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« Révolution belge de 1828 à 1839. Souvenirs personnels », par Louis DE POTTER (Bruxelles, Meline, Cans et compagnie, 1839)

 

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CHAPITRE XXIII

 

Mésintelligence au comité. - Mouvements orangistes. - Don Juan Van Halen. - M. de Mérode adhère à mon projet d'arrêté pour la déchéance des Nassau. - Effervescence du peuple.- Mes collègues m'accusent d'ambition, M. de Mérode, de Robespierrisme. - Mes sentiments de fraternité pour les Hollandais.

 

(page 179) La mésintelligence croissait au comité. Depuis que M. Gendebien s'y était déclaré contre moi, MM. Rogier et Van de Weyer, dont l'appui m'avait été si nécessaire pour empêcher l'action aristocratico-cléricale de M. de Mérode, n'avaient eu rien de plus pressé que de m'abandonner et de donner ainsi gain de cause en plusieurs rencontres à un système dont, en dernière analyse, ils ne désiraient pas plus que moi le triomphe. J'eus cependant M. Van de Weyer pour moi dans une discussion importante sur l'ouverture du congrès. Nous voulions que les élections fussent différées et le congrès constituant prorogé, jusqu'à ce que nous eussions tranché plusieurs des questions vitales sur lesquelles il était à craindre qu'une assemblée délibérante, fort nombreuse et (page 180) composée d'hommes probablement plus timides encore que consciencieux, n'aurait pas pris un parti aussi arrêté que nous. Nous obtînmes simplement la réduction de moitié du cens électoral pour les campagnes seules (16 octobre). M. de Mérode, qui voyait dans le congrès national une planche de salut, pour lui bien entendu, qui voulait à tout prix en finir avec la révolution de peur qu'elle ne lui ôtât ce qu'il tenait d'elle, M. de Mérode se fit le champion de ce qu'il appelait la légalité nouvelle, et M. Gendebien lui assura la majorité. Le congrès demeura fixé au 8 novembre.

Un autre sujet de discorde fut la déchéance des Nassau, dont je ne cessais de présenter la déclaration comme un des premiers devoirs du gouvernement révolutionnaire, surtout parce que je voyais dans les Nassau les seuls prétendants raisonnablement acceptables au trône de Belgique, et que, comme je le dirai plus bas, je voulais fonder une Belgique dont l'indépendance reposât sur la liberté, et la liberté sur la force dont elle s'entourerait par sa propagande morale ; c'est-à-dire, une république belge, sortie des débris du trône, qu'il ne faut jamais rapiécer après l'avoir fait une fois voler en éclats. Je n'étais en cette circonstance soutenu que par le seul M. Tielemans, chef du comité de l'intérieur. La (page 181) déclaration de déchéance me parut urgente, surtout lorsque, des émeutes ayant éclaté presque simultanément dans la Flandre occidentale et le Hainaut (20 octobre), j'eus tout lieu de croire que les partisans du prince d'Orange avaient excité ces troubles, afin de dégoûter de la liberté par l'anarchie, de faire regretter la monarchie en haine de la révolution qui l'avait détruite, et de porter au rappel d'un Nassau comme seul capable de rendre au pays l'ordre, la paix et la prospérité.

Avec ces désordres coïncidaient en outre les efforts que faisait le prince d'Orange à Anvers pour se rendre agréable, et le changement de langage de deux des principaux organes de l'opposition, le Courrier des Pays-Bas et le Courrier de la Meuse, devenus inopinément orangistes. J'insistai fortement pour que le gouvernement provisoire remplit en cette occasion sa haute mission, celle de se faire l'organe du peuple qui l'avait institué, et pour qu'il proclamât les Nassau privés légalement de tout espoir de dominer en Belgique. Ma proposition fut rejetée par tous mes collègues, par respect, dirent-ils, pour le congrès national, à qui seul il appartenait de fixer le sort futur des Belges. On se borna à 1'arrestation du général Juan Van Halen, plus que suspect de machinations en faveur du prince d'Orange, sur qui il fondait (page 182) l'indépendance monarchique des provinces insurgées. M. Van Halen était un des protégés de mes collègues ; il m'avait singulièrement déplu depuis mon entrée au gouvernement : cependant je ne réussis à les débarrasser de lui que grâce aux circonstances critiques qui les forcèrent enfin de sévir pour ne pas lui quitter la place eux-mêmes.

Un incident assez curieux doit être mentionné ici. Avant que M. de Mérode eût cru pouvoir entièrement compter sur les trois autres membres du comité central pour faire rejeter mon arrêté de déchéance, dont je lui avais communiqué le projet, il essaya d'entrer en arrangements avec moi et amenda ledit projet de sa propre main. Mes considérants étaient : 1° la nécessité d'assurer la pleine liberté de voter aux élections pour le congrès, liberté entravée par la présence des troupes hollandaises dans quelques villes de la Belgique ; 2° l'affectation par le prince d'Orange d'un grand pouvoir et même l'usurpation de la souveraineté à Anvers ; 3° les derniers troubles instigués par le gouvernement déchu pour ramener le despotisme par le désordre : M. de Mérode ne toucha aucunement à cet exposé de motifs. Il se borna à modifier les deux articles de l'arrêté.

Pour obtenir, je ne demandais que le moins possible, et ce que, la convocation du congrès posée, on (page 183) aurait pu exiger même, sans paraître pour cela vouloir empiéter sur l'exercice futur de ses droits. M. de Mérode, sauf quelques ménagements dans les termes, était, on le voit, prêt à m'accorder l'exclusion si populaire de la famille dépossédée. Nonobstant, le comité central repoussa mon projet.

Il n'était cependant pas sans craintes en ce moment sur les suites de l'effervescence qui se montrait dans le peuple. Le peuple se croyait à la veille d'être trahi. Assez indifférent sur tout le reste, il ne voulait à aucun prix des Hollandais, ni surtout de la maison régnante de Hollande. Et le gouvernement provisoire se refusant à manifester la même aversion, se montrait évidemment, selon lui, disposé à rétablir plus ou moins directement le régime renversé. Lui-même alors chercha, par des actes extérieurs, à dicter sa volonté souveraine : il planta des arbres de la liberté, être libre signifiant dans son ordre d'idées ne plus obéir à ceux qui l'avaient exploité, opprimé et humilié pendant quinze ans, et ne signifiant absolument que cela. Je me rappelle à ce propos la frayeur que le moindre rassemblement causait à mes collègues réunis. Ils n'entendaient plus que l'émeute hurlant à leurs oreilles, et se voyaient déjà expulsés du palais national. Pour moi, qu'avais-je à redouter ? je n'avais pas demandé à y venir ; je ne (page 184) demandais pas à y rester : et j'étais fermement résolu à ne pas faire la moindre concession pour y rester. J'étais prêt à me dévouer au peuple aussi longtemps qu'il m'agréerait, moi et mes services ; mais j'étais prêt aussi à me retirer sans regret devant la plus petite marque de sa désapprobation.

Ma tranquillité était interprétée par mes collègues d'une manière toute différente. Des arbres de la liberté ! c'était là de la république bien évidemment. Et cette république, qui la voulait ? moi, sans nul doute. Il était donc clair que je n'avais rien à craindre de ceux que (cela devait être ainsi) je poussais moi-même à un mouvement républicain contre mes collègues, adversaires de la république....

Pauvres têtes ! ils ne soupçonnaient même pas que, fait comme je suis, je ne pouvais vouloir d'une république manigancée par l'intrigue, pas plus que d'une république achetée à prix d'argent, ou d'une république imposée par la violence et la terreur. Ma république à moi, et je n'accepte le droit de citoyen que dans celle-là, doit être l'œuvre de la raison et de la volonté de tous : et voilà précisément pourquoi j'en hâte l'établissement, de tous mes efforts et de tous mes vœux, parce que je désire que tous les hommes deviennent sages, justes et bons.

Un rapprochement curieux à faire aujourd'hui, (page 185) c'est qu'animé des sentiments dont je viens de parler, je n'en fus pas moins accusé par M. de Mérode d'être un Robespierre : cette accusation était aussi fondée que celle de M. Spruyt qui m'appelait un partisan de Babeuf et de Marat. La colère de M. de Mérode avait cette fois été excitée par l'intention que je manifestais de déployer de la vigueur contre les principaux meneurs des troubles orangistes. C'était là, selon M. le comte, faire du terrorisme à froid. Il ne se ressouvenait donc pas que j'avais été le seul après l'incendie d'Anvers (que j'avais cependant fait si énergiquement flétrir dans le journal officiel l'Union belge), à m'opposer à la mesure de représailles qu'un de nos collègues voulait exercer contre le peuple hollandais, en faisant couper les digues de la Hollande et noyer plusieurs provinces. Si cette mesure avait passe, j'étais bien décidé, tout terroriste que je paraissais, à protester solennellement et à me retirer à l'instant. Je suis Belge, oui ; mais avant tout et surtout je suis homme : et je ne l'oublie jamais, même en temps de révolution.

Je ne laisserai pas échapper cette occasion sans témoigner combien j'ai toujours été contraire aux sentiments de haine nationale que quelques révolutionnaires de septembre voulaient fomenter entre les Hollandais et les Belges. C'était d'abord une maladresse (page 186) radicale en bonne politique. Ensuite, et cela seul me suffisait, c'était une atteinte à la morale humanitaire. Pour moi, les Hollandais sont des frères comme mes propres concitoyens ; ils ont, à mes yeux, les mêmes droits à réclamer, comme les mêmes devoirs à remplir. J'aurais, dans le temps dont je parle, voulu leur faire comprendre qu'ils avaient aussi les mêmes griefs à redresser, et le jour le plus heureux pour moi eût été celui où je serais parvenu à les venger du despotisme qui pesait encore sur eux comme il avait pesé sur nous.

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