(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1870-1871)
(Présidence de M. Thibaut, vice-président.)
(page 693) M. de Vrints procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.
M. Reynaert donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier ; la rédaction en est approuvée.
M. de Vrints présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.
« L'administration communale de Seraing demande l'établissement d'une école moyenne de l'Etat dans cette commune. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du budget de l'intérieur.
« Des habitants de Bruxelles demandent le vote à la commune pour toutes les élections. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur la réforme électorale.
« Des habitants de Niel près d'Asch demandent que le vote pour les élections ait lieu à la commune ou du moins au chef-lieu du canton. »
- Même décision.
«M. le docteur Burggraeve fait hommage à la Chambre d'un exemplaire de sa brochure intitulée : Projet de haute cour pour la collation des diplômes d'avocat et de médecin. »
- Dépôt à la bibliothèque.
« La direction de la Société Générale pour favoriser l'industrie nationale adresse à la Chambre 125 exemplaires du compte rendu des opérations de cet établissement pendant l'exercice 1870. »
- Distribution et dépôt.
« M. Dethuin, retenu par une indisposition, demande un congé de quelques jours. »
- Accordé.
M. Bouvier. - M. le président, je vous prierai de demander à la droite si elle me permet de présenter une motion d'ordre ; je la présenterais immédiatement.
- Voix à droite. - Allons, parlez !
M. Bouvier. - La droite y consent, M. le président ; je l'en remercie.
M. le président. - M. Bouvier, votre observation n'est pas convenable ; vous avez la parole.
M. Bouvier (pour une motion d’ordre). - Vous savez, M. le président, qu'il y a quelque temps, j'avais demandé la parole que la droite n'a pas cru devoir m'accorder. Je suis plus heureux aujourd'hui et je m'en félicite.
Messieurs, la province de Luxembourg, c'est particulièrement à M. le ministre de l'intérieur que j'adresse mon interpellation, la province de Luxembourg, dis-je, a perdu, il y a plusieurs mois, son inspecteur provincial de l'enseignement primaire.
La mort a également enlevé à cette province un inspecteur cantonal du même enseignement. Les autorités ont été consultées. Si je dis les autorités ont été consultées, j'entends parler de l'évêque du diocèse et des doyens.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Cela est inexact.
(page 694) M. Bouvier. - Comment ! cela n'est pas exact 1 Eh bien, je demanderai quand la nomination sera faite de vouloir bien nous produire le dossier. (Interruption.)
Je vous mets au défi de le produire intact, mais vous ne le ferez pas, car il démontrerait que ce que j'avance ne peut être révoqué en doute.
Du reste, toutes les nominations qui se font aujourd'hui ne se font plus chez nous que par l'intermédiaire du curé.
- Voix à droite. - Allons donc !
M. Bouvier. - Cela est de notoriété publique. Vous vous récriez, mais cela est de la dernière exactitude ; produisez le dossier et vous verrez que l'évêque et les doyens ont été consultés. L'honorable ministre n'a plus qu'à donner son exequatur.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Cela n'est pas exact.
M. Bouvier. - Mais alors, encore une fois, engagez-vous à déposer le dossier de l'affaire sur le bureau. Pour ma part, je pense que mes renseignements sont parfaitement exacts et je demande pourquoi M. le ministre de l'intérieur, qui dans son langage prétend témoigner tant de bienveillance pour l'extension des lumières, ne nomme pas ces inspecteurs. Voilà plusieurs mois que, ces vacances durent, et M. le ministre de l'intérieur reste dans l'inaction.
M. Allard. - C'est un manque d'égards pour les évêques.
M. Bouvier. - Je n'ai pas dit cela, mais je puis le penser.
M. Vleminckx. - Messieurs, je lis dans le rapport de la section centrale chargée d'examiner le budget de l'intérieur, que cette section, sans donner aucun éclaircissement, sans fournir aucun motif, est d'avis qu'il faut réorganiser la commission des monuments et la réorganiser sur des bases plus économiques.
Nécessairement j'ai tenu à m'éclairer, j'ai cherché à connaître comment et pourquoi la commission des monuments avait encouru la disgrâce de la section centrale, et j'ai appris qu'elle s'était elle-même occupée de la question et avait adressé une note à M. le ministre de l'intérieur sur la partie du rapport de la section centrale que je viens d'indiquer.
Je demanderai à M. le ministre de l'intérieur s'il trouverait quelque inconvénient à faire imprimer cette note et à la faire distribuer aux membres de la Chambre.
La commission des monuments occupe une place assez grande dans l'administration du pays, pour qu'on sache à quoi s'en tenir au sujet des griefs qui lui sont adressés et qui ont porté la section centrale à en demander la réorganisation. Ce document pourrait nous être fourni pour la discussion des articles.
M. Delcour.- J'ai l'honneur de déposer le rapport de la section centrale qui a examiné le budget des travaux publics pour l'exercice 1871.
- Ce rapport sera imprimé et distribué.
M. Lelièvre. - Je propose de fixer la discussion du budget des travaux publics après le vote sur le budget de l'intérieur. C'est là évidemment l'ordre naturel qui doit être suivi.
- Cette proposition est adoptée.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Messieurs, si je ne me trompe, c’est vers les derniers jours de décembre que le Luxembourg a perdu son inspecteur provincial. Un très grand nombre de candidats se présentent. La plupart invoquent des titres très recommandables. Ces titres ont été soumis à un examen consciencieux et l’espère que la nomination de l’inspecteur provincial pourra paraître au Moniteur dans quelques jours.
Quant à l'interpellation que m'a adressée l'honorable M. Vleminckx, il est parfaitement exact que la commission des monuments m'a fait parvenir une note en réponse à certaines observations qui se trouvent dans le rapport de la section centrale. J'ai eu l'honneur de soumettre à la section centrale cette note de la commission des monuments et, pour ma part, je ne vois aucun inconvénient à ce qu'elle soit déposée sur le bureau.
M. Vleminckx. - Nous savons ce qui arrive d'ordinaire des pièces déposées sur le bureau. Elles sont lues par un très petit nombre de membres. Si nous avons l'imprimé sous les yeux, imprimé du reste que je crois parfaitement innocent,, tous les membres de cette Chambre pourront étudier à l'aise la question de l'organisation de la commission. Tout le monde pourra la juger et s'assurer s'il y a lieu, oui ou non, comme le demande le rapport de. la section centrale de la réorganiser sur d'autres bases.
Je ne crois pas qu'il y ait un motif sérieux pour ne pas imprimer ce document que M. le ministre de l'intérieur veut bien déposer sur le bureau de la Chambre.
M. De Lehaye. - J'ai lu la note à laquelle l'honorable M. Vleminckx vient de faire allusion. Cette note explique beaucoup de faits qui étaient inconnus jusqu'à présent. Je me joins à l'honorable M. Vleminckx pour demander que cette note soit imprimée. Je ne vois aucun inconvénient à ce que cela soit, et lorsque l'on aura la pièce sous les yeux, chacun pourra apprécier l'importance signalée.
Mais je dois un mot de réponse à l'honorable M. Vleminckx. La section centrale n'a pas blâmé du tout les actes de la commission des monuments. Seulement, on a demandé qu'elle fût organisée sur d'autres bases. Dans la pensée de quelques membres, la dépense qu'entraîne cette commission dépasse l'utilité de la maintenir. On demande qu'elle ne s'occupe pas d'une infinité de petites choses dont elle s'occupe aujourd'hui.
M. Vleminckx.- On discutera ce point. Réservons la question et imprimons.
M. De Lehaye. - Je demande également que cette note soit imprimée et, quand nous en viendrons aux articles, nous examinerons ce qu'il y a à faire.
Quant à moi, je n'hésite pas à maintenir ce que j'ai dit. Je crois aussi, d'après les renseignements qui ont été fournis par des membres de la section centrale, qu'il y a lieu de réorganiser cette commission.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Il n'y a pas d'opposition de ma part à l'impression.
M. le président. - La pièce sera donc imprimée et distribuée.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Messieurs, il est conforme aux usages parlementaires que le ministre dont le budget est soumis aux délibérations de la Chambre prenne la parole avant que la discussion soit achevée, pour répondre aux principales objections qui ont été présentées. Les discours qui ont été prononcés dans ces derniers jours et notamment celui qui a été prononcé à la fin de la séance d'hier par un honorable représentant de Bruxelles, hâtent, ce me semble pour moi l'accomplissement de ce devoir.
Le cabinet, messieurs, a été interpellé à diverses reprises sur son programme.
Je ne croyais pas, messieurs, qu'après plusieurs mois de carrière ministérielle, cette interpellation pût de nouveau nous être adressée. C'est sur nos actes que fa discussion peut s'établir en ce moment plutôt que sur un programme ; c'est à la Chambre de juger si nous avons été fidèles aux promesses que nous avons faites au pays lorsque la confiance du Roi nous, a appelés aux affaires.
Ce programme, messieurs, plusieurs de vous ne l'ont pas oublié, consistait surtout à promettre au pays le développement de ses libertés par une réforme que ceux-là mêmes qui se prétendaient les organes de l'opinion libérale n'avaient jamais apportée à cette tribune, ni encore moins réalisée.
La réforme électorale est déposée sur le bureau de la Chambre.
M. Bouvier. - Hélas !
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - J'espère que la discussion prochaine de cet important projet de loi donnera à la Chambre la conviction que le gouvernement, sans sortir des bornes tracées par la Constitution, s'est pénétré, en présence des progrès du pays, de la nécessité d'appeler au mandat électoral quiconque offre aujourd'hui la garantie sérieuse qu'il est digne de le remplir.
A côté de ces libertés politiques, il en est d'autres que le pays réclame depuis longtemps, qui répondent à ses aspirations et à ses mœurs. Je veux parler de ce que j'appellerai les libertés administratives, de ce que depuis longtemps on appelle la décentralisation.
Eh bien, messieurs, je n'hésite pas à affirmer que, dans tous les actes du ministère, cette pensée de la décentralisation n'a jamais été absente. C'est ainsi que tour à tour nous avons déféré à l'autorité provinciale une part d'action bien plus considérable et dans la voirie vicinale et dans la construction des maisons d'école, persuadés que ce sont les autorités provinciales qui connaissent le mieux ces besoins et que leur intervention active peut rendre plus féconde et plus rapide la distribution des subsides que le (page 695) gouvernement jusqu'à ce moment ne pouvait répartir que d'une manière lente et trop souvent inégale.
C'est ainsi, messieurs, que nous entendons, nous l'avons déclaré dès notre entrée au pouvoir, le gouvernement du pays par le pays.
A la différence des cabinets précédents, qui croyaient que le pays légal devait se faire à l'image du cabinet, nous pensons que le plus grand honneur, que le premier devoir d'un cabinet est de chercher à représenter fidèlement le pays, à se rendre l'organe de ses besoins, de ses aspirations et de ses tendances.
C'est là, messieurs, le langage que nous tenions aux électeurs quand nous nous présentions devant eux, et ce langage les électeurs l'ont compris.
Je demande à la Chambre la permission de rappeler les termes du rapport au Roi, qui porte la date du 12 juillet dernier. Nous disions :
« Nous voulons consulter le pays loyalement et obtenir un verdict dont aucune pression gouvernementale ne puisse faire suspecter la sincérité. »
Et moi-même, le même jour, m'adressant non seulement aux gouverneurs des provinces, mais à tous les fonctionnaires, quel langage tenais-je dans ces circonstances ? Je disais :
« Le pays veut maintenir fermes et stables toutes les dispositions de notre pacte fondamental, qui garantissent les droits et les libertés des citoyens. Si la Constitution a placé dans la nation la base de tous les pouvoirs, c'est afin qu'ils reproduisissent fidèlement la pensée qui l'anime. Le jour où il en serait autrement, la vie politique serait viciée jusque dans sa source.
« Le cabinet, profondément pénétré de cette vérité, n'accepte pour juge que le pays se prononçant sous la seule influence de son patriotisme et de sa raison, en dehors de toute pression officielle. Nous ne nous croirons dignes du mandat que nous tenons de la confiance du roi, qu'autant que nous serons les interprètes de la volonté nationale, librement interrogée, librement exprimée. »
Et en même temps, lorsque, réclamant le concours des fonctionnaires, je faisais passer sous les yeux les circulaires des cabinets précédents, je remarquais qu'ils avaient demandé aux fonctionnaires un concours dévoué.
M. Bouvier. - Cela est inexact.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Le mot « dévoué » fut effacé de ma circulaire ; je croyais n'avoir qu'un seul droit, celui de demander aux fonctionnaires leur concours administratif, non pas toutefois que j'aille jusqu'à admettre que les fonctionnaires qui tiennent du gouvernement une action, puissent, à raison de cette action, exercer contre lui une influence sur le corps électoral. Jamais aucun cabinet n'aurait pu aller jusque-là : ce serait l'anarchie dans l'administration ; mais ce que j'ai compris et ce que tous mes amis ont compris comme moi, c'est que nous n'avions aucune action à exercer nous-mêmes sur la liberté du vote des fonctionnaires ; c'est que nous n'avions pas non plus à leur demander d'exercer une action à notre profit, et que, lorsque le fonctionnaire déposait son bulletin dans l'urne électorale, il ne relevait que de sa conscience.
Sauf un seul cas, un cas isolé, ce langage fut compris de tous les fonctionnaires, je dirai même qu'il fut approuvé par tous les fonctionnaires (interruption) ; j'en ai la preuve entre les mains. Sauf un seul cas, ai-je dit ; le fonctionnaire dont il s'agit et qu'en vérité je n'ai pas destitué, est venu me déclarer qu'il était habitué à prendre une part active aux luttes de la politique, qu'il était lié vis-à-vis de ses amis, qu'il plaçait ses obligations vis-à-vis de ses amis au-dessus de ses obligations vis-à-vis du gouvernement !..
M. Vandenpeereboom. - Il a bien fait.
M. Bouvier. - C'est un homme honorable.
M. Allard. - Et le receveur des contributions de Tournai ?
M. Jacobs, ministre des finances. - Il avait 72 ans...
M. Allard. - Il était encore aussi capable que tous les autres fonctionnaires.
M. Jacobs, ministre des finances. - Les fonctionnaires qu'on pensionne à 72 ans n'ont pas à se plaindre. Ils sont traités comme les conseillers aux cours d'appel.
MiK. - C'est ainsi que l'administration nouvelle entrant au pouvoir, après un intervalle de je ne sais combien d'années, trouvant toutes les positions administratives occupées par ses adversaires politiques, se présenta devant le corps électoral sans prononcer aucune destitution, alors qu'elle aurait pu invoquer, dans les antécédents d'autres cabinets, des mesures d'un caractère tout opposé ; car personne de vous n'a oublié que lorsque le cabinet de 1847 entra aux affaires, il prononça la destitution de trois gouverneurs et de onze commissaires d'arrondissement.
M. Thonissen. - J'étais du nombre.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Etait-ce seulement vis-à-vis des fonctionnaires que cette ligne de conduite avait été suivie avant nous ?
La liberté communale elle-même n'avait pas été respectée, et lorsque j'eus l'honneur de prendre possession du ministère de l'intérieur, je trouvai des communes qui depuis longtemps étaient décapitées parce qu'elles ne s'inclinaient pas devant le pouvoir.
Dans la province d'Anvers, à Moortsel, il n'y avait pas de bourgmestre depuis dix ans ; il n'y avait pas d'échevins depuis sept ans.
A Poesele (Flandre orientale), il n'y avait plus de bourgmestre depuis neuf ans.
A Meirelbeke, il n'y en avait plus depuis sept ans.
A Schendelwindeke, il n'y en avait plus depuis je ne sais combien de temps, et pourquoi ? Parce que l'honorable membre qui était désigné par le suffrage de ses concitoyens pour être placé à la tête de la commune, était revêtu d'un mandat législatif et parce qu'il votait contre le ministère.
M. Frère-Orban. - Vous vous trompez, c'est parce qu'il avait injurié l'autorité provinciale.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - J'ai ici le rapport du gouverneur constatant que cette prétendue insulte consistait a avoir déposé chez le gouverneur une carte portant : « conseiller communal ». Ce rapport est confidentiel. M. Frère m'autorise-t-il à le lire ?
M. Frère-Orban. - Je n'ai aucune autorisation à vous donner.
M. Jacobs, ministre des finances. - C'est donc acquis.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Dans une autre province, l'honorable baron Van Caloen était bourgmestre d'une commune aux portes de Bruges.
Ayant voté contre le cabinet au sein du Sénat, il ne fut pas réintégré dans ses fonctions de bourgmestre, et cette place resta vacante.
M. Vandenpeereboom. - Il n'était pas sénateur alors.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - L'honorable M. Van Caloen fut élu sénateur le 11 juin 1867 ; le 18 janvier, on avait nommé en son lieu et place un autre bourgmestre qui avait refusé ; mais M. Van Caloen ne fut pas rétabli dans ses fonctions de bourgmestre, et depuis lors jusqu'en 1870 ces fonctions sont restées vacantes.
C'était un grief suffisant aux yeux du ministère que de voter contre lui.
M. Frère-Orban. - Il y a ici une douzaine de bourgmestres dans la droite qui ont été nommés par nous.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Je ne veux pas, messieurs, persister dans cette revue rétrospective. Ce que je tiens à établir, c'est qu'en présence de ces précédents, nous crûmes qu'il était bon de suivre une ligne de conduite tout opposée.
Nous étions persuadés qu'il est conforme aux mœurs et aux aspirations du pays de résister à une pression violente ; nous étions convaincus que, lorsqu'on se présente franchement, loyalement devant lui, on a bien plus de chance d'être compris, d'être entendu. (Interruption.)
M. Bara. - Et à Tournai.
M. Bouvier. - Et à Virton ; nous y arriverons. (Interruption.)
M. Muller. - Il faudra les dossiers pour cela.
M. Bouvier. - Et on nous les refuse.
M. le président. - Pas d'interruption, messieurs.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Pas n'est besoin, je pense, messieurs, de rappeler la réponse qui fut faite à ce loyal appel au pays.
Nous nous en félicitons moins pour nous que pour le pays lui-même ; car ce fut grâce à cette force que nous apporta le pays, que nous pûmes traverser les circonstances les plus difficiles qu'ait eu à enregistrer l'histoire moderne de la Belgique. (Interruption.)
M. Bouvier. - Grâce à notre armée.
M. de Rossius. - Grâce au programme de vos adversaires.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Ce fut avant tout grâce à la force que nous donna le pays, que nous pûmes traverser ces circonstances difficiles. A coup sûr, ce ne fut point par l'appui que nous trouvâmes dans l'opposition.
Dans d'autres circonstances, l'opposition avait compris qu'elle avait le devoir de se placer sur le terrain du patriotisme.
(page 696) Que se passa-t-il en 1848 ? Il y avait alors d'autres épreuves, d'autres dangers et voici le langage que tenait un membre de la droite le 4 mars 1848. Il votait les projets déposés par le gouvernement d'alors, qui appartenait à l'opinion libérale ; et non content de les voter, il croyait de son devoir de s'expliquer en ces termes :
« Par mon vote, c'est, avant tout, mon concours que je veux donner, c'est cette confiance complète que je veux offrir au gouvernement du pays qui ne pourra, croyez-le bien, nous sauver qu'à la condition d'être fort de la confiance et de l'appui de tous. »
M. Bara. - C'était vous qui étiez menacés.
M. Jacobs, ministre des finances. - Non, c'était le pays tout entier qui était menacé.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Les épreuves de 1870 ont, à coup sûr, été plus graves que celles de 1848. (Interruption.) Et je demanderai si nous avons trouvé dans l'appui de l'opposition cette force, cette confiance que la droite offrait spontanément au ministère de 1848.
M. Bara. - C'est dans nos intérêts surtout qu'elle a agi ainsi.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Dans l'intérêt seul du pays. (Interruption.)
il est plus honorable pour un parti, dans certaines circonstances, de garder le silence, car ce silence même est un hommage rendu à un grand devoir national, au devoir que nous avons tous de nous presser autour du drapeau de la patrie le jour où elle est menacée.
M. Tesch. - Vous auriez donc mieux fait de commencer par vous taire en ce moment-ci.
M. Bouvier. - Parlons des mandements des évêques ; cela vaudra mieux.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Oui, parlons, si vous le voulez, de la question religieuse. (Interruption.) Dans un moment où, en présence de ces graves circonstances, nous avions fait appel à une politique d'apaisement, nous voyons l'opposition soulever constamment des débats qui, par leur nature, sont des plus irritants ; je veux parler des discussions qui touchent aux questions religieuses. En effet, il n'en est pas qui pénètrent plus profondément dans la conscience.
Eh bien, alors que cette situation périlleuse n'avait pas encore éclaté, quel langage tenions-nous dans cette même circulaire du 12 juillet ? Nous disions :
« Eviter des luttes stériles qui fatiguent et divisent la nation, écarter surtout celles qui touchent au domaine de la conscience, nous paraît un impérieux devoir. »
Et en effet, nous croyions qu'au lieu de multiplier ces luttes dangereuses et stériles, nous ferions chose utile en nous plaçant sur un terrain où tout le monde pouvait se réunir ; nous croyions qu'il y avait un terrain où l'on pouvait se donner la main pour chercher à développer ensemble les ressources du pays dans la carrière de l'agriculture, de l'industrie et de toutes les autres branches de l'activité sociale.
C'était là notre point de départ. Avons-nous été infidèles à cette pensée ? Peut-on nous-reprocher aucun acte sérieux ? Non. Cela résulte même des débats irritants de ces derniers jours.
Telle est la position que nous entendons maintenir.
Notre ligne de conduite sera loyale ; nous ne relevons que de nous-mêmes, nous puisons dans notre conscience, dans nos convictions le mobile de tous nos actes ; nous en acceptons seuls toute la responsabilité.
Mais nous regrettons profondément que ce soit surtout en matière d'instruction publique qu'on vienne ranimer ces questions religieuses. Nous avons la conviction intime que l'idée religieuse est placée dans une sphère si élevée qu'elle ne saurait être mêlée à des questions de cabinet, à des questions de personnes.
Pour nous, ce n'est pas une question politique : elle est placée plus haut, car elle domine toutes les questions sociales.
Eh bien, cette question sociale, nous la rencontrons surtout dans le domaine de l'instruction publique.
Nous avons cru longtemps que, parmi nos adversaires, le plus grand nombre admettaient avec nous qu'il y avait un intérêt social à ce que l'influence religieuse ne fût jamais supprimée dans l'instruction populaire.
Il y a quelques jours à peine, un ancien membre et des plus éminents de cette assemblée, qui a occupé longtemps le fauteuil dans cette Chambre et qui aujourd'hui siège au Sénat, l'honorable M. Dolez, abordait cette question, et vous allez voir en quels termes il la traitait. N'était-il pas pénétré comme nous du sentiment des mêmes besoins et des mêmes devoirs ? Ne rendait-il pas le même hommage à la pensée religieuse, au point de vue, non seulement de l'instruction, mais aussi de l'éducation populaire ?
Je le répète : ces paroles ont été prononcées il y a quelques jours à peine, et notre ancien collègue a conservé parmi nous une si légitime autorité que je ne saurais mieux faire que de demander à la Chambre la permission de les lire et d'opposer ainsi à mes honorables contradicteurs une opinion dont ils ne sauraient méconnaître la valeur.
« Nous voulons tous, remarquez-le bien, tous, disait M. Dolez, que la religion fasse partie de l'enseignement. »
M. Demeur. - Quelle religion ?
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Le culte catholique pour les catholiques, le culte protestant pour les protestants, le culte israélite pour les israélites.
« Nous voulons tous, disait M. Dolez, que la religion fasse partie de l'enseignement, mais voici où le dissentiment s'établit au sein de l'opinion libérale ; les uns disent : l'enseignement religieux, éminemment utile, essentiel, indispensable, doit être donné dans le temple ; les autres, et je suis parmi ces derniers, je tiens à le dire encore, les autres sont d'avis qu'il doit se donner dans l'école. » (Interruption.) Permettez-moi de citer l'opinion de M. Dolez ; si je suis interrompu à chaque mot, cela me sera impossible.
« Mais y a-t-il là la négation de la nécessité de l'enseignement religieux ? Le dissentiment qui existe sur la manière de donner cet enseignement, est-ce donc la négation de sa nécessité ?
« N'imputez pas à une partie de l'opinion à laquelle j'appartiens, des sentiments qui ne sont pas les siens. Comme vous, nous croyons que la religion est non seulement un bienfait pour celui qui la comprend, mais une grande nécessité sociale et que, sans elle, sans son respect constant, il ne peut y avoir aucune sécurité pour les nations. »
C'est l'honorable M. Dolez qui a dit cela : ce langage est-il celui de l'opposition ? (Interruption.)
M. Bouvier. - Nous y applaudissons.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Vous y applaudissez !
M. Defuisseaux. - Non ! non !
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Je ne sais pas, messieurs, si vous y applaudissez. Je crois tout au moins que vous n'avez pas tous la même opinion ; je pense que c'est là la situation exacte des choses : c'est là ce que je tiens à constater, car, à la fin de la séance d'hier (mes souvenirs, vous le voyez, ne remontent pas très haut), j'ai été le témoin de l'adhésion à peu près unanime, très vive, très énergiquement affirmée, que la gauche a accordée à un discours prononcé par un de mes honorables voisins, par un honorable représentant de Bruxelles, et je vous demande si les idées énoncées par M. Bergé ne sont pas en contradiction complète avec la pensée exprimée par l'honorable M. Dolez au Sénat...
M. Frère-Orban. - Est-ce qu'en Hollande et en Irlande il n'y a pas de religion ?
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Messieurs, personne, mieux que nous, n'admet que dans cette Chambre chacun apporte librement l'expression de sa conviction et fasse entendre tout haut le langage de sa conscience. Plus ce langage reproduit nos convictions, plus il mérite d'être écouté, d'être posé, d'être discuté loyalement.
L'honorable M. Bergé, je n'hésite pas à le dire, professe une opinion complètement opposée à celle de M. Dolez. L'honorable M. Bergé ne croit pas que, même en matière d'instruction, la religion puisse être utile. Il la considère au contraire soit comme un malheur, soit comme un danger.
C'est dans la libre discussion, c'est dans la libre pensée, comme il nous le disait hier, qu'il voit à la fois l'avenir et la régénération de la société.
Dès son arrivée dans cette enceinte, l'honorable M. Bergé vous a fait connaître sans détour quelle était son opinion à cet égard. Lorsque, au mois d'août dernier, une adresse fut votée, adresse admise à l'unanimité de cette Chambre, l'honorable M. Bergé déclara s'abstenir parce qu'il y avait rencontré une invocation à la Divinité et parce qu'au nom de la liberté absolue de conscience, il ne croyait pas pouvoir adhérer à ce qu'il appelait une formalité religieuse.
Dans la séance d'hier, l'honorable M. Bergé a développé cette idée, et je constate que sur les bancs de l'opposition cette théorie a rencontré de très nombreuses adhésions. C'est donc en ce moment à cette théorie de l'honorable M. Bergé que. je me trouve appelé à répondre quelques mots.
(page 697) Je le déclare sans hésitation : entre la théorie de l'honorable M. Bergé et la nôtre, il y a un abîme.
Nous croyons que la libre pensée ne rendrait aucun service à la société. Nous croyons, au contraire, que l'instruction populaire ne peut pas se passer de l'influence religieuse.
Et j'avoue, messieurs, que je ne comprends guère que lorsqu'il s'agit de développer l'instruction du peuple, de le préparer, selon les uns, au suffrage universel, de l'initier, selon les autres, à des connaissances qui, dans tous les cas, lui feront un part plus large dans la vie politique, on ne comprenne pas que pour élever l'âme du citoyen, quel que soit son rang, il faut placer, à côté des droits qu'on veut lui conférer, quelques notions des devoirs auxquels il est appelé.
Il faut élargir chez lui le sentiment de la mission et des destinées de l'âme, telle que nous la concevons, émanée de Dieu, remontant à Dieu, trouvant devant elle, après une longue carrière, la sanction rémunératrice qui l'attend ; c'est par cette idée avant toutes les autres, ce n'est que par cette idée essentiellement morale, que vous pourrez rendre utile à la société l'instruction que vous répandrez dans toutes les classes des citoyens.
- Des membres. - Très bien ! très bien !
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - J'avoue que j'ai été étrangement surpris lorsque j'ai entendu l'honorable député de Bruxelles chercher dans les faits contemporains la confirmation de sa théorie et venir nous dire : « Voyez la France, voyez la Prusse. N'est-ce pas en France et en Prusse que l'on voit l'idée religieuse disparaître, s'affaiblir ? Ou bien, si elle a exercé une influence dans quelques villes, cette influence n'a conduit qu'à la dégradation et à la désorganisation. »
Etrange théorie, messieurs !
M. Bergé. - Je n'ai pas dit cela.
MM. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. -Je pense que l'honorable M. Bergé, si je l'ai bien compris, car je n'ai pas trouvé son discours aux Annales parlementaires, a attribué la démoralisation de la population parisienne à l'influence qu'exerçait l'instruction donnée par les congrégations religieuses.
M. Jottrand. - Il y a une différence entre la religion et les congrégations.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Je crois reproduire exactement ce qu'a dit l'honorable M. Bergé hier, mais, comme j'ai eu l'honneur de le faire remarquer, son discours n'ayant pas paru aux Annales parlementaires, je puis me tromper dans les nuances. Je parle d'après les notes que j'ai prises.
Eh bien, cette théorie me paraît étrange au moment où, il y a quelques jours encore, nous lisions dans les journaux que le gouvernement de la défense nationale, qui à coup sûr n'était pas un gouvernement clérical, avait cru cependant devoir rendre hommage, un hommage public au zèle, au courage, à l'héroïsme de quelques-uns des membres de ces congrégations religieuses qui, sous le feu de l'ennemi, s'étaient signalés par le plus généreux dévouement.
C'était l'honorable M. Jules Favre qui, au nom du gouvernement de la défense nationale, rendait ainsi hommage au dévouement de ces hommes aussi humbles que courageux.
Et, dans les luttes qui ont ensanglanté les marches de la Loire, quels sont ceux qui ont été applaudis par là France entière ? Ne sont-ce pas, au premier rang, les représentants de la pieuse et héroïque Bretagne ?
Mais la Prusse, dit-on, à quoi doit-elle sa supériorité ? Serait-ce, par hasard, à l'influence de la libre pensée ?
Messieurs, il serait bien plus exact de dire que ce qui a perdu la France, «'est presque toujours l'absence de l'idée religieuse.
Savez-vous, messieurs (l'honorable M. Balisaux le disait dans cette enceinte, il y a quelques jours), savez-vous ce qui fait la supériorité de la Prusse, ce qui fait son succès ? C'est que, quel que fût le culte de ses enfants, tous étaient animés du sentiment du devoir puisé dans l'idée religieuse, tous étaient pénétrés de ce sentiment du respect qui fait non seulement les grandes nations, mais qui crée aussi les fortes armées.
Faut-il, messieurs, insister sur des vérités qui ont été proclamées cent fois et qui sont reconnues par tout le monde ? Si je citais un de nos amis sur cette question, ses assertions seraient aussitôt contestées ; mais vous me permettrez, au moins, d'invoquer le témoignage d'un homme qui n'a jamais passé pour être pénétré des doctrines catholiques, le témoignage de M. Cousin.
M. Cousin visita l'Allemagne ; il y étudia l'instruction publique ; il écrivit un livre à ce sujet.
Qu'y proclame-t-il ? C'est que le développement de l’enseignement en Prusse est due surtout à l'influence de l'instruction religieuse.
Il est bon, messieurs, de s'appuyer sur ces témoignages parce qu'ils ne sauraient être récusés :
« En Prusse, dit M. Cousin, il n'y a pas une des six classes dont se compose le gymnase qui n'ait son cours de religion comme son cours de latin, de grec et de mathématiques.
« Je l'ai déjà dit ailleurs, et je le répète ici avec toute la force qui est en moi : le culte seul avec ses cérémonies ne peut suffire à des jeunes gens qui réfléchissent et qui sont déjà imbus de l'esprit du siècle.
« Un véritable enseignement religieux est indispensable, et rien ne se prête à un enseignement plus régulier, plus riche, plus varié que le christianisme, avec son histoire qui remonte au berceau du monde et se lie à tous les grands événements de l'humanité, avec ses dogmes qui respirent une métaphysique sublime, avec sa morale qui réunit toutes les qualités, austérité et indulgence ; enfin avec ses grands monuments, depuis la Genèse jusqu'au Discours sur l’Histoire universelle.
Ailleurs l'honorable M. Cousin ajoutait (j'appelle toute votre attention sur ces lignes) :
« Les écoles populaires d'une nation doivent être pénétrées de l'esprit religieux de cette nation. Maintenant le christianisme, sans distinguer ses différentes confessions, est-il ou n'est-il pas la religion du peuple en France ? Il faut bien l'accorder. Or, je demande si on veut respecter la religion du peuple ou la détruire. Si on entreprend de détruire le christianisme, alors, j'en conviens, il faut se garder de le faire enseigner dans les écoles du peuple. Mais si on se propose un tout autre but, il faut bien enseigner aux enfants la religion qui a civilisé leurs pères et dont l'esprit libéral a préparé et peut seul soutenir toutes nos grandes institutions modernes. »
L'honorable M. Cousin, en ces quelques mois, réfutait d'avance les vives attaques qui ont trouvé leur place dans le discours de l'honorable M. Bergé.
Je crois, messieurs, qu'après avoir dit un mot de la France et de la Prusse, il faut bien se demander si ce qui est vrai au delà de nos frontières ne l'a pas été davantage chez nous à toutes les époques de notre histoire, si nos mœurs, nos souvenirs, nos aspirations ne protestent pas vivement, énergiquement contre ce système de l'honorable député de Bruxelles qui tend à écarter l'influence religieuse pour ne faire régner dans les écoles que celle de la libre pensée.
L'honorable M. Bergé se trompe étrangement quand il considère l'esprit religieux comme antipathique aux progrès de l'instruction, N’est-il pas évident que toutes les fois qu'un enseignement religieux s'adresse à la meilleure part de l'homme, à son intelligence, pour lui faire comprendre ses devoirs, il a aussi pour tâche de lui faire connaître les moyens de les remplir ? Or, l'instruction a principalement pour but de permettre à l'homme de mieux remplir ses devoirs, et je ne puis comprendre que l'honorable M. Bergé considère l'esprit religieux, l'esprit du catholicisme comme ayant toujours été hostile à l'instruction. A l'entendre, il n'y a d'instruction dans le monde que depuis Martin Luther.
Combien de siècles, messieurs, ne se sont point passés avant la confession d'Augsbourg ?
Le moyen âge n'a-t-il pas eu ses universités et ses écoles qui ont rempli l'Europe. Dites-nous quels étaient les fondateurs de ces universités et de ces écoles ?
Les fastes de la littérature, les fastes des arts, tous ces grands souvenirs, toutes ces grandes traditions, tous ces grands monuments qui parlent encore à nos esprits et à nos yeux, ne retracent-ils pas une civilisation puissante bien antérieure à Luther ?
Cela est vrai pour toute l'Europe ; cela l'est encore bien plus pour nous, citoyens de la libre et religieuse Belgique. Pouvons-nous évoquer nos traditions, réveiller nos souvenirs sans trouver à chaque pas l'idée religieuse associée à tous les efforts de nos pères dans la carrière des lettres et des arts ? N'a-t-elle pas inspiré les héroïques dévouements de ces hommes qui ont fondé nos libertés communales et qui ont toujours bravé la mort pour les défendre ? (Applaudissements à droite.)
Messieurs, je vous demande la permission de rentrer quelque peu dans le débat plus circonscrit qui a été tracé par la discussion des jours précédents.
Je crains bien, messieurs, de ne pas répondre aujourd'hui à toutes les questions qui m'ont été adressées. J'ai toutefois le ferme désir de le faire, soit dans la discussion générale, soit dans la discussion qui s'établira aux différents chapitres, mais je vous demanderai tout au moins la permission de m'expliquer sur quelques-unes des considérations qui ont été (page 698) présentées et de chercher à rencontrer quelques-uns des arguments qui ont été portés à cette tribune par d'honorables membres.
J'ai déjà eu l'honneur de le déclarer dans cette enceinte, le gouvernement est animé du plus sincère désir de développer l'instruction populaire. Pour atteindre ce but, il croit qu'il faut faire appel à la concurrence sincère et loyale de l'action de l'Etat et de l'action de la liberté de l'enseignement. Il se croirait profondément coupable si d'une part il voulait favoriser l'enseignement libre au détriment de l'enseignement de l'Etat ou si, d'autre part, au nom du monopole de l'Etat, il voulait étouffer l'enseignement libre.
Cette déclaration, messieurs, est à peu près conforme aux paroles prononcées il y a quelques jours par l'honorable M. Dolez au Sénat.
J'ai été, dans cette discussion, l'objet d'attaques nombreuses, et je voudrais convaincre la Chambre qu'elles n'étaient pas méritées.
Lorsque au mois d'octobre dernier j'ai provoqué une instruction sur l'adoption de certaines écoles normales libres, presque le même jour, presque à la même heure, j'entamais des négociations pour hâter l'établissement des écoles normales de l'Etat suspendu par le cabinet précédent pendant quatre années.
S'il y a eu sous mon administration, c'est-à-dire depuis quelques mois, des retards en ce qui concerne la construction immédiate des écoles normales de Liège et de Mons (il est bon que l'opposition le sache), le gouvernement et le ministre n'en sont point responsables.
Au mois d'octobre, les inspecteurs provinciaux ont été réunis précisément pour hâter l'établissement définitif de ces écoles normales de l'Etat, et si une décision immédiate n'a pas été prise, c'est que les inspecteurs provinciaux unanimement ont été d'avis que les bases de la convention conclue avec les villes de Liège et de Mons étaient mauvaises.
J'ai ici le rapport de cette commission. Si cela pouvait être agréable aux membres de l'opposition, j'en donnerais lecture, mais cette lecture serait longue, et j'insérerai aux Annales parlementaires quelques extraits de ces documents. Il y a un rapport de l'inspecteur général, M. Van Hasselt, qui déclare qu'une expérience de vingt-huit ans a démontré pour lui la nécessité de restreindre le nombre des élèves qui fréquentent chaque classe. Il y a un procès-verbal qui constate que l'unanimité des inspecteurs provinciaux déclarait que le gouvernement faillirait à son devoir, qu'il compromettrait l'avenir des écoles normales en y admettant un nombre de normalistes aussi considérable que celui fixé dans la convention conclue par le cabinet précédent. La commission centrale était d'avis de limiter le nombre des élèves à 90, c'est-à-dire à 30 par classe. [Les passages dont il est question dans cet alinéa sont insérés en note de bas de page du Moniteur, page 698. Ils ne sont pas repris dans la présente version numérisée.]
Eh bien, qu'a fait le ministre ? Ila cru qu'il avait un devoir à remplir, c'était de donner suite à des engagements déjà pris, et je vous demande au moins la permission de mettre sous vos yeux ou d'insérer aux Annales la délibération du conseil central de l'instruction primaire, qui constate que c'est en présence de l'opinion du ministre, de sa persistance à donner suite immédiatement à l'érection des écoles normales de l'Etat à Liège et à lions, que les inspecteurs provinciaux ont renoncé à leur opposition.
Et remarquez, messieurs, que telle n'était pas seulement l'opinion des inspecteurs provinciaux ; c'était aussi celle de tous les hommes qui se sont occupés des questions d'enseignement et même de mon honorable prédécesseur, M. Pirmez, car j'ai ici sous les yeux une lettre adressée à l'administration provinciale du Luxembourg où il déclare qu'il ne peut permettre que dans l'athénée d'Arlon le nombre d'élèves soit aussi considérable qu'on voulait le fixer. De même que M. Van Hasselt et les autres membres de la commission de l'instruction primaire, il croyait qu'une école normale convenable ne doit guère contenir plus de 30 élèves.
C'est cette situation qui a toujours été indiquée comme celle qu'il fallait chercher a réaliser ; c'est celle que les inspecteurs de l'enseignement primaire recommandaient au gouvernement d'adopter. Et néanmoins (je l'ai déjà dit) il résulte des procès-verbaux de la commission d'enseignement primaire du mois de décembre dernier, que c'est en présence de la persistance formelle du ministre à se considérer comme lié par l'engagement du cabinet précédent, que la commission centrale d'instruction primaire a renoncé à son opposition.
M. de Rossius. - La date, s'il vous plaît ?
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - 27 décembre, je pense.
M. Sainctelette. - Par conséquent, après nos interpellations.
M. Muller. - Est-ce que les inspecteurs ecclésiastiques ont été réunis ?
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Ils n'ont pas été consultés sur cette question ; les inspecteurs civils ont seuls été consultés.
Les procès-verbaux constatent l'opposition la plus vive qui existait au mois d'octobre contre l'introduction de classes trop nombreuses dans les nouvelles écoles normales de l'Etat ; ils reproduisent au mois de décembre la déclaration du ministre qu'il se croit lié par les contrats conclus par le cabinet précédent, et qu'en présence de cet engagement il ne peut point adhérer aux observations qui lui étaient présentées au point de vue de l'enseignement normal.
Pourquoi, messieurs ? Evidemment parce que, voulant rendre à l'enseignement normal libre sa vie momentanément suspendue, je croyais qu'il était du devoir du gouvernement de ne rien faire qui pût, d'autre part, retarder l'établissement des écoles normales de l'Etat.
M. de Rossius. - 27 décembre.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Pardon ; c'est au mois d'octobre que le gouvernement a demandé qu'on organisât l'école de Liège ; ce fut alors qu'il rencontra l'opposition la plus vive quant à l'organisation des classes. Au mois de décembre, lors de la session annuelle ordinaire de la commission, le gouvernement a combattu cette opposition ; le rapport de la commission centrale reproduit sa déclaration qu'il se considérait comme lié par les engagements contractés par le cabinet (page 699) précédent, cette déclaration prouve qu'à cette époque, dans notre pensée, l'organisation de l'enseignement normal des l'Etat était résolue, et l'agréation de l'école de M, Habets n'eut lieu que plus tard, c'est-à-dire, le 11 janvier.
Je viens, messieurs, de prononcer un nom qui a pris une grande place dans cette discussion. J'en dirai quelques mots encore, mais ce sera très brièvement et seulement parce que, dans la séance d'hier, l'honorable M. Elias a cru devoir de nouveau insister sur cette question.
Je ne rechercherai pas si l'école du chanoine Habets était établie avant 1864. Il y a toutefois à ce sujet un document que j'ai déjà produit dans cette discussion. Vous avez vu, en effet, messieurs, par la lettre de l'évêque de Liège à l'honorable M. Vandenpeereboom qu'au mois de juin 1864, l'abbé Habets demandait l'agréation précisément par le motif que son école était complètement organisée. Ce fut postérieurement à cette lettre que l'honorable M. Vandenpeereboom éleva une objection en disant au contraire que l'école n'était pas régulièrement établie. Je crois qu'à cet égard, il y a une distinction à faire. L'école de M. le chanoine Hahets était parfaitement établie en ce qui concerne l'enseignement normal des religieuses ; mais il n'en était pas de même pour l'enseignement des institutrices laïques.
Or, comme il s'agissait aussi à Liège d'une école d'institutrices laïques, l'honorable M. Vandenpeereboom décida que le gouvernement ne pouvait pas agréer, quant à présent, l'établissement de M. Habets, l'enseignement n'y étant pas encore régulièrement organisé.
Cela résulte d'une réponse faite par l'évêque de Liège à l'honorable M. Vandenpeereboom, au mois de janvier 1865.
En voici le texte :
« Monsieur le ministre.
« Votre dépêche du 9 de ce mois, direction générale de l'instruction publique, n°2548, m'informe qu'il n'y a pas lieu quant à présent d'accorder l'adoption à l'école normale d'institutrices tant laïques que religieuses, qu'il est projeté d'établir à Liège sous la direction des filles de la Croix.
« Sans admettre que l'avis défavorable des autorités provinciales soit bien fondé et sans renoncer, pour l'avenir, à une demande que je crois appuyée sur des motifs d'une légitimité incontestable, je me borne, quant à présent, à solliciter l'adoption d'une école normale d'institutrices religieuses à établir à Liège sous la direction des filles de la Croix..
« Si l'existence de cette école est une condition préalable à l'adoption, vous pouvez considérer cette école comme étant déjà établie.
« Votre très humble et très obéissant serviteur.
« (Signé) Théodore, évêque de Liège.
« Liège, le 17 janvier 1865. »
Vous voyez que l'évêque de Liège bornait la demande d'agréation à l'enseignement de normalistes religieuses, et j'ajouterai que c'est dans les mêmes termes que l'agréation de l'école du chanoine Habets a eu lieu au mois de janvier dernier.
Je ferai remarquer en même temps que cette question, qui a donné lieu à de longs débats dans cette enceinte, ne présente que peu d'intérêt.
Il est établi par la jurisprudence administrative qu'on peut agréer une école indifféremment lorsqu'elle est établie ou lorsqu'elle n'est pas établie. Il n'y a aucune différence à cet égard. (Interruption.) Si quelque membre peut avoir les moindres doutes à ce sujet, j'espère que je pourrai le dissiper aisément.
J'en appelle ici aux souvenirs de l'honorable M. Vandenpeereboom. Ainsi, pour Brugelette, la députation permanente a donné son avis le 11 juin 1864, et l'agréation du gouvernement est du 6 juillet 1864 ; aucun cours n'a été ouvert avant le mois d'octobre suivant. Ainsi, avis de la députation permanente et agréation du gouvernement, lorsque aucun cours normal n'était encore établi.
Pour Wavre-Notrc-Dame, la députation permanente donne son avis le 12 décembre 1863 ; l'agréation est du 29 janvier 1864, et les cours ne s'ouvrent qu'au mois de mai suivant, c'est-à-dire que, cette fois encore, les cours n'existaient pas lorsque la députation permanente a émis son avis et lorsque le gouvernement a donné son agréation.
Pour Champion, la députation permanente a été consultée le 28 novembre 1864, l'agréation est du 30 novembre, et cette fois encore, les cours ne commencent qu'au mois de mai 1865.
Il est donc établi que rien ne s'oppose à ce que l'on consulte la députation permanente et même qu'on accorde l'agréation, alors que les cours ne sont pas établis. Seulement, il est admis, et cela est parfaitement logique, que, dans ce cas, le gouvernement charge l'inspecteur provincial de l'enseignement primaire de s'assurer si les cours sont convenablement organisés ; et évidemment, si les cours ne présentaient pas ce caractère l'agréation resterait sans fruit.
Eh bien, c'est là ce qui a été fait, en ce qui touche l'école de M. le chanoine Habets.
J'ai eu déjà l'honneur de mettre sous les yeux de la Chambre des documents précis à cet égard. L'inspecteur provincial de l'enseignement primaire a été chargé de constater l'état de l'école, au point de vue du matériel et du personnel ; et c'est seulement en présence d'un rapport favorable que l'école de M. le chanoine Habets a été définitivement agréée.
Je crois donc, messieurs, que sur ce point aucun doute ne peut plus exister.
Mais, messieurs, il y a une autre question sur laquelle vous me permettrez de revenir une dernière fois, à cause surtout de la manière dont elle a été introduite ; je veux parler de cette réclamation, de cette protestation, puisque le mot a été employé, de la députation permanente de Liège contre la mesure prise par le gouvernement, attendu que l'affaire était terminée.
J'ai eu l'honneur, messieurs, dans une première discussion, de citer à cet égard un document émané du directeur général de l'instruction publique, et si mes souvenirs sont exacts, quelques membres m'ont interrompu en me disant qu'une pièce due peut-être à la négligence de quelque employé ne prouvait pas grand-chose et qu'à coup sûr un doute existait au moins à cet égard.
J'ai fait à ce sujet, messieurs, depuis lors de nouvelles recherches, et je demande à mettre sous les yeux de la Chambre un document plus formel encore que le premier. Il est d'une autre date, mais il appartient également à l'administration de M. Pirmez ; il est, messieurs, du 19 mai 1868. Les termes en sont positifs, et j'espère que dans cette enceinte il n'y aura personne qui ne reconnaisse loyalement que l'affaire était en instance loin d'être terminée.
Voici, messieurs, quelle est cette note ; elle porte également la signature de M. Thiéry, directeur général du service de l'instruction publique, et est adressée (je l'ai déjà dit) à mon honorable prédécesseur, M. Pirmez :
« J'ai l'honneur de remettre à M. le ministre le relevé ci-après des demandes d'adoption d'écoles normales pour filles dont le gouvernement est saisi et auxquelles il n'a pas encore été répondu (elles n'étaient donc point terminées) ; ce sont :
« 1° La requête de l'abbé Habets tendante à obtenir l'adoption de l'institut des filles de la Croix, à Liège ;
« 2° La requête relative à l'institut des sœurs de la Providence, à Gosselies ;
« 3° La requête de la direction de l'école normale épiscopale de Saint-Nicolas (Waes) ;
« 4° La requête du sieur Scohy et de la dame Amerine Luc tendante à obtenir l'adoption d'une école à Pesches (Namur) ;
« 5° La requête des dames de la maison de Saint-André, à Bruges ;
« Toutes les demandes sont instruites et nous possédons sur chacune d'elles les rapports des autorités provinciales. »
Voilà, messieurs, la note de M. le directeur général de l'instruction publique qui, à coup sûr, est compétent dans ces affaires. Elle constate que le gouvernement était saisi et qu'on n'avait pas répondu. (Interruption.)
M. d'Andrimont. - Et la lettre à l'évêque ?
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - On avait répondu que la décision était suspendue. Quant à présent, disait-on, aucune décision n'a pu être prise. Dans tous les autres cas, quand il s'agissait de prendre une résolution, elle était nettement affirmative ou négative.
Quand le ministre répondait : « Quant à présent, nous ne pouvons donner suite à cette affaire », cela indiquait clairement la résolution de prendre une décision ultérieure, et cette décision n'était pas prise au mois de mai 1868.
Je compte assez sur la loyauté de mes adversaires pour qu'ils reconnaissent le caractère positif et indéniable de ce document.
Il y a encore, messieurs, quelques observations que je désire rencontrer. Dans la séance d'hier, l'honorable M. de Macar, que je regrette de ne pas voir à son banc, m'a adressé deux ou trois questions.
Il m'a demandé ce qui était advenu du code rural et de la loi sur la chasse et quelles étaient les intentions du gouvernement en ce qui touche les jeux de Spa.
Il y a en, messieurs, pour le code rural un retard assez long et je ne crois pas que je doive le regretter, ni m'en excuser. Chose étrange ! le (page 700) cabinet précédent n'avait pas cru devoir consulter le conseil supérieur d'agriculture relativement au code rural.
C'était une lacune que rien ne justifiait et que j'ai cru devoir combler.
Le retard même dont se plaint l'honorable M. de Macar s'explique par le soin que le conseil supérieur d'agriculture a mis à étudier toutes le dispositions du projet de code rural. J'ajouterai que ce projet, revu et considérablement amélioré, est soumis en ce moment à mon honorable collègue, M. le ministre de la justice.
Il en est de même du projet de loi sur la chasse qui a été également modifié dans quelques-unes de ses dispositions.
Quant à la question des jeux de Spa, je maintiens aujourd'hui tout ce que j'ai dit à une autre époque et je suis d'accord avec l'honorable M. de Macar sur les deux points principaux qu'il a indiqués hier : qu'il est du devoir du gouvernement et de l'intérêt de la morale publique de faire disparaître les jeux de Spa, mais qu'il y a aussi, vis-à-vis d'une localité intéressante, des ménagements à observer.
M. Bouvier. - Les jeux de Spa seront-ils supprimés ? Répondez catégoriquement.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Nous discuterons la question des jeux de Spa lorsque nous arriverons à l'article qui les concerne.
D'autres honorables préopinants ont traité des matières diverses.
La Chambre comprendra aisément qu'après une discussion de plusieurs jours, lorsque des questions sans nombre ont été adressées au cabinet, il est impossible d'y répondre d'une manière complète et de donner sur chacune d'elles les explications qui sont réclamées.
J'espère que, dans le cours de l'examen de mon budget, j'aurai l'occasion de revenir sur les points principaux qui ont été traités, et je prends bien volontiers l'engagement, lorsque de nouvelles explications me seront demandées, de faire tous mes efforts pour y répondre de la manière la plus satisfaisante.
- Des membres. - Très bien ! très bien !
M. Coremans. - Messieurs, quand j'ai entendu d'honorables membres de la gauche soutenir, dans cette discussion, que la politique inaugurée par la majorité actuelle a pour but de répandre partout les ténèbres, de confisquer la pensée, d'étouffer tout progrès ; de détruire notre enseignement national ; de restaurer la domination cléricale en Belgique ; que nous sommes la réaction dans ce qu'elle a de plus reculé, de moins tolérant : quand j'ai entendu ces bruyantes affirmations lancées avec grand éclat, je me suis dit que, sans doute, ces honorables membres croyaient parler dans quelque cercle doctrinaire dont les fidèles, nourris de choses de l'espèce leur servies quotidiennement par les bons journaux, répugnent à toute autre nourriture moins spirituelle. (Interruption.)
Ces messieurs prêchent pour leur petite paroisse, me disais-je ; et comme je n'en suis pas, je me permettais de ne pas attacher trop d'attention, trop d'importance à leur homélie doctrinaire. (Interruption.)
Mais quand, interrompus par les rires de l'assemblée, ces honorables membres prétendirent, bien fort et bien haut, qu'ils parlaient sérieusement ; que ce qu'ils affirmaient était à leurs yeux la vérité vraie ; qu'ils croyaient, en âme et conscience, que l'ancienne opposition, aujourd'hui majorité, est composée de fauteurs d'ignorance, tandis que le parti du ministère déchu est le parti des lumières, dévoué à l'émancipation intellectuelle des masses et travaillant avec amour à cette émancipation en prodiguant partout et sans cesse, en faveur des classes populaires, les moyens de s'instruire, de s'élever, de s'émanciper ; alors j'ai dû me dire que ces honorables membres étaient peu au courant de la réalité des faits, qu'ils voyaient mal, qu'ils appréciaient plus mal encore, aveuglés sans doute par l'esprit de parti ; et j'ai demandé la parole pour répondre à ces honorables collègues.
Comme je n'appartiens ni à la vieille droite ni à la vieille gauche, il me sera peu difficile d'être impartial et de fixer avec justice, en matière d'instruction des masses, le doit et avoir de nos vieux partis parlementaires.
Messieurs, un des rares principes de politique sociale que les Chambres belges ont introduits dans notre législation, c'est celui que consacre l'article 5 de la loi du 23 septembre 1842 : « Les enfants pauvres reçoivent l'instruction gratuitement, La commune est tenue de procurer l'instruction à tous les enfants pauvres dont les parents en font la demande. »
C'est sous le ministère de M. J.-B. Nothomb que ce grand principe social fut inséré dans la loi.
Voilà donc vingt-huit ans que le droit à l'instruction gratuite est garanti aux enfants pauvres, aux enfants des ouvriers ; vingt-huit ans que les communes ont l'obligation, le devoir légal de procurer cette instruction, d'avoir, à cette fin, des écoles et des maîtres suffisants ; vingt-huit ans que le gouvernement, que l'autorité supérieure, chargée de l'exécution des lois, a mission de faire jouir nos classes ouvrières du bénéfice considérable, leur garanti par le législateur ; de veiller à ce que cette disposition démocratique, salutaire, reçût partout son exécution ; de contraindre, enfin, les autorités locales qui se montreraient négligentes ou hostiles, de les contraindre à remplir leur devoir, à réaliser les prescriptions légales, qui devaient, après quelques années, avoir pour résultat de faire de la petite Belgique une des premières nations de l'Europe.
La vieille gauche, le parti doctrinaire, qui a, depuis 1847, presque exclusivement occupé le pouvoir, le parti soi-disant libéral, a, plus que tout autre, a donc seul, pour ainsi dire, la responsabilité de l'exécution donnée à l'article 5 de la loi du 23 septembre 1842.
Cette disposition, loyalement et généreusement exécutée, devait avoir pour conséquence la construction, après un petit nombre d'années, des bâtiments d'école que réclamaient les besoins de l'enseignement primaire.
En Hollande, il n'a été accordé que trois années aux communes pour se pourvoir des bâtiments d'école nécessaires. Aussi, depuis 1861, trois ans après la mise en vigueur de la loi du 13 août 1857 sur l'enseignement primaire, chaque commune y est-elle pourvue du nombre d'écoles qu'exigent les besoins de sa population.
Que voyons-nous en Belgique ? Après vingt-huit ans, la plupart, la presque totalité de nos communes sont encore dépourvues des bâtiments d'école prescrits par la loi de 1842.
Il faudra, comme l'honorable ministre de l'intérieur nous l'a fait savoir, il y a quelques jours, une dépense de 40 à 60 millions pour que chaque commune soit pourvue des bâtiments d'école requis et satisfasse, en ce point, aux prescriptions du législateur de 1842.
Nos plus grandes communes, toutes administrées cependant par des soi-disant libéraux, de prétendus amis de la diffusion des lumières, sont restées en défaut de construire les écoles indispensables aux enfants pauvres, pour qui les parents venaient réclamer le bénéfice de l'enseignement gratuit.
Bruxelles, qui subsidie si largement les plaisirs du riche, refusait à des centaines d'enfants pauvres le pain de l'intelligence, qu'ils lui réclamaient cependant comme un droit, au nom de la loi de 1842.
Pour cacher cette situation, Bruxelles vient d'adopter le système du half-time ; oubliant que ce système - excellent dans les villes de fabriques où les enfants, travaillant dès l'âge de sept ans, ne sauraient autrement fréquenter l'école - est déplorable à Bruxelles, par l'abandon, l'oisiveté, le vagabondage auxquels il condamne les enfants la moitié de la journée. (Interruption.)
Où sont les mesures qu'a prises le gouvernement libéral pour rappeler les communes à leur devoir, au respect, à l'exécution de la loi ?
Le gouvernement a laissé faire. Manquant à tous ses devoirs, il a considéré comme lettre morte la prescription, trop démocratique pour lui, qui imposait aux communes l'obligation de procurer l'instruction gratuite à l'enfant du manouvrier et du valet de ferme.
S'il n'a pas forcé les communes à l'exécution de la loi, le gouvernement libéral a-t-il, tout au moins, par ses exemples, par son esprit d'initiative, par ses sacrifices d'argent, engagé celles-ci à faire de l'enseignement du peuple le premier de ses devoirs ?
Hélas ! de 1848 à 1867, pendant vingt années, ce gouvernement, ami des lumières, a consacré annuellement 2 millions et quart de francs en moyenne, pour les besoins de toute nature, ordinaires et autres, de l'enseignement primaire ; 2 millions et quart sur un budget moyen de 150 millions ; 2 millions et quart pour l'enseignement populaire, alors qu'il consacrait 40 millions par an au militarisme et qu'il enfouissait 60 millions dans les marécages d'Anvers sous prétexte de ménager un dernier refuge à la dynastie et aux grands corps de l'Etat.
Voilà la mesure de l'amour de nos doctrinaires pour l'enseignement du peuple ! Voilà des faits que ne renverseront pas les déclamations de M. de Rossius, ou de M. Dethuin, ou de M. Bergé.
Voyons les fruits que nous a donnés ce mépris de la loi, cette indifférence pour la culture intellectuelle de nos classes ouvrières !
Tous les hommes, qui ont aujourd'hui 33 ans et ceux plus jeunes, auraient dû - la loi le veut - avoir été mis à même, dans leur enfance, de pouvoir profiter de l'enseignement primaire.
Mais les écoles ont toujours fait défaut, le personnel enseignant n'a pas existé.
Sinon, tous nos concitoyens des jeunes générations, à de rares exceptions près, sauraient aujourd'hui lire et écrire.
Il est en effet prouvé, tous les jours, par l'expérience, que ce ne sont jamais les élèves qui manquent aux écoles, mais les écoles qui manquent aux élèves.
C'est ce que, vaincue par l'évidence, une commission du conseil (page 701) communal de Liège vient de constater dans un rapport sur une proposition relative à l'instruction obligatoire. Elle déclare, cette commission, que les écoles manquent presque partout, notamment dans toutes les localités importantes, y compris Liège et les populeuses communes environnantes ; que les pouvoirs publics n'ont pas jusqu'ici rempli leurs obligations. Cette commission est d'avis qu'avant de s'occuper de l’instruction obligatoire, il convient d'établir, plus d'écoles et de multiplier les moyens d'enseignement, de manière à les mettre en rapport avec les exigences légitimes des populations.
L'utilité, la nécessité de s'instruire est aujourd'hui si bien comprise de nos classes ouvrières que nous verrions bien peu de leurs enfants ne pas fréquenter les écoles, s'il y avait des écoles prèles à les recevoir.
Pas de doute que si, depuis 1847, l'honorable M. Frère, sans même aller jusqu'à l'instruction obligatoire, avait consacré à là multiplication des écoles et des moyens d'enseignement la dixième partie de l'autorité, de l'énergie qu'il a prodiguées pour imposer à la Belgique ses exagérations militaristes : pas de doute que la grande œuvre de l'instruction des masses ne fut dès à présent chose accomplie en Belgique. (Interruption.)
Malheureusement M. Frère a mieux aimé être l'homme du passé, le glorieux chef de parti, que l'homme de son temps, que le bienfaiteur de sa nation.
Aussi reste-t-il à peu près tout à faire en Belgique.
En 1860, dix-sept ans après que l'obligation de fournir l'enseignement gratuit aux enfants pauvres avait été inscrite dans la loi, nous trouvons 40 p. c. d'illettrés, d'individus ne sachant ni lire ni écrire, parmi les jeunes hommes de 19 ou 20 ans appelés alors au tirage au sort pour le service militaire En 1867, après vingt années de gouvernement doctrinaire, nous trouvons encore plus de 32 p. c. d'illettrés parmi les jeunes gens tirant, cette année, à la milice. Défalquez les jeunes gens appartenant aux classes aisées ; tenez compte que chez les femmes l'enseignement est bien moins répandu que chez les hommes, et vous arrivez à ce résultat si triste, que nos classes ouvrières, sur cent individus, en comptent au moins cinquante qui ne savent ni lire ni écrire !
Voilà la situation que nous ont value cet amour, ce dévouement tant vanté du gouvernement doctrinaire pour l'émancipation intellectuelle des masses !
Cette situation est déplorable ! Il est temps que les hommes qui l'ont créée aient disparu, pour qu'enfin des moyens énergiques y viennent porter remède.
L'honorable M. Kervyn de Lettenhove disait, il y a quelques jours :
« Il ne faut pas se le dissimuler : nous aurons encore à consacrer à la création de bâtiments d'école, peut-être 40, 50 ou 60 millions. Cette dépense est véritablement urgente ; car c'est à cette dépense qu'est subordonnée, pour une large part, la diffusion de l'enseignement primaire.
« Il y a devant nous des besoins impérieux et nous devons, dans le délai le plus rapproché, pourvoir à ces besoins.
« Il faut que, dans un temps peu éloigné, il y ait, jusque dans le dernier de nos villages, une habitation convenable pour l'instituteur, et à côté une école réunissant toutes les conditions d'hygiène et de salubrité. »
De telles paroles n'ont jamais été prononcées par un ministre dit libéral ; ou, si elles l'ont été, ce ne fut pas sérieusement : les actes n'ayant jamais succédé aux paroles.
Les doctrinaires en faisant figurer, dans leurs programmes électoraux, l'amélioration du sort des classes ouvrières ; en faisant écrire tous les jours dans leurs journaux qu'eux seuls veulent l'instruction, l'émancipation intellectuelle du peuple, avaient réussi à faire croire à beaucoup de gens qu'en vérité il n'y avait que ces messieurs pour vouloir la diffusion des lumières, l'instruction et l'émancipation des masses.
Mais aujourd'hui qu'on les a vus, pendant vingt ans, à l'œuvre ; aujourd'hui qu'on a pu comparer leurs actes à leurs paroles, il est vraiment incroyable qu'il se trouve encore des personnes qui soient leurs dupes à cet égard.
Certes, personne ne mettra en doute la sincérité de l'honorable M. Bergé.
Il a prononcé hier un réquisitoire qu'il croit bien écrasant pour le ministère et pour la majorité.
L'histoire entière de l'humanité lui a fourni des armes bien terribles, à ce qu'il s'imagine ! L'inquisition, Luther, les jésuites, la chambre des pairs de France, l'Amérique, Rome, la Prusse, la Hollande, l'Espagne, la France, tout cela est successivement invoqué par lui pour prouver que les électeurs belges ont eu grand tort d'avoir destitué M. Frère et ses amis et appelé des hommes nouveaux à la direction des affaires du pays.
Dans tout ce long discours de l'honorable membre, je n'ai rencontré qu'un seul fait nettement articulé à charge du ministère : c'est la poursuite intentée à un habitant d'Anvers, pour avoir crié : « Vive la république ! à bas le roi ! »
Autant ou plus que l'honorable membre, je trouve ridicule la poursuite dont ce citoyen est l'objet. Elle serait bien malade la royauté qui aurait besoin, même chez elle, des gendarmes et de la prison pour se défendre contre un cri de la rue ou du cabaret en un jour d'élections.
Mais je crois pouvoir affirmer à l'honorable membre que le ministère n'est pour rien dans cette affaire ; le parquet a cru devoir lancer cette poursuite sans demander l'avis du ministre.
M. Bara. - Cela n'est pas possible.
M. Coremans. - Non seulement c'est possible, mais c'est vrai. M. Bara. Le parquet doit, dans ce cas, être réprimandé ; il a manqué à son devoir.
M. Van Wambeke. - Heureusement que vous n'y êtes plus pour le réprimander !
M. Coremans. - J'admets qu'une fois la poursuite commencée, il n'appartenait pas au ministre d'intervenir pour l'arrêter.
J'espère que le jury donnera une nouvelle leçon de bon sens au parquet d'Anvers, en acquittant ce grand criminel, coupable d'avoir crié : « Vive la république ! » Et le ministre de la justice ferait bien de modérer un peu le zèle de ces messieurs.
M. Bara. - Le parquet d'Anvers n'y est pour rien.
M. Coremans. - Qu'en savez-vous ? L'affaire s'est passée à Anvers.
Mais en dehors de ce seul fait, tout le discours de l'honorable membre ne constitue qu'un procès de tendance.
Qu'on examine, qu'on critique, qu'on attaque les actes du ministère ; rien de mieux ! C'est le droit, c'est le devoir de la représentation nationale.
Mais qu'on ne prétende pas nous accabler et nous rendre responsables des folies et des crimes de gens vivant depuis des siècles ou dont les faits et gestes nous sont absolument étrangers.
Une pareille prétention est absurde et ridicule ; le bon sens du pays n'accepte plus cette tactique.
Examinons si la politique du ministère nouveau est bonne ou mauvaise ; si celle de l'ancien ministère était meilleure ou pire. Produisons des faits, des preuves sérieuses qui justifient nos opinions respectives ; et de cette manière nous ferons chose utile, nous éclairerons le pays sur ses intérêts réels et actuels.
Vous avez choisi la grave question de l'enseignement du peuple pour essayer d'établir que la politique du nouveau ministère doit être condamnée ; que celle de l'ancien ministère était seule bonne et efficace.
Vous n'y avez pas réussi.
Je crois avoir prouvé déjà que la politique doctrinaire a été d'une stérilité effrayante, quant à ce grand besoin national.
Voici encore un échantillon du zèle, du bon vouloir du ministère déchu en fait d'enseignement populaire.
En 1866 les Chambres décrètent, pour ainsi dire à l'unanimité, l'établissement de quatre nouvelles écoles normales, dont deux pour institutrices ; le tout aux frais de l'Etat.,
Le législateur avait eu soin de prescrire d'une manière expresse que ces écoles seraient établies immédiatement.
La loi est promulguée en mai 1866 ; l'année se passe ; une autre année s'écoule ; une troisième, une quatrième, une cinquième année se passent ; et des quatre écoles qui devaient, en 1866, être érigées immédiatement, pas une n'est établie en 1870, pas une n’est établie aujourd'hui. (Interruption.)
Vantez donc, M. de Rossius, l'amour et le zèle du doctrinarisme pour l'enseignement populaire ! Il y a lieu, ma foi ! (Interruption.)
Non ! messieurs, le parti doctrinaire n'a pas d'amour, n'a pas de dévouement pour les classes ouvrières ; il n'a pour elle que des phrases oiseuses, des casernes, des prisons, et des coups de fusil, au besoin. (Interruption.)
Ce n'est pas le parti doctrinaire qui a fait inscrire dans notre législation le droit pour l'enfant pauvre à l'instruction gratuite.
Mais c'est lui qui a fait une lettre morte de cette disposition de la loi ; c'est lui qui a formé ces générations de pauvres où nous constatons 50 p. c. d'ignorance crasse.
Messieurs, la démocratie flamande qui a battu à Anvers et expulsé de l'hôtel de ville et d'ailleurs le parti doctrinaire, a tout autrement compris ses devoirs envers les classes ouvrières, en matière d'enseignement.
(page 702) En 1862, quand le meeting est arrivé au gouvernement de la commune, les dépenses ordinaires consacrées à l'enseignement primaire s'élevaient à la somme de 77,000 francs ; dès 1864, cette somme fut portée à 140 mille francs, c'est-à-dire au double : ce qui amena aussitôt dans nos écoles 900 enfants de plus que n'en admettait l'ancienne administration. Aujourd'hui l'allocation de 1862 est triplée, l'administration meetingiste consacre 236 mille francs par an aux besoins ordinaires de son enseignement primaire ; tous les enfants trouvent place dans, nos écoles ; pas un n'est refusé ; bien plus, nous avons un total de plus de 500 places disponibles dans nos différentes écoles de garçons et de filles. En 1862, les écoles communales d'Anvers étaient fréquentées par 3,834 enfants ; il n'y avait pas de places pour un plus grand nombre. En 1870, nous comptions 6,325 élèves. Le personnel enseignant de nos écoles de garçons est doublé depuis 1862 ; celui de nos écoles de filles, triplé.
En outre, l'administration meetingiste a établi 7 écoles primaires nouvelles ; la construction de 5 d'entre elles a coûté 608,895 francs.
De plus, elle a établi une grande école gratuite de musique, placée sous la direction de M. Pierre Benoît ; elle a créé une école industrielle et organisé, dans toutes ses écoles primaires, des cours pour adultes, donnés le soir et le dimanche.
J'ajoute qu'à Anvers l'administration communale et, à son exemple, les administrations du bureau de bienfaisance agissent, au besoin, de toute leur autorité, sur les parents peu soigneux, peu diligents, pour les engager à envoyer leurs enfants à l'école.
En 1869, une enquête nous a révélé que pas plus de 864 enfants, de l'âge de 7 à 14 ans, ne fréquentaient ou n'avaient fréquenté aucune école connue.
La plupart, la presque totalité de ces pauvres enfants apprenaient cependant un métier ; et, soit dit en passant, il y en avait parmi eux 34 travaillant, pour le compte du ministère libéral, à la fabrication de cartouches. (Interruption.)
Je crois, messieurs, qu'en matière d'enseignement populaire, Anvers se trouve, grâce aux efforts de l'administration meetingiste, à la tête - et de loin - de toutes les grandes villes du pays.
Il n'est pas mauvais qu'on le sache.
Le mouvement anversois a tant été calomnié dans le pays, qu'aujourd'hui encore toutes les préventions suscitées par ses calomniateurs ne sont pas renversées.
Je le dis donc :
Anvers, l'Anvers des « énergumènes », est la seule grande ville du pays qui paye sa dette d'instruction aux enfants des ouvriers.
Nous en sommes arrivés, à Anvers, à sentir le besoin de l'enseignement obligatoire, afin d'avoir à notre disposition des moyens de coaction qui permettent de contraindre les quelques mauvais pères qu'on rencontre à faire donner de l'instruction à leurs enfants.
Mais tant que chaque commune, chaque hameau de la Belgique, ne sera pas doté des écoles nécessaires, la question de l'enseignement obligatoire peut constituer un thème à brillantes déclamations, mais ne saurait amener aucun résultat pratique.
Que le ministère réalise l'engagement pris par l'honorable M. Kervyn de Lettenhove : « que dans un temps peu éloigné, il y ait dans le dernier de nos villages une habitation convenable pour l'instituteur, et à côté, une école réunissant toutes les conditions d'hygiène et de salubrité. » Et le ministère aura bien mérité de la patrie et de la civilisation. (Interruption.)
(page 722) M. Sainctelette. - Je comptais me borner à présenter quelques considérations sur l'instruction publique. Mais les provocations de M. le ministre de l'intérieur me décident à donner un caractère politique aux observations que je me proposais de faire.
M. le ministre de l'intérieur, oubliant les faits, a reproché à l'opinion à laquelle j'ai l'honneur d'appartenir d'avoir manqué de patriotisme et fait une opposition inopportune dès la session du mois d'août.
Je demande au ministère ce que nous lui avons refusé quant à la situation extérieure ? Si le ministère a pu protéger la nationalité belge, s'il a pu assurer notre neutralité, notre indépendance, n'est-ce pas grâce à l'armée qu'avait préparée la majorité doctrinaire ?
N'est-ce pas grâce à l'état florissant de nos finances que le ministère du mois de juillet a pu mettre immédiatement l'armée sur le pied de guerre ? Ces finances, qui en avait préparé et assuré la prospérité ? N'est-ce pas grâce à nos excellentes relations extérieures que le ministère a dû de voir l'Angleterre négocier le traité qui a de nouveau garanti la neutralité de la Belgique ? N'est-ce pas grâce à l'affection que la politique libérale a su inspirer aux populations pour notre nationalité, nos institutions, notre dynastie que vous avez trouvé dans tout le pays cet élan qui en a constitué la principale force ?
Pour quelle part étiez-vous dans tout cela ?
M. le ministre de l'intérieur ne s'est pas contenté d'attribuer au cabinet seulement tout le mérite d'un résultat que le cabinet n'avait en rien préparé ; il nous accuse d'avoir manqué de patriotisme, oubliant que nous nous sommes tus au mois de juillet, que nous n'avons pas demandé au ministère le compte que nous étions en droit de lui réclamer !
Comment ! voici un parti écarté du pouvoir depuis treize ans. Il revient aux affaires dans des conditions exceptionnelles de majorité, avec des hommes nouveaux, et ce parti n'éprouve pas le besoin de faire connaître ses vues au pays, d'exposer son programme et d'en provoquer la discussion !
Les hommes qui constituent le comité exécutif de cette grande majorité n'ont rien à dire aux Chambres. Ils ne viennent nous dire ni quels sont, dans le passé, les actes politiques sur lesquels ils ont l'intention de revenir, ni quels sont les actes nouveaux qu'ils méditent eux-mêmes et qu'ils préparent pour le bonheur du pays !
Vous ne nous avez pas dit ce que vous comptez faire sur cette grande question des rapports de l'Etat avec l'Eglise, sur cette grande question de l'indépendance du pouvoir civil, qui a toujours été et qui sera longtemps encore la principale question de notre politique intérieure et le mot d'ordre des partis.
Vous ne nous avez pas dit si vous essayeriez de revenir sur la loi de 1859, quant à l'administration des fondations, ou sur la loi de 1861, quant aux bourses d'étude, deux lois que vous avez attaquées avec la plus grande véhémence, que vous avez représentées comme froissant votre conscience et que vous avez refusé d'exécuter.
Vous avez aujourd'hui le pouvoir, vous avez une majorité considérable ; eh bien, je vous porte le défi de revenir sur aucune de ces deux lois.
Je vais plus loin, messieurs, vous avez dans l'opposition énoncé certaines idées, formulé certaines théories.
L'honorable ministre des finances a déposé une proposition ayant pour objet l'abrogation de l'article 815 du code civil ; c'était le premier pas vers la restauration légale des congrégations.
Eh bien, messieurs, malgré votre immense majorité, malgré votre prétendue popularité, vous n'oserez pas réaliser vos idées, exécuter vos projets.
Pas plus, du reste, que vous n'oserez provoquer une discussion préalable sur la question de la personnification civile des universités.
Vous nous avez appris, mais par une déclaration incidente, que le cabinet se propose d'autoriser l'acceptation du legs Verhaegen...
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - J'ai dit qu'on en délibérait.
M. Sainctelette. - e pressens le résultat de vos délibérations.
Vous autoriserez l'université de Bruxelles à recevoir 100,000 francs, afin de permettre à votre parti d'accumuler sur la tête de l'université de Louvain des millions. Mais que deviendront les plus grands principes de notre régime civil ?
Quoi qu'il en soit, vous aviez le devoir de venir discuter loyalement, complètement, devant le pays toutes ces questions, qui forment notre véritable programme politique.
Vous ne l'avez pas fait et nous, nous avons eu d'autant plus de mérite à nous taire que si vous avez obtenu la majorité, c'est parce que vous êtes parvenus à faire prendre le change au pays sur la véritable question de parti. Vous êtes allés partout disant que la question du libéralisme et du cléricalisme était une question résolue, que la question des rapports de l'Eglise et de l'Etat était réglée sur tous les points principaux et qu'il ne restait que quelques détails qui, vraisemblablement, ne donneraient plus lieu à aucun grand conflit.
Vous avez répété sur tous les tons que la division des partis en libéraux et cléricaux était inventée par nos amis politiques pour rester aux ! affaires.
Et vous avez réussi.
Je n'en veux d'autre preuve que la déclaration faite ici par l'honorable M. Balisaux.
Cet honorable membre, qui est un homme intelligent, puisque vous lui avez offert un portefeuille, et de la sincérité duquel je ne me permets pas de douter, est venu nous demander, d'un air quelque peu narquois : quelle différence il y a entre un catholique et un libéral ; il a ajouté, à vos grands applaudissements, qu'il n'avait encore rencontré personne qui eût pu lui
donner cette définition. Vous avez donc cherché à donner le change au pays et vous y avez réussi, momentanément il est vrai, car le pays est déjà éclairé sur vos véritables intentions. Au lieu de vous juger sur vos promesses, il vous juge d'après vos actes.
Messieurs, si vous étiez sincères dans le langage que vous teniez au mois de juillet, si réellement vous considérez la question des rapports de l'Eglise et de l'Etat comme réglée et si vous croyez que MM. les ministres ont, pour résister aux prétentions du clergé, autant de force et d'autorité que nos amis, vous pouvez en donner une excellente preuve au pays : vous n'avez qu'à montrer pour l'instruction publique la sollicitude que nos amis ont toujours montrée. (Interruption.)
Je ne répondrai pas longuement aux observations qui ont été produites tout à l'heure par l'honorable M. Coremans.
Il est très facile d'oublier l'histoire du pays ; c'est se mettre trop à l'aise que d'oublier qu'il a fallu douze ans pour obtenir la loi sur l'enseignement primaire ; qu'il a fallu vingt ans pour arriver à la loi sur l'enseignement moyen ; qu'il a fallu un certain temps encore pour obtenir de vous des lois pour la construction de maisons d'école et pour la création d'écoles normales.
Il est très facile d'oublier que toutes ces questions relatives à l'instruction primaire ne peuvent être résolues qu'avec le concours des provinces et des communes et qu'il a fallu attendre que les finances communales et provinciales fussent établies partout dans une situation florissante.
Il est très commode de ne tenir aucun compte des doutes qui existaient, surtout dans les rangs de votre opinion, sur l'utilité de propager l'instruction publique.
Ne dites pas non, messieurs. Il n'y a pas longtemps que, dans le conseil provincial du Hainaut, des membres appartenant à votre opinion mettaient sérieusement en question l'utilité de la diffusion de l'instruction. Et (page 723) longtemps après qu'on eut cessé d'exprimer publiquement les préventions, elles ont continué d'exister dans les esprits. (Interruption.)
M. d'Anethan, ministre des affaires étrangères. - Combien d'institutions avez-vous fondées et combien en avons-nous fondé nous-mêmes ?
M. Sainctelette. - La meilleure preuve de voire sincérité serait donc, je le répète, de montrer une vive sollicitude pour le développement de l'enseignement donné par l'Etat.
Vous avez pour cela, messieurs, une raison spéciale et toute récente.
Les grands événements dont l'année 1870 a été occupée ont fait perdre de vue, à une grande partie du pays, ce qui s'est passé au concile.
Je ne suis pas théologien et n'ai nul souci de le devenir ! Mais, pour moi, la substitution de l'infaillibilité du pape à l'infaillibilité de l'Eglise délibérant en concile n'est, ni plus ni moins, qu'une véritable révolution. C'est, en bon français, la substitution du pouvoir absolu, je ne dirai pas à la monarchie parlementaire, car l'Eglise n'a jamais eu de monarchie parlementaire, mais au gouvernement oligarchique. C'est, en matière de foi, en matière de conscience, sur les questions qui touchent le plus l'homme, la soumission la plus absolue à la souveraineté d'un seul.
Quel rôle le clergé belge a-t-il joué dans ce débat ?
Il a été représenté au concile par ses chefs, par MM. les évêques, par des hommes d'une grande situation et incontestablement d'un grand savoir. Ces évêques, qui avaient l'honneur insigne de représenter au concile la libre Belgique, ces évêques élevés dans un pays où, depuis quarante ans, le clergé n'a cessé d'invoquer la liberté, où il en a recueilli tous les bienfaits, où il s'applique constamment à en faire usage, quelle attitude ont-ils eue dans le concile ? Ont-ils défendu, je ne dirai pas les droits de la conscience humaine, mais les droits du clergé ? (Interruption.) Je demande si les évêques belges se sont associés aux protestations des évêques allemands, aux protestations des évêques de Fulda, aux protestations de quelques évêques français ?
Je demande si les évêques belges n'étaient pas du nombre de ceux qui ont voté la brusque clôture de la discussion générale, qui ont étouffé la discussion, qui ont crié à M. Strossmayer : Descendat ab ambone, « qu'il descende de la tribune » ; s'ils n'étaient pas du nombre de ceux qui se sont, avec emportement, précipités dans la servitude intellectuelle ? Or, quand un clergé fait, à ce point, preuve d'un manque complet de souci de son indépendance dans les questions de foi, il ne faut pas douter qu'il n'éprouve une véritable aversion pour l'indépendance intellectuelle (interruption) ; qu'il éprouve une véritable répulsion pour l'enseignement laïque.
Je conclus de tout ceci que vous avez plus et de plus grandes raisons que nous encore de témoigner de votre sollicitude pour l'instruction publique.
Messieurs, j'arrive aux considérations que je voulais soumettre à la Chambre ; je vais chercher dans les faits contemporains, dans les actes posés par l'honorable ministre de l'intérieur, la preuve que, si vous aviez réellement l'intention de rompre avec d'anciens errements de votre parti, vous auriez saisi l'occasion qui s'offrait à vous de faire un grand acte en faveur du développement de l'instruction publique, de prouver votre sollicitude non pas seulement pour une certaine catégorie d'enseignement, pour certains services de l’instruction publique, mais pour tous les services, pour toute la culture intellectuelle du pays.
Messieurs, jamais la mission du ministre de l'instruction publique, car c'est bien là le véritable titre de l'honorable M. Kervyn, jamais la mission du ministre de l'instruction publique n'a été plus grave que dans les circonstances actuelles.
Jamais, non plus, le ministre de l'instruction publique n'aura trouvé la Chambre et le pays mieux disposés à l'aider de tous leurs efforts.
Les événements qui se sont accomplis et qui viennent de se terminer ont mis en pleine et vive lumière l'importance de la culture intellectuelle d'un peuple.
Jamais le mot de Bacon « que la puissance de l'homme est en raison de sa science » jamais ce mot n'a reçu une consécration plus haute, une démonstration plus évidente.
Tout le monde en convient aujourd'hui : la cause première des grands succès obtenus par les armées allemandes, c'est l'application aux moindres détails de l'art de la guerre de toutes les forces et de toutes les données fournies par un savoir aussi vaste que profond.
En 1866, après la bataille de Sadowa, on disait déjà que ce qui avait gagné la bataille, ce n'était pas le fusil à aiguille, c'était le maître d'école, - faisant ainsi honneur à un seul service, celui de l'instruction primaire, des résultats obtenus par l'armée prussienne.
Mais en 1870, il faut bien le reconnaître, ce n'est pas d'un seul ou de quelques-uns des agents de leur vaste organisme militaire, mais de tous ces agents que les Prussiens ont fait l'éducation scientifique. En tous genres, ils ont, avec la plus grande habileté, mis en œuvre non seulement les données les plus récentes de la science, mais encore toutes les forces que peut produire la culture intellectuelle d'un pays.
Ils ont montré toute la ductilité de la science et toute la sagacité de leur esprit.
Ils ont fait cette double démonstration : que la science se prête, dans l'application, à toutes les nécessités de la situation la plus complexe et aussi qu'ils n'étaient pas un peuple d'idéologues et de rêveurs, mais, au contraire, une nation douée d'un esprit très pratique, très positif et d'un tact infini d'exécution.
Or, messieurs, tout le monde sait que le concours de la science n'est pas moins précieux à l'industrie qu'à la guerre. Tout le monde sait que l'industrie doit à la science ses plus grands progrès. Tout le monde sait qu'une armée industrielle n'a, pas moins qu'une armée militaire, besoin d'intermédiaires capables de comprendre les ordres des chefs et de les transmettre aux exécutants. Tout le monde sait que la plupart de nos ouvriers manient des outils de précision qui sont bien plus délicats encore que les armes les plus récentes et les plus perfectionnées.
Et l'on se demande avec inquiétude si, les Allemands apportant dans les arts de la paix cet esprit pratique et cette science profonde dont ils ont fait preuve dans l'art de la guerre, nous ne sommes pas exposés à des défaites industrielles qui, relativement même aux défaites militaires, seraient de véritables désastres ?
Il semblait donc que le moment était venu de faire une vaste enquête sur l'état intellectuel de la nation, de comparer les résultats obtenus jusqu'à ce jour à ceux qu'on pourrait obtenir, ce qui se fait chez nous à ce qui se fait à l'étranger. Et si quelqu'un était, par ses antécédents, engagé à entrer dans une pareille voie, c'est bien ce ministre de l'instruction publique dont, l'autre jour, on nous a, avec tant de complaisance, rappelé les titres, c'est bien le ministre correspondant de l'Institut de France, ce président plusieurs fois réélu de notre Académie.
Je sais que M. le ministre de l'instruction publique a institué une commission chargée de proposer les modifications qu'il pourrait y avoir lieu d'introduire dans le programme et le système des examens pour l'obtention des grades académiques. Il m'objectera, sans doute, qu'il attend le rapport de cette commission avant de nous faire connaître ses vues à cet égard.
Mais d'abord, je me demande si nous allons être gouvernés par des commissions ? Nous n'entendons plus parler que de cela. Nous avons une commission des cimetières, une commission de la garde civique, une ou plusieurs commissions de l'instruction publique... Que devient donc la pensée du gouvernement ?
Et puis, messieurs, les Allemands ont un proverbe qui dit : Il ne faut pas que les arbres empêchent de voir la forêt.
Je ne dis pas que les hommes éminents chargés de l'étude des questions relatives à l'enseignement ne verront que les arbres, ne se préoccuperont que des côtés scientifiques de ces questions ; mais franchement, si quelqu'un est bien placé pour voir la forêt, c'est, à coup sûr, le ministre de l'instruction publique. Comment se fait-il que, sur de si graves questions, il ne nous fasse, dès à présent et spontanément, connaître son opinion ? Puisqu'il garde le silence, la Chambre me permettra de lui présenter, sur ce point important, quelques considérations pour lesquelles je réclame sa bienveillante attention.
Avant d'entrer en matière, je dois cependant faire des réserves, provoquées par les observations aigres-douces échangées hier entre les honorables MM. Thonissen et Julliot.
Je ne puis ni ne veux m'associer en aucune façon aux critiques que l'honorable M. Julliot a dirigées contre notre corps enseignant. Je suis plein de respect pour le corps professoral de nos universités, des universités de l'Etat comme des universités de Louvain et de Bruxelles, parce que j'honore dans le corps professoral ce qu'il y a de plus respectable chez les hommes : l'amour désintéressé de la science.
D'ailleurs, dans le corps enseignant, j'ai le bonheur de compter d'anciens professeurs, pour lesquels, après vingt-cinq ans, ma gratitude est restée aussi vive et aussi profonde que le premier jour et aussi d'anciens condisciples, que je suis heureux de voir à la tête de leur génération.
Si, dans ce que je vais dire, quelqu'un croyait trouver une critique quelconque de l'enseignement donné par les professeurs des universités belges, d'avance je désavoue l'interprétation. Elle serait tout à fait contraire à mes sentiments et à mes intentions.
Cependant, je ne puis accepter l'idée énoncée par l'honorable M. Thonissen (du moins si je l'ai bien compris) et aussi un peu par l'honorable (page 724) M. Delcour, à savoir, que, pour discuter les questions d'instruction publique, on doit appartenir au corps enseignant. Il y a une distinction à faire.
Autant je me déclare incompétent lorsqu'il s'agit d'entrer dans un débat sur le mérite de tel ou tel système, de telle ou telle méthode d'enseignement, autant avons-nous, je pense, le droit et le devoir de nous mêler à la discussion de certaines questions d'enseignement qui ont un caractère plutôt administratif que scientifique.
Cela dit, j'aborde l'examen de ces questions...
- Des membres. - A demain !
M. Sainctelette. - J'en ai pour quelque temps encore et, vu l'heure avancée, la Chambre voudra peut-être me permettre de continuer mon discours dans la séance de demain.
- La Chambre, consultée, remet la suite de ce discours à demain.
(page 702) - La séance est levée à 5 heures.