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« ESSAI HISTORIQUE & POLITIQUE SUR LA RÉVOLUTION BELGE »
Deuxième continuation
Par Théodore
Juste
Cette deuxième continuation est le complément de la troisième édition
qui s'arrêtait à la convention du 21 mai 1833. M. Juste nous
représente la Belgique
faisant un magnifique essai d'existence durant l'entr'acte diplomatique de cinq
ans que l'adhésion inattendue du roi Guillaume est venue douloureusement
interrompre le 14 mars 1838; il retrace la dernière et profonde crise d'où,
abandonnée du monde entier, la
Belgique n'a pu sortir que par une paix définitive qui, en
lui procurant la reconnaissance de la Hollande et de la maison d'Orange, lui enlevait
deux moitiés de province. Élargissant même son cadre, il a montré ce que le
traité du 19 avril 1839 est devenu dans l'exécution. (1er mars 1876).
CHAPITRE PREMIER - État
prospère de la Belgique après la convention du 21 mai 1833. Illusions sur cette
convention. - Démarche stérile faite à Londres, en 1836, par le plénipotentiaire
hollandais. Adhésion de Guillaume 1er au traité des vingt-quatre articles (14
mars 1838). - Effet de cette adhésion en Belgique. Attitude du roi Léopold 1er.
- Instructions données aux plénipotentiaires belges à Londres et à Paris. - Projet
de négociation directe entre la Belgique et la Hollande. - Occupation
momentanée du village de Strassen par une colonne militaire sortie de la
forteresse de Luxembourg. - Adresses de la Chambre des représentants et du
Sénat. - Pétitions demandant l'intégrité du territoire. - Rapport de M.
Dumortier. - Clôture de la session législative. - Adresses des conseils
provinciaux et communaux pour l'intégrité du territoire. - Réponse du Roi aux
conseils provinciaux du Limbourg et du Luxembourg.
(page 160) La convention
du 21 mai 1833 avait créé pour la
Belgique une situation provisoire, à la vérité, mais qui, en
se prolongeant, prenait un caractère à certains égards (page 161) définitif. En
possession du Limbourg, moins Maestricht, et du Luxembourg, moins la forteresse,
percevant les impôts de tous les territoires sans payer la dette, satisfaite et
prospère, la nation oubliait le traité du 15 novembre 1831, imposé dans des
jours de malheur. Elle se persuadait que la non-adhésion de la Hollande avait frappé de
caducité les clauses contre lesquelles le sentiment public n'avait cessé de
protester. Elle se flattait que si la situation venait à être altérée, ce ne
serait. tout au plus que pour charger la Belgique d'une partie de la dette commune. La
confiance était telle, que, à l’occasion de la retraite de M. de Muelenaere, le
13 janvier 1837, on avait laissé le département des affaires étrangères
s'absorber dans le ministère de l'intérieur. Ce fut comme une période
d'épanouissement; Je gouvernement donnait l'exemple des entreprises en se
chargeant de la construction des chemins de fer; née d'hier, la Belgique au berceau
paraissait virile ; elle étonnait le monde par son activité ; ses finances
étaient bien ordonnées, son industrie florissante. Situation unique qui a beaucoup
contribué à la consolidation du nouvel État si récemment issu d'une révolution.
On avait prétendu que, séparée de la Hollande, la Belgique ne pourrait vivre ; elle vivait, à côté
de la Hollande
exténuée, de la France
troublée, de l'Allemagne inquiète.
La démarche stérile
faite à Londres, au mois d'octobre 1836, par le plénipotentiaire du roi
Guillaume 1er semblait une consécration du statu quo. M. Dedel ayant exprimé le
vœu de voir reprendre les négociations ajournées depuis le 24 août 1833, lord
Palmerston déclara qu'il n'y avait point lieu de convoquer la Conférence.
(page 161) « Les
réunions de la Conférence,
disait-il, ont été suspendues jusqu'à ce que les plénipotentiaires néerlandais
soient mis à même de déclarer de deux choses l'une: ou que Sa Majesté
néerlandaise a obtenu l'assentiment de la diète et du duc de Nassau à
l'arrangement territorial proposé par le gouvernement néerlandais en 1833, et
ensuite duquel tout le district du Limbourg serait incorporé à la Hollande, ou que Sa
Majesté, n'ayant pu obtenir ce consentement, était prête à accéder à
l'arrangement territorial contenu dans les vingt-quatre articles et à autoriser
ses plénipotentiaires à signer les sept premiers de ces articles qui ont
rapport à l'arrangement territorial. - La note adressée par M. Dedel aux
plénipotentiaires des cinq cours déclare bien que Sa Majesté néerlandaise n'a
pas réussi à obtenir l'assentiment de la diète et du duc de Nassau à
l'arrangement territorial proposé par Sa Majesté néerlandaise en 1833 ; mais la
note ne dit pas si, dans le cas que les conférences soient reprises, les
plénipotentiaires sont autorisés et prêts à accéder aux sept premiers des
vingt-quatre articles, et ainsi à donner l'assentiment de Sa Majesté
néerlandaise à l'arrangement territorial des cinq puissances. » Deux
années s'écoulèrent encore sans apporter aucune modification à la trève de
1833. Mais un jour vint où tout devait brusquement changer, où les illusions
des Belges devaient soudainement disparaître.
Le roi Guillaume venait
enfin de plier sous la nécessité : il cédait aux vœux de son peuple, qui
refusait de supporter plus longtemps des charges toujours croissantes; il
reculait devant l'opposition devenue menaçante aux États-Généraux. Au lieu de
se retirer en laissant (page 162) à son successeur moins compromis devant
l'histoire la tâche ingrate de céder, il voulut faire lui-même le sacrifice,
consentant à descendre du piédestal où il s'était placé. Ce n'est qu'après
s'être amoindri comme homme d'État et comme roi, qu'infidèle à son rôle historique,
il abdiqua, le 7 octobre 1840, résolution inexpliquée jusqu'à ce jour. Le 14
mars 1838, M.
Dedel remit à lord Palmerston une note, hélas ! décisive. Après avoir rappelé
la démarche qu'il avait faite au mois d'octobre 1836, il poursuivait en ces
termes:
« Constamment
frustré dans sa juste attente d'obtenir, par la voie des négociations, de
meilleurs termes pour ses fidèles sujets, le Roi s'est convaincu que le seul
gage qui lui restait à donner de l'invariable sollicitude qu'il a vouée à leur
bien-être et l'unique moyen de faire apprécier ses intentions étaient d'adhérer
pleinement et entièrement aux conditions de séparation que les cours
d'Autriche, etc., ont déclaré finales et irrévocables. Dans cette conviction,
Sa Majesté a envoyé à son plénipotentiaire l'ordre de signer, avec ceux des
cinq puissances réunis en conférence à Londres, les vingt-quatre articles, à la
signature desquels les plénipotentiaires du Roi ont été invités par la note de
Leurs Excellences du 15 octobre 1831. Parvenu au terme de ces longues
discussions, le cabinet de La Haye prend, à ce qu'il espère, une précaution
superflue, en faisant annoncer par le soussigné que, dans le cas inespéré d'un
défaut de coïncidence réciproque de vues et d'action chez toutes les parties
intéressées, la présente déclaration devra être considérée comme non avenue. »
(page 163) Cette
adhésion imprévue du roi Guillaume, bientôt connue en Belgique, y excita une
profonde et légitime émotion. Contre le démembrement devenu imminent, qui
ne se serait soulevé! Surpris par une
détermination si inattendue, le gouvernement s'efforça aussitôt d'en atténuer
les conséquences; mais ce n'était point sans inquiétude qu'il entrevoyait
l'avenir. Dans le comité secret qui suivit l'annonce de l'adhésion, le ministère,
en promettant d'essayer d'obtenir une révision du traité de 1831, ne dissimula
point ses appréhensions ; cependant il se mit résolûment à l'œuvre.
Le roi Léopold 1er, il
faut lui rendre cette justice, se montra peu sensible à l'idée de se voir légitimer
par l'abdication de la dynastie dépossédée; il résista à bien des suggestions
de famille et consentit à être accusé de ne savoir faire ses affaires. Il
aurait accepté la continuation du statu quo territorial même avec acquittement
d'une part équitable de la dette, en ajournant indéfiniment la reconnaissance
de la dynastie belge par la maison d'Orange.
Le cabinet de Bruxelles
apprit officieusement que dans la conférence on préparait un projet de note par
lequel les cinq plénipotentiaires eussent déclaré qu'ils étaient prêts à signer
les vingt-quatre articles avec les plénipotentiaires hollandais. Dès le 20
mars, M. de Theux prescrivit aux représentants de la Belgique, à Londres et à
(page 164) Paris, de
concentrer tous leurs efforts sur la conservation du territoire. En outre, il
ordonna au premier, dans le cas où il serait appelé à prendre immédiatement
part aux conférences, de s'y refuser, attend qu'il n'avait pas cru devoir, en
l'absence d'une notification officielle de la démarche du cabinet de La Haye,
réclamer des instructions de son gouvernement. Le plénipotentiaire belge
recevait en même temps l'invitation de ne rien négliger pour éviter la reprise
des négociations sous l'influence de la conférence. « La ratification pure et
simple des vingt-quatre articles n'était plus possible, selon le cabinet de
Bruxelles, et les plénipotentiaires, réunis en conférence, ne devaient prendre
aucun engagement à l'égard du cabinet de La Haye, avant un sérieux examen de la
situation diplomatique si essentiellement modifiée ».
Ces efforts obtinrent un premier succès. Par suite de l'opposition des
plénipotentiaires de France et l'Angleterre, le projet de note destiné à M.
Dedel fut remplacé par un simple accusé de réception ; quant au fond même de la
question, les plénipotentiaires devaient en référer à leurs cours respectives.
Le but du cabinet de
Bruxelles était de prévenir tout acte positif de la part de la conférence, de
se ménager des délais et de les mettre à profit pour sonder le terrain.
Il comptait se prévaloir
de la convention du 21 mai 1833 pour obtenir une négociation directe entre la
(page 165) Belgique et la
Hollande, et il espérait d'arriver à ce résultat si l'on
parvenait à diviser la
Conférence.
La représentation
nationale encourageait le gouvernement et donnait l'exemple de la résistance.
Un incident lui fournit même l'occasion de prendre l'initiative.
Dans le petit village de
Strassen, situé à une lieue de la forteresse de Luxembourg et sur le territoire
rétrocédé à l'Allemagne par le traité du 15 novembre 1831, les habitants
s'étaient permis de célébrer l'installation de leur bourgmestre en plantant
devant sa porte un arbre surmonté du drapeau tricolore belge. Cette inoffensive
manifestation, qui ne manquait pas de précédents, donna lieu à un acte très
grave: le 25 avril, une forte colonne militaire sortit de la forteresse, occupa
le village, et le chef fit abattre l'arbre de la liberté surmonté du chapeau
belge. En apprenant cette agression, la Chambre des représentants protesta sans retard
et, à l'unanimité, vota une adresse au Roi, proposée par les députés du
Limbourg et du Luxembourg.
« Sire,
disait-elle, en 1831, des circonstances malheureuses menaçaient la Belgique du douloureux
sacrifice de nos frères du Luxembourg et du Limbourg ; peut-il se consommer
encore aujourd'hui que sept années d'existence commune les ont attachés à la Belgique ? La Chambre, Sire, ose espérer
que, dans les négociations à ouvrir pour le traité avec la Hollande, l'intégrité du
territoire sera maintenue. »
Le Roi répondit à cette
adresse: « Il m'est toujours agréable de recevoir l'expression des vœux de
la Chambre
des représentants ; les habitants de la Belgique par leur patriotisme et par
l'attachement qu'ils (page 166) m'ont témoigné, ont tous acquis des droits à ma
plus vive sollicitude. »
Le 17 mai, le Sénat
exprimait également l'espoir que le Roi, pour prix des services qu'il avait
rendus au maintien de la paix européenne, obtiendrait la conservation de
l'intégrité du territoire belge. Le Roi répondit de nouveau: « Il est vrai que
les circonstances m'ont mis à même de rendre de grands services à la paix
européenne ; je désire et je demande qu'il m'en soit tenu compte dans l'intérêt
de la Belgique.»
Toutes les classes
appuyaient la représentation nationale ; le pays ne pouvait qu'être unanime.
Chaque jour arrivaient à la
Chambre des représentants des pétitions qui réclamaient
l'intégrité du territoire. Elles firent, le 16 mai, l'objet d'un rapport digne
d'attention; on y exprimait avec énergie les sentiments qui animaient la Belgique entière.
« ... Au moment où la Chambre va se séparer,
disait le rapporteur (M. B. Dumortier), et lorsque peut-être, pendant son
absence, des négociations seront ouvertes, elle croit de son devoir d'exprimer
de nouveau, au sein de cette assemblée, les protestations qu'on y a déjà faites
à plusieurs reprises. Elle proteste donc ici hautement que le traité des
vingt-quatre articles de novembre 1831, qui nous fut d'ailleurs imposé par les
circonstances du moment, circonstances aujourd'hui totalement changées; que ce
traité, quant aux parties du territoire dont il s'agit et à quelques autres
points, ne peut plus lier et n'oblige point la Belgique vis à vis de la Hollande; qu'il est nul
et non avenu à cet égard; à défaut d'acceptation par elle à l'époque qui était
alors (page 167) dans l'intention des parties, comme encore par son défaut
d'exécution et de ratification pure et simple, toutes deux aussi formellement
garanties à la Belgique.
- Elle proteste
également que le gouvernement est actuellement sans aucun mandat ni pouvoir des
Chambres, pour donner son consentement à une reconnaissance ou à un traité
quelconque; qu'ainsi que l'ont déclaré itérativement les deux ministères
précédents, interpellés à cet effet, les pouvoirs qui avaient été conférés en
1831, sont maintenant épuisés.
- La commission déclare
encore qu'elle considère la cause des habitants de ces parties du royaume comme
solidaire avec celle de toute la Belgique. Leur démembrement, en portant une
atteinte profonde à l'avenir, à l'indépendance et à l'honneur du pays,
désaffectionnerait et dépopulariserait à jamais le gouvernement du Roi et notre
jeune royauté... - La commission a donc la ferme confiance que le ministère
n'hésitera pas un instant à refuser et repousser toute condition qui amènerait
une cession de territoire. - Elle pense que le pays tout entier partage cette
opinion et qu'il ne reculera point devant la responsabilité de ce refus et de
ses conséquences...
La clôture de la session
législative, prononcée le 15 juin, ne mit pas un terme aux protestations contre
les vingt-quatre articles. Les conseils provinciaux et communaux suivirent
l'exemple de la Chambre
des représentants et du Sénat en réclamant énergiquement le maintien de l'intégrité
territoriale. Les membres des conseils provinciaux du Limbourg et du Luxembourg
se rendirent en corps auprès du Roi pour lui (page 168) exprimer les vœux de
leurs concitoyens. Dans cette audience, Léopold Ier laissa clairement entrevoir
les obstacles contre lesquels son gouvernement aurait à lutter. « Si la Belgique, dit-il en
substance, n'avait à traiter qu'avec la Hollande seule, on ne saurait douter qu'un
arrangement ne pût se faire, même de gré à gré, à l'avantage et dans l'intérêt
des deux pays; mais il faut compter avec les puissances du Nord... Ce qui
complique la situation, ce sont les relations avec la Confédération
germanique. Le pays est soumis à une double influence ; d'un côté, il y a les
grandes puissances avec lesquelles la Belgique a des traités; de l'autre, la Confédération, corps
qui n'est pas tangible en quelque sorte et qui peut agir en dehors même de la
sphère des grandes puissances... » Le Roi rappelait ensuite que les désastres
de 1831 avaient exercé une funeste influence sur la marche des négociations et
qu'il était difficile de détruire, même longtemps après qu'ils s'étaient
produits, les effets désastreux de grandes catastrophes. Il assura enfin les
membres des députations que, malgré ces circonstances défavorables, la cause du
Luxembourg et du Limbourg serait défendue avec zèle et dévouement.