(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1871-1872)
(Présidence de M. Thibaut.)
(page 633) M. Hagemans procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.
M. Wouters donne lecture du procès-verbal de la précédente séance ; la rédaction en est approuvée.
M. Hagemans présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.
« Par deux pétitions, des instituteurs dans la province d'Anvers demandent que le projet de loi relatif à la caisse de prévoyance des instituteurs primaires admette pour base du calcul de la pension les cinq années des revenus les plus élevés de l'instituteur. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi.
« Le sieur Jean-Baptiste Pascal, employé à Wasmuel, né à Givry (France), demande la naturalisation ordinaire. »
- Renvoi à M. le ministre de la justice.
« Les membres de l'administration communale de Fouron-Saint-Pierre prient la Chambre d'accorder au sieur Pousset la concession d'un chemin de fer direct de Bruxelles à Aix-la-Chapelle. »
« Même demande des membres des administrations communales de Haccourt, Neeryssche et Fouron-Saint-Martin. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Gysbreght propose des mesures en faveur de l'instruction professionnelle et contre la promiscuité des foyers domestiques. »
- Même renvoi.
« M. Julliot, retenu pour affaires urgentes, demande un congé de quelques jours. »
- Accordé.
M. Pety de Thozée. - Messieurs, au nom de la commission, j'ai l'honneur de déposer sur le bureau de la Chambre deux projets de lois sur des demandes de grande naturalisation.
- Ces projets seront imprimés, distribués et mis à la suite de l'ordre du jour.
M. Orts. - Messieurs, lorsque j'ai demandé la parole hier, je ne savais pas que M. Guillery était inscrit. Cet honorable membre a répondu tout ce que j'aurais pu répondre moi-même à l'honorable M. Dumortier. Je renonce donc à la parole.
MpT. - M. Bouvier a demandé la parole pour la troisième fois. La Chambre consent-elle à l'entendre ?
- Plusieurs membres. - Oui ! oui !
M. Bouvier. - Messieurs, je ne veux répondre qu'à une allégation de l'honorable M. de Theux consistant à prétendre que le cabinet libéral, lorsqu'il était au pouvoir, n'avait pas rappelé son ministre auprès du saint-siège. Une interruption faite par l'honorable M. Frère-Orban a fait justice de ce reproche.
Lorsque le cabinet libéral était au pouvoir, il a maintenu le ministre auprès du pape, parce que, dans la personne du pape, il y avait à cette époque deux personnalités distinctes ; le chef du pouvoir spirituel et le chef du pouvoir temporel ; sa souveraineté politique s'étendait sur 200,000 habitants formant ce qu'on appelait les Etats-Romains.
La doctrine que nous avons soutenue hier que la Belgique, par le fait de la constitution actuelle du royaume d'Italie possédant Rome pour capitale, n'a pas besoin d'un représentant auprès du souverain pontife, n'est pas nouvelle dans cette enceinte.
Elle a été défendue, je ne dirai pas en termes absolus, par un des hommes les plus considérables du parti catholique, siégeant encore parmi nous à une époque où le pape était deux fois souverain.
Voici ce que je trouve dans les Annales parlementaires :
« Il est des missions qui pourraient être simplifiées. Je demanderai, par exemple, quel besoin nous avons d'un ministre plénipotentiaire près la cour de Rome. La Constitution a séparé le pouvoir civil du pouvoir spirituel, le gouvernement ne peut intervenir en rien dans la nomination des évêques. Je pense donc qu'il y aurait des économies à faire sur cette légation. Je ne veux pas faire une motion de rappel ; mais je crois qu'un ministre plénipotentiaire à Rome est tout à fait inutile et que, pour l'avenir, le gouvernement fera bien de se borner à y envoyer un simple chargé d'affaires. » (Moniteur, 1839, n°352.)
Des membres : Qui ?
- AI. BouvierM. Santkin. - L'honorable M. Dumortier. C'est M. Dumortier qui, en 1839, a tenu le langage que je viens de vous indiquer. Il est vrai qu'à cette époque l'honorable M. Dumortier était un catholique libéral. Aujourd'hui, il est passé au camp des ultramontains. Qu'il y reste !
(page 641) M. de Kerckhove. - Messieurs, à mon avis, la question qui a été soulevée quant à la légation de Rome est très simple. La solution n'est pas difficile, pourvu qu'on veuille bien écarter du débat tout parti pris, toute prévention, toute passion ; qu'on veuille bien y appliquer le simple bon sens, et, permettez-moi d'ajouter, un certain respect des convenances et des usages reçus dans toute l'Europe.
Voilà, messieurs, ce que je veux essayer d'établir devant vous.
Et pour rester fidèle au programme que je viens d'indiquer, je tâcherai d'être bref et d'être modéré.
Mais, d'abord, afin de prévenir toute équivoque, je demande la permission de bien préciser le point de vue auquel je me place.
Il y a sur cette question deux opinions extrêmes. D'une part, des hommes qui sont mes amis, dont j'honore le talent et le courage dévoué, lors même que je ne partage pas toutes leurs opinions ; ces hommes, ces amis, préoccupés, il faut bien l'avouer, préoccupés avant tout des théories et des théories beaucoup plus que des faits de la vie pratique, ces amis, dis-je, dans la question qui nous occupe, voudraient décider le gouvernement à rompre complètement avec le gouvernement de Victor-Emmanuel.
A l'autre extrémité, se trouvent d'autres hommes (cette fois, ce ne sont plus des amis politiques, mais je comprends leur erreur tout en la déplorant), des hommes qui, eux aussi, se laissent entraîner par des théories, sans tenir compte de certains faits, de certaines convenances sur lesquelles je reviendrai tout à l'heure ; ces hommes-là veulent supprimer toute relation entre la Belgique catholique et le souverain pontife.
Entre ces deux extrêmes, vient se placer le ministère, le gouvernement. Celui-ci admet le maintien de nos relations avec le gouvernement de Victor-Emmanuel et, à côté de ces relations, il veut maintenir également les rapports officiels de la Belgique avec le souverain pontife, conserver auprès de ce dernier un envoyé du Roi. J'insiste sur cette expression ; j'y reviendrai plus loin.
Au milieu de ces appréciations diverses, où est la vérité ? où est la raison ? Ici il convient de rappeler les faits d'où est sortie la situation actuelle.
Messieurs, j'ai promis d'être franc ; je parlerai donc en toute franchise des événements qui se sont accomplis en Italie.
Comme catholique et comme Belge, j'ai déploré plus que personne ce qui s'est passé là-bas, d'abord dans une partie des Etats pontificaux, et enfin à Rome même. Comme Belge, parce que, ainsi que l'a dit si justement hier mon honorable ami, M. Dumortier, il y a eu là une violation incontestable du droit des gens, des traités les plus solennels, violation dangereuse pour nous, Belges, dangereuse pour tous les petits Etats.
Aussi la Belgique, dont l'existence est intimement liée au respect des traités, la Belgique devait s'émouvoir à un pareil spectacle ; elle devait considérer, non seulement avec indignation, mais avec une légitime terreur, cette oppression des faibles, ces abus flagrants de la force, abus dont elle pouvait être un jour la victime à son tour.
Comme catholique, je devais déplorer ce qui se passait à Rome, parce que les faits qui s'y accomplissaient détruisaient l'indépendance du pouvoir religieux et devaient, par-là même, exercer une fatale influence sur les destinées de l'Eglise ; non pas, sans doute, quant aux questions de dogmes, de principes, de croyances ; non, là nous n'avions pas à nous inquiéter : l'Eglise a des promesses sur lesquelles la main des hommes ne peut rien.
Mais il y a autre chose, il y a le gouvernement de l'Eglise sur la terre ; or, l'indépendance de l'Eglise, de son chef suprême, est nécessaire, indispensable pour les questions qui se rapportent à ce gouvernement. Cette indépendance, c'est le droit de nos consciences à nous catholiques. Voilà la vérité.
Je sais, messieurs, que beaucoup de membres de la gauche n'admettent pas cette manière de voir et je ne saurais m'en étonner.
Et pourquoi ne le dirais-je pas ? J'ai longtemps douté moi-même, je l'avoue ; j'ai longtemps cru, et je l'ai cru surtout en 1848, que le pouvoir temporel du pape était inutile à la grandeur, à la majesté du catholicisme, à la sécurité de son enseignement ; mais, en y réfléchissant, en examinant la question à la double lumière de l'histoire et de ma propre expérience, des leçons du passé et du bon sens, je n'ai plus hésité et j'ai reconnu que l'indépendance politique du souverain pontife, résultant de sa qualité de prince temporel était, au moins dans l'état actuel du monde, la condition sine qua non de son indépendance comme chef suprême de l'Eglise.
Je demande pardon à la Chambre de m'arrêter sur cette question ; c'est, je l'avoue, une véritable parenthèse dans la discussion qui nous occupe ; mais j'ai cru devoir placer la parenthèse afin de m'expliquer plus complètement.
J'ai dit, messieurs, les sentiments que j'avais éprouvés comme Belge et comme catholique, en voyant ce qui se passait en Italie ; je dois ajouter que, dès lors aussi, j'ai reconnu que le gouvernement, lui, était obligé de tenir compte des circonstances ; qu'il devait se placer en dehors des théories pures ; en dehors même des sentiments et des affections ; qu'il devait se préoccuper de la situation générale de l'Europe ; en un mot, que le gouvernement devait se montrer prudent.
Mais quelles devaient être les limites de cette prudence ? Question d'appréciation, direz-vous, et avec raison. Eh bien, messieurs, appréciation pour appréciation, je me permettrai de vous donner la mienne, afin que ma confession soit complète.
D'après moi, il faut distinguer, dans les derniers événements d'Italie, deux moments ; il y a eu le moment de l'invasion, le moment où Victor-Emmanuel entrait à Rome, par une invasion violente et sans déclaration de guerre.
M. Bouvier. - Du consentement des Italiens.
M. de Kerckhove. - Lesquels ? Au reste, vous répondrez si cela vous convient, quand j'aurai fini.
M. Bouvier. - Répondez à cela.
M. de Kerckhove. - Ce n'est pas la peine.
Je vous prie donc, M. Bouvier, de nous épargner vos interruptions.
Je disais donc, messieurs, que le premier moment a été celui de l'invasion, celui où Victor-Emmanuel a pris possession de Rome. Le deuxième moment, c'est la situation actuelle. Dans le premier moment, je crois que la Belgique devait s'abstenir ; que le gouvernement belge ne devait pas s'exposer au soupçon d'approuver la violation qui venait d'être infligée au droit public européen.
Il devait non pas poser, je le veux bien, un acte de protestation bruyante, mais il devait, au moins, marquer son sentiment par une nuance de mécontentement ou, si on l'aime mieux, de frayeur devant cette violation du droit. Je parle d'une de ces nuances qui sont admises en diplomatie...
M. Bouvier. - Et en jésuitisme.
M. de Kerckhove. -... une de ces nuances dont personne n'a le droit de se fâcher, mais que tout le monde comprend. Et quelle nuance direz-vous ? La Belgique devait donner un congé à son ministre, sur sa demande, et ne laisser entrer à Rome, à la suite de Victor-Emmanuel, qu'un simple secrétaire chargé des affaires.
Cela n'a pas eu lieu ; je le regrette ; mais aujourd'hui, il est inutile d'insister sur ce point.
Maintenant, il reste à apprécier la situation actuelle. D'après moi, le gouvernement a raison de maintenir sa légation auprès de Victor-Emmanuel ; il y est forcé ; et le gouvernement a raison aussi de vouloir maintenir le ministre du Roi accrédité près du souverain pontife. Je dis le ministre du Roi, et je le dis avec intention.
En effet, il faut tenir compte, messieurs, comme j'avais l'honneur de (page 642) vous le dire tout à l'heure, il faut, dans le monde politique, tenir compte des faits et non seulement des faits, mais des convenances, des usages des nations civilisées.
L'envoyé extraordinaire accrédité près d'une cour est appelé « ministre du Roi », du roi qu'il représente. Je sais bien, je m'empresse de le reconnaître, qu'il n'a pas ce qu'en diplomatie on appelle le caractère représentatif proprement dit ; ce caractère n'appartient qu'aux ambassadeurs ; mais, selon les usages, le ministre du Roi, l'envoyé extraordinaire est parfaitement considéré comme s'il représentait la personne du souverain.
Question de pure courtoisie, je le veux bien ; mais encore une fois, la courtoisie, les usages et les nuances ont une grande importance en diplomatie, et nous n'avons pas le droit, nous, petite nation nouvellement venue sur le théâtre du monde, nous n'avons pas le droit de chercher à réformer ce qui a été admis, sous ce rapport, depuis des siècles.
Maintenant, messieurs, voyons les faits, les réalités. La Belgique avait près le souverain pontife une mission : cette mission avait un double caractère, tout comme le souverain près lequel elle était accréditée. Le souverain pontife était à la fois le chef politique d'un petit Etat et le chef suprême, le pontife suprême d'une religion qui, comme le disait hier l'honorable M. Orts, est professée par la presque totalité des Belges, sans parler des autres peuples catholiques.
Par là même, comme je viens de le dire, notre mission aussi avait un double caractère : un caractère politique, en tant qu'elle s'adressait au chef politique de l'Etat romain ; un caractère de convenance, de courtoisie ; de respect si vous voulez, en tant qu'elle s'adressait au chef religieux.
J'ajouterai même que ce second caractère dominait le premier. En effet, politiquement parlant, la mission avait très peu d'importance ; aussi peu d'importance que les Etats-Romains eux-mêmes qui, sous le rapport politique, se trouvaient pour nous au niveau du duché de Bade, du royaume de Wurtemberg ou des ci-devant villes libres d'Allemagne.
Ainsi, à Rome, la mission politique était tout à fait secondaire, subordonnée, si je puis m'exprimer ainsi (le mot n'est pas juste, mais je n'en trouve pas d'autre) à la mission de convenance ou de respect.
Maintenant, par suite des événements que vous connaissez, le chef de cet Etat romain perd son caractère politique ; mais il continue à conserver son caractère religieux. Et, cela est tellement vrai que ceux qui l'ont dépouillé se sont efforcés, dans un acte devenu célèbre, de lui garantir, par toute espèce de moyens, que je n'ai pas à apprécier ici, le maintien de son caractère de chef suprême de l'Eglise et son indépendance comme tel devant le monde. Certes, je ne dis pas qu'ils y aient réussi, je n dis pas qu'ils puissent y réussir ; je me borne à constater l'effort.
Cela posé, je demande si, en perdant son caractère politique, la mission qui représentait le Roi des Belges auprès du-saint-siège a conservé le caractère de courtoisie et de respect qui, je l'ai dit, répond au caractère religieux du souverain pontife. Il me semble qu'il ne saurait y avoir de doute à cet égard.
Mais alors je ne vois pas pourquoi on pourrait vouloir supprimer cette mission. Evidemment, pour tout homme sérieux, la suppression qu'on réclame n'a aucune raison d'être ; elle est impossible. Aussi, messieurs nous ne sommes pas seuls à vouloir conserver une mission près du souverain pontife : nous voyons encore aujourd'hui à Rome, comme l'a fait remarquer l'honorable M. Guillery, des représentants de plusieurs puissances et même de puissances fort peu catholiques.
C'est ainsi que la Confédération du Nord, qui pourtant n'a pas fort à cœur les intérêts catholiques, s'y trouve représentée, à côté de l'Autriche, de la France, du Portugal, du Danemark et de la Grande-Bretagne elle-même.
Et pourquoi ces puissances ont-elles conservé des agents à Rome ?
D'abord, par égard pour le caractère du souverain pontife, et peut-être aussi parce qu'elles sentent que l'état de choses actuel ne saurait être définitif. C'est d'ailleurs, de leur part, une. sorte de protestation, une manière de sauvegarder, devant l'Europe, le droit des gens violé. Mais, quels que soient les motifs qui les ont guidées, elles ont maintenu leurs légations, et elles ont bien fait.
Hier, il est vrai, on nous disait : « Mais la Hollande, mais la Russie ? » Messieurs, veuillez remarquer que la Russie avait déjà rompu ses relations longtemps avant les derniers événements - depuis trois ou quatre ans, je pense - ce qui ne l'avait pas empêchée de conserver des agents consulaires, et aujourd'hui, chose singulière, la Russie rentre en relations officieuses avec le souverain pontife.
Tout le monde a remarqué, à Rome, et les journaux l'ont signalé, que, depuis quelque temps, les personnages les plus haut placés de l'empire russe arrivent à Rome et entrent en rapports directs avec le souverain pontife. Pourquoi ? Parce que la Russie a parfaitement senti que, quoique n'étant pas catholique, quoique n'ayant chez elle qu'une poignée de sujets catholiques, elle a besoin de ménager cet intérêt religieux qui est celui de 200,000,000 d'hommes dans le monde ; elle a besoin de ménager des populations qui, si elles sont en minorité dans ce vaste empire, pourraient cependant, poussées à bout, lui causer un jour de très grands embarras.
Et la Hollande ? Messieurs, vous avez tous, je suppose, même ceux qui ne lisent pas le hollandais, suivi les débats qui ont eu lieu au parlement hollandais.
Je n'ai donc rien à vous apprendre sur ce point. Eh bien, messieurs, si vous avez accordé quelque attention à ces débats et si vous avez, comme moi, recueilli quelques renseignements venus directement de la Hollande, voici l'impression qui vous en sera restée : c'est que le vote du parlement hollandais a été, au fond, une véritable taquinerie, taquinerie dirigée contre le ministre des affaires étrangères, dont on connaît les sentiments catholiques, et taquinerie contre le roi lui-même qui, dans ces derniers temps, avait témoigné beaucoup de sympathie pour le pape et pour les zouaves hollandais.
Messieurs, on nous a objecté que la Belgique est dans une position spéciale ; on a invoqué la Constitution, ses principes, son esprit : il paraît que la Constitution ne permet pas de conserver notre ministre près du saint-siège. Je m'étonne que ce scrupule soit venu si tard : si la Constitution s'oppose aujourd'hui au maintien de la légation de Belgique à Rome, auprès du souverain pontife, à coup sûr, on n'avait pas le droit de l'établir, il y a quarante ans.
La vérité, messieurs, c'est que la Constitution n'a rien à voir dans tout cela. La vérité c'est que, aujourd'hui comme il y a quarante ans, nous avons devant nous une tradition de courtoisie, de convenance, un usage que nous devons respecter, et que, je l'espère, nous continuerons à respecter jusqu'à la fin.
Comme j'avais l'honneur de vous le dire tout à l'heure, ce n'est pas à nous de vouloir renverser des usages consacrés par le temps. Permettez-moi, à ce propos, de vous citer une tradition qui est connue de tous les diplomates. Lorsque, dans une cour, arrhe un nonce, un représentant du saint-siège, ce nonce jouit de la préséance sur tous ses collègues ; il devient leur doyen, et c'est lui qui marche à la tête du corps diplomatique dans toutes les cérémonies officielles. Voilà un usage qui est établi depuis longtemps ; qui date, si vous voulez, du moyen âge, mais qui n'a jamais été contesté, sauf une seule fois, par un agent protestant, et la décision de ses collègues, la décision des puissances lui a donné tort.
Eh bien, qu'est-ce que cette préséance accordée au nonce dans le corps diplomatique ? C'est un témoignage de courtoisie, un témoignage de convenance, aussi bien que les légations elles-mêmes dont je vous parlais tout à l'heure.
On nous dit aussi, messieurs, que nous allons froisser les Italiens. Mais, messieurs, est-ce que les Italiens se sont préoccupés de la question de savoir jusqu'à quel point ils froissaient les catholiques en Europe ? Est-ce qu'ils se sont seulement demandé jusqu'à quel point ils avaient des droits sur la ville Eternelle ? C'est pourtant une question très sérieuse. Car, veuillez le remarquer, ce n'est pas l'Italie qui a créé Rome. Tout ce qu'il y a à Rome de plus remarquable, tout ce qu'il y a à Rome de grandeur, de magnificence, de richesse, y a été créé par les libéralités de l'Europe, par les aumônes des fidèles du monde entier.
Encore une fois, ce n'est pas l'Italie qui a fait Rome ce qu'elle est. De quand donc datent ces prétendus droits des Italiens ? Ah ! je les admettrais volontiers, si les Italiens avaient occupé Rome telle qu'elle était, à la fin du XVème siècle, au moment de la chute du pouvoir impérial, au milieu des ruines qu'y avait faites le passage des Barbares ; s'ils l'avaient relevée, restaurée, défendue contre ses ennemis ; mais non, ils y ont été impuissants. Cette œuvre a été celle de la papauté, et, depuis le Vème siècle jusqu'au XIXème, Rome a été la capitale de l'Europe religieuse.
Voilà l'histoire, voilà la vérité. Et cependant, un beau jour, grâce à je ne sais quel progrès des idées, l'Italie prend possession de Rome, sans s'inquiéter ni de la question de propriété, ni de l'histoire, ni de la tradition, ni des traités.
L'Italie n'avait rien donné, mais elle a tout pris. Je me trompe, l'Italie a donné quelque chose, elle a ajouté quelque chose aux trésors entassés par l'Europe ; elle y a ajouté des dettes. Mais je ne veux pas insister sur ce point : il y aurait trop à dire. Et en voilà assez pour réduire à sa juste valeur l'argument dont on s'est servi : la crainte de froisser les Italiens. D'ailleurs, si l'on a si peur de froisser les Italiens, il faudrait bien aussi éviter un peu de froisser les catholiques.
(page 643) Vous ne voulez pas froisser les Italiens, de crainte de compromettre nos intérêts commerciaux et industriels : je l’admets volontiers ; mais alors, je vous en prie, soyez conséquents et ne froissez pas les catholiques du monde entier, en faisant un outrage à leur chef spirituel, en lui retirant toute marque de sympathie et de respect.
« Soit, nous dit-on, n'ayons qu'une légation accréditée au près des deux souverains, comme cela a été proposé, lorsque M. d’Hoffschmidt était ministre des affaires étrangères. »
Mais, messieurs, veuillez le remarquer, les circonstances étaient alors toutes différentes ; il n'y avait pas d'antagonisme entre la maison de Savoie et la cour de Rome ; au contraire, les deux gouvernements marchaient parfaitement d'accord : l'un était le cœur, et l'autre le bras de l'Italie.
Aujourd'hui, tout est bien changé, et il ne faut pas avoir la moindre notion des usages diplomatiques pour croire qu'une pareille combinaison soit possible.
Je le dis hautement, cela n'est pas sérieux, et surtout cela ne serait jamais sincère.
Messieurs, je ne puis m'empêcher de faire, à propos de la suppression demandée, une réflexion qui vous étonnera peut-être, autant que je suis moi-même étonné de la proposition dont nous sommes saisis. Il y a ici d'honorables collègues qui se disent libéraux et qui, généralement, aiment beaucoup à faire prévaloir l'élément laïque en toute circonstance ; eh bien, je me permets de trouver qu'ils sont inconséquents lorsqu'ils nous conseillent de supprimer la légation belge près du saint-siège.
Si j'étais à leur point de vue, voici comment je raisonnerais ; je dirais :
« Le pape, comme chef de la religion, exerce naturellement une grande influence sur les consciences ; or, il peut subir l'influence de nos exaltés cléricaux (je me sers de votre langage)...
M. Van Humbeeck. - Le pape est infaillible.
M. de Kerckhove. - Oui, mais permettez-moi, de me placer à votre point de vue, de parler comme vous. Je dis donc : « Il peut être bon que le gouvernement ait auprès du pape un homme de confiance qui, au besoin, agisse sur lui ou sur son entourage, et lui signale ce qui se passe dans notre pays, lui fasse connaître le véritable état des choses. C'est le meilleur moyen de prévenir les brefs, les allocutions, les décrets, les documents quelconques qui pourraient troubler les consciences... »
M. Bouvier. - C'est de la police secrète.
M. de Kerckhove. - Il ne s'agit pas de police secrète, mais de logique. Je parle pour vous et vos amis. Je fais de la logique, en me plaçant à votre point de vue. Mais, hélas ! je le crains bien ; vous allez encore une fois sacrifier cette pauvre logique à vos passions.
Et pourtant, si vous voulez y réfléchir sérieusement, si vous voulez ne pas froisser les catholiques, si vous voulez respecter les convenances, vous devez voter pour le maintien de notre ministre à Rome. C'est le seul rôle digne d'hommes sérieusement politiques.
Quant à moi, si j'entrevoyais la possibilité de supprimer quelque jour notre mission auprès du souverain pontife, certes je ne le proposerais pas dans les circonstances actuelles.
Pareille mesure en ce moment serait un véritable affront, un cruel outrage à ce noble vieillard, auquel, comme l'a dit hier notre excellent et éloquent collègue, M. Dumortier, ses adversaires mêmes rendent hommage ; à ce vieillard, qui, quoique souverain détrôné, est encore le modèle des souverains, des pauvres rois de notre temps.
L'abandonner en ce moment serait, à mon avis, une lâcheté et, pour moi, Dieu me garde de conseiller jamais une lâcheté à mon pays.
(page 633) M. Lelièvre. - Je me bornerai à émettre, en quelques mots, mon opinion sur la question qui fait l'objet du débat.
J'estime qu'il ne peut être question, dans l'état de choses actuel, de supprimer notre légation à Rome.
La mesure proposée me semble une énormité qu'aucune Chambre belge ne sanctionnerait en semblable occurrence.
Ne perdons pas de vue que la situation actuelle n'est pas définitive ; il est évident que, dans un temps très rapproché, l'indépendance dont le chef de la chrétienté doit jouir pour l'exercice de sa mission, la convocation du conclave, etc., fera l'objet d'un congrès européen, dans lequel il sera question de régler les garanties qui doivent être assurées au souverain pontife.
Or, si la situation actuelle n'est pas définitive, il est évident qu'à quelque point de vue que l'on se place, il est impossible de ne pas maintenir notre ambassadeur près du saint-siège.
Mais il devrait en être ainsi, ne fût-ce que par simple courtoisie, par respect des convenances et pour ne pas blesser profondément les sentiments religieux de la nation.
La détermination qu'on propose, fût-elle même conforme aux principes constitutionnels, supposerait, dans tous les cas, un ordre de choses devenu définitif et irrévocable, tandis qu'il est évident que la question se rattache à de graves intérêts dont l'Europe aura certainement à se préoccuper.
D'un autre côté, le pape a encore une souveraineté, bien restreinte, à la vérité, puisqu'elle est bornée au Vatican et à ses dépendances.
Toutefois, c'est une souveraineté, puisque, dans les limites de ce territoire peu étendu, il n'est soumis à aucune autre autorité.
Je suis, du reste, convaincu que si l'opinion libérale occupait le pouvoir, jamais ses chefs, dont je connais la prudence, ne consentiraient à décréter une mesure aussi exorbitante que celle que nous examinons en ce moment et qui est de nature à froisser les sentiments les plus intimes du pays.
Du reste, la question que fait naître le fond du débat présente elle-même de sérieuses difficultés.
(page 634) Le principe de la séparation de l'Eglise et de l'Etat n'a pas été décrété d'une manière absolue par la Constitution.
Notre pacte fondamental contient des dispositions particulières qui ont ce principe pour fondement, dispositions exclusivement applicables aux cas qu'elles prévoient. C'est ainsi que la Constitution veut que les ministres des cultes soient salariés par le trésor public.
Les communes, dans certains cas, sont astreintes a pourvoira l'insuffisance des ressources des fabriques.
Les évêques jouissent encore de prérogatives incompatibles avec le principe invoqué.
Ils ne sont justiciables que des cours d'appel en matière correctionnelle.
Quand il s'agit de l'aliénation des biens d'église, ils interviennent à titre d'autorité et leur consentement est indispensable pour autoriser l'aliénation.
Ils nomment la grande moitié des membres des conseils de fabrique.
D'un autre côté, c'est le pouvoir civil qui érige de nouvelles paroisses et succursales, il admet des inspecteurs ecclésiastiques dans l'enseignement primaire.
Il y a donc encore de nombreux rapports entre l'Eglise et l'Etat, de sorte qu'à ce point de vue, il y a à traiter entre le gouvernement belge et le saint-siège autre chose que des intérêts spirituels.
En conséquence, je ne pense pas qu'il puisse être question de faire cesser notre légation à Rome. Je considère, du reste, cette mesure comme pouvant donner lieu à de fâcheuses conséquences. Elle me paraît présenter des dangers sérieux auxquels il serait imprudent de s'exposer.
M. le président. - La parole est à M. Rogier.
M. Rogier. - Je demanderai d'abord aux orateurs qui ont combattu le maintien de notre ministre auprès du saint-siège si leur intention est de faire une proposition.
S'ils avaient l'intention de proposer la suppression du traitement alloué à ce diplomate, je réserverais mes observations pour le moment où l'on discuterait l'article relatif à ces traitements. Si, au contraire, on veut laisser la discussion sans conclusion, je me bornerai à dire quelques mots.
M. Orts. - Il n'y a pas de proposition à faire ; on adoptera le chiffre ou l'on votera contre.
M. Rogier. - Eh bien, comme je ne suis pas de ceux qui voteront contre, je vais dire pourquoi je maintiendrai l'allocation destinée au ministre auprès du saint-siège.
Messieurs, les raisons constitutionnelles que l'on produit à l'appui de la suppression, a savoir que l'Etat et l'Eglise, étant entièrement séparés en Belgique, il n'y a pas lieu d'avoir auprès du chef suprême de l'Eglise catholique un représentant officiel, ces raisons se produisent bien tardivement,
Des 1832, peu de temps après la promulgation de la Constitution, qui avait séparé l'Eglise de l'Etat, dès 1832, nous avions à Rome un ministre accrédité auprès du saint-père.
M. De Fré. - Il était roi alors.
M. Rogier. -Il était alors, dit-on, un souverain temporel et ce titre seul exigeait que la Belgique fût représentée auprès de lui.
Je n'accepte pas comme sérieux cet argument que nous ayons eu besoin d'un ministre auprès du pape, uniquement à raison de nos intérêts matériels, de nos intérêts commerciaux.
Les Etats du pape, alors qu'ils étaient encore intacts, ne produisaient peut-être pas pour le commerce de la Belgique un capital dont l'intérêt eût couvert la somme que nous consacrions au traitement annuel de notre ministre.
Ainsi je crois que c'est une espèce de subtilité, permettez-moi de le dire, que d'invoquer les intérêts matériels du pays pour justifier la présence d'un ministre auprès du pape à titre de souverain temporel. Il y a la d'autres intérêts, d'autres sentiments en cause, et à cette époque, pas plus que depuis, nous ne trouvâmes que la présence d'un ministre à Rome fût inconciliable avec notre Constitution.
Le moment que l'on choisit pour rappeler notre ministre me paraît inopportun. Voilà un souverain (puisque c'était un souverain temporel) qui se trouve un jour exclu de ses Etats, réduit à avoir un établissement très confortable, je le veux bien, mais enfin un établissement isolé dans son ancienne capitale.
On ne peut pas dire que le pape doive se déclarer très satisfait de cette situation à laquelle s'intéressent un grand nombre de nos compatriotes.
On peut croire qu'il doit éprouver le regret que tout homme dépossédé éprouverait à sa place.
Eh bien, conviendrait-il que, comme cela arrive quelquefois dans les relations particulières, lorsqu'une maison éprouve des malheurs et que les amis et connaissances l'abandonnent, conviendrait-il que nous fissions de même, conviendrait-il, en ce moment, d'abandonner le maître du logis ?
Si, messieurs, le ministère, en maintenant notre ministre près le saint-siège, s'était abstenu d'envoyer un autre ministre près le roi d'Italie siégeant à Rome, je l'aurais blâmé, parce que, pour nous, là aussi il y a des égards à observer ; il y a, de plus, des intérêts politiques très sérieux à prendre en considération.
Je ne pense pas que le ministère eût été assez imprudent pour compromettre les relations du pays avec le royaume d'Italie en s'abstenant d'envoyer un représentant auprès du roi dans la nouvelle capitale ; mais, je dois le dire, je trouve que le ministère n'y va pas avec assez de franchise ; il a certaine manière d'agir qui ferait croire que c'est à contre-cœur et bien malgré lui qu'il envoie un ministre à Rome.
Eh bien, je crois que cette attitude ne vaut rien ; que M. le ministre des affaires étrangères me permette de le lui dire, autant vaudrait n'avoir personne à Rome que d'y avoir quelqu'un malgré lui. Cette situation ne serait pas franche, ne serait pas digne. Et puisqu'on a pris le parti d'envoyer un ministre belge à Rome près le roi d'Italie, il faut qu'il soit accrédité en réalité et qu'il reste à son poste.
Maintenant, je reconnais qu'il y a, dans la situation de deux ministres à Rome, accrédités l'un près du roi, l'autre près du pape, certains inconvénients.
Il me paraît difficile qu'un représentant de la Belgique réside à Rome avec une mission qui, dans certaines circonstances, pourrait se trouver complètement en désaccord avec celle de l'autre représentant au même siège.
Mais je ne considère pas comme définitive la situation diplomatique qui existe à Rome en ce moment-ci. Aussi je ne m'engage pas à y donner mon approbation à perpétuité.
Il faut voir ce qui sortira d'un état de choses transitoire. Il peut arriver que les deux souverains finissent par s'entendre - cela est désirable - et dès lors les occasions de conflits entre nos deux agents, que je signale comme éventuels, viendraient aussi à disparaître.
Messieurs, je ne sais pas si, lorsque je soutiens la convenance de la présence d'un ministre belge près du saint-siège, je satisfais complètement les membres de la majorité. Je crois qu'ils ne seraient pas fâchés de voir la gauche entière, d'un élan unanime, demander la suppression du ministre près du saint-siège.
- Plusieurs voix à droite. - Pas du tout.
(page 644) M. Snoy. - Vous vous trompez.
M. Rogier. - Quel texte pour les récriminations et les accusations de toute espèce contre ce parti libéral qui n'a ni foi ni loi !
Les outrages dont on abreuve dans cette enceinte et ailleurs la magistrature, ce troisième pouvoir constitutionnel, retomberaient sur le côté de la Chambre auquel nous appartenons.
M. Bouvier. - C'est évident.
M. Rogier. - Nous y sommes habitués, il est vrai ; et cela ne nous épouvante pas.
Mais, messieurs, prenons garde de tomber dans un piège et de déplacer la question. La question du moment est bien de savoir si le gouvernement maintient à Rome auprès du roi d'Italie, son ministre.
Voilà la question actuelle ; il ne faut pas la déplacer ; il faut nous y tenir, et sur ce point, M, le ministre des affaires étrangères, qui a déclaré que le ministre belge accrédité à Rome auprès du roi d'Italie garderait son poste, est tous les jours l'objet d'attaques virulentes de la part de certains hommes de son parti, dont il partage cependant, a-t-il dit, les sentiments.
Dans cette enceinte, jusqu'à présent, on le ménage, mais hors de la Chambre, quelle violence de langage !
La diplomatie belge est mise sur la sellette, elle est incriminée et vilipendée comme la magistrature ; et l'on en vient à s'écrier : A quoi bon cette diplomatie qui ne sait rien faire de bon, qui ne sait que reconnaître et consacrer par sa présence la violation de la foi jurée, le vol, le brigandage ? Supprimons-la, nous, catholiques ; nous sommes assez riches pour payer nous-mêmes une diplomatie à nous.
Voilà le projet qui a été formulé au sein de la cité de Gand et qui a même reçu un commencement d'exécution. A la suite d'une démonstration faite par une députation internationale auprès du saint-siège au mois de janvier dernier, on s'est dit : Plus de diplomatie officielle ; chargeons-nous nous-mêmes d'avoir nos représentants auprès du saint-siège. Nous pouvons rétribuer largement nos envoyés ; nous les prendrions parmi les plus ardents et les plus habiles, qui nous représenteront beaucoup mieux qu'un personnage officiel qui est tenu à beaucoup plus de réserve et de ménagement.
On pourra dire que l'idée a du bon et que si les catholiques belges s'entendent pour entretenir à leurs frais un représentant auprès du saint-siège ; les discussions comme celles d'aujourd'hui n'auraient plus d'objet.
Mais je me demande, d'un autre côté, si l'opinion libérale, si ceux qui défendent les prérogatives de la société civile et les principes de la Constitution, se trouveraient bien d'un pareil système. Je me demande qui défendrait le gouvernement lui-même contre les accusations, contre les récriminations, contre les dénonciations dont il pourrait être l'objet de la part de ces délégués, obéissant à des passions fanatiques ?
Messieurs, dès 1832, la Belgique avait un ministre auprès du saint-siège.
En 1847, à la suite d'un mouvement électoral qui avait amené aux affaires le parti libéral, ayant trouvé à notre entrée aux affaires un ministre nommé à la veille de leur retraite par nos prédécesseurs et que nous ne considérions pas comme apte à représenter la politique du nouveau ministère près du saint-siège, nous dûmes demander au Roi de ne pas maintenir cette nomination.
Le ministre nommé ne fut pas envoyé à Rome, mais il ne fut pas question de supprimer la mission elle-même, et nous proposâmes à Sa Majesté comme représentant près du saint-siège un homme que tous les partis honoraient, un ancien membre du Congrès, un type du magistrat austère, laborieux, savant et ferme, et j'ajouterai même inattaquable dans ses opinions religieuses.
Celui-là faisait et fait encore l'honneur de notre magistrature qui a été traitée d'une manière si indigne dans cette enceinte et ailleurs. Eh bien, par suite de la présence à Rome de ces représentants plus ou moins officieux de l'opinion catholique en Belgique, il fut tellement desservi auprès du pape, que le pape refusa de le recevoir parce qu'il professait, disait-il, des opinions que le saint-siège. ne pouvait pas accepter.
Le saint-siège, à ce moment-là, fut bien mal inspiré et peu de temps après il reconnut lui-même son erreur.
Après l'épreuve terrible de 1848, que fit le saint-siège ? II demanda qu'on lui envoyât ce même personnage auquel il avait d'abord opposé un refus si peu justifié et si imprudent.
Ce personnage, dans sa juste susceptibilité, ne voulut plus accepter le mandat. La place resta vacante ; pendant plusieurs années il n'y eut pas de ministre plénipotentiaire près du saint-siège. Mais la mission elle-même ne fut pas supprimée.
Je constate, en passant, que ce fait, déjà ancien, a beaucoup contribué à exciter dans l'opinion publique des sentiments, je ne dirai pas de malveillance, mais des sentiments fâcheux à l'égard du chef de l'Eglise.
Le refus opposé à l'admission de l'honorable M. Leclercq n'était au surplus pour ainsi dire que les conséquences, que le reflet d'un incident qui s'était produit à une autre époque, qui a aussi beaucoup contribué à jeter dans le pays nos divisions, avec leur caractère si aigre et si passionné,
M. Leclercq avait été ministre de la justice dans le cabinet libéral de 1840 ; il avait pour collègues, outre le membre de la Chambre qui a l'honneur de porter la parole en ce moment, MM. Lebeau, Liedts, Mercier et le général Buzen.
Qu'arriva-t-il ? Le parti soi-disant conservateur, par une intrigue dont je ne veux pas rappeler les circonstances, renversa en 1841 ce ministère libéral modéré, dont, je le répète, faisait partie l'honorable M. Leclercq.
Que fit-on en 1847 ? L'on dit alors : M. Leclercq a été le collègue des ministres libéraux de 1841 ; donc il ne vaut rien ; donc il ne mérite aucune confiance. ; donc il faut le repousser.
Eh bien, si nous avions eu en 1847 à Rome un représentant d'une haute autorité, indépendant et ferme, beaucoup de ces incidents qui sont survenus depuis ne seraient peut-être pas arrivés.
Messieurs, quand je dis que nous avons toujours eu un ministre à Rome, indépendamment des fluctuations politiques, je ne fais que suivre l'histoire.
En 1862, le ministère libéral de 1857 n'hésita pas à reconnaître Victor-Emmanuel comme roi d'Italie, malgré les clameurs de l'opposition d'alors. Tout en reconnaissant le roi d'Italie, nous maintînmes à Rome notre légation, bien que les domaines restreints du pape eussent été réduits. Je ne puis croire que l'on persiste sérieusement à dire que si nous avions une légation à Rome, c'était en vue de nos intérêts matériels.
il y a beaucoup d'autres Etats plus importants au point de vue du territoire, au point de vue commercial et industriel, où nous n'avons pas de ministres ; ce qui n'empêche pas de traiter à l'occasion avec eux de ces intérêts.
En résumé, je ne pourrai pas émettre un vote négatif sur l'allocation destinée à la légation à Rome auprès du saint-père.
Nous sommes, je le répète, dans une position en quelque sorte de transition. L'état de choses peut venir à se modifier ; je n'entends pas me lier définitivement ; mais dans les circonstances actuelles et en l'année 1872, je voterai pour le maintien de l'allocation.
(page 634) M. le président. - Quelqu'un demande-t-il la parole sur cette question spéciale ?
M. Guillery. - Je la demande.
Je regrette que le gouvernement n'ait pas cru devoir acquiescer à la demande que je lui ai adressée hier et qu'il ne m'ait pas même fait l'honneur de me répondre ; je dois supposer que son silence équivaut à un refus ; je pourrais aussi en conclure que l'on redoute les lumières que nous aurions trouvées dans la correspondance. Il y a peut-être une autre raison encore : c'est que la correspondance n'existe pas...
Je n'avais pas entendu, à la séance d'hier, la réponse que faisait M. le ministre des affaires étrangères à la question d'un de nos honorables collègues, qui demandait où était le ministre belge auprès du roi d'Italie. Je vois aux Annales parlementaires que M. le ministre a répondu : Il est à Florence.
Voilà, messieurs, qui me confond, je l'avoue. Je me rappelle qu'au Sénat, l'honorable baron d'Anethan, alors ministre des affaires étrangères, avait donné des explications les plus claires, les plus nettes, les plus précises, je dirai même les plus satisfaisantes.
Aujourd'hui cette question d'Italie devient tellement embrouillée, tellement obscure ; on a tellement de peine à voir quel est le système du gouvernement, à savoir s'il a un système quelconque ; la conduite du gouvernement est défendue de façons si diverses qu'il est absolument impossible de nous rendre compte de ce que nous pourrions approuver ou désapprouver.
Les instructions envoyées par l'honorable baron d'Anethan consistaient en ceci : c'est que le ministre belge devait suivre le roi Victor-Emmanuel à Rome lorsque les autres ministres étrangers agiraient de la sorte ; il ne devait pas être le premier, mais il ne devait pas rester en dehors du mouvement, faire bande à part, si je puis m'exprimer ainsi ; il devait agir comme ses collègues.
Voilà bien, je crois, le sens des instructions qui ont été lues au Sénat. Maintenant que tout le corps diplomatique est à Rome, maintenant que le siège du gouvernement italien est à Rome, on nous dit que le ministre belge (je n'ose pas dire près du roi Victor-Emmanuel puisqu'il me semble loin de ce souverain) que notre ministre est à Florence...
M. Bouvier. - C'est la volonté des évêques. (Interruption.)
M. Guillery. - Nous avons entendu dans la séance d'hier et nous venons encore d'entendre défendre la présence d'un ministre belge près du saint-siège comme une protestation contre la constitution du royaume d'Italie et l'établissement de la capitale à Rome.
Seconde protestation : maintien de notre ministre à Florence. Que deviennent alors les explications données au commencement de la séance d'hier par M. le ministre des affaires étrangères qui avait représenté notre ministre en Italie comme ayant le désir le plus légitime de revoir son pays, de saluer son souverain, qu'il n'avait pas encore vu, paraît-il, depuis son avènement, comme désireux de rentrer dans ses foyers ? Soit, mais ses foyers ne sont pas à Florence. Que fait-il dans cette ville ? Qu'il soit en Belgique ou qu'il se trouve à son poste, mais je ne comprends pas son séjour à Florence : toujours à moins que ce ne soit une protestation.
Ainsi donc le gouvernement, après avoir tracé une règle de conduite au représentant de la Belgique, après avoir pris un engagement vis-à-vis des Chambres, n'a pas suivi la ligne que lui-même avait indiquée, ou il a permis que le ministre belge s'en écartât.
Quant à la présence d'un second ministre en Italie que l'on appelle, improprement, dans le libellé du budget, ministre à Rome, et que l'on devrait appeler ministre près du saint siège apostolique, ce qui est la désignation officielle et diplomatique, on n'a justifié en quoique ce soit la continuation de l'état de choses actuel.
Au fond de tout ce qu'on a dit se trouve toujours une protestation.
L'honorable M. de Kerckhove, recourant aux gros mots, faute de bonnes raisons, dit que ce serait une lâcheté que de retirer notre ministre près le saint-siège.
Ce serait une lâcheté, pourquoi ? Mais évidemment, parce que l'honorable membre considérerait le retrait de notre ministre comme un acquiescement à la politique italienne.
Le maintien de ce ministre est donc considéré comme une protestation.
M. de Kerckhove. - Pas du tout.
M. Guillery. - Vous ne pouvez pas sortir de ce dilemme : ou vous considérez le retrait du ministre près le saint-siège comme un acquiescement à la politique italienne, et alors je comprends votre argument et vos craintes ; ou vous vous considérez son maintien comme une protestation.
C'est, du reste, ce qui ressort du discours de l'honorable membre qui nous a fait un éloge très légitime et très mérité du souverain pontife, éloge auquel je m'associe entièrement ; mais qui a eu le tort d'ajouter que nous ne pouvons pas acquiescer aux actes du gouvernement italien. (Interruption.)
Il a protesté contre ce qui s'est fait et c'est précisément ce que nous n'avons pas le droit de faire. Et lorsque vous dites que le roi Victor-Emmanuel a oublié de justifier de ses droits sur Rome, je dis que vous soulevez une question dans laquelle nous n'avons pas le droit de nous immiscer.
M. de Kerckhove. - Je vous ai dit mon appréciation personnelle.
M. Guillery. - C'est nous en mêler que d'en parler. Vous justifiez un acte injustifiable par cette considération-là et il n'y en a pas eu d'autre jusqu'à présent ; on n'en a pas fait valoir d'autres.
L'honorable M. Orts a démontré, hier, de la manière la plus évidente, qu'un ministre belge près le saint-siège n'a rien à y faire ; que la Constitution ne permettrait pas qu'il y exerçât une mission. Et, dès lors, il n'y avait plus qu'un moyen de défendre la position, c'était (et c'est ce qu'on a fait) de dire : Nous ne pouvons et nous ne voulons pas acquiescer à ce qui s'est fait à Rome.
Il est vrai que l'honorable M. Lelièvre, ouvrant une parenthèse, est venu nous rappeler qu'il y a certains rapports entre l'Eglise et l'Etat. Personne n'a jamais contesté qu'il y eût des rapports entre le gouvernement et les évêques ; et c'est pour lui épargner une démonstration inutile que je me suis permis de l'interrompre. Oui, il y a des rapports entre le gouvernement et les évêques ; mais il n'y a pas de rapports entre le gouvernement belge et le saint-siège apostolique.
Il y a, en effet, des rapports entre le gouvernement et les ministres du culte, ne fût-ce que pour le payement du traitement et, pour différentes lois, ne fût-ce que la loi de 1842 ; mais la Constitution interdit précisément toute espèce d'immixtion du gouvernement dans les affaires du culte.
Et lorsque l'honorable M. de Kerckhove veut bien se placer à notre point de vue et nous donner des conseils bienveillants dans notre intérêt lorsqu'il veut que le gouvernement ait un représentant à Rome, pour donner des conseils au saint-père, je dirai qu'il m'étonne autant qu'il est possible d'étonner un collègue, et autant qu'il déclare être étonné lui-même.
D'abord le pape est infaillible. (Interruption.) Je ne comprends pas les réclamations de la droite.
M. Van Overloop. - Le pape n'est infaillible qu'en matière de dogme et de morale.
M. Guillery. - L'honorable M. Van Overloop voudrait-il me dire ce que pourrait faire notre agent à Rome, si ce n'est parler de dogme et de religion ?
Voilà donc le gouvernement belge violant l'article 16 de la Constitution en s'immisçant dans les affaires religieuses.
(page 635) Il serait de plus incompétent : car un gouvernement ne peut se permettre, lui laïque, de donner au chef de la religion catholique des conseils en matière religieuse, alors que nous n'avons qu'à recevoir ses décisions et ses décrets en cette matière.
Puisque l'honorable M. de Kerckhove a bien voulu se placer au point de vue libéral, je me permettrai, ne fût-ce que pour lui rendre sa politesse, de me placer au point de vue catholique.
Comment peut-il demander à un ministère laïque d'éclairer un prêtre, d'éclairer le chef de la catholicité en matière religieuse, alors que nous reconnaissons tous que les prêtres seuls ont qualité pour traiter ces matières officiellement et quand nous avons même une bienheureuse loi de 1842 qui dit qu'eux seuls ont qualité pour enseigner la morale ?...
L'honorable M. Rogier, cependant, invoque des circonstances atténuantes ; il invoque les traditions. Il prétend que nous arrivons un peu tard pour critiquer l'institution d'un ministre à Rome. J'avoue franchement que je n'ai pas pu arriver plus tôt ; je n'étais pas à la Chambre lorsque, pour la première fois, on a institué un ministre à Rome ; je ne pouvais donc pas, à cette époque, prendre la parole pour critiquer la nomination.
Mais si j'en avais fait partie, je suis convaincu que j'aurais demandé alors l'exécution de la Constitution, car je crois, comme l'honorable M. Rogier, que c'était une subtilité que de nous dire que nous avions un ministre à Rome parce qu'il y avait des Etats de l'Eglise.
Je crois, comme l'honorable ancien ministre des affaires étrangères, que c'était une subtilité, qu'on se payait de mots, et que ce qu'on voulait réellement, c'était avoir un ministre auprès du saint-siège.
M. Frère-Orban. - Nous avons eu maintes fois des intérêts matériels à traiter avec les Etats Romains.
M. Guillery. - Nous avons eu, dit l'honorable M. Frère-Orban, des intérêts matériels à traiter avec les Etats Romains. L'honorable membre, qui a été ministre des finances, sait mieux que personne quels étaient ces intérêts.
Mais je pourrais lui demander de se mettre d'accord avec son ancien collègue.
Quoi qu'il en soit, je retire volontiers la concession que je faisais à l'honorable M. Rogier et je me range à l'avis de l'ancien ministre des finances : je répéterai donc, à cet égard, ce que je disais hier.
Dans tous les cas, quel qu'ait pu être le passé, quels qu'aient pu être les motifs ou les prétextes de la présence d'un ministre à Rome, aujourd'hui il n'y en a plus, et, pour le dire en passant, si c'est pour éviter que le saint-siège dise ou fasse des choses désagréables à la Belgique, je dirai que c'est précisément lorsque nous avions à Rome le diplomate le plus habile, le plus incontestablement habile, le plus capable, le plus digne d'occuper une haute position diplomatique, que la cour de Rome a été le plus désagréable pour nous : de telle sorte que la diplomatie, à cet égard-là, est tout au moins inutile, et que ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de laisser la religion dans sa sphère et de ne pas y mêler le gouvernement, de laisser ces deux choses parfaitement distinctes, de laisser le catholicisme se gouverner comme il l'entend, les autres religions se gouverner comme elles l'entendent, et de placer le gouvernement en dehors de cette sphère.
Mais, je le répète, il y a un point sur lequel nous pouvons bien moins encore transiger : c'est sur la conduite du gouvernement, quant à ce qui regarde notre ministre auprès du roi Victor-Emmanuel. Selon moi, dans le fait révélé par la déclaration de M. le ministre des affaires étrangères, il y a manque de procédé à l'égard du gouvernement italien.
Je sais ce qu'on va me dire tout à l'heure : le gouvernement italien ne se plaint pas. Cela prouve sa modération et sa grandeur d'âme. Mais moi, je me plains, lorsque vous usez de mauvais procédé envers un gouvernement ami.
Nous ne devons pas attendre que ce gouvernement se plaigne ; il est de notre dignité à nous de ne pas vouloir qu'on lui en donne des motifs ; et comme j'ai été un des premiers, sinon le premier, à demander la reconnaissance du gouvernement italien, je serai des premiers aussi à demander qu'on agisse envers ce gouvernement comme on doit agir envers un gouvernement ami, comme on doit agir envers un peuple dont l'organisation est à peu près la même que la nôtre, dont le caractère offre les plus grandes affinités avec le nôtre, qui a eu à passer par les mêmes souffrances que nous, qui a résolu les mêmes questions et qui a à lutter contre les mêmes ennemis intérieurs.
M. Malou, ministre des finances. - Messieurs, je, demande à la Chambre la permission d'exposer les motifs qui nous font croire qu'il y a lieu de maintenir au budget de 1872 le crédit alloué pour la mission de Belgique à Rome.
L'année dernière, le budget du ministère des affaires étrangères, qui comprend le même crédit, a été voté sans discussion. Je demande d'abord si, depuis ce vote, un fait nouveau a changé la situation respective de la Belgique, de l'Italie et du saint-siège à cette époque.
M. De Fré. - Il y a l'installation du gouvernement italien à Rome.
M. Malou, ministre des finances. - M. De Fré, je vous écoute très volontiers quand vous parlez, mais nullement quand vous interrompez.
J'allais dire qu'à cette époque le roi d'Italie avait pris possession de Rome. Un seul fait s'est accompli plus tard, fait purement matériel, l'installation des services publics à Rome ; mais lorsque notre budget a été voté l'année dernière, le fait essentiel était accompli et il avait produit tous ses effets, sauf cette circonstance tout à fait secondaire que je viens d'indiquer. Depuis ce vote, il est intervenu une loi nouvelle, la loi qu'on appelle la loi des garanties.
Bien que cette loi n'existât pas encore, la Chambre a voté le crédit pour la légation de Rome.
On nous objecte, en premier lieu, que la Constitution consacre le principe de la séparation de l'Eglise et de l'Etat, et l'on ajoute ce mot malheureux qui n'est pas dans la Constitution : la séparation absolue.
La Constitution établit la séparation de l'Eglise et de l'Etat de manière à les rendre indépendants, de manière que, dans toute leur force et dans toute leur liberté, ils puissent concourir au bien-être de l'Etat, non pas en vue de l'hostilité, mais en vue de l'union, afin que leurs intérêts soient complètement sauvegardés et puissent librement se développer.
Ainsi, messieurs, loin qu'il y ait séparation complète, absolue, notre vie commune prouve depuis quarante ans qu'il y a des rapports nécessaires et de tous les jours. Je pourrais même admettre que le principe de la séparation est écrit dans la Constitution, comme certains membres l'ont prétendu, que l'on n'aurait encore rien prouvé,
Par la force des choses, il est, dans la vie des peuples comme dans la vie des individus, trois ordres de questions : les unes, évidemment sont du ressort de la politique, les autres, évidemment, du ressort de la conscience et de la foi, et enfin des questions mixtes, qui concernent à la fois un intérêt politique et un intérêt de conscience, un intérêt matériel et un intérêt moral qui sont inséparables.
Le plus souvent nos débats portent sur le point de savoir quelle doit être, dans la pratique sincère de nos institutions, la ligne de séparation de ces deux compétences ; en d'autres termes, ils portent sur le point de savoir si telle ou telle question est exclusivement du domaine de la puissance civile, ou bien s'il s'y trouve également engagé un intérêt moral ou religieux qui est du domaine de la puissance spirituelle.
Et, messieurs, il y a un fait remarquable. Ainsi que le faisait observer tout à l'heure l'honorable M. Frère-Orban, nous avons eu, à différentes reprises, des intérêts matériels à traiter avec les Etats Romains ; mats plusieurs fois aussi le gouvernement a eu à traiter avec ce gouvernement des intérêts politiques engagés dans des questions de compétence mixte.
Je ne reproduis pas dans tous ses détails l'incident dont l'honorable M. Rogier a parlé tout à l'heure, au sujet de la nomination de l'honorable. M. Leclercq ; l'honorable M. Rogier s'est trompé sur plusieurs points, mais principalement sur celui-ci :
Il a dit qu'on avait refusé d'accueillir à Rome un homme que tout le monde honorait à cette époque.
Je suis convaincu que, dans cette Chambre, il n'est pas un seul membre qui n'ait toujours honoré, comme moi, le talent et le caractère de M. Leclercq ; ce n'était pas la personne de M. Leclercq qui était en cause ; il y avait autre chose.
Les ministres de cette époque faisaient valoir, pour justifier la nomination de l'honorable M. Leclercq, la nécessité pour le cabinet nouveau de faire bien comprendre au saint-siège la politique qu'ils entendaient pratiquer en Belgique.
Qu'est-ce à dire ? C'est que dans ces circonstances le gouvernement reconnaissait, tout en proclamant bien haut le principe de la séparation de l'Eglise et de l'Etat, qu'il y avait une telle connexité entre les intérêts politiques et les intérêts religieux, dans certain ordre de questions, qu'il pouvait être utile au gouvernement que sa pensée fût bien comprise, que ses actes fussent sainement appréciés. Ce n'était assurément pas sur des questions d'intérêt matériel ; la discussion de 1847 prouve que les préoccupations ou du moins les motifs qui avaient dicté cette nomination étaient ceux que je viens de signaler.
Je n'indique que quelques faits ; je ne voudrais pas fatiguer la Chambre ; mais ceux d'entre vous qui y siègent depuis longtemps peuvent se souvenir (page 636) que, lors de la discussion de la loi de 1850 sur l'enseignement moyen, il est intervenu un acte, une allocution qui a fait dans cette Chambre l'objet d'un débat, que je ne veux pas reproduire non plus pour ne pas prolonger inutilement celui-ci.
M. Frère-Orban. - C'était une allocution électorale.
M. Malou, ministre des finances. - Ce n'était pas une allocution électorale ; je pourrais vous la lire si vous le voulez.
M. Frère-Orban. - On était à la veille des élections.
M. Malou, ministre des finances. - L'allocution est du 20 mai si je ne me trompe.
M. Frère-Orban. - C'est cela.
M. Orts. - Vous avez dit vous-même en 1850 que la coïncidence existait, mais qu'il était impossible au pape de parler ni plus tôt, ni plus tard.
M. Malou, ministre des finances. - Je n'ai pas pu dire cela en 1850 puisque à cette époque je ne faisais pas partie de la Chambre. (Interruption de M. Orts.) Oh ! fort bien ; si ce n'est toi, c'est donc ton frère.
Quelle que soit la date de l'allocution, je reprends mon raisonnement.
J'indique quelques faits d'où il résulte qu'en présence du contact inévitable des divers ordres de questions, le gouvernement, même abstraction faite du pouvoir temporel, peut avoir intérêt à être représenté à Rome ; c'est là la thèse, je demande qu'on ne m'en fasse pas dérailler.
Je trouve également des traces d'une négociation qui avait eu lieu pour accomplir, du consentement du saint-siège, l'une des réformes que le congrès libéral de 1846 avait eues en vue. C'était la question de l'inamovibilité des desservants. Ces questions ont été traitées par les ministres du Roi sous des administrations libérales, sous l'administration de l'honorable M. Rogier et de l'honorable M. Frère-Orban, et, je le répète, il ne s'agissait pas là d'un traité relatif aux postes ou aux télégraphes ou au péage de l'Escaut, mais d'intérêts moraux, associés intimement à des intérêts politiques, et que le gouvernement à cette époque a cru nécessaire de défendre par le ministre de Belgique à Rome.
La situation actuelle en Italie soulève assurément l'un des plus grands problèmes de notre siècle. Il s'est fait en Europe, de notre temps même, de très grands changements territoriaux, mais aucun fait n'a créé pour toutes les puissances de l'Europe une difficulté aussi grande, des préoccupations aussi fortes que le fait qui s'est accompli à Rome. A l'époque de la négociation du concordat, Napoléon disait, en parlant du pouvoir temporel du pape : Les siècles ont fait cela et ils ont bien fait.
Or, quelle est aujourd'hui la situation ? Ce fait-là, qui avait pour lui la consécration de plus de mille ans, a disparu momentanément et l'on n'y a rien substitué. Je dis que l'on n'y a rien substitué ; en effet, quelles que soient les opinions, les sentiments ou les aspirations d'après les religions, les cultes, les idées, on doit reconnaître que dans ce moment en Italie il n'y a pas encore un état définitif, stable et accepté par tous.
Pout tout homme politique, il me semble que cet argument suffirait à lui seul pour que la Belgique maintînt au budget de 1872 la légation de Rome, comme elle l'a maintenue et votée l'année dernière. Sa politique traditionnelle résultant de sa situation et de sa neutralité est de n'être ni la première ni la dernière.
Mais, messieurs, il y en a un autre que j'aborde à l'instant parce que je m'efforce d'abréger mes observations ; c'est l'argument que vient encore de reproduire l'honorable M. Guillery.
La présence de votre ministre près le saint-siège est, nous dit-on, une protestation contre la politique de l'Italie.
Messieurs, que les honorables membres me permettent de le leur dire, ils n'ont vu la politique de l'Italie qu'à la surface, d'après les apparences ; ils ne l'ont pas étudiée telle qu'elle est réellement. L'Italie, - permettez-moi cette expression - a poursuivi la constitution de son unité politique, non pas contre le pape, mais avec le pape. Toute la politique de l'Italie, à partir du comte de Cavour jusqu'aujourd'hui, à partir du premier pas vers l'unité politique de l'Italie jusqu'à la loi de garantie dont je vais vous parler, a tendu invariablement vers ce but, et on ne pourrait me citer un seul fait de la part du gouvernement italien qui ait dévié de cette ligne politique. (Interruption.)
On m'interrompt ! Mais enfin, si telle n'avait pas été cette politique, concevrait-on que le pape fût encore à Rome aujourd'hui ? On parle de la force matérielle qui a successivement unifié l'Italie, qui a enfin occupé Rome ; si telle n'avait pas été, comme je viens de la définir, la politique de l'Italie, évidemment le pape ne serait plus à Rome aujourd'hui.
Messieurs, cette politique s'est accentuée, s'est caractérisée surtout dans ce qu'on appelle la loi des garanties, dont j'ai ici le texte sous les yeux. J'expose les faits, je ne les apprécie pas.
Cette loi caractérise nettement la situation qui est faite aujourd'hui en Italie et qui, je le répète, n'est point acceptée.
Le pape est aujourd'hui souverain, aux yeux de l'Italie elle-même, et si je vous lisais toutes les dispositions de la loi, vous verriez avec quelle sollicitude extrême et jusque dans les moindres détails, la loi a voulu que la souveraineté du pape ne fût pas seulement nominale, mais réelle.
- Une voix à gauche. - Vos amis disent le contraire.
M. Malou, ministre des finances. - Cette éternelle interruption : « Vos amis disent le contraire » est étonnante. Y a-t-il quelqu'un qui puisse la considérer comme sérieuse ?
J'explique des faits qui se rattachent à une grande question digne de toute l'attention de la Chambre.
Si chaque fois qu'un membre de cette Chambre parle, on lui dit : « Il y a des divergents d'opinion parmi vous, il y a des journaux qui soutiennent une thèse différente, » nous ne discuterons plus. C'est prolonger à plaisir et faire dévier un débat sérieux.
Je disais donc que, d'après la loi de garantie, l'Italie a voulu assurer et reconnaître au saint-siège tous les caractères de la souveraineté et notamment le droit de recevoir et d'envoyer des ambassadeurs.
Messieurs, voyez tous les traités de droit public, toute la jurisprudence des nations depuis des siècles et vous reconnaîtrez qu'il n'y a aucun signe plus caractéristique de la souveraineté que celui-là.
J'ai ici sous les yeux l'exposé des motifs de la loi de garantie et là encore le gouvernement italien déclare qu'il entend garantir non seulement au souverain pontife, mais encore aux ambassadeurs qu'il recevra ou qu'il enverra, tous les caractères et toutes les immunités diplomatiques.
Il me semble, messieurs, que dans une pareille situation, loin de protester contre la politique de l'Italie, si toutes les puissances, supposez-le un instant, retiraient de Rome les ministres qui sont accrédités auprès du pape, demandez-vous s'il n'y aurait pas plutôt un échec qu'un succès pour la politique de l'Italie ?
Il y aurait là un échec ; et, en effet, le but que l'Italie poursuit et que je définis sans l'apprécier, je le répète, c'est d'arriver à constituer l'Italie unie politiquement sans avoir détruit la papauté et sans l'avoir expulsée et perdue.
Il y aurait donc un insuccès pour cette politique., le jour où toutes les puissances auraient retiré de Rome les ambassadeurs qui sont accrédités auprès du pape...
M. Orts. - Je demande la parole.
M. Malou, ministre des finances. - ...Ce qui m'autorise bien à dire, je pense, que si, récemment, nous pouvions croire que quelques membres de cette Chambre étaient plus républicains que la république française, cette fois-ci j'ai grand-peur que des honorables membres qui parlent de protestation soient plus Italiens que l'Italie.
Dans la circulaire que M. Visconti Venosta a envoyée le 17 octobre 1870, avant la loi des garanties et que je retrouve ici, il proclame de nouveau que l'exercice des hautes missions spirituelles sera assuré par un double ordre de garanties et notamment par le droit d'envoyer et de recevoir des ambassadeurs.
Il est donc toujours entré dans les prévisions du gouvernement italien que les puissances auraient simultanément des représentants auprès du roi d'Italie et en même temps auprès du saint-siège.
Je ne veux pas, messieurs, prolonger davantage cette discussion. Comme je l'ai dit tout à l'heure, je tenais uniquement à établir que, dans le vote du budget, il n'y avait pas lieu de supprimer le crédit que nous proposons en 1872 pour la légation de Rome.
Quant à l'avenir, l'avenir est le secret de Dieu.
M. Bouvier. - Pourquoi M. Solvyns n'est-il pas auprès du roi d'Italie ? (Interruption.)
M. Malou, ministre des finances. - Permettez ; je ne suis pas ministre des affaires étrangères. Mais voici comment il me semble que se présentent les faits.
L'honorable baron d'Anethan a expliqué complètement et lu même aux Chambres, si j'ai bon souvenir, les instructions qu'il avait données au ministre du roi en Italie.
M. Kervyn de Lettenhove. - Au Sénat.
M. Malou, ministre des finances. - Au Sénat, peu importe, j'ai dit : aux Chambres. Ce n'est pas la peine de m'interrompre.
Ces instructions n'ont été ni révoquées, ni modifiées.
M. Guillery. - Elles n'ont pas été suivies.
M. Malou, ministre des finances. - Elles n'ont pas été suivies. Mais le ministre de Belgique a assisté à la solennité officielle à Rome, lorsque le roi Victor-Emmanuel y est entré.
(page 937) - Un membre. - Pourquoi est-il à Florence ?
M. Malou, ministre des finances. - On dit : Il est à Florence ; il vient en Belgique. Mais est-ce que par hasard il est impossible qu'un ministre accrédité auprès d'une puissance s'absente pendant un jour, pendant une semaine, qu'il vienne en Belgique ?
- Un membre. - Vous jouez sur les mots.
M. Malou, ministre des finances. - Je ne joue pas sur les mots. Vous cherchez des capitulations de principe, dans le fait le plus naturel. Ainsi le ministre accrédité auprès du roi d'Italie reviendra en Belgique ; mais il retournera en Italie et il remplira, conformément aux instructions qui lui ont été données par l'honorable baron d'Anethan et qui n'ont été ni modifiées ni rapportées, sa mission auprès du roi d'Italie.
M. Bouvier. - Où ?
M. Malou, ministre des finances. -- Où ? A Rome, à Florence, à Naples, si le roi d'Italie va à Naples. Enfin il reste accrédité auprès du roi d'Italie.
Je ne sais si, après cela, il reste encore une équivoque.
M. d'Aspremont Lynden, ministre des affaires étrangères. - Les honorables membres se trompent complètement, quand ils disent que le ministre n'a pas été correct dans sa ligne de conduite vis-à-vis du royaume d'Italie.
Depuis l'avènement du ministère actuel, la chancellerie belge a été transférée de Florence à Rome. C'était donner une consécration au principe qui avait été établi par l'honorable baron d'Anethan. J'espère que cette explication satisfera les honorables membres.
M. Bouvier. - Nous prenons acte de cette déclaration. (Interruption.)
M. Orts. - Messieurs, l'honorable ministre des finances, que vous venez d'entendre, a reproduit le débat sous une face nouvelle. Dès lors les raisons qui, au début de cette séance, me faisaient désirer de ne plus y prendre part cèdent devant des nécessités nouvelles.
Il faut que je me place sur le terrain choisi par l'honorable ministre des finances et que j'essaye de lui répondre, sous peine de demeurer incomplet.
M. le ministre des finances groupe ses objections en deux catégories.
Se plaçant successivement à deux points de vue, M. le ministre des finances nous dit : Ceux qui critiquent l'établissement d'une double légation belge à Rome, d'une part auprès du roi d'Italie, d'autre part auprès du saint-siège, méconnaissent et la politique belge et la politique italienne. Ils ne comprennent ni l'une ni l'autre.
Au point de vue belge, ils ne savent pas le premier mot de la volonté constitutionnelle concernant la séparation de l'Eglise et de l'Etat.
Au point de vue de l'Italie, qu'on nous reproche de froisser, nos adversaires ignorent le but vrai que l'Italie poursuit et ne comprennent pas le premier mot de la politique.
Voilà le résumé du discours que nous venons d'entendre.
Avant d'aborder ces deux ordres d'arguments, permettez-moi, messieurs, de remonter au début du discours de l'honorable M. Malou.
L'honorable M. Malou s'étonne beaucoup de ce que l'établissement d'une double légation à Rome excite aujourd'hui certaine opposition dans la Chambre ; l'an dernier, dit-il, tout s'est passé de la même manière et l'on n'a rien dit : on a voté silencieusement le budget ; quelles sont donc, se demande-t-il, les raisons nouvelles qui forcent l'opposition à parler ?
Ces raisons, l'honorable ministre de finances ne les voit pas ; il ne veut pas les voir. Je crois bien que dans cette circonstance nous pouvons, amplifiant un proverbe connu, nous pouvons dire : S'il n'y a pas de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, il n'y a pas de pire aveugle que celui qui ne veut pas voir.
En veut-on la preuve ?
L'honorable ministre des finances a reconnu lui-même que, dans l'intervalle de 1870 à 187v2, il s'était produit hors du pays un très grand fait.
L'établissement du siège de la monarchie italienne à Rome avait été sans doute décrété en théorie antérieurement ; mais le fait matériel de la translation de tous les pouvoirs publics à Rome est venu se placer dans l'intervalle.
Mais, il y a plus dans notre pays. Là est la raison décisive qui force l'opposition à rompre son silence. Il y a, en Belgique, l'attitude agressive des organes d'une des deux grandes opinions du pays et de ses assemblées publiques, présidées par des hommes politiques importants et des évêques que l'Etat rétribue.
Ces journaux et ces réunions n'ont pas hésité à caractériser cette entrée de la royauté italienne et des grands corps de l'Etat à Rome comme un acte de spoliation et de violence.
Ils n'ont pas dissimulé que le maintien de notre ambassadeur auprès du pape était une protestation contre la suppression du pouvoir temporel.
Devant cette situation créée à la Belgique par le parti catholique, il y a nécessité de dire dans cette Chambre et de le dire d'une manière assez éclatante pour que l'écho puisse en parvenir jusqu'au delà des Alpes, que s'il est en Belgique des hommes faisant un crime à l'Italie d'avoir reconquis sa souveraineté nationale, il est en Belgique aussi des gens reconnaissant que l'Italie n'a fait qu'user d'un droit imprescriptible appartenant à tous les peuples libres, le droit de disposer d'elle-même.
Ce droit, nous en usions, nous, Belges, en 1830, lorsque nous avons repoussé un gouvernement qui ne nous convenait pas.
Qui conteste la légitimité de la suppression du pouvoir temporel à Rome conteste la légitimité de la révolution belge.
Un mot de réponse ici à l'honorable M. Dumortier. Il nous signalait hier l'intérêt qu'avait la Belgique à maintenir le respect du droit des petites nations. Mais il oubliait au même instant qu'un intérêt existe pour les grandes comme pour les petites nations : l'intérêt à faire respecter la souveraineté nationale, le droit de disposer seul de soi.
Lorsque je défends l'Italie attaquée pour avoir posé un acte de souveraineté nationale, je défends la cause des petits Etats qui ont usé du même droit.
Je défends le respect international de la souveraineté, la prérogative la plus précieuse d'une nation et en défendant la souveraineté des grandes je défends aussi la souveraineté des petites, car cette souveraineté, en droit, est la même.
Vous ne pouvez nier, quoique vous parliez de violences, d'actes de guerre et de spoliation, vous ne pouvez nier que l'état de choses italien a la sanction de la grande majorité de la nation. Sans cette sanction, sans cette expression nette, sérieuse de la volonté nationale italienne, rien de ce qui s'est fait n'aurait pu se faire ni durer.
Je reviens à la Belgique. Outre l'attitude d'une grande opinion et de sa presse dans notre pays, se sont produites encore, depuis le dernier budget, les hésitations fâcheuses du gouvernement quant à la conduite de son ministre auprès du roi d'Italie.
Il faut que nous disions encore une fois à l'Italie, en présence d'une conduite qui peut prêter à des interprétations, à des équivoques désagréables, que ces interprétations, que ces équivoques répugnent à nos sentiments vrais.
Il faut que ceux qui ne partagent par notre opinion puissent dire : Si le gouvernement a hésité, il a bien fait ; parce qu'il n'admet pas, sans réserve, ce que nous considérons, nous libéraux, comme un acte légitime, d'indépendance nationale. Troisième fait nouveau. L'inscription de deux légations distinctes à Rome au budget devient quelque chose de définitif ; elle passe avec sa forme définitive dans un acte législatif de la nation belge.
Voilà trois grands faits qui exigeraient des explications.
Il faut que la lumière se fasse sur leur signification. Pour que l'opinion de chacun puisse être nette, nous devons nous prononcer par un vote ; ceux qui veulent d'un second ministre à Rome, comme protestation belge contre l'unité italienne, diront oui ; ceux qui ne veulent pas protester diront non.
Je demanderai donc l'appel nominal sur le chiffre.
- De toutes parts. - C'est cela !
M. Orts. - La séparation de l'Eglise et de l'Etat, dit M. Malou, ce n'est pas l'hostilité de l'Eglise vis-à-vis de l'Etat. Evidemment non, et loin de moi cette pensée.
C'est l'indépendance réciproque, ajoute M. Malou, et il a raison.
Nous sommes d'accord en principe, et pour que cette indépendance soit d'autant plus complète, je désire que vos agents, à vous pouvoir politique, ne viennent jamais mettre la main dans les affaires religieuses, ne viennent jamais toucher aux intérêts religieux et moraux des populations. Laissez ces intérêts moraux et religieux se gouverner eux-mêmes, n'exercez sur eux aucune espèce d'influence gouvernementale, diplomatique ou autre et vous ferez bien.
Voilà pourquoi je vous demande de supprimer voire ambassadeur à Rome.
Aujourd'hui, il n'y a plus, comme l'ont reconnu M. le ministre des affaires étrangères d'abord et l'honorable M. de Theux ensuite, que des intérêts purement religieux à discuter avec Rome.
L'honorable M. Malou n'est pas tout à fait du même avis.
(page 638) Il y a, dit-il, des questions mixtes, des questions qui touchent à la fois aux intérêts civils et aux intérêts religieux. C'est précisément la ligne de démarcation à établir dans ces questions, ce sont précisément les conflits entre ces différents intérêts qui amènent nos luttes de partis les plus vives en Belgique; c'est précisément à propos de semblables questions qu'il est bon que le gouvernement belge ait un envoyé diplomatique qui puisse se faire entendre à Rome.
Cette utilité, je ne la comprends pas, je l'avoue.
L'honorable ministre des finances s'en doutait bien un peu et il a voulu prouver, par des exemples, combien il avait raison et combien je devais avoir tort à ne pas comprendre. Il vous a énuméré des circonstances nombreuses où des questions politiques touchaient à l'intérêt religieux; ces questions mixtes ont soulevé des incidents diplomatiques entre le saint-siège et le gouvernement belge, et nous avons été fort heureux, selon M. Malou, de pouvoir alors intervenir par la voie diplomatique pour les apaiser ou les résoudre. Voyons si ces expériences ont été favorables à votre système ou si elles n'ont pas été plutôt sa condamnation.
Vous parlez de 1847 - j'en avais parlé hier, - du conflit relatif à la nomination de M. Leclercq. Mais en quoi votre diplomatie, en quoi votre intervention gouvernementale à Rome a-t-elle concouru alors à amener une solution d'apaisement quelconque ?
Vous avez sous les yeux, je le vois, les Annales parlementaires de l'époque, M. le ministre; je vous demande de les ouvrir, de bien vouloir en extraire, pour la citer, une ligne prouvant qu'une intervention diplomatique quelconque aurait été utile à quoi que ce soit dans l'incident Leclercq, si ce n'est pour l'aigrir.
M. Malou, ministre des finances. - Vous déplacez mon argument ; vous ne le réfutez pas.
M. Orts. - En quoi Pai-je déplacé ?
Voulez-vous remettre votre argument sur ses jambes?
Si cela peut vous être agréable, je vous cède à cet effet la parole.
M. Malou, ministre des finances. - Voici, messieurs, l'argument que j'ai présenté. J'ai fait remarquer qu'il y a des questions mixtes de leur nature et qu'il s'était présenté des circonstances où le gouvernement belge avait cru qu'il était utile d'avoir un interprète de sa politique à Rome, non pas de sa politique matérielle, mais de sa politique dans l'ordre des intérêts moraux et religieux.
j'ai cité l'incident de 1847 et voici un extrait très court d'un discours de M. le ministre de l'intérieur de l'époque, l'honorable M. Rogier :
« Eh bien, ne nous importait-il pas au plus haut chef, au premier degré, n'était-ce pas l'acte premier, l'acte principal à poser par le cabinet que d'aller éclairer Rome sur ce que nous étions, sur ce que nous voulions, sur ce qu'était l'opinion libérale en Belgique, si souvent calomniée par ses adversaires ? »
Je n'ai pas soulevé la question de savoir si la diplomatie était intervenue pour dénouer cet incident ; je me suis borné à justifier ma thèse par l'appréciation de l'honorable M. Rogier.
M. Orts. - L'interruption le prouve. Je n'avais pas fait dire à l'honorable ministre autre chose que ce qu'il avait réellement dit, et ce qu'il vient de répéter ; mais je constate que de ses observations premières comme de celle qu'il vient de présenter, il résulte ceci : l'utilité d'avoir un représentant politique à Rome a été défendue par l'honorable M. Rogier, au nom du cabinet de 1847. Soit, l'honorable M, Rogier était, en 1847, comme il l'est encore aujourd'hui, sous l'empire de cette illusion honnête qu'un cabinet libéral pouvait avec de bonnes raisons obtenir satisfaction du saint-siège par voie diplomatique.
Or, l'incident Leclercq a prouvé, dès 1847, que si cette illusion partait d'un excellent naturel chez l'honorable M. Rogier, elle n'était guère basée sur la réalité des choses et l'expérience des hommes. L'incident Leclercq a prouvé très nettement l'inutilité, en vue de prévenir des conflits politiques, d'avoir un agent diplomatique belge à Rome. J'ajouterai que, si nous n'avions pas eu d'agent diplomatique à Rome en 1847, il n'y aurait pas eu de conflit. Comme nous n'aurions pas eu à nommer M. Leclercq pour l'envoyer à Rome, le pape n'aurait pas eu la peine de chercher des prétextes pour le refuser.
La première expérience citée par M. Malou n'a donc été guère favorable au système de l'honorable ministre. Passons à la seconde. L'incident Leclercq épuisé, nous avons rétabli de bonnes relations avec Rome.
Vous croyez que le rétablissement de ces relations diplomatiques va faire passer des heures tranquilles au gouvernement belge et que les conflits vont être évités ?
Pas du tout.
L'honorable M. Malou me le rappelle. A peine deux ans s'écoulent sur l'incident Leclercq, qu'arrive, juste au moment des élections, une déclaration providentielle du chef de l'Eglise appelant la protection royale sur la religion catholique persécutée en Belgique, sur ses ministres et ses évêques menacés, et cela à propos de la loi sur l'enseignement moyen que la droite tout entière considère aujourd'hui avec une touchante unanimité comme éminemment bonne et utile au point de vue religieux.
Mais, dit ensuite l'honorable M. Malou, il y a une si grande utilité à pouvoir traiter des questions mixtes avec Rome qu'un gouvernement libéral a un jour songé à négocier à Rome, pour obtenir du gouvernement pontifical l'accomplissement d'un vœu émis dans l'assemblée la moins catholique qui se soit jamais rencontrée en Belgique, le congrès libéral de 1846.
L'histoire paraît assez invraisemblable : elle mérite une explication. Le congrès avait émis un vœu en faveur de l'indépendance du bas clergé.
C'était assez vague, et il paraîtrait, d'après M. Malou, que le gouvernement libéral, qui a suivi, avait compris ce vœu comme impliquant l'idée de doter les succursalistes de l'inamovibilité et il aurait tenté de l'obtenir de Rome.
Eh bien, si un gouvernement belge, libéral ou autre, a fait cela, - je l'ignore, - il a commis une faute capitale. Il a été droit au renversement de la séparation de l'Eglise et de l'Etat telle que l'a établie dans un texte des moins contestables la Constitution de 1831.
La conclusion de négociations de ce genre exige un concordat, et il est certain que la Constitution n'en veut plus.
M. Thonissen. - On a négocié cependant.
M. Orts. - Je répète que je l'ignore. Je me souviens maintenant cependant qu'avant 1850, il y a eu, dans la Chambre, un débat que l'on rattachait à cette faute, et l'on a dit, - je ne sais si ce fait est exact, - que la retraite de l'honorable M. de Haussy du ministère de 1847 en avait été la suite.
De tout ceci, tirons une conclusion facile.
Les tentatives faites pour résoudre les questions mixtes par voie diplomatique à Rome n'ont jamais abouti qu'à prouver une chose : l'entente par cette voie n'est pas praticable.
Les arguments invoqués par l'honorable M. Malou tournent donc contre sa thèse, et je puis réduire le débat à un dilemme très simple.
Quand nous avons un ministère catholique, les choses entre le gouvernement belge et le pape se passent de la manière la plus simple, la plus naturelle, et, sans ministres plénipotentiaires, on s'entend entre amis.
S'il y a un ministère libéral, au contraire, l'agent diplomatique est complètement impuissant pour rétablir de bons rapports.
M. Bouvier. - C'est le non possumus alors.
M. Orts. - Maintenant, messieurs, j'aborde un second ordre d'idées. Je crois avoir fort bien compris, quoi qu'en dise M. le ministre des finances, la politique italienne et les aspirations de l'Italie.
L'unité italienne a, selon l'honorable M. Malou, été poursuivie, non pas contre le pape, mais pour s'accomplir avec le pape. Oui, avec le pape, souverain dans le domaine spirituel ; avec la suppression du pouvoir temporel, sinon, non.
L'unité italienne ne peut avoir d'autre souveraineté que la souveraineté nationale. On ne conçoit pas l'unité avec deux souverainetés politiques juxtaposées; il y aurait là, si ce mot était parlementaire à l'adresse d'une nation amie, une véritable absurdité. On dit encore : Le chef de l'Eglise a le droit d'avoir un ambassadeur. M. Malou, pour le prouver, se donne même la peine de lire la loi des garanties, œuvre de la législature italienne.
Sans doute, cette loi constate que le pape a le droit de recevoir des ambassadeurs, si certaines puissances veulent lui en envoyer ; je reconnais même que certaines puissances, qui ont, comme pouvoir politique, à traiter des choses religieuses doivent lui envoyer des ambassadeurs, mais à l'invocation de sa loi des garanties, je réponds un seul mot ; Si le pape était un souverain réel dans le domaine temporel, la loi des garanties n'aurait pas sa raison d'être.
Le pape aurait le droit de recevoir des ambassadeurs sans avoir besoin de le demander à une loi émanée d'une souveraineté qui n'est pas la sienne. Ce droit se trouve inscrit dans le droit public, dans le droit des gens du monde entier et de tous les temps. Par cela seul que le pape serait souverain, il aurait le droit de recevoir des ambassadeurs.
S'il a fallu une loi pour lui donner ce droit ou pour le lui reconnaître, c'est que sa souveraineté, au point de vue de ceux qui avaient fait la loi, est une souveraineté fictive, une souveraineté de convention, attribuée (page 639) dans les limites strictement nécessaires pour assurer au saint-siège son indépendance.
Le vœu de l'Italie, dit l'honorable M, Malou en terminant, est que vous conserviez votre ministre auprès du pape. Il a cité, pour le démontrer, une circulaire que M. Visconti Venosta, ministre des affaires étrangères d'Italie, a communiquée aux agents diplomatiques et aux puissances après le vote de la loi des garanties.
L'argument tiré du vœu des Italiens est vif ; il me surprend et je ne saurais y répondre qu'en rappelant un langage beaucoup plus récent de M. Visconti, que tous les journaux lui prêtaient encore, il y a deux ou trois jours, avant que la discussion actuelle fût née. On signalait au parlement italien, et dans la presse de ce pays, la présence de ministres auprès du pape, surtout de ministres de puissances qui n'ont pas d'intérêts religieux à invoquer, et M. Visconti répondait : « L'Italie ne fait pas de cette présence un grief aux puissances étrangères : elle compte, pour la disparition des ambassadeurs des puissances qui n'ont pas d'intérêts religieux à représenter à Rome, sur le bon sens des nations et sur le progrès des idées libérales. »
Eh bien, ce progrès des idées libérales dans la matière qui nous occupe est l'honneur de la Belgique. Elle a fait, il y a quarante ans, le premier pas vers la reconnaissance du principe libéral de la séparation complète de l'Eglise et de l'Etat. Ne reculons pas en 1872 au delà des idées de 1830.
Maintenons-nous fermement dans la voie de ce développement des idées libérales auquel l'Italie fait appel. N'oublions jamais que nous sommes en communauté d'intérêts moraux plus encore que d'intérêts matériels avec la grande nation libre que vous allez offenser, MM. les ministres, sans mesurer peut-être exactement dans votre esprit la gravité de votre offense.
- Des membres. - Aux voix !
M. de Theux, membre du conseil des ministres. - Messieurs, je serai très court.
L'honorable membre se trompe quand il pense que nous avons à résoudre une question de sympathie ou d'antipathie pour le royaume d'Italie. Comme Etat neutre, nous n'avons pas d'opinion à manifester à cet égard ni pour l'unité telle qu'elle existe, ni pour toute autre forme de gouvernement qui conviendrait mieux à l'Italie.
Je rappellerai, messieurs, l'origine de la situation actuelle de l'Italie. Napoléon III a voulu éloigner de l'Italie la puissance autrichienne. Nous savons tous que l'Italie a toujours été attirée dans l'orbite de l'Allemagne ou dans l'orbite de la France. L'Italie a eu autant à souffrir de l'Allemagne que de la France. L'Italie était divisée en petits Etats. Napoléon III a voulu rendre l'Italie indépendante et il a fait la guerre pour- l'élever à l'état de Confédération.
Après que lui eut remporté la victoire (ce n'est pas l'Italie, c'est lui), il a eu tort de ne pas accepter les principales places afin d'assurer la réalisation de son objectif. Mais nous n'avons pas à nous occuper de la question de savoir si l'Italie s'est faite par elle-même ou si elle a été faite par la France, ni de la question de savoir si le gouvernement actuel convient mieux à l'Italie que celui que Napoléon III voulait établir.
Nous n'avons à nous occuper que du point de savoir si la Belgique veut se brouiller avec le saint-siège en retirant le ministre qu'elle accréditait auprès de lui depuis la révolution de 1830, et je dirai à ce propos que l'envoi d'un nonce a pu aider notre situation politique.
Tout cela n'a rien de commun avec la situation politique de l'Italie, c'est une simple question d'intérêt national, une simple question de dépense et la dépense n'est pas très élevée.
Je crois que le gouvernement méconnaîtrait tous les vœux de la Belgique en retirant son ministre à Rome.
- La discussion générale est close.
M. Malou, ministre des finances. - Il semble convenu que l'on votera par appel nominal sur l'article relatif à la légation de Rome ; je crois, messieurs, qu'il serait bon de mettre cet article aux voix immédiatement. (Adhésion.)
M. le président. - L'appel nominal portera donc sur l'article 18 du budget ainsi conçu :
« Art. 18. Rome : fr. 26,000. »
- Il est procédé à l'appel nominal.
93 membres sont présents. 6
63 répondent oui.
32 répondent non.
En conséquence, la Chambre adopte.
Ont répondu oui :
MM. Magherman, Moncheur, Mulle de Terschueren, Notelteirs, Nothomb, Pety de Thozée, Rembry, Reynaert, Rogier, Santkin, Schollaert, Simonis, Snoy, Tack, Tesch, Thonissen, Van Cromphaut, Vandenpeereboom, Vanden Steen, Vander Donckt, Van Hoorde, Van Iseghem, Van Outryve d'Ydewalle, Van Overloop, Van Wambeke, Verbrugghen, Vermeire, Verwilghen, Léon Visart, Wasseige, Wouters, Balisaux, Beeckman, Berten, Biebuyck, Boucquéau, Cornesse, Cruyt, de Baillet-Latour, de Borchgrave, de Clercq, de Haerne, de Kerckhove, Delaet, Delcour, De Lehaye, de Liedekerke, de Montblanc, de Muelenaere, de Naeyer, de Smet, de Theux, de Zerezo de Tejada, d'Hane-Steenhuyse, Drubbel, Dumortier, Rayez, Jacobs, Janssens, Kervyn de Lettenhove, Lefebvre, Lelièvre et Thibaut.
Ont répondu non :
MM. Lescarts, Mascart, Mouton, Muller, Orts, Pirmez, Sainctelette, Van Humbeeck, Vleminckx, Allard, Anspach, Bara, Boulenger, Bouvier-Evenepoel, Couvreur, Crombez, Dansaert, David, De Fré, de Lexhy, Demeur, de Rossius, Dethuin, de Vrints, Elias, Frère-Orban, Funck, Guillery, Hagemans, Jamar,. Jottrand et Le Hardy de Beaulieu.
- Des membres. - A demain !
- La séance est levée à 5 heures.