(Paru en 1944 à Tournai et Paris, chez Casterman)
La diligence - Les premiers voyages en chemin de fer - Le gîte - Le couvert - Les dîners - Les délassements - Chez un arrière-grand-père des chars d'assaut - Visites de la citadelle d'Anvers en 1832 et 1833
(page 326) A une époque où les trains express ne déversaient pas quelques milliers de voyageurs-heure sur les quais de débarquement des gares bruxelloises et où, pour le retour en province, « le train de cinq heures » n'était pas encore une institution parlementaire, la vie d'un député de Tournai au siège du gouvernement manquait, il y a un siècle, des élémentaires facilités que nous estimons le minimum du confort.
Il fallait d'abord arriver du fond de sa province, par l'unique moyen de locomotion rapide que dispensait l’ingéniosité du cerveau humain avant la circulation d'engins à vapeur sur des « routes de fer » : la diligence. L'énorme et pesante guimbarde, cahotante et ferraillante sur les pavés inégaux, au milieu du hennissement des chevaux, des claquements du fouet et des jurements du postillon. Dans le coupé aux places de luxe, sur l'impériale ou dans la « rotonde », les voyageurs s'encaquaient pour une expédition de plusieurs heures, compagnonnage souvent pittoresque, toujours intéressant pour l'observateur de la comédie humaine.
François du Bus voyageait la nuit. Il quittait Tournai vers sept heures du soir, par beau ou (page 327) mauvais temps, bise ou gel, et se trouvait rendu à Bruxelles entre 5 heures et demie et 7 heures et demie du matin, suivant l'état de la route, les qualités du cocher, la nature des intempéries et les péripéties du trajet.
En hiver, on bat la semelle :
« Je suis arrivé à sept heures et demie du matin, point fatigué, mais les pieds pénétrés de froid. Il paraît que la voiture n'est pas hermétiquement fermée par le dessous et que malgré un peu de foin l'air souffle à travers le plancher ; de sorte que si l'on a chaud, c'est aux pieds près. » (8 janvier 1831.)
En été, cela va mieux. Cela ressemble presque un sleeping :
« Je suis arrivé ce matin vers cinq heures et demie, en bonne santé et point trop fatigué. Je me fais à cette manière de passer la nuit et commence à dormir passablement ; c'est au point que je ne me suis pas réveillé, ou au moins que je n'ai pas mémoire de m'être réveillé, ni au relai de Leuze, ni à celui d'Enghien. » (9 juin 1831.)
Pourtant les incidents des relais alertent parfois les dormeurs les plus impénitents :
« Je suis arrivé hier à six heures du matin. Nous avons donc été voiturés assez bien, vu la manière dont le service de nuit est organisé. C'est le conducteur qui conduisit la voiture, attendu l'ivresse du cocher qui, arrivé à Leuze, profitant d'un instant où le conducteur était allé voir après le relai, retourna la diligence vers Tournai et l'aurait dirigée dans cette route si on ne l'en avait empêché. » (14 décembre 1830).
Quant aux compagnons de route, ils sont aussi variables que l'état climatérique. Une fois c'est un insulaire, probablement roux, et certainement peu loquace :
« J'ai voyagé par une température très douce. J'avais pour compagnon de voyage un Anglais qui savait bien peu de français ; sauf trois ou quatre (page 328) questions qu'il m'a adressées et auxquelles j'ai répondu selon que je les ai comprises, nous avons constamment gardé le silence l'un à l'égard de l'autre. » (7 décembre 1836).
Mais s'il y a des dialogues muets sous les étoiles, il est par contre des randonnées plus vivantes : il suffit pour cela qu'un insulaire parle :
« Je suis arrivé en parfaite santé. L'un de mes deux compagnons de voyage (dans le coupé) était un jeune Anglais assez aimable. En outre le dîner du Cygne était fort bon. Voilà deux circonstances qui, je vous en fais juge, n'ont pas dû m'être indifférent. » (12 juin 1832).
Par contre, lorsqu'au lieu un Anglais, il y a deux Anglaises, la situation devient intenable : Je suis arrivé en bonne santé, quoique ayant mal dormi. Vous direz peut-être que ce n’est pas merveille que l'on dorme peu lorsqu'on passe la nuit avec deux jeunes femmes et vous supposerez peut-être que mes deux Anglaises ont cause de mon insomnie ; eh! bien, vous ne vous tromperez pas. D'abord elles aimaient beaucoup l'air et en conséquence, elles tenaient ouvertes l'une des glaces de côté et l'une de celles de devant (quant aux deux autres, j'avais grand soin de les tenir fermées). Le vent du nord était très piquant, il faisait un froid de loup, ce dont les deux femelles n'avaient pas l'air de s'apercevoir. En second lieu, ces deux aimables personnes n'ont pas le talent de dormir en voiture ; de sorte que faute de pouvoir mieux employer leur temps, elles l'ont passé à causer entre elles en anglais, et très haut : parce que d'un côté elles n'avaient pas peur d'être comprises par moi, et que de l’autre elles devaient, pour se comprendre elles-mêmes, dominer le bruit de la voiture. J'ai été bien aise d'arriver et je vous avouerai naïvement que je ne croyais pas qu'il fût si fatigant de passer la nuit avec deux jeunes demoiselles. » (1 juillet 1834).
(page 329) De si intolérables situations sont heureusement compensées par des rencontres plus agréables, au cours d'un voyage de jour, cette fois :
« Partis de Tournay à dix heures passées, nous arrivâmes, sans malencontre, à Bruxelles avant sept heures du soir. Mais aussi nous laissa-t-on a pour dîner un tems bien insuffisant.
« Il a tenu à peu de chose que nous restions encore a à Tournay hier matin. Nos bagages ne sont arrivés a à la diligence que lorsque le chargement était terminé et le magasin en cuir fermé. Cependant le conducteur a eu la complaisance de le faire rouvrir et il s'y trouvait encore une place suffisante pour nos effets. Dumortier rejetait la faute sur son domestique ; mais celui-ci me dit à part que Dumortier avait rouvert sa malle le matin et que lorsque la diligence passait, sur l'avis que lui donna ledit domestique qu'il fallait de suite refermer la malle et porter les colis au bureau, il avait répondu qu'il avait encore du tems devant lui.
« Il s'agissait de nous placer. Or, coupé et intérieur, tout était plein, et en outre, il se trouvait déjà deux personnes sur l'impériale et une sur le siège du postillon. Nous avions retenu la veille deux places de coupé ; mais le coupé était déjà occupé par des dames qui, à la vérité, ne l'avaient pas retenu, mais à qui nous avons permis de s'y établir, parce que ne voyant pas arriver nos bagages, on croyait que nous ne serions pas du voyage. Faire descendre ces dames, c'était un peu fort. Rester sur place, c'était trop fort aussi. En définitive, nous avons déclaré que nous ne tenions pas à être placés dans le coupé, mais que nous tenions cependant être placés ; Dumortier a même consenti à aller dans le cabriolet de l'impériale jusqu'à Ath ; on s'y est serré pour l'admettre ; on était déjà dix dans l'intérieur, mais trois seulement - trois femelles se sont pressées de manière à laisser place pour moi : et fouette cocher.
(page 330) « Je me suis trouvé avoir devant moi M. Legrand-Gossart, membre de la Chambre de commerce de Mons avec qui j'ai pu causer de diverses questions relatives aux intérêts de l'industrie de notre pays. A côté de moi étaient deux donzelles fort gaies qui ont joué au « pandour » le plus agréablement du monde avec un beau-fils d'Enghien placé vis-à-vis d'elles et qui avait commencé par les amuser avec des tours de cartes.
« Pendant ce temps, Dumortier liait conversation sur l'impériale avec le maitre d'hôtel du Roi, de qui il a appris que Sa Majesté ne reviendra à Bruxelles que vendredi.
« A Ath nous avons perdu les donzelles, mais nous avons eu en échange, entre autres personnes, M. Frédéric de Sécus. Le beau-fils d'Enghien s'est mis alors à déclamer assez ridiculement, à propos d'élections, contre le parti prêtre ; nous l'avons d'abord laissé aller, puis, sans avoir l'air de le contredire, nous l'avons mis en contradiction assez plaisante avec lui-même, et quand nous le lui avons fait remarquer, il a changé de conversation.
« Tant qu'il a fait jour, on a causé assez agréablement. Passé Enghien et quand il a commencé a à faire obscur, on s'est assoupi. J’avais un voisin qui était occupé, non pas à dormir, mais à digérer très laborieusement, et comme je ne prends pas de tabac, je m'apercevais de minute en minute que les aliments étaient en fermentation digestive dans son estomac. Nous étions dans Bruxelles, qu'il digérait encore. J'en faisais l'observation en moi-même et lorsque je l'ai communiqué à Dumortier, après notre arrivée, j'ai trouvé qu'il ne prenait pas de tabac non plus et que son odorat avait été régalé aussi délicieusement que le mien. Nous en avons beaucoup ri. » (16 janvier 1833).
Cette peinture n'est-elle pas précise et alerte à souhait ?
(page 331) Toutefois ce n'est pas pour rien qu'en 1834, le parlement a voté la loi sur les chemins de ter. Là où le nouveau moyen de transport est établi, les honorables commencent à l'utiliser. Et c'est d'abord l'inauguration officielle de la première ligne continentale, sur le trajet Bruxelles-Malines, le 5 mai 1835.
« J'ai commis hier l’imprudence de vous dire que nous allions aujourd'hui sur le chemin de fer ; j'ai ensuite eu du regret, dans la crainte que maman s'effraie pour moi d'un danger vraiment imaginaire. Je vous annonce donc que j'en suis revenu. Cela a été une marche magnifique que ce voyage. Quatorze voitures à trois caisses et seize chars, tous pavoisés aux couleurs nationales, étaient remorqués par trois machines vapeur ; nous avons parcouru la route en 45 minutes et il était évident que, si l'on n'avait à plusieurs reprises diminué la vitesse, nous l'aurions faite en moitié moins de tems. Au retour une seule remorque, l'Eléphant, de la force de 60 chevaux, a entraîné les trente voitures et chars, chargés peut-être de huit cents personnes. Arrivé près de Vilvorde, il a manqué d'eau ; il est allé seul en chercher, ce qui nous a occasionné une assez longue pause en l'attendant, de sorte que nous avons été une heure et demie, y compris cette pause, pour faire la route de Malines à Bruxelles/ »
Bientôt l'exceptionnel devient normal sur les premières lignes installées, et quelques députés privilégiés peuvent se payer le luxe de retourner chez eux par la route de fer, à la secrète envie de François du Bus.
« Nous n'avons point eu séance hier, de sorte que ceux qui peuvent profiter du chemin de fer firent route dès hier matin pour leurs pénates et seront de retour pour la séance fixée à demain à 2 heures. Il serait bien commode d'avoir aussi un chemin de fer sur Tournay. » (9 décembre 1838).
(page 332) Un an plus tard ce vœu est partiellement réalisé. Mais de Tournai, il faut commencer par rejoindre Courtrai, en prenant la diligence qui part de « la petite nef » ou du « singe d'or » :
« Je suis arrivé à bon port ; entre sept heures et sept heures et demie, nous étions à la station de Bruxelles, où l'on m'a remis contre bulletin le bagage que j'avais livré à Courtray. Un omnibus m'a ensuite transporté, avec mon bagage, jusque devant ma porte pour 50 centimes. Toutefois, le soir surtout, il règne un peu de confusion, et on a avait commis, sur l'impériale de l'omnibus, un quiproquo de malles, de sorte que quand on a du bagage, il me paraît plus sûr de prendre une vigilante, et cela est aussi plus expéditif, l'omnibus faisant plusieurs détours et s'arrêtant plusieurs fois avant de vous remettre à destination.
« La voiture (diligence) de « la petite nef » n'a retardé son départ que parce qu’un voyageur se faisait attendre. Elle a deux relais, et marche très bien. On paye 3 francs dans le coupé.
Les diligences du chemin de fer n'étaient point éclairées à l'intérieur. Je crois pourtant que cela avait été promis. » (2 décembre 1839). Tout n'est pourtant pas pour le mieux, et les voyages ménagent encore de l'imprévu, d'autant plus que pour les chemins de fer d'alors, le plus court chemin d'un lieu à un autre n'est point la ligne droite : on va de Courtrai à Bruxelles par Gand et Malines !
« Nous avons éprouvé deux heures de retard. La cause, s'il faut en croire les employés, c'est que la gelée nuit à la facilité du mouvement sur les rails ; mais c'est là un prétexte ; la cause véritable, c'est la masse de marchandises que l'on avait jointes au convoi et que nous entraînions avec nous. De Courtray, nous avons commencé par aller fort bon train, mais notre marche a été en déclinant et une bonne lieue de Gand nous avons tout à coup (page 333) été si lentement qu'un homme à pied nous devançait au pas et que nous avons eu un moment l'opinion que l'eau manquait et que nous allions rester en chemin. Il était trois heures passées, quand nous sommes arrivés à Gand, et sept heures trois quarts quand nous sommes arrivés à Malines ; et dix minutes avant neuf heures quand nous sommes arrivés Bruxelles. J'entre dans ces détails pour satisfaire maman. » (14 janvier 1840).
D'autres fois, c'est la locomotive qui se met en grève :
« A Gand il y avait encombrement de voyageurs pour Bruxelles ; il a fallu augmenter le nombre de diligences et des autres voitures et nous avons eu une demi-heure à attendre ; cependant, notre convoi étant considérable, on y a attaché deux locomotives et nous avons été grand train ; mais à trois lieues de Malines, l'essieu de l'une des locomotives s'étant brisé, elle est devenue un obstacle au lieu d'un secours et il a fallu trois quarts d'heure pour mettre cette pièce hors du chemin en la renversant sur le côté ; (à cet endroit a il n'y a qu'une voie) » (12 mai 1840).
Ou bien les inondations arrêtent les convois :
« Dumortier n'est arrivé à Bruxelles qu'hier mardi vers une heure du matin. Arrivé la veille au soir à Malines par le chemin de fer, on lui a dit que le convoi ne pouvait aller plus loin parce qu'il y avait deux pieds d'eau sur les rails et que l’eau entrerait dans les voitures ; mais il a rencontré Malines un cocher qui devait retourner à Bruxelles et qui s'est offert de l'y conduire par la route de Louvain et d'autres routes de traverse. » (20 janvier 1841).
Quand ce n'est pas, enfin, l'arrivée à Bruxelles qui réserve de pataugeantes surprises :
« Comme la station du Nord est maintenant, pour les voyageurs, près du jardin botanique, sur un terrain fraîchement remué, on se trouve, en (page 334) arrivant, dans la boue. » (12 novembre 1841.)
Décidément, en 1841, les voyages par chemin de fer, en Belgique, n'étaient pas une partie de plaisir. Cent ans plus tard non plus, d'ailleurs...
Le primordial problème pour le député de province que huit ou dix heures de route séparent de son domicile, est de s'assurer un gîte, et de trouver après cela le couvert.
En arrivant à Bruxelles, en novembre 1830, François du Bus rencontre Lebeau qui allèche les membres de la commission de constitution par la perspective d'un quartier comprenant « chambre avec alcôve qui se ferme le jour, plus possibilité de recevoir encore son monde dans une place commune en bas », le tout pour trente francs par mois.
C'est d'un analogue perchoir que François du Bus se contente les premiers mois. Mais élu membre de la Chambre, il estime devoir se garantir un habitat moins exigu, et finit par découvrir un appartement à son goût, Marché-au-bois, N°35, sous le toit d'une hôtesse qui aura pour lui les petits soins d'une mère, Madame Van Noeteren.
Il occupe le premier étage de l'immeuble, et souhaiterait que Dumortier s’établît au second. Mais son inséparable « a trouvé qu'il n'y respirerait pas à l'aise, le plafond étant trop rapproché du plancher » (20 septembre 1831). Dumortier était homme à remplir et faire retentir de grands espaces, tandis que le tempérament plus calme de François du Bus s'accommodait d'une tanière moins vaste dont il n'entendait pas faire un auditorium ou une salle de gymnastique...
La bonne Madame Van Noeteren veilla aux commodités matérielles de François du Bus pendant dix ans, lui fournissant en même temps qu'un (page 335) plancher sis à raisonnable distance du plafond, le petit déjeuner, le bois de chauffage, le service et la surprise d'une infusion et d'effusions renouvelées à chacun de ses retours de Tournai. Elle trépassa fin mars 1840, et François du Bus notifia son décès à Edmond en des termes dénotant l'estime en laquelle il tenait la brave dame :
« J'ai pu voir encore les traits de cette digne femme le soir de mon arrivée. Elle n'a éprouvé sur ce monde que les malheurs les plus cruels, qu'elle a supportés avec une bien grande résignation et en mettant en Dieu son affection et ses espérances. » (1er avril 1840).
Les humains disparaissent, mais provisoirement les maisons leur survivent.
La dernière lettre envoyée par Edmond du Bus à son frère à Bruxelles, porte toujours l'adresse : Marché-au-bois, n°35. François du Bus fut fidèle son gite pendant dix-sept ans. Il y souffrira toujours de l'éloignement des siens et de la solitude, et ce qu'il écrivait le 24 janvier 1832 restera le leitmotiv de ses épanchements épistolaires :
« Je ne m'habitue guère à vivre loin de vous tous. Mes habitudes sédentaires me font sentir plus vivement les regrets de l'absence. Mais le travail est une distraction
Après le gîte, le couvert.
Le couvert, c'est le restaurant. C'est un sujet de conversations graves entre collègues, le plaisir de la découverte, l'objet de comparaisons savantes et de dissertations techniques à une époque où ces messieurs, pour la plupart, étaient membres occultes d'un « club des 33 » qui s'ignorait encore.
Le restaurant, c’est la plaisir du compagnonnage choisi, l'occasion pour les sans-foyer de se réunir en la rutilante présence d'un bourgogne bien fait ; avec le café, où les députés d'alors se voyaient beaucoup, c'est un des importants « salons où l'on cause. »
(page 336) Edmond du Bus, fin bec, est de bon conseil, pour autant que son frère en ait besoin :
« Après-demain c'est maigre, allez faire un dîner aux huîtres chez Bourri, rue de la Magdelaine. » (26 octobre 1831).
Comme s'il s agissait d'une affaire d'Etat, François du Bus répond le lendemain :
« Je n'ai pas encore été au restaurant Bourri. Mais il vient de s'établir, boulevard du Régent, tout auprès du restaurant enseigné l'Hôtel Garni, un nouveau restaurant qui s'intitule Hôtel royal, où je suis allé plusieurs fois avec Dumortier et où l'on est très bien servi deux francs, mieux qu'à l'Hôtel Garni. La cuisine y est vraiment distinguée. »
Mais, nous l'avons dit, le restaurant, c'est aussi le plaisir de la découverte. François du Bus furète, toujours flanqué de Dumortier.
« Depuis deux jours, Dumortier et moi-même dînons dans un restaurant, rue des Dominicains, où dînent aussi MM. Raikem et de Theux. Et aujourd'hui, nous nous sommes réunis à quatre pour former... un gouvernement ? Non : ...la carte en commun. » (18 novembre 1831).
En dehors des repas au restaurant, il y a ceux qui lui sont valus par les liens de l'amitié (Raikem,. de Mérode, etc.,) - et ceux que François du Bus estime trop nombreux - imposés par les devoirs de sa charge : dîners de la Cour, chez les ministres etc. Certaines sollicitations l'étonnent :
« Ce soir je viens de trouver une invitation à dîner de M. et Mme Meeus (gouverneur de la Banque), pour mardi 22. Je ne sais à quoi attribuer cela. » (21 janvier 1833).
Il n'aime pas les financiers. Il se rend néanmoins à l'invitation, et trouve que malgré tout les financiers ont un bon côté :
« Hier je dînai chez le gouverneur de la Banque, (page 337) Meeus, et j'y fus retenu jusqu'à dix heures, parce qu'il a fallu, après le café, causer finances, et pendant cette causerie, prendre le thé. Vive les financiers, mon cher ami, pour la bonne chère ! Mets exquis, vins exquis, plats recherchés : je a n'ai jusqu'ici vu rien de mieux ; l'ordonnance de la table du Roi est inférieure à celle du gouverneur de la Banque. » (23 janvier).
Plus tard Il aura l’occasion d'autres scrupules : doit-il se rendre à l'invitation d'un membre du Cabinet qu'il combat ?
« J'ai reçu une invitation à dîner chez le ministre de la justice ; cela m'a embarrassé : je ne veux point frayer avec ce ministère-ci ; et d'un autre côté je ne veux point qu'on puisse m'imputer un manque personnel d’égards envers M. Leclercq. J'ai consulté Brabant, qui m'a dit que je devais accepter, et j'ai suivi son avis. » (28 novembre 1840).
Gastronomiquement, François du Bus ne regrette pas d'avoir écouté son collègue ; mais il soupçonne d’assez amusante façon qu'on cherche à le circonvenir « par le ventre » :
« Il y avait hier un dîner magnifique chez le ministre de la justice : les ministres des finances, de la guerre, des travaux publics, les envoyés d'Angleterre, du Brésil et un autre, plusieurs représentants, le gouverneur du Brabant, Jules Van Praet, voilà ceux que j'y ai remarqués. Le ministre de la guerre Buzen m'y a pris par le bouton et m'a retenu à dîner pour aujourd'hui, en me disant qu'il n'aurait que Félix de Mérode ; j'ai voulu décliner, mais il n'y a pas eu moyen. Il paraît que l'on me considère comme un « ventru » et que l'on a dessein de me séduire à la manière de. » (30 novembre 1840).
Pourtant François du Bus se plaint de ce régime : « Mercredi c'était encore chez le gouverneur de la Banque ; samedi chez Raikem ; dimanche, Dumortier dînait chez notre cousin du Bus de (page 338) Gisignies et moi encore chez Raikem ; aujourd'hui tous deux chez M. de Hults à l'Hôtel de Flandre. Cela commence à devenir fatigant pour l'estomac. » (18 février 1833). Qu'à cela ne tienne, lui répond son frère : voici le carême.
« Vous aurez le tems de reposer votre estomac de la fatigue des dîners en ville. Nous étions à nous demander comment vous aurez fait pour vous procurer un dîner du mercredi des cendres ; cela ne doit pas être commode au restaurateur. »
Erreur, répond François du Bus par retour du courrier :
« Je n'ai pas eu de peine à me procurer, mercredi, au restaurant, un dîner convenable : des huîtres, du saumon salé, des haricots, de l'huile et du vinaigre, voilà la combinaison que j'ai adoptée. » (22 février 1833).
Après tout, nous n'avons pas essayer de concurrencer ici Brillat-Savarin, et nous en resterons-là au chapitre de la bouche.
Qu'il suffise de savoir que François du Bus ne rougissait pas d'apprécier les bonnes choses - « on dine bien chez le Régent, Edmond ! » - et qu'il savait s'élever jusqu'au lyrisme à la perspective de la dégustation d’un pâté de perdreau préparé par sa mère suivant une recette de sa sœur... Toutefois, il observe avec rigueur les prescriptions, alors fort strictes, du jeûne : « Maman me demande si je prends chaque jour quelque chose à midi ; non, depuis le carême ; je mange à neuf heures du matin et à cinq heures au soir, mais je prends le soir en rentrant du vin coupé d'eau. » (13 mars 1835).
Sur quoi Henriette bondit sur sa plume : « Mon cher ami, vous êtes déraisonnable... »
Ayant fait de la Chambre - bureau, hémicycle et salles de commissions - le foyer de sa totale activité, François du Bus ne sort de sa tanière du (page 339) Marché-au-bois que pour se rendre à ce que depuis décembre 1834 on appelle le « Palais de la représentation nationale. » C'est avec des pieds de plomb qu'il se transporte des cérémonies ou réceptions officielles et ce n'est que chez de bons amis comme les Raikem qu'il dîne avec plaisir.
Pour le reste, il demeure chez lui au milieu de ses papiers, livres et documents, et il travaille, matinal (« je respecte mon horaire et suis sur pied à 5 heures ou 5 1/2 heures!.. »), et couché tard, sans lever le nez, même lorsque passe un cortège carnavalesque : « Hier était, d'après l'usage, jour de carnaval à Bruxelles. Le cours des voitures et des masques suivait, entre autres rues, le Marché-au-bois jusqu'à la rue de Loxum et passait ainsi sous mes fenêtres ; je n'y ai rien observé de remarquable ; il est vrai que je l'ai peu regardé. » (9 mars 1840).
L'opéra ne le tente pas. Il va voir et « la Juive », « L’italienne à Alger », et s'accuse presque comme d'une faute d'avoir assisté deux représentations de « Robert-le-diable. »
Il lui arrive, par extraordinaire, d'échouer dans l'autre d'un précurseur du progrès :
« J'ai vu aujourd'hui le plan d'une nouvelle invention et nous avons, Dumortier et moi, longuement causé avec l'inventeur. Il s'agit d'un système de chemin de fer portatif, porté par la voiture qui le parcourt, cet énoncé paraît absurde e et cependant l'idée est toute simple : le cercle de chaque roue présente un creux dans lequel s'emboite la partie saillante de l'ornière en fer ; mais cette ornière est rompue par fragments d'un pied environ de long, unis entre eux par des (page 340) charnières et formant ainsi deux chaînes dont chacune entoure les deux roues d'un même côté. Une poulie fixée en avant de la plus petite roue et assez bas, est aussi entourée par la chaîne et l'amène à un plan très rapproché du niveau de la route. On prétend que cela marche très bien et sans cahotement, sur les routes pavées ; que cela convient même aux chemins de terre. On croit même qu'un moteur appliqué à cette voiture, traînerait une charge plus que double de celle qu'il emporterait sur une voiture ordinaire ; ou, si vous l’aimez mieux, que le même poids serait enlevé à une vitesse plus que double et sans secousse. La partie de l’ornière qui repose successivement sur le sol ne pèse pas sur la voiture ; et une fois l'impulsion donnée, la partie qui descend de la grande roue vers la petite seconde assez le mouvement pour balancer, et au-delà, la résistance que présente le poids de la partie qui se relève derrière la grande roue. » (6 mars 1836).
Ne nous y trompons pas : cette invention n'était rien autre que celle de la traction à chenilles qui devait connaître une si guerrière utilisation de nos jours. S'en douta-t-il alors, François du Bus ?
Les rares voyages qu'il se donne le temps de faire ont un objet documentaire ; c'est ainsi qu'il visite deux fois la citadelle d'Anvers ; la première fois en visite-guidée, le 27 mai 1832.
« Nous avions des lettres de recommandation de M. Félix de Mérode et du général Evain, pour le colonel Buzen, gouverneur militaire à Anvers. Le résultat de ces lettres a été que le gouverneur a pris la peine de nous accompagner lui-même dans tous les ouvrages, dans tous les forts, dans toutes les batteries, et de nous donner toutes les explications désirables ; nous sommes aussi allés à la tour, en vertu de la permission écrite du gouverneur, et après avoir monté 622 marches, (page 341) nous avons joui de la vue la plus magnifique et pu plonger nos regards à notre aise dans la citadelle. Le soir, accompagnés d'un officier que nous avait donné le commandant de place, nous sommes allés visiter l'entrepôt, l'arsenal et le terrain sur lequel une battière faite de planches isolées, clouées à des poteaux, forme toute la séparation entre les soldats belges et hollandais. Nous étions neuf, sur cette petite course explorative, savoir Dumortier, Baron Charles de Coppens, Eug. Desmet, l'abbé de Haerne, membres de la Chambre des députés ; Piers de Raveschoot, sénateur ; l'abbé Gerbet ; l'abbé Lacordaire ; M. de Kertanguy, jeune breton qui accompagne l'abbé Gerbet, et moi. Ç'a été une délicieuse partie . »
C'était avant le siège de citadelle par les Français du maréchal Gérard. François du Bus retourne à Anvers, après la capitulation hollandaise, le 21 janvier 1833i. Dumortier seul l'accompagne ; le général Buzen les pilote personnellement et les introduit partout.
« Trop de relations vous ont fait le tableau si pittoresque de l'intérieur de la citadelle, des ruines qu'elle présente sur tous les points, de son sol labouré par les boulets et par les bombes, de ses monceaux de terres et de débris qui recouvrent les magasins de provisions où le feu s'est conservé depuis plus d'un mois et d'où s'échappent encore, par conséquent, des torrens de fumée. Je ne pourrais rien ajouter ce que vous avez lu. Mais il faut avoir vu cela pour s'en faire une juste idée. Tout est détruit dans l'intérieur de la citadelle, sauf les locaux voûtés en briques et le local dont on avait fait un hôpital et qui était recouvert d'un énorme blindage. Celui-ci, comme les autres, nous a paru bien sec et très habitable.
« La brèche, dont on a tant parlé, nous a semblé bien loin d'être praticable. Je pense qu'un homme qui se servirait pour la gravir de ses pieds et de (page 342) ses mains à la fois, et que rien ne gênerait dans ses mouvemens, aurait beaucoup ed peine à y parvenir ; le mur, en s'écroulant, n'a pas entraîné les terres, qui présentent encore un escarpement fort roide, et les débris atteignent à peine au quart de la hauteur à franchir. D'un autre côté, les feux de la batterie qui enfilait le fossé vis-à-vis de la brèche, n'étaient pas éteints. Nous avons visité cette batterie, elle est encore en bon état, le blindage n'a que peu souffert et sept pièces de gros calibres y étaient encore en position, dirigées, à petite portée, sur le fossé vis-à-vis de la brèche : au dire de Buzen on pouvait, au moyen de cette batterie, empêcher les plus braves de passer.
« Il faut donc singulièrement rabattre de ce qui avait été dit de l’état de détresse auquel la place était réduite et qui en nécessitait la reddition. Chassé a capitulé alors qu'il était possible de résister encore longtems. Il est vrai que le gros mortier lui a fait peur ; que l'effet des énormes projectiles qu'il lançait « tait effrayant ; que ni voûte ni blindage n'aurait pu y résister, que si une de ces bombes avait pénétré dans la casemate, elle aurait pu tuer beaucoup de monde : mais une garnison nombreuse est-elle brave et mérite-t-elle les éloges que l'on a faits de la défense de la citadelle d'Anvers, lorsqu'elle capitule par suite de la crainte qu'elle a de perdre du monde en prolongeant la défense ? A ce compte, elle aurait dû capituler dès le premier jour de l'investissement, une fois qu’il lui serait démontré que l'armée assiégeante est assez forte pour qu'il ne reste point d'espoir de la contraindre à lever le siège. Mais il fallait faire valoir le succès des Français ; et pour cela les Français eux-mêmes n'ont rien trouvé de mieux à faire que d'exagérer outre-mesure le mérite de la défense.
Si Chassé n'a point tiré sur la ville, c'est dans l'intérêt même de la défense de la citadelle. Il (page 343) est bien remarquable que cela résulte d'un journal de siège tenu par le colonel de Guimoens, Hollandais mort, après la reddition, à l'hôpital d'Anvers, lequel journal a passé en la possession de Buzen. On y voit que c'est dans un conseil de défense, tenu après que Gérard eût fait connaître qu'il se servirait du fort Montebello, qu'il a été arrêté que, « pour conserver les avantages de la neutralité de la a part des batteries élevées du côté de la ville », on s'abstiendrait de tirer sur la ville. En effet, on neutralisait, par ce moyen, 67 mortiers tous de gros calibre et 20 canons au moins ; or c'est le feu des mortiers français, au nombre de 25 à 30, qui a démoralisé principalement la garnison ; qu'aurait-ce été si 78 bouches à feu de plus, a y compris 67 mortiers, avaient vomi sur la citadelle la dévastation et la mort ?
« Quant aux intentions des Hollandais, elles résultent des approvisionnements mêmes que l'on a trouvés après la capitulation. Il y avait une énorme quantité de roches à feu, espèce de composition incendiaire utile pour l'attaque, mais inutile pour la défense des places, et qui ne pouvait avoir d'autre destination que de brûler la ville. Les Français, pour incendier les bâtimens de la citadelle, n'en ont pas employé une quantité égale au trentième de ce qu'en contenaient les magasins de Chassé. Le dessein prémédité des Hollandais de brûler encore une fois Anvers est constant, et par l'approvisionnement en roches feu que l'on a trouvé dans la citadelle, et par le journal susdit.
« La déclaration postérieure de Chassé, dans laquelle il attribue sa résolution contraire à ses sentimens d'affection pour les Anversois et d'humanité, est hypocrite. Ce n'est point non plus la crainte des Français qui a retenu les Hollandais : c'est la crainte d'être écrasés par les batteries belges. Ainsi ces batteries, contre l'érection desquelles la Régence d'Anvers et une partie des (page 344) habitans ont fait tant de réclamations, sont préci«ément ce qui les a sauvés d'un nouveau désastre.
« Je vous ai parlé des vols considérables qui se sont commis dans la citadelle, qui était approvisionnée si complètement que, selon notre cicerone, on pouvait estimer ce qui s'y trouvait à des millions. Quand ils ont remis la place aux autorités militaires belges, ils ont estimé en bloc l'approvisionnement à 150 mille florins !!! Ils n'ont toutefois emporté ostensiblement que des trophées, savoir, le pavillon aux couleurs hollandaises, les pierres enchâssées sur le fronton des casemates et sur lesquelles était sculpté le numéro de chacune et quelques pièces de canon en bronze : la population militaire a fait le reste. C'était un exemple pour les Belges qui leur succédaient.
« Ils ont commencé par céder aux instances des curieux, Anglais et autres, qui voulaient avoir un débris de bombe, voire même un projectile entier, et qui payaient chèrement ces sortes de reliques. Cela les a mis en goût de gagner de l'argent par un semblable moyen. Les boulets et autres projectiles ont été enlevés en nombre ; bientôt les autres approvisionnemens ont été attaqués : les soldats cachaient, sous leur capote, de la toile, du drap, voire même du plomb dont ils se faisaient des ceintures pour l'emporter. Buzen prétend, mais je crois qu'il exagère, qu'il est sorti ainsi plus de vingt mille boulets. Il a cependant fait transporter dans des magasins en ville tout ce qu'il a pu de provisions en farine, genièvre, etc.
« Un mot encore sur la conduite des Français. Il se trouvait dans la citadelle un dépôt considérable d'armes de chasse, que Chassé s'était dans le tems fait remettre, sous prétexte que la ville était en état de siège, par les habitans d'Anvers. Eh bien ! les Français les ont jugées de bonne prise et les ont emportées! »
Nous nous en serions voulu de ne pas reproduire (page 345) in-extenso, malgré sa longueur, la relation de cette visite à la citadelle d'Anvers, non point pour ce qu'elle peut apporter de valable lumière sur un vieil événement, mais parce qu'elle contribue à faire ressortir de saisissante façon des traits de caractère ; la tendance du parlementaire à s'improviser stratège ou tacticien et, chez François du Bus, l'expression d'une aversion bien tassée qui fait leur part égale aux pointes lancées contre les Hollandais et les Français. Comme aussi ce sympathique amour-propre qui trouve le moyen d'attribuer la capitulation hollandaise à la crainte des batteries belges ; et cet irrépressible amour des badauds pour les « souvenirs » ; et cette tentation congénitale qui pousse les Belges à faire monnaie de toute matière, à la barbe des contrôles...
Et voilà comment se déroulait la vie extraparlementaire d'un député de province Bruxelles, entre 1830 et 1848.