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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mardi 8 avril 1845

(Annales parlementaires de Belgique, session 1844-1845)

(page 1269) (Présidence de M. Liedts)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. de Renesse procède à l’appel nominal à midi et quart.

M. de Man d’Attenrode donne lecture du procès-verbal de la séance d’hier ; la rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Renesse présente l’analyse des pièces adressées à la chambre.

« Plusieurs raffineurs de sucre, à Anvers, demandent que l’augmentation des droits sur le sucre exotique importé par navires venant directement des colonies, après avoir fait relâche à Cowes ou à Falmouth, soit mise en vigueur par quart, d’année en année. »

M. Osy – Les raffineurs de sucre d’Anvers réclament contre l’interprétation de la loi sur les droits différentiels.

Je demanderai le renvoi de cette pétition à la commission d’industrie avec prière de nous faire son rapport dans la session actuelle. Comme les raffineurs demandent que l’augmentation des droits sur les cargaisons de sucre touché à Cowes soit mise en vigueur par quart, d’année en année, il est de leur intérêt qu’une décision soit prise dès maintenant pour pouvoir encore en jouir cette année.

- Le renvoi à la commission d’industrie avec demande d’un prompt rapport est ordonnée.


« Le conseil communal de Hees prie la chambre d’adopter la proposition de loi sur les céréales présentée par 21 députés.

« Même demande des habitants et des conseils communaux de Roclenge, Marlinne, Millen, Hoenhoven, Genoel-Eldrren, Vlytingen, Rosmeer, Fall et Mheer, Riempst, Herderen, Hex. »

- Renvoi à la section centrale chargée d’examiner la proposition de loi.


« Plusieurs brasseurs, distillateurs, négociants en grains et autres consommateurs de Mariembourg demandent le rejet de la proposition de loi sur les céréales présentés par 21 députés. »

- Même renvoi.


« Les membres du conseil communal de Monceau-sur-Sambre demandent que cette commune soit distraite du canton de Fontaine-l’Evêque et réunie à l’un des deux cantons de Charleroy. »

- Renvoi à la commission chargée d’examiner le projet de loi sur la circonscription cantonale.


« Le sieur Lenoir, ancien employé au service des prisons, demande que les veuves des fonctionnaires pensionnés avant la promulgation de la loi sur les pensions, mais qui n’ont pu contribuer au fond des pensions, jouissent des mêmes avantages que les veuves des fonctionnaires qui auront pris part à cette caisse. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le veuve Albert Salmon prie la chambre de lui accorder la pension dont jouissait son mari. »

- Même renvoi.


« Plusieurs habitants de Gembloux demandent la construction du chemin de fer de Louvain à Jemeppe.

« Même demande des habitants de Bil-St-Vincent-St-Martin. »

- Même renvoi.


« Le sieur Renard, major pensionné, demande qu’on lui accorde la pension supplémentaire assurée aux officiers qui ont fait partie de l’armée des Pays-Bas aux Indes orientales. »

M. Pirson – Je demande le renvoi de cette requête à la commission des pétitions, avec demande d’un prompt rapport.

- Cette proposition est adoptée.


« Plusieurs habitants de la vallée de la Meuse, de Liège, à la frontière hollandaise, exploitants de houillères, chaufourniers, propriétaires, cultivateurs, constructeurs de bateaux, présentent des observations sur le projet d’un canal latéral à la Meuse. »

- Renvoi à la section centrale chargée d’examiner le projet de loi.


« Les sieurs Stranack et Musin, propriétaires de parcs flottants, à Ostende, demande l’égalité des droits entre les divers établissements huîtriers. »

M. Rodenbach - Messieurs, la pétition dont on vient de vous faire l’analyse, vous est adressée par les propriétaires des parcs flottants d’huîtres à Ostende. La chambre s’est déjà occupée de la question, mais il paraît que les pétitionnaires présentent de nouvelles observations. Ils adressent à la chambre des certificats qui constatent qu’en Angleterre il n’y a pas d’huîtres épurées ; que les huîtres qui sont expédiées à Ostende, tant pour les parcs flottants que pour les parcs fixes, sont les mêmes. C’est ce qui est certifié, même par les officiers supérieurs de la douane, qui président au chargement des huîtres. Les pétitionnaires nous adressent des pièces vraiment curieuses, de nature à changer l’opinion de la chambre, si elle veut bien les examiner mûrement.

Je ne veux pas entrer dans d’autres détails, mais je demanderai que la pétition soit renvoyée à la commission des pétitions avec prière d’en faire un rompt rapport, et je demanderai aussi son insertion au Moniteur. Car, je le répète, elle entre dans des développements vraiment convaincants, et les pièces à l’appui constatent de la manière la plus formelle que les huîtres que reçoivent les parcs flottants sont une matière première aussi bien que celles qui arrivent aux parcs fixes. Le président de la chambre de commerce qui a été pendant cinq ans propriétaire de parcs fixes, déclare qu’il n’y a pas de différence et que même les huîtres des parcs flottants y sont tenues plus longtemps pour l’épuration.

- Le renvoi à la commission des pétitions avec prière de faire un prompt rapport et l’insertion au Moniteur, sont ordonnés.

Projet de loi sur l’organisation de l’armée

Discussion générale

M. le président – L’ordre du jour appelle la suite de la discussion du projet de loi sur l’organisation de l'armée.

La parole est à M. Osy pour une motion d’ordre.

M. Osy – Messieurs, plusieurs sections avaient demandé que le rapport de MM. les généraux qui ont été constitués en commission, en 1842, fut déposé sur le bureau pendant cette discussion.

Je demanderai à M. le ministre de la guerre s’il voit quelque inconvénient à ce que ce dépôt ait lieu.

M. le ministre de la guerre (M. Du Pont) – Messieurs, ce rapport a été remis à la section centrale. Je ne vois pas d’inconvénient à ce qu’il soit simplement déposé au bureau.

M. le président – La discussion générale est ouverte sur le projet de loi.

La parole est à M. le rapporteur.

M. de Chimay, rapporteur – Messieurs, si je n’avais consulté que mes convenances personnelles et les règles de prudente réserve imposées par la politique à ses nouveaux adeptes, j’aurais reculé devant la tâche ingrate et ardue qui m’est échue ; personne ici ne lui contestera, je crois, ce double caractère, surtout en ce qui me concerne. En effet, messieurs, division radicale entre les systèmes à défendre ou à combattre, manque d’habilité oratoire, tout semblait motiver une abstention dont nul n’eût été en droit de me savoir mauvais gré, et cependant j’ai accepté cette tâche. Je l’ai acceptée, parce qu’elle m’a paru toucher à nos grands intérêts nationaux et que ceux-là me trouveront toujours prêt à les défendre, en dedans comme en dehors de cette enceinte. Je l’ai acceptée enfin, parce que j’ai cru à la bienveillance de quelques-uns, à l’indulgence de tous ; permettez-moi, messieurs, d’invoquer l’une et l’autre.

Deux moyens se présentaient à moi, pour accomplir ma mission : le premier était de laisser la discussion s’engager sans préambule et de la suivre dans ses diverses phases : je ne me suis pas senti le talent nécessaire pour l’adopter. L’autre, plus facile, consistait à exposer tout d’abord le système de la section centrale et mes propres idées : je pouvais de cette manière, rectifier quelques points douteux, éclairer quelques convictions indécises, simplifier peut-être une discussion délicate pour tout le monde ; je laissais, surtout, plus de latitude au gouvernement dans la défense matérielle du projet et de ses détails, défense qui, sauf le petit nombre de points sur lesquels il est en désaccord avec la section centrale, lui appartient à peu près exclusivement. Je me suis arrêté à ce second parti.

J’ai à répondre, avant tout, à la principale objection soulevée contre le projet de loi, objection suffisante, selon quelques personnes, pour en rendre l’examen inutile. Il est incomplet, dit-on ; il ne traite ni de la milice, base fondamentale de l’armée, ni de la garde civique, ni d’une foule d’autres points non moins importants ; en un mot, ce n’est pas une organisation.

Moi aussi, messieurs, j’ai trouvé d’abord la loi incomplète ; elle ne me paraissait nullement répondre à son titre pompeux. Mais savez-vous à quoi la réflexion et mes travaux m’ont conduit ? A l’obligation de rendre hommage au bon vouloir du gouvernement. En effet, messieurs, j’admets un instant qu’on vous ai soumis un projet général d’organisation militaire, en trois ou quatre cents articles, tous plus spéciaux que les autres et par cela même plus étrangers à vos travaux habituels ; je n’aurais vu dans cette présentation qu’une fin habile de non-recevoir, car je n’hésite pas à affirmer que deux ans auraient à peine suffi à la chambre pour l’examiner et déclarer, comme dernier résultat, son incompétence pratique. On a donc suivi, selon moi, la marche logique et sérieuse en vous soumettant des projets successifs. Maintenant, par lequel fallait-il commencer ? Evidemment, messieurs, par celui dont vous êtes saisis. Il importe grandement, en effet, de mettre un terme et le terme le plus prompt, à l’incertitude qui, depuis cinq années pèse sur l’existence et l’avenir de nos officiers. Il ont été soumis, croyez-moi, messieurs, à un genre d’épreuves qui partout ailleurs aurait eu peut-être des conséquences aussi désastreuses qu’irréparables. Je remercie donc, pour ma part, le gouvernement de l’avoir compris, comme j’aurai, je l’espère du moins, à le remercier de son attitude homogène et solidaire, en face d’une solution qui doit avoir une si grande influence sur notre avenir comme nation.

L’intitulé de la loi ministérielle manque d’exactitude et pouvait, par conséquent, égarer l’opinion publique et amener des déceptions. La section centrale n’a pas voulu s’associer à cet abus de mots, dont elle a loyalement et nettement rétabli le sens et la portée, dès le début de son travail. A ses yeux, a-t-elle dit, le projet de loi a simplement le caractère d’une organisation de cadres. Le gouvernement s’est donné là un tort grave ; mais en dehors des détails et des principes économiques, dont la libre discussion reste entière, c’est le seul reproche qu’on soit en droit de lui adresser.

(page 1270) Développement et conservation de la nationalité, neutralité forte et réelle, telles sont, messieurs, les deux grandes idées qui ont dominé tout le travail de votre section centrale. Ses membres ont pu différer sur les moyens, tous ont été unanimes sur le but.

J’ai dit, messieurs, que l’armée résumait en elle les plus forts éléments et les principales garanties de la nationale : cela est vrai pour la Belgique, plus que pour tout autre pays. Durant des siècles, chacune de nos provinces eut sa capitale ; plus tard et successivement, ce titre appartint à Madrid, à Vienne, à Paris ; pendant la réunion avec la Hollande, La Haye partagea encore avec Bruxelles, le rôle matériel de siège du gouvernement. Et tel a été, messieurs, le résultat des événements, que c’est à peine si l’idée de la centralisation administrative et politique, seul base possible, seule force de l’Etat, commence à se répandre dans nos populations. Si je voulais m’appesantir sur cette question, peut-être découvrirais-je encore le reste d’anciennes jalousies mal éteintes contre la splendeur et la domination nominale de Bruxelles ?

Messieurs, je pense qu’on a dit assez longtemps ceux de Liége ou ceux de Gand : il est temps qu’on dise ceux de Belgique. Ce sentiment, vous le partagez tous. Il faut, du reste, être juste. Le pays uni par le plus grand et le plus beau lien des nations, la religion, renferme en son sein deux populations distinctes par le langage et un peu par les mœurs. Un homme que j’aime et que j’estime, un homme au cœur loyal, à la pensée élevée, a compris tout d’abord, qu’il fallait, sous peine d’édifier sur le sable, établir une fusion complète d’intérêts, de rapports presque journaliers entre toutes les parties du royaume ; il s’est fait l’instrument de la haute pensée dont l’incessante sollicitude préside à nos destinées, il nous a donné les chemins de fer. Tous, vous êtes témoins, messieurs, de l’heureuse influence qu’ils exercent, au profit de la nationalité, sur toutes les parties de nos territoires. Eh bien ! l’armée fait plus encore, car elle transplante en quelque sorte nos populations, elle leur apprend à se connaître, à s’estimer, à oublier, au profit de l’unité nationale, les anciennes tendances au provincialisme. Sous ce point de vue, je trouve même qu’on ne fait pas assez chez nous, et ce serait presque un motif suffisant à mes yeux pour le maintien d’un chiffre convenable au budget de la guerre. Je voudrais plus de mobilité dans les corps. Voyez, messieurs, ce qui se passe en France ; de tous les points de ce grand pays, les régiments viennent à tour de rôle, à Paris ; non-seulement, ces voyages donnent aux troupes un idée exacte de l’étendue du territoire, des ressources du sol qu’elles peuvent être appelées à défendre, en entretiennent leurs habitudes si nécessaires d’activité et de fatigue mais elles apprennent à mieux connaître leurs frères, à se retremper aux idées gouvernementales, à apprécier tout ce que la centralisation a donné de grandeur et de force à leur patrie.

Je dirai maintenant quelques mots sur la neutralité imposée au pays. Je serais heureux, messieurs, de pouvoir traiter cette question sans réserve et sans arrière-pensée car celle-là, du moins, rentre dans le cercle de mes faibles connaissances. Mais serait-il prudent de l’aborder, et le moment serait-il bien choisi pour établir notre jurisprudence diplomatique en une semblable matière ? Je ne le crois pas. Mais ce que nous pouvons, ce que nous devons dire en tout état de cause, c’est que nous voulons une Belgique neutre, mais non pas une Belgique nulle. C’est qu’en jugeant de l’avenir par le passé (bien que le caractère politique de la nationalité belge soit sans antécédents,) nous ne voulons pas nous exposer à ce qu’au moment du danger, le jugement du lion de la fable rendu par tel ou tel de nos puissants voisins, nous trouve au dépourvu. La chambre me permettra, à cet égard, une citation curieuse que j’emprunte au remarquable ouvrage publié récemment par le professeur Arendt :

« La violation de la neutralité de Venise pendant la campagne de 1796, dit M. Arendt, violation qui préluda aux événements à la suite desquels cette république fut dissoute, est due principalement à la politique indécise et inhabile de cette puissance à l’égard des belligérants. Au moment où la marche de la guerre rapprochait le théâtre des hostilités du territoire vénitien, trois opinions sur le parti à prendre en présence des événements divisaient les esprits. Les uns voulaient s’allier à l’Autriche, les autres embrasser la cause de la France et d’autres demandaient qu’on gardât la neutralité, mais une neutralité forte, appuyée sur des armements considérables et défendue par une armée de cinquante mille hommes, destinée à agir contre celle des deux puissances qui violerait le territoire de la république. Aucun de ces avis ne prévalut : on adopta un expédiant qui présentait les inconvénients de chacun et n’offrait qu’un seul avantage, celui d’être commode. On proclama la neutralité désarmée, et l’on ne prit aucun mesure pour la défendre. Aussi, les belligérants n’en tinrent-ils pas compte, les troupes autrichiennes s’emparèrent d’une place forte sur le territoire vénitien, et Venise, en ne s’y opposant pas autrement que par des protestations, autorisa en quelque sorte les Français à en faire autant. Lorsque le provéditeur Foscarelli, chargé de réclamer contre cette violation du territoire neutre, arriva au quartier général de Bonaparte, celui-ci s’emporta vivement contre le gouvernement vénitien, qui prétendait être en mesure et ne savait pas faire respecter sa neutralité, qui, en laissant les Autrichiens s’emparer de Peschiera, avait exposé l’armée française à perdre un grand nombre de braves devant cette place. A une nouvelle démarche faite auprès de lui, il répondit : Je viens d’occuper l’Adige, je l’ai fait parce qu’il me faut une ligne, parce que celle-ci est la meilleure et que votre gouvernement est incapable de la défendre ; qu’il arme cinquante mille hommes, qu’il les place sur l’Adige et je lui rends ses places de Vérone et de Porte-Seghano. Paroles remarquables et qu’il est bien permis, ajoute l’auteur que je cite, de rappeler à ceux qui ne croient pas que la neutralité puisse et doive être défendue. »

Vient ensuite la question financière ; elle mérite, je le reconnais, la plus sérieuse attention. A la vérité, près du tiers de notre dette a servi à doter le pays d’un capital immense par ses résultats, nos travaux publics, les routes, les canaux créés depuis 1830, sont autant de richesses acquises au sol et qui décuplent notre valeur territoriale, nos chances d’existence et d’avenir. Je crois même, à cet égard, que les sommes à consacrer au payement de nos grands travaux seront placées à gros intérêts ; mais d’un autre côté, je pense aussi qu’il est plus que temps de songer à l’avenir, de mettre à profit le bienfait d’une paix déjà si longue et de préparer la création d’une réserve pour les jours mauvais. Je pense, et sur ce chapitre nous sommes tous d’accord, que cette obligation, j’ose presque dire ce problème de l’état actuel de nos finances, doit être inscrite en tête du programme de toute administration franchement nationale, franchement dévouée aux intérêts bien entendus du pays. Je serais donc le premier à m’élever contre toutes dépense inutile, contre toute innovation superflue. Peut-on imputer ce double grief à l’armée ? Sincèrement je ne le crois pas.

Messieurs, je n’hésite pas à le dire, je suis arrivé à la section centrale avec des idées toutes différentes de celles que je viens soutenir aujourd’hui. La raison est en très-simple, c’est que je prenais pour point de départ les chiffres pétitionnés par le gouvernement l’année dernière, sans tenir compte des antécédents. Mais lorsque, pour rendre mon travail plus appréciable, j’ai dressé le tableau qui termine mon rapport, j’ai vu qu’en moins de cinq ans, plus de 1400 officiers ont perdu leur emploi ; j’ai vu l’armée pleine d’abnégation et de dévouement en butte depuis 1839 à des réductions continuelles, à des incertitudes aussi décourageantes que destructrices de tout espoir d’avancement ; je l’ai vue subir en silence les attaques chaque jour plus vives et plus formidables des idées ultra-économiques. En présence de ces faits, je me suis demandé, messieurs, si le moment n’était pas venu de mettre enfin un terme à l’amoindrissement, à la destruction progressive de cette grande institution nationale, alors que la loi nouvelle ébranle encore les cadres et ajoute près de 300 noms à tous ceux qui ont déjà quitté les rangs de l’armée il en résulte pour moi, messieurs, la profonde conviction, que par les trois millions de de réductions opérées, depuis 1840, et les 270.000 fr que lui enlève la proposition de la section centrale, l’armée a largement, trop largement peut-être, contribué au rétablissement de notre équilibre financier.

Nous ne sommes plus, messieurs, en 1830, alors que tout était à faire. L’armée, comme tout cet admirable ensemble de travaux publics, de progrès, de richesse, d’industrie que vous avez su fonder, a maintenant quinze ans d’existence ; il s’agit déjà d’une organisation ancienne, consacrée chez nous par quinze années, et, chez les autres, par une longue et la meilleur des expériences, celle de la victoire ! et, croyez-moi, il faut employer de grands ménagements quand on touche à un vieil édifice. Les désastres de 1831 sont là pour attester qu’on n’improvise pas une armée régulière et des officiers. Aujourd’hui, et surtout en temps de paix, la force morale de l’armée, sa force au dehors, le degré de respectabilité qu’elle inspire, résident dans le nombre et l’excellence de ses cadres. Je ne répéterai pas, messieurs, les arguments irrécusables, selon moi, qui sont énumérés dans le travail de la section centrale ; je me bornerai à vous faire remarquer que c’est l’instruction, le dévouement, le nombre des cadres qui peuvent seuls aujourd’hui servir de base à l’appréciation relative de la plupart des armées européennes. A l’exception de la France, qui trouve en Algérie, l’inappréciable avantage d’une école permanente, où ses nombreux bataillons s’exercent à la plus terrible des guerres, et de la Russie qui, sur une moindre échelle, lutte contre la Circassie, comme l’Angleterre, contre quelques-uns des peuples asiatiques, toutes les nations de l’Europe en seront bientôt réduites à chercher dans l’histoire les preuves de la valeur de leurs soldats. Il nous faut donc indispensablement une organisation de cadres forte et solide ; nous devons chercher à entretenir le zèle et le courage de notre pépinière d’officiers, en nous abstenant de lui fermer tout espoir d’avancement et d’avenir, par des réductions trop considérables d’emplois. L’état actuel des choses et la stagnation causée par la paix font déjà assez de tort à la carrière militaire, sans que nous devions l’interdire encore à tous les hommes qui, par leurs talents et leur aptitude spéciale, pourraient y entrer et s’y illustrer au profit du pays. Que deviendraient d’ailleurs tant d’existences acquises si péniblement et aujourd’hui brisées si la réduction des cadres étaient plus large encore ? En toutes choses, messieurs, il y a une limite ; ici, il y en a deux, l’équité et la prudence !

Maintenant, messieurs, je vous parlerai des détails. Votre section centrale, fidèle à son but, a voulu sans prodigalité, mais convenablement, pourvoir au maintien et aux besoins de l’armée. Elle devait dès lors adopter la plupart des articles proposés par le gouvernement. C’est à lui qu’appartient le soin de les défendre. Je ne m’occuperai que de nos observations et de nos réformes.

Le grade de capitaine, réputé, du reste, l’un des plus importants, devient en quelque sorte le bâton de maréchal pour la grande majorité des militaires, il ne faut pas en rendre l’obtention trop rare et trop difficile. C’est un puissant argument en faveur du fractionnement du bataillon en six compagnies et pour mon compte personnel et en dehors des questions de tactique, l’un des principaux motifs de mon adhésion à ce système. Nous n’y avons pas touché. Venaient ensuite les majors et là, messieurs, nous avons pensé que dans chaque régiment d’infanterie, les fonctions de l’un d’eux pouvaient, sans le moindre inconvénient ni pour la discipline, ni pour le bien du service, être repmplies par le lieutenant-colonel. Nous en avons donc supprimé 16. A première vue, le lieutenant-colonel faisant fonction de major, paraîtra surchargé ; mais pour bien apprécier la valeur de cet emploi (car nous conservons le grade et j’en dirai plus loin le motif) il faut connaître l’histoire : je vous la dirai en deux mots :

Autrefois, on achetait ou on recevait en cadeau de baptême ou de noces, un régiment ; de nos jours encore, c’est parfois un présent de Roi ; or, tel noble qui devait bravement s’illustrer ou mourir à la tête de son régiment, le jour d’une bataille, l’eût peut-être fort mal administré la veille et le lendemain ; telle a été l’origine des lieutenants-colonels. Plus tard, et pour ne pas détruire, lorsque les colonels sont devenus sérieux, on a inventé un service spécial pour les lieutenants-colonels ; nous l’avons cru compatible avec les obligations qui incombent aux majors.

La cavalerie sert plus fréquemment en détachement que l’infanterie ; l’action du lieutenant-colonel y est plus compliquée et la préséance d’un simple chef d’escadron sur ses collègues, quand il y en a deux ou trois de réunis, peut offrir les inconvénients qui disparaîtront devant le maintien d’un grade supérieur. Nous avons donc conservé le grade et l’emploi dans la cavalerie. Les mêmes motifs ont dû nous engager, comme je le faisais pressentir tout-à-l’heure, à conserver dans l’infanterie le grade seulement.

Je ne dirai rien, au moins quant à présent, de quelques autres réductions secondaires et trop peu importantes pour fixer votre attention, et je passe aux commandants de province. Quoi qu’on en dise, il est certain qu’à part les travaux très-courts et transitoires de la milice, ces postes n’offrent qu’un genre d’utilité assez réel, il est vrai, de donner une position honorable à d’anciens serviteurs du pays. Mais, d’un autre côté, il arrive parfois qu’un commandement provincial est attribué à un colonel qui se trouve ainsi placé au-dessus d’un général, son supérieur en hiérarchie militaire. De là, des difficultés, des embarras de préséance qui, jointes, à l’exemple de la Hollande, à nos nécessités économiques, ont paru décisives pour la suppression de l’emploi. Les fonctions, selon nous, peuvent très-bien être dévolues aux généraux de brigade ou aux chefs de corps stationnés dans chacune de nos provinces. Partout le nécessaire, nulle part le superflu, tel a été, autant que possible, le principe de nos réductions.

Restent deux points réglementaires, l’un est relatif au génie l’autre, à la retraite forcée des officiers de divers grades. Je répondrai plus tard, s’il y a lieu, aux arguments que M. le ministre de la guerre pourrait faire valoir en opposition avec ceux de la section centrale, en ce qui concerne le génie. En principe, nous avons voulu maintenir intacts, sous le rapports de l’avancement et des prérogatives, les droits qui nous ont semblé la juste et légitime récompense des obligations et des travaux exceptionnels, imposés aux élèves de l’école militaire. Ces droits et ces obligations forment, d’ailleurs, l’objet d’une loi dont nous demandons le maintien pur et simple. Tout le monde comprendra que la majorité de la section n’ait pas, du reste, exigé une rétroactivité applicable à quelques individus seulement.

Notre proposition quant à la mise à la retraite des officiers par la loi, se motive, messieurs, par les heureux résultats obtenus en France, et par l’intérêt bien entendu du gouvernement qui échappe ainsi à une foule d’obsessions et d’intrigues ; elle assure à l’armée, au moment du danger, un commandement doué de l’énergie et de l’activité nécessaire ; elle ouvre enfin quelques chances d’avancement, alors que la paix et l’économie rendent ces chances si rares, surtout dans les grades élevés.

Messieurs, ma tâche ne serait pas complètement remplie, si je ne disais quelques mots d’une objection qui certainement ne s’est jamais élevée dans cette chambre, votre patriotisme s’en serait indigné avec juste raison, que j’ai pourtant entendu formulée quelquefois. On a dit que les Belges ne possédaient pas l’esprit militaire ! Eh bien ! messieurs, je me suis lassé de remonter aux temps héroïques, de demander au siège de Jérusalem, le contre-poids de la bataille de Louvain, et j’ai reconnu avec bonheur que partout les Belges ont glorieusement soutenu l’honneur du drapeau que leurs différents souverains leur ont successivement confié. Je ne veux répondre ici qu’aux esprits frivoles et superficiels, mais je tiens à convaincre même ceux-là. Ce n’est pas en temps de paix, messieurs, alors que l’agriculture, l’industrie, la vie de famille, réclament tous les bras, qu’il faut apprécier l’esprit militaire d’une nation. C’est en temps de guerre, lorsque les dangers éveillent chez les peuples le désir ardent de défendre la patrie et l’honneur militaire. Jamais les Belges n’ont manqué à cet instinct. Citerai-je des généraux ? Je trouve en tête les Tilly, les Mérode, les Ligne, les Clerfayt, les Beaulieu, les Latour, les Chasteler, les Dumonceau, les Jardon, les Rensonnet. Citerai-je des soldats ? mais j’irai plus loin et je citerai des corps entiers, car je veux que l’opinion, puisque nous parlons d’armée, puisse s’établir sur des masses.

A la journée de Leipsick, lors de la guerre de trente ans, les masses impériales n’avaient pu résister au choc des régiments plus mobiles de Gustave-Adolphe. La bataille était perdue, et l’armée suédoise poursuivait dans toutes les directions les lignes ennemies rompues et écrasées. Seuls, quatre régiments refusent de partager cette fuite. Ces régiments, dit l’historien le plus dévoué à Gustave, se défendent comme des lions, font face de tous côtés et luttent avec une valeur digne d’éloges. On voit des soldats combattre à genoux, après avoir eu les jambes coupées et rompues. Personne ne demande quartier. Ces régiments résistent ainsi jusqu’à la nuit, et quand elle est close, ils se retirent à pas lents, vers Halle, emportant au centre de leur phalange, Tilly, leur vieux général, meurtri et mutilé. Ils n’étaient plus que six cents.

Ces régiments, messieurs, étaient des régiments belges !!

Plus tard, en Autriche, ce sont les régiments de Muray, de Clerfayt, de Wurtemberg, de Vierset, de Ligne. On les voit briller aux batailles de Dettingen et de Prague. Qui ne connaît les exploits des dragons de Latour ? Le drapeau de ce brave régiment n’est plus, il est vrai, porté par des mains belges, mais il conserve encore cette inscription : A la fidélité, à la valeur du régiment Latour, dragons, l’Empereur et le Roi.

L’archiduc Charles, commandant en chef l’armée autrichienne, en 1797, offre l’avancement d’un grade aux officiers belges qui voudront le rejoindre à l’armée d’Italie, tant était grande leur réputation d’habilité et de bravoure.

Ouvrons, messieurs, les fastes révolutionnaires de France et la gigantesque épopée impériale ; tantôt c’est le 20° dragons qui se couvre de gloire en Egypte ; tantôt ce sont le 1er bataillon de la 3eme brigade légère, les 7e, 2le 82e, 108e et 112e régiments qui s’illustrent en Allemagne et en Italie.

Au début de la guerre, les Français recrutèrent ces corps en Belgique. Ce sont les tirailleurs belges, les chasseurs du Hainaut, troupes d’élites qui, à peine, formées, donnent des preuves du plus éclatant courage.

En 1793, en avant du camp de Maubeuge, les chasseurs du Hainaut attaquent sans tirer et à la baïonnette les fortes redoutes du bois de Tilleul défendues par une artillerie formidable, et s’en emparent.

En 1794, sous le général Dumonceau, les tirailleurs belges forcent les lignes de Breda.

En Allemagne, en Espagne, en Italie, en Russie et même aux Antielles, les régiments belges soutiennent la gloire de leurs numéros. Il serait trop long de citer tous les faits glorieux auxquels ils prirent part ; il me suffira de vous en signaler encore quelques-uns.

En 1805, le 8 novembre, le 108e, de brigade avec le 13e de ligne, sous le général Heudelet, déploie la plus vive intrépidité contre le corps de Meerfeld. Trois drapeaux, seize pièces de canon, 4,000 prisonniers sont le prix d’un exploit que proclama le Bulletin officiel. A Austerlitz, il se couvre de gloire à l’attaque de Sokolnitz. Auerstedt, en 1806, le voit combattre sous les ordres du général Davoust. Il appartient à la division Friant ; là, en arrivant sur le champ de bataille, le 108e enlève, au pas de course, une batterie de 8 pièces de canon et chasse l’ennemi du village de Spilberg ; plus tard, enlevé par le brave colonel Higonet qui fut tué, il tourne la position de l’ennemi, s’empare de Popel et des canons qui la défendent. A cette même bataille assistait le brave 2le de ligne. Celui-là appartient à l’immortelle division Gudin. Il reçoit d’abord le choc de toute l’armée prussienne et ne tire sur sa cavalerie qu’à bout portant. Après ce premier succès, le 2le défend le village d’Hassenhausen ; résistance héroïque qui eut sur la journée une importance immense. A 4 heures, le même jour, 400 hommes des 12e et 2le de ligne prennent à la baïonnette 24 pièces de canon.

A Friedland, ils combattent avec Ney.

En 1811, en Espagne, ils prennent Olivença de vive force.

Enfin, en 1812, au combat de Valentina, où le brave général Gudin trouve la mort, ils s’engagent avec un tel acharnement que le Russes étonnés croient avoir affaire à la garde même de Napoléon.

Dans cette campagne de Russie, un autre régiment levé en Belgique se couvre aussi de gloire. C’est le 112e. Longtemps, il avait mérité l’estime de l’armée d’Italie ; et à la bataille de Wagram, dans la journée du 5, il montre audacieusement le chemin du plateau de Wagram, qui devait le lendemain coûter tant de sang.

L’Espagne a vu les exploits de deux autres régiments que la Belgique peut revendiquer comme siens ; ce sont : les 7e et 82e de ligne ; le 7e appartenait à l’armée d’Aragon. Il prit part aux sièges et aux glorieux combats qui rendront cette armée à jamais célèbre.

En Espagne encore, c’est le duc d’Arenberg, qui, à la tête du 27e chasseur recruté en Belgique, tombe blessé en chargeant avec valeur et assure la retraite d’une colonne française.

C’est enfin un général français, l’un des glorieux débris de l’armée impériale qui s’adresse à nos soldats. « Il y a trente et quelques années, dit-il, je combattais déjà dans la haute-Egypte avec le 20e dragons presque entièrement composé de vos compatriotes. Ce régiment avait la réputation justement méritée d’être l’un des meilleurs dans une armée qui n’en comptait pas de mauvais. Depuis lors, j’ai vu les Belges sur tous les champs de bataille où la France a porté ses armes, et partout ils ont soutenu leur réputation. »

De pareils faits, messieurs, n’ont pas besoin de commentaires, car malgré nos trente ans de paix, 300 légionnaires de l’Empire sont encore là pour les attester et répondre de la valeur de nos soldats, si la patrie en avait besoin !

Vous me pardonnerez, messieurs, cette longue digression. Elle trahit mes sympathies pour toutes les gloires nationales et j’aurais peut-être dû m’abstenir d’éveiller les vôtres, alors qu’il s’agit de statuer avec l’impartialité du législateur. Si j’ai eu tort, absolvez-moi. Si j’ai gagné quelques voix à ma cause, vos suffrages en faveur de l’armée seront ma plus belle récompense.

M. de Garcia – Messieurs, le projet de loi sur l’organisation de l'armée se trouve enfin soumis à la législature. Cette grave et immense question, qui est restée ouverte depuis longtemps, et notamment depuis cinq ans, se rattache aux plus hauts intérêts, aux intérêts les plus vivaces de la sécurité et de la prospérité nationale. Elle se rattache directement à la défense de la patrie, au maintien de l’ordre intérieur ; elle se lie indirectement à des intérêts de richesse publique qui ne peuvent être négligés sans s’exposer à convertir en une cause de ruine, une mesure qui ne doit avoir pour but que la protection de la chose publique ; je veux parler des impôts en hommes et en argent que réclame cette matière.

Une question aussi complexe présente des difficultés ardues. Ces difficultés sont d’autant plus difficiles à surmonter que tous les Etats de l’Europe, malgré l’horizon de paix dont elle semble jouir, tiennent sur pied des armées (page 1272) nombreuses qui, tôt ou tard ; doivent amener le désordre dans leurs finances. La Belgique doit-elle suivre cet exemple funeste, surtout eu égard à sa position spéciale, et, si elle entend le suivre, ne le fera-t-elle pas en pure perte ? Voilà la première question qui se présente à notre examen.

En traitant cet objet, mon intention n’est pas d’entrer aujourd’hui dans des détails d’organisation proprement dite et de proposer des mesures à cet égard. Ceci appartient au gouvernement, et si je parle à ce sujet, ce sera pour critiquer quelques-unes des mesures qui nous sont proposées, celles que je considère comme mauvaises ou défectueuses.

Aujourd’hui je ne porterai mes considérations que sur les points culminants de la matière, sur le point de savoir la force militaire que comporte l’état matériel et politique de la Belgique.

Ce point forme la clef de voûte de l’organisation de l’armée qu’on veut avoir ; il constitue, à mes yeux, le seul fait que peut apprécier véritablement une assemblée délibérante.

Je me propose d’en faire l’examen avec loyauté et franchise, sans prévention aucune et en me plaçant au-dessus des sentiments d’une vaine popularité. Je ne veux faire cet examen que sous l’influence unique des vrais intérêts du pays. Cette ligne de conduite que je me suis toujours prescrite, je la suivra avec un sentiment de bonheur, dans une matière qui s’attache à la plus nombre et à la plus désintéressée des professions, celle des armes. Cette carrière a eu mes premières affections ; et à raison du dévouement et des services qu’elle impose, je l’ai toujours considérée comme la plus honorable à laquelle puisse se vouer un citoyen.

Les considérations générales que j’ai à présenter sur l’organisation de l'armée ne peuvent guère sortir du cercle de celles que j’ai déjà eu l’honneur de soumettre à la chambre en 1843. Les circonstances et l’expérience n’ont fait que confirmer les convictions que j’avais alors.

La première question qui se présente et qui domine toute la matière est incontestablement celle du contingent, celle de reconnaître la force armée de ligne que la Belgique peut et doit pouvoir opposer en temps de paix et en temps de guerre, aux attaques contre l’indépendance nationale, aux attaques contre l’ordre et la sécurité publics.

La solution de ce problème tient à l’appréciation de l’état de notre neutralité, tient à l’appréciation des ressources en hommes et en argent qu’on peut utilement consacrer à cet objet, tient à l’appréciation du système de défense que notre position géographique, topographique et politique nous impose.

La dernière fois que nous avons eu à nous occuper de cette importante matière, j’ai émis la pensée que la neutralité belge avait un caractère spécial, que jamais n’avait obtenu aucun peuple connu de l’histoire. J’ai soutenu que cette neutralité, garantie par toutes les puissances européennes, formait le rempart le plus solide de l’indépendance nationale. J’ai soutenu que cette neutralité trouvait, dans la force des choses et des faits, une garantie encore plus puissante que dans les traités les plus solennels. J’ai soutenu que la confiance que devait inspirer cette neutralité formait la base de notre existence politique et qu’un armement trop considérable ne pouvait qu’altérer la valeur de ce principe dans l’esprit des nations qui ont consacré cette neutralité. J’ai dû reconnaître enfin que, livrée à ses seuls forces et privée de ses auxiliaires nécessaires, la Belgique ne pouvait résister aux attaques des nations puissantes dont elle est environnée.

A ces divers points de vue, j’ai trouvé des adversaires, et, sans doute, j’en rencontre ta encore aujourd’hui. Les arguments de diverse nature qui m’ont été opposés alors n’ont point changé mes convictions. Parmi ces arguments, il en est tirés de l’histoire et de comparaisons avec d’autres Etats européens qui se trouvaient dans l’état de neutralité. Je répondrai aussi par des faits historiques aux objections qui m’ont été opposées, à ce point de vue. L’on a cité entre autres la neutralité de Venise foulée aux pieds par les Autrichiens et les Français en 1796. Mais on a oublié de dire que cette neutralité n’était garantie par aucune traité, nu de la part de l’Autriche, ni de la part de la France. Alors les parties belligérantes n’ont eu à consulter que leurs intérêts, et la violation du territoire de cet Etat ne peut nous être opposée ; l’argument est faux, puisque les deux neutralités comparées n’ont point de similitude. Cette réflexion tout simple nous semble détruire complètement l’argument tiré de cette circonstance.

D’autres personnes, et elles sont en grand nombre, sans se donner la peine d’ailler au fond des choses, et sans faire la part du remaniement des Etats qui s’est opéré en Europe, prétendent que la Belgique sera toujours le théâtre des batailles ; et cela parce que, pendant trois siècles, c’est dans ses plaines que s’est disputée la suprématie des grandes puissances qui l’environnent. Selon nous, cette appréciation est une autre erreur, trop vulgairement répandue, et qui peut-être ne se trouve légèrement adoptée que parce qu’elle flatte l’amour-propre national par l’importance qu’elle donne à notre belle patrie. Nous croyons utile et nécessaire de détruire cette idée qui nous semble ne plus reposer aujourd’hui sur aucune raison solide.

Jusqu’en 1814, toutes les neutralités dont l’histoire fait mention étaient le fait spontané des nations qui se la donnaient, sans aucune des garanties solennelles que toutes les grandes nations de l’Europe ont données depuis cette époque à la neutralité de la Suisse et de la Belgique. Tout au plus voyons-nous, parfois, la neutralité de certains Etats garantie par une seule nation qui trouvait momentanément son intérêt dans une semblable mesure ; mais de semblables neutralités n’ont aucune espèce d’analogie avec la nôtre, et l’on ne peut de leur violation rien conclure contre le système que je défends. Qu’il me soit permis de parcourir l’histoire de quelques-unes des ces neutralités pour démontrer qu’on ne peut raisonnablement les comparer à la nationalité belge.

Lorsque la Prusse fit la paix de Bâle avec la république française, en 1795, elle proclama la neutralité de ses provinces du Midi et de ses alliés, et la France l’a reconnue, mais l’Autriche ni aucun Etat de l’Europe ne la garantirent.

En commençant la campagne d’Autriche de 1805, Napoléon viola cette neutralité et fit passer une partie de son armée sur le territoire d’Anspach.. Cette violation eut dû être considérée sans doute comme une véritable déclaration de guerre par la Prusse, Etat le plus fortement armé du monde. Mais il n’en fut pas ainsi, et sa conduite laissa succomber l’Autriche, qui peut-être, pouvait dans ce moment être sauvée.

Qu’arrive-t-il en 1807, au moment où l’Autriche déclare la guerre à la France ? La Bavière se trouve interposée entre les deux parties belligérantes ; aussitôt qu’elle voit l’orage se former autour d’elle, elle proclame sa neutralité, sur l’invitation qui lui en est faite de la part de la France ; mais l’Autriche, qui n’a pas garanti cette neutralité et qui n’y voit qu’une mesure en faveur de son ennemie, dont les armées n’avaient pas encore atteint le Rhin, foule aux pieds cette neutralité et traverse la Bavière.

Il vaut en convenir, la violabilité d’une neutralité semblable était dans le droit naturel des nations, et on ne peut soutenir raisonnablement que nous soyons dans une semblable position.

En 1814, la Suisse se trouvait de fait sous la dépendance de la France, l’empereur Napoléon était le médiateur de cette confédération. Sa neutralité ne fut proclamée et garantie que par la France et uniquement dans ses intérêts. Les alliés, lors de l’invasion de 1814, demandèrent aux cantons le passage de leur armée, demande qui fut accordée avec d’autant plus de facilité que ces cantons étaient fatigués de l’oppression de la soi-disant médiation française.

De ce qui précède, il résulte que toutes les neutralités dont l’histoire fait mention avant 1814 étaient l’œuvre instantanée des nations qui les proclamaient au milieu des dangers ; aucune garantie ni politique ni naturelle ne les environnait. Or, pour tout homme sérieux, pour tout homme qui veut apprécier le fond des choses, la neutralité belge n’a aucun point d’analogie avec les neutralités que nous venons de mentionner, et qui ont été violées.

En 1814, l’on peut dire qu’une ère nouvelle commence pour les neutralités. Toutes les grandes puissances qui avoisinent la Suisse ont senti qu’il était de leur intérêt de proclamer elles-mêmes, de garantir solidairement la neutralité de cet Etat. Elles ont fait entendre que le moindre attentat à cet acte politique sera considéré comme une déclaration de guerre contre les puissances qui lui ont donné cette garantie. La mesure se justifie d’elle-même et par des vues politiques aussi sages que prudentes ; l’expérience ayant appris que la puissance prépondérante, soit de la France soit de l’Autriche qui serait maîtresses du massif des montagnes suisses, serait aussi maîtresse de toutes les communications qui conduisent au cœur de ces deux meyn empires. Cette neutralité intéresse, en outre, toutes les puissances de l’Allemagne, puisque, si elle était violée par la France, toutes les positions militaires seraient tournées et singulièrement compromises.

En 1830, la révolution de Belgique a produit une nouvelle application de ce grand principe politique, non pas, l’on doit en convenir, dans l’intérêt particulier de notre pays, mais dans l’intérêt général des grandes puissances de l’Europe et de la paix du monde.

Convaincues que la Belgique était hors d’état de se défendre contre chacune des grandes puissances qui l’entourent, et voulant à tout prix maintenir son indépendance dans un grand intérêt européen, ces puissances proclamèrent solennellement la neutralité belge et s’engagèrent solidairement à la garantir : l’Angleterre d’abord, pour s’assurer que jamais le littoral de la Belgique ne devient la propriété de la France : l’Allemagne et la France elle-même pour s’assurer la faculté, en cas de guerre, de concentrer toutes leurs forces sur le Rhin et sur les frontières d’Italie. Cet intérêt à la neutralité belge par toutes les grandes puissances de l’Europe, est assez grand, on le voit, pour que le moindre attentat qui y serait portée, soit considéré comme une déclaration de guerre par toutes les puissances qui l’auront respectée. Une position aussi heureuse sous certains rapports, la Belgique doit en profiter. On peut objecter à cela que le temps et mille circonstances peuvent modifier les idées que l’Europe entretient aujourd’hui au sujet de notre neutralité. Cela est vrai, mais aussi longtemps que la primauté qu’exerce l’Angleterre sur le continent ne périclitera point, la neutralité belge restera ce qu’elle est aujourd’hui ; et avant que cette suprématie ne soit annulée, la Belgique aura tout le temps devant elle pour créer de nouveaux liens politiques.

D’où vient l’opinion que le sort de l’Europe se soit toujours décidé sur les plaines de la Belgique, et qu’à l’avenir il en sera toujours ainsi ?

Depuis trois siècles, trois puissances en Europe se sont disputé, sans interruption, la suprématie sur la partie du globe que nous habitons : la France, l’Espagne et l’Autriche. Le terrain qui les mettait en contact immédiat, et qui fut en même temps celui qui les intéressait le plus sous le point de vue politique et militaire, c’était la Belgique, notre patrie ; sous le point de vue politique, la France, tout en se battant pour la suprématie en Europe, voulait étendre sa frontière au nord au dépens de la Belgique ; l’Espagne, et plus tard l’Autriche, tout en poursuivant le même but que la France, voulurent reconquérir sur elle les anciennes provinces du duché de Bourgogne.

Voilà les motifs réels pour lesquels les plaines de la Belgique furent ensanglantées pendant trois siècles. Mais, depuis la révolution de 1830, ces motifs n’existent plus, et d’autres principes ont prévalu. Aujourd’hui, ni l’Espagne, ni l’Autriche n’aspirent plus à la monarchie universelle, et d’ailleurs elles n’occupent plus la Belgique. La France, il est vrai, du moins un certain parti, désire encore imposer sa suprématie sur l’Europe ; mais au lieu d’avoir pour adversaire l’Espagne ou l’Autriche seule, elle a contre elle l’Europe, tout entière. Or, le champ de bataille qui sépare (p. 1273) l’Europe de la France, c’est le Rhin et non la Belgique, qui se trouve aujourd’hui dans une espèce de cul-de-sac à l’extrémité de ce nouveau grand champ de bataille.

De ce qui précède, il résulte que beaucoup de personnes ne tiennent nullement compte de la diversité des circonstances dans lesquelles la Belgique se trouvait pour les dominations espagnole et autrichienne, ni des circonstances dans lesquelles elle se trouve aujourd’hui.

La France, quel que soit son gouvernement, désirera sans doute longtemps que la Belgique soit annexée à son empire ; mais tant qu’elle aura un gouvernement régulier, qui respecte la foi jurée et les traités, la France ne tentera jamais aucune entreprise de conquête sur la Belgique.

L’on ne peut se dissimuler que, dans ces grandes circonstances qui amènent involontairement un remaniement de l’Europe, elle puisse espérer l’adjonction de la Belgique à ses Etats ; mais alors quelle que soit la position militaire que se donne notre pays, il lui sera difficile, pour ne pas dire impossible, de ne pas être englouti dans le torrent.

Au nombre de ces grands événements, nous rangeons en première ligne le partage éventuel de la Turquie, à la suite duquel l’on offrirait peut-être, comme compensation à l’Autriche et à la Prusse, quelques Etats secondaires de l’Allemagne, et à la France la Belgique et la ligne du Rhin. Si, pour le malheur de notre patrie, de pareils événements venaient à surgir, on doit en convenir, la Belgique ne pourrait se soustraire aux décisions que les grandes puissances prendraient à cet égard.

Les idées que je viens d’émettre et que j’ai émises déjà depuis deux ans sont singulièrement renforcées par le langage que tenait un ministre à la tribune française. Qu’il me soit permis, messieurs, de vous donner lecture des paroles que prononçait M. Guizot dans la séance du 25 mars dernier à la chambre des députés de France. Abordant des considérations politiques, voici comment il s’exprime

« Messieurs, il n’y a personne qui ne sache de quelle importance a été pour nous la France la substitution de l’Etat belge à l’Etat qui existait sur notre frontière avec 1830. Il n’y a personne qui ne sache que l’Etat antérieur avait été institué contre nous, que l’Etat belge a été institué à notre profit ; que par le principe de la neutralité reconnue et assuré par l’Europe à l’Etat belge, notre frontière a acquis de ce côté une sécurité qu’elle n’avait pas auparavant. On peut dire que notre frontière a été en quelque sorte moralement reculée jusqu’à l’Escaut. J’ajoute le mot moralement pour bien expliquer le sens que j’y attache.

« La neutralité acquise jusqu’à l’Escaut sur cette frontière a pour nous une importance réelle, et il n’y a aucun doute que nous ne devions considérer ce résultat de la révolution de 1830 comme excellent pour la France.

« Il y a une autre considération encore plus grave sur laquelle j’appelle toute l’attention de la chambre, l’existence actuelle de la Belgique, la constitution de l’Etat belge, est la clef de voûte de la paix en Europe.

« Depuis trois siècles, la question de savoir qui possédera, qui gouvernera les provinces belges, a été la cause de la moitié des guerres qui ont agité l’Europe. Il y a deux ou trois territoires qui ont, dans les trois derniers siècles, enfanté continuellement la guerre en Europe ; la Belgique est le principal de ces territoires. La Belgique, enfin érigée en royaume séparé, indépendant, neutre, a fait cesser et état perpétuel de guerre en Europe. La constitution de l’Etat belge a résolu, au profit de la paix, une question qui, pendant trois siècle a excité tant de guerres en Europe ; elle l’a résolue au profit de la paix générale, et en même temps au profit de la France, de la force et de l’influence française. »

Les considérations que je viens d’avoir l’honneur de vous soumettre tendent évidemment à la réduction du contingent de l’armée et à une modification radicale dans le projet de loi d’organisation qui vous est soumis.

Dans mes convictions, ce contingent pourrait être réduit, sans inconvénient, du cinquième de ce qu’il est actuellement.

Le projet d’organisation qui vous est soumis est basé sur un contingent de 80,000 hommes ; mais comme je l’ai toujours prétendu, je pense qu’il ne devrait porter que sur un contingent de 65,000 hommes. En fait d’armée, je tiens à la qualité beaucoup plus qu’au nombre ; et je pense que dans les circonstances favorables où se trouve la Belgique, une armée de 65,000 hommes pour le temps de guerre et une armée de 30,000 hommes pour le temps de paix répondraient à tous ses besoins.

Une semblable force de ligne, aidée d’une garde civique bien organisée, doit suffire dans toutes les circonstances, j’en ai la conviction, pour mettre le gouvernement à couvert et laisser à la Belgique le temps d’attendre le secours de ses alliés, si son existence venait à être sérieusement menacée.

M. le ministre des affaires étrangères (M. Goblet d’Alviella) – Puisque l’on a jugé convenable d’entrer dans diverses considérations relatives à la neutralité de la Belgique, je ne puis me dispenser d’énoncer ici la manière dont je l’envisage moi-même.

Pour analyser le sens et la protée de cette neutralité, je crois, messieurs, qu’il est indispensable de se rappeler les circonstances politiques de 1815, et de les comparer à celles qui dominaient l’Europe en 1830.

En réunissant en 1815 la Belgique à la Hollande, les puissances coalisées avaient pour but de fonder un juste équilibre en Europe et d’assurer le maintien de la paix générale qui, d’après les considérations qui dominaient alors, ne semblait menacée que d’un seul côté. Elles avaient donc admis en principe qu’il devait y avoir entre la France et l’Allemagne un Etat assez fort pour être indépendant de l’une et de l’autre de ces contrées, mais qui, par ses sympathies et par ses moyens de défense, se rattachât réellement à l’Allemagne.

Les événements qui éclatèrent en 1830 ayant fait échouer les desseins que l’on avait ainsi formés, on a abandonné, quoiqu’à regret, un système qui n’avait pu résister à l’épreuve, et l’on consentit à reconnaître en droit l’arrangement de fait qu’une révolution y avait substitué. Consacrer cet état de choses, ce n’était pas, aux yeux des puissances, renoncer au principe de 1815 ; c’était en l’améliorant d’après les leçons de l’expérience et l’esprit de l’époque, le réaliser sous d’autres formes qui promettaient un meilleur résultat. La pensée de défiance qui avait présidé à la création du premier système fit place à une pensée de conciliation. On cessa de n’envisager qu’une seule éventualité ; les prévisions s’étendirent plus loin, et un point de vue moins exclusif fut adopté. On compris que pour l’union, pour la tranquillité de l’Europe, aucune des grandes puissances ne devait rechercher un avantage isolé dans les arrangements avec la Belgique, et que celle-ci elle-même devait recevoir des gages de repos et de sécurité ; c’est dans cet esprit que les grandes puissances garantirent au nouvel Etat une neutralité perpétuelle, ainsi que l’intégrité et l’inviolabilité de son territoire dans les limites qui lui furent imposées ; et, par une juste réciprocité, la Belgique fut tenue d’observer cette même neutralité envers tous les autres Etats, et de ne point porter atteinte à leur tranquillité intérieure et extérieure.

La grande différence qui existe entre la pensée constitutive du royaume de Belgique et celle qui domina la création de celui des Pays-Bas, est le résultat de la dissemblance elle-même des événements qui donnèrent naissance à ces deux monarchies.

Lors de l’établissement du royaume des Pays-Bas, les puissances alliées se hâtèrent de prendre des précautions communes contre un adversaire qu’elles avaient combattu en commun ; leur œuvre fut donc regardée comme une œuvre de réaction, une création blessante pour la France.

Le royaume de Belgique, au contraire, doit sa fondation à l’union de tous les grands pouvoirs européens, et c’est là un des caractères essentiels de son existence.

Dans la violente réaction qui se manifesta contre la France, en 1815, on ne se bornait pas à délivrer de sa domination les pays qu’elle avait conquis, on voulait encore, dans les arrangements qui furent pris pour les reconstituer trouver une barrière votre tout nouveau projet d’agrandissement de cette puissance.

C’est dans cette pensée qu’on fit entrer, comme grand-duc de Luxembourg, dans la configuration germanique, le prince qui devait gouverner le royaume des Pays-Bas. Se fiant à ses sympathies pour l’Allemagne, les puissances alliées pourvurent à la constitution militaire et défensive de ce royaume, de manière à le faire servie de poste avancé dans toute prise d’armes contre la France, et sa frontière méridionale fut hérissée de forteresses élevées au frais de ces mêmes puissances.

Ces vastes constructions n’étaient même point encore entièrement achevées que, déjà, en 1818, on s’efforçait, par des conventions secrètes, de parer aux événements qui pouvaient surgir à la suite de l’évacuation du territoire français par les alliés. Il fut arrêté que, dans le cas où la sûreté des forteresses que l’on élevait ou réparait dans les provinces méridionales du royaume néerlandais viendrait à être compromise, le gouvernement de ce pays se concerterait immédiatement avec certains cours pour l’occupation de la plupart d’entre elles par des troupes auxiliaires.

Telle était la situation politique et militaire que les traités avaient faite au royaume des Pays-Bas ; et certes, cette situation, quelle que fût son analogie avec celle du royaume de Belgique, quant à son but, en différait cependant, d’une manière essentiel, quant au rôle politique échu à celui-ci.

S’il est vrai que les ministres des cinq grandes cours réunis en conférence à Londres déclarèrent que la séparation de la Belgique d’avec la Hollande ne pouvait la libérer des obligations contractées par le royaume des Pays-Bas envers l’Europe, il n’en est pas moins certain que ces obligations remontant à une époque où la France était éloignée des délibérations des autres puissances, devaient se modifier du moment où la France elle-même coopérait aux actes de la conférence de Londres et prenait part à toutes les discussions relatives aux arrangements destinés à reconnaître la Belgique comme Etat indépendant.

D’ailleurs, décider que la Belgique formerait un Etat perpétuellement neutre et lui garantir cette neutralité perpétuelle, c’était lui assigner d’autres devoirs que ceux qui avaient été imposés au royaume des Pays-Bas. Dans toute guerre, la place de ce dernier était marquée parmi les belligérants, tandis que la Belgique, en vertu de sa neutralité, doit désormais se maintenir en dehors du conflit.

Ce serait cependant aller beaucoup trop loin que de supposer qu’elle ne puisse être amenée, malgré elle, à y prendre part, car ce serait poser en principe que ce pays est, à tout jamais, à l’abri d’une injuste agression.

On entend souvent prononcer des jugements fort contradictoires sur les principes de la neutralité. Les uns y voient un élément de sécurité complète qui dispense, pour ainsi dire, de toute précaution.

D’autres, au contraire, tiennent la neutralité inscrite dans notre droit public comme une lettre morte, pour une stipulation sans portée qui ne lie personne et ne sauve d’aucun danger.

Ces opinions si opposées s’écartent également de la vérité. Il y a, des deux parts, une singulière exagération.

De ce qu’une clause de traité peut être violée, en induire qu’elle est superflue, c’est méconnaître l’utilité d’une loi, parce qu’elle peut être enfreinte, c’est en quelque sorte subordonner la situation générale au cas particulier, la règle à l’exception ; c’est contester la valeur de tout arrangement international, car tous sont sujets à rupture. Il n’en existe pas, en effet, quelques solennel qu’il soit, quelle que soit l’universalité de sa garantie, qui ne puisse être violé par l’une ou l’autre des parties contractantes.

D’un autre côté, se reposer avec une confiance trop absolue sur le texte (page 1274) d’un traité, faire dépendre uniquement son existence nationale de la fidélité des tiers à leur engagement serait d’une politique bien peu prévoyante, puisqu’elle reposerait sur cette idée que, partout et toujours, les obligations sont scrupuleusement tenues, que jamais l’intérêt ou la passion ne les fait mettre à l’oubli.

Pour rester dans le vrai, pour apprécier sainement les choses, il faut se placer à égale distance de ces deux opinions extrêmes. Un engagement contracté solennellement par cinq puissances, sans être nécessairement hors de toute atteinte, ne peut pas du moins être envisagé comme de nulle portée, alors surtout que, s’il arrivait que sa rupture convînt aux unes, elles serait, par cela même, réprouvée et réprimée par les autres. Et peut-on nier qu’il soit de la plus haute importance pour un pays, entouré comme le nôtre de puissants voisins, d’avoir la certitude, s’il était attaqué par l’un d’eux, d’être à l’instant protégé et défendu pat tous ceux qui, plus fidèles à leurs engagements et mus, d’ailleurs, par leurs propres intérêts, s’empresseraient de voler à son secours ? C’est là surtout le sens que l’on doit attacher à la neutralité de la Belgique.

Il y a donc une garantie réelle ; mais pour être efficace, cette garantie ne doit pas demeurer isolée ; elle doit se combiner avec d’autres, c’est-à-dire avec l’organisation des moyens défensifs.

Si donc le royaume de 1815 était obligé, par des engagements envers ses hauts alliés, d’entretenir de grands moyens de défense, celui de 1830 ne peut, d’après la situation qui lui a été faite, se dispenser, dans une proportion convenable, de charges analogues, s’il veut assurer son indépendance et sa neutralité.

La Belgique ne peut certes avoir la prétention de lutter seule contre l’un ou l’autre des grands Etats au milieu desquels elle se trouve placée. Mais n’est-elle pas en position de faire pencher la balance en faveur de celui qui la soutiendrait contre ses agresseurs, en lui prêtant l’appui de toutes ses forces actives et passives ?

Le royaume des Pays-Bas, s’il prévoyait des dangers, pouvait à l’instant même avoir recours à ses protecteurs naturels et réclamer d’eux les secours qu’ils s’étaient engagés à lui fournir…

La Belgique est-elle dans la même situation ? Non, sans doute. Sans pouvoir manifester la défiance qu’elle pourrait avoir de la bonne foi de l’une des puissances qui lui ont garanti son existence, elle doit attendre le fragrant de l’agression pour recourir à celles qui viendraient la défendre. Cette importante considération doit nécessairement exercer une grande influence sur la force de son état militaire.

Si elle négligeait cet élément, ne risquerait-elle pas d’être instantanément envahie chaque fois que l’un des puissants voisins qui l’avoisinent aurait un intérêt à violer ses engagements envers elle ? Ne serait-elle pas victime de tous les maux de la guerre avant qu’on pût arriver à son secours ?

De plus, ne pourrait-elle pas être accusée d’avoir été sans utilité pour l’équilibre de l’Europe ? Dès lors, messieurs, elle n’aurait plus aucune garantie de son existence. Depuis les premières années du XVIIIe siècle, trois combinaisons ont été imaginées pour établir entre la France et l’Allemagne un Etat intermédiaire regardé comme indispensable à la tranquillité de l’Europe : le traité des barrières de 1715 n’avait pas d’autre destination ; vint ensuite en 1815, dans le même but, le royaume des Pays-Bas. Ni l’une ni l’autre de ces combinaisons ne purent subir l’épreuve du rôle qui leur était assigné, et elles disparurent. Si la Belgique indépendante, qui leur a succédé, appréciait mal les devoirs de sa position, si elle négligeait de prendre l’attitude que lui imposent ses plus chers intérêts, n’aurait-elle pas à craindre le même sort ? ne pourrait-elle pas disparaître à son tour pour faire place à de nouvelles combinaisons dans lesquelles on n’aurait nul égard à ses convenances intellectuelles et matérielles ? Tels sont, messieurs, les malheurs auxquels la Belgique serait exposée, si elle négligeait de constituer son armée sur un pied aussi respectable que ses ressources le lui permettent.

M. de Renesse – Messieurs, quoique par le traité du 19 avril 1839, la Belgique ait été déclarée un Etat perpétuellement neutre, et que sa neutralité ait été formellement garantie par les hautes puissances signataires de ce traité de paix, il est cependant du devoir de toute nation neutre et indépendante, de se donner une organisation militaire, fortement constituée, qui puisse répondre à toutes les éventualités, et, au besoin la protéger contre une agression étrangère ; ainsi, il est de toute nécessité que le pays s’impose les sacrifices indispensables au maintien d’une armée sur un pied bien organisé, ayant surtout de bons cadres d’activité et de réserve.

Déjà, par différentes lois sur l’avancement, la position des officiers, la perte de grades, les pensions de retraite et de réforme, une partie de cette organisation a été réglée ; il reste, actuellement, à déterminer, par le projet de loi en discussion, les cadres des états-majors et des troupes de différentes armes ; en examinant cette importante question, il faut, tout en ayant égard à la bonne composition d’une armée bien organisée, ne pas perdre de vue les intérêts du trésor, et l’organiser de manière à ce qu’elle ne soit pas une charge trop lourde pour les contribuables ; il faut, comme s’exprime l’exposé du projet de loi, chercher à entretenir une armée d’une force suffisante, aux moindres frais possibles. J’admettrais donc toute réduction qui me paraîtrait dûment justifiée et ne portant aucun préjudice à la bonne organisation de l'armée que je désire voir forte et constituée sur un pied respectable, pour qu’elle puisse être la sauvegarde de notre nationalité qui ne sera jamais mieux gardée que quand nous serons en état de la faire respecter et de la défendre sérieusement si elle était attaquée.

Pour que la neutralité d’un pays en cas de guerre soit respectée, il faut que le gouvernement d’un tel Etat neutre, ait le moyen, par le soutien d’une bonne armée, de prouver sa ferme résolution envers et contre tous ; c’est dont un devoir impérieux pour la Belgique de posséder des forces militaires suffisantes, pour pouvoir repousser toute tentative d’invasion de son territoire, ou de porter atteinte aux droits qu’elle tient de sa neutralité.

Si, en 1830, le gouvernement belge avait agi avec prudence, si l’on avait organisé l’armée, au lieu de croire aux promesses de la diplomatie qui lui garantissait formellement l’armistice, nous n’aurions pas éprouvé les désastres de 1831, nous eussions probablement obtenu un traité de paix moins onéreux, moins déshonorant ; car, l’on ne nous aurait pas imposé la cession de deux demi-provinces ; nous eussions conservé les parties cédées du Limbourg et du Luxembourg. Que l’exemple de ce fait, si malheureux pour la Belgique, nous serve à nous méfier à l’avenir, des promesses des puissances étrangères ! Sachons maintenir notre nationalité par le soin d’une armée solidement organisée ; elle sera la meilleure garantie de notre neutralité.

Je n’entrerai pas dans les détails d’une bonne organisation de l’armée. Pour pouvoir discuter une matière aussi importante avec quelque fruit, il faudrait connaître parfaitement les différents systèmes d’organisation et toutes les questions qui s’y rattachent. N’ayant aucune connaissance spéciale à cet égard je crois devoir me borner à quelques considérations générales qui se rapportent plutôt à l’état actuel des choses. Je regrette que dès les premiers moments de notre régénération politique, l’on n’ait pas songé à organiser l’armée, de manière à ce que la garde civique eût pu former la réserve. L’on aurait alors dû adopter un système militaire pareil à celui de la Prusse, où l’armée active, combinée avec la Landwehr, forme une force imposante, sans trop de charges pour l’Etat, et dont on peut disposer dans un bref délai ; il fallait obliger, indistinctement, tous les citoyens à remplir leur temps de service militaire ; c’est, surtout dans un pays constitutionnel, où une pareille obligation paraît devoir être prescrite, puisque tous les habitants y jouissant des mêmes droits, devraient, par conséquent, aussi y être astreints aux mêmes devoirs. D’après notre législation sur la milice, il y a actuellement un véritablement privilège pour le riche : il peut se faire remplacer, tandis que le pauvre, ayant tiré un numéro marchant, doit se soumettre au service militaire.

Les organisations de l’armée et de la garde civique auraient dû au moins être mises en harmonie, de manière à pouvoir se servir, dans un commun intérêt de défense, de ces deux parties de la force publique.

Quoique le projet de loi sur la nouvelle réorganisation de la garde civique soit présenté, il est toutefois à craindre qu’il se passera encore bien du temps avant que ce projet ne soit adopté par la législation : laisser la garde civique dans la désorganisation actuelle, mieux vaudrait ne pas en avoir car, comme la loi sur cette partie de la force publique n’est pas exécutée dans la plus grande partie du pays, c’est une véritable charge pour les localités où un simulacre de garde civique a été maintenu.

Je crois aussi devoir faire quelques observations sur le luxe des uniformes de notre armée ; si l’on voulait introduire des économies, c’est sur cet objet que l’on pourrait faire des épargnes assez notables. Il me semble que nous ne devons pas avoir une armée de parade, mais un armée équipée d’une manière économique ; actuellement, il y a un luxe de passementerie, d’épaulettes, de galons de toutes espèces et probablement, pour avantager les industries qui procurent ces objets d’équipement, de temps à autre, l’on ordonne des changements à la tenue militaire, tout au détriment de la bourse des officiers et de la masse des sous-officiers et soldats. C’est ainsi que l’on a changé plusieurs fois les shakos ; les sous-officiers ont obtenu des épaulettes au lieu de galons ; à plusieurs reprises on a fait changer les sabres de l’infanterie et de la cavalerie, ainsi que le harnachement des chevaux, et introduit d’autres changements qui entraînaient toujours à des dépenses. Il serait à désirer que ces mutations continuelles n’eussent plus lieu, que le département de la guerre se fixât définitivement sur l’équipement militaire, qu’il soit économique, commode surtout pour le service, et qu’on laisse tous ces ornements futiles aux soldats de théâtre. Pour qu’une armée puisse agir avec ensemble, qu’elle ait une force morale, il faut nécessairement que l’on cherche à y introduire un bon esprit militaire, l’amour de nos institutions politiques et de notre nationalité ; pour parvenir à ce résultat, si nécessaire au maintien de notre existence comme nation, il faut que l’on agisse envers les militaires avec la plus grande équité ; qu’aucun acte arbitraire ne vienne froisser le sentiment d’honneur des officiers ; que tout en maintenant la sévérité de la discipline militaire, l’on soit juste ; que l’avancement, les décorations ne soient pas accordées à la seule faveur ; que l’on prenne plutôt en considération l’ancienneté des bons et loyaux services, et surtout le mérité réel. En suivant de tels principes, le chef du département de la guerre est en droit de prétendre que les officiers généraux, les chefs de corps surtout, soient justes et équitables envers leurs subordonnés ; qu’ils les traitent avec politesse, sans employer, comme il arrive parfois, des paroles brutales, qui, presque toujours, froissent les susceptibilités de ceux qui seraient injustement repris par leurs chefs.

Pour établir et conserver un bon esprit de corps dans les régiments, si nécessaire au maintien de la fraternité d’armes entre les militaires de différents grades, il faut que les chefs n’écoutent pas ces êtres officieux qui, par des délations, rapportent tout ce qui se passe dans les régiments ; les relations entre les militaires doivent être toutes de franchise, de loyauté, et basées sur des sentiments d’honneur, il faut donc que le vil espionnage, l’intrigue, qui paraissent avoir existé, ne puissent se reproduire ; les tolérer, ce serait anéantir tout bon esprit militaire qui est la force morale d’une armée bien organisée.

Une observation que je crois devoir soumettre à M. le ministre de la guerre, c’est d’engager les officiers à fréquenter la bonne société, à se distinguer par une bonne éducation sociale. Il paraît, que certains chefs de corps ne tiennent pas assez à ce que les officiers sous leurs ordre suivent la société ; cependant, dans d’autres pays, où l’état militaire est considéré, l’officier que ne fréquente pas le monde social est mal noté ; ici, si je suis bien informé, les officiers, qui préfèrent la vie de caserne, sont plus appréciés par certains chefs, que ceux qui se distinguent par une éducation soignée, et suivent la bonne société ; il en résulte que depuis quelques temps, des jeunes gens des classes aisées qui se destinent à l’état militaire vont servir à l’étranger, parce qu’ils ne trouvent pas qu’en Belgique le corps d’officiers soit entouré d’assez de considération, dont il jouit dans la plupart des autres Etats ; il est cependant à désirer, dans l’intérêt de la bonne composition des officiers de l’armée, que le gouvernement cherche à attirer au service militaire tous ceux qui, par leur bonne éducation, par leur fortune, peuvent donner du relief au corps d’officiers.

C’est à M. le ministre de la guerre, à messieurs les chefs supérieurs de l’armée, à veiller à ce que les officiers fréquentent la bonne société, à employer tous les moyens en leur pouvoir pour que le corps d’officiers soit bien composé, que les officiers se distinguent par une bonne éducation militaire et sociale, qu’ils s’appliquent en outre à acquérir les connaissances nécessaires, non-seulement pour remplir convenablement leur service, mais pour qu’ils puissent, plus tard, en quittant le service militaire, être aptes à occuper d’autres fonctions civiles. A cet égard, je crois devoir appuyer fortement, les observations consignées dans le rapport de la section centrale, sur l’équité, la nécessité de donner une partie des emplois de la douane, des accises, des contributions, des postes et du chemin de fer, aux militaires qui auraient servi avec honneur pendant un certain nombre d’années, et qui désireraient rentrer dans la vie civile ; l’on verrait alors, comme le dit, avec raison, la section centrale, l’élite de la population rechercher avec ardeur cette espèce de candidature si honorable, si utile au pays.

Je ne puis assez insister auprès du gouvernement, pour qu’il prenne des dispositions afin de garantir aux anciens militaires une certaine partie de places dans les fonctions civiles ; en employant ce moyen, l’on encouragerait surtout les sous-officiers à rester sous les armes, ayant la perspective d’obtenir des emplois civils, après avoir été au service militaire pendant un temps à déterminer.

Avant de terminer, je crois aussi devoir engager M. le ministre de la guerre à maintenir l’école supérieure d’équitation établie à Bruxelles ; les utiles résultats d’une bonne méthode uniforme d’équitation ont pu être appréciés par les différents régiments de cavalerie et d’artillerie, depuis que des officiers, des sous-officiers ont été envoyés chaque année, à cette école supérieure, afin d’y acquérir les connaissances nécessaires pour former le parfait cavalier, et propager dans les régiments une bonne méthode d’équitation. Cette école d’équitation, si utile aux progrès de nos troupes à cheval, mérité d’être encouragée ; nous devons, à cet égard, suivre l’exemple de la Prusse, où un pareil établissement, fondé à Berlin, a rendu les plus grands services à la cavalerie de ce pays ; cavalerie qui peut être citée pour modèle, tant sous le rapport de son instruction, que par les bons soins que les cavaliers ont de leurs chevaux.

M. le ministre de la guerre (M. Du Pont) – Messieurs, lorsque j’ai été chargé des honorables mais difficiles fonctions de ministre de la guerre, je ne me suis pas déguisé que j’avais une double tâche à remplir ; d’un côté, opérer dans les dépenses du département de la guerre de nouvelles économies réclamées avec tant d’insistance par la législature ; de l’autre, défendre la bonne organisation, les intérêts vitaux de l’armée.

En m’acquittant de la première partie de cette tâche, je sais, messieurs, que je devais froisser des intérêts et me mettre en opposition avec des opinions respectables et généralement partagées ; je n’ai pas reculé, messieurs, devant l’accomplissement de mes devoirs, quelques pénibles qu’ils fussent sur ce point.

Maintenant, messieurs, je viens accomplir la seconde partie de ma tâche ; je viens défendre devant vous les intérêts de l’armée.

Si j’aborde cette discussion avec quelque confiance, c’est, messieurs, parce que je puis compter sur la justice et sur le patriotisme de la législature ; parce que j’ai la conviction que la chambre me tiendra compte des efforts que j’ai fait pour satisfaire à des vœux si souvent exprimés par elle ; parce que la cause que je viens défendre ici n’est pas une cause personnelle, qu’elle embrasse les grands intérêts de la nation et ceux de l’armée.

Je suis heureux, messieurs, que dans le consciencieux travail auquel s’est livrée la section centrale, elle se soit rencontrée avec moi sur les bases de l’organisation de l'armée et sur les détails les plus importants du projet de loi.

Je regrette de ne pouvoir de même être d’accord avec elle au sujet des réductions qu’elle a proposées.

Je présenterai mes observations à cet égard lors de la discussion des articles, et j’aime à avoir la conviction que la section centrale, mue comme elle l’a été jusqu’ici par le seul intérêt du bien public et de l’armée, voudra bien en faire l’objet d’un mûr examen.

J’ai aujourd’hui à vous entretenir de quelques-unes des questions générales et fondamentales.

J’examinerai d’abord les devoirs que nous imposent le soin de notre indépendance et le maintien de notre neutralité. Je rechercherai ensuite, quel est l’effectif que notre armée doit atteindre en temps de guerre, pour qu’elle puisse dignement remplir sa haute mission.

Le traité de 1831, confirmé par les grandes puissances, en 1839, établit la Belgique neutre et indépendante comme l’une des bases de l’équilibre européen ; en souscrivant à ce traité, nous avons évidemment contracté l’obligation de faire respecter notre neutralité par nos propres forces.

C’est à nous qu’est laissé le soin de veiller à ce que les traités qui interdisent le sol de la Belgique aux armées étrangères, ne souffrent aucune atteinte, d’y employer du moins tous nos efforts. C’est là le rôle qui nous est assigné dans la pondération des forces européennes.

Examinons la question sous ce point de vue, et cherchons qu’elle doit être l’influence de la neutralité armée sur notre organisation militaire.

Pour apprécier pleinement cette influence, il suffira de faire ressortir, en premier lieu, les dangers auxquels la Belgique s’exposerait en réduisant son armée à des limites trop restreintes, en négligeant de se tenir prête à repousser toute agression quelconque, et de considérer ensuite les avantages qui peuvent découler, éventuellement, d’une attitude forte et imposante.

Et d’abord, si les puissances qui ont garanti de commun accord notre neutralité, venaient à engager une lutte armée entre elles ; à laquelle de ces puissances la Belgique demanderait-elle son appui ?

La préférence, qu’elle l’accordât à l’une ou à l’autre, serait, par le fait même, une renonciation à la neutralité, car il est évident que si, négligeant nos propres ressources, nous plaçons, au début d’une guerre, nos droits sous la sauvegarde d’une puissance étrangère, la puissance rivale se déclarera contre nous, et que cette neutralité, qui devait nous préserver de la guerre, n’aura été qu’un vain mot.

Si, en pareil cas, la victoire se range du côté de la partie adverse, peut-on entrevoir, sans la plus grande inquiétude, le sort qui nous sera réservé, et ces frais de la guerre auxquels nous aurons voulu nous soustraire, ne pourront-ils pas être décuplés ? A qui d’ailleurs pourrons-nous recourir alors, pour obtenir le maintien d’un traité que, les premiers, nous auront violé ? et notre existence comme nation indépendante ne sera-t-elle pas compromise ?

Supposons que l’issue soit favorable à notre allié, y a-t-il quelque probabilité qu’il nous admette gratuitement à partager avec lui les fruits de la victoire ? En supposant que notre indépendance se retire sauve de ses étreintes, ne nous restera-t-il pas toujours des comptes à régler avec la puissance protectrice ? Et si la guerre se prolonge, cette puissance nous permettra-t-elle de faire moins qu’elle, en sacrifices d’hommes et d’argent ? N’est-il pas probable, au contraire, que nous payerons alors bien plus chèrement, et d’une manière bien moins profitable pour l’avenir belge, une guerre à laquelle nous aurons voulu nous soustraire ? L’histoire des interventions étrangères dans différents pays, doit nous prémunir contre un pareil système.

Si nous restons au-dessous de la mission que nous avons acceptée ; si, dans le seul but d’alléger nos charges, nous négligeons de donner à notre organisation militaire toute la force et l’extension nécessaires, il arrivera, par notre fait, que l’Europe ne se trouvera plus dans les conditions où l’on a entendu la placer.

Nos voisins ne pouvant compter sur la fidèle exécution des traités, devant renoncer à la possibilité d’appuyer avec sécurité sur la Belgique neutre l’une des ailes de leur armée, chercheront, au moindre événement, à s’emparer de nos places, qui, mal gardées, seraient un sujet de crainte incessante pour eux.

La tentation en sera d’autant plus vive que la Belgique offre des ressources immenses de toute nature, et que, dans le but d’épargner leur propre pays, tous voudront vider leur querelle dans nos riches provinces. Et cependant, quel pays, plus que la Belgique, a fait la triste expérience des désastres de la guerre, elle qui depuis tant de siècles, a servi de champ de bataille à l’Europe entière, elle qui a vu tant de fois ses villes rançonnées, ses campagnes ravagées, sa population traitée en vaincue et les sources les plus précieuses de sa prospérité taries dans les grandes luttes dont elle a été fréquemment le théâtre, souvent le prix et toujours la victime ?

Si la Belgique est faible, de quel secours sera-t-elle pour ses alliés ? et les traités qui interviendront à l’issue de la guerre, ne se ressentiront-ils pas de la faiblesse de ce secours ?

Si elle ne sait pas défendre sa neutralité ; si les places fortes tombent au pouvoir du premier agresseur, quelle confiance inspirera-t-elle encore pour l’avenir, et quel compte tiendra-t-on de cette neutralité, de cette indépendance belge qui aura trompé toutes les prévisions ? Ne songera-t-on pas alors à une autre combinaison qui pourrait être contraire à notre existence comme nation ?

Si au contraire, les forces militaires de la Belgique sont imposantes, quelle est la puissance qui ne craindra de se la rendre hostile quand nous viendrons lui dire : respectez notre territoire, nous avons 85 ou cent mille hommes et de nombreuses forteresses bien armées à mettre dans la balance ; ils seront contre vous si vous violez le traité.

Ce n’est aussi qu’en nous montrant forts et sincères que nous pouvons compter de préserver le pays des ravages et des désastres que traitent à leur suite les mouvements et les chocs des armées, que nous éviterons que nos forteresses ne soient un sujet d’inquiétudes pour nos voisins, que les vainqueurs ne songent, dans les arrangements politiques, à faire servir nos belles provinces d’appoint à l’un ou à l’autre d’entre eux, et enfin que notre indépendance ne soit remise en question.

Qu’on y prenne garde, notre indépendance et la défense de notre neutralité par nous-mêmes sont deux faits inséparables et liés aussi intimement que les obligations bilatérales d’un contrat.

Au nom de quel intérêt européen réclamerions-nous le maintien d’un état de choses dont nous demanderions les profits sans vouloir en supporter les charges, et qui serait sans aucun bénéfice pour nos voisins ?

Quel principe de droit invoquerions-nous pour exiger le maintien des conditions de notre existence politique, l’indépendance, lorsque, pour (page 1276) vivre plus à l’aise et diminuer nos impôts, nous serions restés en défaut d’exécuter l’autre condition, la conservation de notre neutralité ?

Quelle valeur auraient des protestations qui ne seraient fondées ni sur la force, ni sur le droit, ni sur l’intérêt des puissances auxquelles elles s’adresseraient ?

Qu’on y songe donc bien et qu’avant de chercher dans la neutralité un prétexte pour réduire nos forces militaires, on se souvienne des enseignements de l’histoire que la sécurité de la paix ne fait malheureusement oublier que trop tôt. On vous a déjà cité, messieurs, les exemples de Venise, de la Suisse et de la Prusse ; ces exemples sont assez frappants pour que je m’abstienne de vous en citer d’autres.

Un honorable membre a objecté que la Belgique se trouvant en présence d’Etats de premier ordre, il ne lui sera pas possible d’empêcher la violation de son territoire.

Nous ne pouvons nous rallier à cette manière de voir.

Si la Belgique a une armée de 80 à 100,000 hommes, et qu’elle soit décidée à faire respecter sa neutralité et à se déclarer contre le premier qui voudra entrer dans le pays, la puissance qui serait tentée de l’envahir y regardera à deux fois avant de l’attaquer. Elle aurait à combattre 100,000 hommes de plus que si elle observait les traités ; elle aurait, au contraire, eu 100,000 hommes pour elle si les attaques à notre neutralité partent du camp opposé ; ce serait donc une différence de 200,000 hommes. N’es-ce pas une belle prime à offrir à celui qui ne nous attaquera pas ou qui viendra à notre secours ?

Considérées de ce point de vue, toutes nos ressources prennent une valeur double, et c’est grâce à cette progression qu’il devient possible à la Belgique de trouver en elle-même les moyens de garantir sa neutralité de toute atteinte.

En reconnaissant d’ailleurs à l’objection dont il s’agit, toute la force d’une possibilité dans l’avenir et toute l’autorité qu’elle peut puiser dans le passé, nous pourrions nous en emparer et la renvoyer à ceux qui cherchent dans le fait de notre neutralité, des motifs contre une organisation militaire puissante et respectable.

Que signifie au fond cette objection, si ce n’est que notre neutralité sera compromise en temps de guerre ? Eh bien ! ceux qui nous l’opposent, ne doivent-ils pas reconnaître avec nous, que ce serait s’exposer à de déplorables mécomptes que de ne pas régler notre organisation militaire sur une base suffisamment solide pour faire face à tout danger, même dans l’éventualité d’une guerre à laquelle la Belgique serait forcée de prendre une part active ?

Il résulte évidemment de ce qui précède, la nécessité pour la Belgique de maintenir une armée respectable et fortement constituée. Recherchons maintenant quels doivent être la destination et par suite le chiffre et l’organisation de cette armée.

La première question à résoudre est celle-ci : Faudra-t-il que nous ayons une armée en campagne au moment d’une guerre européenne ? Je ne puis, messieurs, admettre de doute à cet égard.

Sans armée en campagne, il nous serait impossible de secourir les places menacées, de protéger les villes de l’intérieur, de maintenir l’ordre, d’empêcher un corps d’armée ou même une division de pénétrer au centre du pays, de détruire nos lois, de s’emparer de nos ressources et de fouler aux pieds tout ce que nous avons de plus précieux.

Sans armée en campagne, il nous serait impossible d’empêcher un corps quelconque, de l’une ou de l’autre des parties belligérantes, de se glisser entre nos forteresses et de traverser le pays afin de tourner l’aile d’un adversaire qui se trouverait ainsi compromis pour avoir eu une trop grande confiance dans notre volonté, dans notre force.

Sans armée en campagne, point de retours offensifs possibles, et de là des guerres qui ne pourront jamais présenter pour nous de chances favorables.

Sans armée en campagne, impossibilité pour nous de résister aux attaques, je ne dirai pas seulement des grandes puissances, mais de puissances dont la population sera égale ou même inférieure à la nôtre.

Avec une bonne armée en campagne, au contraire, nous inspirerons du respect à tous ceux qui nous menaceront, de la confiance à ceux de nos voisins qui voudront une exécution franche des traités, de la sécurité à nos concitoyens sur toutes les parties de notre territoire ; au moyen d’une armée en campagne, nous soutiendrons le courage et le dévouement de nos garnisons assiégées ou bloquées, nous pourrons leur porter les secours et les approvisionnements nécessaires.

Avec une bonne armée en campagne, nous pourrons couvrir la capitale et nos principales cités contre les attaques d’un corps d’invasion, et si nous sommes inférieurs en nombre, nous pourrons au moins manœuvrer de manière à saisir toute chance de succès qui pourra se présenter ; si même cette armée se trouve obligée de se replier sur quelques-unes de nos importantes forteresses, ou sur un camp retranché, là, elle pourra attendre le secours d’alliés que le fait même de l’invasion de la Belgique nous donnera, et notre armée en campagne deviendra l’avant-garde des troupes chargées de défendre la neutralité de la Belgique.

Enfin, si nous avons une bonne armée en campagne, on ne nous fera pas un reproche d’être restés l’arme au bras à l’abri de nos remparts, alors que notre sol est envahi, que notre neutralité était violée et que nos frères de l’intérieur du pays supportaient tous les désastres de la guerre.

Messieurs, si nous sommes d’accord sur la nécessité d’une armée en campagne, nous le serons immédiatement sur le chiffre de cette armée, et nous conviendrons que, pour qu’elle soit en état de bien remplir sa mission, d’agir avec efficacité, soit contre toutes les forces d’une puissance secondaire, soit contre un corps détaché d’une grande armée, et pour pouvoir maintenir la tranquillité au dedans et jeter les renforts nécessaires dans quelques forteresses, cette armée en campagne ne pourra être de moins de 40 à 50,000 hommes.

Le service de campagne est évidemment la part exclusive de l’armée permanente ; passons maintenant aux services qu’elle aura à rendre dans les places fortes.

Je ne puis, messieurs, vous donner de détail des garnisons que le gouvernement croirait devoir mettre dans chacune de nos places, pour chacune des circonstances à prévoir ; il suffira, sans doute, que je vous présente le résultat de nos calculs. Je répéterai ici ce que j’ai dit déjà hier que, selon les éventualités, l’armée permanente devra contribuer à cette partie du service pour 30 à 40,000 hommes et la garde civique pour 20 à 30,000. Si nous combinons ces chiffres avec ceux que nous avons établis pour l’armée en campagne, il en résulte que l’armée permanente ne peut, dans aucun cas, être moindre que de 80,000 hommes. Ce chiffre n’est point exagéré.

Examinons maintenant si cette force est supérieure aux ressources de la Belgique.

Ce chiffre correspond environ à 2 p.c. de notre population. C’est la proportion le plus généralement suivie ; elle a même été dépassée par plusieurs puissances de l’Europe. La France a, depuis la révolution de 1830, toujours tendu à augmenter son armée permanente ; celle-ci ne comptait d’abord que six levées de 80,000 hommes ; la loi qui devra faire l’objet des nouvelles discussions à la chambre des députés, porte le nombre de ces levées à huit. La Prusse, qui a une population d’environ 15 millions d’habitants, met sur pied de guerre une armée de 500,000 hommes. L’Autriche, dont la population est de 36,950,000, a sur pied de guerre une armée de 673,500 hommes. La Sardaigne, dont la population est la même que la nôtre, met sous les armes, en temps de guerre, une armée de 140 mille hommes. L’armée des Pays-Bas est de 60 mille hommes de troupes de ligne et de 40 mille gardes communaux. La population de ce pays est à peine de 3 millions. Il est cependant à remarquer que la plupart de ces puissances possèdent, outre les forces que nous venons d’indiquer, une marine militaire considérable.

Montesquieu, Smith et d’autres publicistes ont admis la proportion indiquée plus haut. Ils pensent que, sans nuire à l’agriculture et à l’industrie, on peut, en temps de paix, prélever le centième de la population, et en temps de guerre, aller même jusqu’au cinquantième. La fixation du chiffre de 80 mille hommes est donc basée sur les règles de l’économie politique.

Passons, messieurs, à la question d’organisation.

Malgré les enseignements que nous fournissent les mémorables guerres qui ont agité l’Europe pendant près d’un quart de siècle, il existe encore des opinions toutes différentes, quant aux moyens de constituer la force d’une armée.

Selon les uns, un soldat n’est formé et tout à fait propre à la guerre que lorsqu’il a passé un bon nombre d’années sous les armes ; les partisans de ce système pensent que cette condition est nécessaire pour que le soldat soit attaché à son drapeau et imbu de cet esprit de corps, de cet esprit de famille qui font la force des régiments. Selon les autres, et leur opinion s’appuie sur la règle de la stratégie moderne, c’est presque toujours le nombre de bataillons, d’escadrons, de batteries qui assure la victoire, et l’objet important est celui des réserves exercées.

Enfin, un troisième système consiste dans la pensée qu’il ne faut pas d’armée permanente, qu’on pourra toujours former en armée des hommes réunis peut-être pour la première fois au moment de la guerre ; que le patriotisme, l’enthousiasme pourront chez eux remplacer l’instruction et la discipline.

Dans le premier système, les troupes sont moins nombreuses, mais offrent plus de consistance. Dans le second, on fait concourir à la formation de l’armée active le plus grand nombre d’hommes possible, de manière à pouvoir en disposer utilement au moment de la guerre, et par les soins donnés à l’instruction, l’on cherche à obvier aux inconvénients résultant du peu de durée du temps passé sous les armes.

Ce dernier système, particulièrement défensif, a été suivi jusqu’à ce jour en Belgique. Devons-nous le maintenir en nous occupant toutefois de le perfectionner par quelques modifications dans les lois de recrutement, ou devons admettre des principes opposés ?

Suivrons-nous l’avis de ceux qui demandent à faire suppléer à la quantité par la qualité des soldats ? Au lieu d’avoir 80,000 hommes exercés, serait-il préférable, conformément à l’avis de quelques honorables membres, de n’en former que 50 ou 60,000, et de retenir ceux-ci plus longtemps sous les armées ? Examinons où nous mènerait ce système : la majeure partie de cette armée devrait, au moment de la guerre, être jetée dans les forteresses, et le reste serait évidemment insuffisant pour tenir campagne avec quelques chances de succès. On serait immédiatement frappé de la nécessité d’augmenter le nombre des combattants, et la seule ressource qui se présenterait alors, serait d’appeler de nouvelles levées ou de mobiliser une bonne partie de la garde civique. Ces levées extraordinaires devraient former des corps à part ou devraient être incorporés dans ceux déjà organisés.

Dans le premier cas, ces corps improvisés ne pourront être d’un grand secours, parce que la guerre est un métier et que, pour y réussir, l’expérience et l’instruction sont indispensables ; dans le second cas, une partie des avantages que l’on aurait cherché à obtenir en adoptant une organisation compacte, disparaîtront ; les soldats exercés se trouveront confondus avec un grand nombre de recrues, et les corps ainsi composés perdront cette consistance qui faisait leur principale qualité.

(page 1277) Des corps rassemblés seulement au moment de guerre dans des cadres de nouvelle formation manquent de consistance et de force. Sous le rapport de la discipline, sous le rapport de l’instruction, tout y est à créer et la valeur seule ne saurait y suppléer.

Consultons d’ailleurs, à cet égard, les enseignements de l’histoire contemporaine.

L’exemple des premières années de la révolution française, que les adversaires des armées permanentes et fortes citent, de préférence, à l’appui de leurs opinions, offre précisément un exemple frappant du danger que présente le défaut d’une forte organisation.

En 1792 et 1793, les troupes républicaines, malgré l’enthousiasme et l’élan extraordinaire qui les animaient, éprouvèrent de fréquents revers. Elles n’obtinrent cet ensemble et toutes les qualités précieuses qui leur assurèrent les succès les plus décisifs, qu’après s’être consolidées par une organisation de quelques années. Voici d’ailleurs comme un militaire renommé, le général Lamarque, s’exprime sur la manière dont on doit envisager les succès obtenus par les armées de la république, pendant les premières guerres de la révolution.

« Les succès de cette époque sont un antécédent sur lequel une confiance imprudence aime à trop se reposer. On oublie par quels moyens extraordinaires et violents ces succès furent obtenus ; on en veut pas voir que la France de 1820 n’est plus la France de 1791. »

Le même général ajoute plus loin :

« C’est avec de faibles moyens que nous attaquaient nos ennemis. Leur dédain nous a sauvé de leur fureur. Il n’y avait que 28,000 Autrichiens à la bataille de Jemappes ; et à peine 40,000 Prussiens et 20,000 alliés suivaient Frédéric-Guillaume dans les plaines de la Champagne. Rivarol avait raison quand il disait que les alliés étaient toujours en retard d’une année, d’une idée et d’une armée. Aujourd’hui, ils seraient au courant, et des masses aguerries porteraient des coups mortels au sein de l’Etat, si des armées, aguerries aussi, ne les arrêtaient dans leur marche. »

L’Autriche, malgré ses revers, nous présente un exemple frappant des avantages et des ressources immenses qu’apporte, dans les opérations de la guerre, une organisation militaire forte et régulière.

Armée contre la France, dès l’année 1792, elle se maintint, pendant plus de 7 ans, avec des chances diverses, à 100 à 200 lieues de ses frontières, en Belgique, sur le Rhin, en Bavière, en Piémont ; frappées, détruites par les succès réitérés de Bonaparte en Italie, ses troupes semblent renaître après chaque défaite, plus fortes et plus nombreuses. Battue complètement à Austerlitz, l’Autriche est frappée au cœur ; quatre années lui suffisent pour reparaître plus formidable que jamais à Wagram. Vaincue encore, c’est encore elle qui pèse du plus grand poids sur les destinées de l’empire en 1813 et 1814.

Il serait difficile de trouver un exemple plus concluant des avantages attachés aux fortes institutions militaires.

On peut encore citer la Prusse, qui doit à la solidité de son organisation militaire de s’être maintenue au premier rang dans l’Europe, et d’avoir survécu à ses désastres. Malgré les circonstances où elle s’est trouvée, notamment à la suite de la bataille de Iéna, malgré le désavantage de sa position géographique et la faiblesse relative de sa population, l’organisation de son armée, à la suite surtout de son nouveau système de recrutement, elle est devenue si forte, l’esprit militaire est resté si puissant, qu’elle se releva à la fin des guerres de l’empire plus redoutable que jamais, et qu’elle tient aujourd’hui l’une des premières places parmi les puissances de l’Europe.

Dans des temps plus rapprochés, l’exemple des efforts des armées nombreuses de la Turquie contre l’organisation de l’armée russe est là pour démontrer d’une manière plus évidente encore l’insuffisance du courage, du nombre et de la volonté pour suppléer à l’ordre et à la discipline.

Mais si l’on repousse cet exemple comme n’offrant pas assez d’analogie, assez de parité entre les parties belligérantes, celui des Turcs en guerre contre les Egyptiens sera plus concluant.

Mêmes mœurs, même degré de civilisation, même religion, même origine, même peuple enfin : quelles sont les causes de la supériorité incontestable que montrèrent les troupes d’un vassal sur les soldats du sultan, sinon l’organisation, l’ordre, la discipline, l’entretien permanent d’une armée régulière, instruire par des Européens et tenue sur un pied respectable par la volonté persévérante du pacha d’Egypte et de son fils ? On sais que sans l’intervention de la diplomatie, Ibrahim à la tête de ses régiments réguliers aurait, en 1833, planté ses drapeaux en face du sérail de Constantinople. On sait aussi qu’après la bataille de Nezib, gagnée sur un ennemi plus nombreux, mais qui n’était pas pourvu d’un simulacre d’organisation, l’armée du sultan courait le risque d’être totalement détruite, si d’autres puissances n’étaient venues arrêter les succès d’Ibrahim.

Mais pourquoi chercher au loin des exemples, lorsque nous en trouvons de frappants dans des événements peu reculés de notre pays ? La Belgique n’a-t-elle pas prouvé en 1789 et 1831 toutes les conséquences du défaut d’une organisation forte.

Je crois, messieurs, avoir suffisamment prouvé que la Belgique, pour jouir de tous les avantages de la neutralité, doit pouvoir mettre sous les armes des forces importantes ; que l’armée permanente doit toujours former une part très-considérable de ces forces ; que son chiffre ne peut être inférieur à 80,000 hommes ; que son rapport avec notre population est inférieur à celui qui a été adopté par plusieurs puissances, et qu’il n’est nullement supérieur à celui sur lequel les économistes sont d’accord.

Je crois avoir prouvé que notre organisation, qui tient le milieu entre les systèmes extrêmes, est particulièrement applicable à notre position défensive. Je pense, messieurs, que ces différentes questions sont celles qui touchent aux véritables bases du projet de loi ; je remettrai à plus tard l’examen de toutes celles qui se rattachent aux détails.

M. Verhaegen – Messieurs, il y a deux ans à pareille époque, le général de Liem, alors ministre de la guerre, en vous proposant un budget normal de 29,500,000 fr., vous disait avec l’accent d’une conviction profonde :

« Je n’hésite pas à avancer que le budget ne porte par un seul chiffre qui ne soit non-seulement justifié, mais encore d’une nécessité absolue.

« C’est assez vous dire, messieurs, que je ne me rallie en aucun point aux propositions de la section centrale ; adopter ses conclusions serait faire un déni de justice à ceux qui sont généreusement accourus à notre appel pour fonder cette indépendance que vous venez de consolider, ce serait sacrifier l’avenir que vous lui avez garanti, alors même que vous votez des millions d’indemnités pour cicatriser les dernières plaies de la révolution ; ce serait sanctionner bien imprudemment un délaissement dont s’effraye avec raison une prévoyance aussi légitime que fondée. »

Ce que disait le général de Liem, en défendant son budget de 1843, avait engagé la chambre, en 1842, à fixer définitivement la liste civile de l’armée à 29,476,906 fr. On n’avait pas oublié alors et les acclamations du pays qui accueillirent les paroles royales quand elles nous dirent que notre « neutralité devait être SINCERE, FRANCHE ET FORTE » et le langage tout patriotique de la législature répondant « qu’elle aiderait par ses continuels efforts le gouvernement du Roi à la maintenir. »

Chose vraiment singulière ! c’est qu’en 1843 c’était exclusivement les membres de l’opposition qui appuyèrent le gouvernement dans la discussion du budget de la guerre et que cette majorité mixte, sur laquelle le ministère se disait si solidement assis, lui fit complètement défaut dans un débat où il s’agissait de l’intérêt le plus gouvernemental qui fut jamais, de l’intérêt de la défense du pays.

« Il est pour moi, disait un de nos honorables collègues, des questions qui dominent les questions de parti, devant lesquelles j’oublie les divisions qui nous séparent, devant lesquelles je ne me souviens que d’un chose, c’est que je suis Belge, car si, sous notre forme de gouvernement, il faut accepter franchement les dissidences et la lutte des opinions, fruit inévitable de la liberté même, les bons citoyens, quelques divisés qu’ils soient, n’en sont pas moins unis par un lien puissant ; tous sont enfants de la même patrie, tous se tiennent entre eux par le lien du patriotisme et de la nationalité.

« Lorsqu’en Angleterre, la puissance maritime de la Grande-Bretagne est en question, il n’y a ni whigs ni torys. En France, quand récemment il s’est agi des fortifications de Paris, l’on n’a plus reconnu les partis ; le parti de l’opposition s’est mêlé à celui du gouvernement. »

Cette opinion de l’honorable M. Devaux était aussi la mienne. Dès lors, intiment convaincu que, si notre neutralité exige pour appui une armée bien organisée, le maintien de l’ordre intérieur réclame tout aussi impérieusement la présence de forces suffisantes, je viens défendre le projet du gouvernement, quelles que fussent d’ailleurs mes antipathies contre certains membres du cabinet.

Mais ce que j’avais cru être le projet du gouvernement ne fut plus considéré, à la fin de la discussion, que comme le projet isolé de M. le ministre de la guerre. La majorité avait trop ouvertement manifesté son intention, pour qu’elle ne fût point comprise par M. le ministre de l’intérieur ; la conviction profonde et la persévérance du général de Liem furent bientôt indignement travesties par ses collègues eux-mêmes, son insistance ne fut plus que de l’entêtement ; dès lors l’honorable général fut sacrifié et M. Nothomb put encore une fois conserver son portefeuille.

Il nous est certes bien permis à nous, membre de la minorité, à nous qui avons été mystifié par le gouvernement de 1843, et qui voulons éviter une mystification nouvelle, de rappeler les phases de la discussion qui amena la retraite d’un homme honorable, d’un homme que les ministres présents et futurs pourraient prendre comme modèle.

Le général de Liem, après avoir déclaré, à la face du pays, que son budget ne portait pas un seul chiffre qui ne fût d’une nécessité absolue, qu’il ne pouvait admettre aucune réduction sans compromettre la sûreté du pays, et, par suite, sans exposer sa responsabilité, a noblement et courageusement subi les conséquences d’un vote de rejet.

Les paroles de l’ancien ministre de la guerre ont été trop explicites pour qu’il ne soit pas utile de les rappeler dans la discussion actuelle.

« Messieurs, disait-il, lorsque le Roi m’a fait l’honneur de m’appeler au ministère de la guerre, je n’ai consulté ni mes goûts ni mes moyens ; j’ai accepté ces fonctions difficiles comme un général prend un commandement, espérant que la loyauté et la fermeté suppléeraient à l’art oratoire. Je n’ai reculé ni devant le travail, ni même devant des sacrifices d’amitié pour assurer la bonne organisation de l'armée, pour la rendre forte, dévouée et capable. J’ai fait la guerre à tout ce qui pouvait porter atteinte à son honneur. Aujourd’hui que votre concours, messieurs, me manque dans une aussi grande mission, il ne me reste qu’à solliciter du Roi l’autorisation de résigner un pouvoir que je n’ambitionne pas, plutôt que mentir à une conviction bien réfléchie. »

Ce n’est pas ainsi qu’ont l’habitude de parler Monsieur le ministre de l'intérieur et ses collègues.

Depuis la retraite du général de Liem, le cabinet a trouvé le moyen de faire sur le budget de la guerre une économie de près de 1,500,000 fr., et le projet d’organisation qu’il nous présente est mis en rapport avec cette (page 1278) économie. La section centrale est allé plus loin encore, l’organisation qu’elle propose doit entraîner une économie plus forte.

Partisan des économies, convaincu de la nécessité de diminuer le chiffre des impôts, nous aurions désirer pouvoir nous rallier au projet de la section centrale, mais le système auquel l’honorable général de Liem a naguère attaché son existence ministérielle, loin d’avoir été ébranlé, est resté debout. Si, en 1843, le chiffre de 29,500,000 fr. a été demandé par le ministère comme indispensable pour parer à toutes les éventualités et ainsi pour sauvegarder la neutralité belge, il faudrait aujourd’hui pour opérer des réductions, démontrer, avant tout, que notre position a subi quelque changement, et on se gardera bien de tenter cette démonstration ; loin donc de pouvoir adopter le terme moyen proposé par la section centrale, je regrette vivement que le cabinet actuel n’ait maintenu intacte la proposition de 1843.

Il ne faut pas se le dissimuler : dans l’espèce, il n’y a qu’une alternative possible : Faire assez ou ne rien faire du tout. La prodigalité ne consiste pas seulement à dépenser trop, mais aussi à faire les choses à demi, à organiser, par exemple, une armée assez forte pour grever le trésor public, mais pas assez nombreuse pour suffire à la défense du pays.

« Qu’on le sache bien, disait, il y a quelques années, une des hommes les plus remarquables du parlement belge, pour signifier quelque chose, la neutralité de la Belgique, en temps de guerre, ne peut être qu’une neutralité armée et fortement armée. » Supposez, en effet, la guerre autour de nous : la France, d’un côté, l’Angleterre et l’Allemagne de l’autre ; si la Belgique, à défaut d’une organisation militaire convenable, s’est donné d’avance la misérable attitude d’une victime résignée, si elle doit appartenir au premier envahisseur, à celui qui marchera le plus vite, respecter sa neutralité ne serait-ce pas une duperie ? Ne serait-ce pas abandonner la proie à un adversaire moins scrupuleux ? Si la France doit croire la Belgique incapable d’arrêter quelque temps l’ennemi par ses propres efforts, comment veut-on qu’elle ne se hâte pas d’y être la première et d’avancer sur nous pour couvrir sa frontière la plus voisine de Paris ? Si, dans le camp opposé, on s’imagine que nous n’opposons aucun obstacle sérieux à la France, ne viendra-t-on pas lutter de vitesse avec elle pour s’emparer au moins d’une partie de nos forteresses ?

D’ailleurs, à moins de contester, ce qui est encore à savoir, qu’être neutre, c’est être chargé de se défendre soi-même, à moins d’abaisser le pays à un rôle indigne du sentiment national, il faut bien accepter l’organisation de l'armée comme un des devoirs gouvernementaux les plus impérieux, les plus puissants.

Si en 1796 et 1797 Venise avait eu des forces respectables à sa disposition, Beaulieu, l’archiduc Charles, Alvinzi et Bonaparte ne se seraient pas emparés sans scrupule de son territoire, et n’auraient pas répondu à ses nouvelles protestations par des réquisitions, des impôts, des outrages. Si Venise avait eu une organisation militaire, elle n’aurait pas subi l’humiliation de voir un soldat venir fièrement, au milieu du sénat assemblé, lui signifier les ordres d’un général français, et un seul manifeste de ce général n’aurait pas anéanti cette antique république.

La nécessité d’une organisation militaire forte et respectable nous paraît tellement démontrée pour la Belgique, placée dans des conditions topographiques différentes de celles de la Hollande, de Suisse et de la Prusse, que nous ne croyons pas devoir nous y arrêter davantage.

Après avoir traité la question au point de vue politique, il nous reste à dire quelques mots au point de vue des intérêts de l’armée, et nous sommes heureux de pouvoir, comme en 1843, nous placer parmi ses défenseurs les plus zélés.

Dans la discussion des autres budgets, on a vu successivement passer toutes les allocations demandées pour les fonctionnaires civils et, encore une fois, toutes les rigueurs semblent réservées pour les membres de l’armée. On respecte les droits de ceux qui servent la patrie avec leur plume, et ceux qui mettent leur sang à sa disposition n’ont aucune garantie ; on s’en sert pendant le danger, puis on les congédie comme des rouages inutiles.

Messieurs, j’ai eu l’honneur de vous le dire dans une circonstance identique, n’oublions pas que l’on peut bien supprimer des emplois, mais que l’on ne supprime pas des hommes. Ces officiers que l’on veut réduire à la non-activité, à la disponibilité, restent néanmoins une charge pour le trésor, et ne sont d’aucune utilité ; plusieurs d’entre eux n’ont d’autre moyen d’existence que leur traitement, et ce traitement, s’il est réduit, sera insuffisant, surtout à des pères de famille.

Et puis l’officier privé de son emploi le regrettera constamment ; ses facultés s’affaisseront sous le poids de réflexions poignantes ; il oubliera son métier sans pouvoir s’instruire ; sans avenir il deviendra un ennemi acharné du gouvernement, cause de sa disgrâce et de son malheur, et c’est ainsi qu’on entretiendra, au lieu de les amortir, les divisions intestines.

Et cependant, dans les circonstances difficiles, c’est à l’armée que sont confiés l’honneur et l’existence nationale ; c’est une carrière d’abnégation personnelle et de dévouement tout à la fois.

On trouve des fonds pour une foule d’autres dépenses moins urgentes ; on en a trouvé pour des séminaires, pour les hauts dignitaires du clergé ; et ces allocations restent sacrées ; y toucher semblerait un sacrilège ! Mais pour l’armée c’est bien différent, on veut renvoyer certains officiers en temps de paix avec une partie de leur solde à peine suffisante pour ne pas mourir de faim, sauf à les rappeler au jour du danger ; et avec les économies, dont ils seront les victimes, on couvrira des dépenses souvent très-inutiles, on rétribuera entre autres des cardinaux plus grassement payés que les ministres.

Des témoignages de juges compétents ont constaté que l’armée belge est une des plus brillantes, des mieux organisées de l’Europe ; tous nous savons avec quelle joie nos soldats eussent reçu naguère le signal des hostilités. Tout cela doit disparaître devant la nécessité de réductions dans les dépenses, et pour quelques économies, qu’on trouvera bien moyen d’utiliser à de tout autres usages on veut, paraît-il, détruire entièrement l’armée ; car ces économies auront l’effet le plus fatal. Elles dégoûteront des hommes qui étaient en droit d’attendre du pays autre chose que des réductions et cela moins encore par le fait des réductions elles-mêmes que par l’espèce de dédain avec lequel on a oublié les services et un dévouement qui méritait de tout autres récompenses.

Et puisqu’on parle d’économies, ce n’est pas en particulier qu’il faut les envisager, mais dans leur ensemble. Où sont donc celles introduites dans les autres branches ? L’administration des chemins de fer, comme nous l’avons dit et répété, est un véritable gouffre où viennent se perdrent de millions sans contrôle aucun ; les indemnités, les traitements variables, les minima et les maxima contre lesquels je me suis si souvent élevé, permettraient de faire des économies bien plus importantes que celles qu’on veut si imprudemment faire sur l’armée ; mais c’est encore là une arche sainte à laquelle il n’est pas permis de toucher !

Il semble que l’armée seule doive faire les frais de cette ardeur de réductions ; plus que qui que ce soit, l’armée a bien mérité du pays, et par une logique assez bizarre, c’est sur elle aussi qu’on veut faire peser les plus fortes charges.

En vérité, tout cela ne dévoile-t-il pas un système ? ne dénote-t-il pas une tendance de nature à inquiéter tous ceux qui ont quelque confiance dans l’avenir de la Belgique ?

Et ces inquiétudes ne doivent-elles par de jour en jour devenir plus vives, lorsqu’on voit les principales familles nobiliaires du pays désespérer en quelque sorte de la patrie, refuser leurs sympathies et leur respect à l’armée nationale, en envoyant leur fils prendre service à l’étranger ?

On comprend qu’on aille chercher des leçons de stratégie dans des pays où le canon fronde, en Algérie, par exemple, mais on ne comprend pas ces émigrations et ces enrôlements en Autriche, devenus malheureusement si fréquents, parce que le ministère a eu la faiblesse de les encourager en accordant imprudemment son autorisation chaque fois qu’elle lui était demandée, à ceux-là mêmes qui occupent les postes les plus éminents de notre diplomatie.

Cependant, l’esprit militaire a toujours distingué les Belges les temps où les d’Aremberg, les d’Oultremont, les de Ligne versaient leur sang sur le champ de bataille en combattant pour leur patrie, ne sont pas si éloignés pour que la tradition en soit complètement perdue pour leurs neveux. L’honorable rapporteur de la section centrale, le prince de Chimay, en citant, il n’y a qu’un instant, les noms des illustrations militaires du pays, a suffisamment stigmatisé la conduite de nos hommes du jour qui ne recherchent à l’étranger que des titres et des blasons nouveaux.

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) – Messieurs, l’honorable préopinant a rappelé des précédents de la discussion d’avril 1843. sa mémoire me semble l’avoir servi très-infidèlement. La question qui nous préoccupait alors était moins une question de chiffre que de principe, je dirai de prérogative. Depuis longtemps, on se demandait, si en exécution de l’art. 139 de la Constitution, il ne fallait pas, avant le vote d’un budget destiné à être considéré comme normal, présenté à la chambre une loi sur l’organisation militaire. C’est cette question, messieurs, qui était au fond du débat, et le vote d’abord a eu principalement pour but d’amener le gouvernement à présenter au préalable une loi sur l’organisation militaire.

J’ai alors, messieurs, défini ce qu’il fallait entendre par une loi de ce genre ; j’ai dit qu’il ne fallait y chercher qu’une fixation des cadres, et c’est dans ce sens que vous avez été quelque temps après saisis d’un projet de loi.

Je rappelle, messieurs, et je rectifie les faits, non pas précisément dans l’intérêt du ministère ou dans mon intérêt personnel, mais je les rappelle pour que l’on ne cherche pas dans les appels nominaux d’avril 1843 un engagement pour ou contre le vote que nous attendons. Il y a des députés qui ont pu très-bien voter à cette époque contre le budget de la guerre, et qui aujourd’hui peuvent voter en faveur des propositions du gouvernement sur l’organisation de l'armée. Il n’y aurait rien de contradictoire dans ces deux votes, puisque selon moi, d’après mes souvenirs, beaucoup de votes de 1843 ont eu pour but principal d’amener le gouvernement à saisir la chambre d’une loi d’organisation militaire. (Interruption : Une voix – Cela n’est pas exact)

Je considère ceci comme très-exact. J’irai plus loin. Beaucoup de membres qui votèrent en faveur du budget de la guerre regrettaient que la loi d’organisation militaire ne fût pas présentée. Ainsi pour les uns, ceux qui votaient contre le budget, le défaut d’une loi d’organisation militaire était le motif de leur vote négatif ; pour les autres, ceux qui votaient pour le budget, ce vote affirmatif était accompagné d’une réserve, c’est que le gouvernement eût à présenter une loi d’organisation militaire. Cette loi, messieurs, était demandé depuis longtemps ; elle semblait même exciter des craintes au dehors de cette chambre. Ces craintes sont heureusement dissipées. Dans une loi de ce genre, je vois une garantie pour l’armée elle-même ; me plaçant à ce point de vue, je n’ai pas hésité à déclarer, il y a deux ans, que, selon moi, le gouvernement pouvait accepter la condition préalable qu’on semblait lui poser. Une loi d’organisation militaire est une garantie pour l’armée elle-même ; le vote annuel du budget ne deviendra, en règle générale, qu’une formalité ; l’existence de l’armée sera ainsi placée en dehors de toutes les fluctuations parlementaires et ministérielles.

Je n’avais donc pas pris à cette époque une position aussi absolue que celle qu’avait prise le ministre de la guerre d’alors ; mes autres collègues n’avaient pas non plus pris cette position absolue. Une fois que nous étions (page 1279) d’accord sur le caractère à donner à la loi d’organisation militaire, nous avons pensé que nous pouvions saisir la chambre d’une loi de ce genre, et que cette loi, loin d’être préjudiciable à l’armée, lui offrait une garantie d’existence.

Un membre – C’est évident.

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) – On me dit que c’est évident ; vous voyez, messieurs, quel revirement s’opère dans les esprits. Consultez de nouveaux vos souvenirs et vous vous rappellerez que cette loi d’organisation militaire que l’on considère comme une garantie pour l’armée, que cette loi, on la représentait comme une sorte d’épouvantail. Je suis heureux que ces courtes explications soient accueillies par les mots que la chose est évidente (Interruption.)

Du reste, messieurs, cette conclusion doit être acceptée par tout le monde. Il est à présumer que, une fois les cadres de l’armée fixés par une loi permanente, le vote du budget, comme je le disais tout à l’heure, ne devient plus, en règle générale, qu’une formalité, comme l’est, par exemple, le vote, au budget de la justice, des traitements de la magistrature.

Je regrette, messieurs, que mes études, mes connaissances me mettent dans la presque impossibilité de m’associer à la discussion des détails de cette loi. Je me trouve ici dans le même embarras que la plupart des membres de cette chambre. Le ministère se présente néanmoins comme solidaire ; le terrain sur lequel il se trouve placé aujourd’hui est incontestablement le terrain que lui assigne la Constitution ; le motif de la division qui existait entre le gouvernement et la chambre, il y a deux ans, le motif de cette division a disparu.

On vous a présenté, messieurs, des considérations très-étendues sur le principe de notre neutralité et sur la portée de ce principe. On est déjà entré dans trop de détails pour que je ne me trouve pas obligé à être très-bref, au moins aujourd’hui.

Le vote, messieurs, qui vous est demandé, est un grand acte de nationalité. Je n’hésite pas à le qualifier ainsi, c’est le caractère qu’on lui donnera dans ce pays et au dehors. On vous a parfaitement démontré que la neutralité d’un pays, bien que proclamée par les traités, ne se soutient pas d’elle-même ; elle ne se maintient pas, pour ainsi dire, par sa propre vertu et d’une manière idéale. La question est de savoir, messieurs, si notre pays est une espèce de terrain vague, sur lequel on pourra passer tour à tour, sauf à laisser au hasard des événements le soin de lui restituer une position indépendante (Interruption.)

Espérer que la neutralité belge se maintiendra par elle-même, c’est méconnaître tous les enseignements de l’histoire. On vous a rappelé, messieurs, trop de faits pour que j’aie besoin de citer, à mon tour, les précédents historiques. Tout ce que l’on peut dire contre une organisation militaire faire, je n’hésite pas à soutenir qu’on peut le dire contre la nationalité belge elle-même. La Belgique doit défendre sa neutralité si elle veut qu’elle soit respectée, si elle veut que sa neutralité ne soit pas une prime offerte aux puissances voisines qui seraient tentées de violer un territoire non défendu, un territoire qui se livre en quelque sorte au premier occupant.

Un des honorables membres qui ont parlé avant moi, a cherché une garantie presque complète dans le principe abstrait de la neutralité. L’honorable M. de Garcia nous a cité, messieurs, les paroles récemment prononcées par un ministre français, à la tribune de France ; ces paroles renferment la réfutation de toutes les conséquences que l’on pourrait tirer des réflexion de l’honorable membre. Ce ministre français veut que la neutralité belge soit une neutralité qui offre de la sécurité ; car je n’hésite pas à dire qu’elle n’offrirait aucune sécurité si elle ne devait être qu’un principe abstrait.

M. de Garcia – Messieurs, lorsque Monsieur le ministre de l'intérieur interprète le langage du ministre français, pour en induire des conséquences opposées à celles que j’en ai tirées, je dois convenir qu’à mes yeux les mots ne peuvent plus conserver leur portée. Le mot de sécurité, dont s’est servi le ministre français signifie, suivant le ministre belge, que la Belgique doit défendre elle-même sa neutralité. Je ne puis admettre cette interprétation à moins de donner à la valeur des mots un sens diplomatique inconnu au vulgaire. Selon moi, il est évident que si le ministre français prétend que la neutralité belge doit offrir la sécurité au gouvernement français, cela veut dire que la Belgique maintiendra sincèrement sa neutralité, qu’elle ne prendra pas à aucun principe de guerre qui pourrait désunir les puissances européennes.

Je crois donc que le mot sécurité qui se trouve dans le passage du discours du ministre français, que j’ai rapporté, ne peut avoir une autre portée.

Quant à la loi d’organisation, M. le ministre a dit aussi que l’an dernier la chambre était partagée en deux opinions, que les uns voulaient des réductions, et que, si les autres refusaient le budget de la guerre, c’était parce qu’il n’y avait pas de loi d’organisation. M. Lys me fait un signe négatif… Il est possible que l’honorable M. Lys voulait, comme moi, autre chose que la loi d’organisation, c’est-à-dire qu’il pouvait vouloir, comme moi, une organisation, qui réduisit les dépenses ; mais il n’en est pas moins vrai que plusieurs de nos honorables collègues n’ont voté, en 1843, contre le budget de la guerre que par le motif qu’ils voulaient une loi d’organisation. Plusieurs de mes honorables amis m’ont fait connaître leur opinion à cet égard. Avec une loi d’organisation, ils auraient voté la dépense, dans les termes mêmes du budget présenté en 1843 ; à ce point de vue, je ne puis contester l’exactitude de ce qui vient d’être avancé.

J’ai dit qu’il était évident que l’adoption du projet d’organisation actuelle réduisait à une formalité le vote sur le contingent et sur les dépenses nécessitées par l’armée. M. le ministre l’a contesté. Cependant la chose me paraît incontestable.

Dès qu’une loi organique aura fixé le total du contingent de l’armée, il est bien évident, je le répète, que le tribut annuel des hommes doit suivre, et que la loi qui le décrétera ne sera plus qu’une affaire de forme.

M. Castiau – Malgré l’appui qu’a trouvé jusqu’ici dans la chambre le projet du gouvernement, malgré la défaveur qui paraît devoir s’attacher à ceux qui lui seraient hostiles, je viens réclamer l’attention de la chambre pour combattre et le projet du gouvernement et celui de la section centrale qui en est, à peu d’exceptions près, la reproduction fidèle.

Je crois que ces deux projets ne répondent, ni l’un ni l’autre, aux exigences de la constitution, d’abord, puis à l’intérêt du pays et surtout à l’attente de la chambre.

C’est la constitution elle-même, ne l’oublions pas, messieurs, qui avait formellement proclamé la nécessité de la réforme de notre organisation militaire.

Et pourquoi donc cette promesse ? C’est parce qu’elle a voulu que notre organisation militaire, régénérée au contact des idées nouvelles, fût mise en harmonie avec le principe de nos institutions politiques, le principe de la souveraineté nationale et de l’égalité démocratique des citoyens devant la loi.

Notre vieille organisation militaire, celle-là dont on nous propose aujourd’hui, avec un respect superstitieux, le maintien et la conservation, n’était-elle pas, en effet, hostile avec ce principe de l’égalité démocratique ? Quelle est la base de notre système militaire actuel ? Le recrutement. Et le recrutement, comment s’exerce-t-il ? A l’aide du tirage au sort et du remplacement militaire. Je ne parle pas des enrôlements volontaires qui n’existent plus guère que pour mémoire, c’est-à-dire, messieurs, que toute notre organisation militaire repose, en ce moment encore, sur une absurdité et sur une iniquité. Elle repose sur une absurdité : quoi de plus absurde que de livrer au sort, au caprice du hasard, aux chances de la loterie la répartition la plus lourde des charges sociales, l’obligation du service militaire pour les uns et l’exemption de cette charge pour les autres ? Elle repose sur une iniquité : est-il une iniquité plus choquante que d’accorder aux classes riches, le privilège de se soustraire à l’impôt du sang, d’acheter des remplaçants et des substituants, et de se livrer à une véritable traite de blancs ?

Quand la Constitution a voulu la réforme militaire, c’était bien évidemment, si l’on se rapporte à l’esprit qui inspirait ses dispositions, pour faire justice et de ces absurdités et de ces iniquités qui n’allaient plus avec le nouveau système de nos institutions démocratiques. Que devait donc faire le ministère chargé de la préparation de cet immense problème de la réforme militaire ? Il devait se pénétrer de la pensée toute démocratique de la Constitution et l’introduire dans son projet d’organisation. Il devait s’attacher avant tout à la question du recrutement, puisqu’il est la base de tout notre régime militaire. Il devait faire disparaître de nos institutions militaires et l’absurdité du tirage au sort et l’iniquité du remplacement militaire qui est la lèpre des armées nationales. Il devait enfin asseoir toute notre organisation militaire sur le grand principe de l’égalité devant la loi, et imposer à tous les Belges, sans exception, arrivés à leur majorité, riches ou pauvres, l’obligation de servir le pays et de prendre, au besoin, les armes pour le défendre. Voilà, ce me semble, quel devait être le principe de notre réorganisation militaire.

Qu’on ne dise pas qu’un tel projet froisserait nos habitudes, nos mœurs, nos intérêts. Car ce système d’organisation militaire, élevé sur le principe de l’égalité, existe non-seulement dans des Etats libres et démocratiques, comme la Suisse, par exemple ; il existe encore dans des Etats monarchiques et aristocratiques comme la Prusse, dont les institutions militaires offraient de si beaux sujets de méditation à nos ministres et à nos prétendus hommes d’Etat.

Voilà le système qu’il aurait fallu étudier, examiner et soumettre à nos méditations en le combinant avec les nécessités de notre situation politique ; et la population se serait prêtée avec dévouement aux exigences de ce nouveau système, puisqu’il y allait de nos libertés, de notre indépendance et de notre existence nationale.

Au lieu de cette grande réforme militaire et démocratique, que réclamait la constitution, que vient-on nous présenter ? Un prétendu projet de loi d’organisation militaire en sept articles. Sept articles de loi, messieurs, pour régler tout ce qui est relatif à notre organisation du pays, à la défense de notre territoire et de notre nationalité ! Et que contiennent ces sept articles ? L’énumération des cadres, le dénombrement de tous les officiers de l’armée. En d’autres termes, le projet qu’on a présenté sous le titre pompeux de loi d’organisation, n’est rien autre chose qu’un budget renversé. C’est, qu’il me soit permis de le dire, un nouveau tour de force ministériel, et je comprends cette fois que M. le ministre de l’intérieur accepte et réclame la solidarité de cette nouvelle manœuvre ministérielle.

Lorsque vous discutez le budget, vous votez le chiffre des dépenses. Maintenant, on vous demande de voter le chiffre des hommes. Voilà toute la différence.

Et c’est ce projet dérisoire qu’on ne craint pas de vous présenter comme un modèle de réorganisation militaire !

Et ce projet, si incomplet, si insignifiant en apparence, cache cependant des conséquences d’une haute gravité, conséquences qu’on nous a déjà signalées en parties, mais sur lesquelles j’éprouve le besoin de revenir, à mon tour, car il ne s’agit pas moins ici que d’une question de constitutionnalité et des principales attributions de la chambre.

En effet, ce projet si inoffensif en apparence, ce prétendu projet d’organisation (page 1280) militaire, aura pour résultat, si vous l’adoptez tel qu’il vous est présenté, de vous déshériter de deux des plus importantes prérogatives, le vote annuel du budget de la guerre et le vote du contingent militaire. Et ces prérogatives, il vous les enlève, non pas franchement et directement, mais à l’aide de moyens détournés qui, en paraissant respecter les apparences de la légalité, n’en arrivent que plus sûrement à leur but.

Aujourd’hui, messieurs, vous êtes investis du droit de voter annuellement le budget de la guerre, et ce droit vous permet de dominer toute l’organisation militaire du pays. A l’aide de ce vote annuel, vous contrôlez, dans son ensemble et dans ses détails, l’administration du ministère de la guerre ; chaque année, elle vient en quelque sorte passer en revue devant vous, et vous pouvez ainsi, suivant les nécessités du moment, la mettre chaque année en rapport avec les exigences toujours variables des temps et des circonstances ; car, en dernière analyse, les questions d’organisation militaire ne sont que des questions de circonstance, des questions de temps. Ce sont tellement des questions de temps, que M. le ministre de la guerre lui-même reconnaît que dans certaines éventualités, dont il nous a entretenus, l’organisation qu’il vous propose serait complètement insuffisante, et qu’il faudrait la renforcer. Or, par le vote annuel du budget de la guerre, la chambre satisfait précisément à cette variété qui peut se manifester dans les besoins de la situation militaire du pays ; s’il y a des abus, en outre, chaque année la chambre peut les faire disparaître ; si des réductions sont possibles, chaque année aussi elle peut les opérer ; et elle peut les opérer sans perturbation, sans froisser les existences acquises, sans produire dans les rangs de l’armée ce découragement dont on a parlé tout à l’heure et sur lequel j’aurai, dans un moment, l’occasion de m’expliquer à mon tour.

Eh bien, quand vous aurez adopté la loi d’organisation qu’on vous présente, c’en sera fait et pour longtemps, pour toujours peut-être, de l’omnipotence et de l’initiative de la chambre. Le chiffre du budget de la guerre deviendra véritablement immuable ; il sera immobilisé d’une manière permanente. En votant l’organisation définitive du budget, vous votiez par cela même le chiffre des sommes nécessaires pour en solder le traitement. La question pécuniaire se lie et se confond ainsi avec la question du personnel. La dépense ayant ainsi un caractère obligatoire, vous ne pourrez plus ni la supprimer ni la réduire, et, pour me servir de l’expression qui vient de se trouver dans la bouche de Monsieur le ministre de l'intérieur, la discussion et le vote du budget de la guerre ne seront plus que des questions de forme.

Mais, vous a dit le même ministre de l’intérieur, il y a d’autres chapitres du budget général de l’Etat qui présentent l’exemple d’une semblable immuabilité. Ainsi dans le budget du ministère de la justice, vous avez chaque année la même fixité pour le chiffre destiné aux traitements de la magistrature.

Mais, messieurs, la position n’est pas la même. La prétendue analogie n’existe que dans l’imagination de M. le ministre. Si le chiffre du traitement de la magistrature est invariable, mais c’est que la magistrature est inamovible. Et si elle est inamovible, c’est que la Constitution elle-même l’a voulu ; or, je ne sache pas que la Constitution ait décrété l’inamovibilité de l’armée. Loin de là. Elle l’a soumise à l’action annuelle des chambres, pour que le pouvoir militaire ne pût jamais devenir menaçant pour nos libertés et relevât toujours du principe duquel tout émane et relève, le principe de la souveraineté nationale dont nous sommes les représentants. Que ne vienne donc pas se prévaloir du privilège exceptionnel accordé par la Constitution à la magistrature, pour établir aujourd’hui des précédents qui feraient disparaître notre principale garantie constitutionnelle, garantie d’ordre public, garantie de liberté. Ce qui peut être admis pour la magistrature pourrait devenir le plus grand des dangers si on l’appliquait au pouvoir militaire placé par nos institutions sous les ordres arbitraires du pouvoir exécutif.

Adoptez la loi d’organisation qui vous est proposée, et le vote annuel du budget de la guerre se réduira à une misérable opération de calcul ; il s’agira simplement de comparer les chiffres qui seront demandés chaque année dans le budget et ceux qui résulteront des dispositions de la loi d’organisation. Réduit à de telles proportions, le vote du budget ne sera pas seulement une question de forme, ce sera une sorte de mystification, je crois pouvoir me servir de cette expression, sans être accusé d’excès de sévérité.

Il en sera de même de cette autre prérogative non moins importante, qui vous autorise à fixer chaque année le chiffre du contingent militaire.

On vous l’a dit tout à l’heure, quand vous aurez fixé le chiffre des cadres, par là même vous aurez déterminé le chiffre du contingent, car vos cadres sont mis en rapport avec le contingent sur lequel ils sont basés. En votant donc vos cadres, vous votez inévitablement le contingent ; car, vraisemblablement, vous n’entendez pas organiser une armée d’officiers seulement ; le vote des cadres entraîne le vote des hommes, c’est incontestable. Ainsi votre décision aurait pour effet d’enchaîner nos deux principales prérogatives et de donner au pouvoir militaire une indépendance qui pourrait bien finir par être effrayante pour le pays et ses libertés.

Prétendra-t-on que la chambre pourra toujours revenir sur la loi qui est maintenant soumise à ses délibérations, qu’elle pourra la modifier, si plus tard la situation du pays autorise ces modifications ?

Mais, messieurs, prenez-y garde, quand vous aurez voté le projet qui est en discussion, ce projet deviendra une loi de l’Etat et une loi indéfiniment obligatoire. Il ne dépendra donc plus de la chambre seule de modifier cette loi ; elle ne pourra plus la modifier qu’avec le concours des deux autres branches du pouvoir législatif. Le pouvoir exécutif a le veto et son refus d’adhésion nous entraîne à toujours.

Vous le voyez, messieurs, il s’agit en ce moment de savoir si la chambre peut ainsi abdiquer ses principales prérogatives et enchaîner en même temps les législatures qui lui succèderont. Le projet va jusque-là. Il pèse non-seulement sur le présent, mais il engage encore l’avenir. C’est l’immobilité et une immobilité absolue qu’on veut introduire dans notre organisation militaire. C’est une sorte d’inviolabilité qu’on vient réclamer en faveur du pouvoir dont l’indépendance offrirait le plus de dangers. Je vous le demande de nouveau, messieurs, pouvez-vous ainsi modifier dans leur esprit les principales dispositions de la Constitution ? Vous est-il bien permis de nous enchaîner ainsi dans le présent et dans l’avenir et d’enlever aux représentants du pays le contrôle souverain qu’ils ont en ce moment sur le pouvoir militaire ?

Et pourquoi, messieurs, cette perturbation de nos principales garanties constitutionnelles ? Pourquoi ce prétendu projet d’organisation militaire dont on veut aujourd’hui emporter l’adoption avec tant d’insistance et d’empressement ? C’est, vous disait-on encore tout à l’heure, pour mettre un terme à ces inquiétudes décourageantes qu’on prétend exister dans l’armée et s’aggraver chaque année à l’occasion de la discussion du budget.

Messieurs, je ne crois pas à l’existence de ce découragement dont on veut nous faire un épouvantail, et j’en ai pour preuve les éloges si mérités que M. le rapporteur accordait, il n’y a qu’un instant, à notre armée si brave, si loyale et si patriotique. S’il était vrai que le découragement existât dans les rangs de l’armée, je dirais qu’il faut l’attribuer à des causes bien plus graves, bien plus profondes qu’à la discussion du budget et à l’examen d’une question d’argent. Si le découragement existait dans l’armée, c’est que l ‘armée a eu malheureusement à subir les conséquences des fautes, de l’incurie, de l’impéritie, de l’inexpérience et de la couardise du gouvernement ; si le découragement existait dans les rangs de l’armée, c’est qu’elle a dû passer, malgré son courage et son dévouement, par la fâcheuse épreuve de 1831 ; si le découragement existait dans les rangs de l’armée, c’est peut-être que l’arbitraire et le favoritisme tendent à s’y introduire chaque jour davantage à l’ombre de notre législation vicieuse sur l’avancement militaire. Voilà ce qui pourrait expliquer le découragement de l’armée, si l’armée était livrée à ce sentiment. Mais je proteste contre cette pensée de découragement ; je n’y crois pas. En définitive, la chambre, en votant, chaque année le budget de la guerre, n’a fait que remplir une obligation constitutionnelle. Il était donc du devoir de l’armée de subir, et de subir avec résignation, une position qui lui était imposée par la Constitution elle-même, et son obéissance à nos lois et à nos formes constitutionnelles, est égale à son patriotisme.

On regrette, pour l’armée, le résultat de ces discussions annuelles du budget de la guerre. Mais, à cet égard, l’armée est sur la même ligne que toutes les autres administrations. Ainsi, ce n’est pas seulement l’administration de la guerre, ce sont toutes les autres administrations qui sont également soumises à notre contrôle annuel ; c’est l’administration de la justice ; c’est l’administration des finances ; c’est la diplomatie et nos affaires extérieures, c’est l’administration de l’intérieur, c’est le gouvernement tout entier enfin, et c’est là, messieurs, le principal attribut de notre souveraineté ; c’est la condition de notre système représentatif ; c’est la garantie qui domine toutes les autres garanties. A cet égard, il ne peut exister de privilège pour aucun corps, pour aucune institution.

Si vous admettrez aujourd’hui le système dangereux qu’on veut faire prévaloir pour l’armée, si vous introduisez pour elle, son organisation et ses dépenses, le principe de l’immuabilité qu’on réclame, pensez, messieurs, pensez aux conséquences de cette concession exorbitante. Où vous arrêterez-vous pour l’application de ce nouveau principe ? Chaque jour on viendra en réclamer l’extension. Pourquoi se contenterait-on en définitive d’appliquer cette faveur à l’armée ? Ne voyez-vous pas à l’instant même que toutes les autres administrations vont venir réclamer en leur faveur le bénéfice du privilège. Ne sera-t-on pas fondé à venir vous dire que ces inquiétudes décourageantes qu’on prétend exister dans l’armée par suite du vote annuel du chiffre des forces militaires, existent et se reproduisent ainsi plus fortement encore dans toutes les administrations ; que ces inquiétudes enfantent le découragement, le désordre et l’anarchie ; qu’il y a nécessité de mettre un terme à cette perturbation ? Et l’on viendra vous presser avec les conséquences mêmes du principe que vous aurez posé pour les dépenses de l’armée, et vous serez sans arguments et sans forces pour résister à ce flot d’exigences nouvelles. Vous immobilisez donc successivement les budgets des finances, de la justice, des travaux publics, de l’intérieur, des affaires extérieures, comme vous aurez immobilisé le budget de la guerre. Et alors, messieurs, où en serait le gouvernement représentatif ? Et que resterait-il à faire dans cette circonstance ? rien, sinon suspendre la Constitution, licencier le parlement, et faire graver à la salle de nos réunions la fameuse inscription que Cromwell attacha un jour à la porte du parlement anglais : salle à louer.

N’est-il pas temps, messieurs, de nous arrêter dans la voie fatale où l’on veut nous entraîner.

Messieurs, il est tellement vrai, tellement évident que le ministère, en présentant son projet, n’a eu d’autre pensée, que d’enchaîner votre libre arbitre et de vous enlever vos principales attributions, qu’il n’a en réalité examiné aucune des nombreuses et graves questions qui se rattachent à celle de l’armée et à la défense du pays. J’ai déjà eu l’honneur de vous dire hier que l’une de ces questions préjudicielles était la question des forteresses, de leur conservation ou de leur démolition. Malgré la décision de la chambre, décision que je respecte tout en conservant ma conviction, je (page 1281) continue à penser que la question des forteresses dominait toute notre organisation militaire, qu’il fallait avant tout s’expliquer sur cette question avant de s’occuper de cette organisation. Il le fallait non-seulement pour connaître la force relative que nous devons donner à chacun de corps de notre armée, il le fallait surtout pour savoir si la Belgique, en vertu de sa neutralité, pouvait ou non se constituer militairement. A cet égard, M. le ministre de la guerre nous disait, il n’y a qu’un instant, que les puissances européennes, en constituant notre neutralité, nous avaient imposé l’obligation de la défendre nous-mêmes par la force des armes. Mais alors à quoi bon la garantie de l’Europe ? et comment ces puissances, qui voulaient nous imposer la défense de notre neutralité auraient-elles commencé par stipuler notre désarmement dans la convention de 1831 ? Singulier moyen, en vérité, pour nous encourager à nous défendre que de faire démolir nos propres forteresses !

Après la question du recrutement, la question des forteresses a été et continue à être pour moi le point de départ du problème que nous examinons. Dans la situation actuelle de la discussion et par suite des incroyables refus du ministère, ce motif seul suffirait pour me faire rejeter le projet de loi.

Cette question des forteresses, messieurs, était doublement importante ; elle l’était pour les forteresses qu’il s’agit de démolir ; elle l’est encore plus pour les forteresses nouvelles qu’il s’agira bientôt d’élever dans le pays, si les idées militaires qui paraissent animer en ce moment le ministère triomphent. Ne vous y trompez pas, messieurs : quand le gouvernement aura fait triompher le principe de la permanence de l’organisation militaire, il viendra nous dire que pour renforcer encore notre système de défense, et pour le compléter, il faut nous occuper de l’érection de nouvelles forteresses ; on nous dira que nous n’avons qu’une frontière défendue, celle du Midi. On prétendra que notre frontière vers la Prusse, vers la Hollande, vers l’Allemagne est presque complètement découverte, et qu’il y a cinq provinces dépourvues de fortifications, découvertes de toutes parts à l’agresseur. On voudra donc construire je ne sais combien de forteresses nouvelles.

Et qui sait ? Notre ministère qui ne vit ici que d’imitation et de contrefaçon et qui imite servilement le ministère français quand il s’agit surtout de ses combinaisons les plus malheureuses, témoin le malencontreux projet de loi sur la chasse, qu’il vient de vous présenter, notre ministère ne viendra-t-il pas prétendre aussi qu’il faut fortifier la capitale de la Belgique comme on fortifie la capitale de la France, et ce avec d’autant plus de raison que notre capitale n’est qu’à une journée de marche de nos principales frontières ?

Mais le projet de loi d’organisation militaire n’a rien de sérieux, je l’ai dit déjà.

Il s’agit si peu, en ce moment, de la défense du pays, qu’on ne s’est occupé d’aucune des questions qui se rattachent à cette défense. Des systèmes de toute espèce sont en présence pour déterminer cette défense. Les uns ne veulent d’armée que pour la défense des forteresses ; les autres la réclament pour tenir la campagne et combattre en plaine. Quel est sur ce point l’opinion du gouvernement ?

Il veut tout à la fois défendre les forteresses et couvrir tout le pays avec une armée de 80,000 hommes, car, messieurs, il vient de le dire, il ne réclamera que 20 à 30,000 hommes de la garde civique. C’est à ce misérable chiffre qu’il entend borner la participation des citoyens, à la défense du pays et c’est avec ces quelques mille hommes qu’il entend tenir tête aux masses armées qui se passeraient sur notre territoire et résister à l’Europe toute entière peut-être, car enfin, puisque ici tout est hypothétique dans l’avenir, on peut supposer aussi que l’Europe pourrait bien un jour détruire son ouvrage et décréter le partage de notre pays. Et c’est avec 80,000 hommes de l’armée permanente et 30,000 gardes civiques que M. le ministre entend parer à de telles éventualités. Quelque confiance que j’aie dans le courage de l’armée et l’expérience militaire de M. le ministre, je voudrais bien qu’il nous expliquât la possibilité d’une résistance armée dans de telles circonstances. Nous ne savons rien, nous, des questions stratégiques et nous devons les connaître avant de décréter l’organisation qu’on nous demande. Si M. le ministre craint de livrer au public les secrets de notre défense militaire, eh bien ! qu’il réclame un comité général et qu’il nous explique comment avec l’armée qu’il nous demande il pourra, dans tous les cas, assurer l’indépendance du territoire. Pour atteindre un tel résultat, ce ne serait pas une force militaire de 80,000 hommes, c’est la nation toute entière qu’il faudrait armer et organiser pour le salut de son indépendance.

Loin de vouloir armer la nation tout entière, on n’a pas même cru devoir s’occuper de l’organisation et de la mobilisation de la garde civique. La garde civique, ce devrait être le pays tout entier armée pour sa défense, son organisation devrait donc être le couronnement ou plutôt la base de notre organisation militaire. Il fallait fondre ces deux questions et nous les faire examiner simultanément. On s’en est bien gardé. On n’a présenté le nouveau projet sur la garde civique qu’après le dépôt du rapport de la section centrale, et, dans ce nouveau projet, il n’est pas dit un seul mot de la mobilisation de la garde civique, question qui prime toutes les autres, s’il s’était sérieusement agi de la défense du pays. Et pourquoi, messieurs, a-t-on ainsi répudié le concours de la garde civique pour compléter notre organisation militaire ; c’est, paraît-il, qu’on a peur de la garde civique et l’on en a peur parce que la Constitution a déposé dans le sein de cette institution le principe de l’élection.

Enfin, messieurs, il faut finir ce long énoncé critique des vices principaux du projet de loi, des omissions qu’il renferme, des lacunes déplorables qu’il offre.

Je vous citerai encore une dernière question qui se lie également à l’organisation militaire, je veux parler de l’emploi de l’armée aux travaux publics. Si le gouvernement avait voulu s’occuper de cette question il aurait fait tomber bien des objections que peut soulever encore, dans ce pays de neutralité, l’existence d’une nombreuse armée permanente. Ce qu’on déplore surtout, dans le système actuel, c’est qu’il enlève chaque année à l’agriculture, à l’industrie, au travail enfin la partie la plus robuste de notre jeunesse pour l’étioler dans une caserne et l’enceinte d’une garnison.

Si cette question avait été résolue, si déjà on avait employé l’armée aux grands travaux publics, si l’armée avait attaché son nom à cette magnifique création des chemins de fer, par exemple, ou si on comptait l’employer encore à ces nombreux et importants travaux qui sollicitent de toutes parts l’activité du gouvernement, mais qui donc penserait à soulever ici des questions de chiffres et d’économies ? C’est alors que l’armée serait une véritable école d’ordre, de moralisation et de progrès. C’est alors qu’elle rendrait d’immenses services au pays ; et tout l’or qu’on viendrait réclamer pour elle, ne pourrait la payer convenablement et dignement. La reconnaissance nationale devrait se charger d’acquitter cette dette.

Eh bien ! cette question d’une solution si facile, elle n’a pas même été l’objet de l’examen le plus superficiel, elle n’a pas même été indiquée comme question d’avenir. Notre gouvernement est tellement engagé dans les vues de la routine, qu’il recule devant l’innovation la plus utile et la plus inoffensive. L’exemple des temps anciens, l’autorité des essais récemment tentés chez plusieurs peuples, rien ne l’émeut et l’intéresse ; il ne reste plongé dans son impassible immobilité et semble n’avoir d’autre mission que d’empêcher le progrès de se faire jour dans ce pays.

Vous le voyez, messieurs, le gouvernement n’a seulement pas examiné une seule des graves questions qui se rattachent à l’organisation militaire ; réforme de notre système de recrutement, question des forteresses, question de stratégie, question de la garde civique, question de l’application de l’armée à des travaux publics ; toutes ces questions qui se lient si intimement à nos institutions militaires, non seulement elles n’ont pas été résolues, mais elles n’ont pas même été posées jusqu’ici par le ministère.

L’honorable rapporteur, pour justifier ses assertions, vous disait, au commencement de la séance, qu’il aurait fallu deux années entières pour résoudre toutes les questions qui se rattachent à notre organisation militaire.

Mais ne valait-il pas mieux consacrer deux années à préparer une réorganisation militaire, rationnelle et complète, que de l’étrangler comme vous le faites dans un premier projet de loi de 7 articles ? Ce projet n’organise rien, il n’aborde aucun question, il ne résout aucune des difficultés, il ne garantit ni l’inviolabilité du territoire ni l’indépendance du pays. Il enchaîne pour le présent et pour l’avenir le libre arbitre de la chambre, voilà tout. Que la chambre le repousse donc, et qu’en rejetant ce projet incomplet et dangereux, elle rappelle le gouvernement à l’exécution de la promesse que la Constitution nous avait faite d’une nouvelle organisation militaire.

Il me resterait beaucoup de choses à dire sur le fond même de la question, sur nos institutions militaires, sur notre neutralité et sur ses conséquences, sur le caractère des armées permanentes et sur les éventualités de guerre et d’invasion qu’on paraît redouter pour notre pays, mais pour cela il faudrait que le projet d’organisation qui nous est présenté fût complet et fût sérieux. Tel qu’il est, ne résolvant aucune question, ne posant pas même les préliminaires du problème, il me paraît indigne d’un examen sérieux et approfondi et il ne peut avoir d’autre résultat que de menacer l’indépendance de la chambre.

Je m’arrête donc, messieurs, et je me contenterai, dans l’intérêt du pays, de nos prérogatives, de l’armée elle-même, de repousser d’une manière absolue le projet de loi.

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) – Jusqu’à quel point la chambre sera-t-elle enchaînée, pour me servir de l’expression que l’honorable préopinant a plusieurs fois reproduite ? C’est à ce seul point que je vais m’attacher. La loi donnera de la sécurité à l’armée ; les cadres seront fixés ; le pays sera préparé contre les éventualités de l’avenir autant qu’il lui est permis de le faire d’après ses ressources. Chaque année les chambres seront appelées à mettre à la disposition du gouvernement les moyens d’exécution de cette loi. Ces moyens d’exécution sont de deux espèces : les hommes et l’argent. Les hommes sont mis à la disposition du gouvernement par la loi du contingent de l’armée ; et l’argent est mis à la disposition du gouvernement par la loi du budget. Cet deux lois, la chambre sera appelée à les voter annuellement, jusqu’au jour où le gouvernement se sera placé dans une position que vous a décrite l’honorable membre, c’est-à-dire jusqu’au jour où le gouvernement aura abusé des forces militaires du pays. Alors les chambres arrêteront le gouvernement, elle feront bien d’arrêter le gouvernement.

L’honorable membre, qu’il me soit permis de le lui dire, est toujours dominé par une idée, c’est que le gouvernement quel qu’il soit, les gouvernements quels qu’ils soient, sont enclins à abuser des pouvoirs mis à leur disposition, à abuser des forces mises à leur disposition.

M. Castiau – C’est mon argument principal.

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) – C’est votre argument principal. Eh bien, n’exagérez pas cette idée ; sans quoi vous en arriverez à cette conséquence qu’il ne faut pas de gouvernement.

Selon l’honorable membre, le pays n’est jamais plus fort que lorsque le gouvernement est très-faible. Moi je dis, messieurs, qu’il ne faut pas se jeter ni dans l’un ni dans l’autre extrême, qu’il faut des forces, des pouvoirs, des droits au gouvernement, précisément parce qu’il faut qu’il y ait un gouvernement. La chambre, la majorité ne se montrera pas dominée par l’idée favorite, je (page 1282) dois le dire, de l’honorable préopinant. N’allez donc pas, messieurs, vous alarmer par les considérations que vous a présentées l’honorable membre. Chaque année, je le répète, vous mettrez à la disposition du gouvernement les moyens d’exécution de la loi qui vous est demandée aujourd’hui. Cette loi donne de la sécurité à votre armée ; je n’hésite pas à le dire, d’après la position géographique que vous occupez en Europe, c’est l’armée belge surtout qui doit avoir une certaine sécurité. Vous la lui assurez par cette loi.

L’honorable membre vous a fait, à son tour, le programme d’une organisation militaire, vaste programme, messieurs, que nous aurons bien de la peine à remplir ! Notre ambition ne va pas jusque-là. Nous nous estimons déjà heureux, quand nous pourrons satisfaire aux nécessités du moment. Une loi de ce genre se présente chez l’honorable membre, avec un espèce de caractère encyclopédique ; tout devrait y trouver place, la milice, la garde civile, les travaux publics, la question des forteresses. Et cependant, messieurs, cette loi ne serait pas à l’abri du vote annuel. Il faudrait encore, pour que l’honorable membre restât d’accord avec lui-même, que cette loi si péniblement élaborée fût chaque année remise en doute. Si, messieurs, nous parvenions à produire une œuvre de ce genre, j’avoue que je demanderais pour elle l’immuabilité la plus complète.

La loi, messieurs, qui vous est proposée, laisse intactes vos prérogatives. Elle satisfait à une disposition de la Constitution, disposition qu’il nous importait d’exécuter. L’exécution de cet article est devenue la condition préalable de votre vote sur le budget.

Cette loi, messieurs, on la repousse au nom des prérogatives parlementaires, parce que , dit-on, désormais elle donnera une position trop forte au gouvernement. Et cependant quelles sont les personnes qui, dans cette chambre, veulent appliquer le même système à toutes les parties de l’administration publique ? Rappelez-vous, messieurs, les dernières discussions des budgets. N’a-t-on pas dit au gouvernement qu’il devait faire des lois organiques de tous les départements ministériels, des lois organiques du chemin de fer, des lois organiques de toutes les branches de l’administration publique ? Et pourquoi donc vouloir ces lois, si d’un autre côté elle vous dépouillent de toutes vos attributions ? Un honorable membre que vous avez entendu tout à l’heure, vous a même rappelé qu’il était plus que temps de finir le cadre de certaine administration publique qu’il a indiquée, je crois, celle du chemin de fer.

Je ne sais, si nous en arriverons là un jour. Mais il faudrait au moins que l’on fût d’accord avec soi-même. Si d’une part, vous repoussez une loi d’organisation de l’armée, fixant les cadres de l’armée comme attentatoires aux prérogatives parlementaires, alors, d’un autre côté, ne venez pas demander des lois organiques de toutes les administrations publiques.

M. Castiau – C’est sur la question d’avancement qu’il faut une loi. Il faut empêcher l’arbitraire du ministre.

M. le ministre de la guerre (M. Du Pont) – Il y a une loi sur l’avancement.

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) – Il n’est pas question, dans la loi actuelle, de régler l’avancement. L’avancement est réglé par la loi de 1836.

M. Castiau – Je ne suis pas l’auteur de la proposition à laquelle M. le ministre vient de faire allusion et qui, jusqu’ici, n’est encore qu’en projet ; mais je crois pouvoir affirmer que le but de cette proposition est bien moins de fixer les cadres des administrations que de déterminer les conditions pour l’admission et l’avancement dans la carrière administrative. Ce n’est que sous ce dernier point de vue qu’elle obtiendrait mon approbation.

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) – Il faut avouer, messieurs, que c’est faire au gouvernement une position extrêmement difficile. Qu’a-t-on demandé pendant nombre d’années ? On a demandé une loi fixant les cadres de l’armée. Cette loi vous a été proposée. Nous expliquons quelle sera sa portée pour l’armée : elle lui donne de la sécurité ; ce sera un bienfait pour l’armée et par suite même pour le pays. Elle laisse intacte deux de vos prérogatives qui constituent à mettre chaque année à la disposition du gouvernement les hommes et l’argent. Ces deux lois, vous les voterez jusqu’au jour où le gouvernement aura abusé des forces militaires.

Que craignez-vous, donc, messieurs ? Si la loi du contingent de l’armée était rejetée, si même elle était seulement tenue en suspens jusqu’au 1er janvier, car vous n’avez pas besoin de la rejetez, vous mettriez le gouvernement, par votre inertie, dans l’impossibilité d’exécuter la loi. Il ne faut pas même un acte formel de votre part. laissez passer le 1er janvier sans que la loi sur le contingent de l’armée soit renouvelée, ou bien laisser passer le 1er janvier sans que le budget soit renouvelé, et que devient le gouvernement avec la loi d’organisation dont on vous effraye ?

En un mot cela se résume chaque année à une question de confiance à l’égard du gouvernement. Rien de plus.

Vous voyez donc à quoi se réduisent les observations de l’honorable membre. Nous insistons sur ce point, c’est que la loi d’organisation de l’armée a été présentée sur la demande de la chambre. Cette loi a pour caractère principal (il ne faut rien exagérer) de donner à notre armée une sécurité qui lui a manqué jusqu’à présent.

- La séance est levée à 4 heures et demie.