(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1870-1871)
(Présidence de M. Vilain XIIII.)
(page 985) M. Wouters procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.
M. Reynaert lit le procès-verbal de la séance de vendredi 51 mars dernier.
M. Hagemans. - Messieurs, à mon grand regret, je n'ai pu assister à la séance du soir du 31 mars dernier ; je m'imaginais, il est vrai, en toute naïveté que, pour gagner un jour de vacance, on ne précipiterait pas autant la fin de la discussion du budget de l'intérieur.
J'ai d'autant plus regretté de n'avoir pu assister à cette partie de la séance qu'il n'y a pas du tout été question, - pas plus que s'il n'avait jamais existé, - de l'amendement à l'article 120 que j'avais eu l'honneur de proposer, et qui avait été appuyé de toutes parts, comme le disent les Annales parlementaires.
M. le président n'a même pas annoncé si je le maintenais ou non.
Je déclare que cet amendement, je l'aurais maintenu, puisque le ministre de l'intérieur n'a répondu à aucune de mes observations, et puisque d'ailleurs le résultat est si loin d'avoir répondu à mon attente.
Je maintiens donc ma proposition, qui n'a été ni combattue, ni discutée, ni rejetée, prêt à la reproduire à la première occasion favorable et à revenir sur mes observations relatives aux musées des tableaux anciens et des tableaux modernes, et au musée de la porte de Hal.
M. le président. - S'il n'y a pas d'autres observations sur le procès-verbal, je le déclare adopté.
M. Wouters présente l'analyse des pièces qui ont été adressées à la Chambre.
« Le sieur Paternotte réclame l'intervention de la Chambre pour faire rapporter la circulaire ministérielle interdisant le transport de foin en bottes comprimées sur les lignes du chemin de fer de l'Etat et les voies. ferrées mixtes qui doivent emprunter ces lignes. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Des habitants de Poucet demandent que le gouvernement fasse observer les lois protectrices des animaux domestiques. »
- Même renvoi.
« Le sieur Belche, de Bertrix, réclame son droit d'affouage. »
- Même renvoi.
« Le sieur Peeters, ancien maréchal des logis, réclame l'intervention de la Chambre pour obtenir une place. »
- Même renvoi.
« Le sieur Van Espen demande que le gouvernement établisse pour tous les employés en général le système d'abonnement à prix réduit sur le chemin de fer de l'Etat. »
- Même renvoi.
« La dame Dave demande un congé pour son mari Jean-Baptiste Dave, cornet au 7ème régiment de ligne. »
- Même renvoi.
« Le sieur Gravet demande que son fils Auguste-Joseph, incorporé comme réfractaire, soit renvoyé dans ses foyers. »
- Même renvoi.
« Le sieur Vanmeulen, ancien soldat réformé pour infirmité, demande la continuation de la pension dont il a joui jusqu'en 1843. »
- Même renvoi.
« Le sieur Colson présente des observations au sujet du rapport de la commission chargée de prendre lès mesures nécessaires pour opérer l'assainissement des champs de bataille. »
- Même renvoi.
« Le sieur Thiébaut, ancien garde-excentrique au chemin de fer de l'Etat, réclame l'intervention de la Chambre pour obtenir de l'administration la remise des pièces qu'il lui a confiées, et qu'on lui accorde un secours ou qu'on le rembourse des sommes versées à la caisse de secours. »
- Même renvoi.
« Des habitants de Verviers prient la Chambre d'allouer au gouvernement le crédit dont il a besoin, afin de créer des écoles en nombre suffisant pour satisfaire aux nécessités de l'enseignement primaire étendu à toutes les classes de la société. »
« Même demande d'habitants de Spa. »
- Même renvoi.
« Des membres de la société dramatique dite Nut en Vermaak, à Nederswalm, présentent des observations contre l'arrêté ministériel du 26 décembre 1870, relatif aux encouragements a l'art dramatique. »
- Même renvoi.
« Le sieur Schepers demande qu'on ne puisse obtenir un emploi public si l'on n'a donné des preuves d'une connaissance suffisante de la langue flamande et de la langue française. »
- Même renvoi.
« Les sieurs Schul, brasseurs à Anvers, demandent que la loi permette au gouvernement d'accorder, au brasseur qui en fait la demande, la faculté de payer l'impôt sur la quantité de farine ou de malt qu'il emploie. »
- Renvoi à la commission permanente de l'industrie.
« Des commerçants et industriels à Liège présentent des observations sur la question de la nomination des membres des chambres de commerce. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Glauchoit demande que tout Belge, âgé de 19 ans et sachant écrire son bulletin de vote, soit électeur. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur la réforme électorale.
« Des habitants d'une commune non dénommée demandent le vote à la commune, pour toutes les élections. »
« Même demande d'habitants de Bruxelles et de Dilbeek. »
- Même décision.
« Le sieur Dubet demande que dans le cens électoral des locataires soient comprises toutes les contributions foncières qu'ils payent en vertu d'un bail. »
- Même décision.
« Le sieur Trases demande que le projet de loi sur la réforme électorale range l'impôt personnel, payé par les propriétaires, dans la même catégorie que l'impôt foncier, pour être compté à l'électeur. »
- Même décision.
« Des habitants de Roche-à-Frène présentent des observations en faveur de la séparation de ce hameau de la commune de Harre et de son annexion à celle de Villers-Sainte-Gertrude. »
M. Lelièvre. - Je demande que cette pétition, ayant un caractère d'urgence, soit renvoyée à la commission des pétitions, avec prière de faire un prompt rapport.
- Adopté.
(page 986) « Des habitants de Bruges présentent des observations en faveur du principe de l'obligation en matière d'enseignement primaire. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner la proposition de loi relative à l'enseignement primaire obligatoire.
« Des habitants de Spa prient la Chambre d'introduire dans la législation le principe de l'obligation en matière d'enseignement primaire.
« Même demande d'habitants de Wieze, Marchienne-au-Pont, Mons, Menin, Bruges, Saint-Josse-ten-Noode, des membres de l'administration communale de Zuyenkerke, Lombartzyde et de la société de rhétorique à Nieuport, de la société Voor taal vereenigd, à Iseghem et de la société des Klaauwaerts, a Bruges. »
- Même renvoi.
« Les secrétaires communaux du canton de Cruyshautem demandent que l'avenir des secrétaires communaux soit assuré ; que leur traitement soit mis en rapport avec l'importance de leur travail et des services qu'ils rendent aux administrations communales, provinciales et générale. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Les membres de l'administration communale de Wellen demandent la construction d'un chemin de fer reliant Ans à Hasselt par Looz, Wellen, etc. ».
- Même renvoi.
« L'administration communale de Gheel demande le maintien des commissaires d'arrondissement. »
« Même demande du conseil communal d'Herenthals. »
- Même renvoi.
« Des habitants de Courtrai demandent que la langue flamande soit, en tout, mise sur le même rang que la langue française.
« Même demande d'habitants de Vucht, Wieze, Handzaeme, Lombeek-Notre-Dame, Rupelmonde, Nederbrakel, Strythem, Thielt, Noordschote, Nieuport, Casterlé, Roulers, Machelen, Baesrode, Zerkeghem, Beerst, Leke ; de membres de la société de Maasgalm, à Maeseyck ; de membres d'une société chorale à Esschene ; de la société de rhétorique, à Nieuport, et d'une société d'agriculture, à Lombartzyde. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du rapport sur des pétitions relatives au même objet.
« Des habitants de Wortegem demandent que, dans les provinces flamandes, la langue française soit remplacée par la langue flamande, à tous les degrés de l'enseignement et aux examens. »
- Même décision.
« Des habitants de Graux demandent que le chemin de fer projeté, de Charleroi sur Athus prenne son point de départ dans le bassin même de Charleroi. »
« Même demande d'habitants de Denée. »
-- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du rapport sur une pétition identique.
« Les membres du conseil communal de Waenrode demandent que le chemin de fer à construire de Tirlemont à Diest passe par Bunsbeek, Hoeleden, Kersbeek-Miscom, Cortenaeken. »
« Même demande d'habitants de Capellen et du conseil communal de Bunsbeek. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du rapport sur une pétition identique.
« Les membres du conseil communal de Thielt déclarent adhérer aux pétitions ayant pour objet la construction d'un chemin de fer direct de Louvain vers Diest et de cette ville au camp de Beverloo par Beeringen. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du rapport sur des pétitions relatives au même objet.
« Le conseil communal de Rhode-Saint-Pierre présente des observations en faveur de l'établissement d'un chemin de fer de Louvain à Diest par Winghe-Saint-Georges et du prolongement de cette ligne de Diest par Beeringen au camp de Beverloo. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du rapport sur des pétition relatives au même objet.
« L'administration communale de Desschel prie la Chambre d'autoriser la concession du chemin de fer d'Ans à Bréda demandée par l'ingénieur Maréchal. »
« Même pétition des conseils communaux de Rethy, Baelen, Moll et de la chambre de commerce de Turnhout. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Les administrations communales de Beeringen, Zolder, Heusden, Coursel, Beverloo, Bourg-Léopold, Heppen présentent des observations en faveur d'une ligne de chemin de fer à construire d'Ans sur Bréda. »
- Même renvoi.
« Le conseil d'administration de la société civile des jeux de Spa transmet à la Chambre copie des pièces relatives au retrait de la convention de 1868. »
- Renvoi à la section centrale qui sera chargée d'examiner le projet de loi portant suppression des jeux de Spa.
« Des habitants de Flawinne demandent que toute fabrication de produits chimiques soit suspendue pendant six mois. »
- Renvoi à la commission permanente de l'industrie.
« Des habitants d'une commune non dénommée demandent que le vote dans les élections ait lieu à la commune ou du moins au chef-lieu du canton. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur la réforme électorale.
« Le conseil communal de Gand prie la Chambre d'ajourner la discussion du projet de loi sur la réforme électorale. »
- Même décision.
« Des instituteurs pensionnés sur les fonds de la caisse provinciale du Limbourg demandent que toutes les pensions liquidées jusqu'à ce jour soient élevées à la moyenne de celles qui seront accordées d'après les bases des statuts de la caisse générale de prévoyance des instituteurs urbains. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi qui établit une caisse centrale de prévoyance des instituteurs primaires.
« Des habitants de Rumillies demandent le vote à la commune pour les élections générales et provinciales et la division du pays en circonscriptions électorales de 80,000 habitants pour les élections aux Chambres.
« Même demande d'habitants de Tournai, Marquain, Estaimbourg, Kain, Jollain, Celles, Velaines, Roucourt et Baugnies. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur la réforme électorale.
« Des habitants de Geet-Betz demandent que le chemin de fer à construire de Tirlemont à Diest passe par Oplinter, Linter, Budingen, Geet-Betz et Haelen. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du rapport sur des pétitions relatives au même objet.
« Des habitants de Bruges présentent des observations en faveur du principe de l'obligation en matière d'enseignement primaire. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner la proposition de loi relative à l'enseignement primaire obligatoire.
« Par dépêche du 1er avril 1871, M. le ministre de la justice transmet à la Chambre un exemplaire du cahier contenant les circulaires de son département pendant l'année 1870. »
- Dépôt à la bibliothèque.
« Par dépêche du 11 avril 1871, M. le ministre de l'intérieur adresse à la Chambre 120 exemplaires du rapport de la commission permanente sur la situation des sociétés de secours mutuels pendant l'année 1869. »
- Distribution aux membres de la Chambre et dépôt à la bibliothèque.
« M. le ministre des travaux publics transmet à la Chambre un tableau des marchés de gré à gré passés par son département pour des fournitures concernant l'administration des chemins de fer pendant la période du 5 septembre 1870 au 5 mars 1871. »
- Impression et distribution.
« M. Thonissen, retenu chez lui par des affaires urgentes, demande un congé de huit jours. »
- Accordé.
« M. Pety de Thozée, devant se rendre à Liège, demande un congé d'un jour. »
- Accordé.
« MM. De Fré et Lescarts demandent un congé d'un jour pour cause d'indisposition. »
- Accordé.
M. Crombez, dont les pouvoirs ont été vérifiés, prête serment.
M. de Baets. - Messieurs, dans une séance précédente, j'ai annoncé à la Chambre que j'étais prêt à développer la proposition de loi que j'ai déposée et dont la Chambre a autorisé la lecture. Je tiens à tenir ma parole. Je demande la permission de présenter ces développements à la séance de ce jour ; je serai très court.
- Des membres. - Après la discussion du projet de loi sur la réforme électorale.
M. de Baets. - Je le répète : je serai très court.
(page 987) - Des membres. - Après la discussion du projet à l'ordre du jour.
M. le président. - C'est le droit de l'orateur. La Chambre ayant autorisé la lecture de sa proposition, il a le droit de la développer.
La parole est à M. de Baets pour présenter les développements de sa proposition de loi.
(page 1017) M. de Baets. - Le projet de loi que j'ai eu l'honneur de déposer sur le bureau de la Chambre n'est pas une proposition nouvelle et je n'ai pas le droit de revendiquer pour moi l'honneur exclusif de l'initiative. L'idée première gît dans les discussions mêmes du Congrès national, dont une jurisprudence regrettable a faussé l'esprit. Avant que l'application tout à fait abusive de cette jurisprudence fût arrivée au point où nous en sommes, des protestations s'étaient élevées dans la presse et traduites en projet de loi au sein même de cette Chambre.
En 1864, quand je déposais la première fois le projet de loi sur la presse, j'étais heureux de rencontrer non seulement les sympathies de plusieurs de mes honorables collègues, mais surtout le concours puissant de leurs lumières et de leur expérience. Aussi les circonstances fortuites qui ont fait mettre mon nom seul au bas du projet actuel ne feront, j'espère, disparaître ni les sympathies d'autrefois pour l'idée, ni le concours qui m'est nécessaire pour faire passer cette idée à l'état de loi.
En faisant la proposition de 1864, nous n'attachions nul amour-propre à la voir adoptée dans les termes mêmes où elle était présentée. Revenir a l'esprit de la Constitution, mettre fin à une jurisprudence mauvaise, telle était notre pensée : notre désir était de voir perfectionner la formule soit par les observations de la presse elle-même, soit par les discussions des Chambres.
Une première proposition avait été faite en 1847, par l'honorable M. Fleussu. Dictée par la même pensée que la nôtre, elle avait les sympathies de la gauche et notamment celle des honorables MM. d'Elhoungne, Rogier, Verhaegen et Delfosse, mais elle était moins complète, comme on le verra par la comparaison des textes. Voici la proposition de M. Fleussu :
« Par dérogation au paragraphe 2 de l'article 3 du Code d'instruction criminelle, l'action civile, en matière de délit de presse, est poursuivie devant les mêmes juges et en même temps que se poursuit l'action publique.
« Néanmoins, en cas de défaut, la cour d'assises prononcera sur l'action civile, s'il y a lieu. »
Il nous paraissait que la pensée de M. Fleussu trouverait une expression plus nette et plus pratique dans les deux articles suivants :
« Art. 1er. En matière de presse, nul ne peut être condamné à des dommages-intérêts sans que le fait qu'on lui impute ait été préalablement l'objet d'une condamnation définitive en cour d'assises.
« Art. 2. Sauf le cas où le fait est qualifié crime par la loi pénale, aucune visite domiciliaire tendante à découvrir l'auteur d'un écrit incriminé ne peut être pratiquée. »
La Chambre autorisa la lecture de ce projet, et j'eus l'honneur, à la séance du 2 mars 1864, de présenter, à l'appui, les développements suivants :
« La presse est libre. » (article 18 de la Constitution.)
« Le jury est établi en toutes matières criminelles, et pour délits politiques et de la presse. » (Article 98 de la Constitution.)
Comme corollaire de ces principes de notre loi fondamentale, nous avons l'honneur de vous proposer le projet de loi qui suit :
« Art. 1er. En matière de presse, nul ne peut être condamné à des dommages-intérêts, sans que le fait qu'on lui impute ait été préalablement l'objet d'une condamnation définitive en cour d'assises.
« Art. 2. Sauf le cas où le fait est qualifié crime par la loi pénale, aucune visite domiciliaire tendante à découvrir l'auteur d'un écrit incriminé ne peut être pratiquée.
« (Signé) Coomans ; de Baets ; Delaet ; Thonissen ; « C. Delcour ; C Royer de Behr. »
Nous croyons, messieurs, pour nous servir de l'expression d'un important organe de publicité, que ce projet est un retour vers l'esprit de la Constitution. Nous allons tâcher de le prouver.
Parmi les causes de la révolution de 1830, on peut certes porter comme une des plus efficaces les atteintes portées à la liberté de la presse.
L'arrêté du 23 septembre 1814 renfermait pour elle une espérance dans le premier de ses considérants ; la loi fondamentale du 24 août 1815, dans son article 227, consacrait un droit.
Mais entre l'une et l'autre de ces dispositions législatives, des circonstances exceptionnelles avaient donné naissance à l'arrêté dictatorial du 20 avril 1815 qu'il importe de transcrire ici, parce qu'il résume d'une manière fidèle le régime fait à la presse malgré l'arrêté de 1814 et malgré la loi fondamentale.
« Art. 1er. Sans préjudice aux dispositions du titre premier du troisième livre du code pénal actuel, et pour autant qu'il n'y sera point dérogé par les dispositions suivantes : tous ceux qui débiteront des bruits, annonces ou nouvelles qui tendraient à alarmer ou à troubler le public, tous ceux qui se signaleront comme partisans ou instruments d'une puissance étrangère, soit par des propos ou des cris publics, soit par quelques faits ou écrits, et enfin ceux qui chercheront à susciter entre les habitants la défiance, la désunion ou les querelles, ou à exciter du désordre ou une sédition, soit en soulevant le peuple dans les rues et places publiques, soit par tout autre acte contraire au bon ordre, seront punis d'après la gravité du fait et des circonstances, soit séparément, soit cumulativement, de l'exposition pendant une heure à six, de la dégradation, de la marque, de l'emprisonnement d'un an à dix, ou d'une amende de 100 à 10,000 francs. »
L'article 3 créait une cour spéciale pour les crimes et délits prévus à l'article premier.
L'article 4 statuait que les poursuites auraient lieu sans délai et sans informations préalables par le juge d'instruction, et que les arrêts ne seraient soumis à aucun pourvoi d'appel ou de cassation.
De plus ils devaient être exécutés dans les vingt-quatre heures après la prononciation (article 5) ;
Un homme éminent dont la capitale et le Parlement belge conserveront longtemps le souvenir, a résumé la longue et triste histoire de la presse sous Guillaume.
« La proposition de M. Ch. de Brouckere pour le retrait de l'arrêté-loi de 1815 fut développée avec cette âpre énergie qui caractérisait la manière de ce député. Le ministère avait toujours prétendu que la mesure de 1815 n'était qu'une arme rouillée dans le fourreau, dont on voulait encore effrayer les méchants, mais dont on ne se servait presque plus. En lui répondant, M. de Brouckere fit connaître les noms de 50 à 60 personnes poursuivies en vertu de cet arrêté, et condamnées a des peines plus ou moins fortes. Voici un extrait de ce discours qui offrait une statistique abrégée de la presse dans les Pays-Bas depuis les douze dernières années. » (M. de Gerlache, Histoire des Pays-Bas.)
« Parlerai-je (dit l'orateur) des premières condamnations de la cour spéciale de Bruxelles ? Vous citerai-je les douze condamnés qui ont précédé l'abbé de Foere ? Ce serait, messieurs, vous reporter trop loin.
« Vous rappellerai-je que le rédacteur du Spectateur belge expia par deux années de prison la publication d'une lettre sur un individu d'Anvers et d'une note du cardinal Consalvi imprimée antérieurement à Cologne ? L'imprimeur fut impliqué dans la condamnation. La terreur que répandit cet arrêt est encore présente à votre pensée.
« Vous dirai-je que MM. Jouan et Stockhove, pour avoir écrit et imprimé un bulletin sur le droit du tol dans le Journal de la province d'Anvers le 13mars, furent condamnés le 26 juillet 1817, bien qu'il ait plu à Sa Majesté d'abolir le droit le 29 avril de la même année ? que l'éditeur et le rédacteur du Mercure d'Anvers furent condamnés à la même époque par la même cour de Bruxelles pour avoir blâmé la manière dont un huissier avait voulu exécuter le mandat d'amener lancé contre leurs confrères du Journal de la province ? Vous parlerai-je de MM. Dubar et Doucin, propriétaires et rédacteurs du Journal de la Flandre orientale, condamnés respectivement à une année d'emprisonnement en 1818 par la cour de Gand, après l'apposition des scellés sur l'atelier de l'imprimerie et un emprisonnement préalable de trois mois et demi dont sept semaines au secret ?
« Non, messieurs, laissons là ces faits et tant d'autres, contentons-nous en général de citer ; n'appuyons que sur quelques affaires pour ne pas réveiller à la fois trop de souvenirs cruels. Passons même sous silence le procès de Michel Brialmont qui, corrigé sous les verrous, est maintenant attaché à la rédaction de la Gazelle officielle.
« En première ligne, s'offrent les poursuites intentées contre M. Vanderstraeten, auteur d'un livre Sur l'état actuel du royaume des Pays-Bas et les moyens de l'améliorer. Il est arrêté le 3 décembre 1819, mis au secret pendant 24 heures, interrogé coup sur coup. Le 31 décembre, il s'adresse à un conseil composé de sept avocats. Dans l'intervalle il avait composé un mémoire au roi ; mais, enlevée par trahison cette pièce passa en d'autres mains...
« Le conseil du prévenu ose dire que l'article 227 de la loi fondamentale eût tendu un piège aux Belges animés par le patriotisme, vertu trop rare, si l'auteur d'un écrit dirigé dans un but d'utilité générale, mais qui attaque les actes ministériels en signalant leurs vices, était exposé à (page 1018) perdre la liberté, peut-être la vie, dans les angoisses d'une prison ; que l'habitude de sévir contre les hommes qui déplaisent aux puissants, de les emprisonner, s'ils sont indigènes, de les exiler, quand ils sont étrangers, anéantirait toutes les sûretés dans le royaume.....Et voici que du 10 au 14 mars, les sept avocats, tous hommes honorables et parmi lesquels je me plais a citer notre collègue M. Barthélémy, sont écroués à la maison d'arrêt, aussi bien que le fils du prévenu principal ! Le 3 avril, la chambre des mises en accusation les décharge de la plainte ; Vanderstraeten seul est renvoyé aux assises, et dix jours après il est condamné à 3,000 florins d'amende. La part active que le public a prise au sort des victimes s'est manifestée alors d'une manière éclatante : les trois mille florins ont été couverts par une souscription spontanée.
« Viennent alors les rédacteur, imprimeur et éditeur de l’Utopiansche Courant. Arrêtés le 4 avril, les deux derniers sont mis en liberté le 26 mai. Wibmer est condamné le 6 juillet à six mois de détention.
« Après eux c'est le tour des vicaires généraux de Gand et du secrétaire de l'évêché : ils sont acquittés en troisième instance, c'est-à-dire aux assises.
« En 1821, le Journal de Gand, le Flambeau et le Vrai Libéral deviennent l'objet de poursuites. Le premier est condamné pour une série d'articles sur la révolution napolitaine : il y avait tendance. La mouture avait donné matière aux passages incriminés du Flambeau ; le scellé sur les presses et la mise au secret d'un prote furent les avant-coureurs d'une année de prison.
« Le Vrai Libéral est sous le poids d'une double accusation : ici, scellés sur l'atelier, prison préalable, pourvoi du ministère public, d'instance en instance, jusqu'à ce que rédacteurs, éditeurs, imprimeur et propriétaire soient tous déclarés coopérateurs.....Et de quoi ? D'avoir dans des articles sur Naples, le Piémont et la France « cherché à troubler la paix en Europe et le bon ordre que les puissances alliées y avaient établi (j'emprunte les paroles du ministère public), d'avoir de plus écrit des choses susceptibles d'occasionner du désordre à l'époque de la discussion de la loi sur les nouveaux impôts. MM. Orts et le comte de La Ferte furent condamnés à un an de prison, Stevenotte à une amende de 600 florins.
« En 1825, M. Vanderstraeten père est de nouveau renvoyé aux assises, 19 articles du journal l'Ami du Roi et de la Patrie sont incriminés. Le prévenu est condamné à un an de prison le 30 janvier ; il meurt le 2 février.
« En 1825, l'éditeur du Courrier de la Flandre est acquitté après un emprisonnement de onze semaines.
« La législation exceptionnelle était tombée en discrédit ou plutôt on n'osait plus écrire, tant les condamnations antérieures avaient comprimé l'opinion.
« Tout à coup en 1827 Buelens, Vanderstraeten, de Belder, de Vlieger, Mosman et Schuit, simple ouvrier imprimeur, sont traduits devant plusieurs cours d'assises ; Le Sage ten Broek et Langenbuysen sont également jetés en prison. Je ne m'étendrai pas sur des accusations que j'ai dénoncées dans la dernière session à VV. NN. PP. non plus que sur le procès de Bellet, Jador et Hublou...
« Bientôt après, ici, sous vos yeux, on incarcère Coché-Mommens et l'avocat Ducpetiaux, jeune homme de 24 ans, mais jeune homme que guidait une généreuse indignation...
« Wallez fut emprisonné pour avoir imprimé l'Appel à l'opinion publique de Guyet et Cauchois-Lemaire. La cour d'assises l'acquitta après deux mois de détention. Alors deux membres de la commission qui avaient rédigé la loi fondamentale expliquèrent l'esprit de l'article 4 ; il y a des officieux qui cherchent à prouver aujourd'hui qu'il est oiseux ; alors comme aujourd'hui on nous accusa de gallomanie.
« Enfin M. de Potter a été écroué dans la maison de justice, et pourquoi ? Pour avoir opposé des choses à des mots, le ministérialisme au jésuitisme ? Depuis quand les hommes du pouvoir veulent-ils tout accaparer, et dans leurs exigences repousser la responsabilité de leurs actes ? Heureusement la force ni les abus n'ont d'empire sur la pensée ; au contraire jamais plus de défiance ne s'est manifestée dans la nation contre les mesures du ministère et jamais défiance ne fut plus légitime.
« Veuillez remarquer ici une nouvelle source d'exceptions ; tant il est vrai que les législations exceptionnelles communiquent leur caractère à tout ce qui les touche. Dans le ressort de la cour de Liège, le ministère public n'a inquiété ni l'imprimeur, ni l'éditeur ; dès que l'auteur d'un écrit est connu, il ne met pas même leur innocence en doute ; le procès de l’Eclaireur atteste ce fait. A La Haye, le parquet poursuit l'imprimeur, mais la chambre du conseil, attendu que la jurisprudence a établi que celui-ci est déchargé de toute responsabilité quand l'auteur est connu, le renvoie de la plainte : l'affaire Langenhuysen et d'autres en fournissent la preuve expresse. A Bruxelles, auteurs, éditeurs, imprimeurs, tous sont enveloppés dans les poursuites, tous sont condamnés dans toutes les instances, etc. »
A cette liste de noms si longue, cités par l'honorable M. de Brouckere, ajoutons ceux de Jottrand, Claes, Bartels, d eNève, etc., tous poursuivis, et résumons en disant avec un historien de la révolution « qu'il y eut une époque où la liberté de la presse achevait d'expirer en Belgique : auteurs, imprimeurs, journalistes, avocats, tout était terrassé ou hors de combat. »
Et cependant tout cela ne suffisait point encore. Le projet de loi qui accompagnait le fameux message du 11 décembre 1829 contenait une disposition qui punissait d'un emprisonnement d'un à trois ans entre autres « ceux qui d'une manière quelconque se seraient rendus coupables de compromettre la tranquillité publique en favorisant la discorde, en faisant naître du désordre et de la défiance ; d'assaillir en termes diffamants le gouvernement ou un de ses membres, ses actes ou ses vues ou de miner son autorité ! »
M. J.-B. Nothomb avait droit de le dire : La presse en était au moment où sa dernière heure était venue ; elle aussi a été sauvée dans les journées de septembre.
Au point de vue de la question qui nous occupe, il est nécessaire de constater un fait important : c'est que depuis 1815 jusqu'en 1830, au milieu de cette avalanche de procès criminels et correctionnels, aucune action civile ne fut intentée contre la presse.
Van Maancn n'avait pas songé à cette arme que de préférence aujourd'hui on dirige contre elle : les dommages-intérêts ! Ce fait, nous le soumettons aux réflexions de ceux qui réclament l'application de l'article 1382 du code civil avec la procédure ordinaire, comme une sauvegarde indispensable pour préserver la société contre les écarts de la presse.
Nous en tirons une autre observation : c'est que le Congrès, affirmation vivante de tous les droits méconnus par Guillaume, n'a pas eu à protester contre les abus de l'action civile, inconnue jusqu'alors.
Vous savez tous, et nous aurons l'occasion de le prouver par quelques exemples, avec quelle sollicitude méticuleuse notre immortelle assemblée constituante fonda la liberté de la presse. N'avons-nous pas le droit de conclure dès à présent que si elle avait pu prévoir le régime que le système des poursuites civiles devait bientôt préparer à la presse, celui-ci eût été impitoyablement proscrit ?
Le gouvernement provisoire lui aurait certes fait le même sort qu'à toutes « les entraves par lesquelles le pouvoir avait jusque-là enchaîné la presse dans son expression, sa marche et ses développements, » et qu'il faisait disparaître par son arrêté du 16 octobre 1830.
Lorsque la Constitution statua que la presse est libre, elle voulut la liberté la plus large et la plus complète. Sans doute le Congrès ne voulut pas la licence ni l'impunité. Il voulait punir, non prévenir. Ajoutons que chaque fois, dans ses discussions, qu'il a parlé des juges de la presse, il a nommé le jury.
Jetons un rapide coup d'œil sur ces mémorables débats, et voyons dans les paroles de quelques orateurs se refléter l'opinion de tous. C'est d'abord M. Nothomb :
« M. Nothomb. - La censure n'est pas le seul moyen d'anéantir la presse ; des mesures répressives très vagues comme l'arrêté de 1815, qui créait la tendance et des dispositions semblables à celles du code pénal de 1810, qui défend toute imputation propre à blesser la délicatesse des fonctionnaires, ne sont pas moins destructives.de toute liberté. Je voudrais empêcher le retour d'une loi comme celle du 16 mai 1829, qu'on a dite si libérale et qui cependant maintenait tout le système du code de 1810 sur l'injure et la calomnie. »
« M. l’abbé Verduyn. - Messieurs, fidèle au principe de liberté que nous avons invoqué jusqu'ici, nous en réclamons le bienfait pour la presse et surtout pour la presse périodique, avec toute la chaleur que mérite une liberté que nous regardons comme la plus vitale et la plus sacrée, parce qu'elle est la sauvegarde et le palladium de toutes les autres.
« Aujourd'hui que les opinions sont tellement divisées, tous ceux qui ont foi dans celles qu'ils professent, doivent désirer ardemment que cette liberté soit pleine et entière ; ils doivent unir leurs efforts pour faire tomber toutes les entraves que le despotisme a inventées pour enchaîner la circulation de la pensée.
« Ceux-là seuls pourraient s'y opposer qui ne veulent de liberté que pour eux et qui ne trouvent pas de meilleur moyen pour faire triompher leurs opinions que de bâillonner ceux qui ne les partagent pas. Pour nous, messieurs, un triomphe qui serait, non le fruit d'une libre discussion, mais seulement l'effet de la contrainte, nous paraîtrait funeste à la vérité, et je crois que l'histoire est loin de me démentir.
« Je voterai donc pour la liberté de la presse la plus large et la plus étendue, ainsi que pour tout ce qui tendrait à la favoriser, et, dans ce sens, je suis prêt à adopter tous les amendements qui me paraîtront modifier, dans l'intérêt de cette liberté plus étendue, l'article qui est soumis à votre délibération. »
M. de Robaulx s'effrayait de voir la presse détruite par un moyen détourné et considérait comme tels le timbre et le droit de poste.
« M. l’abbé de Foere. - Messieurs, si je viens réclamer, avec mon honorable collègue, M. l'abbé Verduyn, la liberté de la presse dans toute son intégrité et dans toute son étendue, c'est pour vous donner une nouvelle preuve publique que, sans exclusion, sans catégorie, sans restriction aucune, comme sans arrière-pensée, nous voulons la liberté la plus pure en tant qu'elle est conciliable avec la conservation de la société. Nous serons et nous voulons être conséquents en tout et jusqu'au bout.
« Pour dissiper les craintes que quelques personnes pourraient éprouver à l'égard des influences pernicieuses que la liberté entière de la presse pourrait exercer sur l'ordre social, j'établirai en principe que, si nous continuons de déposer dans la Constitution le droit de tous, et de garantir leurs libertés sans restriction aucune, comme nous l'avons fait jusqu'à présent, j'établis qu'alors les résultats de la presse seront, en thèse (page 1019) presque générale, favorables à l'ordre social et à sa stabilité. La raison en est évidente : tous seront intéressés au maintien et à la consolidation d'un ordre de choses dans lequel tous trouveront la garantie de leurs droits et de leurs libertés. La malveillance n'aura aucun succès ; elle sera étouffée par l'opinion générale, qui sera intéressée au maintien de l'ordre social, tel que nous l'aurons libéralement établi.
« Je voterai pour l'amendement de M. Devaux, parce qu'il garantit à mes yeux, plus que tout autre, la liberté entière de la presse. Si cependant, dans le cours de vos délibérations, quelque autre amendement atteint seulement mieux ce but, je me prononcerai pour cet autre amendement. »
« M. Devaux. - On dit : Mais dans de pareils cas, vous présenterez un auteur, et vous aurez toujours la même garantie ; il ne faut donc pas permettre la poursuite de l'imprimeur. On ne la permettra, répond-on, que dans le cas où l'auteur aurait disparu ; mais pourquoi la permettre dans ce cas ? Faut-il, parce que la loi ne pourra atteindre l'auteur du délit, que l'imprimeur en soit puni ? Mais un assassin peut disparaître aussi : s'avise-t-on, dans ce cas, de poursuivre un individu qui est innocent de son crime ? Non, sans doute, Du reste, messieurs, croyez-le bien, un homme n'ira pas s'expatrier pour avoir le triste plaisir de lancer une calomnie contre quelqu'un, et je n'hésite pas à croire que nous aurons peu à craindre de délits de ce genre.
« N'oublions pas, d'un autre côté, que le jury jugera les délits de la presse ; et les jurés seront toujours sévères pour les calomniateurs. D'ailleurs, les délits de calomnie sont rares : en France, on en fait, il y a quelque temps, la nomenclature ; je ne me souviens pas précisément du chiffre, mais il était très petit.
« M. Beyts est embarrassé pour savoir comment feront les tribunaux pour déclarer que l'auteur n'est pas connu, lorsqu'il s'en présentera un qui sera, comme on dit, un homme de paille. Je crois que s'il s'élève des doutes pour savoir s'il est l'auteur, le ministère public sera intéressé ù soutenir qu'il ne l'est pas, et alors on présentera deux questions au jury : par la première on fera décider si celui qui se présente est l'auteur de l'écrit incriminé ; par la seconde on demandera s'il est coupable. »
Dans cette discussion, le Congrès s'était occupé des conséquences de la liberté de la presse, non seulement au point de vue de la société, mais aussi au point de vue des individus. L'article 18 de la Constitution adopté, M. Lebeau proposa un paragraphe additionnel portant :
« Dans tout procès pour délit de la presse, la déclaration de culpabilité appartient au jury. » Il fut adopté sans discussion. De poursuite purement civile pas un mot !
Le paragraphe additionnel de M. Lebeau est venu se fondre dans l'article 98 de la Constitution : « Le jury est établi en toutes matières criminelles et pour délits politiques et de la presse. »
L'honorable abbé de Haerne nous paraît avoir parfaitement caractérisé le but principal de l'institution, surtout en matière de presse. Un magistrat, M. Helias d'Huddeghem exprimait les mêmes idées.
M. l'abbé de Haerne voit dans le jury le principe salutaire de la prédominance de l'opinion publique sur le sens privé du magistrat. Les dissentiments, d'ailleurs, religieux ou politiques, qui partagent les hommes de l'époque, rendent indispensable l'institution d'une magistrature à laquelle toutes les classes ont leur contingent à fournir. Ainsi prévaudra sur la prédilection ou l'aversion du juge, ce qu'il y aura de général dans les idées individuelles des citoyens. L'orateur prouve, par des exemples frappants, que la liberté religieuse ne serait qu'une chimère sans l'établissement du jury. Partant du principe qu'il vaut mieux absoudre cent coupables que condamner un innocent, il voudrait que les condamnations ne pussent, comme en Angleterre, être prononcées qu'à l'unanimité du jury. Quelle plus grande garantie que le concours de douze citoyens, pris indistinctement dans toutes les professions et dans toutes les opinions ? (Voir la discussion du Congrès national.)
« M. Helias d'Huddeghem. - Je désire que le jury soit établi tant pour les affaires criminelles que pour, les affaires politiques et de la presse, parce que je regarde comme indispensable la distinction établie entre les juges du fait et les juges du droit ; distinction sans laquelle le magistrat, décidant sans cesse de la vie et de l'honneur des citoyens, pourrait se laisser aller, sans s'en apercevoir, aux préventions les plus dangereuses, prendre l'habitude de la dureté et cesser d'être impartial par crainte d'être trop indulgent. Personne ne pouvant se croire à l'abri de toute action judiciaire, quelle n'est pas, messieurs, l'importance d'une institution qui donne au prévenu des juges dont les intérêts ne sont pas distincts de ceux de la société ? »
Le Congrès national, avant de se séparer, a voulu édicter lui-même un décret sur les délits politiques et de la presse. D'après l'exposé des motifs, « ce projet de décret, présenté par M. Barthélémy, ministre de la justice, a pour objet de lever les entraves que rencontre la liberté de la presse dans la législation actuelle et en même temps de mettre à exécution l'article 98 de la Constitution, qui veut que le jugement de tous délits politiques et de la presse soit déféré au jury ».
Nous répéterons encore ici la réflexion que nous faisions plus haut : Si l'action civile devant la juridiction ordinaire avait été inventée avant 1830, si au moins le Congrès en avait prévu la naissance prochaine, n'eût-il pas été amené par la logique de ses principes à tailler largement dans cette procédure qui en est la négation virtuelle ?
Chose remarquable ! ce projet de décret, comme le décret du 23 juillet 1830 lui-même, n'oubliait pas que la réparation civile peut être poursuivie en même temps que la répression du délit : mais il ne prévoyait la discussion des intérêts civils que devant la cour d'assises, sans insinuer, même par une simple réserve, que l'action privée pourrait rester entière devant une autre juridiction (article 7 du projet et du décret).
Le projet fit l'objet d'un rapport de M. Devaux, et la discussion qui eut lieu le 20 juillet 1831, veille de la séparation du Congrès, nous confirme dans l'idée que les poursuites devant les tribunaux civils ne tombèrent nullement dans les prévisions de l'assemblée. Un amendement de M. Simons, non appuyé, il est vrai, mais visiblement écarté parce qu'on ne voulait pas subordonner l'action du ministère public, une fois mise en mouvement, au caprice ou aux calculs possibles des intérêts privés, donne un nouveau poids à notre appréciation.
Nous avons fait une revue rapide des faits qui ont précédé et amené la révolution de 1830, et des discussions du Congrès national. Nous croyons avoir le droit d'en conclure que notre proposition est un retour vers l'esprit de la Constitution.
Qu'il nous soit permis, messieurs, d'étayer cette opinion d'autorités plus importantes que la nôtre.
Voici ce que dit M. Schuermans dans son Code de la presse ;
« Une question d'une importance extrême est celle de savoir si le texte de l'article 98 de la Constitution belge exclut ou non la compétence des tribunaux civils, pour statuer sur l'action en dommages-intérêts de la partie lésée, intentée séparément de l'action publique.
« Supposons un membre du Congrès qui, après avoir voté la Constitution, se serait enfermé dans une retraite absolue, où il se serait isolé des bruits du monde ; supposons que, sortant aujourd'hui de cette retraite, il se voie, adresser la question ci-dessus posée. Les tribunaux civils ! s'écrierait-il, les tribunaux civils s'occuper des matières de presse ! Qu'est-donc devenu l'article 98 de la Constitution ? A-t-il été abrogé ou révisé ? Toutes les dispositions du décret de 1831, article 7, article 11, article 18, ne sont-elles pas relatives au jury seul ?
« Telle serait évidemment sa réponse ; semblable est encore celle que des membres de cette auguste assemblée, consultés par l'auteur, lui ont faite, en affirmant que la pensée du législateur constituant n'a pas été un seul instant de faire une. exception quelconque à la disposition impérative de l'article 98 de la Constitution belge ; ils ajoutaient que si quelqu'un, au Congrès, s'était avisé de proposer un pareil amendement, le téméraire n'aurait pu mettre assez d'empressement à se soustraire à l'animadversion générale.
« Avant d'examiner les motifs graves qui ont insensiblement amené les tribunaux à retenir la connaissance des délits de presse, considérés comme faits dommageables, recherchons quelle a été la pensée du Congrès. Peut-être qu'un jour viendra où cette étude ne sera pas inutile et où le législateur reprendra l'œuvre de 1831, inspiré de la même sollicitude pour la presse que celle qui animait les auteurs de la Constitution ; il se fera alors un devoir d'aplanir les obstacles, d'ôter tout prétexte à la réaction en en faisant disparaître les causes et de restituer au jury la juridiction exclusive et souveraine sur les matières de presse. »
En France, la poursuite civile intentée par les fonctionnaires publics rencontra de vigoureux adversaires (voir Revue des revues de droit, IX, 214 ; Ibid., 225 ; ibid. X, 72. Pasicrisie, passim).
Nous n'avons pas à chercher à l'étranger le commentaire de notre pacte fondamental. Mais n'est-il pas juste de dire que si, en présence de la loi française de 1819, des sommités de la magistrature voulaient introduire la doctrine de notre projet de loi dans la jurisprudence,' il est du devoir des Chambres belges d'introduire cette même doctrine dans notre législation ?
Ecoutons d'abord M. Borelly, procureur général près la cour d'Aix : « L'institution du jury, si essentielle et si fondamentale, l'est surtout dans ces affaires où le pouvoir est directement intéressé et joue lui-même le rôle de partie, dans les affaires politiques et dans les affaires relatives aux délits de la presse. Si, dans ces sortes d'affaires, le pouvoir était à la fois juge et partie, ou ce qui revient absolument au même, s'il exerçait la justice par des fonctionnaires à qui il aurait délégué son autorité, la liberté ne serait plus qu'un vain mot, et une large voie serait ouverte à l'oppression et à la tyrannie. Les fonctionnaires, naturellement portés à épouser la cause du gouvernement qui les nomme et sur les faveurs duquel ils ont à compter pour leur avancement, n'ont pas cette impartialité, cette indépendance de position nécessaires à des juges, et le glaive de la justice ne deviendrait que trop souvent un instrument de persécution.
« Avec les meilleures internions, on ne peut jamais se soustraire entièrement aux influences de ses habitudes et de son état, et les soldats du pouvoir ne seront jamais que difficilement les défenseurs de la liberté. Dans les temps de trouble et d'orage surtout, lorsque l'esprit de parti dénature, condamne ou justifie tout, fait au gré de ses caprices les vertus et les crimes, quel refuge pour l'accusé qui retrouve parmi ses juges le même adversaire qu'il a combattu à la tribune ou dans la presse ? Le (page 1020) jury, au contraire, est dans une position bien différente ; libre dans ses allures, sans engagements, sans précédents, sans arrière-pensée d'ambition, il n'a à consulter que sa conscience ; il juge d'après les idées et les sentiments qu'il a puisés dans la foule d'où il est sorti momentanément pour y rentrer bientôt et toujours. Son jugement n'est que l'écho de l'opinion publique, le reflet du sentiment populaire, l'expression des intérêts, des besoins, et, si l'on veut, des préjugés de tous, préjugés qu'il faut comprendre, qu'il faut savoir respecter, souvent utiles, quelquefois vrais sons le rapport pratique, quoiqu'ils ne puissent pas être entièrement conformes à la vérité abstraite et absolue. Les jurés sont les véritables pairs de l'accusé ; comme lui, ils appartiennent au peuple ; comme lui, ils sont étrangers au pouvoir ; comme lui, ils ont à souffrir de ses écarts et de ses abus. Il peut donc attendre d'eux commisération, protection, sympathie. Ce n'est pas lui seul qui est traduit à la barre. ; le gouvernement y est aussi traduit à ses côtés ; il y est traduit avec ses actes, ses paroles, ses mesures, ses systèmes, ses fautes et ses abus : souvent l'acquittement de l'accusé est moins une déclaration et une preuve de son innocence qu'un avertissement donné au pouvoir.
« Sorti de la foule un moment, le jury y rentre bientôt et s'y confond pour jamais. Il est partout et il n'est nulle part. C'est, si l'on peut ainsi dire, une magistrature sans magistrats, un tribunal sans juges ; c'est la voix de la conscience publique, la manifestation de l'opinion populaire, sujette à l'erreur, il est vrai, mais ne pouvant être altérée par des influences corruptrices.
« Un autre inconvénient résulte de la jurisprudence contraire ; il est immense et il est des plus déplorables, et c'est celui contre lequel la loi n'a pas cru devoir prendre de trop grandes précautions. Cet inconvénient est celui de jeter la magistrature dans l'arène politique, de la mêler aux agitations, à toutes les passions des partis, et de la dépouiller ainsi de ce caractère d'impartialité qui est à la fois sa sauvegarde et sa gloire. La loi a voulu que la magistrature restât pure et indépendante, isolée dans sa haute sphère et immuable comme la justice dont elle rend les oracles ; l'indépendance et l'impartialité de la magistrature sont la plus ferme et la plus solide garantie des citoyens. Eh quoi ! au moyen de ce détour subtil, de cette distinction sophistique entre le délit et le fait dommageable, les compétences seraient bouleversées, l'ordre des juridictions détruit, le vœu et l'esprit de la loi complètement éludés ! Le juge civil, que la loi n'a pas voulu constituer juge des procès politiques, en décidera seul exclusivement, et il suffira au fonctionnaire qui se prétendra diffamé de convertir une question d'honneur en une question d'argent pour transporter au juge civil toutes les attributions du jury et rendre ainsi complètement illusoires les garanties que la loi a voulu donner à l'écrivain.
« La presse est le grand champ de bataille des partis ; c'est par elle qu'ils vivent, qu'ils parlent, qu'ils se communiquent, qu'ils s'attaquent et se défendent ; c'est par elle qu'ils agissent sur l'opinion, expriment leurs idées, leurs sentiments, leurs passions, et s'efforcent de les faire passer dans les masses. Et c'est dans cette arène brûlante que l'on veut précipiter la magistrature dans cette arène où elle ne pourra descendre sans perdre ce qui fait sa dignité et sa gloire, nous voulons dire son calme et son impartialité ! Le magistrat est aussi citoyen ; il a, lui aussi, ses opinions politiques. Comme magistrat, il est fonctionnaire public, et à une époque où il n'est pas encore défendu d'avoir de l'ambition et d'aspirer à un avancement légitime. Dès lors son caractère de juge impartial et indépendant n'est-il pas gravement compromis s'il est appelé à juger un écrivain dont les opinions sont directement opposées aux siennes, ou dont les écrits auraient attaqué le gouvernement et même quelque personnage puissant ou en crédit ? Dès lors, que deviendront son impartialité et sa justice ? Ne serait-il pas placé entre son intérêt et son devoir, entre ses passions, ses opinions et sa conscience de juge ? N'est-il pas à craindre qu'il succombe ? Et s'il résiste, s'il parvient à tenir la balance d'une main ferme et assurée, le soupçon injurieux n'ira-t-il pas encore l'atteindre ? L'esprit de parti, si défiant, si injuste, si passionné, n'ira-t-il pas jusqu'à prêter à sa conduite les motifs les plus intéressés, les plus vils, à expliquer un acquittement ou une condamnation par des vues d'ambition, de servilité ou autres, toutes également étrangères à la justice ? Une grave atteinte sera donc portée à cette considération si essentielle à la magistrature et qui lui est due à tant de titres.
« Cette haute réputation d'indépendance et d'impartialité, qui doit faire sa force dans l'opinion publique, sera obscurcie par les nuages soulevés et amoncelés autour d'elle et la ruine de son influence, de son autorité morale entraînera bientôt celle de la justice et des lois. »
A son tour, M. Dupin, procureur général à la cour de cassation de France, défend le même système :
« Sous le régime de la Charte, qui a réservé au jury soit les délits politiques, soit les délits de presse, l'action accordée à la presse contre les fonctionnaires publics et l'action de ceux-ci pour repousser les attaques de la presse, est une action sui generis qui consacre tout à la fois, pour l'écrivain, un droit et un devoir ; pour le fonctionnaire public, une condition de responsabilité attachée à ces fonctions ; pour la Constitution et pour le pays, la libre appréciation du jury, juge politique, maître souverain d'apprécier les cas, les circonstances, la conduite des personnes et la valeur des actes, selon les besoins publics et l'impression du moment.
« Déplacez les juridictions, allez ; devant les tribunaux, civils, vous transportez devant eux la discussion des actes de fonctionnaires publics, non seulement de l'ordre judiciaire, mais de l'ordre administratif, et l'appréciation morale de leur conduite, au mépris non seulement des lois sur la presse, mais au mépris de toutes les autres lois sur la séparation dés pouvoirs.
« Et qu'on ne cherche pas à équivoquer : l'action ouverte est essentiellement une action en diffamation ou ce n'est rien ; c'est l'abus criminel du droit, ou c'est le droit lui-même justement exercé. Qui en sera juge ? Le jury. Transformez cela en une action civile en dommages-intérêts : s'il est vrai, comme on le prétend, que le droit de saisir cette juridiction existe d'une manière absolue, comme l'action en diffamation n'est pas seulement ouverte aux fonctionnaires pris isolément, mais aux corps administratifs et judiciaires, aux ministres, aux ambassadeurs, au roi, aux Chambres législatives, il faudra donc en conclure logiquement que toutes ces personnes, tous ces corps ont le droit d'intenter une action civile en dommages-intérêts pour réparation de leur caractère offensé. Conçoit-on rien de plus étrange ?
« Le jury a toute la flexibilité nécessaire pour juger la presse, au point de vue de l'écrivain, au point de vue du pays, du temps, du lieu, des circonstances, et par conséquent au point de vue de la loi. Le juge civil peut-il également se prêter à ces inflexions ? Non : car il se transforme en juge politique, il change son caractère, et s'il reste juge non politique, il n'est pas le juge de la question.
« C'est un grand bonheur qu'on ait enlevé, à la magistrature la connaissance des délits politiques et des délits de la presse ; on l'a mise par là à l'abri des attaques, des récriminations, des insultes, dont elle eût été immanquablement l'objet si elle avait été appelée à juger les partis. Sans cela, peut-être, il eût été impossible de maintenir le salutaire principe de l'inamovibilité ; on aurait recherché les antécédents des juges, cherché à expliquer leurs opinions par l'époque de leur nomination, et le soulèvement de l'opinion publique eût forcé la main au gouvernement.
« Au contraire, en enlevant aux tribunaux le jugement des affaires politiques et de presse, en ne leur laissant que le jugement des affaires qui intéressent l'état des familles, la conservation des propriétés, l'exécution des contrats et toutes les questions qui intéressent la vie commune des citoyens, on n'a fourni à ceux-ci que des occasions de rendre hommage à la sagesse, à la science et à l'impartialité des magistrats.
« Ajoutez que l'inamovibilité même des tribunaux amènerait un danger réel, s'ils avaient à juger les procès politiques et qu'ils le fissent dans un esprit systématique ; s'ils se montraient trop favorables au pouvoir et qu'ils se piquassent de lui rendre ce qu'à une autre époque on a appelé des services, ils mettraient la liberté en péril. Dans le cas inverse, le pouvoir lui-même se trouverait menacé. L'amovibilité du jury est, au contraire, merveilleusement appropriée au jugement des affaires politiques.
« Tiré de la société pour chaque affaire, et pour y rentrer dès qu'elle est jugée, le jury se place au sein des impressions sociales, il en reflète toutes les nuances. Quelquefois, j'en conviens, il se fâche de peu ou il excuse beaucoup ; il peut même se passionner ; mais si cette institution, comme toute autre, a aussi ses inconvénients, elle a d'incontestables avantages, et voilà pourquoi la loi a voulu que les méfaits, les torts, les abus de la presse fussent jugés par le jury. »
Mais, messieurs, ne sortons pas du parlement belge pour trouver des autorités incontestées.
C'est d'abord un de nos honorables prédécesseurs dont le magnifique talent n'est point oublié dans cette enceinte. « Ainsi, disait l'honorable M. d'Elhoungne dans la séance du 23 mars 1847, je voudrais que dans la législation révisée on mît un terme à cette manière de fausser la disposition de la Constitution qui attribue la connaissance de tous les délits de la presse au jury, en intentant une action civile. Je voudrais qu'on ne vît plus des fonctionnaires intenter une action civile devant des tribunaux correctionnels et se faire allouer, à titre de dommages-intérêts, garantis par la contrainte par corps, de grosses sommes ; ce qui constitué, en réalité, une peine prononcée par une juridiction autre que le jury, la seule admise par la Constitution. »
Dans la même séance, l'honorable M. Rogier disait : « S'il y avait des réformes à faire pour la presse, ce seraient des réformes dans un sens opposé à celui du projet qu'on vient nous proposer. Pour moi, je m'étonne d'une chose, c'est de la longanimité avec laquelle la presse a souffert la situation qui lui est faite aujourd'hui par la jurisprudence de quelques-uns de nos tribunaux qui tend à lui enlever la garantie que la Constitution lui donne. Je m'étonne qu'alors que la Constitution déclare que tous les délits de la presse seront du ressort du jury, ces délits cependant peuvent être, même en matière publique, attribués aux tribunaux civils du moment que les plaignants les saisissent d'une demande de dommages-intérêts. Sous ce rapport, si une large voie aux amendements est ouverte, si l'on doit, à l'exemple du ministre, étendre le projet en discussion, je verrai avec plaisir partir de nos bancs un amendement pour rendre à la presse la garantie constitutionnelle dont on tend à la dépouiller. »
Puis c'est M. Forgeur qui dit au Sénat :
« Puisque j'ai la parole, j'en profiterai pour dire quelques mots sur un sujet délicat, que je me reproche de n'avoir pas encore abordé à cette tribune.
(page 1021) « La presse est libre, la garantie de cette liberté est dans l'institution du jury. C'est au jury et uniquement au jury que la Constitution a déféré la connaissance des délits politiques et de la presse. Cette disposition constitutionnelle qui renferme une garantie si précieuse, est cependant ouvertement éludée depuis longtemps, sous le prétexte que la Constitution n'a pas réglé le sort de l'action civile et que cette action peut être portée devant les tribunaux civils. Qu'arrive-t-il ? C'est qu'on soustrait dans la réalité au jury la connaissance des délits de la presse.
« Ceux qui croient avoir à se plaindre d'elle, au lieu de se présenter devant le jury, leur juge naturel, intentent une action civile en dommages-intérêts, en sorte que les tribunaux sont appelés à apprécier a ce point de vue un délit de presse. Il arrive alors qu'à la juridiction indiquée par la Constitution on substitue une autre juridiction dont le Congres n'a certes pas voulu.
« Et cet usage tend à se généraliser ; les tribunaux civils sont fréquemment transformés en cours d'assises, appelés à apprécier un écrit purement politique. II y a là, je n'hésite pas à le dire, un danger réel, sérieux, auquel il faut veiller, et sur lequel j'appelle l'attention du pays. »
Et plus loin, répondant à M. le ministre de la justice : « Lorsque j'ai parlé de la liberté de la presse, je n'ai fait que me rendre l'écho, dans cette enceinte, de réclamations sérieuses et motivées que je me souviens d'avoir lues dans un de nos plus importants journaux.
« Je ne veux assurément pas que la vie privée des citoyens puisse servir de pâture à la presse, mais ce que je veux, ce que je désire, c'est qu'un écrivain ne puisse être jugé et flétri, s'il doit l'être, que par ses juges naturels ; or, avec le système qui prévaut, on arrive droit à l'anéantissement du jury en matière de presse.
« Il n'est pas un homme politique, un bourgmestre, un conseiller communal, un candidat à la représentation nationale, provinciale ou communale qui, plus ou moins vivement attaqué, au lieu de faire appel à ses pairs, ne se réfugie plus ou moins honteusement, dans un procès civil où la presse la plus honnête, la plus modérée peut finir par succomber ; l'honorable ministre de la justice et moi, nous en savons quelque chose.
« Je répète donc qu'il y a là un danger sérieux et qu'en reconnaissant leur compétence, les tribunaux civils ont peut-être jugé d'après la lettre de la loi, mais en ont méconnu l'esprit, et que pas un homme du Congrès peut-être n'a pensé qu'un jour on pourrait faire la distinction contre laquelle je ne cesserai de m'élever. » (Sénat, 23 décembre 1859.)
Un des signataires de notre proposition, auquel ses travaux historiques et juridiques oui assuré une place distinguée parmi les savants et dans le parlement belge, l'honorable M. Thonissen a poussé plus loin la déduction du principe constitutionnel.
Il considère le système des poursuites civiles non seulement comme hostile à l'esprit de la Constitution, mais comme absolument incompatible avec elle.
Un auteur que nous avons déjà eu l'occasion de citer, M. Schuermans, semble pencher vers cette même théorie, et si des motifs, qu'il reconnaît lui-même n'être point juridiques, lui font tolérer la jurisprudence des tribunaux, il exprime hautement le vœu que l'intervention de la législature proclame d'une manière absolue le principe qu'en Belgique le jury est établi pour toutes poursuites quelconques en matière de presse.
L'auteur que nous venons de citer appelle le système des poursuites civiles une réaction contre la volonté formelle du législateur constituant.
Est-il besoin de vous dire, messieurs, à quels résultats en est arrivée cette réaction ?
Nous avons vu avec quelle rigueur draconienne la justice répressive pourchassait la presse sous Guillaume ; nous avons constaté, en même temps, que depuis 1815 jusqu'en 1830 aucun procès civil n'avait été dirigé contre elle.
Aujourd'hui, sous l'empire des articles 18 et 98 de la Constitution, nous en sommes arrivés au point que le jury ne s'occupe qu'à de très longs intervalles d'affaires de presse, et que les tribunaux civils en retentissent tous les jours.
Non, ce n'est plus même vrai ce que disait le journal la Vérité à propos d'une pareille poursuite que lui intentait M. le baron de Rasse, bourgmestre de Tournai, et contre laquelle le défendirent deux de nos honorables collègues, MM. Bara et De Fré.
« Reconnaissons-le cependant, disait la Vérité, en rappelant les paroles de l'honorable M. Forgeur, ce ne sont pas les sommités du pays qui se réfugient honteusement dans les procès civils. Ceux-là, forts de leur conscience et de leurs talents, redoutent peu les critiques, les attaques même méchantes. Suivant l'exemple des hommes d'Etat de l'Angleterre, ils restent impassibles devant les écarts les plus excessifs d'une presse libre. Mais les ennemis des journaux, ceux qui se saisissent avec empressement de la faculté que leur laisse la jurisprudence actuelle, ce sont les médiocrités vaniteuses, les nullités administratives, les tyranneaux des petites villes. Ceux-là s'indignent à la moindre égratignure, ils crient à l'abomination et au sacrilège dès qu'un journal ne se prosterne pas humblement devant leur génie incompris, et dans leur extrême irritation, ils vont entretenir de leurs déboires politiques les tribunaux civils qui leur font le plus aimable accueil et se constituent leur providence et leurs protecteurs. Un mot a froissé nos plaignants, il leur faut une réparation d'honneur, c’est-à-dire quelques milliers de francs. »
Nous avons vu, non plus de simples particuliers, non des fonctionnaires agissant en nom personnel, mais des administrations entières, un collège échevinal, par exemple, venir abriter derrière l'article 1382 et quinze cents francs de frais de procédure, le crédit d'une ville qu'un article de journal devait avoir ébranlé.
Prenons-y garde, messieurs, la jurisprudence actuelle doit étouffer la presse quand bien même les magistrats - et il y a de pareils tribunaux, - mettraient la plus grande modération dans l'allocation des dommages-intérêts ; les frais seuls d'une ou de deux instances peuvent devenir ruineux pour un écrivain ou dégoûter le publiciste qui veut bien mettre tout son dévouement à la chose publique, mais ne pas en retirer de pareils intérêts.
Quant à ces frais de justice, mes honorables collègues qui plaident ou qui ont fait plaider, savent ce que c'est.
Qu'avec le système que nous attaquons une autre doctrine, qui déjà s'est fait jour en Belgique, soit adoptée, c'est-à-dire la complicité au civil du distributeur, de l'imprimeur et de l'éditeur, l'article 18 de la Constitution sera une lettre morte, et ce sera le fait de nos institutions représentatives.
M. Devaux a dit, dans la discussion, au Congrès : « Le jury sera toute jours sévère contre les calomniateurs. » Tant que la presse ne sort pas absolument des bornes de sa mission sociale, le jury sera indulgent ; il tiendra compte des nécessités de la lutte, des entraînements de la polémique. L'homme public, au reste, dans un pays représentatif, est et doit être sujet à discussion : la presse a non seulement le droit, mais le devoir du contrôle.
De plus, contre les erreurs ou les écarts de la presse, il y a plus d'un remède. Il y a, pour le fonctionnaire et pour tout citoyen, d'abord le droit de riposte, il y a le droit de réponse dans le journal même qui l'a attaqué.
Si néanmoins la presse, foulant aux pieds sa dignité, descend dans la boue de la calomnie, si la discussion se convertit en outrage, le jury est là, et, croyez-le avec M. Devaux, il sera sévère pour les calomniateurs. L'intérêt social sera satisfait par la répression du délit. Si en outre celui-ci a réellement occasionné un dommage, il sera réparé, car les magistrats de la cour d’assises ne montreront pas pour le calomniateur plus d'indulgence que les juges du fait.
Quand donc il s'agit d'une poursuite en calomnie, il n'y a guère d'objection sérieuse à faire contre le régime que nous voulons garantir à la presse en vertu des principes constitutionnels et de la mission spéciale qu'elle a à remplir. Car nous n'avons pas à répondre à ceux qui répudient le jury comme n'offrant pas de garanties suffisantes à la société. Ils font tout bonnement la guerre à notre pacte fondamental et nous n'avons pas ici à leur répondre.
Mais voici venir la grande objection ; un fait, dit-on, peut être dommageable sans être délictueux ; un article de journal, sans renfermer ni calomnies, ni outrages, ni injures, peut léser les intérêts d'un tiers. Dans cette hypothèse, refuserez-vous toute justice à la personne lésée ? N'ayant point de délit à poursuivre, la cour d'assises lui restera fermée et vous voulez lui interdire l'accès des tribunaux civils ! Ce serait là un déni de justice inexcusable.
L'objection des quasi-délits est sérieuse : elle n'est pas sans réponse.
En fait, le quasi-délit en matière de presse se rencontrera très rarement. Ils sont certes bien clairsemés, les articles de journaux qui, sans renfermer injure, outrage ni calomnie, auraient néanmoins lésé la fortune, ébréché l'honneur ou ébranlé le crédit d'une personne.
La chose est néanmoins possible et quelques-uns répondent, à cet égard, que de pareils faits ne peuvent se reproduire qu'à des intervalles excessivement rares, que le dommage à en résulter sera le plus souvent minime, et devra pouvoir trouver sa réparation chez celui dont le journaliste s'est fait de bonne foi l'écho ; que le démenti que le journal sera obligé et s'empressera de plus d'insérer sera une réparation suffisante et efficace par sa promptitude ; qu'au surplus la considération d'un dommage hypothétique à subir par un petit nombre de citoyens ne pourrait l'emporter sur les motifs puissants qui réclament la liberté de la presse, en faveur de laquelle il serait préférable de maintenir une espèce de servitude légale : l'intérêt de tous devant l'emporter sur l'intérêt de. quelques-uns.
Ce système, il faut en convenir, rencontrerait des adversaires nombreux, mais d'autres solutions se présentent.
Le code pénal punit l'homicide, les coups et blessures faits par maladresse, imprudence, inattention ou inobservation des règlements ; d'autres faits sont punis qui supposent cependant l'absence de toute intention doleuse chez l'agent. Sans parler des amendes en matière fiscale qui sont de véritables pénalités et qui souvent sont encourues par les citoyens à leur insu, en fait de contraventions il est de principe que la bonne foi ne saurait faire échapper à la peine. Qui donc empêcherait le législateur de transformer le quasi-délit de presse en délit ?
(page 1022) Benjamin Constant disait ;
« Les actions des particuliers n'appartiennent point au public. L'homme auquel les actions d'un autre ne nuisent pas n'a pas le droit de les publier. Ordonnez que tout homme qui insérera dans un journal, dans un livre, le nom d'un individu, et racontera ses actions privées quelles qu'elles soient, lors même qu'elles paraîtraient indifférentes, sera condamné à une amende. »
Il proposait même de punir d'une amende de 1,000 francs tout journaliste qui insérerait un nom propre dans son journal.
Sans aller aussi loin que ce publiciste, la loi ne pourrait-elle pas frapper d'une pénalité celui qui par inattention, légèreté, aurait, au moyen de la presse, occasionné un dommage réel à un citoyen ? Cette solution ne révolterait ni la logique, ni le droit : et le jury serait aussi apte à décider en fait qu'un article incriminé est dommageable tout aussi bien qu'il peut le déclarer calomnieux.
Enfin, messieurs, un troisième système se présente ; il se rapproche et se confond presque avec le précédent et consiste a faire prononcer le jury sur l'existence du quasi-délit sans attacher à celui-ci une pénalité. En France, le décret du 22 mars 1848 déclara les tribunaux civils incompétents pour connaître des diffamations ou injures dirigées par la voie de la presse envers les fonctionnaires publics.
L'article 83 de la constitution républicaine de la même année chargea le jury seul de statuer sur les dommages-intérêts réclamés pour faits et délits de la presse.
L'époque à laquelle nous empruntons nos exemples pourrait à aucuns inspirer une médiocre sympathie pour l'extension des attributions conférées au jury.
Permettez-moi, messieurs, d'atténuer cette impression par la citation d'un petit incident qui avait lieu l'autre jour au corps législatif de France.
« Voulez-vous me permettre, disait M. J. Simon à la séance du 21 janvier 1864, de proposer pour mon compte, et sans engager mes amis, un amendement en quelques lignes ? Il serait ainsi conçu :
« Tout citoyen a le droit de publier et d'imprimer ses pensées en les signant sans censure préalable, sauf la responsabilité légale, après publications et jugement par jurés (bruits divers) quand même la peine encourue serait purement correctionnelle. »
L'orateur ajoutait : Comment trouvez-vous ce petit article ?
Une voix : Très mauvais !
M. J. Simon : « J'ai l'honneur de vous déclarer que je le trouve superbe, et cela m'est d'autant plus facile que je n'en suis pas l'auteur. L'article est de Sa Majesté Napoléon Ier. »
Ajoutons encore, messieurs, qu'il n'est pas sans exemple de voir intervenir le jury dans les actions purement civiles.
Il me suffira de citer, en France, la matière des expropriations pour cause d'utilité publique.
L'objection des quasi-délits, la seule sérieuse qu'à mon avis on puisse produire contre notre proposition, n'est donc pas, comme nous disions, sans réponse.
Nous croyons avoir suffisamment justifié le principe constitutionnel déposé dans l'article premier de notre proposition. Si la Chambre adopte ce principe, qu'elle se prononce pour l'un ou l'autre des systèmes que nous avons exposés relativement aux quasi-délits, elle aura à s'occuper de quelques questions accessoires que l'on pourrait appeler les détails de la mise en pratique. Telles seront les questions de la composition du jury, la poursuite par citation directe de la partie civile, etc.
Nous n'avons plus qu'un mot à dire.
L'article 2 de notre proposition nous semble apporter avec lui-même sa justification. Au moment où nous venons défendre la cause des journalistes, il nous sera bien permis d'emprunter à un journal de la capitale, l’Indépendance, quelques observations en faveur de la thèse que nous défendons.
« Depuis longtemps, en France, dans les Pays-Bas, en Prusse, des protestations se sont élevées contre la prétention du ministère public de s'immiscer dans le secret indispensable à la profession de journaliste.
« En 1819, B. Constant fustigeait les visites domiciliaires et les saisies opérées chez le professeur Bavoux, inculpé de provocation à désobéir aux lois.
« En 1823 et en 1830, le ministre van Maanen ordonnait de semblables mesures contre le Flambeau, le Courrier, le Belge, le Catholique et le Vaderlander.
« En 1862, la chambre des députés de Berlin était saisie d'une proposition formulée par un de ses membres, M. Oppermann, procureur du roi à Berlin, et ainsi conçue : « Les imprimeurs, éditeurs et rédacteurs de journaux ne peuvent être contraints, par des mesures de rigueur, à témoigner en justice au sujet des auteurs d'articles ou d'imprimés, ni sur l'origine des nouvelles qu'ils renferment. »
« En 1838, en 1845, la presse a réclamé contre les visites domiciliaires opérées en Belgique dans les bureaux du Lynx et de l’Observateur. M. Eug. Verhaegen a publié à cet égard une excellente étude, où il a démontré que la Constitution s'oppose à la recherche de fauteur, lorsque le rédacteur du journal est connu et domicilié : à celui-ci seul appartient de décider s'il lui convient de se décharger de sa responsabilité en nommant l'auteur.
« La société, dit M. Eug. Verhaegen, ne demande qu'une victime, ainsi que le disait M. Devaux au Congrès : pour atteindre cette victime, le législateur, par l'article 14 du décret de 1831, a exigé la signature de l'imprimeur ou de l'éditeur, sans exiger celle de l'auteur… S'il suffit qu'une seule personne expie la faute reprochée, le cas échéant, à la presse, et s'il est vrai, en dernière analyse, que l'éditeur, l'imprimeur ou le distributeur que la déclaration spontanée de l'auteur ne vient pas dégager, et que lui-même ne veut et ne peut exercer de recours contre l'auteur, soit positivement coupable, pourquoi le ministère public aurait-il le droit de chercher à remplacer la culpabilité en cause, par celle de l'auteur ? En agissant de la sorte, il irait au delà de ce que le salut de la société rend indispensable ; il susciterait donc à la presse des difficultés sans excuse ; il nuirait donc au lieu d'être utile. »
« Nous savons que M. Schuermans, Code de la presse, page 454, soutient que les visites domiciliaires et les saisies ne sont pas contraires à la Constitution et à la loi, mais ce publiciste, dont nous ne partageons du reste pas l'avis, se base, pour arriver à une pareille conclusion, sur l'article 8 du décret du 19 juillet 1831, déclarant que l'instruction en matière de presse est la même qu'en matière ordinaire ; et il ajoute qu'une restriction des droits de l'instruction judiciaire serait à désirer pour empêcher des abus regrettables.
« Quand donc le législateur comprendra-t-il enfin que les tracasseries à l'égard de la presse sont de nature à déconsidérer le pouvoir qui les autorise ? Quand donc une bonne fois coupera-t-on court à ces violences qui, en les supposant même légales peut-être, sont en tout cas empreintes d'un caractère excessif et par conséquent blâmables ?
« La Chambre, que l'on saisira prochainement, dit-on, de propositions ayant pour but la révision des lois sur la presse, profitera, nous l'espérons, de cette occasion pour compléter la réforme, en mettant la presse à l'abri de vexations arbitraires et en empêchant le ministère public, que le moindre prétexte peut armer aujourd'hui, de se livrer à des perquisitions enlevant au journalisme la sécurité qui lui est indispensable, et sans laquelle il ne peut vivre.
« Que l'on réserve, si on le veut, les rigueurs des lois et les moyens de police judiciaire aux cas où les délits de la presse entraîneraient des peines criminelles ou même la peine de mort (il en existe de ces cas ! voir l'article premier du décret du 20 juillet 1831) ; mais pour les cas où il y a lieu à l'application d'une simple amende ou d'un emprisonnement, la société n'est-elle pas satisfaite si l'auteur apparent du délit se présente pour en répondre ? La Constitution, ne voulant pas entraver la presse, se contente d'une fiction, d'une présomption de culpabilité ; pourquoi la loi serait-elle plus exigeante ?
Nous ne donnerons pas plus de développements à la seconde partie de notre proposition. Cette question a été agitée dans cette Chambre et dans la presse. Nous espérons que, pour cet article comme pour le premier, vous accorderez la sanction législative depuis si longtemps désirée.
A la suite de ces développements, le projet fut envoyé à l'examen des sections.
Dans plusieurs d'entre elles, une observation fut soulevée, consistant à dire que les faits dommageables produits par voie de la presse, sans avoir le caractère de crime ou de délit, échappaient à toute répression.
A cette observation quelques membres répondaient qu'il n'est point entré dans les idées du Congrès national de réprimer de pareils écarts de la presse. Nous avons attentivement suivi les critiques formulées dans les sections de la Chambre ; nous suivions en même temps les appréciations des journaux. Chez les uns, nous trouvions une critique acerbe - dont nous sommes loin de nous plaindre - mais qui avait pour but non d'aider les auteurs du projet à améliorer leur œuvre, mais d'étouffer l'œuvre à raison de son origine ; chez d'autres, une discussion large et féconde qui nous mît à même de choisir les meilleurs développements à donner au projet primitif que la dissolution des Chambre était venue anéantir. A ces publicistes, nous sommes heureux de témoigner ici notre reconnaissance du concours loyal qu'ils nous ont prêté dans la défense de leurs droits.
A la session suivante, le projet de loi fut déposé dans les mêmes termes que le projet actuel qui revient encore à la suite d'une dissolution. Ce projet résout, dans un certain sens, les questions agitées dans les sections et dans les journaux. Nous pensons qu'il est superflu de développer en détail les raisons d'être de chaque article : ils sont une conséquence, d'une part, du principe constitutionnel qui domine le tout ; d'autre part, de la préférence donnée à l'une des idées contondantes dans le débat.
Il suffit donc de justifier notre préférence et pour cela nous ne saurions mieux faire que de prendre, dans la presse même, les arguments qui nous ont déterminés. Après, vous jugerez vous-mêmes si nous avons mal décidé et vous déciderez mieux si nous nous sommes trompés.
L'opinion que les quasi-délits, en matière de presse, échappent à la répression avait surtout été défendue par l'honorable M. Guillery. Plusieurs (page 1023) organes de la publicité se rangèrent a cette manière de voir. Nous citerons, en premier lieu, l'Etoile belge et le Nouvelliste et plusieurs journaux des provinces. L'Indépendance la défendit énergiquement et avec des arguments qui donnent très sérieusement à réfléchir. La Paix penchait visiblement vers la même doctrine ; j'aime trop la Paix et son rédacteur pour dire qu'elle défendait bien son système.
Toutefois, nous n'avons pu accepter ce système et nous sommes restés définitivement de l'avis de la Meuse. Dans un article remarquable elle a posé et résolu la question.
Nous n'ajouterons rien à son argumentation, nous la copions tout simplement.
« La Constitution a attribué au jury la connaissance des délits de presse. On sait comment cette disposition a été presque constamment éludée jusqu'aujourd'hui. Au lieu de poursuivre la répression des délits de presse devant le jury, on a préféré intenter devant les tribunaux civils des actions en dommages-intérêts, en vertu de ce principe du droit commun que tout fait de l'homme qui, par sa faute, cause, un dommage à autrui, est tenu de le réparer. On a contesté, en ces matières, la compétence des tribunaux civils, mais la jurisprudence de la cour de cassation et de nos cours d'appel s'est prononcée en sens contraire. Cette jurisprudence est sans doute peu conforme à l'esprit de nos lois constitutionnelles ; elle s'explique cependant et se justifie jusqu'à un certain point par les lacunes que présente notre législation sur la presse. Il en est résulté que les tribunaux civils sont devenus aujourd'hui, et pour beaucoup de raisons qu'il est inutile d'énumérer, les juges ordinaires en matière de presse, tandis que ce n'est qu'exceptionnellement et dans des cas assez rares que les procès de presse sont portés devant le jury.
« Depuis très longtemps, cet état de choses a soulevé les réclamations de la presse et, dès 1846, MM. Fleussu, Rogier, Delfosse et Verhaegen avaient déposé un projet de loi destiné à attribuer au jury exclusivement la connaissance de tous les procès de presse. Ce projet de loi ne fut jamais discuté. Néanmoins, on ne cessa de s'élever chaque année, dans nos Chambres législatives, contre cette jurisprudence, qui enlevait à la presse ses juges naturels, et, comme l'a dit très justement M. Forgeur, conduit à l'anéantissement du jury en matière de presse.
« C'est pour faire droit à ces réclamations que plusieurs membres de la droite, MM. de Baets, Coomans, Thonissen, Delcour, Royer de Behr et Delaet ont pris, l'an dernier, l'initiative d'une proposition de loi, d'après laquelle nul ne pourrait plus être condamné à des dommages-intérêts en matière de presse, sans que le fait qu'on lui impute ait été préalablement l'objet d'une condamnation définitive en cour d'assises. Cette proposition était trop radicale ; elle supprimait complètement ce que l'on appelle, en langage juridique, les quasi-délits de presse, c'est-à-dire les faits qui, sans tomber sous l'application de la loi pénale, ne sont pas moins de nature à léser les intérêts matériels ou moraux des citoyens et qui, à ce titre, doivent pouvoir donner lieu à une réparation civile. Les honorables auteurs de cette proposition ont compris qu'ils étaient allés trop loin, et, dans la séance du 1er février dernier, ils ont déposé un nouveau projet beaucoup plus complet et moins exclusif que le précédent.
« Ce projet ne se borne pas à résoudre négativement la question de la compétence des tribunaux civils, en réservant au jury l'appréciation des délits de presse, il s'occupe aussi des faits de presse non délictueux, mais dommageables. Fidèle à son principe, qui est celui de la Constitution et du décret du 20 juillet 1831 : la compétence exclusive du jury, il exige que toute condamnation à des dommages-intérêts ou autres réparations civiles, pour des faits de ce genre, soit précédée d'une réponse affirmative du jury, qui serait interrogé sur la question de savoir si le défendeur est l'auteur, l'éditeur ou le distributeur de l'écrit, et sur l'existence du dommage (article 2), sauf à la cour d'assises à fixer ensuite, s'il y a lieu, le taux de la réparation pécuniaire (article 3).
« Il résout ensuite la question si controversée de la citation directe. Le Congrès national n'a pas voulu s'écarter des règles ordinaires de l'instruction criminelle ; il n'y a dérogé qu'en un point, en décidant que, malgré l'article 133 du Code d'instruction criminelle, la chambre du conseil renverrait le prévenu des poursuites dirigées contre lui, si la majorité des juges se prononçait en sa faveur ; mais en stipulant le concours de cette chambre et de la chambre des mises en accusation, il a refusé au ministère public aussi bien qu'à la partie civile le droit de citation directe qui existe pour les autres délits. Les signataires de la proposition de loi que nous analysons accordent à toute personne qui se sentira lésée par la voie de la presse, non seulement le droit de porter plainte, qui n'a jamais été contesté, mais encore le droit de citer directement l'écrivain, le journaliste devant la cour d'assises, à la condition d'observer certains délais et de notifier la citation au ministère public,
« Tel est l'ensemble de cette proposition, qui, nous l'espérons, rencontrera un accueil favorable sur les bancs de la Chambre. Cependant, deux objections se sont produites contre elle dès le jour où elle a été déposée.
« M. Guillery a soutenu que la première proposition de MM. de Baets et consorts était beaucoup plus constitutionnelle que la seconde, parce qu'elle supprimait complètement les quasi-délits de presse. D'après M. Guillery, ces quasi-délits doivent échapper à la répression ; « tel est, dit-il, l'esprit du Congrès national, qui, en disant que le jury est seul compétent en matière de presse, n'a jamais eu l'idée de soumettre au jury les quasi-délits.
« Il nous est impossible de partager celle opinion. Si la presse a droit à des garanties, les citoyens ont également droit à une protection sérieuse contre les abus que la presse peut commettre. Or, on sait combien il est facile à un journaliste, quelque peu exercé dans l'art d'écrire, de passer, sans le déchirer, à travers le filet des dispositions pénales sur l'injure et la calomnie. Parce que cet écrivain sera assez habile pour éviter de donner à ses écrits tous les caractères du délit de calomnie ou d'injure, faudra-t-il qu'il reste à l'abri de toute responsabilité, quelles que soient les conséquences dommageables de ses assertions, quelles qu'aient été ses intentions ? Le droit de réponse est-il toujours, dans ce cas, un moyen de réparation suffisante ? Nous ne le. pensons pas. M. Guillery soutient que la Constitution a supprimé les quasi-délits de presse. La vérité est qu'au Congrès national personne n'a pensé à cette question ; mais il nous paraît que si la jurisprudence a pu, sans violer la lettre constitutionnelle, attribuer aux tribunaux civils la connaissance de ces faits, à plus forte raison le législateur peut-il les déférer au jury. Le jury offrira, dans tous les cas, à la presse, bien plus de garanties que les tribunaux civils. M. Guillery a promis de développer les motifs de son opinion quand la question sera soumise à la Chambre ; nous aurons également alors l'occasion d'y revenir.
« Tandis que cet honorable député est d'avis que les actions civiles en matière de presse ont été complètement supprimées par la Constitution, M. Lelièvre prétend que ces actions existent encore, mais que constitutionnellement on ne peut, comme le demandent MM. de Baets, etc., les soumettre au jury.
« D'après l'honorable représentant de Namur, le jury ne peut s'occuper que des délits de presse, c'est-à-dire de faits qui sont de nature à être frappés de peines publiques ; - lorsqu'il s'agit d'un fait qui n'est pas de nature à être atteint devant les tribunaux répressifs, il n'existe plus qu'un simple fait dommageable donnant lieu, pour la partie lésée, à un véritable droit civil de la compétence exclusive des tribunaux. » (article 92 de la Constitution.)
« Il est parfaitement vrai que d'après cet article, les contestations qui ont pour objet des droits civils sont exclusivement du ressort des tribunaux. Mais quel est donc le sens du mot « tribunaux » dans cette disposition ? S'il faut en croire M. Lelièvre, le législateur n'aurait eu en vue dans ce mot que les tribunaux civils ; et on ne pourrait y comprendre les cours d'assises. C'est évidemment là une erreur. M. Lelièvre n'a pas fait attention que tout ce que la Constitution a voulu empêcher par cet article, c'est qu'on n'enlevât au pouvoir judiciaire la connaissance des contestations qui ont pour objet des droits civils ; c'est dans ce sens qu'il s'est servi du mot « tribunaux ». Or, le pouvoir judiciaire comprend tout aussi bien les cours d'assises que les tribunaux civils.
« Dira-t-on que les cours d'assises ne peuvent s'occuper des droits civils ? Mais que font-elles donc quand elles statuent sur les questions de dommages-intérêts réclamés par les parties civiles ? Dira-t-on que le jury est établi pour les délits de presse et non pour les quasi-délits ? Mais où trouve-t-on un obstacle à ce que l'on étende la compétence du jury ? S'il s'agissait de restreindre cette compétence, nous comprendrions les scrupules constitutionnels de M. Lelièvre ; mais il s'agit de l'étendre dans un sens tout à fait conforme à l'esprit de la Constitution ; dès lors, ces scrupules ne doivent-ils pas s'évanouir ?
« Les objections formulées par MM. Guillery et Lelièvre, contre la proposition de loi due à l'initiative de MM. de Baets et autres, nous paraissent donc peu fondées. »
Nous avons entendu l'affaire de la presse, plaidée par la presse elle-même. Entre deux théories, nous avons choisi celle qui nous paraissait la plus logique et la plus juridique.
Sur le principe même de notre projet de loi, il n'y a pas de divergence. La difficulté surgit à propos de son application aux quasi-délits. Vous jugerez.
(page 1024) II nous reste à dire un mot de l'article 6 qui stipule que sauf le cas où le fait est qualifié crime par la loi, aucune visite domiciliaire tendante à découvrir l'auteur d'un écrit incriminé ne pourra être pratiquée. »
Avons-nous besoin de justifier cette disposition et faut-il rappeler les plaintes énergiques qui se sont élevées dans toute la presse contre cette véritable violation du domicile et du secret des lettres ? Je ne fais pas un crime au juge d'instruction d'exécuter la loi par devoir, mais en disant : dura lex sed lex. Supprimez la loi ou améliorez-la, vous éviterez à la magistrature des devoirs souvent pénibles et vous garantirez à la presse la sécurité dont elle a absolument besoin.
Nous avons fait notre devoir, messieurs, vous ferez le vôtre.
Un seul mot encore pour répondre à des objections qui surgiront. En droit, nous avons la liberté de la presse, la Constitution nous la garantit. En fait, nous ne l'avons pas : on n'a pas administrativement changé la loi, comme en d'autres matières, mais on a judiciairement consacré une hérésie constitutionnelle.
Nous l'avons dit dans le cours de ces développements : sous Guillaume, on traquait les journalistes, mais simplement au point de vue politique. Sous la Constitution belge, on a trouvé qu'une ville avait droit à des dommages-intérêts parce qu'un journaliste, par sa polémique, aurait pu peut-être ébranler le crédit de cette ville en discutant les actes de l'administration.
Je ne demande pas pour la presse la licence ni l'impunité ; je demande la liberté constitutionnelle, la suppression de toutes mesures préventives inutiles, le respect pour son domicile et pour ses correspondances, à moins d'un cas d'absolue nécessité.
Je suis prêt à souscrire à toutes les mesures qui, sauvegardant les droits constitutionnels de la presse, atteindront le journaliste qui se rend indigne de manier la plume, qui fouille dans la fange pour faire la guerre à un homme, sans discuter un principe ou un acte politique ou administratif. Au point de vue politique, je dirai avec un des vétérans de la presse, dont certes je n'épouse pas tous les principes, mais qui burine souvent d'une manière saisissante une pensée dictée par le bon sens.
M. Emile de Girardin écrivait :
« M. Rouher a commencé par être l'adversaire de la liberté du commerce, dont il est devenu le défenseur le plus ardent : le jour où il serait converti à la cause de la liberté de la presse, nul mieux que lui ne trouverait de meilleurs arguments pour démontrer :
« Que la liberté de la presse n'a jamais renversé aucun gouvernement ;
« Que la liberté de la presse n'existait pas quand la révolution a éclaté en 1789 ;
« Que la liberté de la presse n'existait pas quand l'Empire a péri en 1815 ;
« Que la liberté de la presse avait été suspendue quand la Restauration s'est renversée en 1830 ;
« Que la liberté de la presse était contenue par la législation la plus sévère, quand la monarchie de 1830, malgré le décret de septembre 1835, s'est évanouie en 1848. »
Projet de loi :
« Art. 1er. En cas de délit de presse, nul ne peut être condamné à des dommages-intérêts ou autres réparations civiles, sans avoir été préalablement déclaré coupable par le jury.
« Art. 2. Si la publication ou la distribution d'un écrit, sans tomber dans les prévisions de la loi pénale, est de nature à causer un dommage à autrui, toute condamnation à des dommages-intérêts ou autres réparations civiles devra être précédée d'une réponse affirmative du jury.
« Dans ce cas, le président de la cour d'assises remettra aux jurés deux questions auxquelles ils auront à répondre séparément.
« La première aura pour but de constater si le défendeur est l'auteur, l'éditeur ou le distributeur de l'écrit.
« La seconde sera relative au point de savoir si l'écrit a eu pour conséquence de causer un dommage au plaignant.
« Art. 3. Dans les deux hypothèses prévues par les articles précédents, les dommages-intérêts ne pourront être alloués que par la cour d'assises.
« Art. 4. En matière de presse, la personne lésée, en se constituant partie civile, possède toujours le droit de citation directe devant la cour d'assises.
« La partie civile fera, par l'acte de citation, élection de domicile dans la ville où siège la cour d'assises. La citation énoncera les faits et tiendra lieu de plainte.
« Il y aura au moins un délai de huit jours, outre un jour par trois myriamètres de distance, entre la citation et le jugement, à peine de nullité. Néanmoins, cette nullité ne pourra être proposée qu'à la première audience et avant toute exception ou défense.
« L'exploit de citation directe devra, avec observation des mêmes délais, être notifié au procureur général ou au procureur du roi remplissant les fonctions du ministère public près la cour d'assises.
« Art. 5. L'article 134 de l'arrêté royal du 18 juin 1853 est applicable à la personne lésée qui use de la faculté que lui accorde l'article précédent.
« Art. 6. Sauf le cas où le fait est qualifié crime par la loi, aucune visite domiciliaire tendante à découvrir l'auteur d'un écrit incriminé ne pourra être pratiquée. »
(page 987) - La proposition est appuyée ; la discussion est ouverte sur la prise en considération.
M. Lelièvre. - Je ne m'oppose certainement pas à la prise en considération de la proposition de l'honorable M. de Baets, j'estime même qu'une décision en ce sens recevra l'approbation unanime. Je crois toutefois devoir proposer une simple observation que je recommande à l'attention de la commission qui sera chargée d'examiner la proposition. Celle-ci me paraît laisser une lacune en ce que la procédure devant la cour d'assises n'est pas organisée par le projet, il faut prévoir le cas où le prévenu fera défaut et d'autres hypothèses qui peuvent se présenter. Le jury, en ce cas, sera-t-il appelé à émettre son verdict ?
En un mot, la proposition introduit un nouveau système qu'il est nécessaire de mettre en harmonie avec les principes de notre législation et du code d'instruction criminelle qui sont de nature à être rendus applicables à la matière dont il s'agit.
- La proposition est prise en considération et renvoyée à l'examen des sections.
Il est procédé au tirage des sections du mois d'avril.
La discussion générale est ouverte.
M. Lelièvre. - Le projet en discussion propose une réforme qui répond aux aspirations du pays. Depuis longtemps il s'est produit un mouvement en faveur de l'extension du droit de suffrage et sous peine de s'opposer au vœu de l'opinion énergiquement prononcé, il est impossible de ne pas admettre une plus grande participation des citoyens à la vie publique.
Dès 1846, on réclamait l'abaissement du cens jusqu'au minimum fixé par la Constitution. Les hommes politiques qui avaient résisté à cette mesure furent forcés de l'accepter et de la faire décréter dix-huit mois après. Elle fut loin de satisfaire une partie notable de la nation.
Une fraction nombreuse réclamait le suffrage universel et il est probable que l'on serait arrivé à cette solution radicale, si les agitations, dont la France offrit l'exemple en juin 1848 et postérieurement, n'avaient produit chez nous une réaction contre les prétentions de l'opinion avancée.
Quoi qu'il en soit, le moment est arrivé de tenter une réforme qui réalise un progrès sans pouvoir donner lieu à des inconvénients sérieux.
Nous sommes entourés de nations qui pratiquent le suffrage universel. Comment donc la Belgique, qui a devancé tous les peuples dans la voie civilisatrice, courrait-elle des dangers réels en adoptant des dispositions beaucoup moins radicales et en se bornant à admettre un plus grand nombre de citoyens à la nomination de leurs mandataires à la commune ou à la province ?
Veut-on une preuve décisive que ce péril n'est pas à redouter, qu'on se rappelle ce qui s'est passé en 1848. N'est-il pas vrai que relativement à l'état de choses antérieur, la réforme alors décrétée était bien plus importante et plus radicale que celle qui est aujourd'hui proposée ? Or, l'abaissement du cens admis en 1848 n'a fait naître aucune perturbation, pourquoi en serait-il autrement de celui dont s'occupe le projet de loi ?
Il y a plus, la réforme de 1848 a eu pour conséquence de maintenir l'opinion libérale au pouvoir pendant vingt ans, tandis que depuis la même époque l'opinion conservatrice n'a tenu les rênes du gouvernement que pendant deux ans et demi.
Ce projet ne doit donc pas inspirer des craintes bien vives aux adversaires du projet appartenant au libéralisme. D'un autre côté, après vingt-trois ans, n'est-il pas convenable et même prudent de faire un pas de plus dans le système de la réduction du cens ? Nous sommes restés stationnaires, sous ce rapport, pendant près d'un quart de siècle.
Comment peut-on critiquer un progrès dans une voie qui a pour but d'initier les masses au droit de suffrage ? Or, l'on sait qu'en cela comme en toute chose, c'est la pratique qui est de nature à assurer l'exercice intelligent du vote.
En 1848, l'abaissement du cens fut décrété au milieu des commotions politiques qui, de toutes parts, agitaient l'Europe, et s'il fut admis alors sans résultats fâcheux, a plus forte raison pouvons-nous aujourd'hui introduire un nouveau progrès, alors que celui-ci est tellement réclamé par l'opinion publique que le ministère précédent avait cru devoir donner certaine satisfaction aux vœux exprimés à cet égard.
Du reste, il est évident qu'il faut tenir compte de la diffusion et des développements de l'instruction qui se sont réalisés, depuis 1848.
Après vingt-trois ans de pratique du suffrage restreint, il est temps de marcher en avant et de faire ce que tous les conservateurs doivent considérer comme un acte de prudence politique.
Les principes de 1789 ont décrété l'égalité des citoyens devant la loi.
C'est cette égalité qui est le fondement de nos institutions.
Sachons donc adopter toutes mesures propres à faire en sorte qu'elle devienne une vérité.
Il ne faut pas que l'aristocratie financière, aux mains de laquelle se trouve aujourd'hui le pouvoir, maintienne des prétentions exagérées et exclusives.
Il faut savoir faire quelque chose pour la bourgeoisie inférieure et ne pas ranger celle-ci au nombre des parias politiques au milieu de notre société démocratique.
Je me rallie donc au principe du projet.
Du reste, l'abaissement proposé n'a rien d'exorbitant. La loi communale elle-même réduisait dans certaines communes le cens à 15 francs. Il n'y a donc rien d'excessif à établir un cens uniforme au taux de 10 francs.
Le gouvernement libéral de 1848 indiquait lui-même ce chiffre comme étant le but final qu'il fallait atteindre. -
D'autre part, l'abaissement du cens à 20 francs, en ce qui concerne le cens pour la province, me semble modéré ; il pourra être adopté par toutes les opinions.
Lorsque l'instruction sera plus répandue dans les masses, lorsqu'elle aura fait des progrès plus marqués dans la population, nous pourrons tenter une réforme plus avancée.
Il est probable que cette nouvelle épreuve sera réservée à nos descendants, mais au moins nous aurons prouvé que nous aurons su donner un exemple utile qui, nous l'espérons, recevra la sanction de l'expérience.
Mais ne devons-nous pas également avoir égard à la capacité ?
Quant à moi, je ne pense pas que, du moins, pour le moment, nous puissions adopter semblable système.
Ne perdons pas de vue que pour les élections législatives le cens est la seule base admise par la Constitution.
Il me semble dès lors qu'en ce qui concerne les élections communales et provinciales, il ne convient pas de procéder autrement.
Sans cela, on crée une anomalie fâcheuse entre les élections pour les Chambres et celles pour la commune et la province.
La loi qui prendrait la capacité comme base du droit électoral serait en opposition formelle avec notre pacte fondamental, elle, serait la critique formelle de la Constitution et devrait en provoquer la révision immédiate.
En ce qui concerne les élections provinciales et communales, nous devons évidemment admettre le point de départ arrêté par la charte constitutionnelle ; c'est là, ce me semble, la conséquence nécessaire de la résolution de la Chambre, qui n'a pas même pris en considération la proposition relative à la révision du pacte fondamental.
Il est bien évident d'ailleurs que, si l'on devait admettre la capacité comme base du droit électoral, c'est certainement lorsqu'il s'agit d'élire des mandataires chargés de discuter les intérêts les plus considérables du pays, par conséquent lorsqu'il s'agit des élections pour les Chambres législatives.
Dans l'espèce, au contraire, on voudrait introduire un régime qui prendrait pour base la capacité, alors qu'il s'agit d'intérêts moins importants.
Sous ce rapport, je pense que le projet en discussion est resté conséquent avec nos principes constitutionnels, en prenant uniquement le cens comme base du droit électoral.
J'estime qu'il ne faut pas même soumettre l'électeur à l'obligation de justifier qu'il sait lire et écrire ; d'abord parce que pareille prescription donnerait lieu, en pratique, à des décisions arbitraires, dans lesquelles l'esprit de parti jouerait un rôle et qu'elle éloignerait d'ailleurs du scrutin une fraction notable de citoyens qui ne voudraient pas se soumettre aux épreuves qu'on leur imposerait ; en second lieu, parce que si l'on admet la capacité comme base de l'élection, l'on ne doit pas se borner à exiger la connaissance de la lecture et de l'écriture ; force est d'exiger des connaissances plus élevées.
Je pense donc que pour le moment il faut se borner à réaliser la réforme telle qu'elle est proposée.
(page 988) La mesure est du reste un acte que la raison justifie. N'est-il pas conforme à tous les principes de justice que des citoyens qui participent aux charges publiques soient mis à même de faire contrôler l'emploi des deniers qu'ils versent dans les caisses du trésor ?
Il est donc naturel d'admettre les individus soldant les quotités d'impôt énoncées au projet de loi, à concourir à la nomination des mandataires chargés de gérer les affaires provinciales et communales.
Ce système et plus rationnel que celui qui exclut complètement ces individus du droit de suffrage et les réduit à la qualité d'ilotes dans la société civile.
Du reste, ce ne sera pas en les frappant d'ostracisme qu'on les initiera à la pratique du vote.
Ne perdons pas de vue qu'antérieurement à 1848, on faisait valoir les mêmes arguments qu'aujourd'hui pour ne pas réduire le cens au taux uniforme fixé par la Constitution. Les faits ont prouvé que ces motifs n'étaient pas fondés. Pourquoi en serait-il autrement de l'expérience que nous allons tenter ?
Ayons confiance dans le bon sens public et dans la sagesse de nos concitoyens. Chez nous, les masses se distinguent par une rectitude de jugement et une justesse d'appréciation qui suppléent souvent à l'instruction. Quant à moi, je suis convaincu que la réforme nouvelle ne produira aucun résultat regrettable.
Quant aux dispositions du projet, je ne partage pas l'opinion de la section centrale qui n'admet la délégation de la mère veuve en faveur de son fils ou de son gendre, que dans le cas où la veuve paye le cens complet.
J'estime à cet égard qu'il est préférable d'admettre le système consacré par la loi provinciale qui a décrété le principe, que les contributions de la mère peuvent être ajoutées aux contributions du fils ou du gendre et servir à compléter le cens.
Le motif de cette opinion est, que la délégation, de la part de la veuve après le décès de son mari a lieu dans un intérêt de famille. C'est l'intérêt que représente la famille qui confère au fils ou au gendre la qualité d'électeur.
Or, dans ce système, il est rationnel qu'on doive prendre égard à cet intérêt en cumulant les contributions payées par la mère avec celles acquittées par le fils ou le gendre. L'intérêt de la famille se mesure évidemment à ce taux. C'est le fils ou le gendre qui représente la famille. Pourquoi ne pourrait-on pas lui déléguer les contributions de la veuve, à l'effet de les réunir à ce qu'il paye lui-même à son propre titre ?
Ce sont là d'ailleurs des dispositions favorables qui doivent être interprétées largement, loin d'être appliquées d'une manière restreinte.
Adoptons donc les principes de la loi provinciale qui ont été discutés en connaissance de cause et étendons-les, par identité de motifs, à la loi communale. Ainsi le veulent les principes larges qui doivent dominer les dispositions relatives au droit électoral.
Il y a aussi une autre disposition de la section centrale à laquelle je ne puis adhérer ; c'est celle qui compte au mari les contributions payées par la femme, dans le cas où il y a séparation de corps.
En ce cas, non seulement la femme administre ses biens, mais le lien qui existe entre les époux est notablement relâché.
La femme acquiert une individualité qui lui est propre, quant à sa personne et à ses biens. Toute action directe ou indirecte sur sa fortune est enlevée au mari. Il n'y a plus habitation commune, il n'y a plus d'intérêts communs, dès lors impossible de compter au mari les contributions payées par la femme.
Enfin, il existe une lacune dans la disposition qui concerne la fixation de l'heure du ballottage.
Il faut la rendre applicable non seulement au ballottage proprement dit, mais également à un second scrutin qui, en matière d'élection communale, doit souvent avoir lieu après le premier.
L'esprit du projet est évidemment de ne permettre l’ouverture du scrutin après l'heure indiquée. Par conséquent, la disposition doit s'interpréter d'une manière générale et s'appliquer à tout scrutin quelconque qui devrait s'ouvrir après l'heure énoncée au projet.
Enfin, je considère comme une amélioration l'article qui rend plus facile l'accès au sénat, en n'exigeant le payement du cens d'éligibilité que pendant l'année qui a précédé celle de l'élection.
Il faut s'efforcer d'augmenter autant que possible le nombre des éligibles. C'est ainsi que j'applaudis à l'interprétation qui a admis que les centimes additionnels, créés par la loi, doivent venir en ligne de compte pour le cens d'éligibilité au sénat.
De même j'applaudirai en toute circonstance aux mesures légales qui seront prises à l'effet d'appeler un plus grand nombre de citoyens à faire partie de cette haute assemblée.
Telles sont les réflexions que m'a inspirées l'examen du projet de loi en discussion. J'adopte en principe le projet, sauf à admettre toutes améliorations qui. seraient proposées et que fera naître la discussion.
- M. de Naeyer remplace M. Vilain XIIII au fauteuil de la présidence.
M. Reynaert. - Messieurs, considérée dans son aspect général, la réforme électorale tend à une large réduction du cens pour les élections communales et provinciales.
Le cens provincial descend à 20 francs ; il en résulte une augmentation du nombre des électeurs de 114,000.
Le cens communal est abaissé à 10 francs ; le nombre des électeurs est augmenté de 124,000.
Cette dernière réforme est opérée par l'unification du cens pour toutes les communes du pays.
Personne, assurément, messieurs, ne niera l'importance de cette réforme qui appelle à la vie politique un nombre considérable de citoyens.
Arrivée à une époque éloignée bientôt d'un demi-siècle de notre renaissance politique, à un moment où toutes les forces du pays ont atteint un développement immense, où le commerce et l'industrie, réalisant des prodiges, ont élevé le niveau de la richesse du pays, en même temps que la moralité publique et le sens politique des citoyens ont acquis plus de vigueur et ont été en quelque sorte disciplinées par l'action incessante de l'enseignement, de la presse et de nos luttes politiques : cette réforme aura sur les destinées de la Belgique une influence profonde.
Venue à point, au moment favorable, à l'heure où le pays est suffisamment préparé par une longue pratique des affaires publiques, j'espère, pour ma part, que l'influence de cette réforme ne sera pas seulement profonde, mais salutaire et durable ; et que, comme la semence jetée sur un terrain fécond, elle produira des fruits dont le législateur de 1871 pourra longtemps s'enorgueillir : des fruits d'ordre, de stabilité, de virilité et de véritable attachement à nos institutions et à notre nationalité.
Mais l'opportunité n'est pas le seul caractère que je reconnaisse à la réforme électorale.
Je la trouve juste, impartiale, conforme à nos traditions et à nos habitudes, conforme à notre Constitution, base légitime et universellement acceptée de notre régime politique.
La réforme est juste et impartiale, car elle a son point de départ dans l'égalité. Le cens qu'elle conserve, en l'abaissant, est accessible à tous. C'est un niveau commun, qui ne connaît ni privilèges ni exclusions, auquel tout citoyen peut s'élever par le travail, par l'intelligence, par l'économie, par la moralité.
Fondée sur l'égalité, la réforme ne saurait être partiale. Elle ouvre, aux deux partis qui se disputent le pouvoir, des chances égales.
Elle maintient intégralement, sauf la réduction du cens, deux lois fondamentales, qui sont l'œuvre commune des deux opinions, la loi provinciale et la loi communale : deux lois que nous avons vues fonctionner, depuis 35 ans, à la satisfaction de tout le monde, avec des alternatives de succès et de revers pour les deux partis, mais sans que jamais personne ait songé, même en présence des échecs les plus désastreux, à leur adresser le reproche d'avoir été faites dans un esprit de parti.
La réforme est constitutionnelle, car il est incontestable que le cens qu'elle consacre à nouveau, comme source exclusive du droit électoral, est dans l'essence même de la Constitution. Je le sais, le cens n'est pas prescrit littéralement dans la Constitution comme condition unique pour les élections provinciales et communales. Mais si on l'interprète dans son esprit plutôt que dans ses termes, le doute n'est pas possible à cet égard.
En restant fidèle à cette volonté implicite, mais certaine, du Congrès, en écartant, entre autres conditions, celle formellement proscrite d'un degré quelconque de capacité, la réforme est éminemment constitutionnelle.
Et ainsi elle consolide, elle raffermit sur sa base l'édifice politique de 1830.
Le projet de loi, messieurs, est donc une œuvre d'égalité, de justice et de loyauté politique.
Il est de plus une œuvre de coordination, de simplification et de logique.
Que notre législation actuelle présente un amalgame bizarre de dispositions ou compliquées ou incohérentes, c'est une chose incontestable. L'unité, l'ordre, l'harmonie y font défaut.
(page 989) Il y a le cens de 42 fr. 32 c. pour les élections générales et provinciales dans tout le pays et pour les élections communales dans les villes ayant plus de 15,000 habitants. Et cependant tout le monde s'accorde à dire qu'aucune assimilation ne peut être faite, ni quant au nombre, ni quant à l'importance des affaires, entre les intérêts généraux, provinciaux et communaux.
Il y a le cens uniforme de 42 fr. 32 c. pour les élections générales et provinciales ; et pour les élections communales, le cens différentiel à cinq degrés, variant entre 42 fr. 32 c. et 15 francs. Et cependant si la raison que l'on invoque pour légitimer l'échelle différentielle est vraie, elle doit l'être pour les élections générales et provinciales comme pour les élections communales.
Il y a ensuite le cens complet et le cens réduit.
Il y a le cens différentiel complet à cinq degrés et le cens différentiel réduit à trois degrés.
Puis viennent, en sous-ordre, les distinctions établies par la loi du 30 mars 1870 : l'école moyenne et l'école considérée comme telle ; le diplôme valable et le diplôme non valable et ainsi de suite.
À ces complications, à ces illogismes, à ces incohérences, le projet de loi substitue une formule générale, simple, facilement intelligible, n'offrant aucune prise ni à l'arbitraire ni à l'équivoque.
Son premier mérite, sous ce rapport, c'est d'établir entre les divers cens, entre le cens général, le cens provincial et le cens communal, un rapport de proportionnalité qui me semble refléter aussi exactement que possible la nature même des choses.
Que l'intérêt général soit supérieur à l'intérêt provincial, et que celui-ci, à son tour, l'emporte sur l'intérêt communal, c'est une vérité banale que l'on n'a pas même besoin d'énoncer.
Le projet de loi tient compte de cette vérité si longtemps méconnue en graduant le cens suivant une proportion dont on ne peut contester la justesse.
Le cens descend par moitiés : il reste de 42 fr. 32 c. pour les Chambres, il sera de 20 francs pour le conseil provincial et de 10 francs pour le conseil communal.
Mais le projet de loi va plus loin ; il abolit le cens différentiel pour la commune, et en cela encore il fait une chose sage, juste et rationnelle.
Je ne condamne pas le cens différentiel à priori. Je n'examine pas la question à un point de vue absolu. Le cens différentiel peut avoir du bon comme il peut avoir du mauvais. Il n'a pas de valeur intrinsèque : sa valeur dépend du temps, du lieu, des mille circonstances au milieu desquels il surgit.
Je n'examine pas non plus si le Congrès a eu tort ou raison de le décréter.
Ce qui est certain, c'est que le Congrès en l'établissant s'est inspiré d'une idée de justice. Il avait pour but d'assurer une représentation équitable et pondérée de tous les éléments dont se compose la population. Plus tard, les Chambres, en introduisant le cens différentiel dans nos lois provinciale et communale, ont donné pour base à notre régime électoral l'unité et la logique.
Mais les choses n'en sont plus là : de notre cens différentiel, tel qu'il avait été fixé par le Congrès et développé par le législateur de 1836, il ne nous reste plus que des débris. La question est de savoir si ces débris ne doivent pas définitivement disparaître de notre législation.
Et ici, messieurs, ai-je besoin de le dire ? je m'adresse à mes amis plutôt qu'à mes adversaires politiques.
L'uniformité du cens a été toujours particulièrement sympathique au parti libéral, et on le comprend. D'après ce parti, l'électeur des villes est le type de l'électeur intelligent ; la ville est le centre des lumières et de la moralité politique. Il est donc difficile de concevoir, il est choquant de penser, pour ceux qui ont cette conviction, que le cens, considéré, sinon comme la mesure, au moins comme la garantie de l'intelligence, de la moralité et de toutes les autres qualités requises pour constituer le bon électeur, doive être plus élevé dans les villes que dans les campagnes.
Aussi, messieurs, chaque fois que le cens différentiel a été ébréché, ç'a été par des mains libérales.
Je n'ai pas besoin de vous rappeler ce qui se passa en 1848.
Quelle était la situation à cette époque ?
Le cens, pour les élections générales et provinciales, variait de 80 à 20 florins, selon l'importance des localités ou la richesse présumée des populations.
Le cens, pour les élections communales, était gradué d'après une échelle proportionnelle, suivant la population des communes. Celles-ci étaient divisées en dix classes, dont le maximum était 00,000 habitants et 100 francs d'impôt, dont le minimum était 2,000 habitants et 15 francs
d'impôt, d'après le tableau suivant :
2,000 habitants et moins, 15 francs.
2,000 à 5,000 habitants, 20 francs.
5,000 à 10,000 habitants, 30 francs.
10,000 à 15,000 habitants, 40 francs.
15,000 à 20,000 habitants, 50 francs.
20,000 à 30,000 habitants, 60 francs
30,000 à 40,000 habitants, 70 francs
40,000 à 50,000 habitants, 80 francs
50,000 à 60,000 habitants, 90 francs.
60,000 habitants et plus, 100 francs.
Soudain, - je n'examine pas les motifs, vous les connaissez ; je n’ai du reste pas l'intention d'entrer dans cet ordre d'idées ; - soudain, dis-je, par la loi du 12 mars 1848, le cens fut nivelé pour les Chambres et la province et abaissé au minimum constitutionnel.
Le cens flottait entre 169 fr. 25 c. et 42 fr. 32 c. ; il fut uniformément fixé à ce dernier taux.
Mais l'unification ainsi opérée créait dans nos lois électorales une anomalie choquante. L'électeur communal, soumis encore à la loi du 30 mars 1836, aurait dû payer un cens plus élevé que l'électeur général ou provincial.
On remédia à cet état de choses par la loi du 31 mars 1848, qui réduisit le cens communal au maximum de 42 fr. 32 c. et diminua de cinq degrés l’échelle proportionnelle existante. Les communes ne furent plus divisées qu'en cinq catégories dont le maximum était 15,000 habitants et 42 fr. 32 c. et le minimum 2,000 habitants et 15 francs d'impôt, comme l'indique le tableau suivant :
2,000 habitants et moins, 15 francs.
2,000 à 5,000 habitants, 20 francs
5,000 à 10,000 habitants, 30 francs.
10,000 à 15,000 habitants, 40 francs.
15,000 habitants et plus, 42 fr. 32 c.
Mais cette nouvelle mesure fut loin de satisfaire complètement tout le monde. On sentait qu'on n'était plus dans la logique. On se disait que le cens différentiel aboli pour la province et les Chambres, entamé pour la commune, il fallait faire un pas de plus et le supprimer entièrement. Et je crois, messieurs, qu'il fut en quelque sorte entendu, convenu, par un engagement tacite, de procéder à ce travail dans un avenir prochain, dès que les circonstances le permettraient. On n'avait fait que du provisoire avec l'intention arrêtée d'harmoniser le plus tôt possible une législation dont on avait, par des mesures pour ainsi dire improvisées, brisé l'économie.
C’est bien dans ce sens, je pense, qu'il faut entendre les paroles de l'honorable M. de Brouckere, rapporteur de la section centrale :
« Si nous voulons changer radicalement nos lois électorales, il faudrait adopter, pour les communes, un système analogue à celui décrété dernièrement et prendre un cens uniforme. Je préférerais le cens de 15 francs pour tout le royaume à ceux de 20 francs pour les villes et de 10 francs pour les communes rurales. »
L'honorable membre ajoutait, pour justifier l'ajournement de cette question, une considération tirée de ce que le mandat de la Chambre étant près de son terme, elle ne pouvait s'occuper que des réformes les plus urgentes.
Depuis 1848 jusqu'en 1870, le cens différentiel pour la commune resta identiquement le même et il est encore actuellement en vigueur.
Il resta identiquement le même en ce qui concerne les électeurs anciens, à cens complet, mais il subit une nouvelle réduction de deux degrés en ce qui concerne les électeurs nouveaux, les électeurs à cens réduit.
A côté du cens différentiel à cinq degrés, s'appliquant aux censitaires purs, aux censitaires présumés incapables, la loi du 30 mars 1870 établit un cens différentiel à trois degrés applicable uniquement aux censitaires capables et variant entre un maximum de 5,000 habitants et de 15 francs et un minimum de 2,000 habitants et de 7 fr. 50 c, d'après le tableau que voici :
2,000 habitants et moins, 7 francs 50 c.
2,000 à 5,000 habitants, 10 francs.
5,000 habitants et plus, 15 francs.
Et voilà, messieurs, ce qui nous reste de l’ancien échelle différentielle.
Pour les Chambres et pour la province, il n'en subsiste pas le moindre vestige.
(page 990) Pour la commune, tous les échelons supérieurs ont été enlevés ; trois seulement sont restés intacts, mais de telle manière que l'échelon le plus élevé, qui était autrefois de 60,000 habitants, est aujourd'hui de 5,000 habitants, et que le taux le plus élevé, qui était alors de 100 francs, est aujourd'hui de 15 francs.
N'avais-je pas raison d'insinuer, messieurs, que c'eût été vouloir enfoncer une porte ouverte que de prêcher à nos adversaires politiques le nivellement du cens électoral ?
L'honorable M. Lebeau appelait le cens différentiel une absurdité, et après lui, les honorables MM. de Brouckere, Guillery, Funck et Van Humbeeck l'ont tour à tour condamné.
Que dit-on pour justifier le maintien du cens différentiel communal ?
L'honorable M. Frère-Orban, qui a admis et fait décréter la suppression du cens différentiel pour les Chambres et pour la province, s'est expliqué sur ce point dans la séance du 2 avril 1867.
D'après l'honorable membre, « la manière dont sont établis nos impôts fait crouler par sa base le système de l'uniformité du cens. Nos impôts sont différentiels, et ils sont différentiels parce qu'on a voulu avec raison les mettre en harmonie avec la nature des choses. » Donc le cens électoral doit être également différentiel.
L'honorable M. Hymans soutenait la même opinion dans le rapport de la section centrale ; il disait : « Les impôts varient selon l'importance des communes et il est juste que le cens varie dans les mêmes proportions. »
Mais d'abord, messieurs, s'il est vrai, comme on l'affirme, que nos impôts soient différentiels, et s'il en résulte que le cens électoral doit l'être également, je ne comprends d'aucune façon qu'il soit possible de faire une distinction entre le cens communal d'une part, le cens général et provincial d'autre part.
Outre que l'impôt différentiel est l'élément constitutif de l'un et de l'autre, je prétends que si le cens différentiel doit avoir, au point de vue de l'égalité des électeurs, une influence quelconque, cette influence devrait être sérieuse, considérable, fondamentale, pour les élections générales et provinciales, tandis qu'elle ne pourrait être que problématique et secondaire pour les élections communales.
Messieurs, l'égalité entre les électeurs peut se concevoir sous deux formes et dans deux sphères différentes.
Il y a d'abord cette égalité générale qui intéresse le corps électoral tout entier, qui embrasse les élections pour les Chambres, pour la province et la commune ; cette égalité qui consiste à assurer autant que possible à tous les éléments de la population, à toutes les circonscriptions électorales du pays, une juste et équitable répartition du nombre des électeurs, soit pour les Chambres, soit pour la province, soit pour la commune. Cette égalité, je l'appellerai l'égalité proportionnelle absolue,
Il y a ensuite une autre égalité, à laquelle je donnerai le nom d'égalité proportionnelle relative, pour la distinguer de la première : c'est celle en vertu de laquelle il faut mettre sur le même pied les électeurs d'une même commune, d'un même canton, d'un même arrondissement, selon qu'il s'agit d'élections générales, provinciales ou communales.
Il saute aux yeux que l'égalité proportionnelle relative, quoique plus restreinte dans sa sphère d'application, est plus essentielle, plus nécessaire, plus indispensable que l'égalité proportionnelle absolue.
Car, si je suis électeur communal, si je suis électeur provincial, si je suis électeur pour les Chambres, que m'importe, en définitive, qu'il y ait un plus grand ou un plus petit nombre d'électeurs dans telle autre commune, dans tel autre canton, dans tel autre arrondissement ?
Sans doute, cela ne devrait pas être ; mais si, malgré tous les efforts de la loi, cette inégalité existe, la justice n'en sera affectée que d'une manière relative et peu sensible.
Il n'en est pas de même de la proportionnalité relative ; celle-là, il faut qu'elle existe, sans quoi la justice en est gravement compromise.
Voyons quel est l'effet du cens différentiel quant à cette dernière espèce d'égalité.
Pour les élections communales, aucun effet ni favorable ni défavorable ne peut en résulter. Le cens étant uniforme pour les électeurs d'une même commune, l'existence, pour la généralité des communes, d'un cens uniforme ou différentiel est sans influence. Ayez ici un cens de 42 fr. 32 c, là un cens de 20 francs, là encore un cens de 15 francs ou de 10 francs, qu'importe ? Il n'en existera pas moins une égalité très vraie, très réelle entre tous les électeurs de la même commune. Ce fait a été constaté par l'honorable M. Hymans dans son rapport. « Quelle que soit la différence, disait-il, qui existe quant au cens entre les diverses localités, tous les habitants d'une même commune se trouvent les uns vis-à-vis des autres sur un pied d'égalité parfaite. »
En est-il de même pour les élections provinciales et générales ?
Nullement. S'il existe, entre les électeurs d'un même canton ou d'un même arrondissement, une inégalité résultant, soit de la nature des choses, soit du système d'impôts existant, le cens, paraît-il, devrait avoir une influence réelle, décisive : il maintiendrait l'inégalité, s'il est uniforme ; il la corrigerait et la détruirait, dans les limites du possible, s'il est différentiel. Car là, messieurs, l'inégalité ne sera certainement ni insignifiante, ni indifférente ; elle se traduira en chiffres. Les différentes communes sont en concurrence et tout ce que l'inégalité donnera aux uns, elle l'enlèvera aux autres. Il y aura profit et perte, et cela d'une manière incontestable.
Voilà pourquoi, messieurs, je ne comprends pas qu'il soit possible de préconiser le cens différentiel pour les élections communales, où il est sans influence sur l'égalité des électeurs, alors qu'on l'a banni des élections générales et provinciales où, le cas échéant, il sera réellement utile et opérant, parce que là peuvent se trouver en conflit des intérêts divers.
Mais je voudrais aller plus au fond des choses et déblayer une bonne fois le terrain de ce qui n'est à mes yeux qu'un préjugé ou une équivoque.
Et d'abord, messieurs, est-il absolument vrai de dire que notre système d'impôt soit différentiel ?
Les impôts directs, servant de base au cens électoral, sont : l'impôt foncier, la contribution personnelle, la patente, le droit sur le débit de boissons alcooliques, le droit sur le débit de tabacs.
Parmi ces impôts, quelques-uns sont soumis à des distinctions, à des classifications, à des catégories auxquelles se rattachent des degrés différents de tarification.
Que l'on nomme ces impôts différentiels, si on le veut, je n'y vois aucun inconvénient, pourvu qu'il soit bien entendu que le nom ne fait rien à la chose, en ce sens qu'il n'impliquera en aucune manière une corrélation ou une connexité avec le cens différentiel existant.
Ainsi, messieurs, la loi du 1er décembre 1849 sur le débit de boissons alcooliques établit un tarif de 7 degrés, dont le taux varie entre 60 francs et 12 francs applicable à quatre classes : de moins de 1,000, de 1,000 à 9,000, de 9,000 à 30,000, de 30,000 habitants et au-dessus.
Ainsi encore, la loi du 20 décembre 1851 sur le débit de tabacs établit pour le tabac en feuilles ou en poudre un tarif à trois degrés, variant entre 15 francs et 60 francs, et pour les cigares et autres tabacs un tarif à sept degrés gradué entre 96 francs et 24 francs.
Vient ensuite la loi du 21 mai 1849. D'après cette loi, les patentes sont : les unes indépendantes de l'importance de la commune et régies par le tarif A ; les autres régies par le tarif B et variables selon que le patentable habite, une commune de 1°, 2°, 3°, 4°, 5° ou 6° classe. La première catégorie comprend trois villes : Bruxelles, Anvers, Gand ; la deuxième, deux : Liège et Bruges ; la troisième, six : Louvain, Mons, Namur, Ostende, Tournai et Malines ; la quatrième, sept ; la cinquième, vingt et une ; la sixième, deux mille cinq cents.
Et finalement, nous rencontrons dans cet ordre d'impôts la contribution sur les portes et les fenêtres, seule base de la contribution personnelle que la loi du 28 juin 1822 ait soumise à une classification.
Celte base compte 5 classes de moins de 5,000, de 5,000 à 10,000, de 10,000 à 25,000, de 25,000 à 50,000, de 50,000 et au-dessus. Quant au taux, il varie entre 40 cents et un florin 10 cents.
Voilà, messieurs, les quatre impôts directs qui ont un caractère différentiel incontestable.
Mais est-ce bien à ces impôts que l'on fait allusion quand on affirme que notre cens différentiel doit être tel, parce que nos impôts sont également différentiels.
Je ne puis le croire.
J'aperçois bien, entre notre loi communale et les lois d'impôts que je viens d'analyser un rapport de ressemblance en ce sens que la première contient des catégories et que les secondes en contiennent aussi. Mais, au delà de ce rapport purement matériel, je ne vois rien.
Où est, en effet, le lien ? où est la connexité ? où est la concordance entre ces classifications ? Y a-t-il, soit quant au nombre des classes, soit quant au chiffre de la population, soit encore quant à l'élévation des sommes à payer, un point de contact quelconque qui autorise à affirmer que, ces impôts étant différentiels, notre cens communal doit l'être également ?
Ces quatre impôts directs écartés comme étant impuissants à justifier la proposition que j'ai l'honneur de combattre, j'en arrive à l'impôt foncier et à la contribution personnelle.
Ces impôts sont-ils différentiels ?
(page 991) L'impôt foncier et la redevance sur les mines ne le sont à aucun degré.
L'impôt foncier, vous le savez, est assis sur le revenu cadastral. La loi du 7 juin 1867 l'a fixé au taux uniforme de 6 1/7 p. c. de ce revenu.
La contribution personnelle, outre la base des portes et fenêtres, compte cinq autres bases, dont aucune n'est soumise à une tarification différentielle ; ce sont : la valeur locative, le mobilier, les foyers, les domestiques et les chevaux.
Dans ces deux impôts, on cherche vainement quelque chose qui ressemble à un impôt différentiel. Nulle distinction, nulle classification, rien qui rappelle seulement les cinq classes d'après lesquelles est échelonné le cens communal.
Messieurs, tous ces impôts ont un caractère commun, c'est la proportionnalité. Les impôts dont j'ai parlé en premier lieu possèdent ce caractère dans une certaine mesure ; la proportionnalité s'y réalise par la tarification différentielle. La contribution personnelle et l'impôt foncier sont doués de ce caractère d'une manière plus parfaite.
Eh bien, si l'on fait abstraction des mots pour s'en tenir à la réalité des faits, il est facile de se convaincre que la proportionnalité des impôts directs, loin de devoir être considérée comme la raison d'être d'un cens différentiel, est précisément le motif qui doit nous dispenser de l'établir ou de le maintenir.
Pour formuler ma pensée clairement, je dis : Notre cens électoral ne doit pas être différentiel, parce que nos impôts, base du droit électoral, sont proportionnels.
Et en effet, messieurs, l'inégalité qui existe entre les objets ou les valeurs imposables, inégalité qui résulte de la nature des choses et qui dépend de tant de circonstances diverses, cette inégalité est aplanie, rectifiée par la proportionnalité de l'impôt. Quelle que soit sa situation, quelles que soient les mains entre lesquelles elle se trouve, une même valeur est frappée d'un même impôt. Et de là il suit qu'en principe le cens doit être uniforme, sous peine de rétablir, au point de vue de l'exercice des droits politiques, l'inégalité que l'impôt proportionnel a fait disparaître, au point de vue des sacrifices imposés à chaque citoyen.
L'honorable M. Van Humbeeck exprimait la même pensée en d'autres termes à la séance du 2 mai 1866 :
« De toutes les objections produites contre le cens uniforme, disait l'honorable membre, une seule me paraît mériter un moment l'attention. Les impôts, dit-on, varient selon l'importance des communes et il est juste que le cens varie dans les mêmes proportions. Mais si l'impôt varie selon l'importance des communes, c'est parce que la valeur des matières imposables varie selon cette importance. cette diversité de l'impôt a pour but d'arriver à ce qu'une même charge frappe partout une même valeur ; ainsi, sauf les erreurs d'appréciation qui peuvent se trouver dans la loi, un même impôt représente partout un même avoir, une même garantie ; telle est la tendance du système.
a Par conséquent sous l'inégalité apparente qu'on invoque, se cache une égalité réelle, qui est un motif de plus d'adopter l'uniformité du cens. »
Messieurs, des faits récents ont démontré la vérité de cette thèse d'une manière irrécusable.
Que s'est-il passé il y a quelques années ?
Le revenu net, base de l'impôt foncier, avait subi dans toutes les parties du pays, sous l'empire de circonstances de tout genre, des variations tellement considérables qu'une révision cadastrale et une évaluation nouvelle du revenu foncier avaient été jugées nécessaires. Les résultats de cette révision furent décrétés par la loi du 7 juin 1867. Les provinces de la Flandre orientale, de la Flandre occidentale et de Luxembourg furent dégrevées. Les contingents des autres provinces furent augmentés dans la même proportion.
Veut-on savoir quel fut l'effet immédiat de cette mesure ?
Un déplacement du nombre des électeurs. Des radiations ont eu lieu en grand nombre dans les provinces dégrevées ; des inscriptions nouvelles ont été faites dans les autres provinces.
Ici des citoyens étaient privés de l'exercice de leurs droits électoraux, parce que leur cote foncière était inférieure à sa valeur réelle ; là, des citoyens étaient électeurs qui n'avaient pas le droit de l'être, car ils étaient surtaxés. Lentement, graduellement, l'équilibre avait été rompu entre les diverses parties du pays.
Il a suffi de ramener l'impôt foncier à une plus juste proportionnalité pour produire du même coup une plus équitable distribution du corps électoral.
Je crois, messieurs, qu'il me sera permis de conclure que notre cens communal différentiel doit être définitivement écarté de notre législation ; depuis qu'il a été aboli pour les élections générales et provinciales, il n'est plus dans nos lois qu'une anomalie et un anachronisme.
Son maintien est inutile au point de vue de l'égalité des électeurs. Si l'on veut assurer, sauvegarder cette égalité, il y a autre chose à faire : c'est de ramener de plus en plus, et le plus souvent possible, nos impôts directs à la règle de la proportionnalité.
Ayez des impôts proportionnels et vous aurez l'égalité des électeurs. L'égalité des sacrifices produira l'égalité des droits politiques, et ainsi sera vérifiée une fois de plus cette vérité, que la justice est une dans ses applications sociales comme dans son principe absolu, et notamment que là où l'électorat dépend d'un cens, la justice distributive, en matière de franchise électorale, se confond et s'identifie avec la justice contributive en matière d'impôts.
Mais, chose étonnante, messieurs, - ce sera mon dernier mot sur cette question, - il est même constaté aujourd'hui, constaté par des chiffres officiels que j'ai tout lieu de croire exacts, que le cens uniforme renferme une plus grande force égalisatrice au point de vue de la répartition des électeurs communaux, que le cens différentiel lui-même.
Ce fait nous est démontré par le tableau servant d'annexe n°2 à l'exposé des motifs.
En prenant comme cens uniforme le chiffre de 15 francs, on arrive à ce résultat vraiment surprenant, qu'il n'y a plus, entre la représentation des villes les plus populeuses et celle des plus petites communes, qu'un écart d'une insignifiante fraction : les communes au-dessous de 2,000 habitants comptent 58.9 électeurs par mille, tandis que les villes au-dessus de 15,000 habitants en comptent 58.5 par mille.
Aujourd'hui, au contraire, sons le régime du cens différentiel, l'écart entre les deux catégories de communes est de dix-sept par mille.
Aussi, messieurs, si la question de proportionnalité était la seule dont il faille se préoccuper, il n'y aurait pas à hésiter ; il faudrait s'empresser d'adopter le chiffre uniforme de 15 francs.
Mais il est des considérations d'un ordre plus élevé dont il faut tenir compte en fixant le chiffre du cens électoral, et c'est de celles-là que le gouvernement s'est inspiré en adoptant le chiffre de 10 francs de préférence à celui de 15 francs.
Avec ce dernier chiffre, la réforme était incomplète, insuffisante.
C'eût été une seconde édition de la réforme de 1848, où tout était accordé aux grandes communes et rien aux petites.
Sans doute, le chiffre de 15 francs eût été relativement plus juste ; au lieu de 21 communes et une population d'environ un million d'habitants, 533 communes et une population de près de trois millions d'habitants auraient déjà participé à l'extension du droit de suffrage.
Mais ici encore une lacune aurait subsisté ; 2,021 communes, comptant une population totale de 1,844,043 habitants, c'est-à-dire les 4/5 des communes belges étaient exclues de la réforme et continuaient à payer le cens qui est resté invariablement le même depuis trente-cinq ans.
Il fallait donc choisir un autre chiffre sous peine de poser un acte injuste et impolitique.
Car il était impossible d'exclure du bénéfice de la réduction les communes rurales où les traditions d'ordre sont si vivaces, où les populations ont de tout temps pratiqué leurs devoirs avec tant de calme et de modération.
C'est, du reste, le reproche que d'honorables membres de la gauche, notamment les honorables MM. Vandenpeereboom et Hymans, adressaient, en 1867, à la proposition de l'honorable M. Guillery, qui voulait cependant compter à l'électeur les impôts directs payés à la province et à la commune.
Mais, messieurs, le chiffre de 10 francs auquel le gouvernement s'est arrêté pour une raison si plausible, si juste, si rationnelle, soulève à son tour une grave objection.
C'est en quelque sorte le fond du débat.
Il s'agit de savoir si ce chiffre n'est pas trop bas, trop radical. 20 francs pour la province, 10 francs pour la commune, n'est-ce pas un abaissement tellement considérable, tellement brusque, qu'il y a lieu de s'en effrayer au point de vue des conséquences sociales et politiques qui doivent en résulter ?
Messieurs, j'ai entendu plusieurs fois soutenir cette thèse, que l'abaissement du cens provincial et communal, le cens général restant ce qu'il est, aurait inévitablement pour effet de déplacer la souveraineté nationale.
Les conseils communaux des grandes villes et les conseils provinciaux, issus plus directement du suffrage populaire, représentant un corps électoral plus nombreux, ne tarderont pas, dit-on, en émettant des vœux, en (page 992) manifestant publiquement leur opinion, de se mettre en opposition avec la majorité des deux Chambres.
Antagonisme d'origine et d'idées, usurpation d'attributions, empiétement de pouvoirs, déplacement de la souveraineté nationale, et pour tout dire en un mot, anarchie légale : telle est l'objection.
Messieurs, cette objection a un double tort : c'est d'oublier les enseignements de notre histoire et de faire abstraction des règles de notre droit public.
Pendant une période de douze années, de 1836 à 1848, nous avons eu un cens communal inférieur au cens général d'une manière très sensible, et jamais on n'a vu les conseils communaux invoquer ce prétexte de la supériorité du nombre de leurs électeurs ou de la supériorité intrinsèque de leur mandat, pour empiéter sur les attributions du pouvoir législatif.
A Bruxelles, à Gand, à Anvers, le cens général était de 169 fr. 25 c. ; le cens communal n'y était que de 100 francs.
A Louvain, à Bruges, le cens général était de 127 francs ; le cens communal seulement de 70 francs.
A Courtrai, à Ypres, le cens général était de 106 francs ; le cens communal était à Courtrai de 60 francs ; à Ypres de 40 francs.
Enfin dans les campagnes, le cens, général était de 63 fr. 30 c, tandis que le cens communal était de 20 ou de 15 francs.
A-t-on eu à se plaindre, pendant ces douze années, de conflits, d'usurpations ?
Je sais qu'un jour les conseils communaux se sont mis à pétitionner, à formuler des vœux, à exprimer des opinions politiques, à vouloir peser sur le gouvernement et sur les Chambres. Mais c'était déjà sous le régime du cens uniforme ; le cens diversifié pour les Chambres et pour la commune avait disparu depuis plusieurs années.
Du reste, en supposant qu'un tel péril soit à craindre, qu'en un jour de fièvre populaire, on vienne signifier au gouvernement ou aux Chambres des sommations, des injonctions, ou simplement leur adresser des prières et des vœux politiques, je me demande à quoi pourrait aboutir cette immixtion illégitime et illégale.
Les attributions des divers corps administratifs sont nettement délimitées par la Constitution et par nos lois fondamentales ; il faut que ces corps s'y tiennent renfermés sous peine de violer la loi.
J'espère, quant à moi, que désormais le pouvoir sera toujours confié à des mains fermes et énergiques, qui rappelleront au devoir et au respect de la loi les administrations à tendances anarchiques, et qui sauront, au besoin, les y forcer. Et quant à la majorité des deux Chambres, je ne sais assurément pas ce qu'elle sera dans l'avenir ; mais j'ai la conviction que la majorité actuelle est fermement décidée à ne pas laisser porter la moindre atteinte à ses prérogatives ou à sa dignité.
Je ne me suis pas donné la peine de rechercher quel est le régime existant dans les autres pays de l'Europe. Je sais seulement qu'en Hollande le cens communal est partout moitié du cens général ; qu'en Italie il varie de 5 à 25 francs, tandis que le cens général est de 40 francs ; qu'en Angleterre, où l'on est bien près du suffrage universel pour la commune, bien des électeurs paroissiaux ne sont pas électeurs parlementaires.
Messieurs, sous d'autres rapports, j'ai quelque peine à comprendre les alarmes que l'on manifeste. Je ne comprends pas le danger d'une réforme que, déjà en 1848, des esprits judicieux, élevés, des hommes politiques de premier ordre, nullement habitués à courir des aventures, considéraient comme un progrès à réaliser dans un avenir donné.
L'honorable M. de Brouckere, lui, envisageait le nivellement du cens communal comme étant une mesure en quelque sorte immédiatement nécessaire et indiquait comme taux uniforme le chiffre de 15 francs.
Quant à l'honorable M. Rogier, tout en jugeant le chiffre uniforme de 10 francs comme étant trop bas, eu égard à l'état du pays à cette époque, il entrevoyait le moment où le triomphe des idées libérales, assuré d'après lui pour longtemps, aurait amené la réalisation de cette mesure.
Eh bien, messieurs, si tout ce que j'aperçois autour de moi n'est pas un mirage trompeur, une pure illusion de mon esprit, je pense que la Belgique, depuis 1848, a accompli quelque progrès.
Est-il possible de contester que, dans l'ordre matériel, le pays a été transformé par les développements de l'agriculture, de l'industrie, de la mécanique, du commerce, des échanges ? Et que dans l'ordre moral, par tous les moyens que vous connaissez, le pays s'est élevé à un degré de civilisation qu'à cette époque il était, je ne dirai pas impossible, mais difficile de prévoir ?
Au milieu de cette transformation, au sein de cette prospérité croissante, il s'est produit un fait dont nous devons tenir compte ; car ce fait est indépendant de nous ; il s'impose à nous ; nous n'avons qu'a le reconnaître, à le proclamer.
Il y a eu un mouvement ascensionnel des classes inférieures, et ce mouvement a eu lieu en vertu d'une tendance générale, qui a pour effet de produire le nivellement et la fusion des diverses classes sociales, et qui a tous les caractères d'une loi universelle, devenue, en Belgique comme ailleurs, la condition d'existence du nouvel ordre de choses.
Beaucoup de ceux qui, en 1848, étaient de simples ouvriers, de simples artisans, des prolétaires dans toute la force du mot, vivant du salaire de chaque jour, ont monté de quelques degrés l'échelle sociale, par leur activité, par leur intelligence, par leur probité, et se sont fait une place dans les rangs de la bourgeoisie.
Ils ont travaillé, et tout en contribuant par leur labeur à l'accroissement de la richesse nationale, ils ont acquis un modique pécule, parce qu'étant laborieux et honnêtes, ils ont pratiqué plus que d'autres la modération et l'épargne. Ils ont acheté une petite propriété, la maison qu'ils habitaient, le champ qu'ils cultivaient ; ou bien, ils ont repris un fond de commerce ou un établissement quelconque : ils sont devenus des censitaires ; ils payent 20 francs, 15 francs, 10 francs d'impôt ; peut-être n'ont-ils pas encore atteint ce chiffre, mais ils y arriveront bientôt, car le droit électoral sera pour eux un stimulant de plus.
Dernièrement, messieurs, en ma qualité de membre du conseil d'administration de la caisse de dotation en faveur des artisans et des ouvriers décorés, dans la Flandre occidentale, je parcourais les tableaux de renseignements fournis par les diverses administrations communales de mon ressort, et là, dans ces renseignements, j'ai saisi sur le vif la réalité de ce que je viens de vous dire.
Certes, j'y ai vu des choses pénibles, douloureuses : des ouvriers d'élite, en quantité, qui, après avoir lutté toute leur vie contre le besoin, étaient arrivés à une vieillesse infirme et pauvre. Mais à côté de ces misères, j'y ai trouvé, attestée par des faits nombreux, cette consolante vérité que, dans notre société moderne, le prolétariat n'est qu'une étape sur la route du travailleur honnête et courageux.
Ici, c'étaient des ouvriers industriels, en grand nombre, qui, irrévocablement attachés à leur modeste condition, avaient acquis, à force d'épargne, une petite fortune et vivaient dans l'aisance. Là, on signalait des hommes qui avaient passé par tous les grades, qui de simples ouvriers étaient devenus les contre-maîtres, puis les associés de leurs patrons, ou s'étaient établis pour leur propre compte. Là encore, c'étaient des tisserands ou des ouvriers agricoles qui, en 1848, date de leur décoration, ne possédaient que les instruments de leur travail, et qui actuellement sont à la tête d'une exploitation de plusieurs hectares qu'ils cultivent à leur profit personnel.
Eh bien, c'est à ces couches de la bourgeoisie que s'adresse la réforme électorale : à ces nouveaux venus, à ces ouvriers de passé 30, de passé 25 ans, aux fils de ces ouvriers, eux aussi petits bourgeois, ni moins actifs, ni moins probes que leurs parents, mais, à coup sûr, mieux instruits et par conséquent doués d'un travail plus fécond ; à ces couches saines, modestes, laborieuses, où vous trouverez déjà la vie de la bourgeoisie, mais sans son luxe, sans ses dissipations, sans ses visées ambitieuses.
Et ne l'oubliez pas, messieurs, ces hommes, que nous investissons de la majorité politique ne sont pas, comme on pourrait le croire, dénués de sens pratique. Ils ont une certaine expérience des affaires, très restreinte, je le veux bien, mais réelle et sérieuse. Ils ont été autrefois ou sont encore membres de sociétés de secours mutuels, de sociétés coopératives, ils ont concouru à la formation des conseils de prud'hommes : à tous ces titres, ils ont été appelés à juger, à apprécier les hommes, à examiner, à vérifier, à contrôler leurs actes.
Loin donc que le projet de loi m'inspire des craintes, j'y vois pour l'avenir du pays un gage de sécurité et de force, une garantie d'ordre, d'union et de rapprochement entre toutes les classes de la société.
L'Echo du Parlement, pris de je ne sais quel vertige, a appelé la réforme électorale l'écrasement de la bourgeoisie.
Je crois, messieurs, que je serai plus vrai et plus juste en saluant la réforme comme l’avénement de la bourgeoisie, et comme un sage développement de nos institutions destiné à relier les conquêtes du passé avec les espérances de l'avenir, selon cette profonde pensée de Machiavel : « Si on veut qu'un Etat libre vive longuement, il faut souvent le ramener à son principe. »
(page 993) M. de Kerckhove. - Messieurs, le projet de loi qui est soumis à nos délibérations a fortement attiré l'attention du pays, de toutes les classes du pays.
C'était naturel et je crois qu'il faut s'en féliciter. Pour nous, réformistes, c'est un argument de plus en faveur du projet de loi, car cette attention, cette préoccupation du pays prouve combien chez nous la vie publique gagne chaque jour en activité et en étendue.
Ce qui est un peu moins naturel, c'est la frayeur plus ou moins sincère, pour ne pas dire l'horreur, que ce projet de loi a excitée chez certains hommes politiques et surtout dans leurs journaux.
Je viens de dire que cela est moins naturel, cependant ce n'est pas la première fois que pareil phénomène se présente. Chaque fois qu'une idée nouvelle a surgi dans le monde, cette idée a rencontré des contradicteurs, et cela doit être : l'idée nouvelle froisse des habitudes prises, des préjugés, des traditions ; elle inquiète surtout certains intérêts. C'est assez pour provoquer les plus vives réclamations.
Veuillez-vous rappeler, messieurs, comme exemple, ce qui s'est passé au commencement de ce siècle en Angleterre, lorsqu'on y parla pour la première fois de l'émancipation des catholiques. Aux yeux des vieux torys, c'était un acte de politique insensée ; l'Angleterre devait périr inévitablement ; c'en était fait sans retour du vieil empire britannique.
Un peu plus tard, les mêmes cris de désespoir et les mêmes sinistres prédictions accueillirent successivement la première réforme électorale de lord Grey, puis le projet de Robert Peel pour la réforme des lois sur les céréales ; puis, il y a deux ans, la nouvelle réforme électorale. Cette fois, c'était très sérieux : on cria au socialisme ; les ouvriers allaient tout envahir.
Enfin, dernier exemple tout récent, quand il s'est agi de supprimer l'église établie d'Irlande, que n'a-t-on pas dit de M. Gladstone ? Que n'a-t-on pas imprimé ? Que de malheurs n'a-t-on pas prédits ? Et cependant les réformes se sont accomplies et l'Angleterre est encore debout, et même, j'ose le dire, nous le disons tous, elle est plus forte que jamais.
Ces déclamations des antiréformistes anglais, nous les retrouvons aujourd'hui en Belgique, mais bien affaiblies, je l'avoue, et bien moins écoutées. Seulement il est à noter que là, comme ici, ce sont les mêmes insinuations.
Ainsi on dit aux réformistes : « A quoi bon votre réforme ? Qui donc l'a demandée ? Le pays n'est pas avec vous, c'est vous qui avez imaginé ce moyen d'agitation. Mais vous êtes seuls, vous êtes impuissants, vous n'aboutirez pas, etc., etc. »
Messieurs, un spectacle pareil s'est présenté en France, chaque fois qu'il s'y est agi de réformes, non pas de réformes politiques, cela va de soi, mais de réformes économiques, de liberté commerciale ; chaque fois, on a vu défiler les protestations des comités d'industrie, des chambres de commerce, les pétitions, les discours, les brochures et toujours les prédictions les plus affreuses : l'industrie allait être ruinée, le commerce serait perdu, les ouvriers n'avaient plus qu'à mourir de faim !
Mais, messieurs, ici même, il y a quarante ans à peu près, dans cette enceinte - et personne ne doit mieux s'en souvenir que l'honorable M. Rogier, - quand on a parlé pour la première fois d'établir des chemins de fer en Belgique, que n'a-t-on pas objecté ! On se récriait alors contre cette importation anglaise ou américaine, tout comme on se récrie maintenant contre ce qu'on appelle une importation française.
Le chemin de fer, on l'affirmait, devait inévitablement perdre la Belgique, ruiner son industrie, ruiner son commerce, ruiner même sa moralité...
Le chemin de fer s'est fait et je crois que nous ne sommes ruinés ni commercialement, ni industriellement, ni moralement.
Eh bien, je crois aussi, et nous pouvons tous l'espérer, que les sinistres prédictions qu'on nous fait à propos de la réforme électorale ne se réaliseront pas davantage, que la réforme ne nous perdra pas plus que le chemin de fer.
Mais, messieurs, est-ce à dire pour cela qu'il faille accepter les yeux fermés toute idée nouvelle parce qu'elle est nouvelle ? Non, sans doute, mais d'abord l'idée que nous défendons en ce moment n'est pas déjà si nouvelle ; nous sommes, en fait de nouveauté électorale, à la queue de la plupart des peuples. Je crois pouvoir le dire sans faire tort à personne.
Et puis, en fait d'idées politiques surtout, il faut examiner sans passion, sans parti pris, sans fanatisme de théorie et toujours en se rappelant les faits, les réalités, pour en tenir compte dans une sage et prévoyante mesure.
C'est à ces conditions, et seulement à ces conditions, qu'on peut faire de la bonne politique.
Cela posé ; de quoi s'agit-il pour nous ?
On nous crie : « Vous voulez le suffrage universel ! vous poussez au suffrage universel ! »
D'abord, messieurs, quant à moi, je le déclare bien franchement, je n'ai jamais prôné le suffrage universel ; je n'ai pas jusqu'ici de conviction bien arrêtée sur ce point ; et même pour vous faire toute ma confession, si je devais écouter mes instincts, si je devais juger en pure théorie, eh bien, je crois que je préférerais le suffrage restreint, peut-être même très restreint. Mais en politique il ne s'agit pas d'instinct, ni de sentiment, ni de théorie ; il faut prendre les hommes et les faits tels qu'ils sont et se régler en conséquence. Aussi, si un jour, si demain, il m'était démontré qu’il faut, dans l'intérêt du pays, en passer par le suffrage universel, je n'hésiterais pas un instant à m'incliner devant cette nécessité. Je croirais remplir un vrai devoir de citoyen.
D'ailleurs, messieurs, je ne puis m'empêcher de trouver qu'on est bien sévère pour ce pauvre suffrage universel. On lui reproche, à fort et à travers, une foule de méfaits. Ainsi, c'est lui qui, dit-on, a corrompu Athènes, où il n'existait pas ! C'est lui aussi qui a causé la chute de Rome et de beaucoup d'autres choses encore. Il faut vraiment, messieurs, bien peu connaître l'histoire pour oser imprimer de pareilles balivernes. Je m'étonne qu'on n'ait pas ajouté que c'est le suffrage universel qui a ruiné les grands empires de l'Asie, qui a renversé la monarchie d'Alexandre ; qui a fait tomber l'Orient aux mains des Musulmans ; qui a détruit l'empire de Charlemagne et tous les grands Etats du moyen âge. Il ne fallait pas s'arrêter en si beau chemin.
C'est lui d'ailleurs, on l'affirme, qui a démoralisé la France et qui l'a livrée à la Prusse. Et cela est bien évident quand on se rappelle que le suffrage universel n'a été établi en France qu'après 1848. Sans doute, avant cette époque, la France était un modèle de moralité, depuis Louis XIV, la Régence, Louis XV, la Terreur et le Directoire, jusqu'à cette abominable date de 1848.
Enfin, et ceci est l'argument le plus écrasant contre nous, le suffrage universel nous conduit tout droit à la démagogie.
C'est probablement pour cela que les démagogues n'en veulent plus. Nous demandons le suffrage universel, dit-on ; mais les doctrinaires n'en veulent pas, pas plus que les démagogues ; les uns et les autres, par pur désintéressement, il n'y a pas à en douter.
Messieurs, quoi qu'on puisse penser du suffrage universel, nous n'avons pas à le discuter ici ; il n'est pas en cause, personne ne le demande, à très peu d'exceptions près. Car le suffrage universel, ce serait la révision de la Constitution, et cette révision, nous voulons, nous devons la retarder le plus longtemps possible, dans l'intérêt de tous, comme l'a fort justement dit un des honorables membres du cabinet.
Mais alors pourquoi les adversaires de la réforme parlent-ils tant du suffrage universel ?
Ah ! c'est bien simple : ils ont là un thème à exploiter auprès des badauds, un thème dont ils ne croient pas le premier mot. Si ces adversaires s'avisaient de faire directement le procès à la petite bourgeoisie, aux classes que le nouveau projet appelle à l'électoral, ce serait plus sincère, mais ce ne serait pas habile, cela pourrait froisser et avec raison. Car cette petite bourgeoisie aurait parfaitement le droit de leur répondre : « Ah çà ! mais voyons, est-ce que nous ne valons pas à vos yeux nos semblables d'Angleterre, d'Allemagne, de Suisse et d'ailleurs ? »
Et voilà pourquoi on ne discute pas franchement la thèse ; on préfère, comme en 1848, exhiber le spectre rouge, ce même spectre rouge dont Napoléon III a tiré si bon parti pour maintenir sa domination.
On parle de socialisme, de démagogie, de commune, et je ne sais de quoi encore, pour s'épargner la peine de raisonner. Nous avons beau protester, dire et répéter que nous ne voulons pas du suffrage universel, c'est égal, on nous répond toujours la même chose : Le suffrage universel ! le suffrage universel !!
Réellement, messieurs, nos adversaires ont une singulière tactique.
Quand nous, catholiques, nous défendons nos vieilles croyances, les croyances de nos pères, quand nous défendons la propriété, la justice, on nous représente comme des ennemis du progrès et l'on nous jette à la tête toutes les vieilles injures du répertoire voltairien ; mais quand nous nous avisons de vouloir des réformes, de vouloir améliorer quelque chose, oh ! alors le ton change ; alors on fait appel à nos meilleurs sentiments ; alors nous sommes le grand parti de l'ordre, le grand parti conservateur, le vénérable parti des traditions, et l'on nous engage à ne pas commettre d'imprudence, à nous souvenir de nos principes, de notre drapeau ; on nous supplie d'écouter les bons conseils, les conseils désintéressés qu'on nous donne. C'est fort touchant ; mais pour moi, messieurs, quand je rencontre de (page 994) pareils conseils chez mes adversaires, c'est une raison suffisante pour ne pas les écouter.
Encore une fois, tout cela n'est pas sérieux. Nos adversaires ne sont pas au pouvoir ; voilà qui explique toute leur opposition. Nous proposons aujourd'hui une réforme ; ils voudraient nous la faire abandonner. Et, si nous l'abandonnions, ils seraient les premiers, demain, à nous taxer d'impuissance, à nous attraire à la barre du pays pour nous faire condamner comme incapables et rétrogrades.
Laissons donc là toutes ces déclamations, ces conseils, j'ai presque dit ces mauvaises plaisanteries et voyons ce qu'exige l'intérêt du pays, ce que dicte le simple bon sens.
D'abord, il est incontestable qu'au fur et à mesure qu'un peuple gagne en activité, en instruction, en bien-être, il importe qu'il se développe aussi dans le sens politique, qu'il prenne une part plus active aux affaires du pays, sinon l'équilibre serait rompu et ce peuple finirait par s'endormir, par s'immobiliser, à l'instar des peuples à castes de l'Orient.
C'est ce que comprend admirablement l'Angleterre, ce pays si éminemment aristocratique, mais toujours si prudent, si prévoyant et que certes l'on ne taxera pas de sympathies cléricales ni de tendances démagogiques.
On nous reproche, il est vrai, de vouloir imiter la France.
On croit rêver en entendant une pareille assertion. Si nous voulions imiter un peuple, ce serait bien, hélas ! le dernier que nous aurions à prendre pour modèle.
Imiter la France, messieurs, mais qui donc l'a plus constamment imitée que nos adversaires ? Qui a plus chaleureusement exalté les grandes conquêtes de la révolution française, ces mêmes « immortels principes » de 1789 dont certains burgraves doctrinaires se moquent aujourd'hui si impitoyablement ?
Et qui, d'un autre côté, a plus constamment combattu l'invasion des idées françaises et l'imitation de la France, que nous, catholiques flamands ? Et, ne l'oublions pas, cela nous a valu plus d'une fois les épithètes de mauvais citoyen et de rétrograde. Il est vrai qu'alors la France était toute-puissante. Aujourd'hui qu'elle est abattue, on voudrait faire croire que nous avons été ses courtisans et ses copistes ! C'est trop plaisant, cela ne réussira pas.
Encore une fois il ne s'agit d'imiter personne ; nous sommes assez mûrs en Belgique pour savoir ce que nous avons à faire chez nous. Or, nous croyons, nous, qu'il est utile, sage, prudent et juste d'étendre et de développer la vie politique dans nos populations ; que le moment est venu de faire arriver au rang de citoyens effectifs tout une classe d'hommes qui ne sont encore pour ainsi dire qu'à l'état de citoyens aspirants ; nous croyons que c’est renforcer notre nationalité et nos institutions en leur donnant une base plus large, en y intéressant un plus grand nombre de Belges.
Voilà ce que nous croyons, voilà ce qui explique et justifie les aspirations réformistes qui ont préoccupé le pays dans ces derniers temps et qui se sont manifestées, nous ne saurions l'oublier, dans les deux partis qui se partagent la Belgique.
Mais, messieurs, il y avait deux manières de procéder à cette réforme : ou bien aller d'un saut jusqu'aux dernières limites constitutionnelles et même au delà, ou bien procéder prudemment et par transition.
Le premier moyen pouvait être taxé de violent, d'imprudent, de révolutionnaire même. Le second moyen convenait seul au parti conservateur, car c'était le plus sage et le plus sûr. Or, l'histoire le prouve et on l'a vu à plusieurs reprises en Angleterre, les meilleures réformes, les réformes durables, depuis la Grande Charte du XIIIème siècle jusqu'à nos jours, ce sont celles qui ont été accomplies par les conservateurs. Telle est aussi la réforme qui nous est présentée en ce moment. C'est un pas en avant, un progrès, mais un progrès mesuré, prudent, et que tout citoyen éclairé, tout homme de bon sens doit accepter, s'il aime son pays.
Pour certains hommes politiques, il est vrai, ce projet ne va pas assez loin ; il est trop modeste ; c'est possible. « Mais, patience, leur dirai-je, acceptez ce qu'on vous offre ; le temps donnera le reste, pourvu que le peuple soit sage et que les nouveaux citoyens se montrent dignes de leur mission. »
« Mais, au moins, disent quelques libéraux, qu'on ne s'en tienne pas exclusivement à la base du cens ; abaisser le niveau du cens, sans exiger des nouveaux électeurs certaines capacités, n'est-ce pas s'exposer à faire tomber les élections aux mains de l'ignorance et de la corruption ? Donnez-nous la capacité et nous serons satisfaits. »
Messieurs, c'est là une objection dont on a fait grand bruit et qui, selon moi, doit être réduite à sa juste valeur ; car, si je ne me trompe, on abuse un peu des mots de capacité et d'ignorance, comme on abuse, de nos jours, de tous les mots à effet.
Certes, en général, il est infiniment plus agréable d'avoir affaire à des hommes capables et instruits qu'à des ignorants ; mais il y a plusieurs espèces de capacités, comme il y a plusieurs espèces d'ignorances. Ainsi il y a des demi-savants qui sont fort ennuyeux et souvent même très dangereux. Il y a l'ignorance qui provient du défaut d'instruction et celle qui provient du défaut d'intelligence.
J'ai vu des paysans, des ouvriers sans instruction se montrer beaucoup plus intelligents, beaucoup plus habiles et surtout plus disciplinés que d'autres qui avaient fait péniblement toutes leurs classes.
Aussi, je crois qu'on s'exagère singulièrement le rôle de ce qu'on appelle la capacité, dans les institutions politiques.
J'attache, pour ma part, beaucoup plus d'importance au caractère, à l'honnêteté d'un peuple qu'à sa capacité.
J'ai beaucoup voyagé et voici ce que j'ai souvent rencontré. Je vous demande la permission de ne pas nommer les pays, de m'en tenir à des indications générales.
J'ai trouvé des classes inférieures, bonnes, morales, honnêtes, intelligentes, surtout à la campagne ; mais, en même temps, dénuées d'instruction. Au-dessus d'elles, se présentaient des classes instruites, lettrées, brillantes même, mais parfaitement corrompues et toutes disposées à s'agenouiller devant tous les despotismes possibles.
Du reste, il est inutile de parler voyages ; consultons l'histoire : elle nous en dira assez sur ce point. Quelles sont donc les époques les plus morales, les plus patriotiques, les plus viriles ? Sont-ce celles où les lettres, les arts, les sciences ont acquis leurs plus brillants développements ?
Mais, messieurs, depuis Périclès jusqu'à Auguste, depuis les Médicis jusqu'à Louis XIV et Louis XV, l'histoire proteste contre cette assertion.
Soit, dira-t-on, mais l'Allemagne ! Qu'en faites-vous ? Contestez-vous sa supériorité ? Je réponds que la supériorité de l'Allemagne tient précisément et avant tout à son caractère, à ses traditions, à ses habitudes de respect, à son esprit de famille, et que, sous ce rapport, le Germain a toujours été supérieur aux autres races. Je pourrais dire que cela est vieux comme Tacite.
On prétend que les Français sont moins instruits, j'en conviens ; mais prenez un Allemand et un Français également instruits. Eh bien, le Français sera toujours français ; c'est-à-dire léger, inconséquent, imprévoyant (je laisse de côté ses bonnes qualités, c'est entendu), tandis que l'Allemand sera toujours sérieux, réfléchi, prévoyant et surtout persévérant. Voilà le secret de sa force.
Du reste, ce n'est pas d'aujourd'hui que date la supériorité intellectuelle de l'Allemagne : elle date du commencement de ce siècle. L'Allemagne était aussi instruite, il y a cinquante ans qu'aujourd'hui, mais elle n'avait pas alors l'organisation que les événements et des hommes supérieurs lui ont donnée depuis, et c'est surtout cette organisation qui l'a placée si haut dans le monde.
Enfin, qu'on veuille bien me dire où se trouve, en France, le plus d'instruction ; on me répondra que c'est dans les grandes villes, comme Paris, que le peuple, que l'ouvrier est le plus instruit.
Eh bien, messieurs, voyez ce qui se passe dans ces grandes villes, dans ce Paris : c'est précisément là que la maladie de la démagogie est le plus développée, fait hélas ! le plus de ravages. On y lit beaucoup, énormément et partout, mais on ne lit que de mauvais livres et de mauvais journaux. Voilà la vérité.
Je pourrais multiplier les exemples, mais il y en a bien assez pour ma thèse. Je crois qu'en présence de tous ces faits, il est impossible d'avoir encore une foi bien robuste aux vertus de la capacité littéraire. Mais il y a dans tout cela de l'engouement, du courant, j'ai presque dit de la mode, et voilà pourquoi on en parle tant.
Du reste, messieurs, à quelle capacité les partisans de ce système voudraient-ils s'arrêter ? A quelles preuves ? A quelles conditions ? C'est là que commencent les complications, les difficultés, difficultés insurmontables selon moi. Certainement, on peut faire de la théorie, et même de la bonne théorie ; mais, en fait, comment s'y prendra-t-on ? On s'arrêtera sans doute au certificat d'école.
Eh bien, en matière de certificats, j'aimerais mieux, quant à moi, pour faire un électeur, un certificat de bonne conduite et de sérieuse moralité...
M. Bouvier. - Un certificat du curé.
M. de Kerckhove. - Et pourquoi pas de vous-même, M. Bouvier ? Messieurs, l'honorable M. Frère a fait à ce propos, dans la session de 1870, une observation extrêmement juste et que je cite avec plaisir. « Il est notoire, disait l'honorable membre, qu'un grand nombre (page 995) d'individus, dans les campagnes surtout, sont très peu lettrés, ignorants même, ne sachant ni lire ni écrire, et que cependant ces mêmes individus ont un développement intellectuel bien supérieur à celui de maints autres qui ne savent que lire et écrire. »
Après un tel témoignage, il me paraît inutile d'insister sur ce point.
Maintenant je comprendrais à la rigueur qu'on exigeât certaine capacité des électeurs pour les Chambres. En effet, il s'agit là d'intérêts plus généraux, plus étendus, plus compliqués ; il s'agit de désigner les hommes qui méritent le plus de confiance, pour gérer les affaires du pays. Mais quand il s'agit des intérêts du canton ou de la commune, intérêts qui sont à la portée de la grande majorité des populations, qui ne demandent, pour être saisis, qu'un peu de bon sens, je crois qu'il n'est pas nécessaire d'être aussi rigoureux.
J'aurais, quant à moi, plus de confiance, quand il s'agit d'apprécier ces intérêts et de choisir les hommes à qui on suppose les qualités requises pour les gérer ; j'aurais, dis-je, plus de confiance en un modeste épicier, en un petit fermier que dans ces affreux petits savants de cabaret qu'on rencontre malheureusement, un peu partout, quelquefois même dans les campagnes.
Après tout, messieurs, quelque opinion qu'on puisse avoir sur la capacité, je le déclare, je ne fais pas d'opposition systématique à ce principe ; et s'il y avait moyen de trouver une combinaison sage, raisonnable et surtout pratique, je n'aurais aucune difficulté à l'accepter. Mais précisément, je le répète, je crois que la chose n'est pas pratique ; qu'il n'est pas possible de trouver une combinaison qui puisse préserver les aspirants électeurs d'une foule de vexations.
En tout cas, la question, est posée : la substitution de la capacité au cens est-elle possible ? Ou du moins peut-on allier la condition de la capacité à celle du cens ?
Dans les deux hypothèses, on créerait évidemment une classe de privilégiés, et cela nous conduirait à une révision de la Constitution ; car, même en s'en tenant à la seconde hypothèse, on mettrait en présence deux classes d'électeurs ; les électeurs qui, moyennant 42 fr. 32 c, ont le droit de nommer les législateurs, et ceux qui, moyennant la capacité, nommeraient seulement les représentants de la commune et de la province. Or, cette dernière classe en arriverait infailliblement à dédaigner l'autre ; elle se plaindrait bientôt, et non sans raison, de n'avoir, dans le jeu de nos institutions, qu'un rôle très inférieur ; elle dirait : « C'est à moi de nommer le législateur et non pas à une foule ignare qui n'a d'autres titres que le payement d'un cens un peu plus élevé. »
D'autre part, messieurs, les discussions du Congrès national ont prouvé que cette assemblée, issue pourtant des classes les plus intelligentes de la nation, n'a pas cru pouvoir admettre le principe des capacités et a voulu décidément s'en tenir au cens pour tous les degrés d'électeurs, tout en laissant à l'avenir de déterminer la quotité de ce cens pour la commune et la province. J'ajoute que le Congrès a dû préférer la base du cens, parce que c'est là une base toujours facile à constater, tandis que la capacité donnera lieu, comme j'avais l'honneur de le dire tout à l'heure, à d'inévitables et d'inextricables difficultés.
Ainsi, messieurs, si nous voulons rester fidèles aux traditions du Congrès ; si, d'ailleurs, nous voulons éviter des complications, des froissements entre les divers degrés d'électeurs, nous devons nous en tenir à une seule base, à une seule condition : celle du cens. C'est ce qu'a fait le projet de loi et j'ose affirmer qu'il a fait sagement et prudemment.
Ce projet est donc, à tout prendre, une habile transaction qui sera acceptée avec reconnaissance, non seulement par les intéressés, mais par tous les patriotes sincères : c'est une grande mesure de justice et un incontestable progrès. L'avenir le prouvera et nous saura gré de l'avoir réalisé.
C'est assez, messieurs, pour que, quant à moi, je lui donne mon entière approbation.
- Voix à droite. - Très bien !
M. le président. - Il n'y a plus d'orateurs inscrits dans la discussion générale. La Chambre est-elle d'avis de remettre la séance à demain ?
M. Bouvier. - A moins qu'on ne veuille avoir une séance du soir.
M. le président. - La séance serait donc remise à demain ?
M. De Lehaye. - Mais pas du tout !
M. Coomans. - Je demande que la Chambre continue. Nous n'avons commencé la discussion générale qu'à 2 heures et demie passées ; il est à peine 4 heures et demie ; nous pouvons donc causer encore vingt ou vingt-cinq minutes.
M. le président. - Pour continuer la discussion générale, il faut qu'il y ait des orateurs inscrits, M. Coomans.
M. De Lehaye. - Si personne ne demande la parole, il faut clore la discussion.
M. le président. - La Chambre est-elle d'avis de clore la discussion générale ; y a-t-il de l'opposition ?
M. De Lehaye. - Il ne peut pas y en avoir ; il n'y a plus d'orateurs inscrits.
M. le président. - On peut demander la parole sur la question de clôture.
Si personne ne demande la parole, je déclarerai la discussion générale close.
M. Demeur. - Je demande la parole.
M. le président. - Vous avez la parole.
M. Frère-Orban. - Il est cinq heures moins le quart.
M. Demeur. - Si l'on peut développer les mêmes idées à propos de la discussion des articles, je n'insiste pas.
M. le président. - Vous avez la parole.
M. De Lehaye. - La discussion générale est close.
M. le président. - Elle a été close ; mais M. Demeur a demandé immédiatement la parole. On ne peut pas considérer cela comme une clôture définitive.
- Des membres. - A demain !
- La séance est levée à 4 heures trois quarts.