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« Révolution belge de 1828 à 1839. Souvenirs personnels », par Louis DE POTTER (Bruxelles, Meline, Cans et compagnie, 1839)

 

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CHAPITRE XIX

 

Le comité central. - M. de Mérode. - Mes projets contre les titres et les décorations. - Travaux du comité. - Déclaration d'indépendance. - Retour de France de M. Gendebien. - Progrès de la révolution.

 

(page 147) Convaincu de l'impossibilité de traiter toutes les affaires en commun, je proposai de créer, et je fis nommer un Comité central au gouvernement provisoire, qui serait chargé de l'exécution des mesures prises sur le rapport des comités spéciaux ; j'en fus membre avec MM. Ch. Rogier, Van de Weyer et le comte de Mérode : M. Gendebien, en mission plutôt officieuse qu'officielle, et plutôt individuelle que gouvernementale, car il n'y avait encore aucun ensemble dans nos opérations, chacun agissait comme d’inspiration et les autres approuvaient ; M. Gendebien, dis-je, était à Paris. Les autres membres du gouvernement provisoire passèrent aux comités de l’intérieur, de la guerre, etc.

(page 148) Dans les commencements, tout marcha assez convenablement au comité central ; je ne voulais que le bien, et je répétais constamment qu’il ne nous fallait à tous que le vouloir, mais le vouloir énergiquement, pour l’opérer. MM. Van de Weyer et Rogier étaient trop adroits pour ne pas me soutenir de tous leurs moyens ; car ils ne pouvaient se rendre populaires que par là, et d’ailleurs me contredire eût été inutile et aurait pu être dangereux. Je ne trouvais donc d’opposition que dans M. de Mérode, caractère tenant à la fois de l’esprit dominateur du prêtre et de l’outrageuse superbe du grand vassal, dont M. Van de Weyer disait plaisamment qu’il ne connaissait d’autre droit que le droit canon, et d’autres canons que celui de la messe. Du reste, seul, M. le compte n’était guère redoutable ; il n’était que gênant : ses chicanes et ses détours de sacristie ennuyaient, mais n’empêchaient rien.

Il m’honora toujours d’une inimitié personnelle qui ne me parut pas pouvoir s’expliquer suffisamment par l’opposition qu’il y avait entre nos principes, nos idées, nos mœurs, nos habitudes, notre position, nos vues, nos projets, nos actes. Je cherchai à me rendre compte de l’espèce d’acharnement que M. de Mérode mettait à me contrecarrer. C’était comme un devoir qu'il remplissait. Et en effet, c'était (page 149) bien un devoir à ses yeux, mais un devoir de caste, un devoir de l'homme-seigneur, de l'homme de l'aristocratie, du privilège, obligé en conscience de noble à abîmer per fas et nefas l'adversaire-né de tout privilège, de l'aristocratie héréditaire, du féodalisme dynastique. Car je me rappelai qu'un jour, développant complaisamment le plan des réformes au moyen desquelles je désirais que nous signalassions notre court passage au pouvoir, je dis à propos des qualifications bizarres que nous a léguées le moyen âge et des ornements puérils dont la royauté moderne a affublé le bât monarchique : que nous devions bien nous garder de tomber dans la faute qu'avaient commise les premiers républicains de France, celle de catégoriser les nobles et finalement tous les messieurs, qui devinrent à leur tour les parias de la société nouvelle, comme les citoyens, les roturiers, le peuple l'avaient été de la société ancienne : que notre révolution était la consécration du principe de liberté dans le sens le plus large, puisque, repoussant toute direction sociale préventive, toute hiérarchie légale de classes et d'opinions, elle n'accordait à la loi d'action légitime que dans le cercle des actes matériels et individuels, déclarés nuisibles par la majorité et partant coupables et à réprimer : que par conséquent, nos institutions ne pouvaient pas plus admettre (page 150) la noblesse que le sacerdoce, et qu'elles ne pouvaient pas les proscrire davantage ; qu'il pouvait y avoir des prêtres, des gens titrés et décorés, mais que la loi ne pouvait sacrer, ni qualifier, ni décorer personne ; qu'elle ne pouvait garantir à personne son caractère de prêtre, de noble ou de membre appartenant à un ordre de chevalerie quelconque ; qu'elle ne pouvait même pas reconnaître ces distinctions héréditaires ou individuelles, établies hors de sa sphère d'activité, sans sa participation, et sur lesquelles elle demeurait toujours sans autorité et sans influence : que par conséquent encore et finalement, il ne peut plus y avoir légalement en Belgique de noblesse héréditaire ni de décorations personnelles, pas plus que de cultes et de clergés légaux ; que de même que la prêtrise y est une vocation privée à laquelle on obéit ou dont on apostasie comme il semble bon à chacun, les titres féodaux ou chevaleresques y sont devenus une simple affaire de goût et de caprice dont la loi n'a pas plus à se mêler que des modes ; que dorénavant donc serait chevalier en Belgique ou comte, marquis ou grand crachat quiconque en aurait envie, afficherait armoiries et livrée qui en sentirait le besoin, et se bariolerait de croix et de rubans qui aurait le courage de se montrer ainsi en public, le tout sans contrôle de personne et sans (page 151) autre responsabilité qu'envers l'opinion nationale toujours manifestée avec bienveillance et modération. M. de Mérode comprit fort bien que, la noblesse ayant cessé d'être oppressive comme autrefois et étant garantie contre l'oppression qui, sous le règne des niveleurs, l'avait rendue intéressante, elle ne serait plus que ce qu'elle est effectivement, c'est-à-dire ridicule. Le noble comte me jura haine à outrance. Les rubans et les titres l'ont emporté : les Lafleur de haut parage ont conservé leurs livrées de cour ; ils ont pu faire porter à leurs valets la livrée d'antichambre.

L'on conçoit facilement qu'avec de pareilles idées il m'était aussi impossible alors qu'il me l'avait jamais été, de me faire valoir, comme on dit communément. Aussi M. Plaisant me conseilla-t-il plus d'une fois en ami de me défaire de mon air trop simple, trop populaire, sans dignité et sans autorité. Le reproche indirect me fit on ne saurait plus de plaisir ; car je voyais autour de moi tant de gens que le changement de fortune avait rendus hautains, insolents et absurdes, que j'étais enchanté de pouvoir me dire : « Malgré le pouvoir, je suis toujours le même. » Mais n'oublions pas le comité du gouvernement.

Nos premiers soins furent d'organiser des (page 152) commissions nationales de secours et récompenses, et de réorganiser l'ordre judiciaire. C'est dans cet ordre que se trouvaient les hommes les plus impopulaires à cause de leur conduite servile sous le gouvernement déchu. Il fallut pourvoir le plus tôt possible à leur remplacement, ainsi qu'à celui des autorités administratives et financières dont le peuple exigeait impérieusement le renvoi. Ce fut là une de nos tâches les plus difficiles, el à laquelle je répugnais le plus moi-même à prendre part, dans la crainte d'abord de céder, même sans le savoir, à des motifs de vengeance personnelle, et dans le profond dégoût que m'inspirait l'avide manie de solliciter qui s'était emparée de mes compatriotes, se ruant sur les places comme sur une curée.

Le 4 octobre, j'exigeai que la Belgique, violemment détachée de la Hollande, fût déclarée Etat indépendant ; un congrès, disait l'arrêté, sera convoqué de toutes les provinces pour déterminer, sur le projet que lui en soumettra le comité central, la constitution qui doit régir le nouvel Etat. Ce n'était pas tout ce que j'aurais désiré ; mais c'était beaucoup : huit jours plus tard, je ne l'aurais plus même obtenu.

M. Gendebien revint à Bruxelles et, le 10 octobre, il fut adjoint au comité central du gouvernement provisoire dont il était le cinquième membre. (page 153) M. Gendebien avait épuisé à Paris tout ce qu'il y avait d'imaginable en négociations pour opérer une quasi-réunion à la France au moyen de l'élection d'un Bourbon de la branche d'Orléans. Mais Louis-Philippe, je l'ai déjà dit, voulait surtout et avant tout la consolidation de sa dynastie sur le trône de France ; et ses frères de la Sainte-Alliance n'y auraient point consenti s'il n'avait ouvertement répudié toute apparence de complicité avec des révolutionnaires, et rejeté leurs vœux (on devait supposer que M. Gendebien exprimait réellement les vœux du peuple belge), opposés à la volonté du comité des rois. M. Bartels rapporte, dans son Histoire de la révolution belge, que, repoussé par la cour, M. Gendebien se tourna du côté de l'homme qui, bien que révolutionnaire, avait cependant fondé une monarchie nouvelle, espèce de juste-milieu entre la république et la royauté, de M. la Fayette, en un mot, et que celui-ci refusa. Je n'ai aucune connaissance de ce fait. Seulement sachant que M. Gendebien devait, sinon nous assurer l'appui du gouvernement français, du moins acquérir la certitude qu'il ne permettrait pas que l'on mît obstacle à l'exercice entièrement libre de nos droits, je l'avais conjuré de hâter le plus possible ses négociations, afin de venir par lui-même dissiper nos doutes sur le parti que nous avions (page 154) à prendre pour que les deux peuples révolutionnés continuassent à marcher de front dans la voie de la liberté et du progrès.

Depuis l'institution du gouvernement provisoire, les provinces, les communes étaient à l'envi venues le reconnaître et protester de leur dévouement au nouvel ordre de choses ; les forteresses occupées par les Hollandais étaient l'une après l'autre et comme par enchantement tombées au pouvoir de la nation. Ath, Bruges, Tournay, Mons, Ostende, Tirlemont, Furnes, Ypres, Menin, et plus tard Philippeville, Marienbourg, Charleroy, Namur, Gand même arborent le drapeau aux trois couleurs. Les dons patriotiques pleuvent de toutes parts. Hommes, armes, munitions de guerre, bientôt rien ne manque. Le pays entier est debout.

Poursuivant, au milieu de ces heureux événements, le cours de nos réformes : l'instruction et l'audition des témoins en matière criminelle et correctionnelle, qui étaient secrètes dans le système hollandais, furent de nouveau rendues publiques ; la bastonnade fut abolie dans l'armée ; les régences urbaines et rurales furent élues, le bourgmestre compris, par des notables payant en contributions directes et patentes, suivant les localités, de 100 florins à 10 florins au moins, et par tous les citoyens exerçant les professions (page 155) libérales d'avocat, notaire, médecin, professeur en sciences ou lettres, instituteur, etc., tout citoyen âgé de vingt-trois ans étant par cela seul éligible ; les élections au congrès constituant furent déterminées sur le même principe, le cens électoral ne s'élevant pour Bruxelles qu'à 150 florins et pour beaucoup de villages qu'à 13 florins, les notabilités d'intelligence étant d'ailleurs dispensées de tout cens, et l'éligibilité n'ayant pour condition que l'indigénat et vingt-cinq ans d'âge ; les accusés reçurent de nouvelles garanties en attendant que le jury dont le rétablissement fut déclaré un besoin et un devoir, eût pu être réorganisé sur des bases libérales, etc. (du 7 au 10 octobre).

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