(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1870-1871)
(Présidence de M. Thibaut, premier vice-président.)
(page 1297) M. de Borchgrave procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.
M. Reynaert donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier ; la rédaction en est approuvée.
M. de Borchgrave présente l’analyse des pétitions adressées à la Chambre.
« Des habitants d'Ohain prient la Chambre de rejeter les augmentations à la contribution foncière proposées par le gouvernement. »
« Même demande d'habitants de Wavre. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi qui apporte des modifications aux lois d'impôt.
« Le sieur Dubois demande un projet de loi réglementant l'importation en Belgique de la vente de l'huile de pétrole. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
M. Vleminckx, retenu chez lui par une indisposition, demande un congé de quelques jours.
M. Ansiau, retenu par une indisposition, demande un congé.
- Ces congés sont accordés.
(page 1306) M. de Macar. - Messieurs, dans une de ses dernières séances, le Sénat s'est occupé d'une question extrêmement importante pour les intérêts agricoles. Les honorables baron de Tornaco et comte de Lynden ont signalé au gouvernement la situation critique où se. trouve l'agriculture ; ils ont réclamé le dégrèvement total ou partiel de l'impôt foncier pour les propriétaires ou plutôt pour les fermiers dont le revenu se trouve sensiblement réduit dans quelques localités et même complètement anéanti. Je m'attendais à cette discussion au Sénat, et bien que depuis assez longtemps déjà je me fusse préoccupé de son objet, j'espérais que, soulevée au sein de cette assemblée par des hommes dont la grande aptitude en matière agricole ne peut être contestée et qui connaissent parfaitement les besoins de nos campagnes, elle aurait plus de chance de succès qu'amenée incidemment par une interpellation dans cette enceinte.
Je regrette de devoir le constater, les réponses qui ont été faites à ces honorables membres sont loin de pouvoir satisfaire quiconque s'intéresse à la prospérité de l'agriculture. L'honorable ministre de l'intérieur a été très vague et n'a nullement traité les questions posées ; il s'est borné à compatir aux souffrances profondes de l'agriculture et à espérer que les efforts persévérants des cultivateurs allégeraient autant que possible ces souffrances.
Quant à l'honorable rapporteur de la commission de l'intérieur, il a invoqué la clémence du soleil, et en fait de consolation, il consent à donner aux cultivateurs, légalement reconnus complètement ruinés par la perte de leurs récoltes, un dégrèvement du payement de l'impôt. Il admettra les cotes irrecouvrables.
Si je comprends bien cette double réponse, elle signifie clairement : Aide-toi, le ciel t'aidera... peut-être ; mais, moi, je ne t'aiderai pas.
Je doute que les cultivateurs s'en contentent ; je doute qu'ils la trouvent très conforme à l'équité et à l'intérêt public.
Quant à moi, je la crois tellement mauvaise que je suis obligé d'en appeler de la décision du ministère au Sénat devant la Chambre. Je le fais d'autant plus volontiers, du reste, que l'honorable ministre des finances, dans les attributions duquel se trouve plus spécialement la question que j'ai à traiter, n'a pas eu encore l'occasion de se prononcer, bien qu'il s'en soit certainement occupé.
Il est bon aussi que l'on sache si c'est par des paroles très vaines, très inutiles d'intérêt et d'affection, combinées avec une augmentation prochaine très réelle, très patente et très sensible de l'impôt foncier et un refus manifeste de faire droit aux plus légitimes réclamations que M. le ministre entend témoigner sa sollicitude pour l'agriculture.
Messieurs, je ne reviendrai pas sur ce que les honorables MM. de Tornaco, de Lynden et de Ribaucourt ont dit au Sénat au sujet de la situation où se trouve l'agriculture.
Le désastre que les rigueurs exceptionnelles de l'hiver ont causé dans une grande partie du pays est aujourd'hui constaté de la façon la plus formelle.
Dans le rivage de la Meuse, grande partie du Brabant, dans tout le limon hesbayen, dont on connaît la valeur, les céréales d'hiver sont complètement détruites. Il n'en reste peut-être pas cinquante hectares sur tout ce territoire.
Les marsages diminuent chaque jour sous l'influence des gelées de printemps.
Dans les pays de culture de plantes industrielles, Courtrai, Bruges, etc. ces récoltes sont très compromises ; j'en appelle à mes collègues de la Flandre occidentale.
Dans le Luxembourg, les prairies et les pâturages, qui font la base de la culture, sont perdus ou ne donnent pas un tiers de récoltes. Les prairies sont gelées.
Dans le Condroz, les parties couvertes de neige ont été un peu préservées, mais on aura là aussi une mauvaise récolte. En somme, les fermiers à proximité des râperies ou des fabriques de sucre exceptés, on peut affirmer que pas un fermier ne sera capable de payer son fermage avec sa récolte. Il est indubitable que, de mémoire d'homme, les cultivateurs ne se sont trouvés dans une situation aussi déplorable que celle qui les atteint.
Dans cet état de choses, ne serait-il pas inique de réclamer le payement intégral de l'impôt à des gens dont non seulement le revenu de l'année est fortement entamé, mais qui, par suite, des changements d'assolement rendus indispensables, du manque de paille et par conséquent d'engrais, voient l'avenir de plusieurs années assez fortement compromis.
Ne serait-il pas réellement injuste de demander aux cultivateurs d'acquitter l'impôt sur le revenu, alors que ce revenu n'existe pas et que, par suite de force majeure, il ne peut exister. Si le cultivateur répondait à celui qui lui demande 7 p. c. de son revenu : Prenez-le tout entier, et montrait sa caisse vide, vous croyez vous le droit de le réduire à la misère pour obtenir une part d'une somme que vous savez parfaitement qu'il n'a pu recueillir ?
On objectera des difficultés d'exécution : comment contrôler l'affirmation des cultivateurs ? Lorsque la perte des grains a été constatée, on a semé des blés de mars, on a planté des pommes de terre, des betteraves. Le cultivateur retirera quelque chose, et sur ce quelque chose l'impôt doit être payé. La loi prévoit le cas, ce que je demande n'est pas un principe nouveau ; c'est l'application pure et simple de l'arrêté du 29 décembre 1816.
Je lis dans cet arrêté :
« Art. 12. Le produit des deux tiers du fonds mentionné à l'article précédent servira : 1°..., 2°..., 3°..., 4° à couvrir les remises et modérations qui, d'après les règlements en vigueur, seront accordées à des contribuables bien taxés dans le principe. »
Et à l'article 4 je trouve : « Le second tiers dudit fonds est mis à la disposition de notre ministre des finances et sera destiné à fournir, d'après notre autorisation, un supplément de fonds aux provinces dans lesquelles le premier tiers, à la disposition des gouverneurs, défalcation faite des sommes résultant de l'application des dispositions contenues sous les nos 1, 2 et 3 de l'article. 2, serait trouvé insuffisant pour accorder une remise ou modération convenable à ceux des contribuables qui auraient éprouvé des pertes par suite d'événements extraordinaires. »
L'article 5 mentionne encore le même principe.
Cette demande n'a donc rien d'anomal. Seulement, je ne doute pas que le crédit sollicité pour le fonds des non-valeurs doive être considérablement majoré.
Permettez-moi de vous le faire remarquer : les cultivateurs, d'un grand nombre desquels j'affirme être ici l'organe, ne demandent aucune faveur. Je me trompe. Si, il en est une qu'ils réclament, et puisque M. le ministre des travaux publics veut bien me prêter son attention en ce moment, je vais la lui signaler. C'est une note qu'il voudra bien ajouter à son dossier, et je suis persuadé qu'il ne prendra pas celle-ci en mauvaise part : il s'agirait de réduire, autant que possible, dans des proportions tout exceptionnelles, le transport des matières fertilisantes par les chemins de fer. C'est une faveur que nous devons réclamer et je vois, au signe d'assentiment que me fait l'honorable ministre, qu'il consent tout au moins à examiner la question très favorablement.
Mais s'il est vrai que les cultivateurs consentent à se passer de l'intervention de l'Etat, et je serais le dernier à la réclamer, ils veulent aussi qu'on ne leur demande le payement de l'impôt que sur le revenu qu'ils ont réellement perçu. Il ne faut pas demander une quotité d'un revenu, alors que l'on est persuadé que ce revenu n'existe pas. Etablissez scrupuleusement ce revenu d'après les règles admises ; faites payer en proportion de ce qu'on aura recueilli et je me déclare parfaitement satisfait.
Vous voyez que ma demande est très modérée et que je me borne à demander qu'on ne tonde que la laine sur le dos du mouton et que l'on n'écorche pas la peau lorsque la laine vient à manquer.
Comment arriver à ce résultat ? Pour vous en rendre bon compte, je me bornerai à lire une note que je dois à la courtoisie de M. le ministre des finances et dont je le remercie parce qu'elle m'a diminué beaucoup la besogne.
Son examen impartial démontrera, que l'on peut si l'on veut, que l'on doit si l'on entend se conformer aux lois de l'équité, alléger les charges qui pèsent cette année si lourdement sur l'agriculture.
Voici cette note que je ne cite, je le déclare, qu'après avoir obtenu l'adhésion de l'honorable ministre, mais dont je suis d'autant plus heureux de donner connaissance, qu'outre qu'elle établit la légitimité de ma thèse, elle pourra servir de guide à nos cultivateurs pour formuler leurs réclamations.
« Les propriétaires compris dans le rôle cadastral pour les propriétés ne seront plus dans le cas de se pourvoir en surtaxe à moins que par un événement extraordinaire leurs propriétés ne vinssent à disparaître ; il y serait pourvu alors par une remise extraordinaire. Mais ceux d'entre eux qui par des grêles, gelées (on a eu en vue les vignes sans doute ?), inondations ou autres intempéries perdraient la totalité ou une partie de leur revenu, (page 1307) pourront se pourvoir comme par le passé en remise totale ou en modération partielle de leur cote de l'année dans laquelle ils auront éprouvé cette perte. »
Il y a deux sortes de dégrèvements en matière de contribution foncière :
Les décharges ou réductions.
Les remises ou modérations.
Les décharges ou réductions sont de justice rigoureuse et le contribuable a le droit de les obtenir quand il se trouve dans le cas prévu par la loi. Ces réclamations sont contentieuses de leur nature et doivent être jugées par les députations permanentes.
Les remises et les modérations sont, au contraire, des actes de justice gracieuse.
Elles sont subordonnées à l'appréciation de l'administration.
Le contribuable peut les obtenir, mais il n'a pas le droit de les exiger. Ainsi, c'est le directeur des contributions, comme simple autorité administrative, qui est chargé de. statuer sur les demandes en remise ou modération, en venu d'un arrêté royal du 7 juin 1869, combiné avec l'arrêté ministériel du 8 du même mois. (Rép. 1218 et 1219.)
Les remises et modérations sont sollicitées par le bourgmestre, qui constate ou fait constater le montant des pertes, conjointement avec le receveur des contributions.
L'estimation consiste à déterminer l'étendue des pertes par la quotité du revenu cadastral à exonérer de la contribution, 20 p. c, 30, 40. Dans aucun cas les remises ne peuvent dépasser le chiffre de la cotisation.
En règle générale on n'applique cette disposition légale que dans le cas où les récoltes sont ravagées par la grêle, les inondations et alors qu'il est possible d'apprécier l'étendue des pertes.
Aux termes d'une circulaire du 14 août 1869, R. 1235, il n'est accordé aucune remise inférieure à 5 francs par contribuable.
Les dommages qui ne donneraient pas lieu à cette remise sont écartés de l'expertise.
On n'indemnise pas les cultivateurs qui ont essuyé des pertes par suite d'une sécheresse ou de pluies prolongées.
Vous le voyez, messieurs, l'article 37 est formel : Mais ceux qui, par des gelées ou autres intempéries, perdraient la totalité ou partie de leurs revenus pourront se pourvoir en remise, etc.
N'est-ce pas absolument le cas qui se présente ?
L'administration met bien en note au mot « gelée » : L'on a eu en vue les vignes sans doute, mais ce sont là de simples interprétations que rien dans la loi ne justifie et qui ne sont devenues de jurisprudence administrative, si tant est que cela soit, que parce que l'on n'a point connu en Belgique, de mémoire d'homme, des faits sérieux de gelée des grains d'hiver.
Le texte de la loi est formel. Le gouvernement a le pouvoir de remettre la contribution aux cultivateurs dont les récoltes sont perdues.
L'administration, il est vrai, a le droit de statuer souverainement, mais dans un pays libre, dans un pays de justice distributive, le pouvoir ne saurait être absolument arbitraire, il est forcément limité par les règles de l'équité ; le contrôle de la publicité sauvegarde contre les excès. Vous ne pouvez donc dire au cultivateur : La loi m'autorise à être juste à votre égard.
La loi a prévu des calamités sérieuses et a donné les moyens de ne pas réclamer ce que je sais que vous n'avez pas.
Mais il ne me plaît pas d'être juste ; je veux qu'à toutes vos pertes vienne s'ajouter le payement d'un impôt dont vous n'avez pas la base, car vous le savez, l'impôt foncier a pour base, non le sol, mais le revenu du sol. M. le ministre de l'intérieur le constatait dernièrement encore dans la discussion du projet de loi de réforme électorale.
Je prie l'honorable ministre des finances de calmer les inquiétudes que l'attitude, que je qualifierai d'étrange, du ministre, qui a dans ses attributions l'agriculture, qui devrait donc être le premier à la défendre, a causées dans nos campagnes.
Pour moi, il n'y a en tout ceci qu'une question de loyauté en jeu, et je la résume en ces termes :
Ne pas demander le payement d'une dette, bien qu'armé de pouvoirs légaux pour l'obtenir, alors qu'on sait en conscience que le débiteur ne la doit pas.
Une réponse favorable ne me semble point douteuse, mais s'il en était autrement, si dans une question qui n'a rien de politique, mais qui malheureusement intéresse plus les provinces wallonnes que les provinces flamandes, je rencontrais un parti pris de déni de justice, je me réserve de produire un ordre du jour ou une proposition qui soit de nature à obliger le gouvernement à user, en faveur de l'agriculture, des pouvoirs que lui confère l'article 37 de la loi du 15 septembre 1807.
M. Jacobs, ministre des finances. - Messieurs, j'élague de l'interpellation de l'honorable membre les considérations politiques, les récriminations, les déclamations, pour ne m'en tenir qu'au seul point qui en forme le fond, pour ne répondre qu'à la question qui est posée.
L'article 37 de la loi du 13 septembre 1807 autorise l'administration a accorder des remises ou modérations d'impôt foncier lorsqu'il y a perte totale ou partielle de revenu, par suite, dit la loi, de grêle, de gelée, d'inondations ou d'autres intempéries.
En France, messieurs, il existe une sorte de système d'assurances mutuelles en matière d'impôts directs. Plusieurs centimes additionnels sont spécialement établis pour permettre d'accorder des modérations d'impôts. Ce n'est pas seulement pour la contribution foncière, c'est pour la personnelle, en cas de pertes survenues dans les facultés mobilières ; pour la patente, en cas de malheurs commerciaux.
Sous le royaume des Pays-Bas, on a élaboré des lois nouvelles sur la contribution personnelle et les patentes ; le système d'assurances mutuelles a été abandonné.
La loi sur la contribution foncière, qui remonte à la période française, a seule conservé le système des remises et modérations.
Ce débris du système a donné lieu à de vives critiques et, en 1869, mon honorable prédécesseur ayant chargé son collègue de l'intérieur de s'enquérir, auprès des gouverneurs des provinces, des simplifications administratives qu'il y aurait lieu d'introduire, la plupart des gouverneurs proposèrent de supprimer les remises ou modérations en matière d'impôt foncier, attendu qu'elles donnaient lieu à plus de frais d'écriture et de paperasseries qu'elles ne valaient de profit aux contribuables.
Cependant, à la suite de l'examen de la question, mon honorable prédécesseur ne supprima pas complètement les remises et modérations, mais il décréta qu'à l'avenir aucune remise ne pourrait être inférieure à 5 francs.
La plupart n'étaient que de quelques centimes et donnaient lieu à des frais supérieurs à la remise.
Voici, messieurs, un extrait de la dépêche du 24 juin 1869 du ministre des finances à son collègue de l'intérieur :
« J'ai examiné attentivement la proposition tendante à supprimer les remises ou modérations de l'impôt foncier. Je pense avec MM. les gouverneurs que la plupart de ces remises ne procurent pas aux cultivateurs des avantages en rapport avec le travail qu'entraînent les expertises et la liquidation des indemnités accordées à titre de dégrèvement. D'après les chiffres fournis, 2,935 contribuables ont obtenu ensemble une somme de 1,376 fr., soit en moyenne à peu près 43 centimes par ordonnance ! Cependant, le moment n'est pas venu de réaliser cette suppression, alors surtout qu'il faudrait l'intervention de la législature. Mais je me propose de modifier le système de remise ou modération qui se pratique actuellement. D'abord, les arrêtés des 7 et 8 juin attribuent aux directeurs les décisions et la signature des ordonnances. Ensuite je changerai la base de l'indemnité, Les instructions en vigueur portent qu'un contribuable peut obtenir une remise lorsqu'il a essuyé une perte de 20 p. c. sur le revenu cadastral. Celui qui a un revenu de 20 francs et qui en perd un cinquième, soit 4 francs, reçoit, en conséquence, un dégrèvement de 27 centimes en principal. 4 X 6 70/100 = 27.
« A l'avenir, on écarterait tous les contribuables qui n'auraient pas droit à une remise d'impôt de cinq francs. Les demandes seraient adressées directement aux bourgmestres, qui désigneraient deux membres du conseil communal à l'effet de procéder à une expertise provisoire, dont les résultats seraient vérifiés par les receveurs des contributions. De cette manière, on réduisait notablement le nombre des ayants droit aux remises. Cette modification, jointe à la substitution de l'ordonnance collective par commune à l'ordonnance individuelle, réduisait le travail et la dépense de matériel dans des proportions qui équivaudraient pour ainsi dire à une suppression. »
Les arrêtés des 7 et 8 juin 1869 furent suivis d'une circulaire de l'administration des contributions en date du 14 août qui explique la manière dont il faut s'y prendre à l'avenir en ce qui concerne ces remises.
On fait une requête au bourgmestre, qui délègue deux membres du conseil communal pour procéder à une expertise provisoire. Le receveur fait l'expertise définitive. C'est le directeur des contributions qui statue.
Jusqu'aujourd'hui, messieurs, les remises et les modérations autorisées par la loi de 1807 n'ont pas, que je sache, été appliquées aux cas de gelées ; en voici la raison :
La loi prévoit les cas de perte totale ou partielle du revenu. Lorsqu'on (page 1308) parle de perle totale ou partielle, il ne s'agit pas du cas de demi-récolte.
La demi-récolte est un fait normal et jamais il n'est venu à l'esprit de personne de demander, dans ce cas, des modérations d'impôt foncier. Ce que la loi a eu en vue, et telle est l'interprétation de. la loi de 1807, c'est le cas où la propriété ou une partie de la propriété ne donne aucun revenu...
M. de Macar. - C'est le cas actuellement.
M. Jacobs, ministre des finances. - Je ne veux ni contester ni reconnaître le fait ; en ce moment je me borne à établir les principes.
Je dis donc que les modérations ne s'appliquent que lorsqu'une partie au moins de la propriété ne donne aucune récolte. L'impôt foncier est basé sur la moyenne de dix récoltes, parmi lesquelles il y en a d'excellentes, de moyennes et de mauvaises ; la mauvaise récolte n'a pas droit à une modération d'impôt, l'absence de récolte est le seul cas auquel la modération s'applique.
On me dit que c'est le cas qui nous occupe. Je ne veux pas me prononcer sur des faits que j'ignore, mais je constate que l'administration n'a jamais appliqué la loi de 1807 aux gelées ; on pense, et c'est ce qu'exprime la note mise au bas des renseignements que j'ai communiqués à M. de Macar, que si le mot « gelée » se trouve dans la loi de 1807, c'est surtout eu égard aux vignes, attendu que la gelée des vignes empêche qu'il n'y ait aucune récolte dans le courant de l'année.
Ce qui tend à démontrer, comme je l'affirme, que l'administration n'a pas jusqu'ici considéré le cas de gelée comme donnant lieu à des modérations, c'est que la circulaire du 11 août 1869 du département des finances, en commentant la loi de 1807, ne mentionne pas le mot « gelée » employé par cette loi ; la circulaire n'énumère que la grêle, l'inondation et l'incendie.
On ne parle pas du cas de gelée. Pourquoi ? C'est que la plupart du temps dans notre pays, quand la gelée se manifeste, c'est au printemps. Or, qu'arrive-t il ? C'est qu'on ressème la terre et qu'on obtient une récolte. On obtient un revenu de la terre, mais les frais sont doubles ; il a fallu ensemencer deux fois, labourer deux fois, mais la terre n'est pas néanmoins privée de revenus. C'est là ce qui jusqu'à présent a déterminé l'administration à ne pas accorder de remises en cas de gelée.
M. de Macar, qui ne s'occupe que des blés, pense que c'est un cas tout à fait extraordinaire que la destruction des récoltes par la gelée. Le cas est assez fréquent pour le colza. Et cependant les cultivateurs de colza des Flandres ne sont jamais venus, jusqu'à présent, comme les cultivateurs de céréales du Condroz, réclamer une remise ou une modération de l'impôt foncier de ce chef.
Nous avons eu la maladie des pommes de terre, en 1845 et en 1846. Ce n'est qu'en faveur des terres où il n'y a eu aucune espèce de récolte que l'on a accordé des modérations ou remises d'impôt.
Il n'est pas nécessaire, je le répète, lorsqu'il s'agit d'une ferme, qu'il n'y ait eu aucune récolte sur toute l'étendue de la ferme ; il suffit qu'un certain espace n'ait rien donné. Mais jusqu'à présent l'on n'a pas admis que, lorsqu'une première récolte vient à périr, et qu'une seconde récolte peut être obtenue, il y ait lieu d'accorder une modération d'impôt.
Du reste, l'interprétation de la loi a été déléguée aux directeurs de provinces par les arrêtés des 7 et 8 juin 1869. Je compte laisser aux directeurs des provinces le soin d'interpréter la loi comme ils jugeront devoir le faire en équité et en conscience. Je ne veux leur donner aucune instruction, je n'ai pas assez de compétence en ces matières pour en remontrer aux anciens fonctionnaires de mon département. Ce sont donc eux qui jugeront.
Ils détermineront si, comme le disait M. de Macar dans une interruption, il se présente des cas où il n'y a eu, par suite de la gelée, aucune récolte sur une partie de la propriété ; dans ce cas, si l'on demande une modération d'impôt, on l'obtiendra. Mais je ferai remarquer que la plupart des cultivateurs n'ont pas jusqu'ici suivi le mode tracé par les règlements. Il faut qu'ils s'adressent au bourgmestre, qu'ils demandent une expertise par deux conseillers communaux ; une expertise définitive est ensuite faite par le receveur, et le directeur tranche la question.
Lorsqu'on ne recourt pas en temps utile aux autorités légalement constituées, comment est-il possible que l'administration détermine quelle est la modération ou la remise d'impôt qui peut être accordée ? Il faut se conformer à l'adage latin : Vigilantibus jura sunt scripta. Veiller à ses propres intérêts.
La loi est connue, elle le sera plus encore par l’effet de l'interpellation que l'honorable membre a présentée.
Je n'ai pas à interpréter la loi, je me borne à appliquer ses dispositions en 1871 comme elles le sont depuis quarante ans, et, s'il se trouve que la somme de 120,000 francs qui figure au budget des non-valeurs ne suffit pas, il est évident que je viendrai demander aux Chambres des crédits supplémentaires.
Jusqu'à présent, l'on ne s'est jamais trouvé dans ce cas malgré la sécheresse de l'année dernière et la disette d'années antérieures.
J'ai en main le tableau du montant des remises accordées dans le royaume depuis plusieurs années ; voici les chiffres : [détail non repris dans la présente version numérisée.]
Je pense que la somme de 120,000 francs inscrite au budget des-non-valeurs, permettra d'accorder des remises aux cultivateurs qui auront fait valoir leurs droits en observant la procédure édictée par les lois et règlements.
M. de Lexhy. - La réponse que l'honorable ministre des finances vient de faire à l'interpellation de mon honorable ami M. de Macar n'est pas de nature à nous satisfaire ni à rassurer les défenseurs des intérêts agricoles.
On l'a dit au Sénat et dans cette enceinte, la situation de l'agriculture est des plus pénibles, surtout dans les provinces de l'Est de la Belgique. Ceux qui ont parcouru ces provinces, ont pu constater que la presque totalité des semailles n'a pas pu résister aux rigueurs de l'hiver.
On a opéré les semailles de mars, qui, malheureusement, n'ont pas réalisé nos espérances. A un premier désastre est venu s'ajouter un second désastre, qui est dû aux intempéries et surtout à la mauvaise qualité des grains de semence.
A l'époque des ensemencements d'été, j'ai reproché au ministre de l'intérieur d'avoir négligé de procurer aux cultivateurs des grains de semence de bonne provenance.
Depuis que nous existons comme Etat indépendant, c'eût été pour le gouvernement l'occasion la plus précieuse d'intervenir en faveur de l'agriculture ; c'eût été le plus grand bienfait que l'on aurait pu rendre aux cultivateurs. Le gouvernement n'aurait eu qu'à faire une avance de fonds, dans lesquels il serait rentré en quelques mois. Malheureusement, le gouvernement est resté sourd à nos conseils et il en est résulté de grands désastres. Mes prévisions n'étaient, que trop fondées ; et en accusant le ministère d'incurie, j'étais dans le vrai. On pouvait nous rendre un immense service, sans qu'il en coûtât rien aux contribuables. C'eût été de la vraie et de l'intelligente protection de l'industrie agricole, plus efficace que les déclamations et les protestations de dévouement dont le gouvernement se plaît à nous gratifier.
Mes reproches étaient donc fondés et je puis vous accuser de nous avoir causé un véritable préjudice.
J'ai constaté par moi-même et mes honorables collègues de la province de Liège ont pu le constater, les semailles de grains d'été ont presque complètement manqué dans la Hesbaye.
Je suis loin d'accuser le commerce qui a fourni les grains de semence : lui-même a été trompé par les négociants étrangers.
En présence d'une situation aussi déplorable, nous espérions que le gouvernement se serait montré plus soucieux de nos intérêts.
Non seulement il ne nous a pas rendu le grand service que je viens d'indiquer, mais il vient maintenant nous répondre par une fin de non-recevoir, lorsque nous réclamons la diminution de l'impôt foncier.
Le tableau qui a été tracé au Sénat, par l'honorable M. de Tornaco, n'est nullement exagéré.
Non seulement les consommateurs en souffriront grandement, mais les producteurs seront sous le coup d'une ruine complète. En effet, l'absence de paille de grains d'hiver et, par conséquent, la perte des trois quarts des engrais, occasionnera une diminution de la richesse agricole, pendant de longues années. Le capital agricole sera atteint et diminué.
Une autre branche de l'agriculture, l'élève du bétail, souffrira énormément de la pénurie des fourrages.
il en résultera un appauvrissement du sol et une diminution du revenu foncier. En présence de cet immense déficit de production agricole et de cette calamité qui nous frappe, nous espérions que le gouvernement voudrait donner à l'article 37 de la loi de 1807, dont il vient d'être parlé, une interprétation généreuse.
(page 1309) Messieurs, il est évident que l'impôt ne peut se percevoir que sur le revenu.
Or, ici il est évident que le revenu sera singulièrement diminué et il serait logique de ne percevoir l'impôt que sur la quotité de revenu qui existera.
On a dit qu'il n'y avait pas lieu à une diminution d'impôt parce qu'en thèse générale c'est le propriétaire qui paye l'impôt. Mais je crois, messieurs, qu'en réalité c'est le fermier qui paye. De plus, il faut tenir compte de la classe des petits propriétaires qui sont si intéressants et si nombreux.
Messieurs, l'honorable ministre vous a dit que jusqu'à présent on n'avait pas appliqué la loi de 1807, qu'on n'avait pas encore accordé de remise ou de diminution d'impôt.
Mais, messieurs, si jusqu'ici la loi n'a pas reçu d'application, c'est par la bonne raison qu'une situation pareille à une situation actuelle ne s'est pas présentée jusqu'à présent. Jamais nous n'avons assisté à semblables ruines dans les campagnes. Il serait donc équitable qu'au lieu de donner à cette loi une interprétation judaïque telle que celle qui va lui être donnée, ou lui donnât une application plus large, plus généreuse.
M. le ministre, en terminant son discours, a dit que si la somme de 120,000 francs qui figure au budget des non-valeurs ne suffisait pas, il demanderait aux Chambres des crédits supplémentaires. Mais il a ajouté qu'il pensait que la somme de 120,000 francs inscrite au budget des non-valeurs suffirait pour accorder des remises aux cultivateurs qui feraient valoir leurs droits en observant la procédure tracée par la loi.
Permettez-moi de le dire, messieurs, c'est là une solution vraiment dérisoire. Ce n'est certainement pas à l'aide d'un crédit de 120,000 francs que l'on fera face aux demandes légitimes de remises qui vont surgir. Je finirai en disant que si le gouvernement ne fait pas droit à nos justes réclamations, il ne nous restera plus qu'à faire une proposition de loi tendante à faire décréter un dégrèvement d'impôt foncier, en proportion des pertes qu'auront subies les cultivateurs.
M. de Macar. - Je ne dirai que quelques mots pour compléter la réponse que mon honorable ami M., de Lexhy vient de faire à l'honorable ministre. Les observations que je présenterai ont surtout pour but de combattre deux idées émises par M. le ministre des finances. L'une d'elles consiste à établir une complète ressemblance, entre la portée des gelées de mars qui sont habituelles et celles tout exceptionnelles qui ont causé des désastres agricoles jusqu'ici inconnus en Belgique. Il y a évidemment une très grande différence entre ce fait d'une gelée de mars sur laquelle les cultivateurs peuvent et doivent compter et le fait anomal de cet hiver. La différence est surtout grande quant à l'importance des pertes à en résulter. La perte des grains est autrement grave que la perte d'une partie des céréales de mars.
Il est donc impossible d'admettre l'assimilation qu'a voulu établir l'honorable membre.
Second point que je dois relever : beaucoup de gens, a dit M. le ministre, ont ignoré la loi ; ils ont ressemé leurs terres, ceux-là je les éloigne du bénéfice de la loi ; ils n'ont pas fait constater, dans les termes ou délais légaux, leurs pertes ; j'en profiterai contre eux.
Messieurs, ce serait là réellement une injustice légale. Comment ! pour n'avoir pas rempli les conditions de forme, ils seraient exclus, alors que leurs pertes sont incontestables ? Car vous ne pouvez de bonne foi supposer que le cultivateur soit assez peu soucieux de ses intérêts pour ne pas savoir parfaitement, lorsqu'il laboure son blé, que ce blé n'existe plus ou n'existe que dans des proportions telles que le rendement soit nul ; cela me semble incontestable.
Je proteste donc vivement contre ces deux assertions de M. le ministre des finances. Dans tout ce qu'il a dit, il n'y a qu'une chose que je constate avec satisfaction, c'est la promesse qu'il a faite de demander des crédits supplémentaires si le fonds de non-valeurs était insuffisant. Je lui prédis hautement que ce fonds ne suffira pas si la loi est interprétée équitablement. Les pertes ne sont pas de deux ou trois cent mille francs ; elles s'élèvent à plusieurs millions ; sur ces plusieurs millions de perte, il est équitable que l'Etat ne perçoive pas son revenu, au moins en entier. Je fais appel aux industriels et aux autres membres de cette Chambre qui ne s'occupent pas spécialement d'agriculture, pour qu'ils viennent à notre aide, afin d'obtenir ce résultat.
- Un membre. - Et aux propriétaires aussi.
M. de Macar. - Oh ! ceux-là ne seront pas moins lésés que les autres. Je crois que beaucoup auront l'obligation morale de ne pas exiger le rendement intégral de leurs biens ruraux. Mais s'ils font un sacrifice, s'ils renoncent au payement d'une dette qui leur est due, l'Etat ne peut sans
injustice non plus réclamer le payement d'une dette qui réellement ne lui est pas due.
Messieurs, je crois que la question peut, pour le moment, en rester là. L'honorable ministre, revenant à de meilleurs sentiments, examinera avec bienveillance, je l'espère, quoique son discours ne l'annonce pas, les réclamations des cultivateurs. J'attendrai le résultat de cet examen ; mais, je le déclare, si la solution donnée par les directeurs des contributions, auxquels M. le ministre des finances abandonne trop légèrement, je pense, l'examen de la question, sur les résolutions desquels il devrait en tout cas exercer un contrôle direct, n'était pas de nature à satisfaire nos campagnes, je m'associerai à ceux qui, ici, défendent l'agriculture ; nous déposerons un projet de loi pour dégrever de la contribution foncière ceux qui, selon moi, ont droit à ce dégrèvement.
M. Jacobs, ministre des finances. - Je ne comprends pas que l'honorable député de Huy et son collègue de Waremme fassent le procès au gouvernement à propos de la loi de 1807. La loi est là ; ce n'est pas même moi qui l'applique. Un de mes prédécesseurs en a délégué l'application aux directeurs de province. Cela ne rentre pas dans mes attributions directes. La loi est appliquée depuis quarante ans en Belgique ; elle sera appliquée comme elle l'a toujours été.
M. de Macar. - Nous sommes dans un cas exceptionnel.
M. Jacobs, ministre des finances. - L'honorable membre me dit : Nous sommes dans un cas exceptionnel.
M. de Macar. - Il y a eu perte totale.
M. Jacobs, ministre des finances. - Eh bien, s'il y a eu perte totale, il y aura remise et modération ; la loi le dit ; s'il n'y a pas perte totale, la loi ne permet pas d'accorder de remise, de modération.
La loi est là ; je ne puis que vous la lire et, en présence de son texte net et clair, on aurait pu épargner à la Chambre le temps qu'elle consacre à cette interpellation.
M. Tesch. - Si j'ai bien compris, la disposition légale qu'il s'agit d'appliquer présente des difficultés d'interprétation. Je ne comprends donc pas qu'on en laisse exclusivement l'application aux directeurs de province. D'après ce qu'a dit M. le ministre des finances, il n'est pas certain que la loi soit applicable aux pertes de récoltes par suite de gelées. Je suppose qu'un directeur de province interprète la loi en ce sens qu'elle est applicable à ce cas, et qu'un autre l'interprète en sens contraire, il y aura une partie des cultivateurs du pays qui seront indemnisés et une partie qui ne seront pas indemnisés.
M. le ministre paraît dire qu'il n'entend pas intervenir. Cependant il faut une règle uniforme pour le pays entier. Il ne me paraît donc pas possible que le gouvernement abandonne complètement aux directeurs de province, le soin de décider si les cultivateurs recevront une indemnité ou n'en recevront pas.
M. Jacobs, ministre des finances. - Il n'est pas contestable que, dans le cas de gelée, il puisse y avoir lieu d'appliquer la loi.
Cela n'est pas contestable ; la loi le dit.
Mais dans quel cas y a-t-il lieu d'appliquer la loi ? C'est dans le cas où la gelée occasionne, sur tout ou partie de la propriété, la privation du revenu, non pas une diminution de revenu, ce qui est le cas d'une mauvaise récolte, mais une privation de revenu. C'est donc une question d'application. Il n'y a pas ici de question de principe.
Si je me suis étendu sur le cas de gelée, c'est pour dire que, suivant les errements de l'administration centrale, il y a très peu de propriétés où la gelée occasionne une perte totale de récolte, mais l'application du principe se fera à ce cas comme à d'autres. Le mot « gelée » ne se trouverait pas dans la loi, qu'il serait encore évident qu'en se servant des mots « et toute autre intempérie » le législateur a voulu, que la règle s'appliquât au cas de gelée, quand il se présente. Si donc, dans une partie de la culture, il y a perte de la totalité de la récolte... (Interruption.)
Je répète que quand vous avez une demi-récolte, c'est une diminution et non pas une perte de revenu, ce n'est pas le cas prévu par la loi ; ce qui est prévu par elle, c'est le cas où, sur une partie de la propriété, il n'y a pas de récolte du tout.
Eh bien, messieurs, c'est aux directeurs de province à juger en fait sur le vu des expertises faites, d'abord par deux conseillers communaux, puis par les receveurs ; c'est à eux, quelle que soit la cause du désastre, gelée, inondation, grêle, incendie, c'est à eux de décider s'il y a eu perte totale de la récolte sur une partie de la propriété.
Il n'y a ici que. des questions de fait ; or, dans les questions de fait, il m'est impossible de leur donner des instructions ; ils agiront d'après les lumières du bon sens, comme le font toutes les juridictions de fait, administratives ou judiciaires.
(page 1297) M. Defuisseaux. - J'ai demandé la parole pour protester avec énergie contré l'arrêté d'expulsion notifié à Victor Hugo.
Avant d'entrer dans cette Chambre, j'étais adversaire de la loi sur l'expulsion des étrangers ; depuis lors, mes principes n'ont pas varié et je m'étais fais l'illusion de croire en voyant, pendant des mois entiers, les bonapartistes conspirer impunément contre le gouvernement régulier de la France, que cette loi était virtuellement abolie.
Il n'en était rien. Nous vous voyons tolérer, à quelques mois de distance, les menées bonapartistes ; offrir, sous prétexte d'hospitalité, les honneurs d'un train spécial à l’homme du 2 décembre... (Interruption à droite.) je dirai, si vous voulez, l'homme de Sedan, et saisir avec empressement l'occasion de chasser du territoire belge l'illustre auteur des Châtiments.
Victor Hugo, frappé dans ses affections, déçu dans ses aspirations politiques, est venu, au milieu des derniers membres de sa famille qui sont Belges, demander l'hospitalité à notre pays.
Ce n'était pas seulement le grand poète si longtemps exilé qui vous demandait asile, c'était un homme auquel son âge, son génie et ses malheurs attiraient toutes les sympathies, c'était surtout l'homme qui venait d'être nommé membre de l'assemblée nationale française par deux cent mille suffrages, c'est-à-dire par un nombre d'électeurs double de celui qui a nommé cette Chambre tout entière. (Interruption.)
Mais ni ce titre de député qu'il est de la dignité de tous les parlements de faire respecter, ni son âge, ni ses infortunes, ni son génie, rien n'a pu vous arrêter.
Je demanderai à M. le ministre si un gouvernement étranger a sollicité cette proscription ? Si oui, il est de son devoir de nous le dire.
Si non, il doit nous exposer les sentiments auxquels il a obéi, sous peine de se voir soupçonner d'avoir, par l'expulsion du grand poète, donné par avance des gages aux idées catholiques et réactionnaires qui menacent de gouverner la France. (Interruption.) En attendant vos explications, j'ai le droit de le supposer.
Oseriez-vous nous dire sérieusement, M. le ministre, que la présence de Victor Hugo troublait la tranquillité de Bruxelles ? Mais par qui a-t-elle été momentanément troublée, sinon par quelques malfaiteurs qui, oublieux de tonte générosité et de toute convenance, se sont faits les insulteurs de notre hôte ? (Interruption.)
Je ne veux pas vous faire l'injure de croire que vous vous êtes laissé impressionner par cette misérable manifestation qu'on semble approuver en haut lieu, mais dont l'opinion publique demande la sévère répression.
Hier, je ne sais quel sénateur a prétendu que la lettre de Victor Hugo est une insulte à la Belgique et une désobéissance, aux lois.
- Voix à droite. - IlI a insulté le pays !
M. Defuisseaux. - Je ne répondrai pas à ce reproche. Trop souvent, Victor Hugo a rendu hommage à la Belgique et dans ses discours et dans ses écrits et jusque dans la lettre même que vous incriminez.
Il nous suppose une générosité qui va jusqu'à l'abnégation. Voilà l'insulte.
Mais cette lettre serait-elle une désobéissance aux lois ?
Il faut, en réalité, ou ne l'avoir pas lue ou ne la point comprendre pour soutenir cette interprétation.
Il vous a dit qu'il soutiendrait jusqu'au dernier moment et par sa présence et par sa parole celui qui serait son hôte :
« Une faiblesse protégeant l'autre. »
Qu'au premier abord on puisse se tromper sur la portée de cette lettre, qu'un illettré y voie une attaque à nos lois, je le comprends ; mais qu'un ministère, parmi lequel nous avons l'honneur de compter un académicien, ne comprenne pas l'image et le style du grand poète, c'est ce que je ne puis admettre.
Est-ce un crime ? Qui oserait le dire.
Vous avez donc commis une grande faute en proscrivant Victor Hugo.
Il vous disait : Je ne me crois pas étranger en Belgique : je suis heureux de lui dire de cette tribune qu'il ne s'est pas trompé et qu'il n'est étranger que pour les hommes du gouvernement.
A mon tour, s'il me demandait asile, je serais heureux et fier de le lui offrir.
En terminant, je rends hommage à la presse libérale entière qui a énergiquement blâmé l'acte du gouvernement.
- Voix à droite. - Pas tout entière.
M. Defuisseaux. - Je parle bien entendu de la presse libérale et non de la presse catholique.
Je dis qu'elle a fait acte de générosité et de courage, le pays doit s'en féliciter ; par elle, les libéraux sauront résister à la réaction et au despotisme qui menacent la France et, quel que soit le sort de nos malheureux voisins, conserver et développer nos institutions et nos libertés.
Je propose, en conséquence, l'ordre du jour suivant :
« La Chambre, regrettant la mesure rigoureuse dont Victor Hugo a été l'objet, passe à l'ordre du jour. «
M. Cornesse, ministre de la justice. - L'honorable membre nous a reproché, au début de ses observations, d'avoir toléré en Belgique des menées bonapartistes. Je proteste contre cette accusation.
Nous avons accordé aux victimes du régime impérial l'hospitalité large et généreuse que la Belgique n'a refusée à aucune des victimes des (page 1298) révolutions qui ont si tristement marqué ces dernières années dans un pays voisin. Je suis étonné précisément d'entendre M. Defuisseaux, qui critique l'acte qu'a posé le gouvernement, blâmer...
M. Defuisseaux. - Je n'ai pas blâmé...
M. Cornesse, ministre de la justice. -...blâmer la longanimité dont le gouvernement a usé à l'égard des hommes déchus du gouvernement impérial.
M. Defuisseaux. - Ce n'est pas ce que j'ai dit. (Interruption.)
M. Cornesse, ministre de la justice. - Je laisse de côté ces observations de l'honorable préopinant et je viens au fait qui a motivé l'interpellation.
La lettre de M. Victor Hugo a produit dans le pays une très vive émotion et je pourrais dire qu'elle y a soulevé un sentiment unanime de profonde indignation.
- De toutes parts. - Très bien !
M. Cornesse, ministre de la justice. - Je n'ai pas à signaler ici les théories étranges et dangereuses qui s'y trouvent développées ; la conscience humaine proteste, par exemple, contre cette affirmation, que les vaincus de Paris seraient des hommes politiques auxquels on devrait l'hospitalité et la protection que, chez nous, on n'a jamais refusées aux victimes malheureuses des événements politiques.
Non, ce ne sont pas des hommes politiques, ces pillards, ces assassins, ces incendiaires dont les crimes épouvantent l'Europe et dépassent tout ce que les imaginations les plus perverses auraient pu concevoir.
- Des voix. - Très bien !
M. Cornesse, ministre de la justice. - Et je ne parle pas seulement ici des instruments, des auteurs matériels de ces actes.
Il est de plus grands coupables que les malheureux égarés qui accomplissent ces odieux forfaits.
Les plus grands coupables, ce sont les meneurs qui les inspirent, les encouragent et les ordonnent.
Il est de plus grands coupables encore, ce sont les malfaiteurs intellectuels qui trompent et égarent le peuple, lui promettent une prospérité et une égalité chimériques, en lui rendant odieux le respect de l'ordre et de l'autorité, en soulevant des haines implacables entre les classes, entre patrons et ouvriers, entre le capital et le travail. Voilà les vrais, les grands, les seuls coupables !
- Des voix. - Très bien ! Très bien !
M. Van Overloop. - Voilà les auteurs des misérables... de Paris.
M. Cornesse, ministre de la justice. - Mais je laisse de côté ces théories malsaines, qui heurtent de front le sentiment public dans notre pays si sensé et si raisonnable. La réprobation générale en a fait justice.
La lettre de M. Hugo contient de violentes attaques contre un gouvernement avec lequel nous entretenons les relations les plus amicales. Ce gouvernement est accusé de tous les crimes et mis sur le même rang que les communeux.
.Nous n'avons pas reçu de sollicitation d'expulser M. Hugo. Mais nous avons des devoirs à remplir et notre initiative n'avait pas besoin d'être provoquée.
M. Hugo est allé beaucoup plus loin.
Sa lettre contient à la fois des protestations, des défis et des menaces contre le gouvernement et les Chambres belges, contre la souveraineté nationale.
M. Victor Hugo, étranger sur notre sol, s'est mis au-dessus du gouvernement, au-dessus des lois. Il s'est posé fièrement en face du gouvernement et il lui a dit : Vous dites que vous ferez telle chose : eh bien, vous ne le ferez pas, je vous en défie, moi, Victor Hugo, j'y ferai obstacle. Vous avez la loi pour vous, j'ai le droit pour moi ; pro jure contra legem. C'est ma maxime.
En prenant cette attitude, M. Victor Hugo, qui est un réfugié volontaire, qui n'est ni un proscrit, ni un exilé, a méconnu les devoirs de l'hospitalité que la Belgique lui accorde.
M. Victor Hugo est, sans doute, une grande illustration littéraire, l'un des plus grands poètes du XIXème siècle.
Mais, plus on est élevé par la position ou par le talent, plus on doit donner l'exemple du respect des convenances, des lois et de l'autorité d'un pays qui n'a jamais marchandé la protection et la sécurité aux étrangers
La Belgique est une terre hospitalière et elle le restera.
Mais si elle a des devoirs qu'elle ne veut pas méconnaître envers les étrangers, eux aussi en ont envers elle et envers le gouvernement.
Le gouvernement, fort de son droit, soucieux de sa dignité et ayant la conscience de sa responsabilité, ne pouvait tolérer de pareils écarts. Vous l'eussiez accusé de faiblesse et peut-être de lâcheté, s'il avait subi de pareils outrages sans exiger que force restât à l'autorité et à la loi.
- Des voix. - Très bien !
M. Cornesse, ministre de la justice. - J'ajoute, messieurs, qu'à la suite de la lettre de M. Victor Hugo la tranquillité publique a été gravement troublée.
Des manifestations regrettables ont eu lieu.
Je blâme hautement ces manifestations. Elles font l'objet d'une instruction judiciaire et lorsque les coupables seront découverts, la justice fera son devoir et sévira contre eux. Une enquête est entamée et des recherches se font pour arriver à ce résultat.
Mais ces manifestations sont un trouble profond à la tranquillité publique. En se renouvelant, elles pouvaient faire naître des conflits, des collisions.
Il était donc du devoir du gouvernement d'aviser. C'est ce qu'il a fait.
Des démarches pour engager M. Victor Hugo à partir volontairement, ont été infructueuses.
Le gouvernement, après en avoir délibéré en conseil des ministres, a été amené à user des moyens que la loi met à sa disposition.
Un arrêté royal a été porté enjoignant à M. Victor Hugo de sortir du royaume. Cet arrêté a été signifié et sera exécuté.
Le gouvernement croit avoir rempli son devoir en cette circonstance.
Il y avait en jeu une question de sécurité publique, de dignité nationale, de dignité gouvernementale.
Le gouvernement a dû, pour sauvegarder tous ces grands intérêts, recourir à la mesure extrême de l'expulsion.
Il soumet avec confiance cet acte au jugement de la Chambre et du pays et il espère que l'approbation de l'immense majorité de la Belgique ne lui fera pas défaut en cette grave circonstance.
- De toutes parts. - Très bien ! très bien !
M. Demeur. - J'aurais préféré ne pas intervenir dans ce débat, non seulement parce que je parle devant des hommes dont l'opinion est faite et en général contraire à la mienne, mais parce que la question qui s'agite se rattache aux événements qui se sont accomplis récemment, qui s'accomplissent en ce moment encore dans un pays voisin et qui nous inspirent à tous des sentiments de pitié, d'épouvante, d'horreur.
Quand je parle ainsi, je ne parle pas seulement des actes accomplis du côté de l'un dis combattants ; il y a eu des actes odieux, déplorables des deux côtés. (Interruption.)
M. Van Overloop. - Il ne faut pas mettre des assassins sur la même ligne que les défenseurs.
M. Demeur. - Des deux côtés. Il y a eu des actes déplorables des deux côtés : personne ne dira qu'il est bien de fusiller des prisonniers en masse, sans jugement ! La justice ne perd jamais ses droits et le sentiment de réprobation que mon âme éprouve est dirigé contre tous les actes odieux dont les journaux nous apportent chaque jour la nouvelle, contre ces actes épouvantables qui nous font demander si les sentiments humains tendent à disparaître.
Sous le coup de ces événements, nous sommes mal placés de tous côtés pour bien apprécier les questions que soulève l'interpellation.
J'ai toujours été l'adversaire de la loi de 1835 successivement prorogée. Cette loi, vous le savez, autorise le gouvernement à expulser du pays l'étranger qui compromet par sa conduite la tranquillité publique. Certainement il ne viendra à l'idée de personne, de demander que l'étranger puisse en Belgique compromettre la sécurité publique ; il est certain aussi que l'expulsion prononcée contre l'étranger qui compromet réellement la tranquillité publique est la meilleure de toutes les mesures ; je n'entends donc pas, d'une manière absolue et dans tous les cas, me montrer hostile à la loi de 1835 et au but qu'elle veut atteindre.
Mais il y a dans cette loi des principes que je ne puis admettre et qui me paraissent devoir disparaître tôt ou tard de notre législation. Lorsqu'il s'agit de l'accusation de crime ou de délit, dirigée contre un Belge à raison d'un fait politique ou autre, il y a un juge qui apprécie ; il y a des débats publics ; il y a le droit de défense.
S'agit-il d'un étranger accusé d'avoir compromis la tranquillité publique, tout cela disparaît. Il n'y a plus de juge ; c'est le pouvoir exécutif seul qui apprécie, et l'on arrive à ce résultat qui se rencontre dans les circonstances actuelles, que celui qui prononce cette expulsion, est à la fois juge et partie, car ce qui est incriminé dans la lettre de M. Victor Hugo, ce qui a été relevé au Sénat, c'est la provocation à la désobéissance aux (page 1299) ordres du gouvernement. M. Hugo, sur une question déterminée, est d'un avis opposé à celui qui a été émis dans cette Chambre et au Sénat par les ministres belges ; il exprime son avis dans une lettre et c'est le gouvernement attaqué dans cette lettre qui seul est appelé à juger, c'est le gouvernement qui a condamné son auteur.
Eh bien, je demande à la Chambre la permission de dire quelques mots, non sur la forme de la lettre, mais sur la question même qui l'a provoquée, sur la question qui a été soulevée dans cette enceinte par l'honorable M. Dumortier, au Sénat par l'honorable M. de Mérode, auxquels ont répondu et l'honorable M. d'Anethan et l'honorable M. Cornesse. Ces honorables ministres ont professé une théorie qu'il y aura lieu sans doute d'appliquer prochainement peut-être à des cas nombreux.
Celte théorie consiste à dire que la législation donne au gouvernement le droit d'extrader tous ceux qui ont pris part à l'insurrection de Paris.
C'est cette pensée qui a été condamnée par M. Victor Hugo, car sa lettre, au fond, revient à dire ceci : « Les hommes vaincus à Paris peuvent être coupables de crimes politiques, mais vous n'avez pas le droit de livrer ceux qui se réfugieraient en Belgique. »
Est-il vrai que le gouvernement soit armé comme il l'entend ? Il ne viendra sans doute, dans cette Chambre, à la pensée de personne d'approuver l'insurrection de Paris qui a pris, comme gouvernement, le titre de commune de Paris.
Cette insurrection est un crime. Elle serait qualifiée ainsi dans tous les pays ; mais j'ajoute : c'est un crime politique.
Je laisse pour le moment de côté les crimes et délits de droit commun qui se sont commis dans l'insurrection ; je parle du fait dominant, du fait capital.
L'attentat dont le but est d'exciter à la guerre civile est un crime politique ; il est ainsi qualifié, par la loi pénale ; la loi pénale ne laisse aucun doute à cet égard : c'est un des « crimes contre la sûreté intérieure de l'Etat. »
S'il s'agit des « personnes qui, pour s'emparer des deniers publics, pour envahir des domaines, places, villes, etc., pour faire attaque ou résistance envers la force publique, se sont mises à la tête de bandes armées », c'est encore un crime contre la sûreté intérieure de l'Etat.
En un mot, quelque dénomination que vous donniez au crime, considéré dans son ensemble, qui s'est accompli à Paris, vous devez dire que c'est un crime politique. Nous avons eu dans notre pays des tentatives de crimes analogues... (Interruption.)
Est-ce que vous n'avez pas eu, en 1848, des hommes qui ont été poursuivis pour des crimes politiques et qui ont été condamnés à mort de ce chef ? C'est de l'histoire. Il y a eu alors chez nous des hommes accusés de vouloir changer la forme du gouvernement, ils ont été traduits devant quel tribunal ? Devant le seul tribunal qui ait qualité pour juger les crimes politiques, devant le jury.
Et quelles sont les dispositions du code pénal qui ont été appliquées ? Ce sont les dispositions qui punissent, non pas les atteintes contre les personnes privées, mais les atteintes contre la chose publique. C'est bien là le crime politique : il n'est pas possible de me contredire sur ce terrain.
Eh bien, je suppose un homme qui, sans avoir concouru à aucun fait de meurtre, à aucun fait d'incendie, à aucun fait de pillage, a néanmoins concouru au gouvernement de la Commune de Paris.
Personnellement, il n'a commis aucun crime, aucun délit de droit commun, mais il a participé au crime principal : il a adhéré à l'insurrection : il y figure comme auteur ou complice.
Peut-on livrer cet homme ? Je ne crois pas que cela puisse entrer dans la pensée de qui que ce soit.
Si vous disiez cela, vous diriez le contraire de ce qui a toujours été dit et fait.
Je n'insiste pas. Cette thèse ne sera certainement pas contredite par M. le ministre de la justice.
Remarquez, messieurs, que ce que je dis ici n'a pas pour but d'atténuer les crimes dont je parle. Je.ne recherche qu'une chose. Je recherche quelle est la qualification du fait et quelle doit être dès lors pour nous la ligne de conduite en matière d'extradition.
Allons plus loin. Je prends des hommes qui ont coopéré à l'insurrection, qui se sont rendus coupables de pillage, d'incendie, de violences, de meurtre.
Voilà des délits, des crimes de droit commun. Pouvez-vous en livrer les auteurs ?
A en croire les thèses qui ont été soutenues par MM. les ministres des affaires étrangères et de la justice, il semblerait qu'il est impossible de ne pas extrader ces criminels.
Comment ! voilà des meurtriers, voilà des pillards, voilà des incendiaires, voilà les auteurs et les complices de délits de droit commun et nous n'aurions pas le droit de les livrer ! C'est ainsi que l'on parle.
Eh bien, non, on n'a pas le droit de les livrer dans toute hypothèse. Il y a ici à distinguer. Ce n'est pas moi qui fais la distinction : c'est notre législation.
De deux choses l'une : ou bien ces faits qui constituent des crimes de droit commun sont connexes au crime politique principal, ou bien ils on sont indépendants.
Il y a là une question de fait à apprécier.
Si ces crimes sont connexes au crime politique principal, notre législation nous défend d'en livrer les auteurs.
Ainsi, je suppose que le gouvernement français demande l'extradition d'un réfugié, parce que, se trouvant sur une barricade, il aura tiré des coups de fusil aux soldats et en aura tué.
M. Delcour. - Ce n'est pas la question.
M. Demeur. - Il s'agit ici d'un meurtre. (Interruption.)
Je pense que nous pouvons examiner cette question tranquillement.
Je cherche, sur cette question, à exposer ma manière de voir et je le fais, je pense, dans des termes que la Chambre peut accueillir.
D'ailleurs, je ne fais que répéter ce que disent tous les jurisconsultes les plus éminents, ce qu'une pratique constante a consacré.
Notre loi sur les extraditions prévoit précisément ce cas.
La loi sur les extraditions interdit non seulement l'extradition pour un crime politique, mais encore pour un crime connexe à un crime politique.
Cette loi permet l'extradition de ceux qui ont commis des meurtres, des incendies, etc., puis elle ajoute : « Il sera expressément stipulé dans, les traités que l'étranger ne pourra être poursuivi ou puni pour aucun délit politique antérieur à l'extradition, ni pour aucun fait connexe à un semblable, délit. »
Ainsi, on peut consentir l'extradition pour assassinat, meurtre, empoisonnement, incendie ; mais si, en fait, il est constant que ces faits sont connexes à un délit politique, vous ne pouvez pas en livrer les auteurs ou tout au moins la condamnation est impossible, en pays étranger, du chef de ces crimes de droit commun. S'il n'y a contre l'étranger réfugié aucune autre imputation que celle d'un crime politique ou d'un fait connexe à un tel crime, l'extradition est impossible.
M. le président. - Il ne s'agit pas ici d'extradition, M. Demeur, mais simplement d'une mesure d'expulsion.
M. Demeur. - Je le sais, M. le président, mais je réponds à une opinion émise par M. le ministre de.la justice.
L'opinion de M. Victor Hugo est celle-ci : L'extradition n'est pas possible contre tous les vaincus de la Commune, et c'est ce sentiment qu’il puisait dans le droit naturel qui a déterminé sa lettre. Or, j'entreprends de démontrer que dans la plupart des cas et à moins qu'il ne s'agisse de crimes qui ne sont pas connexes à l'insurrection, l'opinion de M. Victor Hugo est la vraie, non seulement au point de vue du droit naturel, mais même au point de vue de notre législation.
M. Victor Hugo a parlé d'extradition, car il a dit : « si on le livre, je le suivrai ; je partagerais sa sellette ! » C'est bien aussi d'extradition que M. Cornesse parlait au Sénat.
Voici ce que M. Cornesse a dit :
« En cas de délit de droit commun commis dans tout pays par des étrangers qui se réfugient en Belgique, les traités d'extradition, suffisent pour parer a toutes les exigences. »
M. le ministre de la justice répondait cela à une interpellation dans laquelle on lui demandait si le gouvernement était suffisamment armé pour empêcher qu'il reste un de ces hommes sur le sol belge ; c'est ce qui a. éveillé les susceptibilités de Victor Hugo, et j'aurais déjà terminé mes explications sur ce point si l'honorable président ne m'avait pas interrompu. (Interruption.)
Cette question s'est présentée naguère de la façon la plus grave pour notre pays ; elle a donné lieu à de longs débats dans cette enceinte. C'était en 1855 ; il s'agissait d'un attentat contre un souverain étranger et d'une tentative d'assassinat contre les personnes de sa suite. Une demande d'extradition fut adressée au gouvernement belge. Le prévenu fut arrêté, mais il réclama sa mise en liberté à la chambre du conseil, en (page 1300) disant qu'il s'agissait de faits politiques et de faits connexes à un crime politique et que par conséquent l'extradition était impossible. Que fit la chambre du conseil ? Elle ordonna la mise en liberté.
La cour d'appel confirma cette ordonnance. La cour de cassation cassa la décision de la cour d'appel.
C'est à la suite de ces décisions que la loi fut modifiée ; mais la loi nouvelle ne fait que confirmer ce que j'ai dit.
La loi du 22 mars 1856 déclare que l'assassinat, l'empoisonnement, le meurtre ne peuvent être considérés comme des crimes politiques, mais dans un cas seulement, c'est lorsque ces attentats sont dirigés contre la personne d'un souverain étranger ou contre les membres de sa famille.
La loi de 1856 ne faisait que confirmer, en thèse générale, le principe consacré par la loi du 1er octobre 1833 sur les extraditions.
Ces principes sont admis universellement.
En 1856, une commission spéciale composée de membres de cette Chambre, MM. Veydt, Dechamps, de Theux, Malou, Frère-Orban, Orts et Vervoort, fut chargée d'examiner des amendements qui avaient été proposés à la loi de 1833. Voici ce que je lis :
« L'extradition pour crimes politiques ou connexes, à des faits politiques est presque universellement et absolument refusée sur le continent. « Les crimes politiques » porte une instruction ministérielle française du 5 avril 1841, interprétant la clause qui forme l'article 6 de la loi belge du 1er octobre 1833, clause uniformément répétée dans tous les traités que la France a conclus depuis avec les nations étrangères, « les crimes politiques s'accomplissent dans des circonstances si difficiles à apprécier, ils naissent de passions si ardentes, qui, souvent, sont leur excuse, que la Fiance maintient le principe que l'extradition ne doit pas avoir lieu pour fait politique. C'est une règle qu'elle met son honneur à a soutenir. Elle a toujours refusé, depuis 1830, de pareilles extraditions ; elle n'en demandera jamais. »
« Et lorsque l'on interroge les jurisconsultes français sur l'étendue et les limites de cette exception, ils vous répondent par l'organe de M. Faustin Hélie, chef du bureau des affaires criminelles au ministère de la justice, à l'époque de l'instruction précitée et récemment appelé par le gouvernement impérial au siège de conseiller près la cour suprême, ils vous répondait :
« En droit, on distingue les délits purement politiques, comme les complots, les actes séditieux et les faits de presse et les délits politiques qui se compliquent d'un délit commun, comme les pillages, les violences ou les meurtres qui, commis au milieu des dissensions civiles, peuvent invoquer une cause politique, l'intérêt d'une opinion ou d'un parti. Il nous paraît que cette distinction, quelle que soit sa valeur, ne doit point s'appliquer en matière d'extradition, et que l'exception doit également protéger les uns et les autres.
« Il suffit, en effet, qu'un crime, même commun, ait été inspiré par un intérêt exclusivement politique pour que son caractère se modifie immédiatement, au moins au point de vue du droit international ; ce crime n'est plus empreint de cette immuable perversité qui met son auteur au ban de toutes les nations ; l'élément politique, sans l'excuser, en atténue la portée et les dangers ; il n'y a plus le même intérêt pour le gouvernement étranger à prêter son concours au gouvernement offensé.
« Et puis, les mêmes motifs qui dénient l'extradition en matière de crimes purement politiques s'appliquent à ceux-ci ; les mêmes incertitudes obscurcissent le caractère des faits, les mêmes animosités frappent la justice de suspicion, les mêmes passions les enveloppent et les protègent.
« Cette interprétation se trouve, d'ailleurs, dans les termes mêmes des traités, puisqu'ils ne se bornent pas à interdire l'extradition pour crimes et délits politiques, mais qu'ils la prohibent en même temps à l'égard de tout fait connexe à ces délits et à ces crimes. Il suffit donc qu'un crime commun se rattache à un fait politique, qu'il en soit la suite et l'exécution, pour suivre son sort et profiler de son privilège. »
M. de Theux. - Je demande la parole pour un rappel au règlement.
M. le président. - Vous avez la parole pour un rappel au règlement.
M. de Theux.- Lors de la discussion des lois sur les extraditions, on en a discuté les principes, on en a discuté les applications différentes et si aujourd'hui nous devions suivre l'honorable M. Demeur sur le terrain où il se place, car il ne traite en ce moment que de l'extradition, nous pourrions encore consacrer à la discussion du principe de la loi sur l'extradition une huitaine de jours, car si l'orateur que nous entendons en ce moment a le droit de s'occuper du point qu'il traite maintenant, nous avons évidemment aussi le droit de répliquer.
Or, il s'agit ici d'une loi qui n'a pas reçu son application. Je crois qu'il est tout à fait contraire au règlement de mettre ces lois et leur application en discussion aujourd'hui.
Quand le gouvernement aura fait des extraditions, quand les tribunaux auront prononcé sur les extraditions, l'honorable M. Demeur sera parfaitement en droit de faire une motion et d'examiner s'il y a eu, oui ou non, des abus.
Mais aujourd'hui de quoi s'agit-il ? Il s'agit uniquement ici de savoir si le gouvernement a bien ou mal fait d'expulser M. Victor Hugo ; c'est la l'objet de la motion qui est soumise à la Chambre par M. Defuisseaux. Eh bien, M. Defuisseaux a donné ses motifs de blâme et M. le ministre da la justice a justifié son acte.
Discutons donc, si vous le voulez, l'arrêté d'expulsion, mais ne nous arrêtons pas à des extraditions ; il n'y a pas de fin à cette discussion ; dans trois semaines nous pouvons encore discuter, car il y a des éventualités sans fin qui peuvent se produire par suite des événements de la Commune. La Chambre, messieurs, n'a pas le droit de perdre son temps ; le pays attend le budget des travaux publics ; il attend autre chose. Votons donc sur la motion présentée par M. Defuisseaux ; ceux qui l'approuveront diront oui, ceux qui la désapprouveront et qui veulent faire les affaires du pays voteront non.
Messieurs, les cas relatifs à la question des extraditions sont innombrables ; laissons donc intervenir les tribunaux.
Je demande donc qu'on reprenne la discussion de la question de l'expulsion et qu'on se borne à cela. Il ne s'agit pas du tout d'extradition, et si M. Victor Hugo a parlé d'extradition dans sa lettre, ce n'est pas pour ce motif qu'il a été expulsé. (Interruption.)
J'ai le droit d'interrompre pour un rappel au règlement.
- Voix à gauche. - Mais vous ne parlez pas du rappel au règlement.
M. de Theux. - C'est un abus qu'on fait en mêlant à l'incident soulevé la loi des extraditions. Il n'y a pas à la discuter.
M. Demeur. - Je demande la parole pour un rappel au règlement.
M. le président. - J'avais déjà fait remarquer tout à l'heure à M. Demeur que la question qui a été posée devant la Chambre se rapportait à un cas d'expulsion et qu'il ne s'agissait pas d'examiner la loi d'extradition. Je prie de nouveau tous les orateurs de se renfermer le plus possible dans cette question.
M. Demeur. - J'avais précisément fini sur cette question, je n'avais plus qu'une phrase à ajouter : c'est que les choses ont été entendues ainsi que je l'ai dit en Espagne, en Angleterre, en Suisse. Voyez les dépêches publiées aujourd'hui et hier dans les journaux. (Interruption.)
Je dis donc que le sentiment qui a inspiré la lettre de M. Hugo est consacré par notre législation. Il a dit : Ce sont des criminels politiques ; par conséquent vous ne pouvez pas les livrer. Si vous les livrez, je me mettrai sur la même sellette. Voilà le fond de sa pensée.
Comment cette pensée a-t-elle été exprimée ? Dans des termes qui, je le reconnais, interprétés, entendus d'une certaine façon, peuvent être considérés comme offensants et pour notre pays et particulièrement pour le gouvernement contre l'opinion de qui M. Hugo a protesté.
Je n'entends pas dire qu'il n'y ait rien à reprendre dans cette lettre ; non. Ce n'est pas la question que nous avons à examiner. Il y a une loi ; cette loi établit la cause légitime de toute expulsion. Cette loi exige, pour l’expulsion de l'étranger, qu'il ait compromis la tranquillité publique. L'honorable M. d'Anethan, si j'en crois les paroles qu'il a prononcées au Sénat telles que je les lis dans l’Indépendance, les Annales parlementaires n'ayant pas encore rapporté son discours, aurait exprimé l'opinion que la lettre était de nature à pouvoir compromettre la tranquillité publique. L'expression de la loi est déjà assez élastique ; les paroles de l'honorable ministre la rendent plus élastique encore.
Messieurs, peut-on dire que la lettre de M. Hugo a compromis la tranquillité publique ? Vous pouvez avoir pensé cela, mais je suis convaincu que dans quinze jours, dans un mois, vous reconnaîtrez vous-mêmes qu'il n'est pas possible de soutenir cette thèse. Vous avez pris un arrêté royal, il est signé. Bien évidemment vous soutiendrez aujourd'hui que M. Hugo a compromis la tranquillité publique en Belgique. Mais j'ai la confiance que, dans peu de temps, vous-mêmes reconnaîtrez qu'il n'en est rien. Car il faudrait admettre que la tranquillité en Belgique est bien faible pour que par celle simple lettre elle ait été compromise. II n'en est rien. Il n'y a pas eu de troubles, il ne pouvait y en avoir, imputables à M. Hugo.
Quelques personnes se sont réunies sur la place des Barricades où habite M. Victor Hugo ; elles y ont proféré des cris ; cela est vrai. Mais cela (page 1301) n'a pas compromis la tranquillité publique ; cela n'a compromis que la tranquillité de M. Victor Hugo. Cela a si peu compromis la tranquillité publique, que la police n'a pas même eu connaissance des événements au moment où ils se passaient.
Quoi qu'il en soit, il y a là une question d'appréciation sur laquelle chacun a son opinion.
Vous trouvez que la tranquillité publique est compromise par la lettre de Victor Hugo. C'est votre opinion, mais ce n'est pas la mienne ; par conséquent, je voterai l'ordre du jour proposé par M. Defuisseaux.
M. d'Anethan, ministre des affaires étrangères. - Je ne suivrai pas l'honorable M. Demeur dans l'examen auquel il s'est livré de la loi de 1835, relative à l'expulsion des étrangers ; nous aurons à discuter cette loi d'ici à peu de temps, lorsque M. le ministre de la justice en demandera le renouvellement ; je me renfermerai dans la discussion de la proposition de l'honorable M. Defuisseaux.
La loi existe, le gouvernement l'a-t-il sainement appliquée ? Voilà toute la question.
Les termes de cette loi sont clairs et formels : « L'étranger qui, par sa conduite, compromet la tranquillité publique, peut être contraint à sortir du royaume. »
La loi va même plus loin, elle permet d'expulser les étrangers qui ont subi une condamnation pour crimes et délits qui donnent lieu à l'extradition.
M. Hugo a-t-il compromis la tranquillité publique ? Abstraction faite des termes de sa lettre, abstraction faite du défi et des provocations qu'elle contient, et qui étaient un appel au mépris de la loi et de l'autorité, je dis que les manifestations qui se sont produites à la suite de cette publication étaient de nature à compromettre la tranquillité publique.
Ces manifestations se seraient renouvelées, et avec un caractère plus grave peut être, sans les sages précautions prises par l'autorité communale de Bruxelles.
Ces faits, dont M. Hugo est la cause, prouvent donc d'une manière irrécusable l'applicabilité de la loi.
Je ne reviendrai pas sur les détails qui ont été communiqués à la Chambre par mon honorable ami le ministre de la justice, je désire seulement ajouter un renseignement à ceux qu'il vous a fait connaître.
Le gouvernement usant, à l'égard de M. Hugo, de tous les ménagements dus à sa position et à son talent, au lieu de prendre immédiatement une mesure de rigueur, l'a engagé officieusement en quelque sorte à quitter le royaume, et en cela nous n'avons fait qu'imiter nos prédécesseurs qui (je ne puis préciser l'époque) ont adressé une semblable invitation à M. Victor Hugo, qui alors y a obtempéré.
Lorsque M. l'administrateur de la sûreté publique lui a exposé l'inconvenance de sa lettre et de sa conduite envers le pays qui lui accordait l'hospitalité, et l'a engagé, dans l'intérêt de la tranquillité publique et dans son propre intérêt même, à quitter la Belgique, M. Hugo s'y est formellement refusé.
M. l'administrateur lui a dit ensuite :
« Vous devez bien reconnaître que vous vous êtes mépris sur les sentiments du pays et que le pays n'est pas avec vous contre le gouvernement. » Et qu'a répondu M. Victor Hugo ? « Ah ! je le sais, la bourgeoisie est contre moi, mais j'ai pour moi les ouvriers. » Il ne s'est pas borné à cette affirmation, il a ajouté : « J'ai reçu une députation des ouvriers et les ouvriers m'ont promis de me défendre. »
Eh bien, messieurs, je le demande, en présence de semblables paroles le gouvernement pouvait-il hésiter, pouvait-il permettre à M. Victor Hugo de rester en Belgique, et d'y susciter des divisions entre les différentes classes de la société, au risque de faire éclater la guerre civile, qui a désolé un grand pays voisin ? Nous ne l'avons pas pensé, et nous avons considéré comme un devoir impérieux de mettre immédiatement un terme à une situation qui pouvait devenir dangereuse.
Nous avons en outre cru devoir empêcher que M. Victor Hugo ne devînt ici un drapeau de ralliement pour les individus compromis dans les troubles de Paris, et que sa provocation non réprimée ne les engageât a venir chercher un refuge à Bruxelles, malgré la déclaration du gouvernement approuvée par la Chambre. Pouvait-on tolérer ces audacieuses paroles que son domicile serait pour eux un asile inviolable ? N'était-ce pas là braver la loi et l'autorité ?
Un gouvernement qui dans cette situation n'aurait pas agi, aurait manqué à son devoir, ne serait pas digne de s'appeler gouvernement. (Interruption.)
L'honorable M. Demeur a critiqué la déclaration faite par nous au Sénat lorsque nous avons dit que nous ne considérerions pas les personnes ayant participé aux troubles de la commune de Paris, comme étant des réfugiés politiques et que nous agirions à leur égard comme envers des criminels ordinaires.
Le gouvernement connaît parfaitement la loi sur les extraditions.
Il connaît les pouvoirs que cette loi lui confère et dans l'application de cette loi il ne franchira pas les limites qu'elle trace.
Chaque cas spécial sera examiné, et lorsque les faits ne rentrent pas dans le cadre de la loi, la loi ne sera pas appliquée. Le gouvernement ne veut que l'exécution de la loi, mais il la veut complète, entière. (Interruption.)
Je tiens, et je termine par là, je tiens à faire connaître bien franchement, bien nettement, les intentions du gouvernement de manière qu'il n'y ait pas d'équivoque sur le vote que vous êtes appelés à émettre.
Je suis heureux, messieurs, qu'un ordre du jour ait été présenté parce qu'il amènera la manifestation de votre sentiment et que le gouvernement, s'il obtient l'assentiment de la représentation nationale, pourra continuer à garantir plus efficacement, à l'aide de l'exécution de la loi, le maintien de l'ordre public et de la sécurité du pays.
Le gouvernement, usant des pouvoirs qu'il a, ne permettra pas à des hommes qui ont appartenu au gouvernement de la Commune de Paris d'entrer dans le pays, d'y séjourner et, quant à l'extradition, si les personnes dont l'extradition sera demandée, sont accusées de crimes ordinaires tels que l'incendie, l'assassinat et le vol, nous n'irons pas bénévolement les couvrir du bénéfice réservé aux crimes politiques ; la qualité de membre de la commune insurrectionnelle n'ôte pas au crime le caractère de crime du droit commun ; toutes les questions seront examinées et loyalement décidées.
Voilà, messieurs, les intentions du gouvernement relativement aux personnes qui pourraient chercher un refuge en Belgique.
J'espère que ces explications claires et catégoriques auront l'assentiment de la Chambre tout entière.
M. Couvreur. - Messieurs, moi aussi, je me lève, en cette circonstance, sous l'empire d'une profonde tristesse.
Il ne saurait en être autrement au spectacle de ce débordement d'horreurs qui font reculer la civilisation de dix-huit siècles et dont les conséquences menacent de ne pas s'arrêter à nos frontières.
Oui, je le dis avec l'unanimité de cette Chambre, les hommes de la Commune de Paris qui ont voulu, par la force et l'intimidation, établir la domination du prolétariat sur Paris, et par Paris sur la France, ces hommes sont de grands coupables.
Oui, il y avait parmi eux, à côté de fanatiques et d'esprits égarés, de véritables scélérats.
Oui, les hommes qui, de propos délibéré, ont mis le feu aux monuments et aux maisons de Paris sont des incendiaires et ceux qui ont fusillé des otages arbitrairement arrêtés et jugés sont d'abominables assassins.
Mais si je porte ce jugement sur les vaincus, que dois-je dire des vainqueurs qui, après la victoire, en dehors des excitations de la lutte, fusillent sommairement, sans examen, sans jugement, par escouades de 50, de 100 individus, je ne dis pas seulement des insurgés de tout âge, de tout sexe, pris les armes à la main, mais le premier venu, qu'une circonstance quelconque, un regard suspect, une fausse, démarche, une dénonciation calomnieuse... (Interruption.) oui, des délations et des vengeances désignent à la fureur des soldats ? (Interruption.)
M. Jottrand. - Brigands contre brigands.
- Des voix à droite. - A l'ordre !
M. le président. - Les paroles qui viennent d'être prononcées m sont pas parvenues jusqu'au bureau...
M. Couvreur. - J'ai dit...
M. le président. - Je ne parle pas de vos paroles, M. Couvreur.
M. Jottrand. - Je demande la parole.
M. Couvreur. - Ces faits sont dénoncés par la presse qui peut et qui ose parler ; par les journaux anglais.
Lisez ces journaux. Leurs révélations font frémir. Le Times le dit avec raison : Paris est un enfer habité par des démons. Les faits, les détails abondent. A les lire, on se demande si le peuple français est pris d'un accès de démence féroce ou s'il est déjà atteint dans toutes ses classes de cette pourriture du Bas Empire qui annonce la décadence des grandes nations.
Cela est déjà fort affligeant, mais ce qui le serait bien davantage, c'est que ces haines, ces rages féroces, ces passions surexcitées puissent réagir jusque chez nous. Que la France soit affolée de réaction, que les partis monarchiques sèment, pour l'avenir, de nouveaux germes de guerre civile ; déplorons-le, mais n'imitons pas ; nous qui ne sommes pas directement (page 1302) intéressés dans la lutte, gardons au moins l'impartialité de l'histoire. Restons maîtres de nous-mêmes et de notre sang froid, ne substituons pas l'arbitraire, le bon plaisir, la passion à la justice et aux lois.
Lorsque, il y a quelques jours, l'honorable M. Dumortier, interpellant le gouvernement sur ses intentions, disait que les crimes commis jusqu'à ce moment à Paris par les gens de la Commune devaient être considérés comme des crimes de droit commun, par une voix n'a protesté. Mais un point n'avait pas été suffisamment mis en lumière. J'ai été heureux d'avoir entendu tantôt les explications de l'honorable ministre des affaires étrangères, qui a précisé dans quel sens l'application des lois se ferait ; j'ai été heureux d'apprendre que la Belgique, dans cette circonstance, réglerait sa conduite sur celle de l'Angleterre, de l'Espagne et de la Suisse, c'est-à-dire que l'on examinera chaque cas individuellement...
M. d'Anethan, ministre des affaires étrangères. - Certainement.
M. Couvreur.- ... que l'on jugera les faits ; que l'on ne rejettera pas dans la fournaise des passions surexcitées de Versailles ceux qui viennent nous demander un asile, non parce qu'ils sont coupables, mais parce qu'ils sont injustement soupçonnés, qu'ils peuvent croire leur vie et leur liberté en péril.
L'expulsion de M. Victor Hugo s'écarte de cette politique calme, humaine, tolérante. Voilà pourquoi elle me blesse.
J'y vois une tendance opposée à celle qui s'est manifestée dans la séance de ce jour. C'est un acte de colère, bien plus que de justice et de stricte nécessité.
Non pas, messieurs, que je veuille défendre soit la lettre écrite par l'illustre poète, soit l'attitude qu'on lui attribue devant l'administrateur de la sûreté publique.
Il y a, dans cette lettre, bien des circonstances atténuantes et une légitime revendication des droits de la justice. Mais, après ce qui a déjà été dit, je ne veux pas insister sur ce point. Je craindrais de blesser celui auquel la Belgique vient de signifier un nouvel ordre d'exil.
- Une voix. - Il peut rentrer dans son pays.
M. Couvreur. - Il ne peut pas retourner en France dans l'état actuel des esprits et après le rôle qu'il y a joué, sans s'exposer à de très grands dangers.
Je dis donc que je ne veux pas insister davantage sur ce point. J'ai condamné la lettre avant qu'elle le fût par l'opinion publique. Je la trouve blâmable et ne veux pas la défendre. Je fais plus.
J'accepte, pour un moment, les raisons qui ont été indiquées par le gouvernement pour justifier sa conduite : la lettre de M. Victor Hugo était un défi, une provocation, une bravade, une cause permanente de troubles ; à preuve les manifestations qui ont eu lieu devant sa demeure. Son attitude devant le chef de la sûreté publique a été plus coupable encore ; elle impliquait une menace de guerre civile, soit. Tout cela me paraît bien exagéré ; mais je n'insiste pas. Je dis que, s'il en est ainsi, si les accusations sont fondées, c'était une raison pour ne pas expulser le coupable ! (Interruption.)
Laissez-moi expliquer ma pensée, messieurs. Je n'examine pas si la loi de 1835 est une loi juste, mais si le gouvernement a bien ou mal fait de l'appliquer.
La mesure prise était-elle nécessaire, opportune ? Peut-elle se justifier dans les circonstances spéciales où elle s'est produite ? Ici, je réponds non sans hésiter.
Je dis plus. J'aime à croire qu'en arrêtant ses dernières résolutions, le gouvernement ignorait encore les détails des faits qui se sont passés sur la place des Barricades, dans la nuit de samedi à dimanche.
Quels sont les faits, messieurs ?
Les premières versions les ont présentés comme une explosion anodine, naturelle, légitime du sentiment public : tapage nocturne, charivari, sifflets, quelques carreaux cassés.
Depuis, le fils de M. Victor Hugo a publié, sur ces événements, une autre version. Il résulte de son récit que la scène nocturne a duré près de deux heures.
M. Anspach. - C'est un roman.
M. Couvreur. - C'est ce que la justice aura à démontrer. Mais ce qui n'est pas un roman, c'est la frayeur que des femmes et de jeunes enfants ont éprouvée. (Interruption.)
J'en appelle à tous les pères. Si, pendant la nuit, provoqués ou non, des forcenés venaient pousser devant votre porte, messieurs, des cris de mort, briser des vitres, assaillir la demeure qui abrite le berceau de vos petits enfants, diriez-vous aussi : C'est du roman ? Ecoutez donc le témoignage de M. Hugo fils, racontant les angoisses de sa famille.
M. Anspach. - Nous avons le témoignage de M. Victor Hugo lui-même. Il prouve qu'on a embelli ce récit.
M. Couvreur. - C'est à l'enquête judiciaire de le prouver. Je dis donc que, d'après ce récit, la maison de M. Victor Hugo a été, pendant cette nuit du samedi au dimanche, l'objet de trois attaques successives (interruption), qu'un vieillard sans armes, des femmes en pleurs, des enfants sans défense ont pu croire leur vie menacée ; je dis qu'une mère, une jeune veuve a essayé en vain de se faire entendre des voisins ; que des tentatives d'effraction et d'escalade ont eu lieu ; enfin que, par une circonstance bien malheureuse pour les auteurs de ces scandales, à l'heure même où ils se commettaient, des hommes portant une poutre étaient arrêtés dans le voisinage de la place des Barricades et arrachés aux mains de la police par des complices accourus à leur secours.
N'est-ce pas là une attaque nocturne bien caractérisée ? Le surlendemain, la justice n'était pas encore intervenue, le procureur du roi ou ses agents ne s'étaient pas encore transportés à la maison de M. Hugo (Interruption.) Et sauf l'enquête ouverte par le commissaire de police, ni M. Hugo, ni les membres de sa famille n'avaient été interrogés sous la foi du serment.
Quels sont les coupables, messieurs ?
Sont-ce des hommes appartenant aux classes populaires qui venaient ainsi prendre en main, contre M. Hugo, la cause du gouvernement attaqué par lui ? C'est peu probable. La lettre qui a motivé les démonstrations avait paru le matin même.
Il faut plus de temps pour qu'une émotion populaire vraiment spontanée puisse se produire.
Lorsque j'ai reçu, pour ma part, la première nouvelle de ces regrettables événements, j'ai cru que les réfugiés français pouvaient en être les principaux auteurs, et j'étais presque tenté de les excuser, tant sont grands les maux de la guerre civile et les exaspérations qu'elles causent. M. Hugo prenait sous sa protection les assassins de la commune ; il avait demandé pour eux les immunités du droit d'asile. Donc, il était aussi coupable qu'eux.
Ainsi raisonne la passion.
Mais, s'il faut en croire la rumeur publique, ce ne sont ni des Français, ni des prolétaires amis de l'ordre qui sont les auteurs des scènes de sauvagerie dénoncées par la lettre de M. François-Victor Hugo. Ce sont des émeutiers en gants jaunes, des prolétaires de l'intelligence et de la morale qui ont montre aux vrais prolétaires comment on casse les vitres des bourgeois. Les imprudents ! ils en sont encore à se vanter de ce qu'ils ont fait ! Et leurs compagnons de plaisir s'en vont regrettant tout haut de ne pas s'être trouvés à l'endroit habituel de leurs rendez-vous, où a été comploté cette bonne farce : une farce qui a failli tuer un enfant !
C'est un roman, dit-on, ce sont des exagérations, et la victime en a été le premier auteur. Soit. Où est l'enquête ? Où est l'examen contradictoire ? Vous voulez punir des violences coupables, et vous commencez par éloigner les témoins ; vous écartez ceux dont les dépositions doivent contrôler les recherches de vos agents.
Ah ! vous avez fait appeler M. Victor Hugo à la sûreté publique pour l'engager à quitter le pays. Ne deviez-vous pas, au contraire, l'obliger à rester ? Son témoignage, le. témoignage des gens de sa maison ne sont-ils pas indispensables au procès que vous voulez intenter ? (Interruption.)
Voilà ce qu'exigeait la justice ; voilà ce qu'exigeait la réparation des troubles déplorables qui ont eu lieu.
Savez-vous, messieurs, ce que peut être la conséquence de l'expulsion, dans les conditions où elle se fait ? Si, par hasard, la rumeur publique dit vrai, si les hommes qu'elle désigne appartiennent à votre monde, à votre parti, s'ils appartiennent à la jeunesse dorée qui hante vos salons, savez-vous ce qu'on dira ? On dira que les coupables vous touchaient de trop près, que vous ne les découvrirez pas parce que vous ne voulez pas les découvrir ; que vous avez un intérêt politique à masquer leur faute, à empêcher leurs noms d'être connus, leurs personnes d'être frappées par la justice.
On dira que pour faire, autour d'eux, un silence nécessaire, vous avez écarté, de propos délibéré, les témoins qui pouvaient les dénoncer, et on le dira avec une apparence de raison d'autant plus grande, que la jeune veuve, la bru de M. Hugo croit avoir, aux premières clartés du jour, reconnu deux des perturbateurs. (Interruption.)
Oh ! je sais bien que cela n'est pas vrai, que vous n'avez pas agi de propos délibéré, mais bien sous l'impression d'un premier mouvement de colère. Vous n'avez pas suffisamment réfléchi aux conséquences immédiates de votre arrêté d'expulsion. Mais cet arrêté prête au soupçon.
Si M. Victor Hugo a commis les méfaits dont vous l'accusez et qui ont (page 1303) motivé son expulsion, s'il a troublé la tranquillité publique, s'il a voulu exciter les classes populaires contre les classes bourgeoises, il ne fallait pas l'expulser, mais lancer contre lui un mandat d'amener ; il fallait lui infliger la peine encourue par ses actes ; il fallait sévir contre lui et recevoir en même temps sa déposition comme plaignant pour les faits provoqués par lui et dont il a été la première victime.
Aujourd'hui, vous avez mis tous les torts de votre côté. L'accusé d'hier sera la victime de demain. Les rapports non contrôlés de la sûreté publique et des agents de police auront beau dire le contraire ; pour le public du dehors, la version véritable, authentique, celle qui fera foi devant l'histoire sera la version du poète que vous avez expulsé le lendemain du jour où il a pu croire sa vie menacée.
Voilà pourquoi je regrette la mesure qui a été prise ; voilà pourquoi je déclare que vous avez manqué d'intelligence et de tact politique.
M. d'Anethan, ministre des affaires étrangères. - Je demande la parole.
M. Jottrand. - J'ai un fait personnel à vider.
M. le président. - M. le ministre a demandé la parole. Je dois la lui accorder.
M. Jottrand. - Je ne connais pas assez le règlement pour savoir 'il en est ainsi. Si le règlement donnait la priorité à celui qui demande la parole pour un fait personnel, je devrais maintenir mon droit.
M. le président. Le règlement dit qu'un ministre doit être entendu chaque fois qu'il le demande.
M. d'Anethan, ministre des affaires étrangères. - Je laisse la parole à M. Jottrand.
M. Jottrand. - Messieurs, tantôt, excité par l'injustice incontestable de quelques-unes des interruptions parties des bancs de la droite, j'ai prononcé ces paroles : brigands contre brigands ! Vous avez, à ce propos, M. le président, prononcé quelques mots que je n'ai pas compris. Je dois m'expliquer sur le sens de mon exclamation.
M. le président. - Permettez. Avant que vous vous expliquiez, je tiens à dire ceci : les paroles que vous reconnaissez avoir prononcées, je ne les avais pas entendues. Aux demandes de rappel à l'ordre, j'ai répondu que je ne pouvais le prononcer sans connaître les expressions dont vous vous étiez servi.
D'après la déclaration que vous venez de faire, vous auriez appelé brigands les représentants de la force légitime.
M. Jottrand. - Pardon ; laissez-moi continuer.
M. le président. - Vous avez la parole pour expliquer votre pensée et vos expressions.
M. Jottrand. - M. le président, ces paroles sont sorties de ma bouche au moment où mon honorable collègue, M. Couvreur, venait de flétrir ceux qui, après la victoire et de sang-froid, exécutent leurs prisonniers en masse et sans jugement. Je me serais tu si à ce moment, si de ce côté n'étaient parties des protestations contre l'indignation de mon collègue, protestations qui ne pouvaient avoir d'autre sens que l'approbation des actes horribles qui continuent à se passer en France.
Ces paroles, vous le comprenez, ne s'appliquaient pas, dans ma pensée, à ces défenseurs énergiques, résolus et dévoués, du droit et de la légalité qui, prévoyant l'ingratitude du lendemain, la montrant déjà du doigt, la proclamant comme attendue par eux, n'en ont pas moins continué à se dévouer à la tâche pénible qu'ils accomplissaient ; ces paroles, dans ma pensée, ne s'appliquaient pas à ces soldats esclaves de leur devoir, agissant dans l'ardeur du combat ; elles s'appliquaient uniquement à ceux dont j'ai rappelé les actes. Et ces actes, suis-je seul à les flétrir ?
N'entendons-nous pas, à Versailles même, des voix amies de l'ordre, des hommes qui ont toujours défendu dans la presse l'ordre et la légalité, ne les voyons-nous pas protester contre les horreurs qui se commettent sous leurs yeux ; ne voyons-nous pas toute la presse française réclamer la constitution immédiate de tribunaux réguliers et la cessation de toutes ces horreurs ?
J'ai parlé de l'opinion qu'exprimait hier le Times, ce grand journal, conservateur entre tous, mais jamais aux dépens du droit et de la justice, et surtout du sentiment chrétien, qu'on me paraît un peu trop oublier.
Voici ce que disait le Times faisant, comme moi, la part égale aux deux partis en lutte.
« Des deux parts également, nous arrive le bruit d'actes incroyables d'assassinat et de massacre. Les insurgés ont accompli, autant qu'il a été en leur pouvoir, leurs menaces contre la vie de leurs otages et sans plus de pitié que toutes leurs autres menaces. L'archevêque de Paris, le curé Peguerry, l'avocat Chaudey, en tout soixante-huit victimes sont tombées sous leurs coups. Ce massacre d'hommes distingués et inoffensifs est un de ces crimes qui ne meurent point et qui souillent à jamais la mémoire de leurs auteurs. Mais dans l'esprit de carnage et de haine qu'il révèle, les communistes ne semblent guère pires que leurs antagonistes.
« Il est presque ridicule, de la part de M. Thirs, de venir dénoncer les insurgés pour avoir fusillé un officier captif a au mépris des lois de la guerre. »
« Les lois de la guerre ! Elles sont douces et chrétiennes, comparées aux lois inhumaines de vengeance, en vertu desquelles les troupes de Versailles ont, pendant ces six derniers jours, fusillé et déchiqueté, à coups de baïonnettes, des prisonniers, des femmes et des enfants.
« Nous n'avons pas un mot à dire en faveur de ces noirs coquins, qui, évidemment, ont prémédité la destruction totale de Paris, la mort par le feu de sa population et l'anéantissement de ses trésors ; mais si des soldais se transforment eux-mêmes en démons pour attaquer des démons, est-il étonnant de voir le caractère démoniaque de la lutte redoubler ?
« La fureur a attisé la fureur, la haine a envenimé la haine, jusqu'à ne plus faire des plus sauvages passions du cœur humain qu'un immense et inextinguible brasier. »
Voilà, messieurs, les sentiments qu'inspire à cet organe souverain de l'opinion anglaise ce qui se passe à Paris ; voilà les sentiments sous l'empire desquels j'ai répondu tantôt aux interruptions de la droite.
M. le président. - Il est bien entendu, M. Jottrand, que vous n'avez pas voulu mettre sur la même ligne l'armée du gouvernement de France et les partisans armés de la commune de Paris.
M. Jottrand. - M. le président, j'ai rendu suffisamment hommage à ceux qui ont défendu ce qui était en France la légalité, c'est-à-dire le gouvernement de Versailles, au péril, les uns de leur vie, les autres de tout avenir politique, en même temps que de leur ancienne popularité.
Je n'ai voulu flétrir que des actes qui seront à jamais flétris dans l'histoire comme le seront ceux des insurgés eux-mêmes.
Je passe à l'expulsion de Victor Hugo. Je n'en dirai qu'un mot si on veut me laisser la parole en ce moment.
Si j'étais sûr de l'exactitude de la conversation que M. le ministre des affaires étrangères nous a rapportée, comme ayant eu lieu entre M. l'administrateur de la sûreté publique et M. Victor Hugo, je déclare que je ne voterais point l'ordre du jour qui d'abord avait mes sympathies.
Mais des circonstances, qui ne sont pas encore sorties de ma mémoire, m'autorisent à me défier de ce que l'on nous affirme.
En des circonstances comme celles-ci, lorsqu'il s'est agi, il y a quelques mois, en pleine guerre, de justifier des rigueurs excessives à l'égard de soldats français fugitifs, de toutes les catégories, de quels arguments s'est-on servi pour obtenir l'approbation des actes du gouvernement ?
On a fait miroiter les dangers auxquels était exposé notre petit voisin le grand-duché de Luxembourg, l'épée de Damoclès suspendue sur sa tête, pour n'avoir pas été assez sévère.
M. d'Anethan, ministre des affaires étrangères. - A quoi faites-vous allusion ?
M. Jottrand. - Aux menaces terribles qui étaient, disait-on, suspendues sur le Luxembourg au moment où nous nous plaignions des rigueurs dont les prisonniers étaient l'objet.
Je dis qu'il n'y avait rien de réel dans les dangers dont on prétendait que le Luxembourg était menacé.
M. Brasseur. - Les faits étaient exacts. Je puis produire la dépêche.
M. Jottrand. - Les faits, tels qu'on les présentait, n'étaient pas exacts.
M. d'Anethan, ministre des affaires étrangères. - Je demande bien pardon.
M. Jottrand. - Aujourd'hui que voyons-nous ?
On répand partout dans la presse, pour terrifier nos populations, le bruit d'une vaste conspiration dont on aurait saisi les preuves matérielles sur des cadavres de membres de la commune, conspiration ayant pour but de traverser avec l'armée insurrectionnelle le territoire occupé par les troupes prussiennes, afin de porter en Belgique les restes de la commune expirante, et de l'y ranimera l'aide des sympathies qu'elle excite prétendument chez nos clauses ouvrières.
Je ne crois pas à cette conspiration et je ne crois pas non plus aux paroles que l'on prête à M. Hugo dans son entretien avec M. l'administrateur de la sûreté publique. (Interruption.)
M. le ministre des affaires étrangères les a-t-il entendues ? Ne peut-on, au milieu des passions du moment, au milieu des préoccupations qui (page 1304) hantent légitimement, je le veux bien, l'esprit des ministres et de leurs fonctionnaires, se tromper sur certains détails ?
Avez-vous un interrogatoire de M, Victor Hugo...
M. d'Anethan, ministre des affaires étrangères. - Oui.
M. Jottrand. - ... signé de lui ? Avez-vous la preuve que, pour le triomphe de sa personnalité, il ait été prêt à plonger notre pays dans l'abîme de la lutte entre classes ?
Si vous pouviez fournir cette preuve, je déclarerais que l'expulsion a été méritée ; mais cette preuve vous ne pouvez nous la donner ; je. me défie de vos paroles et, en conséquence, je voterai l'ordre du jour.
M. d'Anethan, ministre des affaires étrangères. - J'ai demandé fa parole lorsque j'ai entendu l'honorable M. Jottrand dire que, dans la lutte qui vient de désoler Paris, il y avait brigands contre brigands ; je ne pouvais laisser passer ces paroles sans une énergique protestation : l'honorable M. Jottrand a cherché a expliquer ses expressions ; mais, je dois le dire, ses explications sont loin de m'avoir complètement satisfait.
L'honorable membre vous dit : J'honore les soldats de l'ordre, j'honore tous ceux qui ont fait leur devoir. Mais alors, je lui demanderai à qui s'appliquent les mots : brigands contre brigands ? Quels sont, dans son opinion, les brigands opposés aux brigands de la Commune ? Evidemment les paroles de l'honorable membre ne peuvent s'appliquer qu'à ces soldats intrépides, qui ont exposé leur vie pour sauver l'ordre public, et dont un grand nombre ont succombé, en accomplissant avec le plus grand courage leur pénible et difficile devoir.
Pour moi, les explications de l'honorable M. Jottrand n'enlèvent donc rien à la gravité de ses imputations. Mais je n'insiste pas sur ce point, puisque M. Jottrand a cherché au moins à atténuer la portée de ses paroles et qu'il a déclaré d'une manière formelle qu'il n'avait pas mis sur la même ligne la commune de Paris et le gouvernement régulier de Versailles.
M. Couvreur nous a fait une peinture extrêmement émouvante et pathétique des scènes qui se sont passées, il y a quelques nuits, à la place des Barricades ; il a puisé vraisemblablement le récit qu'il nous a fait dans la lettre publiée récemment et due à la plume du fils de M. Hugo.
D'après les renseignements qui nous sont parvenus, il y a une grande exagération dans le récit des événements que nous a fait l'honorable M. Couvreur.
Rien de semblable à ce qui vous a été dit n'a eu lieu ; il y a eu quelques faits regrettables, sans doute, mais il n'y avait dans ces faits rien qui fut de nature à produire une grande impression, à faire naître la moindre inquiétude sérieuse.
Je mets donc de côté ce récit un peu fantaisiste, mais si d'un côté, il a grossi les choses, de l'autre, il a singulièrement rapetissé le débat. En effet d'une question gouvernementale, d'une question d'ordre public, d'une question d'intérêt social, il a fait une petite question de police correctionnelle.
Ainsi le gouvernement n'aurait pas dû prendre une mesure réclamée par l'intérêt de l'ordre et de la tranquillité publique, il n'aurait pas dû prendre cette mesure pour que M. Victor Hugo fût à même, en restant à Bruxelles, d'aller témoigner dans cette grave poursuite qui se terminera vraisemblablement devant le juge de paix.
Quel est le gouvernement qui réglerait sa conduite sur des considérations de cette nature ? Un gouvernement qui hésiterait à prendre une mesure qu'il considère comme utile par les motifs indiqués par l'honorable membre, un gouvernement qui compromettrait l'ordre public pour des motifs aussi futiles, un tel gouvernement serait justement blâmé par tous les hommes sensés.
M. Jottrand vous a dit : « Si M. Victor Hugo a tenu les propos qu'on lui prête devant M. l'administrateur de la sûreté publique, alors je serais d'avis que la mesure a été bien prise et que l'ordre du jour que propose l'honorable M. Defuisseaux doit être repoussé ; mais j'ai peine à croire aux propos qu'on prête à M. Victor Hugo ; est-on bien sûr qu'il les a tenus ? A-t-on un procès-verbal qui établisse leur exactitude ? Je me défie surtout de M. le ministre des affaires étrangères, parce que ce ministre nous a déjà fait des récits inexacts, relativement à l'affaire du Luxembourg. »
Messieurs, avant de répondre aux observations qui concernent les propos attribués à M. Victor Hugo, je dois dire quelques mots au sujet de cette affaire du Luxembourg.
Je ne sais pas, je dois le déclarer en toute franchise, à quoi l'honorable M. Jottrand veut faire allusion, lorsqu'il m'accuse d'inexactitude dans ce que j'ai dit dans cette Chambre relativement à la situation du Luxembourg pendant la dernière guerre.
Tout ce que j'ai dit à ce sujet, toutes les conséquences que j'ai tirées des faits constatés est complètement exact et je porte à mon honorable contradicteur le défi de pouvoir articuler la moindre inexactitude dans ce que j'ai fait connaître à la Chambre. J'attends, de sa part, une démonstration contraire.
J'arrive à la question qui concerne M. Victor Hugo et qui est la seule dont nous ayons à nous occuper.
M. l'administrateur de la sûreté publique ne s'est pas borné à faire au gouvernement un rapport verbal sur l'entretien qu'il a eu avec M. Victor Hugo ; cette conversation, il l'a relatée dans un rapport spécial, dont je demande à la Chambre, de lui lire un passage ; cette lecture pourra éclairer le débat ; voici ce passage :
« Lui ayant représenté que sa présence à Bruxelles pouvait faire surgir des conflits et des collisions, il répondit : Ah ! je sais bien que la bourgeoisie est très exaspérée contre moi, mais au moins, je puis compter sur les ouvriers ; ceux-là m'ont donné ce matin des assurances qui témoignent de leurs sympathies pour moi.
« Je me hâtai de lui faire observer que, si en effet, de pareilles assurances lui avaient été données, il en résultait que mes appréhensions avaient plus de fondement et que sa lettre aurait produit sur les masses tout l'effet qu'il avait cherché, que cette situation était de nature à le déterminer à quitter un pays où sa présence pouvait devenir une cause sérieuse de désordre. »
Voilà le texte littéral du rapport de l'honorable administrateur de la sûreté publique, fonctionnaire dont personne ne suspectera la loyauté et la sincérité.
M. Guillery. - Vous avez avancé que M. Victor Hugo avait dit : « Les ouvriers me défendront. » Ce qui entraîne l'idée d'une lutte.
M. d'Anethan, ministre des affaires étrangères. - Je ne pense pas que dans une assemblée sérieuse, on veuille jouer sur les mots ; M. Victor Hugo se plaignait des attaques dont il avait été l'objet de la part des personnes qui avaient pris part à la manifestation ; on lui fit observer que le sentiment du pays se faisait connaître par cette démonstration même et on l'engagea à quitter la Belgique pour éviter le retour de démonstrations semblables, et c'est alors qu'il a répondu :
« Ah ! je sais bien que la bourgeoisie est contre moi, » c'est-à-dire qu'elle pourra faire encore des démonstrations, « mais je puis compter sur les ouvriers qui m'en ont donné l'assurance. »
S'il pouvait compter sur les ouvriers, c'était apparemment pour le défendre contre ceux qui tenteraient de nouvelles manifestations.
Voilà bien les ouvriers opposés à la bourgeoisie, voilà bien l'appel aux ouvriers sur lesquels il peut compter. (Interruption.)
Et quels étaient ces ouvriers ? « Ceux qui lui avaient donné le matin des assurances qui témoignent de leurs sympathies. » (Interruption.)
Et l'on viendra dire qu'il n'y a pas de danger pour la tranquillité publique, dans cette espèce, d'antagonisme que M. Victor Hugo cherchait à susciter entre les différentes classes de la société ; et l'on fait un reproche au gouvernement d'avoir fait disparaître le danger !
Messieurs, je borne là mes explications ; je ne veux pas abuser des moments de la Chambre.
- Voix nombreuses à droite. - Aix voix !
M. le président ; - La parole est à M. Dumortier.
M. Dumortier. - Je la cède à M. Anspach.
M. Anspach. - Messieurs, je me hâte de dire à la Chambre que personne plus que moi ne regrette les faits qui ont eu lieu samedi passé. Je déclare que je ferai tout ce que je pourrai pour découvrir les auteurs de ces scènes fâcheuses et que je les dénoncerai immédiatement au parquet.
La population de Bruxelles connaît depuis longtemps mes sentiments à cet égard ; elle sait mon désir ardent d'arriver toujours à la répression des désordres, de quelque part qu'ils se produisent ; mais ces sentiments ne m'empêcheront pas de dire, pour rester dans la vérité, que lorsque le fils de M. Victor Hugo vient dramatiser, dans une lettre qui ne tient pas moins d'une colonne de l'Indépendance, les faits qui se sont passés, il exagère singulièrement l'importance des troubles qui ont eu lieu.
Comment, à en croire cette lettre on s'imaginerait qu'on peut pendant deux heures et demie assiéger régulièrement une maison de Bruxelles et qu'il n'y aurait eu personne pour s'opposer à ces actes ! On s'imaginerait qu'il y avait une telle épouvante dans le quartier que personne n'osait porter secours à ceux qui étaient en péril !
Ce récit, messieurs, je l'ai qualifié tout à l'heure de roman et je persiste à croire que ma qualification est parfaitement juste. La preuve, je puis la faire devant la Chambre ; je la ferai par un témoignage que personne ne récusera : par celui de M. Victor Hugo lui-même, qui a été entendu le lendemain de la scène qui s'était passée. A cet égard, je ferai remarquer à M. Couvreur, (page 1305) qui semble reprocher soit au parquet soit à la police de n'avoir pas entendu immédiatement M. Victor Hugo, que lorsqu'on s'est présenté chez lui, à trois heures du matin, pour l'interroger sur les faits qui avaient eu lieu, il a demandé qu'on le laissât tranquille et que l'on revînt à onze heures. (Interruption.)
Il me semble, messieurs, que je suis ici dans le cas de légitime défense.
La police a été attaquée et en ma qualité de chef de la police je crois remplir un devoir en démontrant qu'il n'est pas vrai qu'en plein Bruxelles on a pu assiéger pendant deux heures et demie une maison, sans que personne se soit présenté pour la défendre. L'agent qu'on avait envoyé chez M. Hugo, après avoir appris la manifestation qui s'était produite, s'est présenté dans la maison de ce dernier à 3 heures du matin et lui a fait connaître que l'officier de police de service allait venir de suite. Mais, messieurs, M. Victor Hugo a lui-même exprimé le désir de ne voir procéder aux investigations que vers 10 ou 11 heures du matin. Ce qui n'indique pas de la part de l'illustre poète une très grande émotion, car, quand on a été en danger de mort pendant deux heures, il est très naturel de dire sans délai aux agents de l'autorité qui se présentent ce qui s'est passé.
A 11 heures du matin, donc, le lendemain, conformément au désir de M. Victor Hugo, l'agent s'est présenté, et voici ce que M. Victor Hugo déclare :
« En rentrant chez moi hier soir, à 11 heures et demie, je n'ai rien remarqué autour de ma maison, je me suis mis au lit à minuit trois quarts ; cependant à peine couché, j'entendis un fort coup de sonnette, puis un second ; je me suis levé et j'ai ouvert ma fenêtre ; j'ai vu le long du square de la statue Vésale une trentaine d'individus, tous bien habillés. Leur ayant demandé ce qu'ils me voulaient, l'un d'entre eux, un homme assez fort de corpulence, s'est avancé en se disant Dombrowski ; voyant tout ce monde et sachant ce dernier mort, j'ai fermé ma fenêtre disant qu'ils étaient un tas de scélérats ; aussitôt ils se sont mis à lancer des pierres contre la maison et dans la fenêtre de ma chambre à coucher dont les deux grandes glaces ont été brisées, ainsi que le carreau au-dessus de la porte d'entrée qu'ils ont cherché à enfoncer ; de plus, ils ont voulu arracher les volets de la fenêtre au rez-de-chaussée. Ces hommes, que je crois des Français, ont crié : « Mort à Victor Hugo ! Mort à Jean Valjean ! A la potence ! A la lanterne ! » Après s'être retirés une première fois, ils sont revenus à une heure trois quarts et de nouveau ils ont lancé des pierres. »
Je vous fais remarquer que ce récit diffère singulièrement de la lettre que vous avez pu tous lire ce matin dans les journaux. Et encore y a-t-il dans cette déclaration de M. Victor Hugo un fait qui est manifestement controuvé : c'est qu'on ait voulu enfoncer la porte et arracher les volets. Je dis que ce fait est controuvé parce que ni porte ni volets n'ont la moindre égratignure. On peut se rendre à la place, des Barricades et voir que ni porte ni volets n'offrent la moindre trace de violence.
J'ai renvoyé ce rapport à l'adjoint de police qui me l'avait adressé, parce qu'il n'avait point dit combien de temps la scène avait duré et l'agent a fait le rapport supplémentaire suivant :
« Lorsque je me trouvais chez M. Victor Hugo, le 28 courant, à 11 heures du matin, celui-ci m'a positivement déclaré que la première attaque avait duré un quart d'heure et que la seconde ne fut pas aussi violente que la première, les perturbateurs n'ayant fait que passer en lançant des pierres.
« Je dois ajouter qu'en sortant de la maison, j'ai remarqué qu'à deux endroits, le plâtre avait été enlevé du mur de la façade ; quant à la porte et aux volets du rez-de-chaussée, ils ne portaient aucune trace de violence.
« Pour ce qui concerne les autres détails, je les ai mentionnés dans mon premier rapport qui a été écrit en quelque sorte sous la dictée de M. Victor Hugo. »
Vous voyez donc bien, messieurs, que, d'après la déclaration de M. Victor Hugo lui-même, les faits ne sont pas tels qu'ils sont présentés avec beaucoup de poésie et d'emphase dans la lettre de M. François Hugo.
M. Van Overloop. - L'auteur de la lettre avait la poutre de la rue de Schaerbeek dans les yeux.
M. Anspach.- L'honorable M. Couvreur a parlé aussi des habitants terrifiés.
Moi, je puis lui parler des habitants qui n'ont pas même été réveillés et je puis lui dire que l'émotion n'a pas été grande dans le quartier. Le tapissier qui demeure au n°14 de la place, et qui a été chargé par M. Victor Hugo d'enlever ses tableaux pour les mettre à l'abri de la fureur populaire, a été interrogé par M. Victor Hugo lui-même.
Sur la demande qui lui a été faite s'il avait entendu quelque chose des scènes de la nuit, il a été répondu négativement.
La vérité est que toutes ces scènes ont duré, la première peut-être un quart d'heure et l'autre cinq minutes. Mais si elles s'étaient prolongées, si elles avaient eu le caractère qu'on leur prête, il est évident que les habitants auraient été réveillés et seraient intervenus.
J'entends avec une grande surprise que Mme Charles Hugo connaît certains des perturbateurs et je m'étonne qu'elle ne les ait pas fait connaître à son père qui, dans sa déposition, ne nomme personne.
M. Couvreur. - Que la justice informe d'abord régulièrement.
M. Anspach - La justice informe et j'espère qu'elle réussira dans ses investigations parce que, je l'ai dit en commençant, je trouve les faits qui se sont passés condamnables et d'autant plus répréhensibles que nous jouissons de plus de libertés et que les pierres ne sont pas des arguments.
Ce que j'ai dit n'a eu qu'un but ; celui de restituer aux événements leur véritable portée, afin qu'on ne puisse pas faire un grief sérieux à la police locale de n'avoir pas empêché ces désordres qui n'ont duré que quelques minutes, et dont les auteurs se sont immédiatement enfuis.
Il est très concevable que des faits de ce genre puissent se produire sans qu'il y ait répression immédiate, parce que la police de Bruxelles est trop peu nombreuse, parce que, malgré les sacrifices que s'impose la capitale, sacrifices tellement lourds qu'on ne peut raisonnablement lui en demander davantage, le personnel de la police est insuffisant pour tous les services qu'on lui impose.
Ainsi, nous n'avons que seize patrouilles de nuit pour la surveillance de la ville entière ; c'est trop peu si l'on tient compte de la situation exceptionnelle de Bruxelles qu'aucune clôture ne sépare des communes suburbaines et qui fait, en réalité, la police de 300,000 âmes au moyen de taxes qui ne frappent que 180,000 habitants.
Livrée ainsi à ses seules ressources, la ville de Bruxelles ne peut pas faire ce qu'il serait désirable qu'elle fit au point de vue de sa sécurité et de celle du pays.
Ne serait-il pas temps que le gouvernement intervienne par de larges subsides ?
Je crois qu'il est vrai de dire que Bruxelles est la seule capitale de l'Europe où l'Etat n'intervienne pas dans les frais de police.
Par une dérogation manifeste au principe administratif de l'Angleterre, qui veut que les institutions locales soient défrayées par des taxes mises à la charge des paroisses, l'Etat contribue à l'entretien de la police de Londres ; on sait que l'Etat, en France, contribue pour une somme de plusieurs millions à l'entretien de la garde municipale de Paris ; tel est l'empire des faits dans ces grandes agglomérations d'hommes, que les gouvernements qui partent de principes différents aboutissent pratiquement aux mêmes résultats.
Ce sont ces réflexions que je livre, en terminant, aux méditations du gouvernement.
- L'ordre du jour proposé par M. Defuisseaux est mis aux voix par appel nominal.
86 membres sont présents.
81 répondent non.
5 répondent oui.
En conséquence, la Chambre n'adopte pas.
Ont répondu non :
MM. Sainctelette, Santkin, Snoy, Tack, Tesch, Thienpont, Thonissen, Van Cromphaut, Vanden Steen. Vander Donckt, Van Hoorde, Van Iseghem, Van Outryve d'Ydewalle, Van Overloop, Vermeire, Verwilghen, Léon Visart, Warocqué, Wasseige, Wouters, Allard, Anspach, Balisaux, Bara, Beeckman, Boulenger, Braconier, Brasseur, Cornesse, Crombez, Cruyt, d'Andrimont, David, de Baillet-Latour, de Borchgrave, de Clercq, de Dorlodot, de Haerne, Delcour, De Lehaye, de Lexhy, de Liedekerke, de Macar, de Montblanc, de Muelenaere, de Rossius, Descamps, de Smet, de Theux, Dethuin. de Vrints, de Zerezo de Tejada, Drion, Dumortier, Elias, Frère-Orban, Funck, Hayez, Hermant, Houtart, Jacobs, Janssens, Julliot, Kervyn de Lettenhove, Kervyn de Volkaersbeke, Lefebvre, Lescarts, Magherman, Mascart, Moncheur, Mouton, Mulle de Terschueren, Muller, Notelteirs, Nothomb, Orts, Pety de Thozée, Pirmez, Reynaert, Rogier et Thibaut.
Ont répondu oui :
MM. Couvreur, Defuisseaux, Demeur, Guillery et Jottrand.
M. David (pour une motion d’ordre). - L'honorable M. Lelièvre présentera demain les développements de son projet de, loi. A cette occasion, je demande la permission à la Chambre de développer également le projet que nous avons déposé, l'honorable M. d'Andrimont et moi.
- Adopté.
La séance est levée à 5 heures et un quart.