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« Révolution belge de 1828 à
1839. Souvenirs personnels », par Louis DE POTTER (Bruxelles, Meline, Cans et compagnie, 1839)
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Opposition de M. Gendebien à toutes
mes vues. - Ses motifs. - Arrivée de M. Tielemans. -
M. Plaisant me seconde activement. - Arrêtés du gouvernement provisoire.
(page 156) A peine M.
Gendebien avait-il pris place à nos côtés que ma position au comité central
changea entièrement. C’est une chose remarquable : M. Gendebien était
certes de tous les membres du gouvernement provisoire l’homme avec qui je sympathisais
le plus pour les opinions et les principes, ou pour mieux dire il était le seul
homme avec qui je pusse sympathiser. Il voulait, par des moyens auxquels
j’étais, il est vrai, loin de donner mon plein assentiment, mais du moins il
voulait ce que je voulais moi-même, et il le voulait aussi énergiquement que
moi ; ses vues, sous le rapport du sordide intérêt privé, étaient pures comme
les miennes : et cependant c'est à lui que j'attribue ma disgrâce définitive et
la résolution que je fus forcé de prendre de la constater comme un fait sur
lequel il n'y avait plus (page 157)
à revenir, en me retirant. C'est que M. Gendebien n'avait pas de moi la même
bonne opinion que j'avais, moi, de lui, et qu'il ne croyait pas à ma franchise
comme moi à la sienne. J'étais à ses yeux un ambitieux qui ne tendait qu'à
dominer : en combattant mon ambition prétendue, il eut, je n'en doute
aucunement, les meilleures intentions du monde ; mais il ne s'en trompa pas
moins d'une manière funeste pour moi, pour lui-même et, j'ose le dire, pour la
Belgique, dont notre accord eût fondé l'indépendance réelle, assuré la liberté
et consolidé le bonheur.
M. Gendebien a de l'amour-propre : c'est en lui une qualité qui ne le
pousse jamais à des actes répréhensibles, mais qui le rend fort difficile à
coopérer avec des amis à une œuvre commune. Si tout autre que moi eût eu mes
idées et les eût soumises à mon collègue, il est plus que probable qu'il les
eût approuvées, qu'il s'en fût emparé même, et qu'à défaut de la France, dont
il voulait toujours, mais qui ne voulait ni de lui ni de nous, il eût doté son
pays d'institutions radicalement démocratiques. Si j'avais pu deviner alors
cette vérité comme aujourd'hui elle m'apparait
incontestable, je serais rentré dans la vie privée trois semaines plus tôt, et j'aurais volontiers laissé à M. Gendebien la gloire de
couronner l'édifice dont j'avais été assez heureux pour aider à jeter (page 158) les fondations, et qu'il me
suffisait de voir enfin, n'importe par qui, clos et couvert.
J'ai souvent pensé à ce qui avait pu égarer si grossièrement sur mon
compte un homme que j'aimais depuis longtemps et que j'estime encore : je n'ai
en vérité trouvé que des enfantillages, et dont même je n'étais, moi, nullement
coupable. Le peuple, qui s'était accoutumé à prononcer mon nom plus souvent que
ceux de mes défenseurs et de mes complices, pendant mes deux ans de détention
et de lutte, mes deux procès, mon exil et la révolution qui l'avait suivi de si
près, avait conservé cette habitude, et ne voulait connaître au gouvernement
provisoire que M. de Potter. Aux audiences publiques, c'était M. de Potter
qu'on demandait ; et lorsque mes collègues, M. Gendebien compris, avaient
écouté les doléances ou les réclamations des solliciteurs, il fallait encore
que je les écoutasse à mon tour. Les pétitions qui m'étaient adressées, les
lettres qu'on m'écrivait, portaient pour la plupart : A M. de Potter,
président du gouvernement provisoire de la Belgique, quoiqu'il n'eût jamais
été question de cette présidence, ni entre nous, ni au dehors, et que je n'y
eusse même pas songé ; mes mœurs bien plus républicaines encore que mes
principes doivent être en cela garantes de mes paroles. Ce n'est pas tout : une
espèce de déférence (page 159) que
ce que je viens de dire explique naturellement, faisait au comité central que
les arrêtés étaient présentés à ma signature avant de
l'être à celle de mes collègues, et cette même déférence m'avait fait préparer
un fauteuil au milieu des chaises sur lesquelles les autres membres du comité
étaient assis. Tout cela s'était fait sans conséquence aucune, et certes pas la
moindre importance n'y avait été attachée de ma part. Ce furent cependant les
crimes graves qui servirent de ciment à la ligue sous laquelle je succombai
enfin, lorsque sciemment et volontairement, comme je le dirai plus tard, je lui
fournis une occasion unique pour me perdre.
Avec l'époque du retour de M. Gendebien coïncida, à peu de jours près, l'arrivée
de Paris de M. Tielemans, que je fis agréer (le 10
octobre) comme chef du comité de l'intérieur, en remplacement de M. Nicolaï,
ancien membre du gouvernement provisoire et nommé conseiller à la cour de
Bruxelles. Le
Je dois à la vérité de dire que M. Plaisant, tout le temps que je
demeurai encore au gouvernement provisoire, me seconda
admirablement dans ce qui me tenait le plus à cœur ; savoir, la réforme des
abus. Pourquoi, répétais-je sans me lasser, pourquoi s'est faite notre
révolution ? Parce que nous nous sommes vus obligés d'entreprendre nous-mêmes
le redressement des griefs que le gouvernement déchu s'obstinait à maintenir.
Ce gouvernement est tombé écrasé sous le poids de ces griefs. Hâtons-nous donc
d'en débarrasser le nôtre, afin qu'il puisse durer après nous, pur et puissant,
comme il aura été pendant qu'il était confié à nos mains. Nous ne resterons pas
ici longtemps, ajoutais-je : nous ne voudrions pas y rester ; et nous le
voudrions que nous ne le pourrions pas. Nous n'avons donc pas une minute à
perdre pour laisser de nous quelques nobles traces qui ne s'effaceront jamais.
Nous sommes dans la plus favorable des positions pour remplir notre devoir tout
entier ; nous sommes complètement désintéressés dans les questions que nous
avons à résoudre. Frappons donc ; frappons juste et fort, et surtout frappons
vite : ne laissons debout aucun des abus dont le peuple s'est (page 161) plaint, et pour autant que
possible, aucun de ceux dont il pourrait avoir à se plaindre dans la suite. M.
Plaisant me comprit, et rarement un jour se passait sans qu'il présentât au
comité central quelque projet d'arrêté dans le sens de ceux que j'avais
demandés avec de si vives instances et tant de chaleur.
M. Tielemans appelait cela faire de la liberté
et de la justice sur le papier. Il avait raison en un sens : dans les
temps ordinaires, mieux vaut une loi passable, mais appliquée, exécutée et
respectée, que tout un code de bonnes lois que l'on méprise ou néglige. Mais
nous représentions pour la Belgique une époque tout exceptionnelle : ce
n'étaient point, en effet, des lois pour le moment présent que nous
promulguions, mais bien des principes que nous posions pour source et pour base
des lois futures. Et c'était sous ce point de vue tout d'avenir, que je voulais
que nous renversassions le plus possible des obstacles qui s'étaient
jusqu'alors opposés à notre émancipation et à nos progrès. Je sentais bien que
nos successeurs n'auraient ni le courage ni la force de revenir sur nos
réformes ; et notre constitution, une des moins imparfaites qu'il y ait,
entièrement puisée pour tout ce qu'elle a de bon dans les arrêtés du
gouvernement provisoire pendant le mois d'octobre, prouve assez que j'ai eu
complètement raison.
(page 162) Quoi qu'il en soit,
je n'eus point de repos que mes collègues n'eussent arrêté et signé avec moi :
La suppression de la direction de la police, considérée comme une
usurpation sur les pouvoirs municipaux (11 octobre) ; la liberté d'enseignement
en tout et pour tous, sans entrave aucune, ni autorisation, ni certificat (12
octobre) ; l'abolition de la loterie (13 octobre) ; la suppression de la grande
vénerie (ce qui m'avait fait penser à cette réforme, c'est la demande de la
place de grand veneur, probablement du royaume de Belgique à créer, que
m'avait faite une de nos notabilités militaires, avant
même que j'eusse rien à accorder à personne) ; la liberté de s'associer dans un
but politique, religieux, philosophique, littéraire, industriel ou commercial
(16 octobre) ; la liberté des opinions et de leur application, pour chaque
citoyen ou chaque association de citoyens, par la voie de la parole et de la
presse, et l'abrogation de toute loi générale ou particulière, entravant le
libre exercice d'un culte quelconque, el assujettissant ceux qui le professent
à des formalités qui froissent leur conscience, avec suppression de toute
magistrature créée pour soumettre les associations philosophiques ou
religieuses et les cultes à l'action ou à l'influence de l'autorité ;
l'abolition du serment immoral à prêter en garantie de la sincérité des
(page 163) déclarations de
succession et de mutation par décès (17 octobre) ; la liberté entière des
théâtres (21 octobre) ; l'abolition de la haute police et de toute surveillance
exercée par elle (22 octobre) ; la publicité des budgets des communes (26
octobre) ; la publicité de l'instruction et des débats aux conseils de guerre,
ainsi que le droit des prévenus de s'y faire assister d'un conseil librement
choisi (9 novembre) ; etc. Ceux de ces arrêtés qui le comportaient par leur
objet, étaient explicitement basés sur les considérants les plus
remarquables ; savoir, la haine du despotisme, l'horreur de tout monopole ou
privilège, le respect le plus religieux pour la liberté de tous, la
reconnaissance sincère de l'égalité civile et politique de tous les Belges,
enfin la déclaration de la liberté absolue de la conscience humaine et de ses
manifestations, sur lesquelles la loi n'aurait plus d'action possible.
Je n'ai qu'un regret : c'est de n'avoir pas du moins préparé la future abolition de la peine de mort. Il appartenait au pouvoir créé par l'humanitaire révolution belge de déclarer cette peine, en matière de délits pour opinions, une atrocité inique qu'il rayait dès à présent du code des peuples, en matière de crimes contre la société, une cruauté inutile à laquelle il faut se mettre le plus tôt possible en mesure de n'avoir plus à recourir.