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Chambres des représentants de Belgique
Séance du samedi 29 avril 1871

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1870-1871)

(Présidence de M. Vilain XIIII.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 1069) M. de Borchgrave procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. de Vrints donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier ; la rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la Chambre

M. de Borchgrave présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.

« L'administration communale de Brée demande l'agrandissement du bassin du canal de Maestricht à Bois-le-Duc. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le conseil communal de Liège émet un avis favorable au projet d'établir un chemin de fer d’Ans à Bréda avec embranchement de Moll à Herenthals. »

- Même renvoi.


« Le sieur Hierry demande l'abolition de la loi sur la contrainte par corps en matière commerciale. »

- Même renvoi.

« Le sieur Smet demande que la loi fixe le cens électoral à 30 francs pour la province et à 20 francs pour la commune. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur la réforme électorale.


« Le sieur Van Doosselaere présente des observations pour faire réduire le prix et accélérer la distribution du Moniteur et des Annales parlementaires. »

- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le budget de la justice.


« Le conseil communal de Seraing prie la Chambre d'ajourner la discussion du projet de loi sur la réforme électorale. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.


« Les membres du conseil communal de Lichtaert demandent que la langue flamande soit, en tout, mis sur le même rang que la langue française. »

« Même demande d'habitants de Saint-Nicolas. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du rapport sur des pétitions identiques.


« Le sieur Gustave Dutalis, fabricant de glucoses à Malines, demande la suppression des droits sur cette fabrication. »

M. de Kerckhove. - Je prierai la Chambre de vouloir ordonner le renvoi de cette pétition à la commission permanente d'industrie, avec demande d'un prompt rapport.

- Adopté.


M. Royer de Behr, retenu par une indisposition, demande un congé d'un jour.

- Accordé.

Projet de loi de réforme électorale

Discussion des articles

Chapitre premier. Elections communales

Article premier

M. le président. - La parole est continuée à M. Demeur.

M. Demeur. - J'ai hésité à prendre de nouveau la parole.

Au point où la discussion est arrivée, nous en connaissons le résultat : la loi' sera votée à une grande majorité ; le seul point qui semblé rester encore douteux, le seul point sur lequel la discussion puisse encore rouler utilement, quant à son résultat immédiat, est de savoir si, à la condition du cens qui est exigée de l'électeur par le projet du gouvernement, on ajoutera, sous une forme quelconque, une condition de capacité, la condition de savoir lire et écrire. Et comme j'avais laissé à d'autres orateurs le soin d'examiner ce point, j'hésitais à prendre encore la parole.

Si je m'y suis décidé, c'est par cette considération qu'à mes yeux la loi que nous allons voter sera éminemment temporaire ; elle laissera debout toutes les questions qui sont posées aujourd'hui, car rien ne sera changé en principe : elle amènera seulement, dans le chiffre du cens exigé de l'électeur, une légère réduction pour la commune et la province. Le lendemain du jour où la loi sur la réforme électorale paraîtra au Moniteur, la question de la réforme électorale sera posée dans l'opinion publique comme hier, comme aujourd'hui.

D'ailleurs, je crois qu'il importe que chacun ici exprime, sur le principe même du droit électoral, sa manière de voir. Quant à moi, je n'entends pas reculer devant l'exposé de ma pensée.

Je crois que nous ne pouvons jamais faire une bonne loi si nous ne recherchons, avant tout, ce qui est juste, ce qui est conforme à la raison et à la logique.

Avant-hier, on développait cette idée que les systèmes politiques étaient tout ce qu'il y a de plus illogique, de plus irrationnel, et l'on semblait redouter que la raison s'introduisît dans la politique. Je professe une opinion contraire : je crois que les relations entre les hommes sont régies par des règles de droit naturel ; je crois que les hommes d'Etat, si élevés qu'ils soient, ne créent pas ces règles ; que notre rôle est de les chercher ; que nous devons les formuler. Ce n'est qu'à cette condition que nous arriverons à une législation véritablement stable.

Lorsque le Congrès, en 1831, a formulé la Constitution belge, il n'a pas reculé, en dehors du droit de suffrage, dans la recherche du droit. A cette époque, le continent européen tout entier était en quelque sorte voué au despotisme, et les libertés politiques n'existaient pour ainsi dire nulle part.

Le Congrès s'est demandé quel est le droit, en ce qui concerne la liberté de parler, la liberté d'écrire, la liberté d'enseigner ; et il l'a proclamé : il a inscrit, sans peur, ces libertés dans la Constitution dont nous sommes éminemment fiers. Il a fait alors ce saut dans l'inconnu qu'on redoute tant aujourd'hui. Car, je vous le demande, messieurs, lorsque ces principes ont été inscrits dans la Constitution, où avaient-ils été appliqués comme ils l'ont été depuis lors ? En matière de droit de suffrage, le Congrès n'a pas été guidé par les mêmes idées : à cette époque aussi, dans toute l'Europe il y avait, quant au droit de suffrage, une législation bien différente de celle qui régit aujourd'hui presque tous les peuples.

(page 1084) A cette époque, le droit de suffrage était un privilège et une exception, dans presque tous les Etats du monde. Ceux qui aujourd'hui possèdent le suffrage universel, les Etats-Unis d'Amérique, la Suisse, la France, l'Espagne, le Wurtemberg, d'autre pays encore, avaient une législation entièrement différente.

A cette époque cependant, le Congrès a adopté pour la Belgique la législation la plus avancée en matière de droit de suffrage ; mais il n'a pas, à ce point de vue, consacré, même en germe, le droit naturel. C'est à peine s'il s'est demandé quelle est la nature du droit de suffrage.

On nous a dit ici que l'électoral est une fonction ; que l'électeur est un fonctionnaire, et c'est en partant de cette idée que certains esprits ont été jusqu'à vouloir donner une indemnité à l'électeur, une indemnité de déplacement. Et, en effet, si l'électeur remplit une fonction et rend un service, il faut le payer. Mais je dois reconnaître que jamais cette idée n'est arrivée à l'état de projet de loi.

Si l'électeur remplit une fonction, pourquoi ne lui donnerait-on pas aussi une pension ?

Si l'électeur est un fonctionnaire, s'il exerce un mandat, je demande où est le mandant.

Voilà la question à laquelle on n'a jamais répondu. Où est le mandant ? Ce n'est pas le gouvernement. On ne dira pas que l'électeur est un fonctionnaire du gouvernement. Sera-ce le législateur qui confère le mandat à l'électeur ? Mais c'est le législateur qui est nommé par l'électeur, et il serait peu rationnel de dire que le législateur est à la fois le mandant et le mandataire de l'électeur. (Interruption.)

Il a un mandat fictif, me dit l'honorable M. Julliot, de la part de ceux qui ne sont pas électeurs.

Chose que l'on n'a jamais vue, c'est l'incapable qui a conféré le mandat ! c'est l'intelligent, c'est la personne exclue du droit de suffrage qui a donné pouvoir à l'électeur ! Mais cela est contradictoire ! Si on ne peut pas nommer le législateur, parce qu'on est incapable, si on ne peut pas donner mandat au législateur, on ne peut pas donner mandat à l'électeur. On dit un mandat fictif, le mot « fictif » est parfaitement exact ici : il ne peut exister que dans l'imagination de l'honorable M. Julliot.

Où ce mandat a-t-il été donné ? Dans le présent, dans le passé ou dans l'avenir ?

Le mandat est une chose sérieuse. Vous ne pouvez trouver dans l'histoire d'aucun peuple aucune époque où les femmes et les enfants réunis auraient donné un mandat à une partie de la société pour les représenter.

Adressez-vous au premier électeur venu, et demandez-lui s'il se considère comme un fonctionnaire. Il vous répondra : Non ; il répondra : j'exerce mon droit.

Mais on dit : « L'électeur, en votant, ne doit pas se placer au point de vue de son intérêt ; il doit envisager la chose publique, il doit tenir compte de l'intérêt des incapables. » Cela est vrai ; il en résulte que l'électorat, qui est l'exercice d'un droit, est en même temps l'accomplissement d'un devoir. Mais vous ne pouvez y trouver une fonction ; car il faudrait dire alors qu'un journaliste est un fonctionnaire.

Lorsqu'il use du droit naturel d'écrire, le journaliste doit s'inspirer non seulement de son intérêt, mais encore et avant tout de l'intérêt public. Qui soutiendra que le journaliste est un fonctionnaire ?

Appliquez cette idée à tous les droits de même nature. Voici la puissance paternelle ; elle ne s'exerce pas dans l'intérêt du père ; elle s'exerce avant tout dans l'intérêt d'un incapable, d'un enfant ; le père est-il par cela même un fonctionnaire, le mandataire de l'enfant ? Non ; le père exerce un droit naturel.

On dit encore : Si l'électorat est un droit naturel, il n'y a plus lieu de discuter ; proclamons que tout le monde, sans exception, a le droit de suffrage ; vous ne pouvez établir d'exceptions ; vous n'en ayez pas le droit. Toutes les restrictions sont illégitimes.

Cela n'est pas sérieux, messieurs. Il n'y a pas un seul de nos droits naturels qui ne soit réglé par le législateur. Le droit de propriété est bien, je pense, un droit naturel. Est-ce que vous pouvez l'exercer autrement que sous les restrictions déterminées par la loi ? Mais tous les droits civils ne sont-ils pas subordonnés à des conditions ? L'exercice de ces droits n'est-il pas, par exemple, subordonné à la condition d'âge ? La loi n'en prive-t-elle pas, dans certains cas, le citoyen ? On ne peut pas dire dès lors que le droit de suffrage, parce qu'il est un droit naturel, doit être conféré nécessairement à tous. Il touche de plus près que tout autre droit à l'intérêt public et l'on trouve dans cette circonstance les motifs de restrictions qui n'existent pas en d'autres matières.

Mais entre votre thèse et la nôtre, il y a une différence capitale. Nous disons, nous : Le droit de suffrage, c'est la règle pour l'homme ; pour en priver un homme, il faut une raison.

Les exclusions doivent être motivées. La présomption de capacité est inhérente à la qualité d'homme.

Sous ce rapport, je ne pourrais mieux exprimer ma pensée que ne le faisait, lors de la discussion de la réforme électorale au parlement, un ministre éminent de la Grande-Bretagne, M. Gladstone, lorsqu'il disait : « C'est à vous de prouver aux ouvriers qu'ils sont incapables d'exercer le droit qui appartient moralement et naturellement à chaque citoyen. »

Sur ce terrain, messieurs, il y a une différence complète entre l'opinion des honorables MM. Sainctelette et Frère-Orban et la nôtre ; c'est là, je pense, le point de désaccord entre les deux fractions du parti libéral.

Ce désaccord existe également dans les mêmes termes, de l'autre côté de la Chambre. Vous y trouvez les défenseurs de l'opinion de M. Frère, vous y trouvez aussi des défenseurs de notre opinion.

La Chambre a choisi, comme rapporteur de la section centrale, l'honorable M. Royer de Behr. Eh bien, quelle est son opinion sur cette question ? La voici : « Au point de vue philosophique, absolu, il est, ce me semble, incontestable que tout homme, quel qu'il soit, soumis à une législation déterminée, a le droit de faire connaître sa volonté en ce qui concerne la législation ; c'est là ce qui constitue la souveraineté nationale. »

Dans une autre discussion, il disait : « Ce qui nous sépare, c'est que le gouvernement veut maintenir le cens (il s'adressait au gouvernement libéral) dans le présent comme dans l'avenir, quelque éloigné qu'il soit, tandis que plusieurs de mes amis et moi, nous croyons qu'il faut, par des réformes successives et modérées, se préparer à l'avènement possible, je dirai probable du suffrage universel. »

Ces opinions ne sont pas celles de l'honorable M. de Theux ; elles ne sont pas non plus, je pense, celles de la majorité de la droite.

L'assemblée, sous ce rapport, ne peut se diviser en catholiques et en libéraux ; elle se diviserait bien plutôt en ceux qui veulent restreindre le droit de suffrage et ceux qui veulent l'étendre.

Messieurs, arrivons à l'application, car s'il est nécessaire au législateur, s'il est nécessaire à tout le monde d'avoir une idée bien fixe sur la nature du droit de suffrage, au point de vue théorique, l'application peut et doit varier selon les pays, selon les temps. Il faut tenir compte de l'histoire d'un peuple, de ses mœurs, de ses habitudes, lorsqu'on veut lui appliquer une législation quelconque, et cela est vrai surtout dans une matière aussi importante. Aussi ce principe, qui est admis maintenant à peu près dans le monde entier, ce principe que le suffrage est un droit naturel, est appliqué d'une façon bien différente selon les pays.

Ici le principe a amené une masse énorme d'électeurs, parce qu'on a jugé à propos, à tort ou à raison, je n'agite pas la question, de réduire le nombre des exclusions.

En France, il y a 267 électeurs sur 1,000 habitants, mais il n'en est pas de même dans les autres pays, qui sont considérés comme régis par le suffrage universel.

En Suisse, vous avez 238 électeurs par 1,000 habitants.

En Espagne, il y en a 230.

En Prusse, où vous avez aussi le suffrage universel dans certaines conditions spéciales, il y a 208 électeurs par 1,000 habitants.

En Danemark, là aussi le principe a été admis. Tout le monde est électeur, sauf ceux qui sont au service d'autrui et les secourus ; seulement il faut avoir trente ans pour être électeur. Dans ce pays, vous avez 154 électeurs sur 1,000 habitants.

En Angleterre, à l'heure qu'il est, il y en a 89 ; - je parle des élections pour le parlement - et chez nous, nous en avons 21.

Vous voyez donc que nous avons de la marge, et il me semble qu'on est mal venu de dire que ceux qui demandent l'extension du droit de suffrage veulent par cela seul le suffrage universel. Non, cela n'est pas exact. Car vous en conviendrez, entre le chiffre de 21 pour la Belgique et le chiffre de 267 en France, il y a une énorme différence.

Je crois, messieurs, que le projet du gouvernement n'est pas suffisant ; en maintenant le principe du cens, il empêche l'avènement au droit électoral de classes nombreuses de citoyens qui en sont dignes, mais qui ne payent, pas l'impôt direct. Pour certaines catégories, vous aurez beau abaisser le cens ; elles payent les impôts indirects et ne payent pas les impôts directs, dont le payement est nécessaire à l'attribution du droit de suffrage.

C'est ce que j'ai montré par des chiffres, auxquels, on a essayé de répondre et qu'on ne parviendra pas à détruire.

J'ai essayé de décomposer ce million d'hommes, ce million de Belges majeurs qui seront encore exclus du suffrage à la commune, nonobstant l'adoption du projet du gouvernement, et je me suis permis de citer d'assez nombreux chiffres qui ont paru, paraît-il, dignes d'intérêt à M. le ministre de l'intérieur.

(page 1085) M. le ministre de l'intérieur a été touché de mon allégation que les maîtres meuniers, les instituteurs et d'autres catégories de citoyens sont, en grand nombre, exclus du droit de suffrage, même dans son système et le seront quoi que fasse le gouvernement si le cens est maintenu. M. le ministre de l'intérieur a consulté son honorable collègue des finances et celui-ci a produit des documents d'après lesquels les catégories de personnes que j'ai citées deviennent électeurs. La statistique serait donc inexacte ?

M. Jacobs, ministre des finances. - Vous en faites un mauvais usage.

M. Demeur. - Voyons. Je reprends les exemples choisis par M. le ministre de l'intérieur.

J'ai trouvé dans une statistique que les maîtres meuniers sont en Belgique au nombre de 4,149 ; une autre statistique constate que 2,249 seulement sont électeurs pour les Chambres. Enfin, je trouve que dans les villes de plus de 10,000 âmes, qui renferment près d'un quart de la population du pays, le projet du gouvernement n'amène, dans cette profession, que 61 nouveaux électeurs pour la commune.

La proportion de ces nouveaux électeurs sera plus considérable dans le reste du pays, parce que le. nombre des meuniers est beaucoup plus grand dans les petites villes et dans les communes rurales que dans les villes de plus de 10,000 âmes ; je le veux bien ; mais doublez, triplez, si vous voulez, cette proportion, et vous arriverez toujours à constater des exclusions nombreuses et injustifiables.

Il doit en être ainsi, car enfin vous avez le meunier et son fils.

- Un membre. - Et l'âne.

M. Demeur. - Celui-là, je ne veux pas en faire un électeur. Le père a 50 ou 60 ans ; le fils, 25 ou 50.

Le fils qui gérera, en réalité, la maison, n'est pas électeur parce que c'est le père qui paye les impôts.

- Un membre. - Le fils n'est pas maître meunier.

M. Demeur. - Classez-le comme vous voulez, je dis que, dans votre système, il ne peut pas être électeur.

J'ai cité d'autres catégories de professions dans lesquelles la même chose se produit ; on peut dire que cela se produit dans toutes les professions. Voyons l'instituteur.

J'ai prouvé par des chiffres que, dans votre système, plus des cinq septièmes des instituteurs et professeurs resteraient exclus du droit de suffrage, même pour la commune. M. le ministre de l'intérieur a produit d'autres chiffres pour établir que l'instituteur ne sera pas exclu ; il payera, dit-on, plus de 10 francs d'impôt personnel ; une habitation d'une valeur locative de 100 francs, taxée à 4 p. c, un mobilier de 200 francs, taxé à 1 p. c, trois fenêtres, à 84 centimes, un foyer, à 84 centimes ; bref, avec les 10 p. c. additionnels, on arrive à 10 francs et des centimes d'impôt personnel payés par l'instituteur.

Eh bien, ces chiffres reposent sur une hypothèse évidemment inexacte, et l'honorable M. Frère-Orban, qui a été ministre des finances, vous dira que la valeur locative qui donne lieu à la perception d'un droit de 4 p. c, ce n'est pas la valeur locative réelle.

Il faut distinguer entre la valeur imposable et la valeur réelle. C'est cette distinction qui explique ce fait extraordinaire que vous a exposé l'honorable M. Frère-Orban, à savoir qu'il y a en Belgique, sur 900,000 maisons habitées, plus de 450,000 maisons d'un loyer annuel de moins de 42 fr. 32 c.

M. Frère-Orban. - 468,000.

M. Demeur. - Donc plus de la moitié.

Ce chiffre, vous l'avez trouvé dans les annexes au budget des voies et moyens, relatives à la contribution personnelle.

M. Frère-Orban. - Ce n'est pas là que j'ai pris ma statistique.

M. Demeur. - Soit. Cela importe peu, mais vous avez dit qu'en Belgique, il y a une moitié des maisons dont le loyer est inférieur à 42 fr. 32 c.

Messieurs, lorsque ce chiffre a été énoncé par l'honorable M. Frère, je me suis dit : C'est impossible. Et cependant le chiffre est exact, pour le receveur des contributions.

En effet, il y a la valeur locative imposable et la valeur locative réelle. La première est bien inférieure à la seconde. Tout le monde sait cela._

Ce vice de notre législation que je signale à l'honorable ministre des finances, il provient d'une loi qui date de 1831, qui aurait dû être modifiée depuis longtemps et qui permet au locataire de se référer, pour les quatre premiers bases de la contribution personnelle, à la déclaration de l'année antérieure.

Il en résulte que la valeur locative imposée aujourd'hui n'est généralement pas plus élevée que la valeur locative antérieure à 1831. Aussi, la contribution personnelle ne rapporte pas 3 millions à l'Etat, du chef de la valeur locative.

Il faut tripler la valeur locative imposable pour avoir la valeur locative réelle.

M. Frère-Orban. - Non.

M. Demeur. - Je donne ce chiffre parce qu'il m'a été fourni par des personnes compétentes.

Un de mes collègues, ce matin, m'indiquait le chiffre de son loyer. Il s'agissait d'une maison à Bruxelles. Or, le chiffre de la valeur locative, renseigné sur le billet des contributions, est au loyer réellement payé comme un à trois.

M. Frère-Orban. - Votre raisonnement est juste, en ce sens que la valeur locative ne correspond jamais avec le loyer réel.

Mais, si l'on compare l'ensemble des valeurs locatives déclarées à l'ensemble des évaluations cadastrales qui ont été faites récemment, la somme des deux parts, si mes souvenirs ne me trompent point, ne diffère pas considérablement.

M. Brasseur. - Il y a un tiers d'écart dans les villes.

M. Frère-Orban. - Je parle de la valeur locative déclarée et des évaluations cadastrales. Vous parlez des loyers, ce qui est différent.

M. Demeur. - Je maintiens la proportion indiquée ; il faut multiplier par trois. De là l'inexactitude des chiffres cités par M. Kervyn. M. le ministre suppose que les instituteurs et les professeurs payent la contribution personnelle sur une valeur locative de 100 francs. Mais d'abord je remarque que tous ceux qui sont logés en appartement sont exclus du droit électoral, car ils ne payent pas la contribution personnelle. J'ajoute que l'école est exempte du payement de la contribution personnelle, sauf la partie occupée particulièrement par l'instituteur. Eh bien, je crois pouvoir dire que dans aucune commune rurale cette partie de l'école ne sera estimée à une valeur locative imposable de 100 francs. (Interruption.) Il ne peut y avoir de doutes à cet égard. (Nouvelle interruption.)

S'il n'en était pas ainsi, comment se ferait-il qu'il eût en Belgique tant de maisons qui n'ont pas un valeur locative de 42 fr. 32 c. ?

Je le répète donc, le doute n'est pas possible à cet égard ; on a beau faire des hypothèses, les chiffres que j'ai cités ne peuvent pas être discutés : nous avons 7,000 professeurs et instituteurs du sexe masculin. Eh bien, combien y en a-t-il qui soient électeurs ? Vos statistiques le disent : il y en a 762 pour les Chambres. Combien y aura-t-il d'électeurs nouveaux ? D'après vos statistiques, dans les villes de plus de 10,000 âmes, il y en a 125 qui payent de 10 à 20 francs et 167 qui payent de 20 à 40 francs.

Ne dites donc pas que les instituteurs deviendront électeurs.

Il y a une autre considération, sur laquelle je passerai succinctement, qui prouve qu'aujourd'hui le cens n'a plus la raison d'être, comme base du droit de suffrage, qu'il avait en 1831.

En effet, depuis 1831, il s'est produit dans la fortune des citoyens, dans le mode de représentation de la fortune, des changements considérables dont le législateur devrait tenir compte. Il y a aujourd'hui, dans notre pays, des valeurs considérables qui se comptent par milliards, qui payent l'impôt direct plus ou moins, mais qui ne comptent pas pour la formation du cens électoral.

II y a telle usine, tel établissement qui donnait autrefois naissance à la formation d'un certain nombre d'électeurs et qui n'en donnent plus du tout aujourd'hui.

Les valeurs émises par les sociétés anonymes, par exemple, les actions et les obligations, représentent pour la Belgique environ un milliard et demi de capital. Vous prétendez que le cens est une garantie de fortune ; mais je dis que cette garantie peut résulter d'autre chose ; et, en effet, un milliard et demi est possédé par un grand nombre de citoyens, sans que cette somme énorme exerce aucune influence sur le cens électoral.

L'impôt sur les mines est payé, en réalité, par les actionnaires et les porteurs d'obligations, mais il ne compte pas pour former le cens.

En ce qui concerne le droit de patente, en 1864, il a produit 4,179,000 francs et la part payée par les sociétés anonymes était déjà de 730,000 francs, soit près d'un cinquième. Voilà un impôt direct, compris dans les 37,000,000 d'impôts directs qui sont censés donner naissance au droit électoral et qui cependant n'y contribue pas pour un centime.

Les compagnies de chemins de fer ont remplacé les messageries, les voituriers, etc., occupant un personnel nombreux, dans lequel il y avait bon nombre d'électeurs.

(page 1086) Or, la compagnie de chemin de fer est un être moral qui paye des impôts et qui n'est pas électeur ; la plupart de ses employés ne sont pas électeurs ; et voilà ce qui explique comment, malgré l'accroissement considérable de la fortune publique, le nombre des électeurs n'a pas augmenté en réalité, si l'on tient compte de l'accroissement de la population.

En dehors des 1,500 millions de francs que je signale, vous avez les emprunts émis par les villes, par les provinces, par l'Etat.

M. Coomans. - Et les banques.

M. Demeur. - Je les ai comprises dans les sociétés anonymes.

Ces emprunts représentent environ un milliard. L'ouvrier qui, autrefois, consacrait ses économies à l'achat d'un lopin de terre, préfère aujourd'hui les appliquer à l'acquisition de ces titres d'emprunts. Il ne paye pas l'impôt qui pourrait le rendre électeur, et, cependant, il a une fortune qui, selon vous, est la garantie à exiger de celui qui exerce le droit électoral.

Voici une autre catégorie de valeurs qui ne comptent pas dans le cens électoral et qui représentent au moins un milliard ; ce sont les créances hypothécaires. Il y a encore les titres émis par des Etats étrangers et dont une notable partie est dans des mains belges. Je n'oserais pas évaluer le chiffre ; mais, certainement il y en a pour plus d'un milliard en Belgique. Savez-vous quelle portion de la fortune publique tout cela représente ? Je me garderai bien de donner un chiffre comme positif ; mais à titre d'approximation, je dirai que cela représente un cinquième, peut -être le quart de la fortune de tout le pays. C'est là encore une considération qui doit mériter votre attention et vous déterminer à écarter le cens comme condition du droit de suffrage.

Quelques mots maintenant sur le système que nous avons présenté à la Chambre.

Nous proposons l'exclusion du cens, considéré comme condition du droit électoral. Nous ne reconnaissons le droit de suffrage pour la commune et pour la province qu'au citoyen qui sait lire et écrire. Je n'insisterai pas sur cette condition. D'autres que moi en ont démontré l'importance et la valeur. Je veux seulement noter que cette condition a été défendue par un de nos collègues, qui aurait dû, me semble-t-il, la soutenir dans le rapport qu'il vous a présenté, par l'honorable M. Royer de Behr. Je ne veux pas fatiguer la Chambre de citations, mais dans la séance du 26 mars 1806, l'honorable M. Royer a déclaré qu'il était partisan de l'adjonction aux listes électorales des citoyens sachant lire et écrire.

Il y a, dans notre amendement, d'autres conditions pour l'exercice du droit électoral,

Nous exigeons notamment une résidence pendant un certain temps dans la commune. L'honorable M. Frère a dit avant-hier que cela n'était pas rationnel. Il n'a pas trouvé d'autre argument, pour combattre notre proposition que de dire : « Demandez à chacun des membres de la Chambre, domiciliés en province, s'il habite sa commune pendant douze mois consécutifs. »

D'après l'amendement qui est proposé, il faut, pendant les deux années qui précèdent la révision des listes électorales, avoir habité pendant douze mois consécutifs la commune. Aucun de nous, a dit l'honorable M. Frère, n'habite une commune d'une manière consécutive pendant douze mois.

Cet argument n'est pas sérieux ; je suis convaincu que si l'honorable M. Frère s'adressait à chacun de vous en particulier, vous lui répondriez : l'un, j'habite Liège ; l'autre, j'habite Mons. La réponse est écrite d'ailleurs.

Voyez l'état d'émargement des indemnités des membres de la Chambre. Celui qui n'habite pas Bruxelles peut seul signer cet état. La Constitution ne permet de toucher l'indemnité qu'à ceux qui habitent hors de Bruxelles.

Nous avons dit : il faut occuper pendant douze mois consécutifs la même habitation.

Cette disposition paraît exorbitante. (Interruption.)

Je dirai à l'honorable M. Frère que moi, personnellement, je ne tiens pas à ces mots : la même habitation. S'il veut présenter un sous-amendement à cet égard, je serai le premier à y souscrire.

Notre pensée a été avant tout d'exclure du droit de suffrage communal celui qui' n'a pas un intérêt dans la commune. Il ne suffit pas de savoir lire et écrire, il faut que l'électeur ait un intérêt réel dans la commune.

Je suppose un ouvrier qui a une habitation dans la commune, qui y a son domicile réel ; il va travailler à l'étranger. Eh bien, s'il conserve son habitation dans la commune, s'il reste un lien entre lui et la commune, il y conservera le droit de suffrage. Mais s'il n'y a plus d'habitation, alors même qu'il y conserverait son domicile réel, il n'a plus un intérêt suffisant aux affaires de la commune et il perdra son droit de suffrage, cela est rationnel ; nous avons établi cette disposition d'après la loi anglaise. L'honorable M. Sainctelette a trouvé que nous avions très mal à propos pris cette disposition dans la loi anglaise, parce que le bourg, la paroisse, la commune, en Angleterre, sont dans une situation autre que la commune belge. Il nous a fait à cette occasion une longue dissertation ; il a dit qu'en Angleterre pour être électeur à la commune, il faut payer la taxe des pauvres. Mais cette objection est un hors d'œuvre et M. Frère-Orban a dit avant-hier, avec raison, que la disposition proposée se trouve dans la loi anglaise du 15 août 1867, relative, aux élections pour le parlement. Là le payement d'aucune taxe n'est exigé de l'électeur qui occupe pendant un certain temps un appartement garni.

M. Frère-Orban objecte, à son tour, que, dans la loi anglaise, il y a un minimum de loyer, 10 liv. st., sans le payement duquel on ne peut être électeur.

Nous n'avons nullement oublié cette condition. Mais nous nous sommes demandé si ce ne serait pas créer de trop grandes difficultés que d'introduire dans la loi l'obligation de payer un minimum de loyer. En effet, lorsqu'il s'agit de constater le savoir lire et écrire, on trouve déjà qu'il y a les plus grandes difficultés. Que serait-ce donc s'il fallait estimer les loyers ?

Faudrait-il aussi nommer un jury pour constater si vous payez réellement le loyer qui sera indiqué, si la maison vaut bien la somme que vous déclarez, si la quittance que vous produisez est bien exacte ?

Ce sont ces difficultés que nous avons voulu éviter et que nous pouvions écarter avec d'autant plus de raison que nous exigeons de l'électeur une condition principale, qui ne se trouve pas inscrite dans la loi anglaise : la condition de savoir lire et écrire.

En excluant en outre du droit électoral ceux qui n'ont pas dans la commune une habitation à titre de propriétaire, d'usufruitier ou de locataire, en excluant ceux qui sont secourus par le bureau de bienfaisance, nous pensons avoir suffisamment étendu les incapacités électorales. Les domestiques, les soldats ne sont pas électeurs dans notre système.

M. Frère-Orban. - Vous n'excluez pas les domestiques.

M. Demeur. - Je vous demande pardon : les domestiques n'occupent pas la maison à titre de propriétaire, d'usufruitier ou de locataire.

M. Frère-Orban. - Votre amendement donne le droit de suffrage à celui « qui, à raison de ses fonctions, jouit d'une habitation particulière à laquelle il a droit, indépendamment de son traitement. »

M. Demeur. - Cela est vrai. Mais qui a jamais entendu parler du traitement du domestique ? Le domestique a un salaire ; et il faut y mettre de la mauvaise volonté pour prétendre qu'il jouit d'un traitement. (Interruption.)

En vérité, messieurs, je crois que les préoccupations de l'honorable M. Frère-Orban, ses craintes, ses défiances, quant à l'extension du droit de suffrage., sont tout à fait mal fondées. Et je ne comprends pas que l'expérience, puisqu'on parle tant d'expérience, ne lui ait pas aujourd'hui donné ses apaisements.

M. Frère-Orban est véritablement ingrat envers ce suffrage à 20 florins, qu'il a encore qualifié si durement naguère, en répétant le mot : à 20 florins vous aurez des serviteurs et non des électeurs ; car c'est ce suffrage à 20 florins qui l'a maintenu pendant quinze ou seize ans au pouvoir.

Et puisque nous parlions tout à l'heure de l'Angleterre, là aussi n'avons-nous pas un enseignement récent ?

Là aussi, c'est le parti conservateur qui a fait la loi électorale ; il l'a faite dans des termes plus larges que ceux précédemment proposés par le parti libéral anglais.

En Angleterre, il y avait, en 1867, eu égard à la population, le double d'électeurs de ce que nous avons en Belgique. Nous avons 21 électeurs pour les Chambres, sur 1,000 habitants ; en Angleterre, il y en avait environ 40. Il y avait un million d'électeurs. Qu'a fait le parlement ? La loi qu'il a adoptée le 15 août 1867 a porté le nombre des électeurs pour le Royaume-Uni à 2,500,000. C'est à l'occasion de cette réforme que lord Derby a prononcé ce mot : un saut dans l'inconnu. Quel a été le résultat ? On le sait aujourd'hui. Avant la réforme, on tenait en Angleterre le langage que vous tenez ici. On disait que, parmi les nouveaux électeurs, il n'y aurait que des serviteurs, ou des gens qui ne se soucieraient pas d'élections ; ce serait le triomphe de l'ignorance Ces raisons ont été dites ; elles n'ont pas arrêté le parlement anglais et quel a été le résultat ? Le voici : j'extrais ces chiffres du Journal des Débats du 10 décembre 1868, quelque temps après les élections qui avaient suivi la dissolution du Parlement.

(page 1087) « Les chiffres disent tout ; 2,201,769 électeurs ont pris part au vote dans le Royaume-Uni et ils ont donné au parti libéral 326,709 voix de majorité. On avait prétendu que les nouveaux électeurs ne feraient pas cas de leur privilège, mais il s'est trouvé au contraire qu'ils ont mis beaucoup d'empressement a se faire inscrire sur le registre et à se présenter au poll. »

Et dans un autre passage du même article, je lis : « La majorité libérale dans le nouveau parlement est de 105. C'est la plus forte majorité qu'aucun parti ait obtenue aux élections depuis et y compris l'élection de 1835. »

Vous voyez que les résultats ont été tout différents de ceux qui étaient attendus par les conservateurs, qui ont fait la réforme.

Quant à moi, je le répète, je n'attache pas d'importance au projet du gouvernement. Il ne change pas la situation. Il y a une situation dont le gouvernement ne tient pas, ne veut pas tenir compte : c'est la nécessité d'introduire l'élément ouvrier dans le corps électoral. L'honorable M. Kervyn disait : L'ouvrier n'est pas exclu ; car quand il devient maître, il est électeur. Soit ! mais, en vérité, cela ne me paraît pas tout à fait suffisant pour garantir les droits et les intérêts de l'ouvrier ! L'ouvrier restera exclu absolument du droit de suffrage, à moins que, par une circonstance quelconque, il paye l'impôt, non pas comme ouvrier, mais à quelque autre titre.

Je signalais l'autre jour ce fait qu'avec votre système, il y aura a Jemmapes, 700 cabaretiers électeurs. Il y a maintenant dans cette commune 206 électeurs, et vous allez en avoir 1,025. Eh bien, dans ces 1,025 électeurs, il y aura 700 cabaretiers, je vous en préviens. Et parmi ces cabaretiers, il y a beaucoup d'ouvriers, des ouvriers charbonniers. Mais l'ouvrier par lui-même n'a aucun droit ; c'est comme cabaretier qu'il sera exceptionnellement électeur.

Eh bien, je vous en supplie, que ceci attire votre attention ; c'est là une situation d'une gravité extrême, qui dure depuis longtemps, mais qui ne peut pas durer toujours. Il y a là non seulement le nombre, il y a des intérêts qui ont droit à être représentés. L'honorable M. Frère-Orban disait avant-hier qu'un bon système électoral devait être la représentation de tous les intérêts.

D'accord, mais je le demande, pourquoi excluez-vous systématiquement et quand même l'ouvrier ? C'est un danger. Il y a danger à écrire dans la loi que le pays est divisé en deux parties : ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas.

Il y a danger à dire : Ceux qui possèdent nommeront les conseils communaux, les conseils provinciaux, les sénateurs, les représentants ; ils seront les maîtres. Les autres n'auront aucun droit.

Messieurs, il est impossible qu'un pareil état de choses dure, quoi que nous fassions. Cela ne dépendra ni de vous ni de moi. Nous n'aurons pas toujours les temps calmes dont nous jouissons.

La Belgique a en cette bonne fortune, seule en Europe, de profiter plutôt qu'elle n'a souffert de cette guerre affreuse qui vient d'ensanglanter la France ; mais, êtes-vous bien sûrs que l'orage n'éclatera pas tôt ou tard ? Vous regretterez alors amèrement d'avoir maintenu dans vos lois cette ligne de démarcation entre les bourgeois et les ouvriers ; de les avoir tenus séparés les uns des autres au point de vue politique, tellement qu'ils sont comme deux mondes à part. S'il arrive, par une circonstance quelconque, que ces deux mondes entrent en lutte, de tristes temps sont réservés à notre pays.

Voilà ce qu'il faut prévoir et éviter. Suivez le procédé de l'Angleterre qui n'a pas redouté d'introduire les ouvriers dans les comices électoraux. n adoptant notre amendement, vous arriverez à ce résultat. Faites-y des modifications si vous le voulez ; mais, quant à votre système de réforme, il ne donne aucune satisfaction à des intérêts trop longtemps méconnus.

M. Frère-Orban. - Je demande la parole pour un fait personnel.

M. le président. - Il n'y a rien de personnel dans le discours de M. Demeur.

M. Frère-Orban.- Dans son discours prononcé avant-hier, l'honorable M. Demeur m'a imputé une opinion qui n'est point la mienne.

M. le président.-Ce n'est pas un fait personnel. Faites-vous inscrire et vous répondrez à votre tour.

M. Frère-Orban. - M. Demeur prétend que j'ai préconisé le suffrage universel en 1864 et que, par une palinodie inexplicable, j'ai soutenu absolument le contraire en 1867. C'est évidemment là un fait personnel.

M. le président. - Parlez.

M. Frère-Orban. - Dans la séance du 27 de ce mois, l'honorable M. Demeur s'est exprimé ainsi :

« Croyez-vous, messieurs, que M. frère professait alors (en 1864) l'opinion que vous lui avez entendu développer aujourd'hui avec tant d'éloquence ? ouici ce qu'il disait ; il exprimait dans sa généralité l'opinion que nous défendais aujourd'hui. Vous allez l'entendre :

« Assurément, messieurs, notre cœur et notre raison nous disent que tous les hommes, réunis en société, doivent être appelés à participer à la gestion des affaires du pays. C'est là l'idéal à poursuivre. Mais pour en arriver là, il faut avant tout instruire les hommes ; il faut avoir des hommes suffisamment capables, je n'en demande pas davantage, de faire un choix avec discernement...

« L'instruction, comme base de ce droit, c'est là, messieurs, le principe qui paraît définitivement prévaloir surtout dans notre pays.

« Ainsi, l'idéal à poursuivre, c'est le droit de suffrage pour tous !

« Et cette parole est précisément le contraire de celle qui a été prononcée, en 1867, par l'honorable M. Frère lorsque, parlant du suffrage universel, il disait : '.

« Quant à nous, ni en un, ni en deux, ni en trois, ni en cinq actes, nous ne voulons y arriver. Est-ce clair ? »

« Je reprends la citation de 1864 ;

« L'instruction comme base du droit de suffrage, c'est là le principe qui paraît définitivement prévaloir surtout dans notre pays. »

Ainsi, l'imputation est bien précisée. J'ai préconisé le suffrage universel.

Je me suis montré l'adversaire du cens ; j'ai invoqué la substitution de la capacité au cens. Rien n'y manque, et, en 1867, j'ai dit absolument le contraire.

Messieurs, l'honorable membre a fait usage d'abord d'un procédé connu, mais un peu trop vulgaire.

Lorsqu'on s'empare d'un bout de phrase que l'on isole, et que l'on coud à un autre bout de phrase pris à une page de distance, on s'expose au reproche de dénaturer la pensée d'autrui.

Je suis porté à croire, et c'est la seule excuse de l'honorable membre, qu'il a pris cette citation dans quelque journal qui, déloyalement, de mauvaise foi, a voulu m'attribuer une opinion qui n'est pas la mienne. Il est absolument impossible que l'honorable membre ait énoncé ce qu'il a affirmé, s'il a lu mon discours. Il le reconnaîtra.

M. Demeur. - J'ai fait cette citation dans une conférence que j'ai faite il y a quatre ans et je l'ai retrouvée dans mes papiers.

M. Frère-Orban. - Dans des assemblées où l'on n'a pas de contradicteurs, de pareilles citations peuvent passer pour des vérités. Mais lorsqu'on les fait là où l'on rencontre des contradicteurs, on s'expose à de singuliers mécomptes.

Dans le discours que vous avez cité, j'attaquais le suffrage universel. Je me suis exprimé ainsi :

« Il y a quelques années, avant 1848, un certain nombre de personnes fondaient de grandes espérances sur l'abaissement du cens électoral, et même sur le suffrage universel. Dès ce temps, nous n'étions pas de leur avis. Après avoir vécu dans une longue opposition, après nous être trouvés dans cette situation où les partis commettent si facilement des fautes, en plein congrès libéral, nous élevions la voix en faveur des idées que nous préconisons encore aujourd'hui au pouvoir, c'est-à-dire qu'en matière électorale, ce qu'il faut, ce sont des électeurs, et non pas des serviteurs. (Voix à gauche. - Très bien ! C'est cela !) Ce qu'il faut, ce sont des hommes qui présentent des garanties de lumière, d'indépendance et d'ordre. (Interruption.)

« Voilà ce que les libéraux, que vous représentez comme des hommes violents et dangereux, disaient, lorsqu'ils étaient dans l'opposition ; ils ont à vous apprendre aujourd'hui, à vous, grand parti conservateur, que vous oubliez tous ces principes de prudence et de véritable modération, pour provoquer une réforme dont vous n'avez pas prévu les conséquences ni calculé les dangers.

« Messieurs, assurément notre cœur et notre raison nous disent que tous les hommes, réunis en société, doivent être appelés à participer à la gestion des affaires du pays. C'est là l'idéal à poursuivre. »

M. Demeur. - Ah ! cela y est, Arrêtez-vous là. C'est la question de principe.

M. Frère-Orban. - Arrêtez-vous là. Non, non, nous voulons une discussion un peu plus loyale. Vous allez voir :

« Mais pour en arriver là, il faut avant tout les instruire : il faut avoir des citoyens suffisamment capables, je n'en demande pas davantage, de faire avec discernement le choix de leurs mandataires.

« Ce n'est pas, messieurs, un droit qui appartienne à tous les hommes que d'être appelés à la gestion des affaires publiques. Etre mêlé aux affaires politiques comme électeur, comme représentant, c'est remplir (page 1088) une fonction. Pour remplir cette fonction, il faut réunir certaines conditions indispensables. Sans doute, pour l'admission au droit électoral, ces conditions peuvent être assez simples ; il suffit d'un certain degré d'intelligence et d'instruction pour pouvoir exercer utilement ce droit.

« A ce point de vue, messieurs, quelle signification faut-il attacher au cens électoral ? Est-ce, comme vous l'a dit l'honorable M. Royer de Behr, qu'on a voulu exclusivement avoir dans les collèges électoraux les représentants de la propriété ? Evidemment non ; on a cherché dans le cens une présomption de capacité ; ce n'est qu'un moyen, et c'est celui qui a paru le plus facile, pour arriver à reconnaître quels sont les citoyens aptes à être électeurs ; on a pensé que, généralement, ceux qui payent une certaine quotité d'impôt ont un degré suffisant d'intelligence, d'instruction et de moralité, pour exercer utilement, librement et consciencieusement le droit électoral. L'instruction comme base du droit électoral, c'est là, messieurs, le principe qui paraît définitivement prévaloir, surtout dans notre pays ; c'est là ce qui fait que vous chercherez en vain les alliés démocrates sur lesquels vous comptez. »

En ce point je me trompais, on a rencontré les alliés démocrates que l'on cherchait.

Mais, vous le voyez, non seulement je me prononçais contre le suffrage universel, mais je justifiais le cens, je le tenais pour une présomption de capacité. Je n'admettais pas que le cens ne fût que le signe de la propriété ; il indiquait certain degré d'intelligence, d'instruction, et c'est alors que j'énonçais cette idée, que l'instruction, comme base du droit, était le principe qui devait prévaloir.

Plus loin, je déclare « que le suffrage universel, dans l'état de nos mœurs, avec le degré d'instruction répandu dans les masses, nous conduirait bientôt à l'anarchie et au renversement de la monarchie constitutionnelle. »

Et l'on vient affirmer, avec une désinvolture incroyable, que j'ai changé d'opinion, que c'est en 1867 seulement que, chantant la palinodie, je viens attaquer le suffrage universel. L'honorable membre reconnaîtra loyalement qu'il s'est trompé. J'ai toujours soutenu ce que j'ai soutenu en 1867, ce que je soutiens encore aujourd'hui. Il est vrai que j'ai énoncé qu'il est éminemment désirable que tous les citoyens soient appelés à la gestion des affaires publiques, et cette opinion je n'ai pas cessé de la défendre.

Vous ignorez sans doute que parmi les publicistes les plus éminents, il en est qui soutiennent que cette participation de tous à la gestion des affaires publiques doit être recherchée, mais qui s'opposent avec la plus grande énergie à ce qu'un seul élément soit prépondérant, celui du nombre, ce qui se rencontre dans le système que l'on nomme le suffrage universel.

Il faut rechercher les moyens de faire participer le plus grand nombre possible à la gestion des affaires publiques, mais ne pas donner la prépondérance à une classe de la société.

Voilà l'opinion que j'ai défendue et je puis la placer sous l'égide des plus grandes autorités.

Messieurs, l'honorable M. Demeur a cru nécessaire de reprendre dans des discours, dans des circulaires, un mot, une phrase derrière laquelle il pût se retrancher pour prétendre que l'opinion qu'il soutient, et qui est ici isolée, est une opinion très répandue et l'opinion de presque tous les libéraux.

Je ne vois pas pourquoi il cherche à se cacher derrière le sentiment d'autrui.

Il invoque le nouveau symbole des apôtres de la substitution de la capacité au cens. (Interruption.)

Mais ce n'est là qu'une équivoque, chacun à sa manière de le comprendre. M. Demeur se place en vain derrière ses collègues qui y ont adhéré ; ils n'en tirent point les mêmes conséquences que lui ; ils le désavouent. (Interruption.)

Pourquoi n'adoptent-ils point votre proposition ?

M. Demeur. - Demandez-le-leur. (Interruption.)

M. Frère-Orban. - Ainsi, M. Orts que vous avez cité...

M. le président. - M. Frère, vous rentrez dans la discussion.

M. Frère-Orban. - Si l'on désire que je prenne la parole plus tard pour justifier ces diverses propositions, je suis prêt à le faire. Mais je constate dès à présent que les opinions qui m'ont été attribuées ne sont pas celles que j'ai professées.

M. Demeur. - Je demande la parole pour un fait personnel...

M. le président. - Il n'y a rien de personnel à votre égard dans les paroles prononcées par M. Frère ; il s'est borné à dire que vous avez été inexact.

M. Demeur. - Pardon M. le président ; M. Frère a prononcé un mot que je ne puis laisser passer sans protestation. Il a parlé de déloyauté.

M. le président. - Il a appliqué ce mot à des journaux dans lesquels il a supposé que vous aviez puisé vos renseignements.

M. Demeur. - Parfaitement. J'ai parfaitement compris et tout le monde a compris comme moi.

J'ai dit que j'avais pris mes citations dans des notes qui m'avaient servi pour une conférence à l'Association libérale de Bruxelles et M. Frère m'a accusé de lui avoir, en son absence, imputé des opinions qui ne sont pas les siennes.

Toutefois, en dernier lieu, par une étrange contradiction, il a fait appel à ma loyauté.

M. Frère-Orban. - Il n'y a pas la moindre contradiction. J'ai supposé que vous aviez puisé vos citations dans des journaux qui ont mal traduit ma pensée.

M. Demeur. - Vous avez dit qu'on pouvait parler comme je l'ai fait, dans des réunions où l'on ne rencontre pas de contradicteurs. Eh bien, cela est inexact et je ne permettrai à personne de soupçonner ma loyauté !

- Des voix. - Très bien !

M. Demeur. - Je ne l'ai jamais permis. Je suis au barreau depuis vingt et un ans et jamais un pareil reproche ne m'a été adressé.

Je ne permettrai pas non plus qu'on vienne me reprocher de me cacher derrière autrui, à moi qui ai toujours franchement exprimé ma pensée, à moi qui ai si souvent encouru le reproche de la formuler avec trop de franchise.

M. Frère m'impute de vouloir le suffrage universel. Comment donc se fait-il qu'en dehors de cette Chambre, j'aie tous les jours des querelles avec des amis politiques, précisément parce que je ne préconise pas le suffrage universel ?

Demandez à mes amis Janson, Robert et autres, qui sont partisans du suffrage universel, si je ne soutiens pas chaque jour que cela est inadmissible aujourd'hui en Belgique ; que ce serait un malheur pour mon pays que de passer tout à coup du suffrage restreint qui existe aujourd'hui au suffrage universel, qui appellerait du jour au lendemain 1,200,000 nouveaux citoyens à l'exercice du droit de suffrage. Sur le principe, sur l'idée générale, sur le but à atteindre, sur l'idéal à poursuivre, nous sommes d'accord. J'admets qu'il n'y a pas d'hommes investis, de par la naissance, de par la nature, d'un droit primordial, exceptionnel, privilégié.

Je ne connais pas de privilège de par la nature, ni de paria ; cela n'existe pas ; jamais on ne l'a reconnu chez nous ; on ne le reconnaît plus même aujourd'hui aux Etats-Unis, pour le nègre qui est électeur au même titre que le blanc. Et je dis que chez nous, tout Belge, à moins de raisons particulières, a le droit de prendre part aux affaires de son pays, de participer à la nomination de ses représentants. Il est soumis à la loi, et par conséquent, s'il n'y a pas de raison spéciale d'incapacité, on ne peut le priver du droit électoral. Voilà ma théorie. C'est aussi la vôtre ; c'est celle que je vous ai imputée.

« Sans doute, notre cœur, notre raison nous disent que tous les hommes réunis en société doivent être appelés à participer à la gestion des affaires du pays. C'est là l'idéal à poursuivre. »

Voilà votre opinion ; c'est aussi la mienne.

M. Bara. - C'est une plaisanterie. On n'entend pas ainsi le suffrage universel.

M. Demeur. - Mais, M. Bara, vous aussi avez exprimé la même opinion, vous aussi vous vous êtes déclaré, en principe, partisan du suffrage universel.

M. Bara. - C'est autre chose.

M. Demeur. - J'ai lu votre discours comme celui de M. Frère. J'en ai donné textuellement des extraits ; c'est en pleine et parfaite connaissance de cause que j'ai fait mes citations, d'après les Annales parlementaires ; et j'aurais parfaitement le droit de renvoyer à M. Frère le reproche qu'il m'a adressé.

Chaque jour ses journaux m'accusent de vouloir le suffrage universel purement et simplement, de suite, demain et, si l'on n'en veut pas, de conseiller les barricades. Voilà ce que disent chaque jour les journaux de M. Frère.

Eh bien, je dis que cela est faux ; consultez mes auditeurs de cette enceinte et du dehors, ils confirmeraient ce que je dis.

Les opinions que j'ai défendues ici, ce sont absolument celles que j'ai soutenues dans les associations libérales et dans les meetings.

Il résulte de tout ceci que si quelqu'un avait le droit de demander la parole pour un fait personnel, ce n'était pas M. Frère, mais bien moi.

(page 1089) M. Frère-Orban. - Je demande la parole. (Interruption.)

La Chambre a écouté l'honorable M. Demeur, et elle ne peut pas se dispenser, me paraît-il, de m'écouter aussi.

Je croyais que l'honorable M. Demeur, après la citation que j'ai faite, se serait empressé de reconnaître qu'il y avait erreur de sa part ; je croyais qu'après avoir affirmé que j'avais vanté le suffrage universel en 1864, que je m'étais ensuite rétracté et que je l'avais attaqué en 1867, je croyais que l'honorable M. Demeur aurait eu la loyauté de reconnaître qu'il s'était trompé.

Au lieu de cela, l'honorable membre feint de croire que je lui aurais reproché d'avoir fait de mauvaise foi, sciemment, une citation qu'il savait être complètement inexacte. M. le président lui a déjà fait observer qu'il se trompait sur ce point ; car j'avais eu soin de déclarer que je ne pouvais m'expliquer les assertions de l'honorable membre que par la circonstance qu'il avait emprunté la citation à un journal sans vérifier lui-même si elle était loyale.

Je n'ai pas accusé l'honorable membre de déloyauté, et il aura beau s'exalter et faire de l'indignation à ce sujet : il n'a d'autre but que de masquer sa défaite sur le point que j'ai signalé.

La vérité est que je n'ai pas professé l'opinion qui m'a été attribuée et que je n'ai pas eu à changer d'avis. J'ai professé le même sentiment aux deux époques qui ont été indiquées. J'ai justifié complètement le cens comme une présomption de capacité ; et j'ai déclaré alors, comme je le déclare encore aujourd'hui, qu'il serait très désirable que le plus grand nombre de citoyens pussent être admis à participer aux affaires publiques.

Mais ce n'est pas votre système, mais vous avez beau essayer des déguisements, votre système, c'est le suffrage universel. Sans doute, vous n'admettez pas les indigents, certains incapables et les indignes ; mais ces exclusions, dont j'ai tenu compte, ne modifient pas la nature essentielle du système qui est de donner l'empire au nombre, système qui est connu dans le monde par le nom de suffrage universel, si tous les citoyens maies et majeurs, sans exclusion, sans restriction, étaient appelés au vote, on compterait environ 1,400,000 électeurs, et faisant largement état de vos restrictions, j'ai supputé que votre proposition donnerait un million d'électeurs, et ce ne serait pas là, dût le chiffre être encore réduit, ce ne serait pas là le suffrage universel ? Vous avez beau vous en défendre : le suffrage universel constitue le caractère de votre proposition.

M. Sainctelette. - Au commencement de la séance, j'ai déclaré à M. le président que, lorsque M. Demeur aurait fini son discours, je réclamerais la parole pour un fait personnel.

M. le président m'a fait alors l'observation qu'il a adressée tout à l'heure à l'honorable M. Frère-Orban. Je me suis rendu à cette observation.

Mais depuis, M. le président est revenu sur sa jurisprudence en faveur de M. Frère-Orban. Je lui demande donc de vouloir bien en faire autant pour moi !

M. le président. - Parlez, M. Sainctelette.

M. Sainctelette. - Messieurs, l'honorable M. Demeur m'a reproché deux contradictions. Il m'a reproché de témoigner du mépris pour les électeurs qui reçoivent des visites des candidats, et du dédain pour les représentants qui font des visites personnelles ou qui vont au meeting, et il m'a dit : Vous, vous avez cependant été au meeting.

L'honorable M. Demeur a fort mal compris ma pensée. J'en appelle sur ce premier point au souvenir de toute la Chambre. J'ai dit qu'en principe l'électeur devrait être, selon moi, assez dévoué à la chose publique pour aller au scrutin sans y être poussé par des excitations extérieures et assez éclairé pour se décider sans avoir besoin de conseils. J'ai ajouté que deux faits attestaient, pour un certain nombre d'électeurs, qu'il n'en était pas ainsi, même sous le régime actuel ; que l'électeur avait besoin d'être attiré au scrutin par toute espèce d'interventions étrangères ; en second lieu, que ce qui prouvait que l'électeur n'était pas assez éclairé, et qu'il n'était pas assez au courant des hommes et des choses de son pays, pour faire à lui seul et par lui seul un choix convenable, c'était l'abus des visites personnelles. Je n'ai fait là, messieurs, que constater un usage que je regrette et que j'ai suivi comme tout le monde.

Je ne suis pas le seul ; tous vous devez, par exemple, regretter, comme moi, l'usage qui s'est introduit en Belgique de donner à dîner aux électeurs : tous vous devez avouer que c'est là un fait qui tend à donner aux élections un caractère très peu démocratique, à faire du mandat populaire une fonction aristocratique à la portée seulement d'un petit nombre de personnes ; tous, nous regrettons l'obligation où l'on est de donner à dîner aux électeurs, mais cependant tous ou presque tous nous subissons cet usage.

On peut donc, messieurs, constater un fait, en signaler l'influence fâcheuse et cependant en subir la nécessité.

Et d'ailleurs, messieurs, si j'ai adressé une circulaire aux électeurs, si j'ai été au meeting, c'était pour me défendre contre des circulaires qui avaient été publiées contre ma candidature, dans un meeting provoqué contre elle.

Voilà pour la première de ces prétendues inconséquences.

Voyons ce qui en est de la seconde. J'ai, dans mon discours, combattu deux propositions et j'en ai présenté une troisième. J'ai d'abord combattu la réforme électorale par la réduction du cens.

Or, dans la circulaire qu'a lue M. Demeur, la réforme électorale par la réduction du cens est écartée. Il n'y est positivement question que de la réforme électorale par l'adjonction et la substitution de la capacité au cens.

Sur ce premier point, pas de contradiction possible.

J'ai, en second lieu, combattu la proposition de l'honorable M. Jottrand, qui fait entrer dans le corps électoral tous les électeurs sachant lire et écrire.

Pourquoi l'ai-je combattu ? Parce que, selon moi, le fait de savoir lire et écrire, lorsqu'on le réduit aux simples termes de déchiffrer des caractères d'impression et de tracer des caractères d'écriture, n'est pas à mes yeux, un fait constitutif de la capacité, et parce que, du moment que vous allez plus loin, du moment que vous voulez autre chose que ce simple fait matériel, il faut entrer dans la distinction de ce qui est l'instruction d'avec ce qui est l'intelligence ; il faut apprécier le degré d'instruction ; il faut par conséquent faire des examens qui pourront avoir ici une tout autre portée que là, parce que, selon moi, c'est là faire un saut non pas seulement dans les ténèbres, mais surtout en plein arbitraire.

Eh bien, dans la circulaire que j'ai adressée aux électeurs, il n'y a rien qui m'ait engagé sur la question de savoir lire et écrire. Il n'en a pas été question et il n'en a pas été question non plus entre les signataires. La circulaire dit en termes généraux, par l'adjonction et par la substitution de la capacité au cens ; quant au degré de capacité, quant au mode de constatation de la capacité, il n'en a pas été dit un seul mot entre nous. J'étais donc parfaitement libre de ne pas vouloir de ce savoir lire et écrire, surtout après le commentaire qui en a été donné.

J'ai présenté une autre proposition. Elle tend à faire entrer dans le corps électoral un certain nombre de personnes dont la capacité est démontrée par la fonction elle-même.

Ces personnes sont : 1° les employés privés et jouissant d'un traitement de 1,500 francs.

M. Coomans. - Je demande la parole pour un rappel au règlement.

M. le président. - Vous avez la parole.

M. Coomans. - Messieurs, l'ordre du jour devient impossible et le tour d'inscription ne peut plus être suivi, si l'on considère comme fait personnel l'attribution erronée d'une opinion à un orateur.

Permettez-moi, messieurs, dans notre intérêt à tous, d'insister un moment sur la vérité que je viens d'énoncer.

Dès que l'on permet à un orateur, sous prétexte de fait personnel, de prendre la parole, d'empêcher ses collègues de la prendre, il dépend de cet orateur d'éterniser le débat et voici comment : il n'a qu'à attribuer aussi, dans le discours qu'il prononce, quelque chose d'erroné à un autre orateur. Celui-ci aura le droit de répondre ; il aura le même droit que celui qui a attaqué.

Le second orateur n'aura qu'à faire la même chose pour un ou pour plusieurs autres. Bref, on peut faire durer ce jeu quinze jours, trois semaines, et non seulement empêcher les orateurs inscrits de parler, mais empêcher les ministres de parler, ce qui, au point de vue constitutionnel, est un peu plus grave.

M. Orts. - Un ministre a toujours le droit de parler.

M. Coomans. - La demande de parole pour un fait personnel comme pour un rappel au règlement empêche un ministre de prendre la parole. C'est là ce que veut le règlement ; du moins c'est l'interprétation que je me permets d'en faire ; si elle est inexacte, elle ne détruira pas l'ensemble de mon argumentation.

Il faut reconnaître que, de fait personnel en fait personnel, alors qu'il n'y a pas même de personnalité en jeu, on fait du tort à tous les orateurs qui se sont préparés, et en même temps à nos débats.

Je demande donc que, ainsi que cela a toujours eu lieu, le fait personnel se réduise à une imputation plus que désagréable pour l'orateur, à une imputation qu'il lui importe de réfuter immédiatement. C'est là l'esprit du règlement.

(page 1090) $i l'honorable M, Frère avait attendu son tour de parole pour réfuter, a son point de vue, l'honorable M. Demeur, il aurait été parfaitement dans son droit et certainement il n'y eût pas perdu, vu qu'il ne m'est pas démontré du tout que sa réplique a été victorieuse. Il n'y avait donc pas péril en la demeure.

Mais je constate qu'au point de vue des auteurs du règlement, il faut que la séance ne finisse pas sans que celui d'entre nous qui aurait été accusé d'un fait grave ait eu l'occasion de se défendre.

Je demande que désormais on interprète le fait personnel comme il a été généralement entendu depuis que la Chambre existe.

M. le président. - J'y tiendrai la main.

Maintenant M. Sainctelette était inscrit ; il peut continuer.

M. Sainctelette. - 2° Les fonctionnaires et employés de l'Etat, des provinces et des communes et des établissements qui en dépendent, jouissant de 1,500 francs de traitement ; les avocats, médecins et pharmaciens, les ministres des cultes, lorsque ces ministres sont rétribués par l'Etat, et les instituteurs primaires diplômés, deux vastes catégories de personnes capables que la majorité de la Chambre a refusé de laisser entrer dans le corps électoral.

Cet amendement est de nature a donner une large satisfaction au principe de l'adjonction et de la substitution de la capacité au cens, énoncé dans la circulaire que j'ai signée.

L'honorable M. Demeur a fait fi de cet amendement qu'il a représenté comme une mesure extrêmement anodine.

Eh bien, je fais appel aux membres de notre opinion et aux amis que nous avons eu le regret de laisser hors de cette enceinte. J'ai quelques raisons de penser que la plupart d'entre eux ne partagent pas l'opinion de l'honorable M. Demeur et qu'ils regrettent le vote de rejet qui eut lieu en 1867.

Cet amendement a en outre le mérite de ne faire dépendre l'électoral que d'un simple fait, nettement défini, qui ne se prête à aucune espèce de fraude et qui ne donne lieu à aucune difficulté d'appréciation.

Que si MM. Demeur et Jottrand trouvent incomplète la nomenclature insérée dans cet amendement, il leur est parfaitement loisible de l'augmenter.

Il n'y a donc aucune contradiction entre les paroles que j'ai prononcées et la circulaire que j'ai signée. Si j'avais eu le moindre doute à cet égard, je me serais abstenu de prendre la parole dans la discussion.

La vraie contradiction consiste à refuser l'accès du scrutin aux employés privés à 1,500 francs d'appointements, aux fonctionnaires et employés de l'Etat, des provinces et des communes, et de toutes les administrations qui en dépendent, aux officiers, aux magistrats, aux ministres des cultes, aux avocats, médecins, pharmaciens, aux instituteurs primaires diplômés et à l'ouvrier, moyennant un cens de 10 francs, formés par la réunion de toutes les taxes directes ; à des gens qui, cependant, obtiendront encore l'autorisation de plaider gratis, qui, quoique électeurs, obtiendront cette sorte de certificat d'indigence qu'on appelle le pro Deo.

M. le président. - La parole est M. Couvreur.

M. Couvreur. - Je compte parler dans le même sens que M. Demeur ; il me semble qu'il serait plus naturel d'entendre un orateur d'une autre opinion. M. le ministre de la justice avait demandé la parole.

M. le président. - M. le ministre de la justice y a renoncé. M. Rogier est inscrit.

M. Rogier. - Je ne renonce pas à la parole, M. le président, mais je crois qu'il ne serait pas mal que l'on entendît de temps en temps un ministre.

Je voudrais que M. le ministre de la justice, qui est inscrit, ne nous privât pas de cette bonne fortune.

Je ne me soucie pas de parler aujourd'hui, non pas que je partage entièrement les opinions de ces messieurs, mais il y a des points sur lesquels nous sommes d'accord.

M. le président. - M. Frère voulait parler tout à l'heure. Peut-être sera-t-il disposé à se faire entendre ?

M. Frère-Orban. - Il est 4 heures et un quart.

M. le président. - En effet, il n'y aurait plus qu'un quart d'heure de séance ; Il vaudra mieux remettre à mardi.

Projet de loi accordant des crédits supplémentaires au budget du ministère de la justice

Dépôt

M. Jacobs, ministre des finances. - Messieurs, d'après des ordres du Roi, j'ai l'honneur de déposer sur le bureau de la Chambre un projet de loi accordant des crédits supplémentaires au budget du département de la justice.

- Renvoi aux sections.

La séance est levée à 4 heures vingt minutes.