Accueil Séances plénières Tables des matières Biographies Livres numérisés Bibliographie et liens Note d’intention
«
2e édition. Louvain, Vanlinthout et Peeters, 1861, 3 tomes
Chapitre
précédent
Chapitre
suivant
Retour
à la table des matières
TOME 2
(page 176) La loi décrétant l'établissement des chemins de fer
n'était pas encore promulguée, la nouvelle de cette glorieuse initiative avait
à peine franchi nos frontières, lorsque tout à coup de déplorables événements
vinrent ébranler le ministère et réveiller les méfiances de l'Europe.
Depuis quelques mois, les partisans de la maison d'Orange
déployaient une activité extraordinaire. La reconnaissance du roi des Belges
par les souverains de
Bientôt un fait dépourvu
d'importance politique leur fournit une nouvelle occasion de manifester la
haine qu'ils avaient vouée à la dynastie nationale.
Afin de diminuer les frais
d'entretien et de garde, l'administrateur (page
177) des biens de la famille d'Orange, placés sous le séquestre par le
gouvernement provisoire, avait ordonné la vente des chevaux saisis au palais de
Tervueren. Cette mesure si simple, que les devoirs imposés à l'administrateur
réclamaient avec urgence, servit de prétexte à une vaste démonstration
contre-révolutionnaire.
Quelques partisans de la
monarchie déchue prétendaient que le séquestre de guerre, essentiellement
limité à la jouissance actuelle, s'opposait à tout acte de propriété de la part
des vainqueurs ; ils firent imprimer une consultation rédigée eu ce sens et
revêtue des signatures des sommités du barreau de Bruxelles. Déjà cet acte
n'était pas exempt de gravité ; mais d'autres ennemis de la révolution,
laissant de côté les arguties judiciaires, allèrent droit au but et conçurent
le projet de racheter une partie des chevaux, pour les offrir au prince
d'Orange, à l'aide d'une souscription soi-disant nationale. Des listes
colportées à Anvers, à Liége, à Mons, à Namur et ailleurs, se couvrirent de
nombreuses signatures. Partout le succès dépassa l'attente des instigateurs de
cette manœuvre audacieuse. La ville d'Anvers fournit seule près de 9,000
francs. Sur la plupart des listes, les noms de l'aristocratie figuraient en
première ligne (Note de
bas de page : Nous avons eu sous les yeux des copies de toutes ces listes
recueillies par un homme profondément dévoué à la maison d'Orange et qui fut
lui-même l'un des promoteurs de la souscription; il était si bien initié aux
secrets de l'intrigue, qu'il a pu indiquer au crayon les noms de la plupart des
souscripteurs qui avaient prudemment signé un anonyme. La liste de Liége
seule ne mentionne pas le montant de la souscription. A la suite de la liste de
Soignies, dont nous avons vu l'original, l'un des signataires avait écrit les
lignes suivantes; « Faire inscrire dans les feuilles de la patrioterie (s'i!
est possible) qu'une collecte a été faite à Soignies pour l'objet mentionné
plus haut et qu'elle a produit 255 francs, somme extraordinaire pour une petite
commune où les cagots et les caffards sont en majorité. » Quelques
personnes, dont les noms avaient été fournis par des parents ou des amis,
désavouèrent plus tard leur participation à la souscription, Ces désaveux
n'étaient pas toujours sincères. - La consultation que nous avons mentionnée portait
les signatures de MM. P. Stevens, Verhaegen aîné, Deswèrte, Duvignaud, L. Orts,
Vanderton, Drugman et Spinnael. L'exemplaire imprimé forme trois pages in-4°).
La vente du haras de Tervueren eut lieu le 20
Mars. Quatre chevaux furent rachetés et prudemment conduits à la frontière de
Prusse, où un aide de camp du prince vint les recevoir en son nom.
Jusque-là on avait agi avec
mystère. Craignant les révélations prématurées, les colporteurs des listes
avaient réclamé le secret, et la (page
178) police était loin de soupçonner l'étendue de leurs démarches. Mais
cette réserve disparut lorsque les chevaux eurent atteint le territoire
hollandais. Le 26 Mars, les organisateurs de la souscription convinrent
d'admettre, jusqu'au 10 Avril, les signatures de tous ceux qui voudraient
donner un témoignage de sympathie à la maison d'Orange ; et cette résolution
fut annoncée par le Lynx, dans un langage empreint du cynisme habituel
de cette feuille. « Les nobles animaux, disait le rédacteur, n'ont pas quitté à
jamais le séjour royal qu'ils ornaient ; mais quand ils reviendront,
Croyant que les listes étaient destinées à
rester secrètes, plusieurs souscripteurs avaient agi en dehors de toute
préoccupation politique. Les uns, touchés de l'infortune de leurs bienfaiteurs,
voulaient se montrer reconnaissants des faveurs qu'ils en avaient reçues, aux
jours de la prospérité de la famille royale ; les autres, dignitaires de l'ancienne
cour ou amis personnels du prince, se croyaient obligés de concourir à un acte
de courtoisie envers l'héritier du trône de Hollande ; d'autres encore, tout en
acceptant la révolution comme un fait accompli, avaient été guidés par le seul
désir de ne pas mécontenter leurs coreligionnaires politiques. Mais tels
n'étaient pas les sentiments des instigateurs de la souscription. Pour ceux-ci
le rachat des chevaux était avant tout une manifestation hostile à la
révolution de Septembre, un outrage à la dynastie nationale des Belges. Le
désir d'honorer le prince d'Orange n'arrivait qu'en seconde ligne ; le but
principal était de braver la nation, de provoquer des troubles, d'inspirer des
craintes à l'Europe monarchique. Le 2 Avril, le Lynx publia les noms de
tous les souscripteurs de la capitale.
Cette publication, très inopportune
par elle-même, acquit un degré extraordinaire de gravité par les insultes et
les provocations dont elle fut accompagnée dans les colonnes des journaux
orangistes. Comme toujours, le Messager de Gand donna le signal de
l'attaque. Aux yeux de ses rédacteurs, la souscription nationale était
une protestation (page 179)
éclatante contre la révolution de Septembre ; c'était « l'arrêt de notre
révolte prononcé par le haut jury national.» Dévoilant brutalement le but
occulte de la manifestation, la feuille gantoise ne craignit pas de s'écrier: «
Ces apostrophes brutales devaient
nécessairement émouvoir les partisans de la révolution. A Bruxelles surtout, le
mécontentement du peuple et de la classe moyenne, déjà provoqué par la
publication des listes, prit le caractère d'une irritation menaçante, lorsque
le Lynx, digne émule du Messager, transforma, lui aussi, en
manifestation nationale une intrigue ourdie par les rares partisans d'une
restauration désormais impossible.
Un pamphlet incendiaire, répandu à profusion
dans la nuit du 4 au 5 Avril, détermina l'explosion.
Ce libelle, écrit avec une
violence approchant du délire, appelait la vengeance du peuple sur la tête des
orangistes. Après avoir flétri (page 180)
les menées incessantes des partisans de la monarchie hollandaise, l'auteur
s'écriait: « L'énergie de Septembre serait-elle donc éteinte au point de
tolérer une audace aussi révoltante qu'inouïe ? Les cendres des martyrs de nos
immortelles journées souffrent de la molle insouciance où semblent plongés ceux
à qui ils ont légué la tâche d'extirper jusque dans la tige l'insolent parti
qui ne cesse de couvrir de boue l'œuvre immortelle que vous avez si
glorieusement commencée ! Depuis trois ans, le lion sommeille, il est temps
qu'enfin il se réveille. Patriotes, combattants de Septembre, c'est à nous de
demander vengeance, puisque le gouvernement reste impassible devant ces
injures, ces affronts continuels auxquels il semble s'habituer ! L'orangisme
nous jette le gant; ramassons-le et courbons encore une fois les insolents
sicaires du despote... Il faut anéantir cette race infernale; il faut que celte
plante vénéneuse soit arrachée avec sa racine. L'écrit se terminait par ces
mots: « Vive Léopold ! Vive
Semé dans les rues, glissé sous les portes,
répandu par des mains complaisantes dans tous les lieux publics de la capitale,
cet appel à la vengeance des masses ne resta point inefficace. La journée du 5
se passa sans désordre, et le peuple, quoique surexcité au plus haut degré, ne
sortit pas des voies de la légalité ; mais, vers onze heures du soir, à l'issue
du spectacle, où l'on avait réclamé pour le lendemain une représentation de
L'administration communale
de Bruxelles avait mal compris les exigences de la situation. Ce qu'il faut
dans les moments d'effervescence populaire, et surtout le lendemain d'une
révolution, c'est une attitude énergique et un déploiement imposant de forces
militaires. Qu'on débute par le langage de la modération et de la raison, qu'on
cherche à calmer les passions, à ramener les esprits égarés, rien de mieux;
mais, quand les passions des masses sont sérieusement surexcitées, la certitude
d'une répression énergique est seule assez puissante pour décourager
définitivement les fauteurs du désordre. Au lieu de courir péniblement à la
suite de l'émeute, M. Rouppe devait réclamer le concours de la garnison de la
capitale. Depuis neuf heures du soir, trois compagnies d'infanterie et la
moitié d'un escadron de cavalerie se trouvaient à sa disposition dans les cours
de leurs casernes. Pourquoi ne pas montrer aux perturbateurs qu'on se trouvait
en mesure de réprimer toute tentative de désordre ? Les tristes scènes du
lendemain (page 182) firent
cruellement expier à M. Rouppe sa confiance excessive de la veille (Note de bas de page : Dans la
journée du 5 Avril, l'administrateur de la sûreté publique (M. François) avait
signalé l'agitation des esprits à M. Rouppe, en le priant de prendre
immédiatement les mesures que réclamait le maintien de l'ordre et de la
tranquillité publique. C'était à la suite de cet avis que M. Rouppe avait
requis le commandant de la place de tenir à la disposition de la police locale
trois compagnies d'infanterie et un demi-escadron de cavalerie (Moniteur du
24 Avril)).
Le Dimanche 6 Avril, dès le lever du soleil,
une agitation extraordinaire se manifesta dans toutes les parties de la ville.
Des bandes nombreuses de prolétaires parcouraient les rues en chantant des
couplets patriotiques, entremêlés de menaces et de cris de vengeance à
l'adresse des orangistes. Jusque vers huit heures la foule semblait agir sans
desseins prémédités ; mais alors le signal de la réunion des groupes fut donné
par quelques hommes en blouse, précédés d'un tambour et portant d'immenses
drapeaux tricolores. A partir de ce moment, tout doute sur les
intentions hostiles du peuple devint impossible. Obéissant avec empressement à
des instigateurs demeurés inconnus, la multitude frémissante se fractionna en
bandes de force égale, qui se partagèrent en quelque sorte les divers quartiers
de la capitale. L'effet ne se fit pas attendre. Les hôtels du duc d'Ursel, du
prince de Ligne, du marquis de Trazegnies, du comte d'Oultremont, le Cercle de
la rue de l'Évêque et plusieurs autres habitations furent successivement envahis
par la populace. Partout l'œuvre de destruction s'accomplit avec les mêmes
épisodes. Les portes et les fenêtres étaient brisées avec fureur ; les glaces,
les pendules et les meubles, lancés dans la rue, jonchaient le pavé d'un
monceau de débris informes; les tapis, les rideaux, les œuvres d'art, déchirés
avec rage, subissaient un sort analogue ; puis, pour couronner leur ignoble
tâche, des prolétaires pillaient les caves et portaient en chancelant des
tostes à la liberté et à l'indépendance des Belges. Ce fut en vain que le
bourgmestre accourut encore une fois sur le théâtre du désordre ; ses
exhortations furent méconnues, et plus d'un pillard osa même l'accuser
d'orangisme. Avant le soir, dix-huit habitations étaient saccagées de fond en
comble (Note de bas de
page : Voici la liste complète des victimes des pillages: Le marquis de
Trazegnies, le prince de Ligne, le comte d'Oultremont; le duc d'Ursel,
le comte de Bethune; le baron de Vinck de Westwezel, M. Tilmant, carrossier; M.
Dewasme-Pletinck, lithographe; M. Messel-Blisselt, banquier, M. G. Hoorinck, le
comte de Marnix, M. Jones, carrossier, M. Van den Plas, rédacteur du Lynx; M.
Coenaes, rue Royale extérieure, le baron d'Overschie, le local du Cercle de la
rue de l'Évêque, les magasins au-dessus et à côté du Cercle).
(page 185) Ces scènes hideuses s'étaient accomplies avec un
discernement qui dénotait des instigateurs habiles. Ici on ne pillait que
l'appartement occupé par un locataire orangiste ; là une maison entière était dévastée,
à l'exception de quelques chambres habitées par un patriote. Partout les
attentats contre les personnes étaient évités avec soin; mais on s'est
singulièrement trompé en affirmant que le peuple se contentait de briser les
meubles de ses ennemis, sans se souiller d'une seule soustraction frauduleuse.
Des vols nombreux et importants furent commis dans les maisons envahies ; mais
il est vrai que la très-grande majorité des acteurs étaient guidés par d'autres
mobiles. Il était visible que ceux-ci croyaient s'acquitter d'une mission
patriotique. Ils accomplissaient leur œuvre de vandalisme aux cris mille fois
répétés de Vive le roi! Vivent les Belges! Partout une foule
nombreuse entourait le théâtre du pillage et témoignait hautement de ses
sympathies pour ces prétendus exécuteurs de la justice nationale.
Il y avait quelque chose de
plus triste que ces aveugles fureurs du peuple, de plus honteux que ces
saturnales d'un patriotisme en délire : nous voulons parler de
l'inaction à peu près générale de la garnison de Bruxelles. En plusieurs
endroits, des détachements de cavalerie, rangés en bataille devant les hôtels
saccagés par la populace, se tenaient tranquillement à distance pour ne pas
être écrasés par les meubles tombant des étages supérieurs. Plus loin des
soldats d'infanterie, immobiles et l'arme au bras, semblaient avoir reçu la
mission d'entourer les pillards d'un cercle de baïonnettes protectrices.
Ailleurs des militaires, accourus avec l'intention de mettre un terme au
désordre, perdaient courage en arrivant sur les lieux et se plaçaient
paisiblement aux fenêtres pour voir rebondir les débris sur le pavé de la rue.
Quelques pelotons, commandés par des sous-officiers, oublièrent leur dignité au
point de fraterniser avec les pillards et de boire en leur compagnie le vin
volé dans les caves. Les amis de l'ordre espéraient que la garde civique se
ferait gloire de prendre les armes, pour mettre un terme à ces scènes hideuses
; mais la milice citoyenne, méconnaissant les premiers devoirs de son institution,
se distingua par une indifférence inqualifiable. Le rapport .officiel du
colonel de la deuxième (page 184)
légion constate qu'il put à grand’peine réunir dix-sept hommes ; encore cette
phalange se composait-elle d’un lieutenant-colonel, d’un major, de cinq
capitaines, de trois lieutenants, de trois sous-lieutenants, d'un sergent, d'un
caporal et de veux soldats (Note de bas de page : Moniteur du 9 Avril 1854. Voy. pour
tous ces faits les dépositions des témoins entendus devant la cour d'Assises du
Hainant et le rapport fait à
Spectateur indigné de ces tableaux ignobles,
l'ambassadeur d’Angleterre, sir Robert Adair, courut au palais pour en
rendre compte au roi. On comprend sans peine la douleur et l'indignation que
ces nouvelles excitèrent dans l'âme du chef de l'État. Ne consultant que son
courage et son patriotisme, le roi, sans même en informer ses ministres, se fit
amener un cheval et se rendit sur le théâtre du désordre. Quelques paroles
énergiques lui suffirent pour faire cesser le pillage. Partout le peuple,
abandonnant les habitations des orangistes, l'accueillait par des acclamations
chaleureuses ; partout l'ordre semblait renaître comme par enchantement. Mais
cette attitude paisible de la foule n'était qu'un intervalle de calme entre
deux tempêtes ! A peine le roi eut-il disparu que les pillards reprirent leur
œuvre de destruction (Note
de bas de page : Plusieurs feuilles étrangères eurent assez d'impudeur
pour annoncer que le roi des Belges s'était rendu sur les lieux afin
d'encourager les pillards !)
Quelle était, au milieu de ces désordres et de
ces pillages, l'attitude des autorités de la capitale ? Que faisaient les
ministres et les commandants des forces militaires ? Quel fut le rôle du
bourgmestre et de la police locale?
Les ministres étaient loin
de mériter les reproches que la presse européenne leur a prodigués jusqu'au
jour de leur retraite.
Déjà dans la matinée du 5
Avril, M. Lebeau avait donné à l'administrateur de la sûreté publique l'ordre
formel de signaler au bourgmestre, au commandant militaire de la province et au
colonel de la gendarmerie, l'effervescence produite par la publication des listes
et la distribution du' pamphlet anonyme. Ce ne fut que le lendemain, vers huit
heures et demie, que les ministres eurent connaissance du renouvellement des
désordres de la veille et de l'attaque de l'hôtel du duc d'Ursel. Ils se
réunirent aussitôt en conseil au ministère de la (page 185) Guerre, et leur premier acte fut d'envoyer des estafettes
à Louvain, à Malines et ailleurs, pour faire diriger vers Bruxelles toutes les
troupes disponibles. Mais quelle mesure ultérieures convenait-il de prendre ?
La législation de l'époque confiait à l'autorité communale, et non pas aux
ministres, le soin de maintenir l'ordre et de requérir au besoin le concours de
la force armée (Note de
bas de page : A cet égard aucun doute n'est possible. Pour en acquérir la
preuve, il suffit de lire les art. 88 et 91 du règlement pour l'administration
des villes, provisoirement maintenu par l'art. 137 de
Le conseil délibérait sur
cette question, lorsqu'un officier supérieur vint lui annoncer que les troupes
ne se croyaient pas en droit d'arrêter les pillards, sans en être formellement
requises par l'autorité communale. C'était une grave erreur dont nous verrons
plus loin la source. La loi du 28 germinal an VI exige, il est vrai, que la
force militaire n'agisse qu'à la suite d'une réquisition formelle du pouvoir
administratif, et qu'elle attende même l'effet de trois sommations faites par
un agent de la police locale; mais l'article 106 du code de procédure
criminelle porte que, dans le cas de flagrant délit, tout agent de la force
publique, et même tout citoyen, peut arrêter et livrer à la justice répressive
les individus qui se rendent coupables d'attentats contre les personnes ou les
propriétés. Afin de dissiper immédiatement ce malentendu, M. Lebeau s'empressa
de rappeler au gouverneur militaire du Brabant les obligations imposées aux
agents du pouvoir qui assistent. à des attentats flagrants dirigés contre les
propriétés de leurs concitoyens. Sa lettre, écrite du ministère de
Les ministres pouvaient et
devaient attendre les suites de ces réquisitoires avant de prescrire des
mesures ultérieures.
(page 186) Malheureusement la police communale donnait, en ce moment
même, un déplorable exemple de mollesse, d'incurie et d'impuissance.
Malgré les troubles de la
veille, le bourgmestre Rouppe, avait été surpris par les événements; tous les
rapports des agents de sûreté fixaient le moment du retour du désordre à une
heure plus ou moins avancée de la nuit suivante. Ce fut donc avec un étonnement
extrême que, dans la matinée du 6, il reçut la nouvelle de l'intervention de la
populace et du sac de l'hôtel du duc d'Ursel. Son premier mouvement fut de se
rendre sur les lieux; mais, ayant vu dédaigner ses exhortations, il prit les
mesures prescrites par l'urgence des circonstances. Il somma le commandant
militaire de la capitale., le général de la garde civique et le capitaine de la
compagnie de sûreté, de mettre immédiatement une force suffisante à la
disposition des commissaires de police chargés de faire les sommations légales.
La garde civique n'obéit pas à l'appel, mais la compagnie de sûreté et de
nombreux détachements d'infanterie et de cavalerie ne tardèrent pas à arriver
sur le théâtre des pillages (Note de bas de page : Le réquisitoire adressé au commandant d'armes
est daté du 6 Avril, 8 1/2 heures du malin. A 9 heures 3/4, M. Rouppe lui
adressa un nouveau message, pour le prier de diviser en patrouilles de 50 à 60
hommes toutes les troupes dont il pouvait disposer. Chaque patrouille devait
avoir à sa tête un agent de la police locale ( Moniteur du 24 Avril ).
C'est ici que les agents de l'autorité
communale oublièrent complètement tous les devoirs attachés à leurs fonctions
protectrices. Quelques commissaires de police réclamèrent le concours des
soldats et firent évacuer sans peine les appartements déjà envahis par la
foule; mais cette attitude énergique n'était qu'une exception. En plusieurs
endroits, les commandants des troupes, honteux de leur abstention, supplièrent
les commissaires de procéder enfin aux sommations légales et de requérir
l'emploi de la force. L'un de ces fonctionnaires répondit qu'il avait oublié
son écharpe ; un autre, qu'il était sans ordres ; un troisième, que les
pillards étaient trop nombreux et qu'il fallait attendre l'arrivée des renforts
appelés parles ministres. On vit même l'un de ces magistrats se promener
tranquillement dans les salles d'un hôtel livré au pillage! Quant au
bourgmestre Rouppe, complètement découragé, pâle, épuisé par des efforts au.
dessus de son âge, il finit par se rendre au Palais, où les ministres étaient
alors réunis en conseil, pour déclarer (page
187) que l'action de la police municipale, nécessaire pour légitimer
l'emploi de la force, lui semblait insuffisante. Il était alors une heure et
demie (Note de bas de
page : M. Rouppe n'était plus ce magistrat énergique qui, seul dans la
capitale livrée au désespoir, osa former le projet de résister à l'armée
victorieuse du prince d'Orange (Voy. t. 1, p. 99)).
Le moment était peut-être venu de proclamer la
mise en état de siège ; mais les ministres, redoutant les obstacles que cette
résolution extrême venait de rencontrer en France, se contentèrent d'emprunter
à l'état de siège tout ce qui était nécessaire pour arriver au rétablissement
immédiat de l'ordre. Par un premier décret, signé à deux heures, ils
autorisèrent les commandants militaires à agir, même sans le concours du
pouvoir municipal, partout où l'ordre public se trouvait en péril ; et cette
mesure, d'autant plus énergique qu'elle était d'une légalité douteuse, fut
immédiatement portée à la connaissance des officiers supérieurs. Par un second
décret, ils confièrent au général Hurel, chef de l'état-major général, le
commandement de toutes les troupes de la garnison de Bruxelles.
Jusque-là
les commandants militaires de la province et de la place n'avaient pas déployé
l'énergie nécessaire, et les officiers subalternes se trouvaient toujours sous
l'influence de la déplorable erreur que nous avons déjà signalée, erreur
d'autant plus enracinée qu'elle avait, en quelque sorte, sa justification dans
un événement antérieur. Au commencement de Mars, l'annonce de la fondation
d'une université catholique avait provoqué à Louvain et à Gand des scènes de
désordre dépourvues de gravité réelle. Quelques officiers ayant déployé à cette
occasion un zèle excessif, en faisant charger à la baïonnette des groupes dont
tout le crime consistait à pousser des cris injurieux, le procureur général de
Bruxelles fit rappeler à l'autorité militaire les dispositions de la loi du 28
Germinal an VI, qui exigent l'intervention de l'autorité administrative et
subordonnent l'emploi de la force à la formalité des sommations préalables (V. le Moniteur du 24 Avril et
du 14 Août 1834).
Cette lettre avait été portée à la connaissance des chefs de corps, et dès cet
instant tous croyaient que leur abstention était toujours obligatoire, jusqu'au
moment de la réception d'un réquisitoire formel du pouvoir municipal. Étrangers
à l'étude des lois, ils avaient perdu de vue l'exception admise pour le cas de
(page 188) flagrant délit par
l'article 106 du code d'instruction criminelle (Note de bas de page : Ces faits ont été prouvés
à la dernière évidence dans les débats ouverts devant la cour d'Assises du
Hainaut).
Mais si cette confusion d'idées et cette
ignorance de la loi expliquent l'inaction des officiers subalternes, elles ne
suffisent pas pour justifier la conduite pleine de mollesse des commandants
supérieurs. On a vu que, dès dix heures et demie, le ministre de
Alors en effet la situation ne tarda pas à
prendre un tout autre aspect. Aussitôt que le général Hurel eut fait porter ses
pouvoirs à la connaissance de la garnison, les troupes agirent avec la
promptitude et l'énergie nécessaires. Sûrs désormais de ne pas compromettre
leur responsabilité personnelle, les officiers dispersèrent les groupes et
opérèrent un grand nombre d'arrestations. Déjà l'ordre était presque
complètement rétabli lorsque, vers cinq heures du soir, arrivèrent les renforts
demandés à Louvain et à Malines. Quelques tentatives de désordre renouvelées à
la fin du jour furent promptement réprimées. Le ministre de l'Intérieur
lui-même s'était mis à la tête d'un détachement et n'avait pas craint de
pénétrer au milieu des attroupements (page
189) les plus hostiles. Un instant
sa sûreté personnelle fut même sérieusement compromise. Pendant qu'il
haranguait le peuple sur la place Sainte-Gudule, un ouvrier lui asséna sur la
tête un coup de croc en fer, dont son chapeau amortit heureusement l'effet (Moniteur du 7 Avril).
Ainsi qu'il était facile de
le prévoir, les organes de l'orangisme ne furent pas seuls à exploiter ces
déplorables événements au bénéfice de leurs passions politiques. Toutes les
feuilles de l'opposition répétèrent en chœur que les ministres étaient les
vrais, les grands, les seuls coupables. A les entendre, l'instigation était
partie de haut, et la faiblesse de la répression prouvait assez que les
pillards avaient des complices dans toutes les régions du pouvoir. Le simple
récit des faits suffit pour démontrer tout ce que ces accusations odieuses
renfermaient d'exagération et d'injustice. Si les avertissements de
l'administrateur de la sûreté publique, donnés dans la journée du 5, avaient
été pris en sérieuse considération à l'hôtel de ville de Bruxelles ; si les
commissaires de police avaient agi dès le début avec l'énergie nécessaire ; si,
même dans la journée du 6, les ordres des ministres et du procureur du roi
avaient été rapidement exécutés, l'émeute eût été étouffée dans son premier
triomphe. A la vérité, l'intervention directe du pouvoir central ne fut résolue
qu'à deux heures ; mais il importe de ne pas oublier que les ministres
pouvaient et devaient attendre l'effet des mesures prescrites aux autorités de
la commune. En quoi d'ailleurs cette complicité honteuse eût-elle pu sourire à
leur ambition ou servir leurs intérêts politiques ? Harcelés par une opposition
implacable, habitués à entendre dénigrer tous leurs actes, à voir calomnier
toutes leurs intentions, ils ne pouvaient ignorer l'accueil que ces désordres recevraient
sur les bancs de
(page 190) Les premiers coupables étaient les instigateurs de la
publication des listes de souscription, démarche bien plus grave qu'un cri
séditieux poussé sur la place publique. Ainsi que nous l'avons déjà dit, les
fauteurs de cette manifestation n'avaient pas seulement pour but d'encourager
la résistance passive que Guillaume opposait à la pression de son peuple et de
ses alliés : ils voulaient provoquer des désordres qui fussent de nature à
flétrir la cause de la révolution et à la rendre suspecte à l'Europe. Dix jours
avant les pillages, l'un des colporteurs des listes répondit au comte Duval de
Beaulieu, qui lui signalait l'imprudence de ses démarches: « Que peut-il
arriver ? des injures ? des pillages ? C'est ce que nous voulons : que peut-il
advenir de mieux pour notre cause ? Ou l'on aura fait piller, ou l'on aura
laissé piller, ou l'on n'aura pas pu empêcher de piller, et dans ces trois
hypothèses quelle est la puissance hostile à
Ces déplorables événements eurent du moins
pour résultat de faire comprendre aux ministres la nécessité de bien définir le
rôle éventuel de la force militaire en cas d'émeute ou de rassemblements
tumultueux. Par une circulaire datée du 11 Avril, le baron Evain rappela à tous
les chefs de corps les dispositions de la loi du 28 Germinal an VI et de
l'article 106 du code d'instruction criminelle. Entrant dans tous les détails,
le ministre leur déclara : 1° que dans le (page
191) cas d'attaque, de violences ou de voies de fait exercées contre les
personnes ou les propriétés, le commandant doit, sans sommation préalable, et
même en faisant usage des armes s'il y a résistance, arrêter les assaillants et
ceux qui les excitent, ou du moins les écarter et défendre les personnes et les
maisons attaquées ; 2° que dans le cas où la troupe ne peut arriver qu'au
moment où une maison est déjà envahie, le commandant doit arrêter tous ceux qui
s'y trouvent et faire au besoin usage des armes, si les pillards résistent; 3°
que les commandants des troupes stationnées dans les rues et les places
publiques doivent, à la première réquisition de l'autorité communale, dissiper
tout rassemblement et, en cas de résistance, avoir recours aux armes ; 4° que,
dans tous les cas, la troupe peut faire usage de ses armes, même sans
réquisition ni sommation préalable, contre tous ceux qui exercent contre elle
des violences ou des voies de fait.
Le ministre de
Ces récriminations et ces plaintes allaient se
reproduire sur une scène plus élevée et plus vaste. Le 12 Avril, le débat fut
porté à la tribune des Chambres.
Les ministres avouèrent franchement
que tous les agents du pouvoir n'avaient pas agi avec la promptitude et
l'énergie désirables ; mais ils (page
192) cherchèrent pour leurs subordonnés une sorte d'excuse dans le
relâchement des liens sociaux et l'effervescence des passions révolutionnaires.
Le jour même où la populace de Bruxelles brisait les meubles des orangistes,
une insurrection éclata à Lyon, et il fallut qu'un général habile et énergique,
placé à la tête d'une véritable armée, luttât pendant cinq jours et répandit
des flots de sang pour arriver au l'établissement de l'ordre. Le 14 Février
1831, à cinquante pas du Louvre, quelques centaines de prolétaires pillèrent
l'église de St-Germain-l'Auxerrois, sans que la police de Paris, malgré le
nombre de ses agents et les merveilles de ses rouages, eût connu l'attentat
avant sa consommation. D'autres pillages eurent lieu pendant les deux jours
suivants, en présence d'une garnison de 50,000 hommes secondée par 70,000
gardes nationaux ! Les ministres qu'une révolution vient de porter au pouvoir
rencontrent mille obstacles inconnus à leurs successeurs. L'ardeur des
passions politiques, l'affaiblissement de l'autorité, le relâchement des liens
administratifs, l'inexpérience des chefs, l'insubordination des agents
inférieurs, les haines des uns, les craintes exagérées des autres, toutes ces
causes réunies entravent l'exécution des ordres, jettent le trouble dans les
mesures préventives, effraient les mandataires de la commune et tournent au
bénéfice de l'émeute. Sans doute, cette situation anormale ne peut légitimer
l'insouciance du pouvoir et les excès du peuple ; mais aussi, quand le désordre
a triomphé malgré les efforts des ministres, les obstacles inhérents à toute
situation révolutionnaire doivent être portés en ligne de compte. « Tel est,
dit M. Guizot, le vice naturel de toute révolution que la plus nécessaire, la
plus légitime, la plus forte, jette dans de grands troubles la société qu'elle
sauve, et reste longtemps elle-même menacée et précaire.» (Note de bas de page : Discours
sur l'histoire de la révolution d'Angleterre, p. 108).Du reste, il suffisait au
cabinet de prouver que, si ses ordres avaient été immédiatement exécutés, si
tous les pouvoirs avaient déployé la même énergie que les ministres, la
capitale et la nation n'auraient pas eu à déplorer ces attentats sauvages.
Tout en renfermant un récit
très varié de ces tristes scènes, les discours hostiles au gouvernement
offraient cette particularité que, blâmant amèrement l'attitude des ministres,
ils renfermaient à peine (page 193)
quelques mots de désapprobation à l'adresse des véritables instigateurs du
désordre. Cette contradiction devait être relevée; elle le fut par M.
Dumortier, dont le patriotisme savait se placer au-dessus des dissidences qui
le séparaient des ministres. « La révolution, s'écria-t-il, est pure des
désordres qui ont désolé la capitale ; la révolution ne peut être responsable
des actes des agents provocateurs de l'orangisme !... Considérés en eux-mêmes,
les événements sont malheureux, ils sont déplorables; mais en définitive les
orangistes n'ont que ce qu'ils ont cherché : ils ont voulu le pillage et le
pillage leur est arrivé ! » (Moniteur du 28 Avril.)
Mais les désordres du 6
Avril n'étaient pas seuls en cause ; les orateurs de l'opposition critiquaient
tout aussi vivement les arrêtés d'expulsion contre-signés par le ministre de
D'autres orateurs péchèrent
par l'excès contraire. Tandis que, dans la question des expulsions, les adversaires
des ministres manifestaient des scrupules de légalité évidemment exagérés,
quelques-uns de leurs défenseurs affectaient de placer la raison d'État
au-dessus des prescriptions de la loi constitutionnelle: « La légalité, s'écriait
le comte Vilain XIIII, est un vieux manteau que je ne saurais respecter ;
endossé et rejeté tour à tour par tous les partis, porté, usé par tout le
monde, composé de mille pièces de mille couleurs, il est troué par les uns,
raccommodé par les autres ; il porte les souillures de tous ses maîtres. La
féodalité s'est assise dessus et lui a laissé une odeur de bête fauve que nos
codes respirent encore ; la royauté l'a (page
194) foulé aux pieds et traîné dans la fange; la république l'a tout maculé de sang, car la
guillotine fonctionnait légalement en 1795. Napoléon l'a déchiré partout avec
la pointe de son sabre ou le talon de sa botte, et voilà ces lambeaux qu'on
élève, aujourd'hui que tout tombe en poussière, religion, mœurs, patrie,
famille ! Voilà ces lambeaux qui doivent sauver le monde ! L'ordre légal est le
dernier mot de la civilisation !... Ah! c'est une amère dérision ! Oui, le
mensonge, la fraude, le vol, la spoliation, l'injustice, ont besoin de la
légalité pour s'introduire chez une nation et s'y faire obéir matériellement ;
mais la vérité et la justice peuvent aller toutes nues, elles sauront toujours
se faire respecter par tous les peuples » (Séance du 27 Avril; Moniteur du 28). Paroles éloquentes, mais
dangereuses; rapprochements ingénieux, mais trompeurs ! Le respect de la loi
est le premier besoin d'un peuple libre. Quand la légalité résulte des décrets
d'un pouvoir constitutionnel, elle a droit au respect de tous, et celui qui la
viole, ministre ou citoyen, soldat ou juge, mérite un blâme sévère.
Depuis six jours ces débats
irritants alarmaient l'opinion publique, lorsque MM. Dubus et Ernst proposèrent
d'y mettre un terme par le vote d'une adresse au roi, renfermant un blâme
formel de la conduite des ministres (Note de bas de page :Voici le texte: 1° « A l'égard des
pillages, l'adresse contiendrait la pensée suivante :
«
« 2° A l'égard des étrangers une
proposition conçue dans ce sens :
« Si
le gouvernement croit qu'il soit nécessaire, pour la sécurité de l'État, de
soumettre les étrangers à des mesures exceptionnelles, autorisées par l'article
128 de]a Constitution,
Il nous reste à rapporter un dernier incident
auquel les pillages d'Avril donnèrent naissance.
Éclairé par l'expérience et
voulant se mettre à l'abri d'attaques nouvelles, le cabinet réclama des
Chambres une loi sévère contre les manifestations orangistes.
Cette loi était
indispensable. Malgré la leçon terrible qu'ils venaient de recevoir, les
partisans de la maison d'Orange continuaient leur propagande avec une inconcevable
audace. Polémiques insolentes dans les colonnes des journaux, libelles,
satires, caricatures, chansons séditieuses, tous les moyens leur semblaient
bons pour alarmer les masses et jeter le discrédit sur le trône issu des
suffrages du Congrès. Si l'on voulait éviter une explosion nouvelle, il fallait
de toute nécessité mettre un terme à ces menées contre-révolutionnaires. Tel
était le but du projet de loi sur les démonstrations orangistes, déposé dans la
séance de
« Je donne aux Anglais l'industrie,
Combats et périls aux Français,
Aux Belges la bigoterie
Et le commerce aux Hollandais ;
Je retiens un poste honorable
Pour chaque mauvais garnement,
Pour moi bon lit et bonne table,
Afin de vivre longuement.
« Si Nassau reprend son royaume,
L'or m'adoucira ce malheur,
Et je pourrai dire à Guillaume :
Rien n'est perdu, rien, fors l'honneur.
Puis prenant de l'or et la fuite,
De Clarmont au jardin charmant
Je saurai regagner le gîte,
Afin de vivre longuement. »
On peut consulter encore le Petit
Catéchisme politique à l'usage des honnêtes gens (Liége, 1833) et l'opuscule
intitulé: Zedeleer der Oproerigen (Liège, 1834)).
(page 196) Par une exception bien rare à cette époque, les
propositions ministérielles furent cette fois adoptées à la presque unanimité
des suffrages.
A l'égard des faits rapportés dans ce
chapitre on peut consulter: Lettre adressée à