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2e édition. Louvain, Vanlinthout et Peeters, 1861, 3 tomes
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TOME 2
(page 209) « L'éducation
publique est l'intérêt peut-être le plus grand d'une nation
civilisée et, par ce motif, le plus grand objet de l'ambition des partis » (Note de
bas de page : Rapport de M. Thiers sur la loi d'instruction secondaire,
p.5 (Paris, Paulin, 1844, in-8°)). Cette parole d'un homme d'État
désigne avec précision la source des luttes politiques auxquelles
l'organisation de l'enseignement public a donné naissance. Quels sont les
droits et les obligations de l'État ? Quelle part d'influence et d'action
doit-on laisser à l'industrie privée ? Comment concilier le maintien de l'ordre
avec les exigences d'une liberté large et complète ? Tous ces problèmes ne sont
pas faciles à résoudre ; sous le régime représentatif, et même chez les peuples
soumis à des gouvernements absolus, ils donnent lieu à de vives et
interminables controverses.
Il
y a un demi-siècle, tous les hommes d'État croyaient à la toute puissance du
monopole universitaire. Invoquant à leur aide les théories sociales
de Leibniz, ils s'écriaient comme lui: « Rendez-moi maître de
l'enseignement, et je me charge de transformer le monde.» Qui ne connaît les
illusions des souverains, des ministres et des diplomates de cette époque ?
Comparant l'intelligence de l'homme, tantôt à l'argile que pétrit le doigt du
potier, tantôt à la cire molle qui reçoit et conserve toutes les empreintes,
ils croyaient posséder le secret de façonner à leur gré la pensée des
générations nouvelles. Entourés de citoyens (page 210) élevés dans le respect le plus profond des droits de l'État, sûrs
désormais de l'appui des classes influentes, vivant au milieu d'un peuple dont
la pensée nationale serait à tous égards la pensée de ses maîtres, les
gouvernements allaient enfin échapper aux terreurs de la révolution, aux
agitations de la presse, au contrôle des masses, aux tracasseries des classes
supérieures ! Nous avons vu les suites de ces beaux rêves. L'Université de
France, cette création idéale du genre; a produit une génération républicaine
sous l'Empire, une génération bonapartiste sous la restauration des Bourbons,
une génération ultra-démocratique sous le règne de Louis-Philippe. L'histoire a
parlé du sommet des barricades de Paris, de Berlin et de Vienne. Le 20 Décembre
1848, un ministre français s'écria du haut de la tribune de l'Assemblée
constituante : « La preuve que l'enseignement donné à la génération actuelle
est excellent, c'est qu'il a renversé deux trônes en moins de dix-huit ans » (Note de bas de page : Moniteur
universel du 22 Décembre 1848. - V. aussi de Gerlache, Essai sur le
mouvement des partis, p. 72; OEuv. compl. t. VI. - Ce serait en vain qu'on
voudrait atténuer la signification des événements de 1848, en attribuant
l'intervention de la jeunesse universitaire à un défaut de surveillance de la
part du pouvoir. Toutes les précautions avaient été prises. A Vienne notamment,
les ministres avaient poussé la prudence au point de soumettre les cahiers des
professeurs à une censure préalable).
Impuissant dans les
monarchies absolues, le monopole de l'instruction serait odieux et absurde dans
le régime parlementaire. L'État y est représenté par les ministres ; ceux-ci
sont l'expression des sympathies, des intérêts ou des passions de la majorité
des Chambres législatives, et les Chambres elles-mêmes représentent le parti
qui dispose momentanément d'une somme prépondérante d'influences électorales.
Comment concevoir sous un tel régime cette unité de plan, cette fixité de
principes et cette permanence du but que réclame la partie la plus élevée de
l'instruction publique, l'enseignement des doctrines morales et religieuses ?
Les ministres, c'est-à-dire les représentants des partis parlementaires,
voudraient tour à tour exploiter l'enseignement public dans l'intérêt des idées
et des espérances de leurs coreligionnaires politiques. Ainsi que l'a dit un
économiste célèbre, l'enseignement par le pouvoir, c'est l'enseignement par un
parti, par une secte momentanément dominante (Note de bas de page : F Bastiat, Baccalauréat et
socialisme, Mélange d’économie politique, t. II, p. 206, (édit. de Brux., 1851)). Sans doute, les ministres
des rois (page 211) constitutionnels
échoueraient comme les ministres des rois absolus ; leur pouvoir éphémère ne
triompherait pas dans une carrière ou n'ont pas triomphé la force et le génie
de Napoléon 1er ; mais cette impuissance même ne ferait qu'accroître
les inconvénients du monopole universitaire. Successivement composés d'éléments
hétérogènes, peuplés d'hommes en lutte sur le double terrain de la religion et
de la politique, les établissements de l'État, privés du frein de la
concurrence, offriraient bientôt l'image d'une sorte d'arène parlementaire
pleine de confusion et de violence. Le ministres, loin d'y rencontrer un appui,
se trouveraient en face d'une hostilité d'autant plus redoutable qu'elle
appellerait à son aide l'inexpérience et les passions de la jeunesse.
A la place du monopole
universitaire, aujourd'hui abandonné de tous ceux qui n'ont pas un intérêt
direct à le défendre, les économistes les plus distingués proposent
l'abstention complète de l'État et l'abandon de l'enseignement aux efforts de
l'industrie privée. Les écoles libres, disent-ils, ne peuvent exister que là ou
elles répondent à des besoins réels ; tandis que les écoles de l'État,
entretenues à l'aide de sacrifices imposés aux contribuables, sont disséminées
sur toutes les parties du territoire, sans autre règle que le caprice, les
passions ou les intérêts de ceux qui gouvernent. Que leurs bancs soient déserts
ou garnis d'élèves, qu'elles méritent ou non la confiance des pères de famille,
qu'elles soient nécessaires ou inutiles, bonnes ou mauvaises, elles restent
toujours debout, parce que toujours le trésor public pourvoit largement à tous
leurs besoins pécuniaires. Elles détournent la jeunesse des travaux utiles;
elles offrent aux masses une nourriture intellectuelle qui ne convient qu'au
petit nombre des intelligences d'élite ; elles forment et multiplient cette
classe de médiocrités ambitieuses, ces phalanges de demi-savants, qu'on trouve
partout en conspiration permanente contre les gouvernements établis. La liberté
seule produit l'équilibre entre le nombre des écoles, la nature des études, et
les besoins réels du pays ; avec elle on ne doit craindre ni enseignement
anarchique, ni enseignement immoral, parce que les pères de famille,
complètement libres dans leurs choix, s'empresseraient de reprendre leurs
enfants pour les confier à des maîtres plus dignes de leur confiance. L'éducation
donnée sous la surveillance incessante des pères de famille est l'éducation
nationale par excellence, parce qu'elle émane de la nation elle-même. Que
l'État se contente de (page 212) la
répression des délits commis à l'occasion de l'enseignement ; là s'arrête son action
légitime. « Tous les monopoles, dit Bastiat, sont détestables; mais le plus
détestable de tous est le monopole de l'enseignement» (Note de bas de page : M.
Cocquelin a développé cette thèse avec un remarquable talent (Dictionnaire
de l'économie politique, V° Instruction publique) - Voy. F. Bastiat,
Baccalauréat et socialisme (Mélanges d'économie politique, t. II, p. 169
et suiv.)).
A côté de ces deux systèmes
qui, du moins dans l'état actuel de la société européenne, pèchent l'un et
l'autre par une exagération manifeste, on trouve chez plusieurs peuples une
sorte de régime mixte, dans lequel on fait à la fois la part du gouvernement et
la part de l'industrie privée. Contenus, surveillés, stimulés l'un par l'autre,
l'enseignement libre et l'enseignement de l'État se disputent alors la
confiance des pères de famille, et cette lutte généreuse les force à se
préoccuper chaque jour des progrès de la science et des besoins réels du
peuple. C'est le système qui existe aujourd'hui en Belgique.
Après
avoir proclamé la liberté de l'enseignement, l'article 17 de
Ce qui est incontestable, ce
qui ne peut être nié sans aveuglement manifeste et volontaire, c'est que le
Congrès, tout en autorisant l'existence d'un enseignement donné aux frais de
l'État, s'est avant tout préoccupé des exigences, des droits et même des
susceptibilités de la liberté. Sous le règne de Guillaume, de simples arrêtés
royaux avaient successivement amoindri la liberté de l'enseignement ; peu à peu
l'action ministérielle s'était substituée à la volonté des pères de famille, et
ces empiétements, on le sait, figuraient au premier rang des griefs allégués
par les Belges. Le Congrès voulait à jamais proscrire ces entraves. Si
l'article 17 de
Cette situation impose au
gouvernement et aux Chambres des obligations nettement définies, qu'ils ne
peuvent méconnaître sans se placer en dehors des prévisions du pacte
fondamental. Multiplier les écoles officielles au point de rendre toute
concurrence impossible ; demander à l'impôt le moyen d'écraser ses rivaux, en
rendant illusoires tous les efforts de l'industrie privée ; organiser
l'enseignement de l'État, sans tenir compte de l'existence constitutionnelle de
l'enseignement libre ; exalter et favoriser les écoles du Gouvernement, sans
autre mobile que le désir d'écraser les écoles ouvertes en dehors de l'action
ministérielle ; s'emparer à cette fin des budgets de l'État, de la province et
de la commune ; en un mot, faire une guerre sourde mais incessante à toutes les
institutions libres, ce serait méconnaître audacieusement l'esprit et le texte
de
A l'époque où nous sommes parvenu, ces vérités
étaient généralement comprises. On se trouvait trop près des luttes
parlementaires qui avaient précédé la révolution, trop près surtout des
mémorables séances du Congrès national, pour oser se prévaloir d'un prétendu
droit de suzeraineté de l'État dans le domaine de l'instruction publique. On
n'en était pas encore venu à dire que l'enseignement libre n'a qu’une vie
éphémère, une existence de hasard, pour en conclure que l'État doit organiser
et multiplier ses établissements, sans tenir compte des résultats obtenus par
l'industrie privée. On se gardait prudemment de proclamer l'enseignement de
l'État seul national, seul constitutionnel, seul digne de la sollicitude des
Chambres législatives.
Une
foule d'actes officiels, appartenant à la période de 1830 à 1831, attestent que
tous les pouvoirs comprenaient alors les exigences de l'ère vraiment libérale
ouverte par la révolution de Septembre.
En
première ligne se présente le décret du gouvernement provisoire du
12 Octobre 1830.
Le
gouvernement des Pays-Bas s'était attribué la direction suprême de
l'enseignement à tous ses degrés, depuis l'école primaire jusqu'aux facultés
universitaires. Aucun établissement ne pouvait être ouvert sans l'autorisation
préalable du pouvoir central ; toutes les écoles, libres ou autres, étaient
soumises à la surveillance du département de l'instruction publique. Les
provinces et les communes se trouvaient dépouillées de toute initiative
efficace. Alors même qu'elles renonçaient aux subsides de l'État, les
professeurs de leurs athénées et de leurs collèges étaient nommés par le
ministre (Note de bas de page : Ce régime avait été en partie modifié par
l'arrêté royal du 27 Mai 1830 ; mais, au moment où celui-ci aurait dû recevoir
son exécution, les provinces belges se séparèrent de
(page 215) Le
décret du 12 Octobre vint détruire ces entraves, en abolissant toutes les
mesures restrictives dictées par la politique ombrageuse de Guillaume 1er. Le
gouvernement perdit, de fait et de droit, la direction de l'enseignement donné
aux frais des particuliers, des associations, des communes ou des provinces. La
mission de l'État fut limitée à la surveillance des écoles entretenues ou
subsidiées par le trésor public; il fut privé du droit de nommer les
professeurs ou les instituteurs dans les établissements autres que ceux
entretenus par lui ; les communes récupérèrent le droit de fonder des athénées
et des collèges, sans l'intervention de l'autorité supérieure ; les
particuliers et les associations obtinrent une liberté entière ; enfin, comme
couronnement de l'œuvre, l'État ne pouvait plus, sans l'autorisation du pouvoir
législatif, ouvrir des écoles nouvelles. Un arrêté du 22 Octobre 1830 supprima,
même pour les écoles moyennes subsidiées par l'État, les bureaux
d'administration qui servaient d'intermédiaires entre les villes et
l'autorité supérieure.
Ces
mesures, il est vrai, concernaient surtout l'instruction secondaire ; mais
d'autres décisions, tout aussi significatives, prouvent que le pouvoir issu de la
révolution ne voulait pas plus la suprématie absolue de l'État dans le domaine
de l'enseignement supérieur.
A
Louvain, à Liége, à Gand, l'État possédait des universités établies par le roi
des Pays-Bas.
Le
gouvernement provisoire comprit que ce luxe de facultés coûteuses n'était pas
indispensable. Ses décrets du 16 Décembre 1830 et du 5 Janvier 1831
supprimèrent la faculté de philosophie à l'université de Liége, la faculté des
sciences à l'université de Louvain, la faculté de philosophie et celle des sciences
à l'université de Gand. Il concéda aux professeurs le droit de choisir
eux-mêmes leur recteur ; il réduisit d'un tiers les rétributions exigibles
selon les règlements de l'époque ; enfin, par une innovation beaucoup plus
importante encore, il proclama le principe que tout Belge pouvait se présenter
aux examens, quel que fût le pays et l'établissement où il eût fait ses études (Pasinomie, 3e série,
I , p. 107). Nulle part, on le voit, ne se
produisait alors la pensée d'une prétendue suzeraineté de l'État dans le
domaine de l'instruction publique : le gouvernement n'avait (page 216) qu'un seul désir, un seul
but, celui de ramener son intervention à des proportions aussi modestes que
possible.
Mais bientôt se passèrent
deux faits qui doivent spécialement fixer l'attention, parce qu'ils attestent
que le droit exclusif de conférer les grades académiques fut enlevé aux
facultés officielles plusieurs années avant l'établissement des universités
libres. Le premier de ces faits, c'est la fondation de facultés libres dans
l'enceinte même des universités de l'État ; le second, c'est l'institution
d'une commission d'examen chargée de conférer des grades académiques aux
élèves de ces facultés nouvelles.
Réduite à l'enseignement du
droit et de la médecine, privée des facultés de philosophie et des sciences,
dans lesquelles ses élèves devaient acquérir les grades préparatoires,
l'université de Gand ne pouvait conserver qu'une existence languissante.
L'université de Louvain, seule en possession d'une faculté de philosophie,
avait la chance d'accaparer les élèves en droit. L'université de Liége,
conservant seule une faculté des sciences, pouvait espérer un grand concours
d'élèves en médecine. Il en résulta que cette organisation devint l'objet de
plaintes universelles. Liége, menacé de la ruine de sa faculté de droit,
réclama le rétablissement de sa faculté de philosophie ; Louvain, exposé à
perdre ses élèves en médecine, demanda tout aussi énergiquement la
réorganisation de sa faculté des sciences ; Gand, dont l'université tout
entière se trouvait compromise, fit des démarches non moins actives pour
récupérer les deux facultés anéanties par le pouvoir révolutionnaire. Mais
toutes ces instances échouèrent contre la persévérance du gouvernement
provisoire : ses décrets furent maintenus.
Ici la puissance et la
fécondité du principe de la liberté d'enseignement se manifestèrent pour la
première fois dans le domaine des études supérieures. Aussitôt que la
résolution définitive du gouvernement fut connue à Gand, à Liége, à Louvain,
des facultés libres prirent, comme par enchantement, la place des
facultés officielles supprimées ; elles s'installèrent dans les bâtiments
universitaires de l'État et se mirent bientôt en mesure de répondre aux besoins
de l'enseignement supérieur.
Ce premier pas
amena une innovation non moins importante. On ne tarda pas à comprendre que
l'établissement de facultés libres exigeait la modification des examens
académiques institués sous le régime du monopole universitaire. Les villes, les
provinces, les universités (page 217)
elles-mêmes signalèrent l'impossibilité constitutionnelle de faire contrôler
l'enseignement de ces facultés par des professeurs appartenant aux facultés
officielles d'un établissement rival ; elles demandèrent unanimement
l'institution de commissions d'examen où les professeurs libres fussent
largement représentés. Le gouvernement fit droit à ces réclamations par un
arrêté du 24 Octobre 1831. Dans chaque ville universitaire, un jury d'examen
fut chargé de conférer les grades académiques aux élèves des facultés libres (Note de bas de page : Rapport
sur l'état de l'instruction supérieure, présenté aux Chambres le 6 Avril
1833, p. CXVllI. (Brux., Devroye, 1844, in-8°)).
Mais toutes ces mesures n'étaient que
provisoires. Dès les premiers jours de la révolution, le gouvernement avait
reconnu l'urgence d'une organisation nouvelle et complète. Le 30 Août 1831, le
ministre de l'Intérieur avait institué une commission chargée d'élaborer un
projet de loi sur l'instruction publique.
Cette commission
présenta son rapport le 20 Mars 1832. Dans la sphère de l'enseignement
supérieur, elle proposait la création d'une université unique, composée de
quatre facultés réunies dans la même ville. Les grades académiques devaient
être conférés par quatre commissions d'examen annuellement nommées par
le roi : preuve nouvelle que la nécessité d'un jury indépendant des facultés
officielles était reconnue bien avant l'apparition des universités libres (Note de bas de page : Rapport
précité, p. cxv. - On verra plus loin que cette nécessité commençait à être
reconnue même sous le gouvernement des Pays-Bas. - Après la révolution de
Septembre, la pensée de l'établissement d'une université unique se manifesta de
bonne heure. On la trouve déjà dans une brochure anonyme publiée en 1831 sous
ce titre: Plan d'une université pour
Le gouvernement ne crut pas devoir soumettre
ce projet aux délibérations de la législature. Un arrêté royal du 18 Novembre
1833 institua une commission nouvelle (Note de bas de
page : Cette deuxième commission se composait de M. de Gerlache, premier
président de
Ce
fut par une circulaire datée de Février 1834 que les évêques belges firent un
premier appel aux fidèles en faveur de la fondation de l'Université catholique.
Le pape Grégoire XVI leur avait accordé l'autorisation nécessaire par un bref
du 13 Décembre 1833.
Au
point de vue religieux, aussi bien qu'au point de vue constitutionnel, cette
noble tentative n'avait pas besoin de justification. Créer un vaste foyer de
science religieuse, destiné à servir de couronnement aux écoles moyennes
fondées par les catholiques ; organiser l'enseignement supérieur de manière à
répondre en même temps aux besoins de l'Église et à toutes les exigences
légitimes de la civilisation moderne ; rétablir entre le christianisme et la
science cette union salutaire et féconde, si imprudemment brisée par les
sarcasmes du dix-huitième siècle ; marcher vers ce but élevé, sans réclamer du
gouvernement ni subsides ni privilèges ; montrer que les Belges, dignes de
posséder toutes les libertés, étaient capables de les réaliser toutes dans leur
expression la plus large : une entreprise si haute et si vaste était digne des
vénérables prélats qui l'avaient conçue, comme elle était digne du pays et de
la liberté. Aussi les catholiques en accueillirent-ils la nouvelle avec un
véritable enthousiasme.
Il
n'en fut pas de même dans les rangs de leurs antagonistes. Oubliant encore une
fois que les garanties constitutionnelles existent pour les catholiques aussi
bien que pour leurs adversaires, tous les organes du libéralisme exclusif
s'empressèrent de puiser à pleines mains dans l'arsenal du journalisme
antireligieux du règne de Charles X. Intolérance, obscurantisme, oppression des
consciences, haine des lumières, abrutissement des masses, envahissement du
droit divin, suprématie de l'autel sur le trône, exploitation des libertés
publiques dans un intérêt de caste, retour à la domination sacerdotale du moyen
âge, toutes ces accusations banales apparurent encore une fois dans les
colonnes des feuillies ultra-libérales, comme elles y apparaîtront aussi
longtemps que l'Église ne se résignera pas, impuissante et asservie, au rôle de
vassale complaisante du pouvoir politique.
Dans
les circonstances actuelles, ces diatribes odieuses renfermaient un danger
réel, parce que la fondation d'une université catholique (page 219) blessait les intérêts matériels des villes où se trouvaient
les universités de l'État. Aussi leur effet ne se fit-il pas longtemps
attendre. Dans les premiers jours de Mars, des bandes hostiles parcoururent les
rues de Louvain, de Gand et de Liége. A Louvain et à Gand, elles se
contentèrent de pousser des cris insultants pour l'autorité religieuse; mais à
Liége la manifestation prit le caractère d'une attaque ouverte contre les
habitations de ceux qu'on soupçonnait d'avoir contribué à la fondation de
l'université nouvelle. Pendant qu'un groupe nombreux insultait le palais
épiscopal et cherchait à enfoncer les portes du séminaire, d'autres bandes, où
les hommes du peuple ne figuraient pas en majorité, brisaient les vitres de
l'imprimeur de l'évêché et celles des bureaux du Courrier de
Mais
ces résistances et ces colères n'eurent d'autre résultat que de stimuler le zèle
des catholiques. Ils répondirent si bien à l'appel de leurs premiers pasteurs
que, dès le 4 Novembre
Dès le premier jour de son
existence, elle proclama l'intention de « suspendre les chaînons des
sciences humaines à l'anneau scellé par le catholicisme dans la pierre antique
de l'apostolat. » Dans le discours d'installation, prononcé du haut de la
chaire de la cathédrale de Malines, son premier recteur s'écria: « Pour que les
sciences humaines ne soient pas trompeuses et vaines, elles doivent se rattacher à Celui
qui est la voie, la vérité et la vie.» Le jeune orateur, à qui l'institution naissante devra
en grande partie son développement et ses succès, arbora hautement le drapeau
du catholicisme. Après avoir retracé à grands traits les efforts de la papauté,
de l'Église et de la patrie en faveur de l'enseignement de la science unie à la
foi, il dit à ses nouveaux collègues : « Sur notre bannière brillent les mots: Université
catholique. Que la dignité, la sainteté de ce nom demeure à jamais sans
tache! (page 222) Groupés
autour de ce signe glorieux, nous lutterons de toutes nos forces, de
toute notre âme, pour défendre la religion et les saines doctrines, pour
dévoiler les hérésies et les aberrations des novateurs, pour faire accueillir
toute doctrine émanant du Saint-Siège, apostolique, pour faire répudier tout ce
qui ne découlerait pas de cette Source auguste.» Depuis l'invasion des armées
républicaines de
Mais
les efforts des catholiques en faveur de l'enseignement religieux provoquèrent
des efforts contraires dans les rangs de leurs adversaires. Usant à leur tour
des libertés consacrées par
La
première pensée de cette institution naquit dans les loges maçonniques, où les
libéraux avancés cherchaient alors un centre d'action qu'ils n'avaient pas
encore trouvé dans les associations politiques. Le 24 Juin
Cet
appel fut entendu. Dès le lendemain, des listes de souscription furent envoyées
à toutes les loges de province. S'adressant aux sentiments anticatholiques des
uns, aux craintes chimériques des autres, aux passions politiques de tous, on
obtint un succès assez rapide et (page
223) assez complet pour que, six
semaines après la mise en circulation des listes, on pût songer au choix d'une
administration provisoire. Le 3 Août 1834, les souscripteurs se réunirent à
cette fin dans une salle de l’hôtel de ville de Bruxelles. Un mois plus tard,
ils s'y réunirent de nouveau pour voter les statuts de l'établissement et
procéder à l'installation d'une administration définitive (Note de
bas de page : Voy. Poplimont,
Arrivés à ce point, les fondateurs. de
l'institution libérale n'avaient plus à redouter des obstacles insurmontables.
Grâce à sa position au sein de la capitale, l'Université nouvelle trouvait pour
la composition du corps enseignant des facilités qu'on eût vainement cherchées
dans une ville de province. Les professeurs attachés aux nombreux
établissements communaux pouvaient venir en aide aux facultés des sciences et
des lettres. Un barreau nombreux et éclairé se montrait prêt à fournir des professeurs
à la faculté de droit, tandis que le corps médical comptait dans ses rangs plus
d'un homme en état de répondre dignement à tous les besoins de l'enseignement
de la médecine. Enfin l'importance de la population de Bruxelles, le nombre
considérable des familles aisées qu'elle compte dans son sein, l'attrait de la
capitale, la présence de toutes les administrations supérieures, étaient autant
d'indices certains de l'arrivée des élèves. Économie dans les appointements du
personnel, population universitaire assurée, tel était le double avantage que
sa position même assurait à l'école libérale.
L'inauguration
solennelle de l'université eut lieu le 20 Novembre 1834, dans la salle gothique
de l'hôtel de ville. Le bourgmestre de Bruxelles, M. Rouppe, occupait le
fauteuil, ayant à sa droite le baron de Stassart, grand maître de la maçonnerie
belge, président du Sénat et gouverneur du Brabant. En sa qualité de président
du conseil, M. Rouppe prononça le discours d'installation, qui ne fut qu'un
témoignage de reconnaissance envers les fondateurs d'un établissement
avantageux à la capitale.
Le
discours du secrétaire de l'université, M. Baron, eut une tout autre portée. On
y retrouve à chaque ligne le dédain du passé, l'indifférence religieuse et la
philanthropie bruyante qui font la base de l'éloquence emphatique des loges.
Après avoir proclamé l'Université catholique radicalement inhabile à donner un
enseignement progressif, complet, universel; après avoir déclaré que ses
professeurs, soumis au (page 224) dogme
de
l'obéissance passive et chargés de lourdes chaînes, n'auraient jamais cette largeur de
prémisses et cette aisance de développements réclamés par l'esprit scientifique
du siècle ; après avoir attribué aux évêques l'intention d'étayer un édifice
tombant en ruines par un édifice partiel et à jamais inachevé, M. Baron rappela
quelle devait être la tendance de l'enseignement de l'Université libre de
Bruxelles: « Les évêques belges, dit-il, ont voulu suspendre tous les chainons
des sciences humaines à l'anneau scellé par le catholicisme dans la pierre
antique de l'apostolat. Ce désir, quoique renouvelé d'un âge moins avancé en
civilisation, est assurément une haute idée, à laquelle nous nous plaisons à
rendre hommage… Mais une autre opinion s'élève parallèlement à la leur, et les
encouragements donnés à notre institution prouvent jusqu'à quel point elle est
partagée ; c'est que les sciences purement humaines, sous peine d'être
imparfaites et tronquées, doivent rester entièrement en dehors du catholicisme…
Rendre nos concitoyens et, s'il se pouvait, tous les hommes plus heureux et
meilleurs, ce doit être là, aujourd'hui, l'objet de tout notre enseignement ;
ce doit être là le lien véritable de nos doctrines, l'unique fin de nos
travaux. L'humanité ! saine ou souffrante, innocente ou dépravée,
gouvernée ou gouvernante, riche ou pauvre, mais toujours l'humanité, voilà,
dans toutes les voies intellectuelles et morales, l'étoile où doivent se
diriger sans cesse tous les regards, le but où doivent tendre sans cesse les
efforts: car l'avenir est là tout entier. Les rêves de religiosisme, que vingt
sectes diverses veulent remettre à la mode, s'évanouiront, les luttes mesquines
de l'égoïsme se tairont, les doctrines ancestrales, que quelques habiles chez
nos voisins prétendent recrépir à grand renfort de sophismes, tomberont, et sur
toutes ces ruines s'élèvera toujours plus grande et plus triomphante la maxime
éternelle, la maxime qui résumait le christianisme au berceau: « Tous les
hommes sont frères, aimez-vous donc les uns les autres. » - Je serais infini,
Messieurs, si je cherchais à suivre cette divine moralité dans ses applications
à toutes les branches de notre enseignement ; mais, pour me borner aux études
qui me sont plus familières et à la mission spéciale que vous m'avez confiée,
elle sera, croyez-le bien, la muse inspiratrice du vrai littérateur, du vrai
poète de l'avenir. Sans doute il s'approchera encore des anciens flambeaux de
la poésie ; il invoquera encore le soleil aux flots de pourpre et d’or, et les
mille (page 225) diamants de la
nuit, et toute cette belle nature qui révèle Dieu ; il invoquera les grandes
images des siècles passés, et les voix mystérieuses de la solitude, et les
intimes délices de l'amour pur et des arts. Mais ne vous semble-t-il pas que,
si quelque chose peut allumer en lui le feu divin, ce sera surtout la
révélation de l'avenir de paix et de perfectionnement promis à l'humanité ; ce
sera le spectacle de tous les peuples réunis pour opérer par le bonheur de tous
le bonheur de chacun, et réalisant cette providentielle allégorie de
l'antiquité, ce Mercure trois fois grand, qui, les ailes aux pieds, les ailes
au cerveau, et les ailes encore au caducée commercial qu'il élève sur sa tête,
comme le signal du bien-être humanitaire, s'élance d'un vol sublime et les regards au ciel dans
les régions du progrès infini ?» (Note de bas de page : Discours
prononcé par M.
Baron à l'installation de l'université libre, p. 26 et 27 (Bruxelles, Tarlier,
1834, in-8°)).
Malgré les précautions
oratoires dont M. Baron avait habilement parsemé son discours, il n'était pas
possible de se méprendre sur la nature et la tendance des doctrines dont il se
faisait l'éloquent interprète : l'enseignement de l'université libre devait
servir d'antidote à l'enseignement que le corps épiscopal destinait à la
jeunesse catholique. Ces rêves de religiosisme que l'esprit de secte voulait
remettre à la mode, ces doctrines ancestrales que les habiles prétendaient
recrépir à grand renfort de sophismes, cet édifice tombant en ruines, ces
désirs renouvelés d'un âge moins avancé en civilisation, ces sources où les
poètes de l'avenir dédaigneront de puiser, tout cela désignait manifestement le
catholicisme (Note de
bas de page : Nous avouons ne pas trop comprendre la polémique qui surgit
à cette occasion entre M. Baron et le professeur Gibbon, occupant alors une
chaire de philosophie à l'université de Liége. M. Gibbon ayant attribué à
l'université libre la pensée de se constituer la prêtresse de la religion de
l'avenir, M. Baron protesta avec indignation et réduisit le rôle de
l'institution nouvelle à des proportions infiniment plus modestes: « Le public,
dit-il, demande à l'université libre autre chose que des discussions. Du
travail avec nos élèves, des leçons solides et consciencieuses, de la science
pour nous, sans nous mêler d'attaquer les autres, et des succès aux examens :
voilà ce qu'il demande de nous...» - II n'est pas nécessaire de dire,
aujourd'hui, lequel des deux antagonistes avait la vérité de son côté. - On
peut consulter au sujet de ces curieux débats les Fragments
philosophiques de M. Gibbon (Appendice, p. 17
et suiv.)).
Quoi qu'il en soit, la fondation de deux
universités libres fit ressortir la nécessité d'organiser sans délai
l'enseignement supérieur donné aux (page
226) frais de l’Etat. L’urgence était d'autant plus
grande que la situation intérieure des facultés officielles laissait
immensément à désirer. Ici un nouveau coup d'œil rétrospectif devient
indispensable.
Il
est aujourd’hui de mode d'exalter l'influence heureuse exercée par les
universités néerlandaises ; on vante leur organisation, leurs progrès, leurs
services, leur esprit éminemment scientifique. Rien de pareil ne ressort des
documents contemporains les plus irrécusables. En 1828, après dix années
d'efforts et de sacrifices, les agents du gouvernement étaient eux-mêmes forcés
de proclamer la stérilité de l'action scientifique et sociale des
établissements universitaires. Deux professeurs éminents se posèrent la
question suivante: « Tandis que tous les peuples regardent leurs hautes écoles
avec orgueil et avec respect, et se les opposent mutuellement comme leurs
premiers titres de gloire, d'où vient cette indifférence décourageante, cette mortelle
froideur que montre
Ces
universités comptaient sans doute plus d'un homme distingué parmi leurs
professeurs; mais, considérées dans leur ensemble, elles ne connaissaient pas
ce feu sacré, ces études larges et profondes, ni surtout cet esprit
scientifique dont on leur attribue aujourd'hui le monopole. En 1827, toute une
faculté de (page 227) médecine
demanda la suppression du grade préparatoire de candidat en sciences, comme
inutile aux élèves qui se destinaient à la pratique de l'art de guérir ! (Note de
bas de page : Reiffenberg et Warnkœnig, ibid., p. 37). Un
contemporain, membre des États Généraux, membre de la commission royale chargée
de la rédaction d'un. rapport sur les réformes que réclamait l'enseignement
supérieur, osa publier la phrase suivante :. «
La rivalité entre trois universités s'est bornée jusqu'à ce jour à la facilité
des admissions » (Note de bas de page : Ch. de Brouckere, Examen
de quelques questions relatives à l'enseignement supérieur dans le Royaume des
Pays-Bas, p. 117 (Liége, Lebeau-Ouwerx, 1828)). Il
nous apprend que déjà les hommes sérieux voulaient enlever aux universités le
droit de conférer les diplômes de capacité, pour en gratifier les commissions
médicales et les cours d'appel. Le mal était devenu tellement grand, la
décadence des études tellement manifeste, que Guillaume 1er lui-même fit
adresser à toutes les autorités une série de questions sur les moyens de
remédier aux vices de l'instruction officielle ; et parmi ces questions on
remarquait celle-ci: « Les grades universitaires continueront-ils
à être indispensables pour obtenir ou pratiquer telle profession ou tel emploi
? Serait-il mieux de charger une commission du gouvernement d'examiner les
aspirants ? » (Note de bas de page : Reiffenberg et Warnkœnig, loc. cit., p. 38). Insuffisantes dans leur
ensemble, organisées à la hâte, composées d'éléments hétérogènes, les
universités des provinces méridionales avaient de plus le malheur d'être
profondément antipathiques à l'esprit national. Le discrédit où elles étaient
tombées, l'impopularité qui les entourait, la stérilité de leurs efforts, la
faiblesse irrémédiable de leur action, sont rappelés à toutes les pages des
publications contemporaines. Elles marchaient à l'encontre de tous les intérêts
et de toutes les affections des Belges. Tandis que leurs tendances
antinationales indignaient à la fois les libéraux et les catholiques, ceux-ci
se plaignaient, avec plus d'amertume encore, de leurs tendances antireligieuses
(Note de bas de page : Il suffit d'ouvrir le recueil intitulé l'Écho
des vrais principes, alors publié à Louvain. On y reproduisait la plupart
des articles que les feuilles libérales dirigeaient contre les universités de
l'État. Le tome VI renferme toute une série de remarques critiques empruntées
au Courtier des Pays-Bas. - Les
publications contemporaines abondent ; mais on ne les lit plus, on préfère tracer
un tableau de fantaisie adapté aux besoins de la polémique actuelle.. Nous nous
contenterons d'indiquer un écrit demeuré sans réponse, malgré l'impression
profonde qu'il produisit sur tous les bommes impartiaux: Essai
sur le monopole de l'enseignement aux Pays-Bas (Anvers, Octobre 1829, in-8°). On
sait que ce remarquable travail a été attribué à feu Mgr Van Bommel , évêque de
Liége).
(page 228) Cette situation déplorable fut loin de trouver un remède
dans la révolution
de Septembre. Le départ de plusieurs professeurs étrangers, la suppression de
quatre facultés par un décret du gouvernement provisoire, les antipathies qui
avaient survécu à la chute du trône, le désordre intellectuel qui suit toujours
les bouleversements politiques, toutes ces circonstances imprévues n'étaient
pas de nature à améliorer l'état intérieur des universités belges. Plusieurs
années de monopole avaient produit les conséquences les plus déplorables. Les
élèves arrivaient sans posséder les connaissances préliminaires requises, et les professeurs étaient
obligés de s'abaisser à leur niveau. « Le professeur de mathématiques à l'université, dit un publiciste
contemporain,
commençait par expliquer le système décimal et par faire apprendre les règles de
l'addition. Dans la littérature grecque, on se poussait jusqu'à savoir à peu
près les déclinaisons et les conjugaisons. Le professeur de littérature latine
était heureux de faire agréer une facile traduction. Le professeur de
philosophie comprenait toute sa science dans un livret de cent pages, en
demandes et réponses» (Voy.
Procédant avec l'empressement
que réclamaient les circonstances, la commission instituée le 18 Novembre 1833
avait réussi à terminer ses travaux dans le premier semestre de 1834. Le projet
élaboré par ses soins comprenait trois titres, dont le premier était consacré à
l'enseignement primaire, le second à l'enseignement moyen, le troisième à l'enseignement supérieur.
Dans cette dernière partie, la commission proposait la création de deux
universités de l'État, l'une à Liége et l'autre à Gand, ce qui entraînait la
suppression de la troisième université de l'État établie à Louvain. Elle
demandait de plus que les grades académiques fussent conférés par des jurys
d'examen où les professeurs des universités se trouvassent en minorité.
Ce projet fut adopté par le
gouvernement. Quelques jours avant sa retraite du ministère, le 31 Juillet
Le projet soulevait deux
questions politiques: l'une concernait le nombre des universités ; l'autre, le
mode de nomination du jury d'examen.
L'opinion publique était
unanime à reconnaître la nécessité de réduire le nombre des universités de
l'État. Mais fallait-il conserver deux de ces établissements dispendieux ?
Convenait-il d'établir une université unique ? Ici commençaient les
dissidences. La commission dont le gouvernement avait adopté le projet
demandait la création de deux universités, tout en avouant qu'elle se serait
prononcée en faveur d'une université unique, si la question se fût présentée
pour (page 230) la première fois en
1833. Des considérations politiques avaient seules motivé sa décision. Tenant
compte des intérêts créés par la possession, elle avait voulu que les provinces
flamandes et les provinces wallonnes conservassent, les unes comme les autres,
un établissement d'instruction supérieure ; elle avait craint de voir suivre
chez nous les détestables exemples donnés par les écoles de Paris, où
l'agglomération excessive des élèves a produit, sur le double terrain de la
politique et de la morale, des résultats qu'il n'est pas nécessaire de signaler
; enfin, elle avait reculé devant l'immense difficulté de fixer le siège de
l'université unique. « Au milieu du mouvement général des esprits, disait-elle,
il serait peu prudent de réunir tous les étudiants dans la même ville. Il est
si facile d'émouvoir des jeunes gens que l'ardeur et l'inexpérience de l'âge
exposent à la séduction des théories dangereuses… Où placer l'université unique
? à Bruxelles ? Dans un pays libre, la capitale est le principal foyer des
agitations politiques ; l'influence de la presse, de la tribune, de l'esprit
d'association y est plus à craindre que partout ailleurs, pour des esprits
avides de nouveautés et auxquels manque la connaissance des hommes et des
choses » (Rapport sur l’état de l'enseignement
supérieur (1844), p.
880). Il eût donc fallu choisir
entre Gand, Liége et Louvain ; mais en préférant la première de ces villes on
eût mécontenté les provinces wallonnes, tandis qu'en se prononçant en faveur de
la seconde on eût provoqué les plaintes et les récriminations des communes
flamandes. Louvain, il est vrai, par sa position centrale, échappait en partie
à ces objections; mais la commission alléguait que cette ville n'offrait pas
pour les études pratiques les mêmes ressources que ses deux rivales. De toutes
ces considérations elle avait déduit la convenance de conserver deux
universités, l'une à Liége, l'autre à Gand.
Mais ces raisons n'avaient
pas convaincu toutes les consciences. Dans la séance du 11 Août, M. Rogier
proposa un amendement conçu en ces termes: « Il y aura pour toute
M. Rogier fit surtout valoir
l'intérêt de la science. Il voulait concentrer dans un seul foyer toutes les
forces intellectuelles que l'État pouvait appeler à son aide. « Le problème à
résoudre, disait-il, est (page 231) fort simple. En voici
l'énoncé: donner la meilleure instruction
possible,
au meilleur marché possible. Si l'on consulte qui que ce
soit et qu'on
lui pose cette question: - Aimez-vous mieux dépenser moins pour une instruction
plus complète ou dépenser plus pour une instruction incomplète ? - est-il une seule personne
qui se prononcera
pour une instruction médiocre donnée aux plus grands frais ? » M. Rogier
invoquait, de son côté, des raisons politiques à l'appui de sa thèse: «... Puisque la politique se trouve forcément introduite dans ce débat,
disait-il, nous demanderons si en bonne politique, dans l'intérêt de la nationalité belge, il
ne serait pas
préférable d'avoir une seule université centrale, une université belge, que d'en avoir deux,
l'une wallonne, l'autre flamande. En effet, n'est-il pas préférable de réunir en un seul
corps les divers membres du pays, que d'en maintenir et d'en perpétuer la
division ? Un
corps politique ne devient nation qu'autant qu'il a une âme nationale, et
jusqu'ici, nous devons le reconnaître, cette âme nationale nous manque encore.»
Intérêt de la science, économie pour les contribuables, fusion des deux races
nationales, tels étaient les motifs allégués par M. Rogier ; mais ces raisons,
malgré leur gravité, ne purent déterminer la majorité de
Cette question résolue, tout
l'intérêt politique du débat se concentrait sur le problème de la formation du
jury chargé de conférer les diplômes.
Dans une publication récente,
on a qualifié de préjugé funeste le rapport intime que l'opinion publique a
établi entre la liberté d'enseignement et l'institution du jury d'examen. Sous
prétexte que la liberté d'enseignement ne comporte que le droit d'enseigner, on
a prétendu que rien ne s'oppose à ce que la faculté de conférer les grades
académiques soit exclusivement réservée aux universités de l'État, sauf à
instituer provisoirement un jury d'examen pour les élèves des universités
rivales (Note de bas de page : Voy. les
dissertations de l'administrateur-inspecteur et de la faculté de droit de l'université de Gand (État
de l'instruction supérieure donnée aux frais de l'État: Rapport présenté aux
Chambres par M. Piercot, ministre de l'Intérieur, p. 342 et 403)). Ce système n'a pas besoin
de réfutation. La liberté (page 232)
disparaîtrait en fait, elle ne serait plus qu'une formule dérisoire, Un leurre,
le jour où les élèves des universités libres se trouveraient placés, pour
l'obtention des grades académiques, dans une position moins favorable que les
élèves des écoles de l'État. Ce serait fournir aux rivaux des universités
libres le moyen d'anéantir ces établissements, à l'heure même où ils se
croiraient assez forts pour tenter ce coup d'État d'un nouveau genre ; ce
serait supprimer indirectement l'une des garanties constitutionnelles dont la
violation amena la révolution de Septembre ; ce serait méconnaître
audacieusement l'esprit de l'article 17 de
(page 233) Plusieurs amendements avaient été présentés au sujet de la nomination des
membres du jury d'examen; mais ils pouvaient tous être ramenés à l'un des trois
systèmes suivants : nomination par les Chambres législatives, nomination par le
roi, nomination sans l'intervention du gouvernement et du pouvoir législatif.
(page 234) Accueilli dans son ensemble
par 54 voix contre 39, le projet fut transmis au Sénat, qui l'adopta sans
modification. La loi fut promulguée le 27 Septembre 1835.
Après cinq années de
tergiversations incessantes, l'enseignement supérieur donné aux frais de l'État
obtint enfin une organisation définitive. A Liége et à Gand, la loi nouvelle
fut reçue avec une faveur marquée; Louvain seul fit entendre des regrets et des
plaintes. Heureusement la vieille cité universitaire fut bientôt indemnisée de
ses pertes. A la demande de ses magistrats communaux, le corps épiscopal y
transféra l'Université catholique jusque-là fixée à Malines. Une convention fut
conclue à cette fin le 15 Octobre 1835, et l'ouverture solennelle des cours eut
lieu à Louvain le 1er Décembre suivant (Note
de bas de page : On a prétendu que la fondation d'une Université
catholique amena la suppression de l'université de l'État établie à Louvain.
C'est une grande erreur ; car cette suppression était depuis longtemps réclamée
par l'opinion publique. Dans l'Indépendant du 19 Janvier 1832, on lit la
note suivante: « Il semble décidé qu'il n'y aura que deux universités, à
Liége et à Gand. Louvain sera dédommagé par l'érection d'une école vétérinaire,
d'une école militaire et par d'autres établissements. » On aura remarqué
que les deux commissions instituées par le gouvernement, bien avant la
fondation des universités libres, étaient unanimes à demander la réduction du
nombre des universités de l'État).
Il n'est pas nécessaire de signaler
l'importance sociale des événements que nous venons de rapporter. Désormais une
lutte pacifique et féconde règnera dans le domaine de l'instruction supérieure.
Deux universités, filles de la liberté et ne vivant que par elle, mais trouvant
leur base dans