« La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine »,
par J.J. THONISSEN
2e édition. Louvain, Vanlinthout et Peeters,
1861, 3 tomes
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TOME 1
CHAPITRE VI. - PREMIÈRE RÉUNION DES CHAMBRES. -
L'ENQUETE PARLEMENTAIRE. - ACCEPTATION DES VINGT-QUATRE ARTICLES (Septembre -
Novembre 1831)
6.1. La popularité intacte du Roi
(page
194) La popularité de Léopold n'avait pas souffert de nos désastres. Lorsqu'il
revint à Bruxelles dans la matinée du 16 Août, la foule pressée sur son passage
l'accueillit avec des acclamations unanimes.
Dans l'appel aux armes du 4 Août, le roi
s'était écrié: « Chacun fera son devoir; Belge comme vous, je défendrai la Belgique, je me rends à
mon poste! » A Anvers, à Malines, à Aerschot, à Louvain, il avait tenu ses
promesses. Ce n'était pas sur lui que pesait la responsabilité de ]a défaite de
nos troupes.
Trois semaines à peine s'étaient écoulées
depuis les belles et patriotiques fêtes de l'inauguration. Bien des événements
s'étaient accomplis, bien des illusions s'étaient dissipées dans ce court
intervalle. « Il y avait, dit M. Nothomb, dans cette rapide succession des
événements, dans cette inconstance de la fortune, dans ce revers après l'éclat
d'un si beau jour, quelque chose qui devait toucher profondément le peuple
belge. » Ajoutons que la nation avait la conscience des services que le
roi, par sa seule présence, avait rendus à sa patrie adoptive.. Au milieu des illusions
causées par les victoires de Septembre, quel ministre eût osé provoquer
l'assistance d'une armée étrangère? Quel eût été le sort du pays, si les mains
débiles du Régent avaient tenu les rênes de l'État, au moment où nos premiers
revers furent annoncés à Bruxelles? Quel prétexte la France eût-elle saisi pour
intervenir en notre faveur, sans provoquer un dissentiment au sein de la Conférence de Londres?
Une royauté acceptée par les mandataires de l'Europe avait sauvé la Belgique.
Le 8 Septembre s'ouvrit la première session
des Chambres. .
Les déplorables événements du mois d'Août ne
pouvaient être passés (page 195)
sous silence dans le discours du trône. L'occasion était opportune pour
rappeler au pays et à ses représentants la nécessité de se mettre sérieusement
à l'abri d'humiliations nouvelles. Le ministère ne faillit pas à cette tâche.
Tout en rendant hommage à la bravoure individuelle que nos troupes avaient
déployée dans cette courte et malheureuse campagne, il plaça dans la bouche du
chef de l'État des paroles propres à faire ressortir l'urgence d'une nouvelle
organisation de l'armée.
« Si le courage individuel, dit le roi aux
deux Chambres réunies, si la bravoure qu'on n'a jamais contestée au soldat
belge, avaient pu suppléer au défaut d'organisation et d'ensemble qui s'est
fait sentir dans notre jeune armée, nul doute, et vous en croirez mon
témoignage, nul doute que nous n'eussions victorieusement repoussé une attaque
déloyale et contraire à tous les principes du droit des gens. La nation n'en
sentira que plus vivement l'impérieuse nécessité des réformes déjà commencées
et qui se poursuivent avec une activité dont les résultats ne se feront pas
attendre. Dans peu de jours, la
Belgique aura une armée qui, s'il le fallait de nouveau,
ralliée autour de son roi, saurait défendre avec honneur, avec succès,
l'indépendance de la patrie. - Des projets de loi vous seront présentés pour
donner au gouvernement sa part d'influence dans la composition des cadres de
l'armée, rendre la confiance au soldat et assurer une juste récompense à ceux
qui se seront signalés au jour du danger. »
La réorganisation de l'armée était, en effet,
le premier besoin de la situation. Voter les ressources nécessaires, accorder
au gouvernement la faculté d'épurer largement les cadres, seconder
l'administration vigoureuse du ministre de la Guerre, s'abstenir de récriminations inutiles,
songer à l'avenir avant de scruter le passé, telle était la mission que les
besoins du pays assignaient à ses représentants.
Malheureusement la signification réelle des
événements d'Août n'était pas assez comprise. L'immense majorité de la nation
assignait à nos revers une cause unique, la trahison des chefs. On croyait
qu'il suffisait d'éloigner et de flétrir les traîtres pour rendre désormais la
victoire inévitable. Démasquer et punir les coupables: tel était le cri
général.
Les ministres ne tardèrent pas à rencontrer
cette tendance au sein des Chambres.
6.2. La constitution d’une commission d’enquête
parlementaire sur les causes du désastre militaire
(page 196) Depuis le 16 Août, M. Charles de
Brouckere était chargé du portefeuille de la Guerre. Nommé
ministre de l'Intérieur au moment de l'invasion de l'armée hollandaise, le roi
l'avait envoyé à Liége aussitôt qu'on eut reçu la nouvelle de la défaite de Daine.
L'activité, l'énergie, l'intelligence et le zèle qu'il déploya dans ces tristes
circonstances valurent à M. de Brouckere les éloges unanimes de la presse.
Malgré le découragement des uns et la méfiance des autres, quelques jours lui
avaient suffi pour réunir et réorganiser les débris de l'armée de la Meuse. Le chef de l'État
crut récompenser ce service en plaçant le ministre de l'Intérieur à la tête du
département de la Guerre.
Ce n'était pas sans avoir opposé de vives résistances
que M. de Brouckere s'était chargé de l'immense et redoutable tâche de la
réorganisation de l'armée et de l'épuration de ses cadres. Les événements des
dernières semaines n'avaient que trop dévoilé l'incohérence et la faiblesse des
éléments militaires réunis par les ministres du Régent et du gouvernement
provisoire. Loin de faciliter la mission de l'administrateur, le travail
accompli avant l'invasion était, sous plus d'un rapport, une source d'embarras
et de résistances. Sous peine de rester au-dessous de sa tâche, il fallait
hardiment revenir sur le passé, blesser tous les intérêts, braver toutes les
haines et briser des centaines de carrières, avec la certitude de retrouver les
passions révolutionnaires à la tribune et dans la presse. M. de Brouckere puisa
dans son patriotisme le courage d'assumer une responsabilité devant laquelle
plus d'un officier général avait prudemment reculé.
Le jour même de son entrée en fonctions, il
avait chargé une commission militaire de procéder aux. enquêtes requises pour
constater la conduite des officiers de tous grades, avant et pendant la funeste
campagne qui venait de se terminer (Moniteur du 19 août 1831). Les membres de
cette commission s'étaient mis activement à l'œuvre, et déjà plusieurs
officiers, qui avaient lâchement abandonné leurs soldats en face de l'ennemi,
s'étaient vu renvoyer devant les conseils de guerre (V. entre autres le
Moniteur du 29 Novembre 1831). Mais les esprits étaient trop irrités pour
attendre patiemment le résultat des investigations prudentes et régulières
d'une enquête gouvernementale. Croyant qu'il suffisait de pénétrer aux archives
de la Guerre
et d'entendre les officiers subalternes (page
197) pour découvrir les traîtres, le public réclamait de toutes parts une
enquête parlementaire.
Le 15 Septembre, la Chambre des représentants
reçut une pétition revêtue des signatures de l'élite de la population
d'Audenarde. « Les malheurs qui viennent d'accabler la patrie, disaient les
pétitionnaires, furent précédés de circonstances si graves, si extraordinaires,
qu'il est de l'honneur national d'en faire l'objet d'un examen solennel, afin
de faire connaître à l'Europe entière qu'on doit y l'attacher les seules causes
de nos désastres. Nous le savons, le nom belge ne saurait être flétri par quelques
revers; mais encore, lorsque ces revers ne sont dus qu'à l'incurie des hommes
chargés de ses destinées, la nation ne saurait en être solidaire, et il est
juste qu'elle fasse retomber la honte sur les seuls coupables. » Les
pétitionnaires finissaient en priant la Chambre de procéder elle-même à une enquête
sévère sur les causes de nos désastres.
Cette demande était trop conforme aux vues de
la majorité pour ne pas être favorablement accuei1Iie. M. Dumortier déposa sur
le bureau la proposition suivante: « Une enquête sera faite sur les causes
et les auteurs de nos revers pendant la dernière campagne » (Note de bas de
page : Cette proposition
portail les signatures de M. Dumortier et de douze de ses collègues : C.
Rodenbach, de Haerne, Brabant, de Meer de Moorsel, Watlet, Alexandre Rodenbach,
de la Faille,
Vuylsteke, Morel-Danheel, Rochet, Eug. De Smet, Vergauwen (Moniteur du 25
Septembre 1831)).
Admis à développer sa proposition, M.
Dumortier se fit l'organe éloquent et convaincu des accusations auxquelles les
ministres du Régent étaient en butte depuis la défaite de l'armée. « Dans cette
désastreuse campagne, disait l'orateur, rien n'avait été prévu. Où était cette
armée de 66,000 hommes dont nous berçait le ministère et pour laquelle on lui
avait alloué des subsides? Où était cette organisation civique, qui' devait
rendre nos soldats citoyens propres à tenir la seconde ligne et même la
première au besoin? Où était cette organisation supérieure, sans laquelle il
n'y a pas d'armée? Où étaient les armes, les munitions? Où étaient ces corps de
réserve, ces plans de campagne que l'on devait avoir depuis longtemps préparés
?.. Qui le croirait? dans le pays le plus riche et le mieux cultivé du monde,
au milieu des moissons les plus abondantes, nous avons vu nos soldats dénués
des choses les plus nécessaires , privés de vivres et succombant (page 198) bien plus sous les coups de
la faim que sous le fer des Hollandais !... »
Lorsque M. Dumortier eut cessé de parler au
milieu d'un silence solennel, la proposition fut prise en considération à la
presque unanimité des suffrages. Mise aux voix, dans la séance du six Octobre,
elle fut adoptée par soixante-deux voix contre trois abstentions (Moniteur du 8
Octobre 1831).
L'enquête parlementaire, il faut l'avouer,
était dans les vœux du pays.
La défaite des armées de l'Escaut et de la Meuse, l'état de
désorganisation où se trouvaient leurs cadres au moment de l'invasion, la
disette de vivres qu'avait subie l'armée de la Meuse, les désordres de l'administration et,
surtout, l’insuffisance numérique de nos troupes, avaient produit un étonnement
universel. Le courage et l'ardeur des soldats ne pouvant être révoqués en
doute, la nation arrivait naturellement à soupçonner la loyauté des chefs et à
leur imputer la responsabilité du désastre. Expression fidèle de l'opinion
publique, la Chambre
des représentants, par son vote en faveur de la proposition de M. Dumortier,
entrait à tous égards dans les vues de ses commettants.
6.3. L’inopportunité de la constitution de la
commission d’enquête
Mais quels pouvaient être les résultats de
cette mesure extrême? Nous avons dit que, dès le 16 Août, un arrêté royal avait
institué une commission chargée de procéder, d'après les indications du
ministre de la Guerre,
à des investigations sérieuses sur la conduite des officiers dans les
événements des dernières semaines. Nous avons ajouté que déjà des poursuites
judiciaires avaient été dirigées contre les officiers qui avaient déserté le
champ de bataille. Le dévouement et le zèle du ministre n'étaient pas
contestés. Chaque jour fournissait une preuve nouvelle de l'activité
intelligente et énergique avec laquelle il préparait les voies à l'épuration
des régiments. On pouvait donc, sans manquer aux droits et aux devoirs de la
représentation nationale, attendre le résultat des enquêtes auxquelles on avait
procédé par ses ordres.
En effet, s'il ne s'agissait que de rechercher
les causes générales de nos malheurs militaires, l'enquête était inutile. Ces
causes n'étaient un mystère pour personne. « On vous propose une enquête
sur les causes de nos revers, disait le comte F. de Mérode. Messieurs, je vous
en définirai les plus essentielles en peu de mots. Force, unité d'action dans
l'exercice du pouvoir en Hollande: faiblesse et division en Belgique (page 199) jusqu'à l'avénement du roi
Léopold. Armée disciplinée en Hollande, étrangers admis en masse dans ses
rangs: amour-propre national trop exclusif chez nous; opposition à
l'introduction d'officiers d'expérience et de vieux soldats dans nos régiments,
et par suile défaut de subordination.. Secret des négociations pour les
affaires extérieures de la
Hollande: débats tumultueux des nôtres dans cette enceinte,
au milieu des bravos et parfois des sifflets. Officiers de la schuttery nommés
par le chef de l'État en Hollande: élection des officiers du premier ban de la
garde civique parmi nous. Argent prodigué en Hollande pour la création d'une
force nombreuse; argent épargné en Belgique par la crainte, très-légitime sans
doute, de fouler le pays. Impossibilité de conspirer en Hollande: liberté
presque absolue des machinations en Belgique. Ministère bien secondé par les
Chambres en Hollande, tiraillé en tout sens par la représentation nationale en
Belgique. »
S'agissait-il, au contraire, d'entrer clans
les détails des opérations militaires, dans l'examen des actes individuels,
l'enquête était dangereuse. Au moment où l'ordre, la subordination et le
respect du pouvoir étaient les premiers besoins de l'armée, il y avait un péril
réel à soumettre les actes des supérieurs aux appréciations, au contrôle, aux
investigations des officiers subalternes. L'audition des témoins, l'étude des
faits et l'examen des documents officiels auraient exigé un travail de
plusieurs mois. Que serait devenue l'armée pendant cet intervalle?
L'enquête parlementaire allait fournir aux
officiers supérieurs le moyen de rejeter les uns sur les autres les fautes
commises pendant la campagne; car, on le sait, quand une armée subit des
revers, il n'est personne qui accepte une part de responsabilité dans les
causes de la déroute. L'intervention du pouvoir législatif eût porté à la
discipline et à la fraternité militaire une atteinte irréparable; elle eût
détourné l'attention des chefs des besoins du service, à l'heure où cette
attention était plus que jamais requise. C'est ce que le ministre de la Guerre fit parfaitement
ressortir. « Quand je ne verrais, disait-il, d'autres inconvénients dans le
projet que ceux d'apporter une perturbation complète dans l'armée et de
renverser toute la hiérarchie militaire, cela suffirait seul pour que je m'y
opposasse de toutes mes forces... Tous les militaires, les chefs supérieurs
eux-mêmes, se trouveraient à la disposition des commissaires de la Chambre. Je crois que
le (page 200) moment n'est. pas venu
de détourner les militaires de leur service » (Moniteur du 1er décembre
1831).
Plusieurs membres croyaient que l'or
hollandais n'avait pas été entièrement étranger à nos malheurs. Ces soupçons
étaient fondés; mais l'enquête parlementaire ne pouvait conduire à la
découverte de ces actes de corruption, puisque les seuls documents irrécusables
se trouvaient aux archives de La Haye. Pouvait-on se contenter de quelques rumeurs
vagues, ou même des dépositions plus ou moins suspectes des subalternes?
Fallait-il dénoncer et flétrir comme des traîtres tous les officiers qui, avant
l'arrivée du roi, dans un moment de lassitude, de découragement et d'anarchie,
avaient manifesté le désir de placer le prince d'Orange à la tête d'une
Belgique indépendante?
Le ministre de la Guerre avait parfaitement
posé l'état de la question. Pour les causes générales de nos revers, l'enquête
parlementaire était inutile; pour les actes individuels des chefs, elle était
dangereuse. Puisque le ministre méritait la confiance de la Chambre, il fallait s'en
rapporter à sa vigilance, à son énergie et à son patriotisme. Nous l'avons déjà
dit: la commission chargée de procéder à l'enquête administrative n'était pas
restée oisive.
La
Chambre ne tarda pas à comprendre ces vérités et à revenir
indirectement sur ses votes antérieurs. Après avoir nommé une commission
d'enquête dans la séance du 14 Novembre, elle rejeta successivement toutes les
mesures que cette commission réclamait pour rendre son action tant soit peu
efficace. Les commissaires demandaient la faculté de déléguer une partie de
leur autorité aux fonctionnaires, aux magistrats et même aux militaires
investis de leur confiance. Ils exigeaient le droit de compulsoire dans les
dépôts publics et dans les archives des départements ministériels. Ils
revendiquaient le pouvoir d'infliger des amendes à tout citoyen, fonctionnaire
ou autre, qui refuserait de comparaître devant eux ou leurs délégués. Ils
sollicitaient l'autorisation de contraindre les fonctionnaires publics à leur
fournir des copies de tous les documents confiés à leur garde. Ces mesures
s'écartaient, à la vérité, de tous les précédents administratifs. Elles
plaçaient les agents du pouvoir exécutif sous les ordres des délégués du
pouvoir législatif, elles attribuaient même à ces délégués une partie (page 201) importante du pouvoir
judiciaire; mais, il faut l'avouer, toutes ces précautions étaient
indispensables pour donner aux commissaires la part d'autorité que réclamait
l'exercice efficace de leur mission. La Chambre devait, ou sanctionner ces demandes, ou
se déjuger. Elle prit ce dernier parti. Après des débats orageux, prolongés
pendant quatre séances, toutes les demandes des commissaires furent rejetées
par 48 voix contre 31. A
la suite de ce vote, quelques membres de la commission renoncèrent au mandat
qu'ils avaient reçu; les autres, privés des pouvoirs nécessaires pour agir avec
efficacité, gardèrent une attitude passive, et l'enquête fut bientôt oubliée
(Note de bas de page : Les
débats n'avaient que trop prouvé les dangers de l'enquête. Nous ne ferons que
deux citations.
Un membre de la commission d'enquête avait soumis à ses
collègues une longue série de questions. La 15e et la 16e étaient formulées
dans les termes suivants : « 15e Quel était le but du mouvement sur
Bautersem, le 11 Août, pendant que l'ennemi effectuait un mouvement de flanc
décisif ? Ce mouvement a-t-il été prévu, éclairé, entravé, combattu? Le
passage de la Dyle
entre Wavre et Louvain a-t-il rencontré quelque opposition ? Quelles
mesures avait-on arrêtées pour faire échouer cette entreprise éventuelle? - 16°
Quel était l'état de l’approvisionnement de Louvain à l'époque de son
investissement complet, le 12 Août? Par quel enchaînement de faits l'armée, y
compris le roi, s'est-elle vue cernée dans une ville ouverte ? Est-ce le
résultat d'une résolution, de l’imprévoyance ou d'une force majeure? Quel
devait être le résultat probable de l'attaque de cette ville par les corps
ennemis, occupant les hauteurs situées à l'est et à l'ouest de Louvain,
interceptant les communications avec Bruxelles et Malines par les trois
chaussées qui conduisent à ces villes ? Quelle était la voie de retraite
qu'on s'était ménagée ? » Le roi ayant commandé en personne l'armée
réunie à Louvain, ces questions incriminaient directement la conduite du chef
de l'État. Que devenait ici son inviolabilité constitutionnelle?
La commission réclamait énergiquement le droit
de compulser toutes les archives de l'État. Est-il nécessaire de signaler les
dangers d'une concession de ce genre? « La commission, disait M. de Meulenaere,
ministre des Affaires étrangères, pourra sonder tous les secrets de l'Etat.
Cependant quand, il y a huit jours à peine, je suis venu vous dire que les
circonstances ne permettaient pas encore de vous communiquer des pièces diplomatiques
qui, par leur nature même, sont destinées à la publicité, vous avez applaudi à
ma conduite... Le Roi peut laisser secrètes des pièces qui ont servi à une
négociation, même après que celte négociation est achevée, parce que l'intérêt
et la sûreté de l'État pourraient être compromis et aujourd'hui la commission
d'enquête aurait le droit, non seulement de compulser ces pièces, mais encore
celles qui concernent une négociation non achevée. De plus, elle pourra
déléguer son pouvoir, et tout délégué pourra rechercher ces pièces! Il m'est
pénible de le dire, mais j'ose le déclarer, si une pareille mesure est
ordonnée, on aura violé la
Constitution et détruit la forme du gouvernement que la
nation a établie » (Moniteur belge du 1er Décembre 1831)).
6.4. L’acceptation du traité des 24 articles. Les
obstacles et la position du gouvernement
(page
202) La proposition d'enquête avait été faite dans la séance du 24
Septembre. Le vote que nous venons de rapporter eut lieu le 1er Décembre. Dans
l'intervalle, un grand sacrifice s'était accompli pour satisfaire aux exigences
de la Conférence
de Londres.
Aussitôt que M. Van de Weyer eut reçu les
vingt-quatre articles annexés au protocole du 14 Octobre, il s'empressa de les
porter lui-même il Bruxelles. Il y arriva le 18 Octobre.
Chez tous les membres du cabinet, les
conditions imposées par la
Conférence rencontrèrent les mêmes sentiments de répulsion,
les mêmes désirs de résistance. Les ministres étaient unanimes à déclarer que
les intérêts belges avaient été odieusement sacrifiés. Mais quel était le parti
qu'il convenait de prendre? Fallait-il opposer un refus dédaigneux à des
propositions que les grandes puissances déclaraient finales et irrévocables?
Fallait-il garder une attitude passive, en attendant des circonstances plus
heureuses? Était-il préférable de recourir aux armes, au risque de s'attirer
les inconvénients d'une intervention militaire de la Prusse et de la Confédération
germanique? Était-il indispensable de courber la tête sous la pression de la diplomatie
européenne? Toutes ces questions épineuses attirèrent tour à tour l'attention
des ministres. Ceux-ci se trouvaient dans une perplexité d'autant plus pénible
que toutes les solutions imaginables offraient des inconvénients, et même des
dangers.
Avant de prendre une décision définitive,
plusieurs ministres voulurent connaître les opinions des ambassadeurs de France
et d'Angleterre. Ils attachaient surtout une grande importance à l'avis du
général Belliard. Ce noble vétéran des armées impériales avait su conquérir les
sympathies de toutes les classes de la nation. Son dévouement au roi Léopold et
à la Belgique
était incontestable; en plus d'une occasion, et surtout pendant la campagne
d'Août, il en avait fourni des preuves éclatantes. C'était autant du cœur que
des lèvres qu'il se plaisait à nommer la Belgique sa seconde patrie. Un membre du cabinet
se chargea de lui demander quelle serait l'attitude du gouvernement français,
dans l'hypothèse où la
Belgique rejetterait les propositions de la Conférence.
(page
203) La réponse du général fut en tout point conforme aux déclarations des
diplomates de Londres. Le protocole du 14 Octobre était, à ses yeux, un acte
final et irrévocable. La
Conférence, disait-il, avait épuisé sa juridiction pour tous
les points susceptibles d'une exécution immédiate; tout espoir d'obtenir des
modifications aux arrangements territoriaux était chimérique. Le général ajouta
que la France
n'userait pas de sa puissance pour forcer les Belges à souscrire au protocole
du 14 Octobre; mais il déclara, tout aussi positivement, qu'elle ne
s'opposerait pas aux mesures de rigueur qui seraient adoptées par les autres
puissances, et spécialement par la Confédération germanique. « La France, disait-il, ne peut
plus que vous donner des conseils et former des vœux pour votre bonheur. »
Consulté à son tour, l'ambassadeur
d'Angleterre, sir Robert Adair , émit un avis identique. De même que son
collègue de France, il engagea les ministres à céder à la force des
circonstances; mais, plus circonspect et plus expérimenté que le général
Belliard, il ne promit pas même la neutra1ité de la marine anglaise.
Tout attestait donc que la Belgique se trouvait en
présence d'une décision irrévocable des grandes puissances.
Les ministres, réunis sous la présidence du
roi, reprirent leurs délibérations dans les mêmes perplexités. L'avenir du pays
était en quelque sorte subordonné à la décision qu'ils étaient appelés à
prendre. Rejeter les propositions de la Conférence, c'était rompre avec l'Europe, le
lendemain d'une défaite qui avait ébranlé la confiance de la nation et de
l'armée. Accepter ces propositions blessantes et injustes, c'était faire
rétrograder la révolution et fouler aux pieds les engagements les plus
solennels contractés par le gouvernement provisoire et par la Régence.
Dans l'une et l'autre hypothèse, la décision
pouvait entrainer des conséquences graves. Les ministres avaient, il est vrai,
un moyen de sortir d'embarras et de sauver leur popularité personnelle; c'était
d'assumer un rôle passif et de demander humblement aux Chambres une solution
définitive. Mais ce moyen peu digne et peu loyal répugnait au courage et à la
loyauté des hommes éminents qui composaient le cabinet. Dans les circonstances
suprêmes où le pays se trouvait placé, il était du devoir du gouvernement de
prendre l'initiative et de diriger courageusement les débats, en disant la
vérité tout entière aux représentants de la nation.
(page
204) C'était surtout dans leurs rapports avec les intérêts du Luxembourg
que les propositions de la
Conférence devenaient une source d’embarras sérieux, Le 18
Novembre 1830, le Congrès national avait compris le Luxembourg tout entier dans
la déclaration d'indépendance du pays. Le 9 Janvier suivant, les délégués du
gouvernement provisoire avaient adressé aux Luxembourgeois une proclamation
chaleureuse, renfermant entre autres la déclaration suivante: « Nous sommes
autorisés à vous déclarer, au nom du gouvernement, que vos frères des autres
provinces ne vous abandonneront jamais et qu'ils ne reculeront devant aucun
sacrifice pour vous conserver dans la famille Belge » (Proclamation de MM.
Thorn et Nothomb du 9 Janvier 1831). Deux mois plus tard, le Régent s'écriait,
dans une proclamation revêtue de la signature de tous les ministres: « Nous
avons commencé la révolution malgré les traités de 1815, nous la finirons
malgré les protocoles de Londres... Luxembourgeois! restez unis et fermes! Au
nom de la Belgique,
acceptez l'assurance que vos frères ne vous abandonneront jamais » Huyttens, t.
III, p. 45, en note). Ce n'est pas tout: à ces actes émanés du Congrès national
et du gouvernement du Régent, M. Lebeau, alors ministre des Affaires
étrangères, avait ajouté la parole du prince Léopold, au moment où celui-ci
subordonnait son avénement à l'acceptation préalable des dix-huit articles.
Dans la mémorable séance du 5 Juillet 1831, M. Lebeau s'était écrié: « Nous
conserverons le Luxembourg, j'en ai pour garant notre droit, la valeur des
Belges et la parole du Prince. Oui, la parole du Prince, le moment est venu de
tout dire.... Le Prince en fait son affaire propre; c'est pour lui une question
d'honneur... Sans la possession du Luxembourg, je défierais bien quel prince
que ce fût de régner six mois en Belgique.» Confiant dans ces promesses
solennelles, le Luxembourg s'était franchement associé à l'élan révolutionnaire
des autres provinces. Et maintenant il s'agissait de déchirer les déclarations
du gouvernement provisoire, du Congrès, du Régent et du Roi, pour replacer ]a
majorité des Luxembourgeois sous la domination d'un gouvernement .prêt à leur
demander compte des trésors et du sang qu'ils avaient dépensés dans l'intérêt
exclusif de la Belgique!
Il s'agissait de sacrifier à la fois les
intérêts et la dignité de la cause nationale.
(page
205) Cependant, pour peu qu'on réfléchisse aux exigences de la situation,
on ne tarde pas à se .convaincre que l'acceptation du protocole du 14 Octobre
était une nécessité. La
Belgique se trouvait dans une de ces situations extrêmes où
le salut de tout un peuple efface les engagements et fait taire les
répugnances.
Pour juger sainement les actes du premier
ministère du roi, il faut envisager la question extérieure dans l'état où elle
se présentait en 1831. Le refus de la Hollande n'était pas à prévoir, puisque tous les
sacrifices et toutes les humiliations se trouvaient du côté des Belges. Or, la Hollande acceptant; il ne
nous restait en réalité d'autre perspective qu'une honteuse et tardive
soumission aux ordres de la
Conférence.
L'armée prussienne serait venue nous expulser
de Venloo , les soldats de la
Confédération germanique se seraient emparés de la partie
cédée du Luxembourg, les Anglais auraient probablement bloqué nos ports et
refoulé l'essor de notre commerce. Quel homme politique eût osé répondre des
complications intérieures que cette crise pouvait amener? Évidemment, dans
l'hypothèse de l'acceptation du protocole par la Hollande, le gouvernement
belge était intéressé à prendre l'initiative. Quelle gloire y avait-il à faire
disperser par les soldats de la
Prusse une armée déjà repoussée par les troupes hollandaises?
Où étaient les avantages politiques d'un état d'hostilité avec l'Europe?
Dans l'hypothèse du refus de la Hollande, l'acceptation
du protocole était encore le parti le plus sage. Puisque, dans la situation
politique de l'Europe, la
Belgique ne pouvait espérer des conditions meilleures, il
était désirable que les décrets de la Conférence fussent immédiatement exécutés. La
reconnaissance du roi des Belges par les grandes puissances, la clôture de
l'ère révolutionnaire et la réduction de l'armée au pied de paix étaient des
avantages qu'un homme d'État ne pouvait dédaigner. N'oublions pas que, dans la
note du 15 Octobre, les cinq puissances garantissaient l'exécution des
vingt-quatre articles et prenaient, en termes formels, l'engagement d'obtenir
l'adhésion de la Hollande.
Restait, à la vérité, l'hypothèse où les cours
alliées, y compris celles de France et d'Angleterre, s'abstiendraient de
recourir à la force pour réduire la
Hollande à l'obéissance. Mais dans ce cas, alors si peu
probable, nous conservions le statu quo et nous faisions reconnaître la royauté
belge par les puissances étrangères, tout en possédant l'espoir (page 206) fondé d'obtenir des
concessions ultérieures, en retour des sacrifices occasionnés par l'entretien
de l'armée sur le pied de guerre. Encore une fois, ce n'est pas à l'aide des
événements postérieurs, mais en reportant sa pensée à la situation de 1831,
qu'il faut juger l'attitude et les actes du cabinet de Bruxelles. Il ne
s'agissait plus alors de produire un appel à l'énergie de l'esprit
révolutionnaire. La Pologne
venait de succomber. L'Europe, sans en excepter l'Angleterre et la France, voulait mettre un
terme aux complications et aux périls résultant du différend hollando-belge.
Les cabinets des Tuileries et de St-James, aussi bien que ceux de Berlin, de
Vienne et de St-Pétersbourg, déclaraient nettement qu'il fallait en finir. A
l'intérieur, le prestige des journées de Septembre s'était évanoui dans les
désastres de Hasselt et de Louvain. Au dehors, l'Europe nous dictait des
conditions finales. Les ministres belges comprirent ces vérités, et ils eurent
le courage de les proclamer à la tribune.
6. 5. L’acceptation du traité des 24 articles. Les
débats parlementaires
Le 21 Octobre, deux jours après la réception
du protocole, M. de Meulenaere présenta à la Chambre des représentants un projet de loi
autorisant le chef de l'État « à conclure et à signer le traité définitif de
séparation, sous telles clauses, conditions et réserves que S. M. pourrait juger
nécessaires ou utiles dans l'intérêt du pays. » M. Van de Weyer était chargé de
défendre le projet, conjointement avec les ministres, en qualité de commissaire
royal (Note de bas de page : Arrêté royal du 21 Octobre, Moniteur du 23. Le projet de loi était conçu
de manière à faire remarquer que le traité avait été imposé à la Belgique.
« Nous, Léopold, etc. De l'avis de notre conseil des
ministres, nous avons chargé notre ministre des Affaires étrangères de
présenter aux Chambres, en notre nom, le projet de loi dont la teneur suit:
« Considérant que, par leurs actes du 14 Octobre, les plénipotentiaires
des cinq grandes puissances réunis en Conférence à Londres ont arrêté les bases
de séparation entre la
Hollande et la
Belgique; que le traité, contenant, aux termes de la
déclaration des plénipotentiaires, des conditions finales et irrévocables, est
imposé à la Belgique
et à la Hollande;
« Vu l'art. 68 de la Constitution,
« Nous avons, de commun accord avec les Chambres, décrété,
et nous ordonnons ce qui suit:
« Art. unique. Le roi est autorisé à conclure et à
signer le traité définitif de séparation entre la Belgique et la Hollande, arrêté le 14
Octobre 1851, par les plénipotentiaires des cinq grandes puissances réunis en
Conférence à Londres, sous telles clauses, conditions et réserves que S. M.
pourra juger nécessaires ou utiles dans l'intérêt du pays.
« Donné à Bruxelles, le 21 Octobre 1831. LÉOPOLD. »
Le projet portait le contre-seing de MM. de
Meulenaere, Ch. de Brouckere, Raikem et Coghen.)
(page
207) Montant à la tribune, M. de Meulenaere exposa la situation avec la
franchise et la dignité que réclamaient les circonstances. « Messieurs, dit-il,
après vous avoir exposé, dans une autre séance, la marche suivie par le gouvernement
dans les dernières négociations; après vous avoir montré ses efforts
persévérants, suivis d'un résultat si inattendu et si contraire à nos vœux, il
me reste aujourd'hui, ainsi qu'à mes collègues, comme moi conseillers de la
couronne, un triste et douloureux devoir à remplir. Ce devoir, nous ne pouvons
nous y soustraire, placés que nous sommes sous la loi d'une nécessité qu'il
n'est pas permis de méconnaître, et avec laquelle il n'est possible de composer
qu'en soumettant à des chances incalculables le présent et l'avenir du pays, et
en sacrifiant peut-être les deux conquêtes de notre révolution, l'indépendance
et la liberté... - Au milieu des sentiments pénibles qui l'affectent, le
gouvernement, en vous présentant ce projet, ne veut point vous laisser ignorer
les motifs qui l'ont décidé à prendre sur lui la responsabilité de l'initiative
dont il use en ce moment. La nation, dont il s'agit de fixer définitivement les
destinées, et vous, Messieurs, qui la représentez dans cette enceinte, vous connaîtrez
notre pensée tout entière. Si jamais le courage et la franchise furent
nécessaires, c'est aujourd'hui, c'est en présence des graves intérêts sur
lesquels vous allez prononcer: se taire dans un pareil moment ou déguiser sa
pensée, ce serait, je ne dirai pas faiblesse, mais lâcheté. La question que le
projet soulève est si grave, si vitale, que sa solution renferme tout l'avenir
du pays. - Si, à une autre époque, des propositions pareilles aux conditions
qu'on nous impose aujourd'hui avaient été faites à la Belgique, le gouvernement
aurait pu reculer devant la mission qu'il remplit maintenant; il aurait pu vous
dire peut-être: rejetez ces conditions, elles sont injustes, partiales;
fiez-vous à la bonté de votre cause, au temps et, s'il le faut, à votre bras
pour en obtenir de meilleures. Mais ce langage, qui alors aurait eu une
apparence de raison, parce que les circonstances, les faits lui donnaient une
force qu'il n'aurait pas empruntée de lui-même, ce langage n'est plus possible
aujourd'hui. Depuis lors le temps a marché, et l'Europe a été témoin
d'événements qui, en modifiant la politique générale, n'ont pu rester sans
influence sur la question soulevée par notre révolution. L'appui que nous
trouvions dans l'idée de notre force inspirée aux puissances par nos succès de
(page 208) Septembre, l'appui
peut-être plus réel encore que prêtait à notre cause l'héroïque Pologne, nous
ont tout à fait échappé. »
Après avoir ainsi loyalement expliqué
l'attitude prise par le ministère, M. de Meulenaere rappela que, dans les vues
des puissances étrangères, le différend hollando-belge étai avant tout, sinon
uniquement, une question européenne: « La question qui se débat depuis un an,
dit-il, n'est pas circonscrite à nos intérêts seuls et à ceux de la Hollande... Notre
patriotisme, notre amour-propre national, blessés par les décisions des
arbitres qui viennent de prononcer entre la Hollande et nous, peuvent se soulever contre
cette intervention de l'Europe: elle n'en est pas moins un fait qu'il ne nous
est pas donné de détruire. Ce fait, d'ailleurs, n'est pas nouveau; il a ses
antécédents dans l'histoire: d'autres peuples, avant nous, ont eu à en subir
les exigences. Cc n'est pas la première fois qu'à tort ou à raison les
convenances politiques, le système de l'équilibre européen, ont fait imposer à
un peuple, dans l'intérêt général, de ces sacrifices que l'on ne se résigne à
subir que parce qu'on est convaincu de l'inutilité des efforts que l'on
tenterait pour s'y soustraire. Le sacrifice que l'on exige de la Belgique est de même
nature; toute son excuse, toute sa justification pour vous qui êtes appelés à
le voter se trouve dans la nécessité, dans les circonstances, dont l'empire est
quelquefois si puissant dans les affaires humaines que l'homme d'État ne
saurait y échapper. »
A la suite de ces prémisses, le ministre posa
l'état de la question dans les termes suivants: « Les puissances s'entendent
pour soutenir les décisions qu'elles ont prises et qu'elles croient calculées
de manière à maintenir en même temps le système de la paix et celui de
l'équilibre européen... Les puissances (on voudrait en vain se le dissimuler)
marchent d'accord entre elles, et les décisions de la Conférence sont, comme
le dit la note qui les accompagne, finales et irrévocables. Ces paroles empruntent
une force toute spéciale des circonstances et des nécessités du moment.
L'incertitude qui plane depuis un an sur les affaires de l'Europe, par suite de
la question belge, toujours tenue en suspens, ne saurait se prolonger plus
longtemps sans faire naître la crise que l'on a tant à cœur d'éloigner et dont
chaque jour de retard augmente l'imminence. C'est à vous, Messieurs, qu'il
appartient de décider si ce qu’on nous demande, (page 209) si les cessions de territoire au prix desquelles on nous
offre la paix, peuvent se concilier, je ne dirai pas avec l'intérêt du pays (il
est partiellement et violemment lésé), je ne dirai pas même avec ses affections
(on n'en a tenu aucun compte), mais avec son existence comme nation
indépendante. Quelque triste qu'elle soit, nous vous devons la vérité tout
entière: il s'agit de savoir si nous voulons ou non, si nous pouvons ou non
former une nation indépendante avec le territoire tel, qu'il sera circonscrit
par les cessions stipulées dans le traité. »
La fin du discours du ministre produisit une
impression profonde. S'élevant au-dessus des intérêts et des passions du
moment, M. de Meulenaere adressa aux populations du Limbourg et du Luxembourg
un appel qui sera recueilli par l'histoire: « Personne, s'écria-t-il, n'apprécie
mieux et ne partage plus vivement que nous les regrets et la douleur que
réveillent dans l'âme ces déchirements forcés, qui arrachent à notre affection,
à nos sympathies, ceux qui ne formaient avec nous qu'une seule famille, et qui
ont si puissamment aidé à la conquête d'un patrimoine dont on veut qu'ils
cessent de jouir avec nous. Loin de nous la pensée de vouloir atténuer par nos
paroles un sacrifice dont nous comprenons toute l'étendue. Mais, placés entre
nos affections et l'intérêt dominant du pays, ayant à opter entre l'abandon de
quelques-uns de ses membres et l'anéantissement de toute la famille, notre
choix n'a pas été libre; nous sommes forcément entrés dans la voie où vous nous
trouvez. Et, nous sera-t-il permis de le dire, en agissant ainsi, nous avons
compté sur le suffrage, sur la générosité même de ceux d'entre nos frères dont
nous devons, pour notre malheur, souscrire l'expatriation. Nous nous sommes dit
qu'en se voyant frustrés de l'espoir de partager avec nous une patrie commune,
ils ne voudraient pas néanmoins, par un calcul tout personnel, attirer sur la Belgique les malheurs qui
résulteraient pour elle de la résistance à un arrêt qu'il faut subir; qu'ils ne
voudraient point que cette patrie qu'ils quittent s'effaçât entièrement avec
eux, et qu'il n'y eût plus de Belgique, plus de nation belge. Nous serions-nous
trompés, en prêtant ces sentiments à nos frères? Non, et nous défions l'avenir
de venir démentir nos paroles. Si, reconnaissant la nécessité qui nous presse,
vous sanctionnez le projet de loi qui vous est soumis, le jour fatal (page 210) de la séparation venu, en
adressant de tristes adieux à cette patrie que la nécessité les oblige
d'abandonner, ils feront des vœux pour sa gloire, sa prospérité, son bonheur;
et, pleins de foi dans son avenir, ils en appelleront avec nous au temps et à la Providence pour réparer
une injustice que, pour notre part, permettez-nous de le répéter une dernière
fois, nous déplorons plus que personne» (Séance du 21 Octobre, Moniteur du 23,
n°130).
En faisant de l'acceptation du protocole une
question de nécessité, le ministère plaçait les débats sur leur véritable
terrain. Mise en présence des décisions irrévocables de l’'Europe, que pouvait la Belgique, le lendemain
d'une défaite qui avait découragé ses amis et doublé les forces de ses
adversaires?
Les discussions eurent lieu en comité secret;
mais les débats n'en figurèrent pas moins dans les colonnes de la presse
quotidienne.
Quoique la Chambre fût divisée en deux camps, on pouvait
s'apercevoir, dès le début, que les partisans de la résistance formaient la
minorité.
Plusieurs orateurs firent entendre des
protestations chaleureuses contre l'intervention de la diplomatie dans nos
affaires intérieures. Ces protestations étaient à la fois tardives et dénuées de
base. Le royaume des Pays-Bas, cette
grande hostilité contre la
France (Note de bas de page : Expression de M. Thiers),
était, une création européenne. La dissolution de ce royaume soulevait une
question d'équilibre européen; c'était la destruction d'un édifice que les
vainqueurs de Napoléon 1er avaient péniblement élevé sur les débris de
l'Empire. Le différend hollando-belge ne renfermait pas seulement un problème
de politique intérieure. Par le Luxembourg, la question belge touchait aux
intérêts de l'Allemagne; par les traités de 1815, elle se trouvait en contact
avec un intérêt européen du premier ordre. D'ailleurs, quel résultat pouvaient
produire ces récriminations après que, par son vote du 9 Juillet, le Congrès
national avait formellement reconnu le principe de l'arbitrage diplomatique?
Sans repousser d'une manière absolue le
principe de l'intervention de l'Europe, d'autres adversaires du projet
cherchaient des arguments dans la conduite antérieure des diplomates de
Londres. Le 20 Janvier 1831, la
Conférence avait une première fois fixé les bases de la (page 211) séparation des deux royaumes.
Acceptées par la Hollande,
repoussées par la Belgique,
ces bases de séparation avaient été remplacées par les dix-huit articles.
Ceux-ci ayant été acceptés par les Belges et rejetés par les Hollandais, la Conférence, changeait
de système et revenant encore une fois sur ses pas, avait mis en avant les
vingt-quatre articles.
Deux fois la résistance de l'une des parties
avait fait aggraver les conditions offertes à l'autre. Les orateurs en
concluaient qu'une résistance énergique aurait pour effet de faire revenir la Conférence à des
conditions plus équitables et moins humiliantes. Ils ajoutaient que la France et l'Angleterre,
loin de se constituer les exécutants des hautes œuvres de la Conférence, ne
consentiraient jamais au renversement du trône constitutionnel de Bruxelles.
Ces illusions étaient généreuses, mais peu
conformes à la triste réalité des choses. Les événements des derniers mois
avaient profondément modifié la situation. Jamais les représentants des grandes
puissances n'avaient tenu un langage aussi formel, aussi énergique. Jamais les
ministres de Louis-Philippe n'avaient plus nettement décliné la responsabilité
des événements. « L'armée française, disaient-ils, restera paisible spectatrice
de ce qui se passera chez vous, dussiez-vous subir une
quasi-restauration ». La signature du plénipotentiaire de la France figurait au bas du
protocole du 14 Octobre. Un refus plaçait la Belgique dans un état
d'isolement absolu, entre les armées de la Hollande et de la Prusse.
Un représentant du Limbourg, M. Jaminé,
produisit une impression profonde, en traçant, avec autant de sensibilité que
d'éloquence, un tableau du sort que l'acceptation du protocole réservait aux
populations du Limbourg et du Luxembourg cédées à la Hollande. Mais ici
encore l'inexorable raison d'État rendait toute parole inefficace! L'Europe
avait prononcé. Que pouvaient désormais les sentiments, les regrets et les
larmes des Belges?
A l'exemple du ministre des Affaires
étrangères, tous les partisans du traité avouaient l'iniquité des conditions
imposées à la Belgique;
autant que leurs adversaires, ils déploraient la mutilation du territoire et
l'abandon de leurs frères. S'ils proposaient l'acceptation des vingt-quatre
articles, c'était uniquement pour éviter les humiliations, les périls et les
pertes que le rejet des propositions de la Conférence devait
amener. M. Nothomb eut le courage d'affirmer que la résistance (page 212) des Belges ne laisserait à l'Europe
qu'un seul parti à prendre: le partage de nos provinces entre la France, la Prusse et la Hollande. « En
dehors de l'existence qui est offerte à la Belgique, disait M. Nothomb, il n'y a pour
l'Europe qu'un parti à prendre. La réunion intégrale à la France ébranlerait
l’équilibre européen. Pour y parvenir, Louis-Philippe devrait renouveler la
lutte gigantesque que la
Convention et Bonaparte ont soutenue pendant vingt ans. La
révolution de Juillet, isolée de l'Angleterre devrait se présenter seule, comme
colle de 1790, devant l'Europe conjurée.... La restauration intégrale (et
j'entends par là le retour identique à l'état qui a précédé la révolution) me
parait également impossible. L'union de la Belgique et de la Hollande renfermait un
vice qui est bien connu aujourd'hui: une éclatante catastrophe en a révélé
l'existence aux plus incrédules... Le royaume des Pays-Bas n'avait pas de
garanties internes d'existence; il n'avait que des garanties externes. On avait
uni quatre millions d'hommes à deux millions. On avait dit aux deux millions:
"C'est à vous de commander aux quatre millions"; et à ceux-ci:
"C'est à vous de servir". Par un renversement de toutes les idées, la
minorité devait faire la loi... Cet état de choses n'était pas durable... Le
royaume des Pays-Bas restauré renfermerait le principe de tiraillement, le
germe de dissolution qui déjà une fois en a amené la chute. - La restauration
intégrale et la réunion intégrale étant impossibles, il y aura, à défaut de
l'indépendance et en désespoir de cause, un seul parti à prendre: ce sera celui
d'une restauration partielle et d'une réunion partielle, le partage en un mot.
Le partage serait alors, et.il faut qu'on le sache en ce jour, la seule
combinaison rationnelle: deux millions et non quatre seraient de nouveau réunis
à la Hollande,
qui les gouvernerait, les exploiterait paisiblement, comme les anciens pays de
généralité. » Le reste serait donné en partie à la France, en partie à la Prusse... La France,
forcée d'opter entre la guerre ou le partage, entre une grande faute ou un
grand crime, consentira à être criminelle » (Moniteur du 28 Octobre 1831).
Les craintes du député d'Arlon étaient
exagérées. A une autre époque, sous l'administration du Régent, l'idée du
partage de nos provinces s'était offerte à l'imagination de quelques
diplomates; mais cette idée (page 213)
n'avait jamais pris le caractère d'un projet sérieux. Interpellé à ce sujet par
un ami de la maison d'Orange, le prince de Talleyrand avait répondu en
ricanant: « Cela ressemblerait trop au partage de la Pologne, et la France n'aime pas qu'on lui
rappelle ce souvenir. Ce plagiat politique ne serait pas plus honorable qu'un
plagiat littéraire » (Note de bas de page : Nous sommes en mesure de pouvoir attester l'exactitude
textuelle de cette réponse. - Un homme qui affecte les allures du diplomate et
ne trouve que les passions et le style du pamphlétaire, raconte que le prince
de Talleyrand, quelques heures avant d'expirer, tint au roi Louis-Philippe le
langage suivant: « Il n'y a point de Belges, il n'yen eut jamais, il n'y
en aura jamais; il y a des Français, des Flamands ou Hollandais (c'est la même
chose) et des Allemands; on a voulu faire de tout cela un peuple; pas du tout:
c'est un pays habité par trois nations: elles se querelleront toujours. Que
chacun vive avec les siens, tout ira bien: il n'y a point de lien comme la
langue maternelle » (V. Le dernier des protocoles, par un ancien diplomate
français, Paris, 1838, p. 106.) L'anecdote est manifestement apocryphe)).
Comment les copartageants seraient-ils parvenus à se mettre d'accord? Lequel
d'entre eux se serait contenté d'une part inférieure à celle de 'son voisin?
Quelle compensation eût-on offerte à l'Autriche, à l'Angleterre et à la Russie? Croit-on que ces
dernières puissances fussent disposées à céder le Hainaut et la province de
Namur à la France,
pour fortifier ses frontières du Nord et la rapprocher de l'Allemagne? Qu'on se
souvienne de la vivacité des plaintes que l'intervention de la France fit un instant
surgir en Angleterre, et l'on sera pleinement rassuré. Entre la restauration de
Guillaume et la réunion intégrale à la France, il y avait place pour une troisième
hypothèse: l'intervention militaire de l'Allemagne, le blocus de nos ports et
le payement des frais de la guerre. Du reste, en écartant la crainte du
partage, la conclusion du discours de M. Nothomb n'était pas moins juste. Dans
l'état où la question se présentait en 1831, la nécessité de céder aux
exigences de l'Europe ne pouvait être sérieusement révoquée en doute.
Cette vérité était généralement comprise. Une
partie de la presse avait pris une attitude menaçante, mais le pays était loin
de s'associer unanimement aux clameurs des journalistes. On ne voyait plus ces
scènes de désordre et de révolte qui, dans les derniers jours de
l'administration du Régent, avaient précédé et accompagné l'acceptation des
dix-huit articles. Le résultat des débats des Chambres était prévu. Les classes
inférieures elles-mêmes comprenaient que la Belgique ne pouvait sérieusement songer à se mettre
en hostilité ouverte avec les grandes puissances.
(page
214) Dans sa séance du 1er Novembre, la Chambre des représentants donna son assentiment
au protocole du 14 Octobre, par 59 voix contre 58. Deux jours après, le Sénat
prit la même résolution, par 55 voix contre 8.
Le texte du projet laissait au ministère une
liberté entière ; mais M. de Meulenaere avait promis de ne donner son
adhésion qu’avoir acquis la certitude que le roi Léopold serait immédiatement
reconnu. Le ministère s'était engagé de plus à faire une dernière démarche
auprès de la Conférence
en vue d'obtenir quelques modifications favorables à la Belgique.
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