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« Aperçus de la part que j’ai prise à la révolution de 1830 » (« Mémoires »), par A. Gendebien (1866-1867)

 

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B. LA GENÈSE DU GOUVERNEMENT PROVISOIRE.

 

III. Gendebien quitte Bruxelles, le 18 septembre au soir. Son arrivée à Mons. Ses pourparlers

 

(page 266) Ils m'accompagnèrent à la Messagerie de Van Gend ; Van de Weyer alla prévenir le conducteur que je monterais en diligence à l'angle de la rue des Eperonniers et du Marché-aux- Herbes. Cette précaution était nécessaire pour conserver le secret de ma mission. La discrétion, le dévouement du conducteur étaient assurés.

Je saisis cette occasion de rendre hommage aux conducteurs des diligences dont le patriotisme et le dévouement n'ont jamais reculé devant les services les plus compromettants. Ils étaient presque tous d'anciens militaires aguerris à tous les genres de dangers.

En entrant j'entendis une voix de femme qui dit : « Nous avons retenu la caisse tout entière. » Je fis semblant de ne pas l'entendre. Arrivé à la porte d'Anderlecht, nous fîmes une halte assez longue, l'intérieur de la caisse étant bien éclairé, M. D... me reconnut : « C'est toi, Gendebien ? » La dame T... me dit : « Je suis charmée que vous ayez forcé la consigne. »

Le voyage se passa gaiement : la conversation s'arrêta pendant quelques minutes seulement sur les événements politiques ; le reste de la nuit s'écoula comme une longue veillée d'intimes et gais voisins.

Arrivé aux premières fortifications de Mons, je dis : « Ne me nommez pas, je cesse d'être Gendebien ici. » La bonne, l'excellente dame T... me dit plus tard : « J'ai commencé à trembler pour vous et pour nous, jusqu'à Quiévrain, et j'ai continué à trembler pour vous jusqu'à Paris et longtemps après. Le calme et la gaîté de votre conversation faisaient un si grand contraste avec ce que vous nous avez dit avant d'entrer à Mons : « Ne me nommez pas, je ne suis plus Gendebien ici. » Ce qui voulait dire : « Je suis un conspirateur, ne me trahissez pas ! » Il me semblait qu'on allait nous arrêter comme complices et nous mettre tous en prison. Puis je m'étais figuré que les conspirateurs devaient être toujours craintifs, silencieux et je me disais souvent : Ce bon M. Gendebien me paraît trop confiant ; sa confiance, sa témérité le perdront.

Ce n'est que le 29 ou 30 septembre que nous avons appris, à Paris, la victoire de Bruxelles et que vous aviez réussi à n'être pas pendu.

(page 267) « Comment, me dit Mme T..., pouviez-vous être si calme, si indifférent, alors que vous pouviez être arrêté et fusillé à Mons ? »

« D'abord, Madame, la révolution était trop avancée et déjà trop puissante pour qu'on osât commettre un crime inutile et qu'on savait ne pouvoir produire d'autre résultat que de précipiter une explosion formidable et probablement décisive ; ce qui, je crois, serait arrivé à Mons, si on m'avait arrêté. Puis, quand on entreprend une œuvre périlleuse, on calcule, on détermine les chances plus ou moins probables de succès et de défaite. L'équation, une fois bien posée, on n'y pense plus ; on marche droit au but, ne songeant qu'aux moyen de l'atteindre le plus vite et le plus sûrement ».

Une chose qui est digne de remarque, c'est qu'après le succès, comme après la défaite, la réflexion grossit les dangers, et on se dit souvent : « Comment me suis-je laissé entraîner à une aussi périlleuse entreprise ? »

J'ai le droit de faire, aujourd'hui, une autre réflexion : Ce n'est ni par ambition, ni par le besoin ou le désir de changer de position, que j'ai bravé mille dangers ; je n'ai jamais rien demandé, rien désiré. Mais j'ai le droit de me plaindre de l'ingratitude de ceux qui exploitent le terrain que j'ai déblayé.         ­

Parti de Bruxelles le 18 septembre, à 10 heures du soir, j'arrivai à Mons, le dimanche 19, vers 5 heures du matin ; la diligence était entourée d'agents de police ; je sortis à reculons, disant à haute voix : « A demain à Paris. » Je continuai à marcher, en tournant le dos au public. J'entrai à l'Hôtel de la Couronne, puis, profitant du mouvement pour le chargement et le déchargement des marchandises, je m'esquivai et allai droit chez mon ami Defuisseaux, excellent patriote avec lequel j'étais en correspondance suivie. Je lui dis que j'allais chercher De Potter à Lille, que j'espérais le déterminer à rentrer en Belgique, que j'avais conçu le projet de nous présenter à Mons, le mercredi 22, et de sommer la place de se rendre, que la chose ne pourrait se faire que pour autant que la population de Mons et celle du Borinage secondassent l'entreprise par un violent coup de collier que je croyais pouvoir compter sur 300 hommes bien armés et sur un nombre au moins triple de volontaires plus ou moins mal armés.

Il me dit que le coup était hardi, mais qu'il croyait pouvoir compter sur la population de Mons, qui était très animée, exaltée même.

Je lui dis que j'allais chez le général Duval que je croyais très disposé à tout entreprendre, je l'engageai à se mettre immédiatement (page 268) en rapport avec lui. Il me promit de m'écrire le soir ou le lendemain matin à Lille, si le projet avait chance de réussite ; il ajouta qu'en cas d'affirmative il irait au Borinage pour s'entendre avec les chefs des hommes de bonne volonté.

J'allai chez le général Duval que, je trouvai admirablement disposé et décidé à tout entreprendre pour conquérir notre indépendance et pour éviter, disait-il, la honte et les conséquences d'une défaite. Il approuva mon projet, le considéra comme très réalisable, quoique hardi, parce que la garnison était composée en majorité de Belges.

J'allai causer avec le capitaine Buzen, aide de camp du général Duvivier, mon beau-frère. J'avais eu des rapports avec lui dans un cénacle littéraire et politique.

La littérature n'était qu'un prétexte. Je lui fis part de mon projet qu'il approuva et qu'il promit de seconder. Nous arrêtâmes les moyens d'entraîner, ou au moins de neutraliser, le général Duvivier.

Je lui donnai un mot pour mon ancien camarade d'études, De Ladrier, officier de gendarmerie, qui avait à se plaindre du régime hollandais et qui avait conservé un bon souvenir de nos anciennes relations. C'est lui qui donna le signal de l'insurrection en arborant le drapeau tricolore. à l'hôtel de ville de Mons.           .

J'entamai alors le général Duvivier. Il détestait les Hollandais, mais il était à cheval sur le point d'honneur militaire. Je démontrai que nous avions le droit de nous séparer de la Hollande, en maintenant la dynastie, si elle consentait à la séparation et en nous affranchissant, si elle s'y opposait. Les Hollandais s'opposent à la séparation ; ils nous font la guerre pour nous maintenir sous leur joug qui est intolérable depuis trop longtemps. C'est donc une guerre de peuple à peuple. Dès lors l'honneur militaire impose à tous les Belges le devoir de combattre avec leurs compatriotes. Ne rougiriez-vous pas de voir 4,000,000 de Belges vaincus, subjugués par 2,000,000 de Hollandais qui nous méprisent, nous insultent, nous exploitent, et qui seront mille fois plus insolents après leur triomphe ?

Le général me dit : « Je ne puis discuter avec vous, je ne suis pas de force à soutenir ma thèse. Je comprends que vous pouvez avoir raison mais si vous étiez militaire, feriez-vous ce que vous dites ? »      ­

- « Je n'hésiterais pas, parce que tout citoyen se doit, avant tout, à son pays, quelle que soit sa position sociale. Il doit surtout repousser le déshonneur, la honte qu'un autre peuple veut lui imprimer au front. »

Le général parut fort ébranlé, mais il ne répondit pas. Je continuai : « Quand les soldats belges tireront sur les Hollandais ou s'en (page 269) sépareront, resterez-vous avec les Hollandais ? » - « Non, je donnerai ma démission. » - « Soit, mais ce n'est pas assez ; il faut, pour éviter l'effusion de sang, donner votre démission avant le conflit ; donnez-la dès aujourd'hui et motivez-la sur votre répugnance à verser le sang de vos concitoyens. Cette chevaleresque résolution sera imitée, adoptée, par tous les officiers belges qui ont du sang belge dans les veines. » - « Eh bien, je donnerai ma démission aujourd'hui, mais je ne puis quitter mon poste sans avoir reçu ma démission ; je serais considéré comme déserteur si j'agissais autrement. » - « La démission motivée fera toujours un effet salutaire ; pour vous éviter tout désagrément et mettre votre responsabilité à couvert, il y a un expédient bien simple : Quand les Belges, patriotes et soldats, auront fait cause commune, ils vous empoigneront, vous mettront en lieu de sûreté, vous serez censé leur prisonnier. »

Le général vaincu ne répondit pas, mais il me serra la main, les yeux pleins de larmes. « Maintenant, lui dis-je, voici une confidence sur laquelle je vous demande le plus profond secret : le mercredi 22, je me présenterai, avec ou sans De Potter, avec de nombreux volontaires, le plus grand nombre bien armés. Les portes seront ouvertes probablement, parce qu'un mouvement populaire s'en sera emparé ; si elles sont fermées, je ferai une sommation au commandant de la place. C'est alors qu'on vous mettra en sûreté. Votre responsabilité sera ainsi mise à couvert, si la chose n'est déjà faite. »

J'allai chez mon ancien camarade et ami du Lycée de Bruxelles, De G..., officier d'artillerie très distingué, il faisait partie du cénacle dont j'ai parlé plus haut. Immédiatement après la retraite des Hollandais, il fut chargé de l'organisation de l'artillerie, dont il s'acquitta avec un zèle qui contribua beaucoup à sa mort prématurée.

Je me rendis chez mon ancien camarade et ami à l'Université de Bruxelles, M. Hennekinne-Briard, banquier. C'était un patriote plein de zèle et de dévouement, je lui communiquai mon projet qu'il adopta et seconda très efficacement.

A huit heures du matin., j'avais fait les trois quarts de ma besogne ; j'allai déjeuner chez mon père. Après le déjeuner, nous allâmes nous promener dans son jardin.

« Mon fils, me dit-il, nous allons à une révolution ; je désire vivement que vous n'y preniez aucune part ; vous avez sept enfants, votre premier devoir est de leur assurer une existence honorable ; vous n'avez pas le droit de la compromettre. N'oubliez pas que les révolutions ne sont profitables qu'aux intrigants, elles sont toujours la ruine des honnêtes gens. Si vous étiez seul au monde, vous pourriez en faire (page 270) l'expérience et disposer de votre existence, mais vous n'avez pas le droit de compromettre l'avenir de vos enfants.» Je gardai le silence. Il reprit, me conseilla de quitter la Belgique pendant quelques semaines. Comme je restais silencieux, il ajouta : « Mon fils, ne vous engagez pas dans cette lutte qui sera pour vous une cause de ruine et d'amères regrets ; puis n'oubliez pas qu'un premier pas fait en révolution, il n'y a plus moyen de reculer sans se déshonorer.» - « Eh bien ! mon père, le premier pas est fait.» - Je vis deux grosses larmes sillonner ses joues ; il leva les deux mains, les posa sur ma tête, et dit : « Je vous bénis mon fils, et vous pardonne. Du courage, beaucoup de courage, et le reste à la garde de Dieu.» Il m'embrassa et me dit : « Si vous succombez, je serai un second père pour vos enfants. »

Une demi-heure après cette émouvante scène qui me brisa le cœur, on vint m'annoncer que le général Duvivier m'attendait, au bout du jardin de M. Waroqué, lequel aboutissait au jardin de mon père. Je m'y rendis. Le général me dit qu'il était remplacé dans le commandement de la province par le général Howen (Hollandais), que son premier ordre concerté avec M. de Macar était de m'arrêter, que le Gouverneur, M. de Macar, avait donné le même ordre. Il me conseilla de quitter la ville immédiatement, si je voulais éviter la prison et le conseil de guerre qui ne manquerait pas de faire un exemple pour intimider les patriotes.

Je ne perdis pas l'occasion de stimuler l'amour-propre blessé du général Duvivier. Loin de paraître contrarié, effrayé de l'arrivée du général hollandais, je m'en félicitai et dis : « Il vient nous rendre un immense service. Il vous met fort à l'aise, il fait disparaître vos scrupules, ses vexations détermineront et avanceront l'explosion. Il ne reste qu'une chose à faire : c'est de calmer l'effervescence et de retarder le mouvement jusqu'au moment où je viendrai sommer la place. »

Je quittai la maison de mon père par une porte du jardin communiquant avec un quartier habité par les classes infimes ; j'allai chez un loueur de voitures, patriote, demander une voiture légère à deux roues, attelée de ses deux meilleurs chevaux et conduite par un cocher courageux.

Cette voiture alla m'attendre chez M. Hennekinne, à la porte des bureaux. J'allai chez M. Hennekinne ; débouchant de la rue Verte dans la rue de Nimy, je rencontrai M. le notaire D... qui se rendait au conseil communal convoqué d'urgence.

« Ah ! me dit-il, je ne suis pas étonné qu'il y a des troubles à Mons, puisque vous y êtes, c'est toujours la même chose quand vous venez. » - « J'allais précisément vous dire que vous étiez toujours en ébullition, (page 271) puisque toutes les fois que je venais je rencontrais des velléités d'émeutes. » - « Comment, me dit-il, vous qui appartenez à une famille si honorable, ne rougissez-vous pas du rôle que vous jouez, des malheurs que vous attirez sur votre pays ?» Je lui répondis : « Comment, vous qui vous glorifiiez, il y a trente-six ans, d'appartenir aux patriotes qu'on appelait des sans-culottes, pouvez-vous condamner à rougir des patriotes qui, aujourd'hui, au risque de leur vie, marchent à la conquête de l'indépendance et des libertés pour leur pays sans arrière-pensée de lucre pour eux. La révolution de 1794 vous a enrichi, Monsieur, celle de 1830 ne m'enrichira pas ; je demande seulement qu'elle ne me ruine pas. Les patriotes de 1794 ont contraint toute ma famille à l'émigration ; les patriotes de 1830 ne proscriront personne ; vous n'avez pas à craindre la peine du talion. »

J'arrivai chez Hennekinne, je le priai de faire atteler sa voiture, d'exécuter son projet de recrutement à Maubeuge et de partir, en même temps que moi, afin d'attirer la surveillance de la police et de la détourner de ma personne. Je lui dis que le général Howen avait remplacé le général Duvivier, que ses vexations ne manqueraient pas de hâter l'expulsion ; qu'il était nécessaire de l'ajourner jusqu'au moment de mon arrivée aux portes de la ville.

Après avoir réglé divers points et instructions, nous partîmes chacun de notre côté, par des portes différentes ; il y en avait trois pour sa maison.

La précaution n'était pas inutile : la voiture de M. Hennekinne fut arrêtée, visitée, jusque dans ses coffres.

. De mon côté, je traversai la ville par des rues très peu fréquentées : j'arrivai à cent pas de la porte de Jemmapes, je vis sortir du corps de garde une centaine d'hommes avec leurs armes. Bon, dis-je, me voilà pris. Mon conducteur, ancien sous-officier d'artillerie légère française, me dit : «M. Gendebien, si vous voulez, nous enfoncerons ces gaillards-là en criant « Vivent les Belges ! » ; si quelques Hollandais veulent résister, nous avons assez avec votre sabre (couteau de chasse, lame courte et bonne) et vos deux pistolets, pour les mettre en déroute. » - « Non, lui dis-je, la partie n'est pas égale. D'ailleurs, en les enfonçant, nous pouvons écraser plus de Belges que de Hollandais, puisqu'ils sont en majorité. Continuons notre chemin tranquillement. » Nous sortîmes de la ville sans encombre. Nous n'avons pas suivi la grand'route, nous avons marché sur les digues du canal de Mons à Condé aussi longtemps que cela fut possible et toujours grand train. Nous dépassâmes enfin la frontière et arrivâmes à Blanc-Misseron. Je rencontrai M. Harpignies (page 272) et une autre personne dont j'ai oublié le nom. « Enfin, me dirent-ils, la révolution est finie, puisque vous voilà ici. »

- « Au contraire, elle va commencer sérieusement, et c'est pour cela que je vais à Condé et à Lille. »

Ma seconde station fut Condé, où je vis le Commandant, vieux et brave militaire, qui prenait un vif intérêt au succès de notre révolution qu'il appelait la sœur cadette de juillet. Il me promit d'envoyer des volontaires. « Je serai, me dit-il, obligé, un de ces jours, de fermer les portes de la ville pour empêcher la garnison de vous donner un coup de main ; si j'avais vingt ans de moins, ajouta-t-il, je crois que je serais obligé de faire fermer les portes pour m'empêcher de faire de même.»

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