui meurent aujourd'hui laissent a après eux le glorieux édifice qu'ils ont fondé. »

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