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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mercredi 19 janvier 1842

(Moniteur belge n°20, du 20 janvier 1842)

(Présidence de M. Fallon)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. de Renesse procède à l'appel nominal à midi et quart.

M. Scheyven lit le procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est adoptée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Renesse présente l'analyse des pièces adressées à la chambre.

« Des habitants du fort Lillo demandent qu'il soit porté au budget des travaux publics un crédit pour le réendiguement du fort Lillo. »

- Renvoi à la section centrale pour le budget des travaux publics.


« Le sieur George Barbieux, sous-lieutenant au régiment d'élite, demande la naturalisation.

- Renvoi à M. le ministre de la justice.


« Les commis-greffiers du tribunal de première instance de Dinant renouvellent leur demande d'une augmentation de traitement. »

Renvoi à la section centrale pour le projet relatif à l'augmentation des traitements des membres de l'ordre judiciaire.


« Des propriétaires et cultivateurs de la commune de Cortemark demande qu'on établisse des droits sur les fils à l'entrée et sur les lins à la sortie.

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur la matière.

Sur la proposition de M. Rodenbach, il est donné lecture de cette pétition, et sur la proposition de M. Wallaert la commission est invitée à faire un prompt rapport sur la partie de la pétition qui concerne les droits à la sortie des lins.


« Le sieur A.-L. Declercq, à Bruges, présente des observations sur un nouveau système de finances. »

- Renvoi à la commission des pétitions qui proposera, s'il y a lieu, le renvoi du mémoire à la commission permanente des finances.

Composition des bureaux de section

Première section :

Président : Raikem

Vice-président : Dubus (aîné)

Secrétaire : Huveners

Rapporteur des pétitions : de Florisone


Deuxième section :

Président : Jonet

Vice-président : Liedts

Secrétaire : Delehaye

Rapporteur des pétitions : de Man d’Attenrode


Troisième section :

Président : Wallaert

Vice-président : Mercier

Secrétaire : Kervyn

Rapporteur des pétitions : de Villegas


Quatrième section :

Président : de Foere

Vice-président : de Behr

Secrétaire : Henot

Rapporteur des pétitions : Doignon


Cinquième section :

Président : Brabant

Vice-président : Coppieters

Secrétaire : Malou

Rapporteur des pétitions : de Garcia


Sixième section :

Président : Duvivier

Vice-président : Jadot

Secrétaire : Sigart

Rapporteur des pétitions : Zoude.

Rapports sur des demandes en naturalisation

M. Dubus (aîné), M. Desmet et M. Henot, au nom de la commission des naturalisations, déposent successivement des rapports sur des demandes en naturalisation.

- Ces rapports seront imprimés et distribués. La chambre les met à l’ordre du jour à la suite des objets qui y sont déjà.


M. Mast de Vries, au nom de la même commission, dépose des projets de loi tendant à accorder la naturalisation ordinaire à 23 personnes dont les demandes ont déjà été prises en considération. Ces projets de loi seront imprimés et distribués. La chambre les met également à l’ordre du jour à la suite des objets qui y sont déjà.

Projet de loi relatif au cantonnement

Rapport de la section centrale

M. Raikem dépose le rapport de la section centrale sur le dernier projet présenté par M. le ministre de la justice, et relatif à la question de savoir si le décret du 17 nivôse an XIII est applicable au cas de cantonnement.

- Le rapport sera imprimé et distribué.

Ordre des travaux de la chambre

M. le président propose de le mettre à l’ordre du jour, après les objets qui y sont déjà.

M. Lys. - Il me semble qu'on ne peut guère mettre ce projet à l'ordre du jour avant lundi.

M. Raikem. - Je pense, messieurs, que si nous avions d'autres objets à l'ordre du jour, rien ne s'oppose à ce qu'on ajourne la discussion du projet à lundi. Mais, s'il arrivait que nous n'eussions pas d'autre objet à l'ordre du jour, il me semble que, demain ou après-demain nous pourrions discuter le projet dont il s'agit, puisque le rapport a été déposé dans la séance du 27 mars 1841.

Le dernier rapport, dont la section centrale m'a chargé, ne s'applique pas à la discussion du fond de la question, car la section s centrale n'a dû faire que des observations sur la rédaction, en s'en référant à son premier rapport. C'est une affaire instruite depuis longtemps ; tout le monde a pu lire les pièces, et l'on a donc pu déjà se fixer sur l'un ou l'autre système. Je pense donc qu'il n'y a pas lieu de s'opposer à la mise du projet de loi à l'ordre du jour.

M. Lys. - Je ne m'oppose pas à la mise à l'ordre du jour. Mais cependant la question est grave ; la section centrale a été partagée ; il s'agit d'une interprétation. Il est vrai que le rapport est distribué depuis longtemps, mais personne ne s'est préparé à la discussion.

M. le président. - Je propose de mettre le projet de loi à l'ordre du jour de lundi.

- Cette proposition est adoptée.

Projet de loi interprétatif de l'article 442 du code de commerce

Second vote de l'article unique

M. le président. - Voici la disposition qui a été adoptée par la chambre lors du premier vote :

« Article unique. L'art. 442 du code de commerce est interprété de la manière suivante :

« Le failli, à compter du jour de l'ouverture de la faillite, est dessaisi de plein droit de l'administration de tous ses biens.

« Néanmoins, ce dessaisissement n'entraîne pas d'une manière absolue la nullité des actes à titre onéreux et non constitutifs de privilège et hypothèque, passés par des tiers de bonne foi, avant le jugement déclaratif de la faillite, cette question restant abandonnée à l'appréciation des tribunaux. »

La parole est à M. Malou.

M. Malou. - Messieurs, après une discussion de cinq jours, sur l'interprétation de l'art. 442 du code de commerce, il s'est opéré entre les opinions divergentes, une espèce de réconciliation générale ; je m'y suis associé d'autant plus volontiers qu'elle était provisoire et nous laissait, à tous, le loisir d'examiner si elle peut devenir définitive.

Qu'il me soit permis, sans renouveler des débats épuisés, de vous soumettre quelques courtes observations sur ce point.

L'amendement de l'honorable M. Dolez, est ainsi conçu :

« Néanmoins, ce dessaisissement n'entraîne pas d'une manière absolue la nullité des actes à titre onéreux et non constitutifs de privilège et hypothèque, passés par des tiers de bonne foi, avant le jugement déclaratif de la faillite, cette question restant abandonnée à l'appréciation des tribunaux. »

Je ferai remarquer qu'une erreur s'est glissée dans la rédaction de la pièce qui nous a été distribuée. Je pense qu'aux mots : privilège et hypothèque, il faut substituer les mots : privilège ou hypothèque. Cette disposition fait naître plus d'un doute ; et d'abord, que faut-il entendre ici, par le mot tiers ?

Les tiers sont ceux qui ne sont pas intervenus comme parties dans un contrat ; l'individu qui a passé avec le failli, depuis l'ouverture de la faillite jusqu'au jugement déclaratif des actes à titre onéreux, n'est pas un tiers, quant à ces actes ; il peut être devenu créancier à raison même de ces actes, et cependant, si je saisis bien la pensée de l'honorable auteur de l'amendement, son but est de permettre aux tribunaux de maintenir, comme valables, les actes antérieurs au jugement déclaratif, lorsque celui qui a traité avec le failli était de bonne foi : une autre expression doit donc être substituée au mot tiers.

La rédaction de l'amendement peut donner lieu à une seconde difficulté : d'une part, l'on dit que le dessaisissement n'entraîne pas, d'une manière absolue, la nullité... De l'autre, après avoir parlé de la bonne foi, l'on ajoute que cette question reste abandonnée à l'appréciation des tribunaux. Ces mots s'appliquent-ils à la question de nullité ou à la question de bonne foi ?

En d'autres termes, lorsque les tribunaux reconnaîtront que celui qui a traité avec le failli était de bonne foi, pourront-ils, à leur gré, déclarer la nullité ou la validité de l'acte ? Cela ne doit pas leur être permis : le seul point qu'ils puissent être appelés à apprécier, est la question de bonne foi ; le sort de tous ceux qui ont contracté de bonne foi, doit être le même. Il faudrait donc supprimer les expressions d'une manière absolue, ainsi que la partie finale de la disposition.

Quant à la forme, et sans passer condamnation sur le fond, il y aurait donc lieu de dire : Néanmoins ce dessaisissement n'entraîne pas la nullité des actes à titre onéreux et non constitutifs de privilège ou d'hypothèques, lorsque celui qui a traité avec le failli, avant le jugement déclaratif de la faillite, était de bonne foi.

Je me propose, messieurs, quelle qu'en soit la rédaction, de voter contre l'amendement lui-même. En voici les motifs :

Je ne puis le considérer comme une loi purement interprétative ; il ajoute aux dispositions du code de commerce ; il tend à y introduire les plus étranges anomalies.

Les biens d'un débiteur sont le gage commun de ses créanciers ; lorsque ce gage est devenu insuffisant, la distribution doit être faite proportionnellement ; le gage est insuffisant lorsqu'il y a faillite. La loi dessaisit le failli afin qu'il ne puisse agir au préjudice de tous ses créanciers, par exemple en payant intégralement l'un d'eux.

Le dessaisissement est une sorte de dévolution de droit ; le débiteur, dès le jour de l'ouverture de la faillite, est le préposé de fait, le negotiorum gestor de ses créanciers. Lorsque la masse a des représentants légaux, elle examine les actes posés par le débiteur depuis la dévolution de droit. Ces actes, elles les maintient, s'ils lui paraissent avantageux, et, dans ce cas, aucune difficulté ne peut s'élever, ou bien elle en poursuit l'annulation, parce qu'ils lui paraissent préjudiciables à ses intérêts, et dans ce cas, elle ne peut prétendre s’enrichir au détriment d'autrui, mais seulement se préserver elle-même d'une lésion. Si l'annulation de l'acte est poursuivie, ce n'est point à raison de la mauvaise foi de celui qui a contracté avec le failli, c’est à raison du dommage que la masse saisie du gage commun éprouverait par l'acte même ; c'est pour rétablir l'égalité entre tous les créanciers. Supposons qu'une vente de marchandises, au comptant, ou un échange ou tout autre acte à titre onéreux ait été fait de bonne foi depuis l'ouverture de la faillite, mais qu'il cause un préjudice à la masse ; celle-ci ne doit-elle pas pouvoir en poursuivre l'annulation dans son intérêt, sans toutefois prétendre s'enrichir au préjudice du contractant ? Si le dessaisissement n'a pas cet effet, il n'en a absolument aucun qui lui soit propre.

Ce n'est donc pas à la bonne ou à la mauvaise foi qu'il faut s'attacher ; l'on invoque à tort le principe de l'action paulienne, d'après lequel les actes faits en fraude des créanciers, sont sujets à annulation ; il est possible que la masse maintienne des actes à titre onéreux, passés de bonne foi ; mais il doit lui être permis de ne les pas maintenir lorsqu'ils lui ont porté préjudice. En aucun cas, le dessaisissement, établi dans son intérêt, ne peut aboutir qu’à replacer celui qui a traité de bonne foi avec le failli dans la position où il se trouverait s'il n'avait pas traité ; et presque toujours le dessaisissement a été entendu de cette manière.

Les actes à titre onéreux constitutif de privilège ou d'hypothèque forment une classe à part dans le système de l'amendement, ils sont absolument nuls. Ainsi le créancier qui, de bonne foi, aura reçu le paiement de marchandises, livrées au failli, conservera le prix intégral, mais celui qui, pour une obligation contractée depuis l'ouverture de la faillite, aura pris une simple garantie, et se sera assuré une cause de préférence verra annuler cet acte.

Cette anomalie ne serait pas la seule. Le code établit quant aux actes posés dans les dix jours avant l'ouverture de la faillite, diverses distinctions fondées sur la nature des actes. S'ils portent l'annulation à titre onéreux de propriétés immobilières, ils sont susceptibles d'être annulés lorsqu'ils paraissent présenter des caractères de fraude ; s'ils ont pour objet des engagements pour fait de commerce ils sont nuls lorsqu'il est prouvé qu'il y a fraude. Dans le système de l'amendement de l'honorable M. Dolez, il faudra que les créanciers poursuivant l'annulation d'un acte à titre onéreux quelconque, postérieur à l'ouverture de la faillite, prouvent la mauvaise foi dans le chef de celui qui a traité avec le failli. Ce n'est pas la peine de prononcer le dessaisissement à compter du jour de la faillite si le dessaisi a plus de droits qu'il n'en avait auparavant, si le dessaisissement a pour effet d'empirer la condition de la masse de ses créanciers. Mieux vaudrait déclarer que les actes postérieurs à l'ouverture de la faillite sont régis, comme les actes qui la précèdent de moins de dix jours, par les articles 443 et suivants du code de commerce. Il est impossible de retirer d'une main plus qu'on ne paraît donner de l'autre.

Si la loi, telle qu'elle a été adoptée au premier vote était maintenue, l'article unique contiendrait deux paragraphes, le sens du premier serait qu'il y a dessaisissement ; le sens du second serait qu'il n'y a pas dessaisissement. Je voterai, messieurs, contre une loi ainsi conçue ; j'ai l'honneur de proposer le maintien pur et simple de l'amendement présenté au début de la discussion par M. le ministre de la justice, amendement qui se trouve absorbé et détruit en réalité par le paragraphe additionnel proposé par l'honorable M. Dolez.

M. Demonceau. - Messieurs, je commence par exprimer le regret que j'éprouve, de ne pas voir l'honorable auteur de l'amendement dans cette enceinte ; il aurait, sans doute, expliqué bien plus facilement que moi la disposition que la chambre a accueillie dans son avant-dernière séance.

J'ai dit, dans la première discussion, que le système qui aurait pour but de rendre fidèlement la pensée de l'honorable M. Dubus obtiendrait mon assentiment. Quelle est la théorie qu'a défendue, avec tant de clarté, l'honorable M. Dubus ? C'est qu'il n'a pas voulu que des tiers, qui ont contracté de bonne foi, entre le jour déclaratif et le jour du report de la faillite, fussent victimes de leur bonne foi.

Il n'a pas voulu non plus que la masse-faillie pût s'enrichir aux dépens de ces tiers, et, quoi qu'on dise, si vous adoptez le système que vient de préconiser l'honorable préopinant, vous rendez victimes les tiers de bonne foi, les masses-faillies peuvent s'enrichir aux dépens des tiers de bonne foi. Or, je croyais qu'il y avait eu unanimité dans cette enceinte pour admettre ce principe : qu'il ne fallait pas que les tiers de bonne foi fussent victimes.

Je comprends qu'on peut trouver quelque doute dans la rédaction de l'amendement ; mais cependant, si vous comparez cet amendement avec les motifs qui ont été donnés par la cour de cassation, vous reconnaîtrez que vous rendez fidèlement la pensée de la cour de cassation. (J'entends parler du dernier arrêt rendu par cette cour.)

Rappelez-vous, messieurs, ce que nous avons trouvé dans le système contraire à ce que nous aurions voulu voir prévaloir ; rappelez-vous que le failli dessaisi de plein droit peut lui-même être victime ou du moins ses créanciers, du dessaisissement prononcé de plein droit ; nous avons cité un exemple que nous avons trouvé dans l'article 494 du code de commerce. L'article 494 du code de commerce ne peut, en aucune manière, et l'honorable M. Dubus l'a précisément démontré, ne peut, dis-je, s'appliquer qu'à dater du jour de la déclaration de la faillite ; cependant dans l’art. 494 le législateur se sert du mot faillite, comme il se sert du mot faillite dans l'art. 442. Quand le législateur parle du jour de la cessation de paiements, il se sert du mot ouverture de la faillite.

Ne croyez pas que je me trompe quand je vous dis que le système des cours d'appel a pour effet de déclarer le failli incapable à dater du jour de l'ouverture de la faillite, c'est-à-dire du jour auquel la faillite est reportée. Je vais vous donner lecture d'un des considérants de l'arrêt de la cour de Bruxelles qui s'en exprime formellement :

« Attendu que si, aux termes de l'art. 494, toute action civile intentée avant la faillite doit être reprise contre les agents ou syndics, et si toute action intentée après la faillite doit l'être aussi contre eux, ce n'est pas à dire pour cela que la faillite n'existe que depuis le jour du jugement ; cela prouve seulement qu'à compter du jour de la faillite, le débiteur a perdu la capacité d'ester en jugement, comme il avait perdu celle d'administrer ses biens. »

Le failli, d'après la cour de Bruxelles, a donc perdu la faculté d'ester en jugement à dater du jour de l'ouverture de la faillite ; combinez ce système avec l'art. 494, qui porte que les actions ne doivent être dirigées contre les agents ou syndics qu'à compter du jour de leur entrée en fonctions. Comme les agents n'entrent en fonctions qu'à compter du jugement, il me semble résulter du système de la cour d'appel que l'art. 494 se trouverait anéanti dans son texte comme dans ces motifs. Il me paraît à moi, impossible que le législateur se soit exprimé d'une manière dans l'article 494 et d'une autre manière dans l'art, 442, dans l'un comme dans l'autre il se sert du mot faillite.

La première règle d'interprétation, en matière de législation, c'est de combiner les diverses dispositions de la loi, ce n'est pas de s'attacher à un texte isolé. Si vous voulez jouer sur les mots (s'il m'est permis de me servir de cette expression), prenez toutes les dispositions du code de commerce relatives à la faillite, et vous verrez que le mot faillite veuf dire tantôt ouverture de la faillite, tantôt la masse des créanciers ; dans d'autres circonstances vous trouvez que cela comporte la masse des biens qui font partie de la faillite ; et si vous prenez l'art. 488 vous trouvez que le même mot faillite y est employé deux fois avec deux significations différentes.

Messieurs, voici comment j'ai compris l'amendement qui a été proposé par l'honorable M. Dolez.

J'ai compris que tout acte qui aurait été fait de bonne foi entre le jour de la faillite, c'est-à-dire de l'ouverture de la faillite, et le jour de la déclaration de la faillite serait maintenu. Eh bien, ce n'est pas là le système des cours d'appel.

Les créanciers, dit-on, ne doivent pas perdre, mais doivent-ils s'enrichir ? Ne serait-ce pas s'enrichir qu'annuler des actes tels que celui que j'ai signalé dans une première discussion. J'en ai signalé un seul, je pourrais en signaler vingt et même davantage. Un négociant vend au comptant de la marchandise, elle est payée avant enlèvement, elle se trouve au domicile du failli au moment de la déclaration, et vous voudriez que l'argent fût restitué à la masse et que la marchandise ne fût pas restituée. (Si ! si !)

Vous dites : Si ! Mais les cours ont jugé le contraire et vous adoptez leur jurisprudence.

M. Doignon. - J'ai soutenu le système de la loi et non celui des cours d'appel.

M. Demonceau. - Mais sur le système de la loi il y a doute, car on vous présente une loi interprétative. Dites que la loi est telle selon vous, mais non que c'est le système de la loi, car il y a dissidence entre les cours d'appel et la cour de cassation. Vous avez une opinion, respectez la nôtre.

La cour de cassation a jugé, chambres réunies, et n'a pas adopté le système que vous proclamez être celui de la loi ; les cours d'appel ont adopté un système contraire que je n'adopte pas. C'est entre ces deux systèmes qu'il y a doute. La loi n'est donc pas claire, il faut donc l'éclaircir par un texte formel.

Je l'ai déjà dit dans une première discussion, c'est en faisant abus du mot faillite, qui se trouve dans l'article 442, qu'on est arrivé aux conséquences sur lesquelles le doute s'est élevé. L'honorable M. Dubus n'a pas trouvé que l'art. 442 dût avoir ces conséquences ; il n'a pas voulu que les créanciers s'enrichissent au préjudice de tiers de bonne foi.

Quant au mot tiers dont s'est servi l'honorable auteur, je l'explique en ce sens que tous ceux qui traitent entre le jour de l'ouverture de la faillite et celui de la déclaration de la faillite, c'est-à-dire du jugement déclaratif de la faillite, seront considérés comme tiers vis-à-vis de la masse. Je n'affirme pas avoir rendu la pensée de l'honorable auteur de l'amendement, je l'explique ainsi que je l'ai comprise.

Veuillez bien y réfléchir, messieurs, si vous repoussez l'amendement (que l'on peut rectifier si besoin) pour vous en tenir, ainsi qu'on vous le propose, à celui présenté d'abord par M. le ministre de la justice, tout en disant que vous ne voulez pas du système absolu des cours d'appel, il arrivera que ce que vous n'aurez pas voulu, sera.

M. le ministre de la justice (M. Van Volxem) - Messieurs, à la séance de lundi, j'ai déclaré que je me ralliais à l'amendement de M. Dolez. Je persiste dans cette déclaration. Je pense qu'en ajoutant à la première partie du projet de loi qui avait été présentée par moi, l'amendement de M. Dolez, on a véritablement interprété l'art. 442. Il résulte de cet amendement qu'on n'a pas voulu reconnaître que le législateur ait pu avoir l'intention que ceux qui auraient, de bonne foi, fait des actes à titre onéreux avec le failli, pourraient être victimes de leur bonne foi et de leur contrat. Mais on n'a pas voulu non plus que ceux qui auraient acquis des privilèges, des hypothèques pussent profiler de ces privilèges, de ces hypothèques.

On a signalé dans la discussion les dangers qu'il y aurait à interpréter l'art. 442 d'une manière rigoureuse, comme l'ont fait plusieurs orateurs et entre autres comme vient de la faire M. Malou. Un tiers qui aurait acheté un immeuble sur recours public, qui aurait payé le prix, serait exposé à perdre son immeuble et à ne pouvoir en recouvrer le prix. C'est ce qu'on n'a pas voulu. En adoptant l'amendement de M. Dolez, il me semble qu'on pare aux inconvénients graves qui vous ont été signalés.

M. Malou a fait observer qu'on devrait peut-être retrancher les mots passés par des tiers de bonne foi. Cependant ces mots me paraissent nécessaires pour la bonne explication de l'amendement. Le même orateur a encore fait observer qu'il y a doute sur la question abandonnée à l'appréciation des tribunaux, si c'est la validité ou la nullité des actes ou bien la bonne foi. C'est la validité ou la nullité des actes, cela est évident à la simple lecture de la disposition.

Néanmoins, y est-il dit : « Ce dessaisissement n'entraîne pas d'une manière absolue la nullité des actes à titre onéreux et non constitutifs de privilège et hypothèque, passés par des tiers de bonne foi, avant le jugement déclaratif de la faillite, cette question restant abandonnée à l'appréciation des tribunaux. »

Quelle est cette question ? Celle de la nullité des actes. Ces mots s'interprètent les uns par les autres. L’amendement peut rester tel qu'il est conçu ; je persiste donc à m'y rallier.

M. Pirmez. – L’idée présentée par l'honorable M. Malou, de faire maintenir les actes avantageux au failli et de faire annuler ceux que les circonstances lui rendraient préjudiciables, est si contraire à la justice que vous ne l'adopterez jamais.

Quelle injustice ne renfermerait pas ce principe ? la validité des actes avantageux au failli ne pourrait, dit-on, lui être contestée, et il devrait obtenir l'annulation de ceux qui lui porteraient préjudice. Ainsi donc, les créanciers, comprenant les avantages d'un système semblable, se garderaient bien de provoquer la déclaration de faillite de leur débiteur. Ils lui diraient au contraire, soit explicitement, soit tacitement : Continuez vos opérations, doublez-les, décuplez-les, si vous le pouvez ; achetez à tel négociant 100 tonneaux d'huile, et par un autre marché du même jour, achetez-lui aussi 100 balles de houblon, le tout livrable dans plusieurs mois ; si ces marchandises baissent de prix, vous ferez annuler la convention ; si au contraire il survient une augmentation, ce sera tout profit pour vous et pour nous ; si l'une des deux augmente et que l'autre baisse, vous obtiendrez la nullité de celle-ci et la validité de celle-là, de sorte que votre vendeur sera, dans tous les cas, votre victime et la nôtre, Nous jouerons toujours à coup sûr.

Achetez encore à un spéculateur à la bourse des fonds publics hollandais, et par un marché séparé, des fonds publics espagnols livrables à terme ; si ceux-ci sont montés et les autres baissés à l'époque fixée, vous manœuvrerez comme nous l'avons dit il y a un instant, vous ferez maintenir ce dernier marché et annuler le premier. Voilà la conséquence exacte des idées que nous combattons, Eh, messieurs, la loi qui renfermerait de pareilles conséquences serait, je n'hésite pas à le dire, le repaire de la mauvaise foi.

C'est pour protester contre ce principe et celui émis par un honorable député, que tous les actes devraient être nuls, qu'il est nécessaire d'adopter l'amendement de l'honorable M. Dolez dont les explications de l'honorable M. Dubus déterminent le sens et qui ramène les contractants aux règles de justice et de bonne foi dont le commerce ne doit jamais s'écarter.

M. Dubus (aîné). - L'amendement que vous avez adopté provisoirement à la séance d'avant-hier est remis sérieusement en question. Cet amendement a été proposé par l'honorable M. Dolez, et il est conforme à l'opinion que j'avais énoncée dans cette enceinte. Cependant je n'avais pas proposé cet amendement, parce que je m'étais attaché à établir que le sens que cet amendement donne aux effets du dessaisissement ou plutôt que la limite qu'il apporte aux effets du dessaisissement est conforme à la véritable entente de la loi. Je considérais ce sens comme celui qui, indépendamment de tout amendement, serait donné à la disposition proposée par M. le ministre de la justice.

L’honorable M. Malou, en combattant cet amendement dont il demande le retranchement, ne propose rien à mettre à la place. Et quand il explique l'étendue qu'il donne aux effets du dessaisissement voulu par l'art. 442, il leur donne une plus grande étendue que moi ; cependant en ne proposant rien, il laisse la question indécise. Faut-il adopter l’amendement, oui ou non ? Faut-il que cette question soit décidée ou ne le soit pas ? Car c'est une question qui nous est soumise ; on ne peut se le dissimuler, le dernier arrêt de la cour de cassation a cassé l'arrêt de la cour d'appel de Bruxelles parce qu'il a semblé à la cour de cassation que la cour de Bruxelles avait donné aux effets du dessaisissement rétroactif une étendue telle qu'il en résulterait la nullité des actes à titre onéreux faits par des tiers de bonne foi. C'est cet arrêt qui amène la question par-devant vous. Vous laisseriez donc indécise précisément la question qui a fourni le motif de cassation ; il faut donc un amendement. Si vous adoptez l'opinion que j'ai énoncée, il faut l'amendement proposé par l'honorable M. Dolez ; ou bien il faut substituer à cet amendement un amendement en sens contraire qui vous sera sans doute proposé par l’honorable M. Malou. De cette manière vous déciderez la question dans l’un ou dans l'autre sens.

On a critiqué l'amendement, en disant que ce serait ajouter à la loi. Mais vous ne faites que donner à la loi le sens que vous voulez lui attribuer. Lorsqu'on est venu au point qu'une interprétation de la loi est nécessaire, on peut toujours dire avec tout autant de raison qu'on ajoute à la loi ; mais ce n'est pas y ajouter ; c'est l'expliquer, c'est déterminer le sens qu'avait la loi, lorsqu'elle a été faite. Ainsi cette première objection, qui consiste à dire qu'on ajoute à la disposition du code de commerce, me paraît ne pas devoir faire impression sur vos esprits, parce que, dans un sens ou dans un autre, il faut que vous déterminiez la véritable entente de l'art. 442 du code de commerce, que vous déterminiez quels sont les effets que vous attribuez à ce dessaisissement rétroactif.

On a objecté en second lieu, que cette interprétation de la loi consacrait la plus étrange anomalie. Pour le prouver, on a fait remarquer que, d'après l'amendement, les actes à titre onéreux, constitutifs de privilèges ou hypothèques seraient nuls, tandis que les autres actes ne seraient pas nuls. C'est, dit-on, une étrange anomalie. Cette anomalie est déjà consacrée par le législateur lui-même, pour les dix jours qui précèdent l'ouverture de la faillite. Lors donc qu'on dit que c'est une étrange anomalie, on fait le procès à la loi pour ces dix jours-là. Puisque ces actes sont nuls lorsqu'ils sont passés dans les dix jours qui précèdent l'ouverture de la faillite, à plus forte raison le sont-ils lorsqu’ils suivent l’ouverture de la faillite. Voilà la raison pour laquelle il faut bien prononcer la nullité de ces actes ; ce sont des actes annulables dans tous les cas ; mais d'après les articles 443 et 444 vous ne pouvez conclure de ces actes à d'autres actes.

Quant à la rédaction de l’amendement en lui-même, on a dit qu'il contenait des termes qui doivent être définis. Il y est question des tiers de bonne foi ; on a demandé quels sont les tiers. A cette question, je pourrais en opposer une autre : Quelles sont les parties ?

Je croyais avoir établi que les parties sont d'une part le failli et d'autre part la masse des créanciers dont les droits ont été fixés lors de l'ouverture de la faillite, par l'effet rétroactif de l'art. 442. Dès lors ceux qui viennent ensuite à traiter avec le failli dont les parties n'ont pas provoqué la faillite, qui ont traité de bonne foi avec lui, ceux-là sont évidemment des tiers.

Je ne pense pas que le sens du texte puisse présenter le moindre doute.

On a élevé un autre doute sur le sens du mot question dans la dernière phrase. On a demandé si ce mot se rapporte à la bonne foi ou à la nullité et à la validité des actes. Je pense, comme M. le ministre de la justice, qu'il est évident que ce mot question se rapporte à la nullité et à la validité des actes. Hors de là, la disposition n'a pas de sens.

Au reste, je ne verrais pas d'inconvénient à ce qu'on retranchât la dernière phrase : "cette question étant abandonnée à l'appréciation des tribunaux. » Sans cette phrase, en effet, l'amendement aura la même valeur ; cette question sera toujours réservée à l'appréciation des tribunaux.

On a présenté comme un inconvénient grave de cet amendement, qu'il en résultera qu'on devra toujours prouver que les tiers ont été de mauvaise foi, tandis que dans l'art. 445 le législateur se borne à dire : « Tous actes ou engagements pour fait de commerce, contractés par le débiteur dans les dix jours qui précèdent l'ouverture de la faillite, sont présumés frauduleux, quant au failli : ils sont nuls, lorsqu'il est prouvé qu'il y a fraude de la part des autres contractants. » Mais la fraude, n'est-ce pas la mauvaise foi ! J'avoue que je n'ai pas saisi la contradiction qu'on a voulu établir entre l'art. 445 et la disposition actuelle.

Au reste, remarquez que nous ne sommes pas dans le cas de l'article 445, et que l'amendement ne décide pas que la bonne foi se présumera si la mauvaise foi n’est prouvée ; il se borne à dire que le dessaisissement n'entraîne pas la nullité absolue de certains actes passés avec des tiers de bonne foi. Le juge décidera d'après les circonstances et d'après sa conscience.

Je persisterai donc à voter pour l'amendement proposé par l'honorable M. Dolez, et auquel M. le ministre s'est rallié.

Mais, pour le cas où cet amendement serait écarté, je pense toujours que si l'on n'ajoutait rien à la disposition proposée par M. le ministre, cette disposition, ainsi que je crois l'avoir établi avant-hier, n'aurait pas les effets qu'on a supposé qu'elle aurait.

M. Fleussu. - La question aux débats de laquelle vous avez été attentifs pendant quatre séances a depuis longtemps divisé les jurisconsultes et les tribunaux. Il y a eu, quant à cette question, des partis extrêmes : Les partisans du dessaisissement à partir du jugement déclaratif de la faillite prétendent que tout ce qui a été fait par le failli entre l'ouverture de la faillite et le jugement déclaratif doit être tenu pour valable. Les partisans, au contraire, du dessaisissement du jour de la faillite (ceux d'une opinion extrême au moins), prétendent que tous ces actes doivent être déclarés nuls, parce qu'ils ont été passés par un homme frappé d'incapacité par la loi. La proposition qu'a suggérée à l'honorable M. Dolez le discours de l'honorable M. Dubus paraît être un terme de conciliation ; en effet, il semble que les actes passés entre la faillite et le jugement déclaratif prennent un caractère qui leur est particulier.

Dès ce moment je réponds à l'honorable M. Dubus que, aux termes de l'amendement, la règle est que les actes dont il s'agit sont nuls, mais qu'ils peuvent être validés, lorsque la bonne foi est démontrée ; de manière que l'amendement de l'honorable M. Dolez se rapproche de l'opinion de ceux qui font remonter le dessaisissement au jour de la faillite ; seulement le dessaisissement est modifié dans ses effets, en ce sens, qu'il n'y a pas nullité absolue, et que la bonne foi prouvée pourra faire fléchir la règle en sa faveur, c'est-à-dire que les tribunaux, appréciant la bonne foi et les circonstances, pourront déclarer tous les actes valides. Je crois que c'est dans ce sens que l'honorable M. Dolez a entendu la loi ; d'après la rédaction elle ne peut être autrement entendue.

J'ai l'habitude de me défier des amendements jetés au milieu des débats, surtout de ceux qui entraînent toute une assemblée à la suite d'une longue discussion, parce que souvent c'est de guerre lasse qu'ils sont adoptés.

J'avais demandé le renvoi de l'amendement à la commission, pour qu'elle pût en apprécier toutes les conséquences ; la chambre en a décidé autrement. Peut-être cela nous entraînera-t-il dans une nouvelle discussion.

Quoique j'adhère, en principe, à la proposition de l'honorable M. Dolez, je ne puis me rallier à son amendement. Je conçois la doctrine de l'honorable M. Dubus ; car je n'ai jamais été de ceux qui pensent qu'il faut frapper indistinctement tous les actes posés par le failli ; cette doctrine m'a toujours paru trop rigoureuse ; mais je dis que l'amendement ne répond pas à cette doctrine. Remarquez d'abord qu'il ne fait pas de distinction entre les créanciers qui ont traité avant la faillite et ceux qui ne sont devenus créanciers qu'après la faillite : c'est cependant sur ce point que repose principalement la doctrine de l'honorable M. Dubus. L'amendement ne reproduit pas la distinction si judicieuse qui a été développée dans le discours de M. Dubus.

En second lieu, il est facile de voir que cet amendement comprend trop, et ne comprend pas assez ; il y est fait mention des actes à titre onéreux ; mais que ferez-vous des payements faits au failli ou par le failli ? Voilà des actes d'administration, qui ne sont pas compris dans votre amendement. Je vous parle de ceux-là, parce qu'ils me frappent ; dans la pratique il se présentera 50 hypothèses qui ne seront pas comprises dans votre amendement. Ce sont sans doute ces motifs qui avaient déterminé l'honorable M. Dubus à vous dire dans son premier discours qu'on devait s'en rapporter à la doctrine et aux tribunaux ; car je n'ai pas été peu étonné de voir l'honorable M. Dubus se rallier à l'amendement de l'honorable M. Dolez, alors que, dans son premier discours, il avait dit que le législateur devait laisser aux tribunaux à appliquer la doctrine.

Voici ce qu'il disait :

« L'art. 442 fait rétroagir le dessaisissement ; mais remarquez, messieurs, qu'aucun article du code n'a déterminé les conséquences de ce dessaisissement. Le législateur a abandonné l'application de cette disposition aux tribunaux, et je ne sais où l'on trouverait une disposition quelconque qui défendît aux tribunaux d'avoir égard à la circonstance qu'il s'agit de l'intérêt de tiers et à cette autre circonstance toute puissante que les tiers intéressés sont de bonne foi. »

Eh bien, voilà ce que je voudrais. C'est la première manière de voir de l'honorable M. Dubus qui est la mienne. Je voudrais m'en rapporter aux tribunaux, parce que d'une loi d'interprétation, vous ne pouvez pas faire une loi d'application. Il est d'ailleurs toujours très dangereux d'entrer dans tous les détails qui peuvent provoquer l'application de la loi, parce que de ces détails on tire des arguments a contrario, on applique la loi à tous les cas qu'elle prévoit ; quant aux cas analogues, on les écarte, parce que la loi ne s'en explique pas. La loi doit donc se borner à poser des principes généraux, Je dis que l'amendement ne me plaît pas, parce qu'il renferme trop, et qu'il ne renferme pas assez.

Il y a dans la loi un terme qui quelque jour peut-être, demandera une interprétation ; c'est le mot tiers.

Le tiers, aux yeux de l'honorable M. Dubus, est celui qui traite avec le failli depuis le jour de la faillite ; mais sans le discours de l'honorable membre aucun jurisconsulte n'aurait interprété le mot tiers de cette manière. Il fallait le cas spécial et les explications de l'honorable M. Dubus pour connaître ce que l'amendement entend par ce mot.

Vous voyez donc, messieurs, que non seulement l'amendement est insuffisant, mais encore qu'il est équivoque. Je pense qu'il vaudrait mieux s'en rapporter sur ce point aux tribunaux et leur laisser le soin de faire l'application du principe que nous posons. L'opinion de Pardessus et les éclaircissements donnés par l'honorable député de Tournay leur serviront de guide. ,

Remarquez que nous ne sommes pas ici pour déterminer tous les caractères, toutes les conséquences du principe ; c'est le principe lui-même que nous devons poser ; ce n'est que sur ce point que nous sommes appelés à donner notre avis,

On nous a dit : « Mais il faut un amendement, parce que la cour de cassation a dit de quelle manière elle entendait les effets du dessaisissement. » Mais que nous importe à nous de quelle manière la cour de cassation, dans son dernier arrêt, a entendu les effets du dessaisissement ? Nous ne sommes pas appelés à déterminer les effets du dessaisissement. Le gouvernement n'a provoqué l'intervention de la chambre que sur un point ; c'est celui de savoir de quand part le dessaisissement. Tout ce que vous ajouterez à ce point sera une disposition nouvelle. Et voyez si ce n'est pas une disposition nouvelle que celle qui consiste dans l'amendement de l'honorable M. Dolez.

Mais il y a plus, c'est que cette disposition n'est pas même applicable au cas pour lequel la loi interprétative a été demandée. Car il ne s'agit pas là d'actes à titre onéreux. Il s'agit de savoir si le paiement d'une dette contractée avec le failli avant la faillite doit être on non reporté. C'est sur ce point qu'est intervenu le litige qui a divisé les cours d'appel et la cour de cassation.

S'il était vrai que le dernier arrêt de la cour de cassation eût déterminé les effets du dessaisissement ainsi que l'expliquait l'honorable M. Dubus, mais cet arrêt s'expliquerait difficilement ; car il y aurait eu dessaisissement, d'après la jurisprudence de la cour de cassation, par la faillite ; les intérêts de tous les tiers qui avaient traité avec le failli avant la faillite, étaient réglés au moment de la faillite ; aucun créancier n'aurait pu être payé au désavantage d'autres créanciers. Et cependant, messieurs, c'est un créancier, dont la créance remonte avant l'ouverture de la faillite, qui se trouve ici payé, et qui, d'après la cour de cassation, ne devrait pas faire le rapport du paiement. Vous voyez que telle n'a pu être l'entente de la loi par la cour de cassation.

Au reste, je le répète, ce ne sont pas les effets du dessaisissement que nous avons à déterminer. La détermination de tous les effets du dessaisissement dans un seul article de loi serait chose impossible. Et non seulement ce serait chose impossible, mais même tout à fait impossible.

C’est le principe que nous avons à poser ; c'est de savoir de quel jour part le dessaisissement, et je crois qu'il nous a été suffisamment démontré par les défenseurs de l'opinion à laquelle j'appartiens qu'il doit partir du jour du report de la faillite.

Je voterai donc pour la première partie de l'article qui compose la loi, et je refuserai mon assentiment à la seconde partie qui comprend l'amendement de M. Dolez.

M. Dolez. - Je dois d'abord remercier les honorables membres qui, avant mon arrivée à la séance, à l'ouverture de laquelle mes travaux du barreau m'ont empêché d'assister, ont bien voulu prendre la défense de mon amendement.

Après avoir rempli ce devoir, j'ai à répondre par quelques mots aux observations qui ont été présentées par l'honorable M. Fleussu.

L'honorable député de Liége reproche à l'amendement adopté lors du premier vote, de sortir de la mission d'une loi d'interprétation pour entrer dans le domaine de l'application. Je crois que c'est là une évidente erreur.

Lorsque pour la première fois j'ai pris la parole dans cette discussion, je me suis permis d'appeler l'attention de la chambre sur la question qui me semblait devoir en être le véritable terrain, le véritable objet ; et déjà alors j'ai fait remarquer qu'il ne s'agissait plus, après le dernier arrêt de la cour de cassation de savoir à quelle époque devait être fixé le dessaisissement, mais quels devaient être en droit les effets de ce dessaisissement.

Cette thèse, qui avait d'abord rencontré de l'incrédulité chez quelques jurisconsultes de cette chambre, a trouvé peu après l'appui de l’opinion de l'honorable M. Dubus, qui vous a démontré à son tour à toute évidence que la cour de cassation, par son dernier arrêt, n’avait été en discordance avec les cours d’appel que sur les effets que devaient entraîner le dessaisissement reporté au jour de la faillite. S’il en est ainsi, et cela me paraît incontestable, quelle est la mission que vous avez à remplir ? Est-ce celle de dire que le dessaisissement remonte au jour de l'ouverture de la faillite ? Mais il n'y a plus de question sur ce point ; le dernier arrêt de la cour de cassation le proclame tout aussi clairement que celui de la cour d'appel. Qu'aurez-vous donc interprété quand vous aurez dit avec cet arrêt que telle est la date du dessaisissement ? Absolument rien, et la question reparaîtra devant la cour d’appel de Gand dans l'état où elle était avant le dernier arrêt de la cour de cassation, avant votre loi interprétative qui, comme je l’ai déjà dit, n’aura rien interprété.

Nous ne sortons, certes, pas du domaine de la loi interprétative quand nous tranchons, par voie d’autorité, la difficulté qui a laissé la cour de cassation en désaccord avec certaines cours d'appel. Nous rendons la loi claire et précise, et c'est précisément là ce que nous avons à faire.

Vainement dirions-nous dans notre loi que le dessaisissement remonte au jour de l’ouverture de la faillite ; la difficulté n'en subsisterait pas moins entre les divers systèmes qui se sont produits sur la véritable portée de ce dessaisissement avant le jugement déclaratif de la faillite. Faudrait-il s'arrêter à l'opinion extrême qui annule tous les actes, à cette opinion qu'à tout-à-l'heure encore défendue l’honorable M. Malou.

M. Malou. - Mais non.

M. Dolez. - Je n'ai pas entendu le discours que vient de prononcer l’honorable membre, mais j'ai d’autant mieux dû croire ce qui m’en avait été dit que cela me semblait en harmonie avec la doctrine de son premier discours.

Au reste, vous savez tous, messieurs, que ce système extrême de la nullité absolue de tous les actes existe. Il a eu des organes dans cette enceinte, il en a eu au barreau, il a été consacré par des arrêts. Il était celui que défendait et qu'a souvent fait prévaloir devant la cour de Liège un jurisconsulte, qui a longtemps brillé au barreau de cette ville, M. Teste.

Par cela même que des systèmes divers existent sur la portée du dessaisissement, par cela même que c'est à ces systèmes qu'a été ramené le dernier état de la dissidence entre les corps judiciaires, c'est sur ce point que doit porter notre interprétation.

Nous devons le faire par une règle générale, et telle est celle que mon amendement a posée ; or, jamais une règle générale, se bornant à poser un principe, ne peut être accusée d'entrer dans le domaine de l’application.

Est-il vrai que mon amendement soit incomplet dans sa portée et peu clair dans ses termes ? Je me hâte d'abord de dire qu'il trouve un lumineux commentaire dans le discours de l'honorable M. Dubus. Car, je le déclare, quant à moi, je n'ai voulu, en présentant la disposition adoptée par la chambre, que m'associer à la doctrine que cet honorable collègue avait produite. Voilà une loi qui a déjà un commentaire anticipé, et il en est peu qui soient aussi heureux en arrivant devant les tribunaux.

Mais, à part ce commentaire, je crois que son texte ne présente pas l'insuffisance qu'on lui a reprochée. On dit d'abord qu'il ne fait pas de distinction entre l'ancien et le nouveau créancier. Je regrette d'avoir à rencontrer cette observation dans la bouche d'un jurisconsulte aussi distingué que l'honorable M. Fleussu. Mon amendement parle des tiers. Or, quels sont les tiers en droit ? Ce sont ceux qui sont étrangers à un contrat ou quasi-contrat, à une position juridique déterminée.

Dans l'espèce, qu'existe-t-il au moment de l'ouverture de la faillite ? Il s'établit une position commune entre les créanciers existants au jour de l'ouverture, commune en vertu d'un quasi-contrat, de la faillite, vis-à-vis du failli lui-même ; il naît entre eux, une quasi-communauté ; le failli d'une part, les créanciers existants au jour de la faillite, d'autre part, forment donc réellement les parties de la position juridique établie par la faillite.

Quels sont les tiers vis-à-vis de cette même position ? Ce sont ceux qui ne sont pas parties ; ceux qui, à l'ouverture de la faillite, n'étaient pas intéressés dans la masse, qui, par conséquent, n'ont pu voir leurs intérêts et leurs droits mêlés à la quasi-communauté établie par la faillite.

Quelle sera dès lors la position des anciens créanciers ? Ils sont partie au contrat ; ils ne sont donc pas compris dans mon amendement.

Quelle sera la position des nouveaux créanciers qui sont venus de bonne foi traiter avec le failli ? Ils sont des tiers ; ils seront protégés par la bonne foi si les tribunaux reconnaissent cette bonne foi au moment qu'ils ont contracté.

On me demande encore, pour marquer la portée de mon amendement quel sera le sort des paiements faits au failli et des paiements faits par lui ? Il faut ici établir une distinction qui ressort de la nature des choses.

Quant aux payements faits par le failli à d'anciens créanciers, ils sont évidemment nuls. Parce que ceux-là ne sont pas des tiers, mais ils sont parties au contrat ou au quasi-contrat constituant la faillite.

Quant aux payements faits au failli, et qui ont été faits de bonne foi, ils seront valables ; ils doivent nécessairement tomber sous la dénomination d'actes à titre onéreux.

Ainsi le payement fait au failli sera maintenu, s'il est fait de bonne foi. Le payement fait par le failli, au contraire, sera anéanti, parce qu'il a été fait par lui au moment où il était déjà dessaisi, parce qu'il a porté sur une créance que l'événement de la faillite avait déjà affectée.

Ces observations répondent à l'objection de l'honorable M. Fleussu qui prétend que la disposition adoptée n'est pas applicable au litige qui a amené l'interprétation de la loi. Je crois d'ailleurs qu'il ne faut pas, dans une loi interprétative, se préoccuper de la question de fait qui a amené le différend. Il ne faut voir que la question de droit qui s'est élevée à l'occasion du fait.

Or, quelle est cette question ? C'est de savoir si la nullité des actes faits après l'ouverture de la faillite est absolue. Voilà la question de droit résolue par la cour de cassation dans un sens négatif. S'il est vrai que le paiement fait par le failli de Valensart a été fait à un ancien créancier, je n'hésite pas à dire que ce paiement doit être nul. Voilà comment je l'entends, et mon amendement ne peut pas l'être autrement ; tout le monde l'a compris comme cela.

Il n'y a donc pas insuffisance dans le texte qui a été adopté pour guider le juge dans la décision du litige qui a motivé l’interprétation de la loi.

On a dit, enfin, et c'est encore une des objections qui ont été produites par l'honorable M. Malou, que l'amendement ajoutait à la loi. L'honorable M. Dubus a déjà répondu à cette objection. Il est évident que ce n'est pas ajouter à la loi que de déterminer sa véritable portée.

Que faisait le texte de l'article 442 dont l'interprétation nous occupe ? Il se bornait à dire qu'il y aura dessaisissement à partir de telle époque. Il est survenu un différend entre les tribunaux qui, après avoir porté sur d'autres bases, s'est réduit à la question de savoir s'il fallait annuler d'une manière absolue tous les faits après le dessaisissement. En présence de cette dissidence sur les effets du dessaisissement établi par l'art. 442, mon amendement, qui vient dire quels sont les effets de ce dessaisissement, ajoute-t-il à la loi ? Evidemment non. Il en fixe la véritable portée. Or, il a toujours été admis que la loi interprétative avait pour mission même de suppléer à l'insuffisance de l'expression de la loi. Et nous ne faisons pas autre chose.

Il est enfin une dernière observation, et celle-là je dois avouer que je la regarde comme fondée, produite contre mon amendement ; c'est qu'il était inutile de maintenir sa dernière phrase , ainsi conçue : Cette question restant abandonnée à l'appréciation des tribunaux.

Je reconnais qu'en effet cela est superflu en présence de la première partie de l'amendement, et je demande moi-même que ces mots soient supprimés.

De cette manière, messieurs, le débat retournera devant la cour de Gand avec une loi parfaitement claire ; la cour de Gand saura quelle est, en droit, la véritable entente de l'art. 442, et, appréciant les faits, elle y appliquera le principe que nous aurons posé.

En agissant ainsi, nous aurons fixé nettement la portée de la loi, et c'est là notre mission de législateur interprétant son œuvre ; et quand le débat aura été ramené devant elle, la cour de Gand appliquera la loi aux faits de la cause, et elle remplira, ici surtout, sa mission de juge.

D'après ces considérations, messieurs, je persiste à demander le maintien de l'amendement, sauf la modification que j'ai proposée.

M. de Behr, rapporteur. - Messieurs, je me suis rallié à l'amendement et je persiste dans cette résolution, mais je dois demander à l'auteur de l'amendement une explication.

Lorsqu'il s'agit d'actes posés dans les 10 jours qui ont précédé l'ouverture de la faillite, c'est à la masse, qui invoque la mauvaise foi, à en administrer la preuve. Mais lorsqu'il s'agira d'actes passés après le dessaisissement légal, ce sera à ceux qui veulent se prévaloir de ces actes à prouver qu'ils ont été faits de bonne foi. Je pense qu'il faut établir cette distinction entre les deux époques que je viens de désigner. S'agit-il d'actes faits dans les 10 jours avant l'ouverture de la faillite, c'est alors à ceux qui allèguent la mauvaise foi à l'établir. Si au contraire les actes ont été passés après le dessaisissement, c'est aux tiers qui invoquent leur bonne foi à prouver clairement cette bonne foi. Je ne voterai l'amendement que si on l'entend dans ce sens.

M. Dolez. - C'est évidemment dans ce sens que l'amendement doit être entendu. Je fais encore une fois, ici, appel au discours de l'honorable M. Dubus qui a posé la question de cette manière. Lorsqu'un acte a été fait par un incapable, il y a présomption que la nullité existe ; la position de ceux qui invoquent la bonne foi est alors exceptionnelle et c'est à ceux qui prétendent se trouver dans cette position, à établir qu'elle doit réellement être admise envers eux.

M. Vandenbossche. - Je crois, messieurs, qu'il y aurait moyen de concilier toutes les opinions ; il suffirait pour cela d'expliquer quelles sont les conséquences réelles du dessaisissement, Les conséquences réelles du dessaisissement sont la nullité absolue des actes faits depuis l'ouverture de la faillite, mais il me semble que cette nullité absolue doit replacer les parties dans la position où elles se trouvaient avant que les actes annulés aient été faits.

Je pense donc qu'il faudrait dire que ces actes sont nuls de nullité absolue et que les parties contractantes sont replacées dans leur situation primitive, sauf aux créanciers à maintenir les actes dont il s'agit.

Il me semble qu'avec une disposition semblable les tiers de bonne fois ne pourraient pas être lésés par des actes qu'ils auraient faits avec le failli ; les créanciers ne pourraient pas non plus se trouver lésés, attendu qu'ils auraient l'option de replacer les parties dans leur position primitive ou de maintenir les actes dont il est question.

M. Lys. - Messieurs, dans la séance d’avant-hier, l’honorable M. Dubus (aîné) a parfaitement expliqué le véritable sens de l’article 442 du code de commerce ; il a démontré que le dessaisissement doit remonter à l’ouverture de la faillite ; il a démontré aussi que les actes faits par le failli entre le jour fixé pour l’ouverture de la faillite, et le jour du jugement déclaratif, ne doivent pas être considérés comme nuls de plein droit. Ainsi la masse ne pourra s’enrichir aux dépens des tiers, mais aussi je ne crois point qu’il résulte des explications de l’honorable M. Dubus que tous les actes quelconques doivent être déclarés validés, par cela seul qu’ils ont été faits de bonne foi.

Selon moi, il est inutile de parler dans la loi des actes faits à titre onéreux, des actes non constitutifs, de privilège ou d'hypothèque. On sait que les actes à titre gratuit et les actes constitutifs, de privilège ou d'hypothèque sont nuls lorsqu'ils sont faits dans les 10 jours avant l'ouverture de la faillite.

Je crois que l'amendement, tel qu'il est présenté, donnera lieu à beaucoup de difficultés, et je pense qu'on pourrait donner à la loi les effets que l'honorable M. Dubus veut lui donner et qu'il a expliqués, en rédigeant l'amendement de la manière suivante :

« Néanmoins, le dessaisissement n'entraîne pas, d'une manière absolue, la nullité des actes antérieurs au jugement déclaratif de la faillite, dont l'appréciation reste abandonnée aux tribunaux. »

Il me semble, messieurs, que cet amendement ne donnerait pas lieu aux inconvénients que présente celui de l'honorable M. Dolez, et qu'il ne serait pas contraire à l'opinion émise par mon honorable ami, M. Fleussu, qui pourrait seulement le considérer comme inutile.

M. Dolez.- Cet amendement maintiendrait les hypothèques et les privilèges.

M. Lys. – Non.

M. Dolez. - Vous parlez d'actes en général, et par conséquent vous validez les actes constitutifs d'hypothèques ou de privilèges. Or, ce serait là anéantir tout le système de la loi. Vous allez même jusqu'à permettre aux tribunaux de maintenir les actes faits de mauvaise foi ; vous abandonnez toute la loi à l'arbitraire des tribunaux, cela ne peut évidemment pas être admis.

M. Lys.- Puisque les actes constitutifs de privilège ou d'hypothèque faits dans les dix jours avant l'ouverture de la faillite sont frappés de nullité, il est évident qu'à fortiori les actes de cette nature faits après l'ouverture de la faillite seraient également nuls. Jamais les tribunaux ne valideront des actes semblables.

M. Doignon. - Un honorable membre a prêté au système que j'ai défendu un sens absolu que je ne lui ai point donné. En matière d'interprétation, il n'y a rien d'absolu, et jamais l'on ne peut interpréter la loi contre elle-même : on ne peut l'interpréter de manière à la rendre inique, absurde, c'est là un point de droit commun. Sans doute, il peut se présenter des circonstances extraordinaires en dehors des cas généraux de la prévoyance ordinaire du législateur : mais, ainsi que l'a dit M. Fleussu, il est dangereux d'insérer sur ce point aucune disposition dans la loi, il faut laisser ces cas extraordinaires aux principes généraux, au droit commun.

Je me proposais de faire à l'honorable auteur de l'amendement, l'interpellation que lui a adressée M. de Behr. En cette matière, la présomption serait-elle pour ou contre la bonne foi ? Je soutiens que du moment où il y a cessation réelle de paiement, la présomption doit être plutôt contre la bonne foi ; dans tous les cas c'est ce que le juge devrait considérer.

On a répété que les tiers seraient victimes de leur bonne foi ; mais, je l'ai dit, du jour où l'avoir du failli est censé séquestré au profit de la masse créancière, il ne peut plus par son fait diminuer cet avoir, et le tiers contractant, à titre onéreux ou autrement, ne peut trouver dans sa bonne foi un titre pour venir prendre une partie de ce qui est dévolu et appartient à tous.

Nous ne voulons pas davantage que les créanciers s'enrichissent à ses dépens, puisque dans ces cas, ainsi que vous l'a dit M. Malou, on doit remettre le tiers au même état.

Prenez garde, messieurs, que ce soit au contraire la masse créancière qui devienne ici victime. On dira qu'il y a toujours bonne foi, et à l'ombre de cette bonne foi, on pourra s'emparer de ce qui lui appartient.

- L'amendement de M. Lys est mis aux voix, il n'est pas adopté.

La suppression des derniers mots de l'amendement proposé par M. Dolez, est mise aux voix et adoptée.

Vote sur l’article unique

M. le président. - Comme il n'y a qu'un article, il va être procédé au vote par appel nominal.

M. Fleussu. - Je demande qu'on vote d'abord par division sur les deux parties de l'article.

- Les deux parties de l'article sont successivement mises aux voix et adoptées.

Il est passé à l'appel nominal sur l'ensemble du projet de loi.

En voici le résultat :

62 membres y ont répondu. (Un membre, M. Lejeune, s'est abstenu.)

55 membres ont répondu oui.

6 ont répondu non.

En conséquence, le projet de loi est adopté, il sera transmis au sénat.

Ont répondu oui : MM. Brabant, Cogels, Cools, de Baillet, de Behr, de Florisone, de Garcia de la Vega, Delehaye, Delfosse, Demonceau, de Nef, de Potter, de Renesse, de Roo, Desmet, de Terbecq, de Theux, de Villegas, d'Huart, Dolez, Donny, Dubus (aîné), Duvivier, Eloy de Burdinne, Fallon, Henot, Hye-Hoys, Huveners, Jadot, Kervyn, Lange, Lebeau, Lys, Manilius, Mast de Vries, Mercier, Nothomb, Osy, Peeters, Pirmez, Raikem, Raymaeckers, Rodenbach, Rogier, Sigart, Simons, Thienpont, Troye, Van Cutsem, Vandenbossche, Vandenhove, Van Hoobrouck, Van Volxem, Vilain XIIII, Wallaert.

Ont répondu non : MM. Coppieters, de Foere, Doignon, Fleussu, Malou et Scheyven.

M. Lejeune déclare s'être abstenu, parce qu'il n'a pu assister à la discussion

Projet de loi qui modifie le tarif des droits d'entrée et de sortie sur les fils de lin et de chanvre, la rubanerie, la passementerie, les coutils et les étoffes à pantalons

M. le président. – M. le ministre de l'intérieur a fait parvenir à la chambre les renseignements qui ont été demandés dans la séance d'hier par M. Rogier. Ces renseignements seront déposés sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.

Discussion du tableau des tarifs

La discussion est ouverte sur la première partie du tableau annexé au projet de loi.

Fils de lin et de chanvre

Première partie du tableau annexé au projet de loi . Littera A

« A. fils de lin et de chanvre, sans distinction de ceux d'étoupes, fournissant au kilogramme, première classe, 6,000 mètres au moins ; écrus... les 100 kilog. 16 fr. à l'entrée et 15 centimes à la sortie. »

M. le président. - La commission a proposé de substituer le chiffre de 12 francs à celui de 16 ; le gouvernement ne s'est pas rallié à cet amendement.

La parole est à M. Peeters.

M. Peeters. - Messieurs, depuis que M. le ministre nous a présenté un nouvel amendement, dont je ne puis pas apprécier les motifs, je me vois forcé plus que jamais de combattre l'art. 1er du projet, et de reproduire dans cette enceinte la proposition que j'avais faite à la section centrale, afin de ne donner à la protection une plus longue durée qu'à l'exception.

En effet, messieurs, parcourez le rapport de la commission d'enquête sur l'industrie linière, ainsi que l'exposé des motifs de M. le ministre et vous serez convaincus que les fabriques de coutils sont en souffrance ; que les filatures de lin à la mécanique sont dans un état prospère, même sans protection ; que le gouvernement, pour éviter d'être inondé par le trop plein de l'étranger et, par suite de la circonstance de l'état de crise et un grand avilissement de prix en Angleterre, a cru nécessaire de nous proposer des droits protecteurs.

« Les filatures de lin à la mécanique, a dit M. le ministre dans son exposé des motifs, p. 5 , sont seules dans une position satisfaisante ; il importe d'autant plus de les y maintenir que d'énormes capitaux y ont été engagés.

« Il conviendrait, dit la commission d'enquête, d'autoriser le gouvernement à accorder remise aux fabricants de coutils et de toiles à carreaux du montant des droits, qui seraient supportés par eux pour les fils allemands entrant dans la fabrication de leurs étoffes. Cette proposition est fondée sur ce que ces fils sont indispensables pour la trame de cette espèce de tissus et sur l'état de souffrance de cette industrie. »

Remarquez, messieurs, que c'est la commission d'enquête linière qui parle ainsi.

Vous voyez par là que, de l'aveu de tout le monde, les filatures de lin à la mécanique sont dans un état prospère, même sans protection, et que les fabriques de coutils et autres tissus sont dans un état de souffrance.

Que fait le gouvernement dans cet état de chose ? Il propose un projet de loi pour donner une protection de 10 à 15 p. c. certaine et durable à une industrie nouvelle et florissante, et une exception illusoire et temporaire pour une industrie ancienne qui est mourante et prête à s'expatrier.

Le § 5 du premier projet ministériel porte, que le gouvernement est autorisé à permettre l'entrée en franchise de tout droit et en quantités à déterminer par lui des fils ci-après. . . . . . .

Le dernier § porte, les exceptions qui précèdent n'auront force que pendant l'année 1842. Toutefois, en cas de nécessité reconnue, le gouvernement est autorisé à user de la même faculté pendant les deux années subséquentes.

J'ai combattu de toutes mes forces, à la section centrale, cette dernière disposition. J'ai prouvé que si mes adversaires trouvaient des inconvénients à faire une loi de protection temporaire pour favoriser une industrie nouvelle et florissante, il y avait bien de plus grands inconvénients à rendre temporaire une exception reconnue indispensable pour laisser dans le statu quo une industrie ancienne et souffrante.

J'ai fait remarquer, et sur ce fait j'appelle toute votre attention, que le § 5 dont j'ai parlé plus haut n'obligeait pas le gouvernement, mais qu'il l'autorisait seulement à user de cette faculté, ce qui devait satisfaire amplement les partisans de la protection, si le pays peut produire plus tard et à bon marché les fils dont on a besoin pour la trame, dans ce cas le gouvernement s'empressera de ne plus user de la faculté lui donnée par la loi.

Mes observations à la section centrale, dont je ne trouve pas un mot dans notre rapport, ont été appréciées par la majorité parmi laquelle j'ai vu avec plaisir se ranger notre honorable président, et le dernier paragraphe du projet de loi a été supprimé ; suppression que M. le ministre paraissait désirer lui-même, lorsqu'une députation des fabricants de coutils de Turnhout a eu l'honneur de lui être présentée.

Maintenant, par un amendement inexplicable, M. le ministre veut se poser des limites à lui-même ; par cet amendement il s'oblige à déterminer annuellement la quantité de fils à admettre sans droit, et de ne les admettre que pour un an et par arrêté royal motivé.

Ainsi, messieurs, les filatures à la mécanique, qui prospèrent, jouiront d'une protection durable, et la seule industrie que possède la Campine et qui est souffrante n'aura qu'une protection illusoire et temporaire ; elle trouvera toujours exposé sur sa tête un glaive prêt à tomber, elle devra mourir ou s'expatrier.

J'en appelle à vos consciences, et j'espère que vous ne voudrez pas sanctionner une mesure aussi injuste.

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Messieurs, je crois devoir présenter à la chambre quelques réflexions sur l'ordre à adopter pour cette discussion, ainsi que pour le vote. Ces réflexions tendront à simplifier les questions.

Messieurs, il y a une corrélation intime entre les exceptions proposées au cinquième paragraphe des observations en marge du tableau, et le tableau lui-même, surtout la première classe du tableau.

En effet, la première classe du tableau comprend les fils de chanvre et de lin, fournissant au kilo 6,000 mètres au moins. L'exception réclamée sub littera B, du paragraphe 5, porte sur les fils en chanvre et en lin, depuis le n°1 jusques et y compris le n° 7 (numérotage anglais), ne dévidant pas plus de 4,000 mètres au kilogramme.

Pour faire droit aux réclamations, il avait été question de subdiviser cette classe en deux, d'admettre une première classe du n°1 jusqu'au n° 7 (numérotage anglais) ; c'est-à-dire une première classe pour tous les fils en dessous de 5,400 mètres au kil. Cette première classe eût été frappée d'un droit de 5 fr. par kil. La deuxième classe eût été alors celle des fils fournissant au kil. de 4,500 mètres à 600 mètres.

Le projet de loi me semble donc plus favorable aux auteurs des réclamations. D'après le projet de loi, les fils en dessous de 4,500 mètres au kil., peuvent n'être soumis à aucun droit. Le gouvernement peut les admettre en franchise de droit.

Il me semble donc que si la chambre se prononçait d'abord sur les exceptions, la question serait singulièrement simplifiée. Les exceptions une fois admises, l'admission du tableau lui-même ne présenterait plus guère de difficulté, je pense. Si au contraire, les exceptions sont rejetées, alors on pourra rentrer dans le système qui consisterait à examiner s'il n’y a pas lieu de subdiviser la première classe. Je pense que dans l’intérêt des auteurs des réclamations, il faut admettre le projet de loi tel qu'il est présenté maintenant, c'est-à-dire les quatre classes sans subdivision de la première, mais avec les exceptions proposées.

Je crois donc, qu'il y aurait lieu d'aborder en même temps l'examen des exceptions et de la première classe.

Messieurs, l'honorable préopinant a semblé m'adresser quelques reproches au sujet de ce qui peut paraître un changement d'opinion. J'ai dit à l'honorable député de Turnhout qu'on irait peut-être plus loin même qu'on n'allait dans le projet primitif du gouvernement. Ce projet limitait d'une manière absolue l'exception à trois ans, cette exception devait être renouvelée d'année en année ; je n'ai pas promis de faire en sorte que l'exception fût rendue indéfinie ; c'est dans ce système que j'appellerai extrême, que la section centrale est entrée.

Je pense qu'on n'a pas besoin d'aller jusque-là ; nous pensons qu'il faut un terme ; s'il n'y a pas de terme, il est évident que les fabricants du pays ne feront pas des efforts pour fournir les fils qui manquent aujourd'hui. Sans doute, les auteurs des réclamations, dans leur intérêt, ont raison de désirer que l'exception soit indéfinie, c'est-à-dire, qu'une fois accordée par le gouvernement, elle soit continuée de plein droit, du moment que le gouvernement s'abstient. Les auteurs des réclamations comprennent parfaitement leur intérêt, en demandant que les choses soient faites ainsi. Mais, d'un autre côté, l'effet de la loi serait manqué ; les fabriques de fils ne feront aucun effort pour approvisionner le pays ; ils n'auront pas la perspective d'avoir le marché intérieur au bout d'un certain nombre d'années.

J'ai proposé dans la séance d'hier un amendement qui consiste à dire que l'exception sera faite par le gouvernement d'année en année.

Il est possible qu'on dépose un autre amendement qui consisterait à dire, par exemple, qu'une exception pourra être faite pour la première fois pour dix ans, et prorogée ensuite d'année en année, s'il y a lieu, par arrêté motivé ; je ne m'opposerais pas à un pareil amendement, s'il était présenté, parce que le système tel que je viens de l'indiquer est maintenu, du moment qu'il y a un terme fixé. Ce terme pourrait être fixé, pour la première fois, à deux ans.

M. le président. - M. le ministre de l'intérieur propose, par motion d'ordre, de s'occuper simultanément des exceptions et de la première classe du tableau.

M. Cools. - Messieurs, M. le ministre de l'intérieur a parfaitement raison d'indiquer une marche pour la discussion, parce que les questions que soulève le projet du gouvernement et le rapport de la section centrale sont très complexes. Il importe d'imprimer une marche régulière à la discussion ; mais je ne puis adopter la proposition faite par M. le ministre de l'intérieur, parce qu'elle ne me paraît pas rationnelle. Je pense que le premier point dont la chambre doit s'occuper est celui de savoir quelle protection elle entend accorder à l'industrie, si ce sera 10 ou 20 p. c, ; voilà la première question à vider.

On aborderait ensuite le tarif dans tous ses degrés. Vous remarquerez que la première classe de ce tarif soulèvera une première question, celle de savoir si on veut admettre la fixation du droit au taux moyen de 10 p. c., et ensuite si les chiffres sont bien établis. Mais quant à ce qui concerne les exceptions qu'on veut établir dans là loi en faveur de certains fabricants d'Anvers, de Turnhout et de Bruges, nous ne pouvons l'aborder que quand nous nous serons prononcés sur la première question. Il s'agit de savoir si la loi sera permanente ou si elle sera exceptionnelle ; si la chambre se prononçait pour une série déterminée d'années, comme le proposait la minorité de la section centrale, si la loi ne devait avoir de force que pendant trois ou quatre ans, il serait inutile de dire qu'on permettrait l’entrée en franchise de certains fils pendant trois ou quatre ans. Quand nous en serons à cette partie de la discussion, je proposerai de voter la loi pour une série déterminée d'années.

Je propose donc d'examiner d'abord le taux du droit, ensuite la série des classes du tarif, puis la question de la durée de la loi elle-même ; alors seulement nous pourrons aborder l'examen des exceptions.

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Il est vrai qu'il y a deux questions de principe qui dominent la loi. La première est celle-ci : quel sera le taux du droit ? la seconde est de savoir si la loi sera permanente ou non. Mais quand j'ai pris la parole, personne n'avait soulevé ces deux questions de principe. Du moment qu'on les soulève, elles dominent tellement la loi qu'il faut d'abord se prononcer sur ces deux questions. Mais une fois que la chambre aura statué sur le taux du droit et sur la question de permanence, je pense qu'il sera impossible d'aborder l'examen des classes, surtout de fixer la première classe sans examiner au moins la deuxième des exceptions, car si la deuxième exception n'existait pas, il est tel député qui admettrait la subdivision de la première classe en deux, c'est-à-dire qui proposerait de frapper seulement du droit de a 5 fr. le fil fournissant 4,500 mètres au moins au kilog. Si, au contraire, on admet l'exception, il n'y a plus, selon moi, de raisons suffisantes pour subdiviser la première classe en deux. Donc il est impossible d'examiner les classes sans examiner en même temps les exceptions.

Quoi qu'il en soit, du moment qu'on soulève les deux questions de principe relatives au taux du droit et à la durée de la loi, ces deux questions dominent toute la discussion, il faut les résoudre d'abord.

M. le président. - M. le ministre se ralliant à la proposition de M. .Cools, la discussion portera d'abord sur le taux du droit, puis sur la permanence de la loi et ensuite sur les exceptions.

- Cette proposition est adoptée.

Le gouvernement propose de fixer le droit au taux moyen de 10 p. c.

M. Cools. - Puisque j'ai soulevé la question, je dois dire quelques mots sur le taux du droit en déclarant toutefois que je ne propose pas d'amendement si d'autres membres ne le font pas. Le taux de 10 pour cent m'a paru trop élevé. Nous ne devons pas nous guider, pour la fixation du droit, sur la loi française, mais sur les besoins du pays. Je crois que le gouvernement, en adoptant le tarif qu'il a établi par arrêté en juillet dernier et qu'il propose de convertir en loi, a été principalement guidé par le tarif décrété en France, je pense que la situation des deux pays est essentiellement différente. Les enquêtes instituées en France et en Belgique ont établi que la filature à la mécanique était plus avancée en Belgique qu'en France. Les renseignements recueillis par l'enquête française ont établi que la filature anglaise avait un avantage de 25 p. c. sur la filature française. Quand la commission d'enquête belge a examiné la même question, elle a trouvé que la filature belge n'était inférieure à la filature anglaise que de 10 p. c.

D'un autre côté, il existe en France le même nombre de broches qu'en Belgique, il y en a 50 mille. De sorte que cette industrie n'est pas, proportion gardée, aussi développée en France qu'en Belgique. Ainsi le motif principal de la mesure, c'était de protéger la filature à la mécanique. Chez nous, je crois que les filatures à la mécanique sont dans un état prospère, que cette industrie est assez développée, que si nous jetons les yeux sur l'industrie à la main, nous devrions regretter le développement qu'a pris la filature à la mécanique et dont on s'applaudit. Voilà deux causes de différence. Voilà pourquoi j'ai toujours pensé que le droit de 10 p. c. établi en France était trop élevé chez nous et qu'il nuirait à nos tisserands. Cependant, si d'autres membres ne proposent pas d'amendement, pour ne pas abuser des moments de la chambre, je n'en proposerai pas non plus.

M. Rodenbach. - Je répondrai à l'honorable préopinant que nos tisserands ne manquent pas de fil, mais ils manquent de débouchés. Je l'ai déjà dit, c'est parce que partout, en France, en Espagne, des barrières douanières s'élèvent constamment contre notre industrie, que nos exportations diminuent ; ce n'est pas parce que nous manquons de fil que nous fabriquons moitié moins, c'est parce qu'on repousse nos produits. Je regrette que le ministre n'ait pas appliqué la loi de 1822 pour prohiber par terre les vins de France, par mesure de représailles. Hier on m'a fait dire pour prohiber les vins de France, d'une manière générale, je sollicite cette mesure fortement ; il n'y a pas d'autre moyen de nous arranger avec la France. Toutes les commissions d'enquête et de commerce de ce pays se sont prononcées contre l'industrie belge, J'attends fort peu de résultats des négociations de notre ambassadeur. Des commissaires avaient été envoyés, ils ont bientôt reconnu qu'il y avait impossibilité de s'entendre si nous ne prenions pas des mesures de rigueur, si nous n'empêchions pas la France de nous inonder de ses vins et de ses soieries.

Le taux moyen de 10 p. c. qu'a proposé le gouvernement n'est pas trop élevé. Il est reconnu que nous devons conserver la main-d'œuvre dans le pays. On a annoncé que les dépôts de mendicité devaient être augmentés. On y conduit comme des vagabonds une foule de malheureux ouvriers tisserands qui ne trouvent plus moyen de gagner leur vie. En présence de pareils faits le devoir du gouvernement est de protéger la main-d'œuvre. Si vous repoussez toute espèce de marchandise manufacturée, plus vous conservez la main-d'œuvre. Si la rigueur de la saison continue, au lieu de voir des mendiants par bandes de 50, vous les venez par centaines. Il faut adopter les droits les plus élevés dans l'intérêt de la main-d'œuvre.

M. Desmet.- Il paraît que le principal argument de M. Cools, pour trouver que le droit de 10 p. c. est trop élevé, c'est que la France produit moins de fil que la Belgique. Il devrait tirer de ce fait une conclusion contraire ; car plus nous produisons, moins nous avons besoin des produits étrangers. Ce serait donc un motif pour surtaxer plus qu'en France, et cela prouve, à l'évidence, que le taux, tel que le propose le gouvernement, serait plutôt trop bas que trop haut.

Certainement, un droit de 10 p. c. n'est pas trop. Hier M. Rogier a dit qu'il ne s'opposerait pas à ce que ce droit fût accordé (M. Rogier. si c'était nécessaire), cela est constant. Cette mesure est de bien peu d'importance. Il n'en résultera pas un grand avantage pour la filature, mais enfin, c'est un commencement de protection donnée au travail.

- La fixation du droit au taux moyen de 10 p. c. est mise aux voix et adoptée.

On passe à la deuxième question, celle de savoir si la loi sera permanente.

M. Cools. - Messieurs, lorsque l'idée de protéger le fil a surgi pour la première fois, quand la commission d'enquête linière a été consultée sur cette question, j'ai longtemps hésité si j'adopterais le principe. J'ai surtout hésité dans l'intérêt de nos fileuses et de nos tisserands. A mes yeux la loi devait être nuisible aux uns et aux autres. Cependant, après quelque temps de réflexion, je me suis prononcé pour la mesure, mais uniquement comme mesure temporaire, comme mesure déterminée par les circonstances dans lesquelles se trouvaient cette industrie en Belgique, en Angleterre et dans d'autres pays. Pour expliquer ma pensée sue les résultats que j'attends de la loi à l'égard des fileuses et des tisserands, je dois déclarer qu'à mes yeux la loi aura un résultat certain ; elle facilitera le travail à la mécanique pour l'industrie belge. Or quel doit être l'effet d'un tarif quelconque ? Il doit être de fournir des facilités à l'industrie indigène, de maintenir les prix, d'arrêter une baisse de prix qui aurait lieu si le tarif n'existait pas. Eh bien je dis que l'effet du tarif doit être de nuire à nos tisserands, puisqu’il doit être de faire vendre plus cher la matière première.

Quant à la filature à la main, (erratum, Moniteur du 21 janvier 1842) quelle est la cause de la gène de cette industrie ? C'est (à cet égard, je crois qu'on n'a pas dit assez haut la vérité) la lutte avec la nouvelle industrie, la filature à la mécanique. Elle a à soutenir cette lutte dans l'intérieur du pays, non pas contre la filature à la mécanique de l'étranger, mais contre la filature à la mécanique de la Belgique. Ce qui le prouve, c'est le chiffre de nos importations fourni par le gouvernement. Nous y voyons que nos importations, qui n'ont pas varié jusqu'en 1837, ont diminué depuis 1838. C'est cependant depuis cette époque que se sont élevées toutes les filatures existant en Belgique et qui produisent des millions de kilog. de fil. D'après cela je n'hésite pas à déclarer que ce sont les filatures à la mécanique du pays, qui sont, la cause première de la gêne de la filature à la main. Si vous établissez un droit sur les fils étrangers, c'est la filature à la mécanique qui en profitera. Vous donnez ainsi à cette industrie un appât pour se développer et ce développement aura lieu aux dépens de la filature à la main. Ainsi la mesure doit être nuisible aux tisserands et aux fileuses.

Un autre motif me fait hésiter à adopter la mesure, c'est que la filature belge à la mécanique est dans un état prospère. Dans la séance d'hier, un membre a fait observer qu'aucune société n'a demandé un droit protecteur pour les fils. Je n'attache pas à cette circonstance la même importance que cet honorable membre. Il m'importe peu que cette protection ait été demandée. Elle eût été demandée si l'idée eût été mise en avant, car du moment qu'il est question d'une mesure qui peut être favorable à une industrie, cette industrie ne manque pas de la demander, alors même qu'elle n'en a pas besoin. Je suis convaincu que si avant l'enquête, il avait été question d'imposer les fils à l'entrée, la filature à la mécanique aurait réclamé cette mesure. Ce qui le prouve, c'est que du moment qu'un établissement l'a demandée, tous s'y sont associés.

Mais ce qui est plus important, c'est que la commission d'enquête, après avoir examiné les mécaniques des pays étrangers, a reconnu que la filature belge à la mécanique est dans un état satisfaisant eu égard aux circonstances. Cela est plus important pour moi ; cela m'a fait penser que (erratum, Moniteur du 21 janvier 1842) cette mesure de protection en faveur d’une industrie qui s’est développée sous le régime de la libre concurrence, ne doit être que temporaire. Le motif de la mesure est la crise qui agite l'Angleterre. La crise qui travaille ce pays nous expose à voir les produits anglais déversés en Belgique ; il est à craindre que nos filatures à la mécanique établies depuis quelque temps ne puissent pas résister à une telle secousse ; nous devons faire en sorte qu'elle ne leur soit pas fatale ; nous devons chercher à conserver des établissements qui offrent un tel avenir à l'industrie du pays. La crise de l'Angleterre tient à ce que l'industrie de ce pays qui jusqu'à présent avait fait la loi au continent, rencontre depuis quelques années des obstacles en France, en Allemagne, etc. Il en résultera qu'il y aura des faillites individuelles et que l'Angleterre devra restreindre sa production. Il est probable que ce résultat sera obtenu d'ici à trois ans. A chaque moment les journaux anglais nous apprennent qu’il y a eu des faillites dans les grands centres de production : Manchester, Glascow, etc. Jusqu'à présent Leeds a été préservé de ces désastres ; mais à quel prix ! Vous avez vu dans une pétition au parlement anglais que la moitié des ouvriers sont sans ouvrage. Si ses filatures ont échappé à toute faillite, cela tient à ce qu'elles existent depuis un grand nombre d'années. Mais d'une manière ou d’une autre, l'Angleterre devra diminuer sa production ; alors le danger d'une crise pour nos filatures à la mécanique aura en grande partie disparu : s'il n'a pas disparu, nos filatures auront fait assez de progrès pour y résister.

J’appellerai votre attention sur un passage du rapport de la commission d'enquête. Si je m'appuie sur ce document, c'est que le gouvernement l'a invoqué dans l'exposé des motifs.

Voici ce qui se trouve dans le rapport de la commission, p. 340 :

« En résumé, la plupart des avantages que l'Angleterre possède ne sont que temporaires. Nous avons tout à espérer de l'avenir. L’achat de la matière première, le salaire des ouvriers, l'entretien des machines constituent les plus fortes dépenses d’une filature. Nous venons de voir que, si la Belgique doit céder à l’Angleterre, sous un de ces rapports, elle pourra l'emporter sous les deux autres. L'avantage ou le désavantage de position doit se calculer, non sur chaque objet de dépense pris isolément, mais sur l’ensemble des frais annuels de deux établissements égaux en importance. Il est difficile et même impossible d'établir à cet égard une comparaison rigoureuse. Si les dépenses annuelles et appréciables pouvaient seules être prises en considération, pour balance entre une filature belge et une filature anglaise, produisant du fil de qualité moyenne, les calculs auxquels la commission s'est livrée, portent à croire que dans quelques années, la balance pencherait du côté de la Belgique. La commission a limité ces dépenses appréciables aux suivantes : 1° Entretien et remplacement des machines ; 2° combustible ; 3° matière première ; 4° salaires ; 5° intérêt des capitaux engagés ; mais il est des avantages qui ne peuvent être évalués en chiffres, et ceux-ci jouent un grand rôle ; nous citerons, entre autres, au profit de l'Angleterre, les relations établies, l’amortissement déjà opéré des capitaux engagés dans la plupart des filatures de ce pays, une grande connaissance pratique répandue dans tous les degrés des travailleurs, acquise par un plus long exercice. »

Si donc l’on s'était borné aux dépenses appréciables, la balance aurait penché du côté de la Belgique ; mais la commission ne s'en est pas préoccupée exclusivement, parce qu’il est des avantages appréciables. Il est certain que dans quelques années nos filatures à la mécanique auront moins besoin de protection qu'à présent. Elles ont la matière première à meilleur marché qu'en Angleterre. (erratum, Moniteur du 21 janvier 1842) Dans tous les cas, elles seront protégées alors par une différence de 6 p.c., qui représentent les frais de transport du fil anglais sur le marché belge, et je crois que cette protection suffira.

Je crois que ces motifs suffiront pour vous déterminer à ne donner à la loi qu’une durée temporaire, C'est surtout de la classe malheureuse des fileuses que nous devons nous occuper. Je crois que, dès à présent, nous avons fourni au gouvernement le moyen de venir à leur secours par le subside de cent mille francs que nous avons voté pour l’industrie linière.

Si le gouvernement fait un sage emploi de cette somme, je crois qu’il y a beaucoup de bien à en espérer et pour nos fileuses et pour nos tisserands. Car, messieurs, quelle est la cause première de la gêne de nos fileuses et de nos tisserands ? C'est que les femmes ne gagnent pas assez comparativement à ce qu'elles gagnent en Angleterre.

Or, toute proportion gardée, les tisserands belges se trouvent dans une position semblable comparativement aux tisserands anglais. Et cependant, en Angleterre, ils mangent deux fois par jour de la viande ; ils sont bien nourris, bien vêtus, tandis qu'en Belgique ils sont dans la misère. Quelle en est la cause ? C'est que nos fileuses ne gagnent pas assez.

Une fileuse gagne par jour, terme moyen, de 40 à 50 centimes, et un tisserand 1 fr. 10 centimes. Eh bien ! s'il y avait moyen d'élever le gain de la femme jusqu’à 70 ou 80 centimes par jour, le problème serait en grande partie résolu. Or, je crois que ce moyen existe ; je crois que le gouvernement peut beaucoup pour organiser ce moyen. Si nous établissions des écoles de tissage, si au lieu de faire filer les femmes, nous parvenions à leur faire tisser des toiles légères, de manière qu'elles pussent gagner 70 à 80 centimes par jour, le problème serait résolu,

Si nous propageons l'emploi de la navette volante, le gain de la famille sera aussi augmenté.

Si encore, non par mesures coercitives mais par la persuasion le gouvernement peut organiser des directions de travail, si le travail ne se fait plus isolément, mais sous la surveillance d'un chef expérimenté, je crois encore une fois que le gain de la famille sera augmenté.

J’avais besoin de dire ces mots pour éviter que les familles des tisserands et des fileuses ne se jettent dans le découragement.

M. le président. - Que proposez-vous ?

M. Cools. - Je propose de limiter les effets de la loi à 3 ans.

M. de Theux. - Messieurs, je voterai pour la perpétuité de la loi. Le motif en est que l'industrie de la filature du lin et du chanvre est éminemment nationale. Nous produisons la matière première ; nous sommes déjà en possession de cette industrie ; cependant une puissante rivalité existe. De grands capitaux sont engagés dans cette industrie, qui a de l'avenir, puisque non seulement elle peut fournir à la consommation du pays, mais encore fournir beaucoup au commerce d'exportation.

Sous tous ces rapports il me paraît qu'il n'y a aucune industrie plus digne de protection que l'industrie de la filature du lin et du chanvre.

Le droit de 10 p.c. n’est pas trop élevé. Ce droit n'est pas tel qu’il ne permette pas une certaine concurrence de la part de l'étranger et qu’il n’oblige toujours nos filatures à se tenir à la hauteur des procédés nouveaux, parce que du moment où elles viendraient à négliger les perfectionnements, il est évident que l'étranger pourrait encore concourir avec avantage.

La protection de 10 p.c. ne me paraît pas non plus de nature à nuire à la fabrication de la toile, ni au commerce des toiles parce que la concurrence intérieure sera toujours suffisante pour établir le bon marché. Déjà il existe un très grand nombre de filatures à la mécanique, et il est évident que ces établissements se feront concurrence les uns aux autres. D'ailleurs l'étendue de la production du fil mécanique en Angleterre, obligera toujours nos filatures à livrer leurs produits à bas prix.

Du reste, messieurs, je ne me fais pas illusion en ce qui concerne la protection que la présente loi pourrait apporter à la filature à la main. Je considère cette loi comme une protection pour la filature à la mécanique ; je crois qu'elle n'aura pas d'effet pour la filature à la main, ou qu’elle n’en aura qu’un très insensible.

Le sort de la filature à la main est subordonné à une tout autre condition ; c'est de savoir si le fil à la main est plus utile pour la confection de certaines toiles que le fil mécanique. Si cela est vrai la filature à la main conserve un certain avenir. Si cela n'est pas vrai, il est certain que la filature nationale à la mécanique écrasera complètement la filature à la main, parce qu'il est impossible de filer à la main en concurrence avec la mécanique.

Mais la filature à la mécanique seule mérite toute notre protection. Des capitaux énormes y sont déjà engagés ; et alors que plusieurs branches d'industrie sont périclitantes, nous devons au moins encourager les industries qui commencent à s'établir et à prospérer.

Par ces motifs, je voterai pour la perpétuité de la loi.

M. Eloy de Burdinne. - Messieurs, je ne dirai que quelques mots :

Moi aussi je crois que la loi peut être permanente. D'abord je ne me fais pas illusion sur sa portée. Je crois qu'elle ne sera pas un secours pour une classe à laquelle je m'intéresse beaucoup, pour la classe des fileurs des Flandres.

Messieurs, je crois que nous devons considérer l'industrie de la filature à la main comme perdue, de même que l'industrie des fileurs de laine à la main a été perdue dans une partie du Limbourg lors de l'établissement des mécaniques.

On nous dira peut-être que le lin filé à la main est d'une qualité bien supérieure au lin filé à la mécanique. C'est, messieurs, ce qu'on disait également lorsqu'on a commencé à filer la laine à la mécanique. Dès le début on a trouvé que la laine filée à la mécanique n'était pas aussi bonne que la laine filée à la main.

Eh bien ! on améliorera également la filature à la mécanique du lin. On parviendra à produire du fil aussi bon que celui fait à la main. Tel est, messieurs, mon opinion ; telles sont mes prévisions.

Au surplus c'est une question qui n'est pas jugée. Il faut le temps pour savoir si ces prévisions se réaliseront ou non. Mais nous avons toujours vu que toute industrie ne faisait pas les choses dans la perfection en commençant ; il faut le temps pour tout.

La protection qu'il s'agit d'établir, messieurs, est, comme vous l'a fait remarquer l'honorable M. de Theux, favorable à une nouvelle industrie. Je suis aussi d'avis de favoriser toute industrie naissante, lorsqu'il y a des prévisions qu'elle pourra être utile à mon pays.

Je ne dirai rien de plus dans ce moment. On a émis hier différentes opinions relativement à des impôts à frapper sur le lin à la sortie. Messieurs, c'est là une question qui n'est pas à l'ordre du jour ; je ne la traiterai pas pour le moment, mais sous ce rapport, il y a beaucoup de réflexions à faire. Quand elle se présentera devant nous, nous la traiterons.

Je voterai pour la perpétuité de la loi.

M. Desmet. - Messieurs, en ce qui concerne la durée de la loi, je crois réellement qu'il ne peut y avoir de doute. Il est certain que vous ne pouvez laisser une de nos principales industries dans l'incertitude où la laisserait une loi temporaire.

Aussi ne comptais-je pas prendre la parole parce que la question me paraissait trop claire. Mais en faveur du commerce du pays, j'ai cru devoir dire quelques mots, parce qu'on a jeté un certain blâme sur nos fileuses à la main sans que personne n'en prenne la défense.

Si je dis que c'est en faveur du commerce, c'est que j'en ai la conviction, En Belgique toujours les toiles seront préférées lorsque vous aurez du bon fil. Et pourquoi avons-nous toujours eu la préférence ? C'est parce que nos toiles étaient si bien faites, et surtout si bien filées ; car c'est le fil qui fait la toile.

Messieurs, on compare le fil de lin à la laine ou au fil de coton. Mais il y a une grande différence. On peut facilement avec la mécanique filer la laine et le coton. Mais il n'en est pas de même pour le lin. La différence est telle que, lorsqu'on le file à la mécanique, on ne fait que de la corde, tandis que quand on le travaille à la main, on fait du fil.

La chose est palpable. Lorsque vous allez en France, à St-Amand et aux environs, vous voyez comment le lin se file.

Eh bien ! je me demande quel bon tissu on peut faire avec de la corde ? Evidemment on ne peut rien produire de bon.

Ce qui se passe en Espagne vous le prouve à l'évidence. Il y a quelque temps, les, Espagnols, presque par obligation, ont pris aux Anglais de la toile faite avec du fil fait à la mécanique. Mais ils voient par l'expérience combien cette toile est inférieure à l'autre. Aussi demandent-ils maintenant qu’on leur envoie des toiles faites avec du fil travaillé à la main ; c'est ce que vous déclarera tout le commerce.

Il en est de même en France.

Voyez ce qui se passe au marché d'une ville voisine, c'est sur ce marché qu'on présente le plus de toiles faites avec du lin travaillé à la mécanique. Eh bien que nous disent toutes les semaines les nouvelles de cette ville ? C'est que les bonnes toiles ont été enlevées et que les mauvaises restent.

M. Peeters. - En réponse à ce que vous a dit l'honorable ministre de l'intérieur au commencement de la discussion, j'aurai l'honneur de lui observer que je désire autant que lui que le pays puisse prendre le fil dont on a besoin pour les coutils de Turnhout. Mais Je dois lui faire observer que le projet même de la section centrale qui établit une exception, n'est que facultatif, et qu'on ne dit pas que le gouvernement doit maintenir cette exception, mais qu'il est autorisé à la maintenir. De manière que le gouvernement reste maître de faire ce qu'il trouvera convenir ; et il trouvera moyen de stimuler les fabriques de fil qui feront leur possible pour se perfectionner et pour produire les fils dont on aura besoin. Si, au contraire, cette exception n'est que temporaire, nos fabriques ne feront rien pour se perfectionner.

M. Dumortier. - Messieurs, de tous temps j'ai été d'avis qu'il fallait accorder à l'industrie les mesures qu'elle pouvait réclamer pour son bien-être. Et certes, il n'est à mes yeux aucune industrie en Belgique qui mérite autant les soins du gouvernement que l'industrie linière. Vous le savez, messieurs, c'est celle qui occupe le plus d'ouvriers dans notre pays ; et c'est celle qui se trouve menacée de la plus grande crise par l'introduction des machines a filer.

Dans un pareil état des choses, je voterai pour le projet du gouvernement, quoique je ne me dissimule pas que ce projet puisse avoir des effets tout différents de ceux qu'on en attend. Je voterai pour la loi, mais je serais porté à ne lui donner qu'une durée temporaire ; je crois que dans la position où nous sommes il faudra y apporter des modifications dans un délai plus ou moins rapproché, de manière qu'en pareil cas il est préférable, à mes yeux, de faire une loi temporaire que de faire une loi définitive ; une mesure définitive, encore une fois, est impossible.

Messieurs, l'industrie linière se trouve maintenant dans une position absolument analogue à celle où se trouvait, il y a un demi-siècle, l'industrie de la fabrication des cotons, analogue à celle où s'est trouvée, il y a 20 ans, la fabrication des fils de laine. Depuis le jour où l'on inventa les métiers à filer le coton, on vit successivement tomber toute espèce de filature de coton à la main ; la même chose est arrivée pour la laine, et, dans ma manière de voir, la même chose arrivera malheureusement aussi pour le lin. Lorsque les machines à filer le coton furent inventées, on prétendit aussi que le coton filé à la mécanique était loin de valoir celui qui était filé à la main, on a prétendu la même chose pour la laine ; aujourd'hui l'on prétend la même chose pour le lin. On prétend cela pour le lin avec beaucoup plus de raison, j'en conviens, mais la filature du lin à la main n'en tombera pas moins devant des considérations d'économie, comme cela est arrivé pour le colon et pour la laine.

Messieurs, si je suis bien informé (et je tiens la chose d'un négociant en toiles), si je suis bien informé, telle qualité de toile qui, (erratum, Moniteur du 21 janvier 1842) filés à la main se vend en France 1 franc 50 centimes l'aune, ne se vend plus filés à la mécanique, qu'aux taux moyen de 1 franc ; Or, quelque désir que nous puissions avoir d'assurer l'avenir de la filature à la main, il est impossible, en présence de pareille réduction, de garantir cette filature d'une chute plus ou moins prochaine. Nous devons tâcher de rendre l'avenir de cette industrie le moins cruel possible, mais nous ne devons point nous le dissimuler, il est tout à fait probable qu'avant peu d'années d'ici, la filature à la main aura cessé d'exister comme la filature de coton et de la laine,

Est-ce à dire pour cela, messieurs, que l'industrie linière sera perdue pour la Belgique ? Non, sans doute ; je pense que si nous avons le talent d'améliorer nos métiers à tisser, de produire des toiles au meilleur marché possible, comme l'a fort bien dit l'honorable membre. M. Cools, grâce à la situation si favorable dans laquelle nous nous trouvons, nous parviendrons à faire de nouveau fleurir cette industrie en Belgique, en regagnant sur le tissage ce que nous perdrons sur la filature ; je pense que de cette manière nous pourrons assurer à nos ouvriers une position plus heureuse que celle dans laquelle ils se trouvent aujourd'hui et aussi heureuse que celle dans laquelle ils se trouvaient autrefois.

Il est une réflexion, messieurs, qui a sans doute frappé plusieurs d'entre vous ; malheureusement, dans les parties occidentales de la Belgique (et je n'en excepterai pas la localité qui m'a envoyé dans cette enceinte), l'industrie n'est pas assez progressive. Ainsi, messieurs, en ce qui concerne la fabrication des toiles, croiriez-vous qu'il y a un an il n'existait pas dans les Flandres de métier à tisser à la navette volante. Il y a un an que l'on prétendait encore généralement dans les Flandres que la toile est beaucoup meilleure lorsque le véhicule de la navette est la main de l'ouvrier, que lorsque ce véhicule est un ressort.

Il est cependant constant, messieurs, que la navette volante est une des plus grandes améliorations que l'on pouvait introduire dans les métiers à tisser la toile. Eh bien il n y a que cinq ou six mois que l'on commence à employer ce nouveau procédé, et il a fallu des efforts inouïs pour faire adopter cette amélioration (réclamations). La chose est tout-à-fait exacte, j'en appelle à l’honorable M. Cools qui faisait partie de la commission d'enquête et qui pourra l'attester.

M. Cools. - (erratum, Moniteur du 21 janvier 1842) Je dois déclarer que la commission d'enquête n’a pas trouvé, il y a 18 mois, l’usage de la navette volante introduit dans les Flandres, mais on s’en servait dans quelques parties du Hainaut, aux environs de Soignies.

M. Dumortier. - Vous voyez, messieurs, que j'avais raison de dire qu'elle n'était pas admise dans les Flandres .

M. Rodenbach. - Il y a longtemps qu'elle existe à Roulers.

M. Dumortier. - Alors même qu'il y aurait eu cinq ou six métiers à la navette volante à Roulers on ne pourrait pas encore dire pour cela que j'ai tort d'affirmer que cette amélioration n'était pas adoptée dans les Flandres ; certes on ne prétendra pas que quelques métiers de Roulers constituent l'industrie des Flandres.

Lorsque, depuis tant d'années, la navette volante a été introduite en Belgique pour le tissage du coton et lorsque les avantages de cette amélioration sont tellement grands qu'ils sont appréciables pour le moindre ouvrier, il est pénible de voir que des années se sont écoulées sans que le même perfectionnement ait été adopté pour les métiers à tisser les toiles ; un fait de cette nature me donne le droit de dire que l'industrie n'est pas assez progressive dans certaines parties du pays. Du reste, en disant cela, je n'entends critiquer personne ; je me borne à constater un fait. Or, il est toujours bon de constater les faits ; ce n'est pas en dissimulant le mal qu'on peut le faire cesser ; pour pouvoir porter remède au mal, il faut commencer par le reconnaître ; ce n'est qu'après avoir bien apprécié les faits qu'on peut remédier aux inconvénients qu'ils présentent.

Ainsi, messieurs, ce n'est pas la filature qu'il s'agit d'améliorer, mais c'est le tissage. Déjà un ouvrier intelligent des Flandres a introduit dans le métier à tisser des améliorations considérables et qui méritent au plus haut degré l'attention du gouvernement. Toute l'attention du gouvernement devrait être dirigée vers ce but, de faire introduire dans toutes les parties du pays où on fait de la toile les métiers nouvellement perfectionnés, car s'il est vrai d'une part que lors de l'introduction de la filature à la mécanique, en ce qui concerne le coton et la laine, la filature à la main a été détruite, il est vrai aussi que la mécanique, n'a jamais pu sacrifier le tissage à la main, ni du coton, ni de la laine. Il en sera de même du tissage de la toile ; la filature du lin sera perdue mais le tissage de la toile peut être conservé ; dans ce cas que faut-il faire ? Perfectionnez ce tissage, développez-le, et il vous fera regagner ce que vous perdrez sur le tissage à la main.

Ce n'est donc pas en cherchant par tous les moyens possibles de maintenir le filage à la main, que vous parviendrez à faire prospérer l'industrie linière ; vous n’obtiendrez ce résultat qu'en améliorant le tissage. C'est là la seule marche que vous puissiez suivre, messieurs, si vous ne voulez pas voir périr cette belle et précieuse industrie qui a toujours fait la richesse des Flandres.

L'honorable M. Desmet a dit que les fils filés à la mécanique sont des cordes. Je suis profondément convaincu, de mon côté, que le fil fait à la mécanique ne vaudra jamais celui qui est filé à la main. Mais la différence de prix est beaucoup trop grande, elle est telle que l'on préférera toujours les toiles faites de fil filé à la mécanique ; à finesse égale on aimera toujours mieux des toiles qu'on peut obtenir à un franc que celles dont on doit donner un franc cinquante.

Dans cet état de choses, nous devons chercher à développer progressivement la filature à la mécanique, parce que c est la seule qui ait de l'avenir.

Il y a 20 ans, messieurs, l'Angleterre ne faisait aucun commerce de toiles ; la Belgique était en possession de tous les marchés ; depuis lors l'Angleterre a inventé les machines à filer, et elle fournit aujourd'hui des toiles à tous les pays qui n'en prenaient autrefois qu'à la Belgique. Nous devons donc employer les mêmes moyens que l'Angleterre, si nous voulons reprendre les marchés qu'elle nous a enlevés.

Vous ne vendez plus aujourd'hui de toiles dans les pays méridionaux ; la raison en est toute simple ; dans ces pays on veut se vêtir à bon compte ; ce sont des pays pauvres, des pays de luxe et indigence où l'on préfère les étoffes qui coûtent le moins et qui ont le plus d'apparence, et où l'on s'occupe fort peu de la solidité. Si nous voulions reprendre sur ces marchés la position que nous y avions autrefois, et que l'Angleterre nous a enlevée, nous devons faire comme elle, nous devons fabriquer des toiles qui aient de l'apparence et qui coûtent peu.

Il est un genre de toiles que nous ne fabriquons plus et qui conviennent cependant à un grand nombre de consommateurs, ce sont ces toiles légères dites Rolez, qui dans l’origine se fabriquaient à Roulers. Nous avons entendu un de nos honorables collègues, que nous regrettons de ne plus voir siéger dans cette enceinte, nous dire que ces toiles étaient le déshonneurs de notre industrie. Je pense moi, messieurs, que le déshonneur d'une industrie, c'est de ne pas vendre ; l'honneur d'une industrie c'est de lutter avec succès contre les industries similaires des autres pays. Si de pareils préjugés pouvaient triompher, si l'industrie belge prétendait ne pas faire telle ou telle espèce de toiles, parce que ces toiles ne seraient pas aussi bonnes que d'autres, comme nous ne pouvons pas imposer notre volonté aux consommateurs, ceux-ci s'adresseraient nécessairement ailleurs où on leur fournirait des marchandises à leur convenance. Si nous voulons voir prospérer notre industrie linière, noues devons fabriquer toutes les toiles qui trouvent des acheteurs, aussi bien des toiles légères que des toiles fortes ; il faut que nous puissions constamment présenter aux consommateurs un assortiment complet dans lequel chacun puisse choisir ce qui lui convient. Quoique la Belgique se trouve dans la position la plus avantageuse pour lutter avec succès contre tous les autres pays en ce qui concerne l'industrie linière, il n’en est pas moins vrai que les toiles faites en Saxe à la manière des Rolez sont non seulement introduites dans notre pays, malgré un droit de 20 p. c., mais qu'elles y font une concurrence mortelle à nos propres toiles. Je dis donc que nous avons eu le plus grand tort d'abandonner la fabrication de cette espèce de toiles.

Ce qu'il faut à notre industrie, c'est le progrès. Il faut surtout que le fil filé à la mécanique puisse être importé à bon marché dans le pays, et, sous ce point de vue, je me demande si la loi qui nous occupe sera un bien ou un mal. S'il peut être démontré que la filature à la main doit nécessairement périr dans un délai plus ou moins long, nous devons absolument encourager le tissage des toiles de fil fait à la mécanique : c'est là le seul moyen de nous placer dans des conditions égales à celles où se trouve l'Angleterre.

L’introduction à bon marché en Belgique du fil anglais fait à la mécanique aurait cet avantage d’être favorable au développement de notre tissage, et sous ce rapport, la loi pourrait avoir un mauvais résultat.

Cependant nous voulons bien que l’on accorde quelque protection aux établissements existants, d’autant plus que je désire voir de plus en plus créer chez nous des filatures à la mécanique. Je désire améliorer autant que possible la situation de nos fileuses. J’adopterai donc le projet, mais je dois dire que, dans mon opinion, il serait beaucoup plus sage de ne voter qu’une loi temporaire, car il est humainement impossible de prévoir ce qui peut arriver dans un intervalle de trois ans. Je pense donc qu’il conviendrait d’adopter l’amendement qui a été présenté par l’honorable M. Cools, et mon intention est d’y donner mon assentiment.

M. Van Hoobrouck. - Messieurs, mon intention n’était pas de prendre la parole dans cette discussion. Toutefois j’ai cru devoir la demander, pour rectifier quelques assertions qui ont été émises relativement à la question qui nous occupe.

Parmi les industries qui s’exercent en Belgique, il en existe une qui est dans un état réel de prospérité : c’est l’industrie linière à la mécanique. Cette industrie a pris naissance, il y a trois ou quatre ans, elle a marché en silence, mais elle a fait tant de progrès qu’à la dernière exposition ses produits ont attiré l’attention toute spéciale du jury d’examen : elle a mérité d’être placée à la tête de toutes les industries. Dès aujourd’hui elle procure déjà à la classe ouvrière une main-d’œuvre de près de deux millions de francs par an ; chose remarquable, cette industrie, qui avait d’abord trouvé le placement de ses produits à l’étranger, a dû renoncer au marché de l’extérieur, pour satisfaire aux demandes de l’intérieur. C’est assez vous dire quel est le développement que cette industrie peut prendre en Belgique, quel avenir lui est réservé.

Eh bien, au milieu de circonstances aussi favorables, cette industrie se trouve pour ainsi dire encore à l’état d’enfance. De jour en jour elle est obligée de perfectionner ses mécaniques ; de jour en jour, elle est obligée d’améliorer son système de filature et par conséquent de faire des dépenses très considérables pour se mettre au niveau de l’industrie rivale d’autres pays.

Vous voyez donc, messieurs, que la protection que vous avez décidé d’accorder à cette industrie est une chose utile, nécessaire, puisqu’elle se trouve en présence de besoins quelle ne peut éviter, pour se mettre en mesure de lutter contre ses rivaux étrangers. Je connais des établissements qui depuis un an ont dû dépenser plusieurs centaines de mille francs, pour se tenir au niveau des mécaniques nouvelles.

Il est une autre considération sur laquelle j’appelle aussi l’attention de la chambre : c’est que les établissements du pays sont encore dans un état de transition. Aucune fabrique n’a pu adopter définitivement un genre, parce que l’expérience n’a pas encore pu faire connaître aux fabricants les genres dont l’exploitation leur serait la plus avantageuse. Les fabricants du pays doivent donc être en mesure de pourvoir à tous les besoins ; eh bien, pour pouvoir satisfaire aux différents besoins de l’industrie linière, il faudra que les établissements existants fassent, encore pendant un certain temps, la dépense de mécaniques nouvelles, ou que de nouveaux établissements se forment dans le pays ; mais, dans l’un ou l’autre cas vous aurez un immense développement de l’industrie linière, développement qui sera une chose extrêmement heureuse, alors que d’autres industries sont dans un état de décadence.

Maintenant, si votre loi n’est que transitoire, si votre protection est limitée à un terme de trois ans, par exemple, quels sont les fabricants qui voudront faire de nouveaux sacrifices ? il n’y en aura évidemment aucun, parce que vous ne leur accorderiez qu’une protection éphémère qui cesserait au moment même où ils commenceraient à en recueillir les avantages, c’est-à-dire, à se récupérer des sacrifices qu’ils auraient faits.

Ainsi l’intérêt de cette industrie réclame que la protection qu’on veut lui accorder soit durable ; qu’on puisse espérer de recueilli quelques fruits de cette protection, et c’est pour cela que la loi, à mon avis, doit être permanente.

Tout à l’heure, j’ai entendu un honorable collègue dire que l’industrie devait être progressive, Eh bien, si ce système est vrai, je soutiens, et je crois avoir quelque expérience dans cette matière, je soutiens que l’industrie linière à la mécanique est encore en Belgique à l’état d’enfance. Elle sera à l’état d’enfance, tant qu’elle devra faire de grands sacrifices, pour se tenir au niveau de nouvelles mécaniques ; elle sera à l'état d'enfance, tant que les fabriques du pays, n'auront pas adopté chacune un genre particulier.

Je ne m'étendrai pas plus loin ; je crois en avoir dit assez pour prouver que la protection que l'on veut accorder doit être permanente, si l'on désire atteindre le but que l'on se propose.

M. Delehaye.- Messieurs, que la loi qui est actuellement en discussion soit permanente ou temporaire, pour moi je n'y attache aucune importance. J'ai trop de foi dans le patriotisme de la chambre pour ne pas croire que la loi, lorsqu'elle serait temporaire, ne fût prorogée, si à l'expiration des trois années l'industrie réclamait de vous une nouvelle protection.

Mais, dans l'intérêt de l'industrie, je pense qu'il est nécessaire que la loi soit permanente ; elle doit être permanente, surtout si l'on veut éviter les inconvénients qu'a signalés l'honorable M. Dumortier.

Le reproche qu'on a fait à l'industrie belge de ne pas être assez progressive, n'est nullement fondé ; sans doute, peu favorisée par des lois protectrices, la Belgique n'a pu adopter dès le principe toutes les améliorations que l'expérience et des études approfondies ont fait introduire dans les fabriques étrangères, parce que ces améliorations nécessitaient des dépenses qu'un marché peu étendu et la concurrence étrangère ne permettaient pas de couvrir. Mais avec le temps, elle n'a négligé aucun moyen de perfectionnement. Voyez, messieurs, ce qui se fait aujourd'hui dans nos fabriques de coton ; quoique souvent cette industrie ait été accusée d'être stationnaire, elle a prouvé que si elle n'avait à lutter contre l'industrie étrangère qu'aux mêmes conditions, elle obtiendrait certainement l'avantage. Il en est de même de toutes nos industries ; il n'en est pas en Belgique qui n'ait fait des progrès au moins aussi marquants que dans aucun pays de l'Europe ; mais la protection leur a manqué et par suite ce zèle s'est trouvé paralysé ; renfermé dans des limites restreintes, obligé de concourir avec l'étranger sur nos marchés, l'industriel belge a dû succomber dans la lutte ; aussi nos magasins sont encombrés de nos fabricats, alors que la consommation intérieure se porte presque exclusivement sur la fabrication étrangère.

Il est facile de se convaincre que plus un marché est étendu plus l'industriel qui exploite ce marché peut faire de sacrifices pour perfectionner les moyens de fabrication.

Nos industriels se décideront facilement à faire d'énormes dépenses pour se mettre au niveau des progrès de la France et de l'Angleterre, s'ils se trouvent dans l'impossibilité de placer leurs produits. Et cette impossibilité existe pour eux par le défaut de protection.

N'avons-nous pas vu, lors de l'exposition de 1830, que les impressions sur coton avaient atteint un degré de perfection qui ne cédait en rien aux produits similaires anglais ou français. A cette époque les fabricants pouvaient faire de grands sacrifices, parce que notre marché était alors bien plus étendu. A la révolution, l'industrie dû stater en partie, et s'arrêter dans la voie des progrès ? Quelle a été la cause de cet état stationnaire ? C'est uniquement parce que ces progrès exigeaient des dépenses qui n'étaient plus en rapport avec le territoire circonscrit de la Belgique, dont la plus grande partie était exploitée par l'étranger.

J'en reviens à l'industrie linière ; M. Dumortier a cité à l'appui de son opinion l'emploi de la navette volante qu'on prétend n'être en usage dans les Flandres que depuis dix-huit mois, Eh bien, moi, je dirai qu'il est à ma connaissance que des ouvriers employaient la navette volante il y a huit ans. Je vais vous dire, messieurs, pourquoi ils l’ont abandonnée alors.

Il y a dix ou douze ans, nous étions en possession d'un marché important pour l’industrie linière : C'était le marché d'Espagne. Dans ce pays, on ne voulait d'abord que des toiles très solides ; bientôt séduit par le bon marché, le négociant espagnol a donné la préférence aux produits anglais ; le tisserand belge, pour soutenir la concurrence, a dû songer à des moyens moins onéreux ; il adopta la navette volante, mais bientôt la toile ne présenta plus le même degré de solidité ; elle fut abandonnée par un grand nombre de tisserands qui s'en étaient servis jusqu'alors. Je dois vous faire observer, messieurs, qu’à cette époque la navette n'avait point le même degré de perfection qu'aujourd'hui ; mais toujours cet exemple vous prouve que nous adoptons tous les améliorations.

Ce fait est de notoriété publique dans les Flandres, et je pense que beaucoup de mes collègues pourraient l'attester.

Messieurs, je me suis montré trop grand partisan de l'industrie en général, et de l'industrie linière en particulier, pour que je craigne d'exprimer toute ma façon de penser sur l'industrie linière à la main. Je crois aussi que cette industrie doit décliner de jour en jour. Mais est-ce un motif pour ne pas faire tout ce qui est en notre pouvoir pour la maintenir aussi longtemps que possible ? Est-ce un motif pour lui refuser une protection raisonnable ?

Il serait à craindre, tout en négligeant de la protéger, alors que la protection profite aussi à l'industrie nouvelle, que nous ne soyons bientôt tributaires de l'étranger.

Voyez, messieurs, les immenses avantages dont jouit l'industrie étrangère.

Parlons de l'Angleterre, puisque c'est elle qui nous fait la concurrence la plus redoutable.

D'abord, on se procure en Angleterre le combustible à bien meilleur compte qu'en Belgique ; les machines s'y vendent à 30 ou 40 pour cent au-dessous des prix auxquels on se les fournit chez nous ; en outre leurs établissements existent depuis longtemps, ils sont en pleine activité.

S'exerçant sur un marché où elle ne rencontre aucune concurrence étrangère, notre industrie a des avantages que ne présentent point des établissements naissants ; la matière première fournie par notre sol, la main-d'œuvre moins coûteuse chez nous, sont certainement des avantages fort importants, mais pour le moment ils ne suffisent point, et ne sont nullement en rapport avec ceux que possède l'Angleterre ; ajoutons-y la protection consacrée par l'arrêté du 26 juillet 1841 qui, quoique ne s'élevant qu'à 10 p. c. peut cependant être envisagée comme suffisante, quoique ni le gouvernement ni ceux qui ont proposé ce chiffre n'aient pas fait connaître sur quoi ils le basaient.

Lorsque je réclame une protection pour l'industrie linière, j'examine d'abord quels sont les désavantages qu'elle a vis-à-vis de l'industrie étrangère ; je trouve que comparativement à celle-ci, l'industrie indigène a trois désavantages ; d'abord elle doit acheter le combustible plus cher, en second lieu, les machines qu'elle emploie lui coûtent également davantage, et en troisième lieu, elle a un marché moins étendu, triple désavantage qui n'est sans doute pas compensé par celui qui résulte de la possession de la matière première et d'une main-d'œuvre moins coûteuse.

Car remarquez-le bien, il suffit qu'une industrie soit en possession d'un marché, pour avoir un avantage que n'aurait pas une industrie similaire, à sa naissance, établie dans un autre pays. Je pense, et je suis heureux de trouver l'opinion de M. de Theux conforme à la mienne, je pense que vous devez adopter la loi non comme temporaire, mais comme permanente. Car si vous la déclarez permanente, d'autres établissements seront fondés, ils feront des sacrifices qu'ils ne feraient pas sans cette circonstance, et ainsi cette concurrence établie chez nous et au profit de la classe ouvrière préviendra les dangers qu'on vous a signalés. J'ai la conviction que la filature à la mécanique prendra des développements qu'elle ne peut pas atteindre aujourd'hui.

Ainsi, messieurs, si la loi n'était adoptée que pour trois ans, les progrès qu'on peut espérer d'une loi permanente seraient paralysés. Si après ce délai cette industrie pouvait se passer de la protection qu'on lui accorde, on serait toujours à même de la retirer. Par ces motifs je ne suis disposé à accorder un vote favorable à la loi qu'autant que la chambre lui donnera le caractère de continuité.

M. Desmet. - J'ai demandé la parole quand M. Dumortier a dit que la Belgique était stationnaire. Depuis que la Belgique est sortie de ses forêts, elle a toujours progressé. Le motif pour lequel l'honorable membre a dit qu'elle était stationnaire, c'est qu'on ne fait pas usage de la navette volante. Il a été reconnu que dès le commencement on en a fait l'essai. On a examiné si on pouvait faire d'aussi bons tissus qu'avec la navette courante ; et on a vu que le tissu était moins régulier et moins bien étoffé, de sorte qu'on l'avait abandonnée. Cette différence ne tient pas à la navette mais au battement. Avec la navette volante on ne bat qu'une fois, tandis qu'avec la navette courante on bat deux et trois fois. Depuis dix huit mois on a repris l'usage de la navette volante et avec beaucoup d'avantage, depuis l'invention du métier Parette, simple cultivateur près de Courtrai, qui a eu beaucoup de succès, il a rendu le battoir plus pesant, la toile est aussi bien fabriquée et elle est même mieux tissée qu'avec la navette courante. Je ne veux pas faire ici un cours de fabrications, mais seulement répondre à M. Dumortier qui nous accusait d'être stationnaires.

J'ai vu avec plaisir qu'il pensait avec moi que le fil à la main est meilleur que le fil à la mécanique. Mais il n'est pas exact de dire que celui-ci à soit meilleur marché que l'autre, car pour une masse de numéros, les fils à la mécanique venant de l'étranger ne sont pas aussi bon marché que nos fils faits à la main. Les toiles sont meilleures quand elles sont faites avec du fil à la main ; vous ne dites pas si on gagne ; mais on paye la toile d'après sa valeur. La raison pour laquelle un grand nombre de fils à la mécanique sont plus chers que vos fils à la main, est que, pour le fil à la main, il n'y a pas de frais généraux, il suffit de trois francs pour le rouet, tandis que les sociétés pour le filage à la mécanique ont des millions employés dans les frais généraux et qu'il faut en payer les intérêts.

Pour les tempes la Belgique a trouvé des perfectionnements que l’Angleterre ni l'Allemagne n'avaient pas encore découverts, cependant combien sont importants pour le commerce les bonnes lisières aux toiles. On dira peut être que le blanchiment par les acides est préférable, et que c'est un progrès. Je répondrai que partout on préfère l'ancien blanchiment. En Irlande, nous avons pu voir que ce mode n'est pas employé, on blanchit par les moyens naturels. Nous y avons visité les plus grands établissements de tissage de toile de lin et nous avons vu qu’on employait et la navette volante et la navette courante.

On nous a reproché de n'être pas progressifs. En Allemagne on l'est ; c'est reconnu ; on est toujours à la recherche du nouveau. Eh bien, emploie-t-on la navette volante et le fil mécanique pour le tissage de la toile ? Non ; on se moque de vous quand on en parle ; on pense qu’il est impossible de faire une bonne toile avec du fil mécanique.

Mais, messieurs, je ne puis comprendre comment on ne sent pas toute l'importance de conserver en Belgique le filage à la main, seul pays du monde entier où on le fait dans une si grande perfection ; n'est-il pas clair que, dans une époque de concurrence aussi forte et aussi universelle que celle qui existe aujourd'hui, il faut fabriquer ce que les autres pays ne fabriquent point, il faut faire ce qu'un autre ne fait point. Eh bien ! votre pays est dans cette position exceptionnelle ; nulle part on ne fait un fil de lin aussi bien et aussi bon que chez nous, et par conséquent nulle part on ne fait d'aussi bonnes et d'aussi belles toiles. Conservez cette bonne fabrication, et vous êtes certains de conserver une bonne part dans le commerce des toiles. Votre pays sera toujours recherché.

Mais si vous allez changer votre mode de filage, si vous allez faire ce que tout le monde fait, vous n'aurez plus d’avantage sur les autres et vos toiles ne seront plus préférées. Aujourd'hui vous livrez encore pour trente à quarante millions de toiles en France ; abandonnez votre bon mode de fabrication, on fabriquera aussi bien que vous en France, et elle n'aura plus besoin de vos toiles.

Mais, dit l'honorable M. Dumortier, il faut imiter les Anglais, car ils livrent sur tous les marchés du monde. - Ce n'est pas à cause de la qualité de leurs produits, mais bien parce qu'ils ont eu soin de protéger efficacement leur commerce et leur marine marchande, qu'ils ont réussi à étendre leur commerce extérieur et se faire des marchés sur tous les points du monde. Si les Anglais pouvaient aussi bien fabriquer que nous, ils ne tarderaient pas à nous imiter. Demandez-le aux Irlandais, qui sont leurs meilleurs fabricants de toiles, ils vous diront comment les Flamands travaillent bien et combien ils sont avancés dans l'industrie ; ils nous jugent tout autrement que M. Dumortier. Je crois en avoir dit assez,

M. Rodenbach. - J'ai demandé la parole pour répondre quelques mots à l'honorable député de Tournay. La Flandre n'est pas aussi stationnaire que l'a pensé l'honorable M. Dumortier, car depuis plusieurs années, dans mon district, la navette volant n'est pas seulement employée pour un deux métiers, mais par deux ou trois mille tisserands qui font de la toile légère comme la toile anglaise. Il y a ensuite le métier Parette ; c'est pour faire les toiles solides qu'on faisait avec la navette ordinaire. On est donc progressif dans les Flandres. Je suis député du district de Roulers. Je suis en contact avec les fabricants, j'ai pu m'assurer qu'ils travaillent à la navette volante ; j'ai palpé.

On fuit des toiles légères pour lesquelles on emploie le fil mécanique parce que les toiles ainsi faites sont à meilleur marché. Je pense que le gouvernement doit protéger les deux industries. Nos commis voyageurs en Espagne doivent pouvoir présenter aux consommateurs les deux articles et leur dire : Voulez-vous des toiles solides comme les anciennes, voilà des échantillons à tels et tels prix ; voulez-vous des toiles légères comme les toiles anglaises, nous en faisons aussi. Il est vrai que chez vous le fer et la houille coûtent plus cher qu'en Angleterre, nous avons sous ce rapport un certain désavantage. C'est pour cela que nous devons écarter les fils anglais, puisque nos filateurs nouveaux ont besoin de protection. Je ne pense pas que dans trois ans il faudra encore des fils anglais pour certaines industries ; ainsi la loi ne doit pas être temporaire.

C’est à tort qu’on reproche à nos industriels d’être stationnaires, car beaucoup se ruinent en innovations. Je sais que l’honorable M. Dumortier est très progressif. Sans vouloir attaquer la ville de Tournay, je dois dire cependant que pour la bonneterie cette ville est stationnaire. Il y a environ trois semaines que j’ai visité au faubourg de Flandre un atelier de bonneterie dont j’ai été émerveillé ; le gouvernement, je crois, lui a accordé un subside de 15 à 20 mille francs.

Cet industriel était allé à Tournay où il se proposait d’établir ses machines, mais il a dû quitter cette ville craignant pour ses jours. C’est lui-même qui me l’a dit. On sait que quand j’avance une chose c’est que je suis sûr qu’elle est vraie.

M. Dumortier.- Ces machines existent à Tournay.

M. Rodenbach. - Maintenant il y en a peut-être quelques-unes, mais il n’y a pas longtemps.

Messieurs, la protection permanente que nous réclamons n’est pas trop élevée. Voyons ce qui se passe en Angleterre : quand il entre en Angleterre pour 100 millions de marchandises, le gouvernement perçoit 45 millions de droit. Qu’on ne nous parle donc pas du libéralisme anglais. Quel est le tarif en Angleterre ? Il est de 20 à 25 p.c. pour nos toiles et nos fils, cependant les Anglais sont plus avancés que nous. Là on protège l’industrie nationale, ici au contraire nous consentons à tout recevoir de l’étranger sans songer à protéger notre travail intérieur.

Quand le fil à la mécanique suffira pour la consommation des tisserands, supposé qu’il soit plus cher que le fil anglais, la mesure sera toujours favorable à nos 300 mille fileuses, car la concurrence que leur fera notre fil à la mécanique sera moins forte que celle du fil anglais. Mieux vaut protéger les mécaniques indigènes que les mécaniques anglaises ; la transition pour nos fileuses sera moins brusque ; par ces motifs je vote pour la permanence de la loi.

M. Dumortier. - Je crois que les honorables préopinants, dont je respecte les opinions, m'ont mal compris. Je n'ai pas dit que la Belgique était rétrograde ; mais que la Belgique occidentale était rétrograde. En effet, il y a une très grande différence entre la marche progressive de Verviers et de Liége et celle de nos provinces. Je parle de l’industrie linière et de la bonneterie, qui sont véritablement stationnaires. Il ne faut pas se dissimuler les faits. L'homme superficiel se dissimule la vérité, mais l'homme d'Etat la reconnaît et chercher les causes du mal pour y porter remède. Or ces causes consistent en ceci que depuis 30 ans on n'a rien fait pour l'amélioration des matières à tisser. Depuis seulement six mois on s'en occupe ; dix mille fr. sur le crédit alloué pour l'industrie linière sont employés à créer des ateliers modèles où les tisserands des Flandres viennent apprendre à tisser avec la navette volante. Vous voyez que ce que j’ai dit est parfaitement justifié.

Je désire que le gouvernement emploie une partie des fonds qui lui sont accordés pour l'industrie linière, à encourager l'amélioration des métiers.

Les observations judicieuses de M. Delehaye, relativement à la quiétude qu’il faut donner à ceux qui veulent établir des mécaniques, me porteront à voter la permanence de la loi.

Quant aux métiers de bonneterie dont a parlé l'honorable M. Rodenbach, il peut être tranquille, il y a longtemps qu'on se sert de ces métiers à Tournay.

M. Demonceau. - Une législation permanente offre cet avantage qu’elle laisse à l’industrie le moyen de se développer sans crainte pour l’industriel de voir ses intérêts compromis à l'expiration du terme fixé à la loi qui lui sert de protection.

Je pense donc que, dans l’intérêt de l’industrie, il faut une loi permanente. D’ailleurs, avec la permanence, si l’on trouve des inconvénients à la loi, on peut la modifier. S'il est bien vrai, comme quelques collègues l’ont assuré (et le gouvernement nous dit que la moyenne est telle) que la protection résultant de la loi proposée n'excède pas 10 p.c., je pense qu’on doit adopter cette protection, dans l'intérêt de l’industrie. On dit : Mais, c’est aussi protéger l'industrie à la mécanique. Je reconnais que la loi protège plutôt l’industrie à la mécanique que l’industrie à la main. Mais si les prédictions de plusieurs honorables collègues sont vraies, s’il est vrai que la filature à la main doive être remplacée par la filature à la mécanique, c'est une raison de plus pour protéger la filature à la mécanique ; car nous conserverons ainsi la main-d'œuvre pour cette partie ; nous pourrons livrer à nos tisserands les produits nécessaires pour les toiles, de sorte qu'ils n’auront pas besoin de les faire venir de l'étranger.

Je ne connais pas assez l'industrie linière pour en raisonner ; mais dans le district que j'habile nous avons assisté à une grande révolution dans l'industrie drapière ; lorsqu'on a introduit des mécaniques à filer la laine, il semblait alors que cette industrie allait être ruinée ; heureusement nos industriels se sont conduits de manière à éviter cette ruine. Vous avez vu par les produits qu'ils avaient envoyés à l’exposition que l'industrie drapière a l'avantage (je ne sais si l'industrie des toiles peut obtenir également cet avantage) de produire des draps solides et des draps légers. Ainsi l'on peut contenter un plus grand nombre de consommateurs. Si vous pouviez parvenir aussi à satisfaire au goût de ceux qui veulent de la toile solide, et de ceux qui veulent de la toile légère, il me semble que ce serait un grand avantage pour la Belgique.

D’ailleurs, je répète, une protection de 10 p. c. est tellement raisonnable qu’elle ne peut se refuser. Et, si nous comparons notre système douanier avec celui de l'Angleterre, qu'y voyons-nous ? Des droits bien autrement élevés que celui de 10 p. c., de manière que l’Angleterre, si libérale en parole, ne l'est guère en fait. Elle ne laisse rien entre, elle aime à fournir à ses voisins, mais elle ne reçoit d’eux que ce qu’elle ne peut pas produire. C'est ainsi qu'elle agit à l’égard de la Belgique. Voyez les importations qui se font en Belgique ! Elles viennent presque toutes de l'Angleterre où cependant nous exportons bien peu. On se plaint de la France, et c'est certainement avec raison ; cependant quelques-unes de nos industries ont un débouché en France, tandis que nous ne livrons presque rien à l'Angleterre.

L'Angleterre nous enlève, me dit-on à l'instant, une matière première, le lin brut. Voudrait-on qu'elle nous le renvoyât filé ou tissé ? Cela ne ferait l'affaire ni de nos fileurs à la main, ni des filatures à la mécanique ; ainsi quand même le tarif que nous allons adopter frapperait l'Angleterre, celle-ci n'aurait pas le droit de se plaindre, parce que le droit proposé est de 50 p. c. au-dessous de certains droits établis en Angleterre.

Je voterai pour la permanence de la loi, et la protection demandée de 10 p.c.

M. Delfosse. - L'augmentation des droits d'entrée sur les fils ne soulagera pas ou soulagera peu les fileuses à la main, mais elle accroîtra la prospérité de nos filatures à la mécanique. Voilà ce que la discussion m'a appris.

J’ai dit à dessein que la mesure proposée accroîtra la prospérité de nos filatures à la mécanique, car je lis, dans l'exposé des motifs du gouvernement (page 5) que ces filatures étaient, à l'époque de l'arrêté du 26 juillet 1841, dans une position satisfaisante.

C'est donc pour protéger des établissements qui n'avaient pas besoin de protection, qui étaient dans une position satisfaisante, qu'on a pris une mesure que je considère comme fâcheuse. On aura par là fait hausser des actions qui se trouvent dans je ne sais quelles mains, peut-être dans les mains d'hommes qui ne sont pas étrangers à la mesure.

J'ai qualifié, messieurs, cette mesure de fâcheuse pour deux raisons : elle aura pour résultat inévitable de faire renchérir nos toiles et d'en rendre le placement plus difficile sur les marchés étrangers ; elle aura aussi pour résultat d'aggraver le sort de la classe ouvrière. N'est-ce pas assez, messieurs, d'avoir rendu le pain plus cher pour l'ouvrier ? Faut-il encore lui interdire en quelque sorte l'achat d'une chemise !

J'admire, messieurs, la contradiction qu'il y a entre les actes et le langage. J'entends souvent parler dans cette enceinte de la classe ouvrière, de l'intérêt qu'elle inspire, de la nécessité d'améliorer son sort, et beaucoup d'actes parlementaires ont, je ne dirai pas pour but, mais pour conséquence de la rendre plus malheureuse.

J'entends aussi souvent parler du manque de débouchés, de la nécessité de traités de commerce avec les nations voisines, et tout ce que l'on fait a une tendance bien marquée à élever le prix des productions nationales, en rendant plus chers les objets de première nécessité, ce qui influe sur la main-d'œuvre, et en frappant de droits d'entrée des objets que l'on peut considérer comme des matières premières, c'est-à-dire que l'on veut des débouchés, et que l'on fait en même temps tout ce qu'il faut pour ne pas en profiter. Avec ce système, si les marchés étrangers nous sont un jour ouverts, nous y trouverons, non pas des concurrents, mais des maîtres.

On se préoccupe beaucoup, je le sais, du marché intérieur ; mais, faut-il pour conserver, ou, si on l'aime mieux, pour reprendre ce marché, qui est tout à fait insuffisant et dont la fraude, quoique nous fassions, nous enlèvera toujours une partie ; faut-il, dis-je, prendre des mesures qui aboutiraient à nous exclure des marchés étrangers ? C'est par le perfectionnement et le bas prix de nos produits, et non par une protection préjudiciable aux consommateurs, dangereuse même pour ceux qui l'obtiennent, que nous devons nous assurer le marché intérieur. C'est par les mêmes moyens que nous vaincrons nos concurrents sur les marchés étrangers, qui nous restent ouverts, et sur ceux qu'il faudra bien que l'on nous ouvre encore un jour, car j'ai foi dans la raison publique. Elle saura faire justice de tous ces préjugés qui retiennent encore les gouvernements dans la vieille ornière du système prohibitif.

Lorsqu'en France, messieurs, les intérêts privés s'opposent à l'adoucissement des tarifs, lorsqu'ils parviennent à paralyser les bonnes intentions du gouvernement, nous crions à l'égoïsme, nous accusons le gouvernement français de faiblesse ; n'allons pas commettre la faute que nous reprochons à nos voisins ; que l'on ne puisse pas nous répondre : Mais vous avez aussi vos égoïstes ; mais ils font aussi la loi à votre gouvernement. N'accordons à nos industriels que la protection qui leur est réellement due. Ils ont droit à une protection qui les dédommage des charges imposées à la production nationale. Il faut aussi prendre en leur faveur les mesures que des circonstances difficiles peuvent réclamer ; mais ces mesures doivent être temporaires ; elles doivent cesser avec les circonstances qui les ont fait naître ; si les industriels ont des titres à notre sollicitude, les consommateurs en ont aussi.

Pour en revenir à nos filatures mécaniques, elles sont, si j'en crois le ministre, dans une position satisfaisante, on ne craint pour elles qu'une chose, c'est que les fabriques anglaises ne déversent, ou comme le dit l'honorable rapporteur de la section centrale, ne vomissent chez nous le trop plein qui les gêne en ce moment. C'est là, messieurs, une circonstance tout accidentelle, qui ne me paraît pas motiver suffisamment une mesure permanente. Une mesure temporaire que l'on pourrait continuer, si les circonstances restaient les mêmes, serait certes suffisante.

Ces mêmes filatures, si j'en crois l'honorable M. Delehaye, pourront un jour lutter avec avantage contre les fabriques anglaises ; elles n'ont besoin de protection que parce qu'elles sont dans l'enfance. C'est encore là une considération qui explique bien une mesure temporaire, mais qui n'explique pas une mesure permanente.

La mesure doit donc être temporaire. Si elle l'était, j'aurais moins de répugnance à voter pour la loi ; bien que je trouve le droit de 10 p. c. trop élevé. Il n'y a ni dans ce qui a été dit, ni dans les pièces qui ont été produites, rien qui m'ait démontré la nécessité d'une protection aussi forte ; mais les inconvénients d'un droit élevé, qui seraient très sensibles si la loi était permanente, me frapperait moins dans une loi temporaire.

Quelques honorables membres se prononcent pour la loi, et demandent même des mesures plus énergiques dans l'espoir d'obtenir des concessions de nos voisins. Si tel devait être le résultat de la mesure proposée, je m'y rallierais de tout cœur ; je me rallierais aussi à toutes les mesures, quelque énergiques qu'elles fussent, qui seraient présentées dans le même but. Mais je crains bien, messieurs, que les honorables membres dont je parle ne se fassent illusion. Je crains bien que les moyens auxquels ils veulent avoir recours n'amènent des représailles au lieu de concessions. Nous n'avons pas perdu tout accès aux marchés étrangers, nos exportations comptent pour quelque chose, l'on ne nous a pas encore fait assez de mal pour que l'on ne puisse plus nous en faire et dans des matières aussi délicates, qui touchent de si près aux plus graves intérêts, on ne saurait mettre trop de prudence. Enfin pour terminer par une expression proverbiale, ce n'est pas avec du vinaigre, mais avec du miel qu'on prend les mouches.

- La clôture, réclamée par une partie de la chambre, est mise aux voix et adoptée.

M. le président. - Je vais mettre aux voix l'amendement de M. Cools, il est ainsi conçu :

« Je propose de limiter à trois ans la durée de la loi. »

- Cet amendement n'est pas adopté. Son rejet entraîne l'adoption par la chambre de la permanence de la loi.

M. le président. - Nous passons maintenant à la question relative aux exceptions.

Plusieurs membres. - A demain ! à demain !

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Messieurs, j'ai examiné la proposition qui vous a été faite par la section centrale constituée en commission, relativement à la rubannerie et à la passementerie.

J'aurai quelques observations à soumettre soit à la chambre, soit à la section centrale. Je crois qu'il faut en quelques points adopter une autre échelle, une autre gradation. Je pense qu'il faut faire une catégorie distincte de la passementerie mélangée de soie. Peut-être, pourrait-on renvoyer la question à la section centrale à laquelle je soumettrai les observations et les faits que j'ai recueillis.

En attendant je crois qu'il est convenable qu'on insère au Moniteur les tarifs français et allemand sur la passementerie et la rubannerie. (Le tableau des tarifs, non repris dans cette version numérisée, est inséré au Moniteur du 20 janvier 1842)

- La séance est levée à quatre heures et quart.