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« Révolution belge de 1828 à 1839. Souvenirs personnels », par Louis DE POTTER (Bruxelles, Meline, Cans et compagnie, 1839)

 

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CHAPITRE XXIX

 

M. Rogier, défenseur de la noblesse. - M. de Mérode, franc-maçon. - La commission des récompenses. - Proposition d'une régence. - Je la combats. - Réflexions sur l'exclusion des Nassau.

 

(page 235) Je me sens le besoin de mêler à tant d'intrigues et de bassesses le récit de deux faits grotesques qui passèrent alors presque inaperçus. D'abord, M. Rogier, peut-être pour prendre le contre-pied en toutes choses de ce que j'avais voulu faire pendant mes quelques semaines de gouvernement, s'opposa fortement à la proposition du républicain M. Seron de ne pas permettre au roi de conférer des titres de noblesse et même d'abolir les anciens titres. M. Rogier, qui nourrissait déjà l'espoir de se glisser dans les rangs de la noblesse nouvelle, entraîna le vote du congrès en faveur des titres passés et futurs. On était précisément alors au moment des plus graves embarras de la Belgique, que ses représentants avaient déclarée royaliste, et qui cependant ne réussissait pas à trouver un roi qui fût à sa convenance et tout à la (page 236) fois à celle des puissances envers lesquelles on l'avait engagée. Eh bien, ce fut ce moment-là que le comité central choisit pour promulguer l'arrêté le plus puérilement maladroit sur les étoiles d'honneur qu'il déclarait vouloir décerner à ses gens, après se les être adjugées à lui-même. Je relevai cette gaucherie de conception et d'exécution comme elle le méritait.

Ensuite, M. de Mérode se fit maçon. Assez mal avec les indévots, ses coaspirants aux honneurs et aux profits qu'allait bientôt prodiguer à ses dévoués la prochaine cour de Bruxelles, M. le comte accepta avec empressement la proposition de M. Plaisant de leur donner un gage de sa bonne foi en fraternisant avec eux dans une loge maçonnique. A peine l'eus-je appris, que j'adressai au Belge une lettre signée : Un catholique unioniste, dans laquelle, tout en reconnaissant que M. de Mérode jouissait comme citoyen de la liberté d'embrasser les opinions les plus fausses et les plus dangereuses, je l'adjurais de démentir comme enfant fidèle de l'Église apostolique et romaine, le bruit injurieux pour lui qui, en lui faisant faire alliance avec les ennemis les plus acharnés de la religion, ternissait sa réputation jusqu'alors si pure d'orthodoxie et de piété (15 janvier). Peu de jours après (le 18), M. de Mérode, très embarrassé, s'excusa timidement en faisant insérer dans le Courrier (page 237) « qu'il avait été introduit dans une loge sans le savoir, et qu'il n'y avait été témoin que de cérémonies fort innocentes. »

Je le chapitrai alors avec rudesse (21 janvier) sous le nom du frère terrible : je l'accusai d'avoir dit la chose qui n'est pas, puisqu'il avait sollicité à plusieurs reprises la lumière qu'il venait de recevoir et qu'il semblait vouloir renier. Je lui représentai son serment et le châtiment exemplaire qu'il subirait s'il venait à le violer ; après quoi, mort sans confession, il ne lui serait accordé ni les honneurs funèbres selon le rite maçonnique, ni la sépulture en terre sainte que donne son Église.

Cette mystification se termina par une seconde lettre du Catholique unioniste (28 janvier), dans le même style d'onction que la première, où je rappelai au noble néophyte qu'il n'était point juge des questions de dogme, et que tout ce que le pape déclarait être de foi l'était effectivement ; que ce qu'il croyait, lui, être une question de philosophie, de science, de littérature, de politique, et même une question ordinaire et indifférente, pouvait fort bien se rattacher à la religion et compromettre le salut éternel, et qu'elle acquérait réellement cette haute importance aussitôt que le chef spirituel de l'Église, le dépositaire des clefs du ciel, la lui attribuait par sa décision infaillible ; (page 238) de sorte que tout bon, tout véritable catholique devait se soumettre toujours et en toutes choses à Rome qui, dans l'espèce, avait anathématisé les francs-maçons et la franc-maçonnerie. Cette lettre ne fut publiée que plus de quinze jours après qu'elle avait été écrite, lorsque la candidature royale de M. de Mérode reprit de nouveau quelque faveur. Mais en voilà trop sur un aussi pauvre sujet.

La commission des récompenses avait témoigné au gouvernement provisoire le désir d'utiliser mes loisirs en m'adjoignant à ses travaux. Ce désir était séditieux. Aussi la commission vit-elle ses prérogatives tellement réduites par le comité central qu'elle n'aurait plus été qu'une réunion de simples commis : composée d'honnêtes gens et d'hommes d'honneur, elle donna sa démission en masse (21 janvier).

Le choix d'un roi étranger paraissait tous les jours plus impossible ; restaient le roi indigène ou la régence : ces deux combinaisons convenaient fort à la France, parce qu'elles étaient sans grand avenir, et elle nous le dit sans détour. La première des deux, celle d'un roi, aurait convenu également à une personne seule ; mais les agents à Paris de notre gouvernement provisoire, de notre comité diplomatique et de notre congrès, étaient plusieurs : déjà entourés d'un luxe quasi-monarchique et tenant probablement (page 239) à n'en pas laisser ternir l'éclat, ils se décidèrent donc pour la régence, et firent publier par le Constitutionnel que notre servile Union belge copiait toujours, que cette combinaison-là emporterait tout autant d'avantages que la royauté domestique. La régence devait être composée de trois membres qui présideraient à tour de rôle. Malheureusement cette idée ne plut point en Belgique, d'abord parce qu'elle menait à une prolongation du provisoire dont on était las, ensuite et surtout parce qu'après ce provisoire on serait nécessairement devenu ce qu'à aucun prix on ne voulait être, c'est-à-dire sujet de la France.

Pour moi, je répétai à mes compatriotes, que, nous ayant fait battre sur les questions morales qui importaient le plus, sur celles de l'indépendance et de l'honneur national, il ne restait plus qu'à accepter la position que nous nous étions faite, et à la rendre matériellement la moins mauvaise possible, en choisissant sans retard pour roi le prince étranger qui nous coûterait le moins en sacrifices de territoire, d'argent et de liberté, et qui nous rapporterait le plus en relations politiques et en débouchés pour notre industrie. La révolution, disais-je, s'est réduite pour nous à une simple question de chiffres, de revenu en espèces sonnantes, de bien-être physique et, pour ainsi parler, de cuisine.

(page 240) Je commençai en outre à faire entendre, mais seulement de loin en loin (fin de janvier et commencement de février), dans les journaux le Belge et l'Émancipation, qui osaient encore insérer des articles où, quoiqu'ils ne fussent pour la plupart pas signés, on ne manquait guère de me reconnaître ; je commençai, dis-je, à faire entendre que le congrès, qui avait décidé que la Belgique serait monarchique, avait aussi décidé qu'aucun Nassau n'y régnerait ; que cependant la diplomatie européenne étant évidemment intéressée à nous dicter un choix, elle pourrait se croire intéressée aussi à nous imposer celui du prince d'Orange ; que par conséquent le décret sur l'indépendance était inconciliable avec le décret sur la royauté ; que notre indépendance donc ne pouvait se réaliser que sous la forme républicaine, cette forme seule rendant le choix de notre chef indifférent aux puissances qui, une fois le fait de la république posé par nous et subi par elles, ne se seraient plus du tout inquiétées du reste.

C'est le cas de reproduire ici le raisonnement qui m'avait toujours guidé dans ma carrière révolutionnaire : l'exclusion des Nassau ne cessa jamais d'avoir à mes yeux pour conséquence nécessaire l'adoption de la république, comme le rétablissement de la monarchie me parut non moins inévitablement devoir tôt (page 241) ou tard ramener sur le trône la maison d'Orange. Or, la monarchie décrétée, je ne voyais aucun avantage à avoir un roi français, anglais ou allemand plutôt que hollandais. Je n'avais mis d'importance qu'à ce qu'il n'y eût pas de roi du tout, afin que les provinces belges, réellement indépendantes de toute influence étrangère et par conséquent véritablement libres, pussent espérer de se confédérer bientôt avec les provinces bataves, également débarrassées du pouvoir royal, et dans la suite avec les provinces rhénanes, détachées de fait, comme déjà elles l'étaient de désir, du vieux despotisme prussien. Voilà pourquoi, avant le congrès, j'avais voulu faire déclarer la déchéance de la dynastie hollandaise ; quand cette assemblée monarchique eut voté l'exclusion perpétuelle des Nassau de la candidature au trône, je jugeai qu'elle avait posé un acte inutile, illogique et absurde, sur la ridicule perpétuité duquel il lui faudrait incontestablement revenir à une époque plus ou moins rapprochée, et sur lequel je conservais encore l'espoir de la faire revenir dès lors même, non pour rappeler les Nassau, mais pour proclamer la république.

Plus tard, il fallut indispensablement établir la question dans un sens tout opposé.

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