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« ESSAI HISTORIQUE & POLITIQUE SUR LA RÉVOLUTION BELGE » Deuxième continuation

      

Par Théodore Juste

 

CHAPITRE II. Le cabinet de Bruxelles n'obtient pas l'appui de l'Angleterre et de la France. - Déclaration inattendue de lord Palmerston. Elle décide la conduite de la France. - Le ministère Molé et Louis-Philippe. - Le cabinet de La Haye repousse un arrangement direct. - Dette mise à la charge de la Belgique; propositions de la Conférence. - Injonctions menaçantes. - Projet transactionnel du gouvernement belge. - Le parti belliqueux et le parti pacifique. - Ouverture de la session législative de 1838-1839. - Discours du trône. - Adresses des Chambres. - Résolutions du ministère britannique. - Protestation de la Diète contre les prétentions des Belges. - Protocole du 6 Décembre 1838. - Réserves illusoires de la France.

 

(page 169) Pour conserver l'intégrité du territoire, le cabinet de Bruxelles comptait sur l'appui de l'Angleterre et de la France. Cet espoir devait être déçu. Déjà le gouvernement britannique avait pris une résolution imprévue.

Lord Palmerston, sans même s'être concerté avec le cabinet de Paris, avait adressé aux ministres anglais à Berlin, à Saint-Pétersbourg et à Vienne une circulaire renfermant l'assurance que le cabinet britannique, dans le règlement de la question territoriale, ne s'écarterait en rien des limites tracées par les vingt-quatre articles. Le chef du Foreign-Office, qui avait tant contribué à la fondation de -l'État belge, nous témoignait toujours la même sollicitude; mais il avait eu la main forcée par ses collègues qui, eux-mêmes, avaient subi l'influence (page 170) du cabinet de Vienne[1]. La déclaration inattendue du cabinet de St-James décida de la conduite de la France : elle sacrifia l'intérêt et les vœux de la Belgique au maintien de la paix générale.

Le représentant de la Belgique à Paris écrivait au ministre des affaires étrangères le 29 mai: « Le comte Molé, en m'exprimant la peine que lui faisait éprouver son dissentiment profond avec le Roi, notre auguste souverain, m'a dit qu'il était impossible à la France de le suivre dans cette voie sans issue; que, ne voulant pas la guerre, la solution de nos difficultés n'était possible que par un arrangement ; que, pour offrir quelque avantage et réussir, le plan d'un arrangement devait exclure tout changement au territoire des vingt-quatre articles et porter particulièrement sur la réduction des charges financières... » Louis-Philippe lui-même écrivait au roi Léopold, le 5 juin: « Il n'y a de salut que par la conservation de votre couronne et le maintien de l'indépendance de votre royaume selon la délimitation des vingt-quatre articles: tout le reste est illusoire et chimérique[2]. » A la demande du gouvernement belge, le cabinet français fit toutefois une tentative, afin d'amener un arrangement direct entre la Belgique et la Hollande.

Le baron Mortier, ministre de France à La Haye, fut chargé de sonder le gouvernement néerlandais sur le (page 171) point de savoir s'il consentirait à céder à la Belgique une partie du Limbourg, moyennant un prix à convenir. Mais cette ouverture fut nettement repoussée[3].

Si la Conférence se montrait inflexible quant au territoire attribué à la Hollande, elle no repoussait plus cependant les réclamations du cabinet de Bruxelles au sujet des autres charges du traité du 15 novembre 1831. En imposant à la Belgique, indépendamment des arrérages de la dette qui s'élevaient à plus de 67 millions de florins, une rente annuelle de 8,400,000 florins, ce traité avait injustement exagéré les obligations de notre pays. Une commission d'État, présidée par le ministre des finances, M. d'Huart, venait de prouver que la part des Belges dans les dettes existant au moment de la dissolution du royaume des Pays-Bas, ne s'élevait qu'à une rente de 2,215,000 florins[4].

Le 16 octobre, les plénipotentiaires des cinq cours, réunis en Conférence, proposèrent de fixer à trois millions de florins la déduction à faire sur la portion de la dette qui serait mise à la charge de la Belgique. Quelques jours après, le 27 octobre, les plénipotentiaires d'Autriche et de Prusse remettent à lord Palmerston un memorandum pour déclarer que, dans l'opinion de (page 172) leurs cours, les puissances, si la Belgique repoussait l'arrangement proposé, devaient mettre un terme au statu quo établi par la convention du 21 mai. Cette espèce d'injonction ne fut pas repoussée par le cabinet britannique. En effet, lord Palmerston fit savoir au cabinet de Bruxelles que, « si la négociation présente échouait par suite d'obstacles provenant du gouvernement belge, la Grande-Bretagne ne pourrait s'opposer à ce que, ou la Confédération germanique ou le roi des Pays-Bas fût dispensé de respecter plus longtemps le statu quo territorial, et ne pourrait accéder à l'occupation prolongée, par les Belges, de la partie allemande du Luxembourg et des équivalents dans le Limbourg. » En effet, il avait déjà été question, dans les négociations de la Hollande avec les cours du Nord, de préparer la contre-partie du siége d'Anvers, en commençant par arracher, au moyen d'une exécution, Venloo aux Belges, dépossession qui certes aurait été suivie de l'occupation du Luxembourg allemand par la Confédération germanique. Cette double exécution faite sous les auspices des trois cours du Nord, dont elle aurait désormais assuré la suprématie, eût été la revanche de l'intervention anglo-francaise de 1831. Laisser venir les choses à cette extrêmité eût été une grande faute politique.

Le cabinet de Bruxelles; toujours sous la réserve expresse des droits territoriaux de la Belgique, autorisa M. Van de Weyer à offrir un chiffre transactionnel de 3,200,000 florins pour terminer les difficultés relatives au partage de la dette. Mais cette proposition fut envisagée à Londres comme un refus de négocier.

(page 173) En réalité, fort de ses droits et soutenu par les vœux ardents de la nation, le gouvernement belge continuait de résister aux injonctions des .puissances. Mais fallait-il pousser la résistance jusqu'à la dernière limite? Fallait-il hasarder l'existence même du pays dans une lutte inégale contre l'Europe entière? Deux partis se formèrent, chacun avec des nuances: le parti pacifique, le parti belliqueux. Celui-ci avait alors la prépondérance et comptait parmi ses adhérents deux. ministres, MM. Ernst et d'Huart. Le cabinet, qui cessait d'être homogène, parvint avec peine à s'entendre sur la rédaction du discours d'ouverture de la session, et il s'y glissa, au dernier moment, une phrase dont MM. de Theux et Nothomb n'avaient pas calculé toute la portée.

Le 13 novembre, en ouvrant la session de 1838-1839, le roi Léopold s'exprima en ces termes: « Nos différends avec la Hollande ne sont point encore arrangés ; les droits et les intérêts du pays sont la règle unique de ma politique ; ils ont été traités avec le soin qu'exige leur importance; ils seront défendus avec persévérance ct courage. » .

Ce dernier mot parut impliquer la guerre et la phrase fut couverte d'applaudissements malgré le respect dû au Roi; MM. de Theux et Nothomb en furent consternés; M. de Theux dit à M. Nothomb, en rentrant à l'hôtel du ministère: « C'est le jour le plus malheureux de ma vie. » Au dehors, les paroles royales eurent un immense retentissement; elles remuèrent profondément le pays.

Les adresses des Chambres, adoptées à l'unanimité, les accentuèrent encore davantage.

(page 174) « En continuant à défendre avec persévérance et courage les droits et les intérêts du pays, disait le Sénat, Votre Majesté répondra au vœu de tous les Belges, jaloux de maintenir, sous son règne, cette union entre les neuf provinces qui, subsistant depuis des siècles, a été confirmée par les actes mêmes du gouvernement précédent. Ce sera pour la dynastie un nouveau titre à la reconnaissance de la patrie; les acclamations unanimes qui ont accueilli les nobles paroles que Votre Majesté a fait entendre au sein de la représentation nationale lui auront prouvé combien nous apprécions tout ce qui a été fait jusqu'ici, et qu'au besoin nous ne reculerions devant aucun sacrifice pour défendre l'honneur et les droits du pays. »

 L'adresse de la Chambre des représentants était encore plus énergique.

« ... Nos droits, Sire, sont ceux que toute nation doit revendiquer: son unité, l'intégrité de son territoire; ils reposent sur cette antique nationalité que le peuple belge n'a fait que reconquérir en 1830. Ces droits avaient été méconnus en 1831, et si la Belgique, en présence des calamités qui menaçaient alors l'Europe, avait consenti aux plus douloureux sacrifices, ce n'était que sous la garantie formelle donnée par les cinq puissances, d'une exécution immédiate, qui nous aurait mis à l'abri de toutes vicissitudes. ;Mais les puissances ont reculé devant l'accomplissement de cette garantie, et le gouvernement hollandais, loin d’adhérer à des stipulations arrachées au pays et à Votre Majesté, a préféré les repousser et spéculer sur le temps, afin de faire tourner les événements au profit de sa cause.

(page 175) Se plier aux dures conditions d'un traité de circonstance que refuse, pendant de longues années, une puissance adverse, ce n'est pas contracter l'engagement d'en subir exclusivement et sans terme toutes les chances défavorables. L'exécution immédiate, qui était une des conditions essentielles de l'acceptation du traité et qui seule aurait pu placer la Belgique dans la dure nécessité de voir mutiler son territoire, n'ayant pas eu lieu par le fait de la Hollande, autant que par la tolérance des puissances médiatrices, les choses ne sont plus entières sur ce point; depuis lors, le temps a consolidé, entre nous et nos compatriotes du Luxembourg et du Limbourg, des liens tellement intimes, qu'on ne pourrait les rompre sans méconnaître ce qu'il y a de plus sacré dans le droit des gens... Nous sommes prêts, Sire, à acquiescer à des arrangements qui s'accorderaient avec notre honneur et notre situation actuelle. Mais si l'emploi d'une force abusive tendait à priver de leur patrie des concitoyens qui ne veulent pas cesser de l'être, nous nous tiendrions plus serrés encore autour du trône de Votre Majesté; nous ne reculerions devant aucun sacrifice pour la défense du pays; et nous déclinerions la responsabilité d'événements de nature à épuiser le crédit public, à l'aide duquel seulement peuvent se réaliser nos vœux sincères de conclure avec nos voisins du Nord une paix durable... »

Cette adresse avait été votée le 17 novembre. Le 26, dans un conseil de cabinet, le ministère britannique décida, à l'unanimité de ses membres: 1° qu'il y avait lieu de terminer dans le plus court délai possible l'affaire hollando-belge; :2° que la mesure des sacrifices (page 176) de la Hollande était comblée. Le 28, les ambassadeurs d'Autriche et de Prusse, comme investis des pouvoirs et chargés des intérêts de la Diète germanique, remirent entre les mains de lord Palmerston une protestation formelle, au nom de la Confédération, contre les prétentions de la Belgique. Le 6 décembre, les plénipotentiaires des cinq puissances signèrent un protocole où, maintenant leurs précédentes résolutions, ils décident qu'elles seront notifiées aux plénipotentiaires hollandais et belge. C'était confirmer de nouveau l'immutabilité des arrangements territoriaux de 1831.

L'ambassadeur de France, comte Sébastiani, avait cependant réservé l'approbation de sa cour; mais l'ajournement demandé par lui ne fut accordé qu'à la suite et sous la condition en quelque sorte de l'engagement secret pris par le comte Molé, d'adhérer au protocole après que les chambres françaises auraient voté l'adresse en réponse au discours du trône. Le ministre de Belgique mandait le 11 décembre au roi Léopold:

« Le cabinet de Paris a pris un parti définitif: il signera le traité le 15 janvier, si les quatre cours veulent attendre jusque-là, ou bien dans peu de jours, si, refusant tout délai dans la crainte des chambres françaises, elles veulent marcher de suite en avant. Ainsi donc pour la France, tout se réduit il une question de date: Signera-t-elle le 15 décembre ou le 15 janvier? Pour la Belgique, la question vis à vis de la France est résolue; la France signera le nouveau traité et s'associera aux notifications qui en seront les conséquences. »

Quelques jours après, le 18 décembre, Louis-Philippe, qui avait trouvé « déplorables » les adresses des chambres (page 177) belges, informait lui-même le roi Léopold qu'il était résolu de faire signer le protocole final. « Cependant, ajoutait-il, nous résisterons encore à la signature immédiate; nous prenons encore un délai qui, quoique bien court, vous laisse un peu de temps pour réfléchir définitivement sur ce que vous allez faire et pour agir autour de vous et faire comprendre le véritable état des choses. »

En réalité, cet ajournement avait surtout pour but d'amortir les attaques dont le ministère Molé allait être l'objet.



[1] La correspondance du représentant de la Belgique à Paris nous a fait connaître les causes de la brusque détermination de lord Palmerston. Voyez le travail que nous avons consacré au comte Le Hon, ministre plénipotentiaire de Belgique à Paris, etc., p. 153.

[2] Revue rétrospective, p. 330.

[3] Les détails de cette tentative étaient relatés dans une lettre du comte Le Hon au roi Léopold du 30 novembre 1838. Voyez notre ouvrage sur le comte Le Hon, p. 164.

[4] La commission, présidée par le baron d'Huart, était composée de MM. Du Jardin, J. Fallon, Liedts et B, Dumortier, qui venait de se signaler par des écrits dont l'influence fut incontestable: « La Belgique et les vingt-quatre articles » et « Observations complémentaires sur le partage des dettes des Pays-Bas ». Messieurs. Fallon et Du Jardin se rendirent à Londres en qualité de commissaires du gouvernement.