« La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine »,
par J.J. THONISSEN
2e édition. Louvain, Vanlinthout et Peeters,
1861, 3 tomes
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TOME 2
CHAPITRE XXIII – DISSOLUTION
DU CABINET DE 1832 – MINISTERE DE THEUX-ERNST (Août 1834 – Juillet 1835)
23.1.
La retraite surprise du cabinet Lebeau-Rogier
(page 197) L'imposante majorité obtenue dans la question des
pillages, le vote du chemin de fer, les nombreux symptômes d'une reprise
vigoureuse du travail national, la sécurité résultant de la convention du 21
Mai, tout semblait présager une longue existence aux. ministres. Le général
Goblet avait déposé son portefeuille, pour rentrer dans la vie militaire ; mais
le comte F. de Mérode, déjà membre du conseil, avait pris sa place, et
l'homogénéité politique du cabinet était restée sans atteinte (Arrêté royal du 27 Décembre
1833).
L'opposition se montrait fatiguée de l'énergie qu'elle avait déployée dans les
luttes des dernières semaines ; chaque jour les travaux parlementaires
prenaient une marche plus régulière et plus digne ; l'ordre se raffermissait
dans les régions du pouvoir, le calme rentrait dans les esprits, le besoin de
repos se faisait vivement sentir dans les masses ; en un mot, tout semblait
attester que les passions révolutionnaires allaient enfin céder le pas au
mouvement normal, à l'activité féconde des institutions d'un peuple libre,
Ce fut au sein de ces
circonstances heureuses que, dans la séance (page 198) de la Chambre
du 1er Août, au milieu d'un débat relatif à des crédits supplémentaires, MM.
Lebeau et Rogier vinrent brusquement annoncer leur retraite.
Au premier moment, la
nouvelle de cette résolution subite, qu'aucun incident de la politique
intérieure ne semblait légitimer, fut accueillie avec une surprise mêlée de
crainte. On s'imagina que la retraite de deux ministres, qui avaient si
puissamment contribué à la conquête de l'indépendance nationale, avait pour
motif de nouvelles exigences de la diplomatie européenne ; supposition toute
naturelle, puisque la majorité du parlement, loin de contrarier la marche du
cabinet, lui avait prêté, récemment encore, un appui énergique contre les
attaques de ses adversaires. Mais cette appréhension ne tarda pas à se
dissiper. MM. Lebeau et Rogier déclarèrent qu'aucun obstacle, aucun sujet de
plainte, soit dans la politique intérieure, soit dans la politique extérieure,
n'avait motivé la résolution qu'ils venaient de prendre.
La Chambre s'attendait à recevoir des explications plus précises
et plus complètes ; mais son espoir fut déçu. M. de Mérode se leva pour
déclarer que la politique était étrangère à la crise ; mais ses deux collègues
refusèrent positivement de révéler la cause réelle de leur retraite inopinée.
Ils regrettaient, disaient-ils, que des raisons indépendantes de leur volonté
ne leur permissent pas de fournir des explications plus complètes ; langage peu
conforme aux exigences du régime constitutionnel, en ce sens qu'il découvrait
la couronne et faisait attribuer au roi le projet de substituer un système
personnel à celui qui avait obtenu l'assentiment de la majorité parlementaire.
La politique et les relations extérieures étant hors de cause, les amis et les
adversaires du cabinet, croyant que cette attitude mystérieuse était commandée
par des raisons d'un ordre supérieur, ne trouvaient d'autre explication qu'un
dissentiment grave survenu entre le roi et ses conseillers responsables. Aussi
la presse radicale s'empressa-t-elle d'accepter cette hypothèse et d'en déduire
les conséquences les plus exagérées. A l'entendre, Louis-Philippe avait
transmis au roi des Belges l'ordre de suivre désormais les inspirations
d'une politique infiniment moins libérale (Note
de bas de page : Voy. pour les explications fournies par MM. Rogier et
Lebeau, la séance du 1er Août 1834 (Moniteur du 2)).
On se trompait. La crise
ministérielle avait une origine plus (page
199) modeste ; elle provenait uniquement de dissidences survenues
entre le général Evain, ministre de la Guerre, et ses collègues de l'Intérieur et de la Justice.
Administrateur habile et
expérimenté, caractère loyal et franc, le baron Evain était malheureusement
dépourvu de l'énergie que réclamaient les circonstances extraordinaires où la Belgique se trouvait
placée. Elevé à l'école de Napoléon 1er, façonné à l'obéissance passive,
habitué à la marche méthodique et calme de l'administration de l'Empire, le
général redoutait l'agitation, le mouvement et le bruit des institutions
parlementaires. La presse surtout lui inspirait une terreur profonde. Soldat
éprouvé sur les champs de bataille, il ne possédait pas ce courage civil, plus
rare peut-être, qui fait braver les appréciations passionnées, les attaques
injustes, les calomnies et les injures des journalistes de l'opposition. Cette
faiblesse, indigne de ses antécédents et de son caractère, l'avait entraîné
dans une voie pleine de périls pour lui et de désagréments pour ses collègues.
Accueillant toutes les demandes des députés de l'opposition, parce qu'il
espérait se préserver ainsi des attaques de leurs amis dans la presse, il était
loin de montrer la même condescendance envers les hommes qui soutenaient le
cabinet de leurs conseils et de leurs votes. Ce système était si manifeste, il
était si bien connu de l'armée, que les officiers s'adressaient aux ennemis des
ministres pour réclamer des faveurs qui n'avaient pas l'assentiment de leurs
chefs. Le salon du général était devenu une sorte de conseil de révision, de
tribunal anonyme, où les membres de l'opposition formulaient les réquisitoires
et dictaient la sentence. Après avoir vainement essayé de mettre un terme à
cette tactique peu compatible avec la dignité du gouvernement et les besoins du
service, MM. Lebeau et Rogier demandèrent le renvoi de leur collègue. Le roi ,
arrêté par le souvenir des services très-réels que le général avait rendus à
l'armée, ne crut pas devoir accueillir la demande ; et les auteurs de celle-ci,
ne voulant pas siéger au conseil avec un homme dont ils avaient demandé
l'expulsion, déposèrent leurs portefeuilles. Telle était la cause réelle de
l'événement qui venait d'émouvoir la Chambre.
23.2. L’impopularité du cabinet démissionnaire
En consultant les journaux et
les écrits du temps, on s'aperçoit que les ministres démissionnaires
emportaient peu de regrets dans leur retraite. Quelques jours suffirent pour
dissiper l'émotion toujours (page 200)
si vive à l'avènement d'une administration nouvelle, surtout lorsque les causes
de la crise sont enveloppées de quelque mystère. Dans l'enceinte de la Chambre des Représentants,
un homme qui avait constamment combattu les ministres, mais dont la noble
franchise ne fut jamais révoquée en doute, se leva pour rendre témoignage de
leur patriotisme (Note de bas de page : Discours de M.
Dumortier, Moniteur du 2 Août) ;
mais le public était loin de s'associer à ce panégyrique parlementaire. Malgré
l'évidence des services qu'il avait rendus à la cause. nationale, le cabinet de
1832 était peu apprécié, et surtout peu regretté à cette époque.
Cette
indifférence peu équitable tenait à des causes de plus d'un genre.
Depuis
le jour où la Conférence
de Londres ouvrit ses séances, les partisans de la révolution de Septembre
avaient en quelque sorte marché de déceptions en déceptions. Toujours le
lendemain avait dissipé les espérances de la veille ! La suspension d'armes
imposée à nos volontaires, la surprise qui en fut la suite, les vingt-quatre
articles, le démembrement du Limbourg et du Luxembourg, l'immobilité de l'armée
pendant le siège d'Anvers, l'acceptation d'une large part de la dette
hollandaise, tous ces sacrifices, toutes ces humiliations étaient l'œuvre de la
diplomatie européenne. Quel contraste avec ces idées de gloire et
d'indépendance absolue, avec ces illusions généreuses, avec ces aspirations
ardentes du patriotisme, lorsque, dans le premier enivrement de la victoire,
nous rêvions pour la Belgique
la conquête du Brabant septentrional et de la Flandre Zélandaise
! Or, par suite d'une inconcevable exagération, c'était à M. Lebeau que la
presse hostile au pouvoir imputait la responsabilité de tous les mécomptes du
parlement, de tous les malheurs de, la patrie. Oubliant que la dissolution du
royaume des Pays-Bas soulevait un problème de politique européenne, et que par
suite l’intervention directe de l'Europe était inévitable; perdant de vue que
tous les ministères et le gouvernement provisoire lui-même avaient
successivement négocié avec la
Conférence de Londres; mettant en oubli le talent et
l'énergie qu'il avait fallu déployer pour écarter des conditions bien plus
onéreuses encore, tous les partisans des mesures violentes accusaient M. Lebeau
d'être la cause unique de l'intervention (page
201) de la diplomatie dans nos affaires intérieures. A force d'entendre
répéter ces plaintes et ces mensonges, une grande partie du.. public avait fini
par les prendre au sérieux. Le nom de M. Lebeau était entouré d'une
impopularité aveugle, mais réelle, au point qu'un homme d'esprit s'écria: « Si
la terre tremblait en Belgique, on dirait que c'est la faute de M., Lebeau» (Moniteur du 14 Avril 1834).
Le
cabinet tout entier ressentait déjà l'effet de ces soupçons et de ces haines,
lorsque l'attitude qu'il prit dans les discussions de la loi communale, dont
nous entretiendrons bientôt le lecteur, vint pousser au dernier degré
l'irritation de ses adversaires. En voyant les ministres émettre l'avis d'accorder
au roi la nomination du bourgmestre et des échevins, on leur avait attribué la
pensée machiavélique d'anéantir indirectement, à l'aide des lois organiques,
toutes les libertés constitutionnelles conquises en 1850. La presse s'était
hâtée d'accueillir et d'envenimer ce nouveau grief, et ses diatribes
trouvèrent, cette fois encore, un écho complaisant dans les classes moyennes.
Les feuilles politiques exerçaient alors un empire qu'elles n'ont pas conservé
dans toute son intégrité. Peu habitués aux rancunes que provoque le régime
parlementaire, les lecteurs ne faisaient pas toujours la part des exagérations
inévitables dans une lutte de tous les jours et de toutes les heures. Les
hyperboles familières aux journalistes étaient accueillies sans réserve; de sorte
que les ministres devinrent à la fois les séides de la diplomatie et les
ennemis de la liberté !
Une
troisième cause d'impopularité, et celle-ci avait surtout produit son
effet dans les classes supérieures, provenait des pillages d'Avril. Les
Chambres avaient proclamé l'innocence des ministres ; mais cet arrêt
n'avait pas été complètement ratifié par l'opinion publique. Quand les passions
politiques sont en effervescence, elles ne se laissent pas aisément arracher
leurs griefs imaginaires ; elles y trouvent des moyens d'attaque, des
instruments de guerre, qu'elles conservent avec une ténacité qui se manifeste à
toutes les pages des annales des peuples libres. Parmi les adversaires du
cabinet, les uns avaient intérêt à propager le mensonge, les autres n'étaient
pas assez calmes pour apercevoir la vérité ; les apparences, il faut l'avouer,
étaient du côté des calomniateurs, et jamais la triste maxime de Beaumarchais (page 202) ne reçut une application plus
heureuse. Le rédacteur du journal officiel disait avec raison: « Lorsque, dans
une vingtaine d'années on relira les calomnies dont chaque jour sont abreuvés,
en France et en Belgique, les hommes qui tâchent de sauver leur pays de la
folie des passions qui se sont déchaînées sur lui, on ne saura de quoi
s'étonner le plus, ou du vertige qui a dû saisir ceux qui les émettaient, ou de
la crédulité qu'on devait, supposer au peuple à qui elles étaient adressées » (Moniteur du 14
Avril 1834).
On peut dire, sans exagération,
que les ministres abandonnaient le pouvoir, sans laisser des regrets ailleurs
que sur quelques bancs des Chambres et dans le cercle de leurs relations
personnelles.
L'histoire sera
plus généreuse et plus juste. Oubliant les préjugés et les haines des
contemporains, elle ne refusera pas ses éloges aux hommes qui contribuèrent si
largement à la régénération politique de leur patrie. Portés au pouvoir par une
révolution victorieuse, ils surent non-seulement se préserver de tout excès,
mais se placer au premier rang des défenseurs du droit et de l'ordre. Surpris
par les événements dans une position honorable, mais modeste, ils furent à la
hauteur de leur fortune et déployèrent mainte fois des qualités qu'on ne trouve
pas toujours chez l'administrateur vieilli au service d'un gouvernement
régulier. Entourés de périls de toute nature, négociant au dehors avec la Conférence de Londres,
résistant à l'intérieur aux attaques des uns et aux excitations des autres,
rencontrant partout des embarras et des obstacles, des colères et des pièges,
ils dirigèrent le char de l'État d'une main vigilante et sûre, sans s'écarter
un seul instant de la ligne tracée par les besoins de la nation et les
exigences insurmontables de l'Europe. La direction qu'ils surent imprimer aux
rapports diplomatiques, leurs luttes incessantes contre toutes les
exagérations, l'établissement définitif du chemin de fer, sont des titres
incontestables à la reconnaissance de la postérité. L'histoire dira surtout
que, placés en face des passions révolutionnaires déchaînées, en butte à des
critiques incessantes, calomniés dans leurs intentions, méconnus dans leurs
actes, ils répudièrent constamment toute pensée de politique exclusive, tout
projet de gouvernement de parti, pour rester fidèles à la devise (page 203) nationale: l'Union fait
la force. La dissolution intempestive de la Chambre des Représentants,
l'immixtion de l'État dans l’établissement des chemins de fer, les réticences
calculées de leur langage du 1er Aout, sont les seules fautes sérieuses qu'on
puisse leur reprocher (Note de bas de
page : Le cabinet de 1832 avait gouverné pendant 1 an, 10 mois et 18 jours. Voici sa
composition exacte; Affaires
étrangères : Le général
Goblet (17 Septembre 1832-27 Décembre 1833), le comte F. de Mérode (27 Décembre
1833 - 4 Août 1834) ; Intérieur : M. Rogier (20 Octobre 1832 - 4 Août
1834) ; Justice : M. Lebeau
(20 Octobre 1832.- 4 Août 1834) ; Finances.
M. Duvivier (25 Octobre 1832 - 4
Août 1834 ) ; Guerre : Le baron Evain. (Voy. Scheler, Annuaire
hist. et stat. Belge ; 1833, p. 258)).
23.3. Composition et programme politique de l’administration
nouvelle
La crise ministérielle fut de courte durée.
Les arrêtés qui reconstituaient le ministère parurent au Moniteur du 5
Août. Un seul des anciens ministres, le baron Evain restait à son poste; mais
le comte F. de Mérode, ministre des Affaires étrangères dans le cabinet
précédent, devint membre du conseil avec voix délibérative. Le portefeuille de
l'Intérieur était confié à M. de Theux ; celui des Affaires étrangères, à M. de
Muelenaere ; celui de la
Justice, à M. Ernst; celui des Finances, au baron d'Huart (Note de bas de page : M. de
Muelenaere se retira du cabinet en Janvier 1837, et le portefeuille des
Affaires étrangères fut confié au ministre de l'Intérieur. Le 15 Janvier 1837, M. Nothomb fut nommé
ministre des Travaux publics, département organisé par un arrêté royal du même
jour). Le ministère était ainsi
composé de quatre hommes qui avaient déjà tenu des portefeuilles et de deux
membres nouveaux, dont l'un occupait une place distinguée dans l'enseignement
supérieur et l'autre dans l'administration nationale. II suffit de citer ces
noms pour prouver que la politique large et généreuse de l'Union restait sans
atteinte. MM. Ernst et d'Huart appartenaient ostensiblement au camp libéral ;
MM. de Theux et de Muelenaere figuraient parmi les membres les plus distingués
de l'opinion catholique. Leur alliance seule attestait que les traditions du
Congrès national ne seraient pas méconnues par l'administration nouvelle.
Amener la fusion des esprits et des intérêts ; accueillir tous les projets
utiles, toutes les conceptions généreuses ; rejeter les idées extrêmes, quelle
que fût leur source; écarter toute pensée d'exclusion systématique dans la
collation des emplois publics ; travailler sans (page 204) relâche au développement des intérêts moraux et
matériels; respecter les croyances du peuple, sans sortir des limites de la
constitution; défendre les prérogatives du pouvoir, sans manquer aux exigences
des libertés conquises en septembre : tel était le programme ministériel de
1834, et tout homme d'honneur pouvait s'y soumettre sans honte et sans crainte.
Ainsi que nous l'avons déjà dit, MM. de Muelenaere et de Theux n'étaient pas
nouveaux dans la carrière : le premier avait tenu le portefeuille des Affaires
étrangères, depuis le 24 Juillet 1831 jusqu'au 17 Septembre de l'année suivante
; le second avait occupé, dans le même cabinet, le poste de ministre de
l'Intérieur (Note de bas
de page: Voy. t. I, p. 54, en note). Pas plus que leurs nouveaux collègues, ils ne se
montraient disposés à fouler aux pieds les principes et le programme de la
politique unioniste. On dénature les faits, on ment à l'histoire, quand on fait
de l'avènement de M. de Theux en 1834 le signal de l'intronisation d'une
politique exclusive. Les tendances du gouvernement restaient ce qu'elles
étaient depuis l'arrivée du roi. MM. Lebeau et Rogier proclamèrent eux-mêmes
cette vérité, en acceptant des fonctions élevées des mains de leurs
successeurs; car le premier devint gouverneur de Namur et le second gouverneur
d'Anvers (Moniteur du 22 Septembre 1834). Cette vérité n'était pas non
plus méconnue par le pays légal. A Liége , les libéraux et les catholiques accordèrent leurs suffrages à
M. Ernst, soumis à la réélection par suite de l’acceptation du portefeuille de la Justice.
23.4. L’accueil favorable du nouveau gouvernement devant
la chambre
Le 11 Novembre, à l’ouverture
de la session ordinaire ; le ministère se présenta pour la première fois devant
la législature. Il y reçut un accueil favorable. Par une rare exception à ses
habitudes parlementaires, la
Chambre des Représentants ne consacra qu'une seule séance à
l'adresse en réponse au discours du trône, et son adoption fut votée à
l'unanimité des suffrages moins deux abstentions. L'adresse, il est vrai, plus
pâle encore que ne le sont d'ordinaire les documents de ce genre, ne renfermait
aucun passage qui fût de nature à provoquer les murmures de l'opposition. Les
adversaires du cabinet réservaient leurs attaques pour la discussion des
budgets (Note de bas de
page : M. Gendebien motiva son abstention dans les termes suivants: « Mes
commettants ne m'ont pas envoyé pour donner ma voix à des actes qui sont du
ressort du code de la civilité puérile et honnête." (Moniteur du 15
Novembre.))
(page
205) Cependant,
là aussi, le cabinet obtint une victoire complète. Dans l'une et l'autre
Chambre, les budgets furent votés à une majorité imposante, et quelques voix à
peine se firent entendre pour critiquer la composition et l'attitude du nouveau
ministère. Ces attaques isolées se produisirent surtout à l'occasion des
crédits réclamés pour le département de la Justice. Membre de
l'opposition sous le cabinet précédent, M. Ernst n'avait pas toujours conservé
dans son langage le calme et la modération de l'homme d'Etat. Ses alliés de la
veille, aujourd'hui ses adversaires, trouvaient dans les colonnes du Moniteur
plus d'un sujet de rapprochements piquants, plus d'une contradiction
manifeste entre les discours violents du député de Liége et les harangues
officielles du ministre de la
Justice. Dans les débats relatifs aux étrangers expulsés par
M. Lebeau, il avait qualifié celui-ci de transfuge du libéralisme ; dans une
autre occasion, il s'était oublié au point de nommer son prédécesseur un homme
usé et taré ; et cependant, à peine arrivé au pouvoir, il avait consenti à
placer M. Lebeau à la tête d'une province importante. Dans la séance du 26
Avril, il s'était levé pour protester de toutes ses forces contre les doctrines
professées par le comte Vilain XIIII ; il avait qualifié ces doctrines de
dangereuses et de funestes ; et cependant l'une des premières résolutions du
conseil des ministres avait eu pour résultat de mettre l'orateur si vertement
blâmé à la tête de l'administration de la Flandre orientale. Ce n'est pas tout : orateur de
l'opposition, M. Ernst s'était donné des peines infinies pour démontrer l'illégalité
des décrets d'expulsion contresignés par M. Lebeau ; ministre, il permettait
que son collègue de l'Intérieur, chargé de la police générale, ,donnât à tous
ces arrêtés une exécution sévère et complète. Les ennemis du cabinet n'eurent
garde de laisser échapper cette occasion de jeter de la défaveur et du blâme
sur l'administration nouvelle ; ils passèrent en revue tous les actes, toutes
les paroles, tous les votes du ministre de la Justice, depuis son entrée
à la Chambre
jusqu'au jour où il quitta les bancs de l'opposition, pour se placer au rang le
plus élevé de la magistrature nationale. Mais toutes ces récriminations
n'eurent d'autre résultat que de provoquer quelques applaudissements du public
des tribunes. Sachant que M. Ernst, peu désireux du pouvoir, avait longtemps
repoussé les offres de M. de Theux, la Chambre, restant calme et froide, attendit avec
une confiance bientôt justifiée les actes du (page 206) nouveau ministre. Le budget de la Justice fut adopté par 65
voix contre 4 (Moniteur du 15 au 20 Janvier 1835.- Les budgets des autres
départements reçurent un accueil tout aussi bienveillant. Celui de l'Intérieur
fut voté par 50 voix contre 2 et une abstention ; celui des Affaires
étrangères, par 58 voix contre 1 ; celui des Finances, par 65 voix contre 1 et
deux abstentions ; celui de la
Guerre, à l'unanimité des suffrages (Moniteur du 16 et
du 20 Janvier, du 2 Février et du 15 Avril 1835).
23.5. L’atténuation des tensions intérieures
Ces votes étaient autant d'indices de la
situation créée par quatre années d'agitation incessante. A l'intérieur, les
esprits se montraient fatigués de tous ces débats irritants et stériles, de
toutes ces discussions parlementaires sans profit pour l'intérêt général. Au
dehors, les faits de la politique européenne, sans exiger une prudence
excessive, étaient cependant de nature à recommander le calme et la modération
aux hommes chargés de la surveillance des intérêts du pays.
Des rapports bienveillants existaient entre les
grandes puissances, et la paix générale paraissait solidement établie ; mais
tous les nuages ne s'étaient pas dissipés à l'horizon diplomatique, tous les
éléments d'aigreur et d'hostilité n'avaient pas irrévocablement disparu des
chancelleries européennes. En Orient, l'influence toujours croissante des
Russes, surtout depuis le traité d'Unkiar-Skelessi (8 Juillet 1835), provoquait
les jalousies de l'Angleterre et de la France ; en Espagne, la lutte engagée entre la
reine Isabelle et don Carlos montrait les cabinets de Paris et de Londres d'un
côté, ceux de Berlin, de St-Pétersbourg et de Vienne de l'autre ; en
Angleterre, l'agitation irlandaise, les impatiences des réformistes, les débats
sur les privilèges de l'église établie, ébranlaient le cabinet de lord Grey et
préparaient l'avènement du duc de Wellington, le défenseur en titre de Guillaume
1er dans la Chambre
des lords; à Paris, où Fieschi était à
la veille d'ouvrir l'ère des régicides, les républicains et les légitimistes,
divisés sur le terrain des principes, s'étaient unis pour reprocher à
Louis-Philippe le respect qu'il professait pour
l'indépendance de la Belgique,
pays évidemment placé
dans les limites naturelles de la
France (M. de Potter entama à ce sujet une polémique
curieuse avec le National, organe des républicains, et la Gazette de France,
organe des légitimistes (V. de Potter, Souvenirs personnels, 2e édit.,
t. II, p. 17). On pouvait laisser au cabinet de La Haye ses
illusions basées sur l'espoir d'une guerre générale et prochaine; mais
l'intérêt évident du pays n'en exigeait pas moins qu'on enlevât tout
prétexte d'inquiétude et de plainte à l'Europe monarchique. .
Telle
était la politique des ministres, et cette attitude avait visiblement les
sympathies du pays. Le roi et la reine ayant entrepris une excursion dans les
Flandres, leur voyage ne fut qu'une longue marche triomphale. A Gand où,
l'année précédente, l'accueil avait été si froid, si dédaigneux même, la
population tout entière semblait avoir pris à tâche de faire oublier ses
complaisances envers les partisans d'une restauration impossible. Les rues
étaient décorées avec magnificence, et deux fois la ville s'illumina comme par
enchantement. Partout où se montrait le couple royal, dans les musées, les
écoles, les ateliers, les temples, il recevait un accueil plein de vénération
et d'enthousiasme. Loin de se tenir cette fois à l'écart, l'élite de la société
gantoise accourut à la solennité musicale offerte aux illustres visiteurs dans
la vaste rotonde du palais de l'Université. La nation tout entière commençait à
rendre hommage au caractère élevé, aux vues patriotiques et à l'inaltérable
dévouement du prince qui s'était associé à nos destinées. A Gand
même, les orangistes comprirent que la direction des intérêts communaux ne
tarderait pas à prendre une face nouvelle (Note de
bas de page : Voy. pour le voyage du roi dans les Flandres, le Moniteur
du 5, du 7, du 8, du 9 et du 18 Août, et surtout le numéro du 20 Septembre
1834).
Un dernier événement vint en quelque sorte
mettre le sceau aux liens qui unissaient le pays à la dynastie de son choix. Le
9 Avril 1835, la reine donna le jour à un prince, qui reçut les noms de
Léopold-Louis-Philippe-Marie-Victor. Depuis la capitale jusqu'au dernier de nos
villages, des transports d'une joie sincère accueillirent cette heureuse
nouvelle. Des députations nombreuses du Sénat, de la Chambre des Représentants,
des grands corps de l'État, des villes les plus importantes, vinrent offrir au
roi les félicitations et les vœux de la patrie. L'Église aussi, toujours si
patriotique dans nos provinces, s'empressa de s'associer, par l'organe de ses
pontifes, au bonheur et aux espérances du peuple (Note de
bas de page : Le prince royal fut créé duc de Brabant par arrêté royal du
16 Décembre 1840. Ce titre même devint un sujet de légitime orgueil pour les
amis de la nationalité reconquise ; c'était le souvenir de nos vieilles gloires
uni aux espérances d'une ère nouvelle, où les rivalités de province et de race
allaient se fondre dans l'unité de la monarchie constitutionnelle. Un premier
fils du roi, né le 24 Juillet 1833, était mort le 16 Mai de l'année
suivante. Ce décès prématuré avait inspiré des craintes exagérées. Déjà des
réunions parlementaires s'étaient formées pour discuter la question de savoir
s'il ne convenait pas d'engager le roi à user de la faculté que lui donne
l'art. 61 de la Constitution.
La naissance du duc de Brabant vint dissiper toutes ces
inquiétudes).
(page 208) Les
travaux de la législature s'étaient ressentis de ce concours de circonstances
favorables. Au dehors, l'avènement du duc de Wellington (Décembre 1834) n'avait
en aucune manière réalisé les espérances des ennemis de la révolution ;
acceptant loyalement les résultats des actes accomplis; le cabinet tory s'était
fait un devoir de maintenir les relations les plus amicales avec le roi des
Belges (Note de
bas de page : L'avènement du duc de Wellington avait réveillé toutes les
espérances de l'orangisme. « Dans l'avènement du duc de Wellington, disait M.
Froment , nous pouvons saluer par avance la résurrection du royaume des
Pays-Bas. » (Études sur la révolution belge, p, 1 ; Gand, 1835.) Le ministère belge lui-méme
avait conçu des craintes ; car il vint réclamer dix centimes additionnels sur
toutes les contributions, 'pour augmenter les forces de l'armée. Les
'inquiétudes s'étant promptement dissipées, le cabinet arrêta la perception de
cet impôt supplémentaire et fit même restituer la portion déjà payée (Loi du 9
Août1835) Les témoignages de sympathie que, contrairement à toutes les
prévisions, le duc de Wellington donna au gouvernement belge, amenèrent un
incident regrettable. Le roi ayant parlé, dans une conversation privée, des
excellentes relations qui existaient entre le cabinet tory et la Belgique, quelques
membres de la Chambre
voulurent contraindre les ministres à répéter les paroles royales à la tribune (Moniteur
du 13 Janvier 1835)). A l'intérieur, le
renouvellement partiel des Chambres (Juin 1833) avait laissé la: majorité
parlementaire intacte ; l'ordre le plus parfait régnait dans toutes les provinces,
et la royauté devenait chaque jour plus influente et plus populaire. Sûrs
désormais de l'appui de la représentation nationale, les ministres se mirent à
l'œuvre avec l'espoir de doter enfin le pays des lois organiques qui se
faisaient attendre depuis cinq années.
La
province et la commune réclamaient le règlement définitif de leurs rapports
avec l'administration centrale. .L'enseignement de l'État, chaque jour moins
capable de répondre au but de son institution, exigeait impérieusement une
réforme. L'industrie, le commerce, les travaux publics, l'agriculture, la navigation,
tous les intérêts essentiels du pays appelaient l'intervention du législateur.
Il y avait là une tâche immense à remplir.
Dans
l'ordre du vote définitif des Chambres, la loi organique de l'enseignement
supérieur se présente en première ligne (Note de bas de page : Il est
inutile de faire observer que nous ne pourrions, sans sortir de notre cadre,
rendre un compte détaillé des lois nombreuses et importantes qui seront
désormais votées par les Chambres. Nous limiterons notre choix aux lois organiques
et à celles qui exercèrent une influence directe et immédiate sur la politique
nationale).
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