(Annales parlementaires de Belgique, Chambre des représentants, session 1870 extraordinaire)
(Présidence de M. Vilain XIIIIµ.)
M. Reynaertµ procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.
M. de Vrintsµ donne lecture du procès-verbal de la précédente séance ; la rédaction en est adoptée.
M. Reynaertµ présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.
« Le sjeur Godelaine demande que, pendant la discussion du crédit pour l'armement de la garde civique, la Chambre appelle l'attention du gouvernement sur la nécessité d'améliorer l'armement des douaniers. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi concernant un crédit de 500,000 francs.
« Le conseil communal et des habitants de Looz prient la Chambre d'autoriser la concession à la compagnie Rosart d'une ligne de chemin de fer de Mal à Maestricht avec la modification ayant pour objet de relier à cette ligne le chef-lieu du canton. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
M. Royer de Behr demande un congé.
- Accordé.
MpXµ. - Messieurs, la Chambre a été reçue par le Roi et j'ai donné lecture à Sa Majesté de l'adresse qui avait été votée par nous. Sa Majesté a répondu :
« Messieurs,
« L'adresse si patriotique de la Chambre des représentants me pénètre d'une vive reconnaissance. Je suis heureux de voir qu'elle répond aux sentiments que je vous exprimais il y a peu de jours. Vous donnez, messieurs, de justes éloges à la garde civique et à l'armée ! Nous ne saurions trop rendre hommage à leur dévouement et à l'excellent esprit qui les anime. Dans les circonstances graves que nous traversons, la Chambre, comme toujours, fait éclater son inaltérable attachement au pays et à nos libres institutions. Je vous remercie, messieurs, de m'en avoir apporté aujourd'hui une nouvelle et unanime expression. »
- Le discours du Trône, l'adresse de la Chambre et la réponse du Roi seront imprimés et distribués.
M. Dumortierµ. - J'ai l'honneur de déposer sur le bureau de la Chambre le rapport sur le projet de loi allouant au département de la guerre un crédit de 15,220,000 francs.
Ce rapport, j'en ai acquis l'assurance, pourra être imprimé et distribué ce soir et la Chambre pourra prendre telle décision qu'elle jugera convenable.
M. Vander Doncktµ. - Messieurs, j'ai l'honneur de déposer sur le bureau le rapport de la section centrale qui a examiné le projet de loi allouant au département de la justice un crédit de 50,000 francs pouf mesures éventuelles de sûreté publique.
- Ces rapports seront imprimés, distribués et leurs objets mis à la suite de l'ordre du jour.
M. de Rossiusµ. - Messieurs, je me propose de demander au cabinet des explications sur la présence dans cette Chambre de l'honorable M. Malou. Cependant des interpellations ayant été annoncées et M. le ministre de la guerre étant présent, on pourrait commencer par là. Toutefois je suis aux ordres de la Chambre pour lui présenter immédiatement mes observations.
Messieurs, je ne puis admettre que la présence de l'honorable sénateur M. Malou dans cette Chambre, soit légitimée par l'arrêté royal du 25 juillet qui l'a élevé à la dignité de ministre d'Etat et l'a nommé membre du conseil des ministres.
Vous connaissez les circonstances dans lesquelles cet arrêté du 25 juillet a été pris.
Je ne veux pas insister sur les fautes qui avaient été commises, jetant l'alarme dans le commerce et l'industrie belges, paralysant le crédit public, enlevant à nos gouvernants la confiance du pays.
La vérité officielle sur ces fautes, nous l'ignorons encore aujourd'hui.
Je m'en étonne et le monde des affaires, j'en suis convaincu, s'en étonne avec moi.
J'aime à croire que le cabinet comprendra enfin que le jour des explications est venu, qu'il est temps de nous faire connaître les faits, la correspondance qu'il a dû échanger avec notre grand établissement financier, si tant est que cette correspondance existe, tout au moins les communications verbales qui ont eu lieu, afin que l'opinion publique puisse apprécier en connaissance de cause sur qui retombe la responsabilité des. mesures inavouables qui ont été prises.
Pour le moment je ne m'occupe de l'arrêté royal du 25 juillet qu'au point de vue de la position qu'il fait à l'honorable M. Malou dans cette Chambre.
Si je consulte son texte, je constate qu'il donne à l'honorable sénateur, ministre sans portefeuille, une place dans le conseil, qu'il l'admet à prendre part à ses délibérations, qu'il l'invite en quelque sorte à peser sur ses décisions de tout le poids de son autorité éclairée.
Que M. Malou apporte à MM. les ministres le concours de son expérience consommée, le concours de son habileté reconnue et incontestée, je veux admettre que le pays en tirera quelque profit, et je m'en réjouis. Car le bien du pays passe avant tout, et, en outre, ce n'est pas nous que cette situation anomale, extraordinaire, faite à M. Malou, peut offenser.
Va donc pour un ministre conseil, pour un ministre tuteur, qui nous affranchisse désormais de nouvelles mesures inconsidérées.
Aussi si je m'occupe de cet arrêté du 25 juillet, ce n'est pas pour le critiquer. En lui-même, je l'estime irréprochable. Nous n'avons pas à nous enquérir de la source où le cabinet puise ses inspirations. Nous avons un droit et un devoir : contrôler ses actes ; et notre contrôle sera sérieux, efficace, à la condition que la responsabilité de ceux qui les posent soit et reste entière.
Mais où je cesse de marcher d'accord avec MM. les ministres, c'est lorsqu'il s'agit d'apprécier si l'arrêté du 25 juillet, en même temps qui a ouvert à l'honorable M. Malou les portes de la salle où ils se réunissent, lui a donné également un siège dans cette Chambre.
(page 36) L'article 88 de la Constitution est ainsi conçu :
« 1°...
« 2° Ils (les ministres) ont leur entrée dans chacune des Chambres et doivent être entendus quand ils le demandent.
« 3° Les Chambres peuvent requérir la présence des ministres. »
Nonobstant l'arrêté du 25 juillet, je pense qu'à l'honorable M. Malou n'appartient pas le droit d'entrer dans la Chambre et que, par contre, nous n'avons pas le droit de requérir sa présence.
Nul étranger, dit notre règlement, ne peut, sous aucun prétexte, s'introduire dans cette enceinte. L'honorable M. Malou n'a pas cessé d'être pour nous un étranger, dans le sens de notre règlement.
Messieurs, les bases sur lesquelles repose notre régime parlementaire, personne ne le méconnaît, lui donnent un caractère de haute sincérité. Ce régime ne comporte pas l'institution du ministre orateur, qui florissait naguère dans un pays voisin.
Un ministre tuteur ne peut être, chez nous, un ministre orateur ; s'il paraît sur les bancs de cette Chambre, ce ne peut être qu'à titre de ministre responsable, c'est-à-dire, chargé d'un département, placé à la tête de l'une des branches de l'administration générale du pays.
M. de Theuxµ. - Je demande la parole.
M. de Rossiusµ. - La Constitution belge a consacré deux grands principes dont l'un engendre l'autre, et l'a pour correctif : d'abord l'inviolabilité de la personne du Roi. Cette inviolabilité, pour me servir de l'expression de l'honorable M. Thonissen, dans son commentaire, assure l'exercice libre et continu de la puissance exécutive. C'est ensuite la responsabilité ministérielle avec sa conséquence inévitable, forcée, l'inefficacité des actes du Roi qui ne portent pas un contreseing. Cette responsabilité, sauvegarde la nation contre les erreurs, les égarements, les empiétements de la volonté royale.
De quels ministres peut-il être question dans les articles 63 et 64 ? Quels peuvent être les ministres responsables, si ce ne sont les ministres à portefeuille et ceux-là seulement ?
Pour qu'un ministre soit responsable, il faut nécessairement qu'il ait l'autorité, toute l'autorité ; il faut qu'il exerce réellement et dans sa plénitude les pouvoirs constitutionnels attribués au Roi ; (erratum, page 61) il faut qu'il soit le premier agent du souverain, qu’il soit placé sous sa surveillance et le contrôle immédiat de celui-ci, qu’il soit enfin le chef de l'administration, au sommet de la hiérarchie.
La responsabilité ne peut souffrir un intermédiaire qui viendrait se placer entre le souverain et le titulaire d'un département ministériel.
De deux choses l'une : ou l'Intermédiaire serait sans autorité et partant sans responsabilité, ou son autorité déplacerait la responsabilité, anéantirait celle du ministère titulaire, qui ne serait plus qu'un ministre nominal.
L'administration générale du pays est aujourd'hui divisée en six branches. Nous avons six ministères. Nous pourrions en avoir davantage. On comprend que l'on puisse détacher de nos différents départements certaines attributions pour en former un groupe qui deviendrait le lot, le patrimoine d'un département nouveau.
Mais, quel que soit le nombre de nos ministères, qu'il y en ait 6, 8 ou 10, à la tête de chacun d'eux se trouvera nécessairement un chef, agent direct du Roi, pouvant seul apposer le contreseing, dépositaire unique du droit de mettre en mouvement et de diriger les services publics.
Ainsi le veut la théorie de la responsabilité ministérielle. Cette responsabilité doit être intacte. Tout partage de l'autorité l'affecte, l'entame et par cela même est constitutionnellement impossible.
M. Malou n'est pas un ministre à portefeuille. Il se présente au pays, je l’ai dit, comme un ministre tuteur, qui ne voue pas son travail et ses soins à une catégorie déterminée d'affaires, mais qui domine le cabinet tout entier.
C'est là son rôle, son rôle avoué, son rôle annoncé au pays, par l'arrêté royal du 25 juillet dernier, porté au lendemain des actes dont j'ai parlé, lorsqu'on avait senti la nécessité d'offrir au pays une garantie contre de nouvelles erreurs fatale à sa prospérité.
Un tel rôle n'engage pas sa responsabilité, la responsabilité dont parlent les articles 63 et 64 de la Constitution, qui n'est pas une responsabilité morale, mais une responsabilité juridique véritable, une responsabilité nette, précise, qui ne comporte ni vague, ni incertitude, et ne peut peser que sur l'auteur même de l'acte et non sur celui qui l'a inspiré.
Si l'honorable M. Malou est responsable, prenez-y garde, vous allez créer une complicité exceptionnelle, celle de celui qui donne de simples conseils, une complicité contre laquelle ont toujours protesté tous les criminalistes.
Messieurs, tous ceux qui ont interprété la Constitution, tous les commentateurs qui se sont occupés de l'œuvre du Congrès ont signalé la corrélation qui existe entre les articles 63 et 64 et l'article 88 de la Constitution, entre les articles qui ont affirmé la responsabilité ministérielle et la disposition qui accorde au ministre la prérogative de paraître dans cette Chambre, de réclamer la parole quand il le juge à propos, et, qui par contre, nous donne, à nous, le droit de requérir leur présence.
C'est à raison même de leur autorité et de leur responsabilité, c'est parce qu'ils sont les mandataires directs de la couronne, participant comme tels à l'exercice de la puissance exécutive, que la présence des ministres est indispensable.
Responsables de leurs actes, il faut qu'ils puissent les expliquer. Conviant les Chambres à prendre des résolutions, ils ont le devoir de les éclairer, de leur donner, sous leur responsabilité toujours, les renseignements utiles pour qu'elles se prononcent en connaissance de cause. L'honorable M. Malou étant sans pouvoir, sans autorité réelle, effective, ne peut se prévaloir de l'article 88 pour pénétrer dans cette enceinte. Nous sommes sans droit pour requérir sa présence.
Que l'honorable M. Malou soit sans pouvoir, cela me paraît incontestable. Supposons qu'il disparaisse : nous n'avons pas de crise ministérielle. Qu'il cesse de participer aux délibérations de MM. les ministres, le cabinet reste complet néanmoins, et nous n'avons pas même le droit de réclamer des explications.
Messieurs, je crois avoir prouvé ma thèse. Un mol encore cependant.
L'existence du cabinet tient-elle à ce que l'honorable M. Malou joue un rôle dans nos débats ? Qu'il prenne donc un portefeuille ; qu'il accomplisse ce dernier sacrifice ; qu'il donne à ses collègues cette preuve de dévouement. Un ministère est. vacant : que M. Malou s'en charge et qu'il affranchisse son honorable collègue des affaires étrangères de la lourde tâche qu'il a assumée.
Aussi bien, messieurs, le pays ne comprendrait pas d'ailleurs que le cabinet restât plus longtemps incomplet.
Le ministre intérimaire ne passe pas, en général, pour l'Idéal du ministre, ceci sans aucune intention d'offense envers l'honorable ministre des affaires étrangères, au talent et à l'activité duquel tout le monde rend hommage.
Le ministre intérimaire, cela est inévitable, manque d'initiative, manque d'autorité, de prestige sur ses fonctionnaires.
Un cabinet est presque coupable de laisser sans titulaire définitif une des branches de l'administration générale du pays, alors qu'il possède une majorité dont la force numérique est imposante, une majorité compacte, qu'un même esprit anime et bien décidée à suivre le cabinet, à le suivre partout où il voudra la conduire.
M. Coomansµ. - Parlez pour vous.
M. de Rossiusµ. - Comment ! vous n'êtes pas unis ! Mais nous en aurons la preuve de votre union dès demain, quand vous voterez les projets de loi qui nous sont soumis par MM. les ministres.
M. Wasseigeµ. - Nous n'avons pas dit que nous n'étions pas unis.
M. Coomansµ. - Vous avez dit que nous suivrions le gouvernement où il voudrait nous conduire. Cela n'est pas vrai pour nous.
M. de Rossiusµ. - Je me presse trop peut-être d'affirmer votre union.
J'oublie que nous ignorons encore quel sera le programme de vos amis, quoique l'administration nouvelle ait plusieurs semaines d'existence.
Je reltre donc provisoirement les paroles qui m'ont valu votre interruption.
Mais si je ne m'occupe que des mesures qui nous sont proposées, je dirai que je nourris l'heureuse assurance que vous les voterez, et que la droite les votera comme un seul homme.
M. Coomansµ. - Vous aussi vous les voterez.
M. de Rossiusµ. - Je ne les considère pas comme étant toutes également recommandables, mais je déclare que l'assentiment que la droite donnera à quelques-unes d'entre elles me réjouira.
Il me réjouira pour mon pays d'abord, puisque les propositions du gouvernement tendent à garantir sa sécurité.
Mais permettez-moi de vous dire aussi que l'assentiment de la droite me réjouira pour mon parti, car jamais, j'imagine, un plus juste et plus bel hommage n'aura été rendu à un grand parti politique par des adversaires acharnés.
On vous demande des millions pour placer l'armée sur le pied de guerre et vous les voterez ; on vous demande des millions pour les fortifications et vous les voterez encore. L'armée cependant, messieurs, de quel côté, (page 37) dans cette Chambre, a-t-elle trouvé ses défenseurs ! Vous vouliez la dissoudre ! Faut-il vous rappeler quels efforts a dû faire, pour la sauver, l'administration issue de la gauche ?
L'organisation militaire ! pour l'établir, quelles luttes le cabinet libéral n'a-t-il pas dû soutenir contre plusieurs d'entre vous, messieurs, les ministres, contre vous, messieurs de la droite !
Les fortifications d'Anvers ! que de fois pour les créer, ce même cabinet n’a-t-il pas, sans hésiter jamais, compromis sa popularité !
- Voix à droite. - A la question.
- Voix à gauche. - Cela vous gêne.
MpXµ. - M. de Rossius, veuillez rester dans la question.
M. de Rossiusµ. - M. le président, ce sont les interruptions qui m'en ont fait sortir. J'allais finir, et je finis réellement en disant à la droite : Puisque vous êtes convertis, félicitons-nous donc ensemble de ce qu'il se soit trouvé à la tête du pays, pendant une longue suite d'années, une administration dont la persévérance et l'indomptable ténacité, écartant tous les obstacles, surmontant tous les dégoûts, ont été à la hauteur de son patriotisme.
M. Dumortierµ. - Oui, certainement, la droite votera les projets qui lui sont présentés ; oui, certainement, j'aime à croire que la gauche les votera aussi. Et pourquoi ? Parce qu'il s'agit d'un acte patriotique, parce que dans les circonstances où se trouve le pays, en présence de la guerre qui a éclaté entre deux grandes puissances qui nous entourent, chacun saura faire des sacrifices d'opinion. Ceux qui ont voté contre l'armée et contre les fortifications comprennent tous sur nos bancs qu'il y a des moments où il faut savoir sacrifier momentanément ses opinions tout en les réservant pour l'avenir.
MpXµ. - M. Dumortier, ce n'est pas là la question.
M. Dumortierµ. - J'ai dû dire ces mots en réponse à ce qui a été dit.
Je rentre donc dans la question.
L'honorable membre a soulevé deux questions ; l'une, qu'il a eu la sagesse d'abandonner pour le moment, celle du crédit ; il a compris qu'il était inopportun d'agiter cet ordre de questions dans les circonstances où nous nous trouvons. Mais il en a soulevé une autre, relative à la présence de M. Malou au banc des ministres. L'honorable membre a développé sur ce point une longue théorie pour établir qu'un ministre d'Etat, ayant siège au Conseil, ne pouvait pas être admis à siéger dans cette enceinte à moins qu'il ne soit membre de la Chambre des représentants.
Eh bien, ma réponse sera facile et je crois que l'honorable membre, après l'avoir entendue, sera convaincu qu'il n'était pas nécessaire de verser ce flot d'éloquence auquel, du reste, je rends hommage (Interruption) pour soutenir une thèse qui n'est pas soutenable.
La question des ministres d'Etat siégeant au conseil des ministres date du Congrès national. C'est le Congrès national qui a introduit les ministres d'Etat membres du cabinet.
M. Devaux, homme du plus grand mérite, sans doute, et qui honorait votre parti, a été le premier appelé, sous le Régent, à faire partie du cabinet avec voix délibérative sur les affaires publiques. Et cela s'est passé sous le Congrès national et alors que la Constitution était promulguée.
M. de Rossiusµ. - Je n'ai pas contesté cela.
M. Dumortierµ. - Et vous avez bien fait, car on ne conteste pas ce qui est acquis à l'histoire.
M. Vleminckxµ. - M. Devaux faisait partie de cette Chambre.
M. Dumortierµ. - Permettez-moi de continuer l'historique des ministres d'Etat membres du conseil des ministres.
J'insiste sur ce point, car si l'existence des ministres d'Etat membres du conseil des ministres était inconstitutionnelle, comme l'a dit l'honorable préopinant, certainement le Congrès ne l'eût-pas autorisée, car il connaissait mieux que personne son œuvre et était mieux que personne en mesure de la bien interpréter.
Le Congrès cesse ses fonctions ; le Roi est inauguré ; la Chambre, pour la première fois, siège dans cette enceinte. Dès le mois de novembre ou de décembre 1831, l'honorable M. de Theux est nommé ministre d'Etat, membre du conseil des ministres et temporairement chargé d'un portefeuille.
C'est ainsi que l'honorable M. de Theux a commencé sa carrière d'homme d'Etat.
Ainsi, immédiatement après la cessation des fonctions du Congrès, on nommait un ministre d'Etat membre du conseil des ministre.
Mais ce n'est pas tout et ici je rencontrerai l'objection de l'honorable M. Vleminckx.
L'honorable M. de Theux était membre de cette Chambre, cela est vrai ; mais peu de temps après, M. Evain, qui n'était pas membre de celle Chambre, fut investi des fonctions de ministre d'Etat en même temps que chargé du portefeuille de la guerre, et c'est à ce titre qu'il est venu dans cette Chambre. (Interruption.)
- Une voix. - Il était ministre.
M. Dumortierµ. - Il était ministre, c'est vrai ; je viens de le dire moi-même ; mais qu'est-ce que cela fait ? Il a commencé par être ministre d'Etat avant d'être ministre de la guerre, et c'est à cause de l'immense mérite qu'il a montré dans la discussion du projet de loi d'organisation de l'armée qu'il a été nommé ministre de la guerre.
Maintenant, que s'est-il passé ? En 1831, M. de Mérode est nommé ministre d'Etat, membre du conseil des ministres ; après lui, M. de Meulenaere est nommé ministre d'Etat ayant voix au conseil des ministres ; plus tard, M. d'Huart est nommé ministre d'Etat, avec voix délibérative au conseil des ministres.
Et, remarquez-le, messieurs, ici, ils étaient membres de la Chambre ; mais quand ils allaient au Sénat...
M. Frère-Orbanµ. - Ils n'y ont jamais été.
M. Dumortierµ. - Pardon, ils y ont été à plusieurs reprises.
M. Frère-Orbanµ. - C'est une erreur.
M. Dumortierµ. - Du reste, n'a-t-on jamais nommé de. commissaires du gouvernement chargés de défendre des projets de loi dans cette enceinte ? (Interruption.) Comment ! vous admettez qu'un commissaire dû gouvernement pourra siéger parmi nous, prendre la parole ici quand il le désire, et vous n'admettez pas qu'un ministre d'Etat, faisant partie du conseil des ministres, jouisse, de la même prérogative ! Mais, messieurs, c'est de la déraison la plus complète : vous accordez à ce qui est le moins ce que vous refusez à ce qui est le plus.
Du reste, jetez les yeux sur l'un des projets de lois qui nous sont soumis, vous y verrez :
Ministre des affaires étrangères, baron d'Anethan.
Ministre de l'intérieur, Kervyn de Lettenhove.
Ministre de la justice, P. Cornesse.
Ministre des finances, V. Jacobs.
Ministre de la guerre, Guillaume.
Ministre d'Etat, membre du conseil, J. Malou.
Voilà comment l'honorable M. Malou remplit ses fonctions de ministre d'Etat, membre du cabinet.
Il est même arrivé plus d'une fois que des ministres d'Etat sont venus présenter eux-mêmes des projets de lois ; je pourrais citer plusieurs projets de lois qui ont été présentés, non pas par des ministres titulaires, mais par des ministres d'Etat faisant partie du conseil des ministres.
Ainsi, messieurs, tous les précédents historiques, de cette Chambre consacrent et justifient la position de l'honorable M. Malou. Et je dis que quand on connaît ces précédents on doit reconnaître que cette position est normale autant qu'elle est favorable au bien du pays.
M. de Theuxµ. - Messieurs, je vais vous citer un précédent irrécusable, remontant à la première législature qui a suivi le Congrès. Dans celle législature siégeaient les membres qui ont formulé le projet de Constitution, et la plupart des membres qui ont voté la Constitution.
En 1831, M. le comte Félix de Mérode a été nommé ministre d'Etat ; il a siégé au conseil des ministres et il a souvent porté la parole en cette qualité.
On dira qu'il était membre de la Chambre ; mais ce n'est pas comme membre de la Chambre qu'il avait la parole, mais uniquement par le privilège accordé aux ministres du Roi par la Constitution, et qui leur donne le droit de prendre la parole en ltute circonstance et en dehors de l'ordre des inscriptions.
M. le comte Félix de Mérode a conservé cette position jusqu'en 1839.
Moi-même, en 1831, après le vote des vingt-quatre articles, j'ai été nommé également ministre d'Etat, membre du conseil ; et en cette qualité j'ai siégé au banc des ministres jusqu'à l'époque où j'ai été nommé ministre de l'intérieur ad intérim.
L'honorable M. Dumortier s'est trompé en disant que j'avais été chargé en même temps de l’intérim du ministère de l'intérieur. J'ai siégé au banc des ministres, et j'ai parlé en cette qualité, dans une circonstance assez importante où j'ai appuyé le ministre de la guerre, M. Ch. de Brouckere, où j'ai pris la défense de ces actes. J'ai parlé chaque fois que cela m'a convenu, et uniquement sur ma demande.
J'ai été nommé alors ministre de l'intérieur ; j'ai siégé au banc ministériel jusqu'en 1832, époque à laquelle j'ai renoncé à ma qualité de membre (page 38) du conseil, en même temps que je renonçais à ma qualité de ministre de l'intérieur.
Voilà un précédent qui est incontestable. Si ma mémoire ne me trompe pas, je crois que M. le comte Félix de Mérode a présenté le projet de loi sur la création de l'ordre de Léopold, lorsqu'il n'était que ministre d'Etat.
Voilà des faits irrécusables posés sous la première législature qui a suivi le Congrès ; je le répète, cette législature comptait dans son sein un grand nombre de membres du Congrès et je ne pense pas qu'on puisse critiquer sérieusement la position donnée par le Roi à l'honorable M. Malou.
MaedAµ. - Messieurs, j'ai d'abord à faire connaître à la Chambre dans quelles circonstances l'honorable M. Malou a été nommé ministre d'Etat et membre du conseil des ministres. A cet effet, je demande à la Chambre la permission de lui exposer ce que j'ai fait lorsque le Roi m'a fait l'honneur de m'offrir la mission de composer un nouveau ministère.
Immédiatement après cette offre, je me suis rendu chez mon honorable ami, M. Malou, et je l'ai prié de vouloir bien lui-même se charger de former le cabinet, mission qui lui revenait beaucoup plus qu'à moi, à raison de ses talents, de ses capacités, de ses connaissances.
Mon honorable ami a refusé d'accéder à ma demande ; je lui ai demandé alors de faire au moins partie de la combinaison ministérielle ; il s'y est également refusé par des motifs particuliers que je n'ai pas à apprécier ; mais, sur mes instances, il m'a promis, si son concours pouvait être utile et si les circonstances venaient à l'exiger, il m'a promis d'entrer au conseil en qualité de ministre d'Etat, sans portefeuille.
Les circonstances n'ont pas tardé à devenir très graves et, profitant alors des offres qui m'avaient été faites, je n'ai pas hésité à faire appel au dévouement de mon honorable ami, et l'honorable M. Malou a consenti à entrer dans le ministère.
L'honorable M. de Rossius a rendu tout à l'heure avec raison hommage aux qualités de mon honorable ami ; il s'est même félicité de le voir participer aux délibérations du conseil, auxquelles il apportera le concours de ses connaissances et de son incontestable talent. Le cabinet s'adresse les mêmes félicitations, et l'amour-propre d'aucun de nous ne souffre de s'être associé un membre aussi éminent que l'honorable M. Malou.
Voilà, messieurs, ce que j'avais à dire pour expliquer l'entrée de mon honorable ami dans le conseil des ministres.
Quant à la question qui a été soulevée, celle de savoir si M. Malou peut, en qualité de ministre d'Etat, membre du conseil, avoir accès dans cette Chambre et siéger au banc des ministres, mes honorables amis, MM. de Theux et Dumortier, vous ont déjà prouvé, en invoquant des précédents, que cette question devait avoir une solution affirmative. Aux précédents qu'ils ont cités, je puis en ajouter de plus concluants encore.
Non seulement les ministres d'Etat, membres du conseil des ministres, ont siégé dans cette Chambre et y ont pris la parole comme ministres sans contestation, mais des discussions relativement à leur position se sont élevées dans cette Chambre et de ces discussions il est résulté que les ministres d'Etat, membres du conseil, avaient le droit de parler comme ministres et conséquemment avaient le droit d'entrer dans cette Chambre.
La première discussion a eu lieu en 1831. À cette époque, c'est un jurisconsulte éminent, un des hommes les plus distingués du pays, l'honorable M. Ernst, qui a soutenu, comme ministre de la justice, la théorie qu'ont défendue tout à l'heure les honorables MM. de Theux et Dumortier.
En 1835, la même question s'est reproduite ; elle a été soutenue dans le même sens par l'honorable M. Nothomb, par l'honorable M. Liedts et par l'honorable M. Lebeau.
J'ai ici à la main le discours prononcé par l'honorable M. Lebeau, qui ne peut laisser aucune espèce de doute sur la question et qui répond à toutes les objections qui ont été présentées tout à l'heure par M. de Rossius. La discussion avait été provoquée par l'honorable M. Gendebien. Cet honorable membre avait prétendu que M. de Mérode, ministre d'Etat, n'avait pas le droit d'obtenir la priorité de parole sur les autres membres de la Chambre.
C'est sur cette motion que la discussion s'engagea, et que l'opinion que je défends fut soutenue par les personnes dont j'ai cité les noms tout à l'heure.
Après que la discussion eut fait connaître exactement les faits, M. Gendebien prit de nouveau la parole et voici la déclaration qu'il fit et qui coupa court à toute discussion.
« M. Gendebien. - Je ne sais pourquoi on me demande si je retire ma proposition.
« M. le président doit avoir compris la question que j'ai faite. J'ai demandé s'il suffisait de se dire ministre d'Etat pour prendre la parole à toute occasion.
« M. le ministre des finances a répondu que ce droit résultait de la seule qualité de ministre d'Etat. Mais sur l'observation que j'ai faite, on a dit que M. de Mérode faisait partie du conseil, qu'il était ministre responsable. Dès lors, je n'ai plus d'observation à faire.
« Il n'y a plus à aller aux voix ; que le ministre responsable use de la prérogative que lui donne la Constitution. Mais si un ministre d'Etat, qui ne fait pas partie du conseil, si M. Duvivier, par exemple (qu'on a dit tout à l'heure être ministre d'Etat à titre honorifique), réclamait la priorité de la parole, je m'y opposerais et alors je demanderais qu'on allât aux voix. »
Voilà comment les choses se sont passées en 1835.
Depuis, comme on vous l'a dit, d'autres membres de la Chambre ont été nommés ministres d'Etat, ayant voix au conseil, notamment l'honorable M. de Muelenaere et l'honorable M. d'Huart, et jamais dans cette Chambre, on n'a contesté à ces honorables membres le droit de prendre la parole comme ministres et avant les membres inscrits pour parler.
On dira que ces messieurs étaient membres de cette Chambre ; mais cette observation est sans portée, car ce n'est pas comme membres de la Chambre que ces messieurs réclamaient la parole, c'était comme ministres d'Etat, membres du conseil qu'ils obtenaient la priorité, et je le répète, depuis 1835, jamais cette question n'a plus été soulevée.
Le Roi a évidemment le droit de nommer des ministres d'Etat. Personne ne le méconnaît, le Roi a évidemment le droit de nommer un ministre d'Etat, membre du conseil.
Personne ne peut contester cette prérogative.
Or, s'il en est ainsi, et si le Roi use de cette prérogative, il est évident que le ministre d'Etat étant membre du conseil est un véritable ministre, ayant tous les droits et les obligations des autres ministres. Il assiste avec eux aux délibérations du conseil ; il signe avec eux des projets de lois et accepte la responsabilité de tous les actes du ministère. I
S'il avait plu au Roi de nommer un président du conseil sans portefeuille, je le demande, serait-il venu à l'idée de quelqu'un de soutenir que ce président du conseil ne pourrait pas assister aux séances de la Chambre et y prendre la parole comme ministre ?
De ce que l'honorable M. Malou n'est pas président du conseil, en est-il moins membre de ce conseil et est-il moins responsable des actes que le cabinet pose de concert avec lui ? L'honorable M. Malou ne décline pas cette responsabilité ; il la revendique, au contraire, au même titre que nous.
Je crois que ces précédents suffisent, que les dispositions de la Constitution sont formelles, que la prérogative royale est évidente et que la qualité de ministre d'Etat faisant partie du conseil ne pouvant être déniée à l'honorable M. Malou, il doit jouir de toutes les prérogatives attachées à cette qualité.
Je crois inutile d'en dire davantage pour répondre au discours de l'honorable M. de Rossius. Ce serait inutilement prolonger un débat sur une question dont la solution ne me paraît pas douteuse.
M. Baraµ. - Messieurs, la question soulevée par mon honorable ami M. de Rossius est des plus importantes. Elle intéresse la sincérité de la pratique du régime constitutionnel, et il importe au plus haut point à nos institutions qu'elle soit mûrement examinée par la Chambre et qu'elle soit signalée à l'attention du pays.
Tout le monde connaît les conditions dans lesquelles s'est produit l'avènement de l'honorable M. Malou au pouvoir. L'honorable M. Malou avait, d'après l'honorable M. d'Anethan, refusé de constituer un cabinet et de faire partie de l'administration composée par M. le ministre des affaires étrangères. Des événements probablement inattendus, une situation sur laquelle le ministère nouveau n'avait pas compté, ont forcé le cabinet-à faire appel au dévouement de M. Malou.
Nous ne pouvons nous en plaindre, je tiens à le dire avec l'honorable M. de Rossius. Et en parlant ainsi, je me place surtout au point de vue de la franchise et de la loyauté dans le programme des partis. L'honorable. M. Malou n'est pas le premier membre venu du cabinet. Le nom de l'honorable sénateur constitue à lui seul un programme... (Interruption.)
Oui, messieurs, le nom de l'honorable membre constitue à lui seul un programme et c'est précisément à cause de cela qu'au lieu de l'avoir dans les coulisses, nous tenons à l'avoir sérieusement sur la scène. (Interruption.) Je vous prouverai tout à l'heure qu'il n'est pas réellement sur la scène politique ce qu'il devrait être d'après la Constitution, et c'est pour cela que nous vous convions à discuter la question de savoir si l'honorable membre a le droit de paraître et de parler dans cette enceinte.
L'honorable membre est le représentant loyal, honnête de toutes les (page 39) prétentions réactionnaires. (Interruption.) Je prie les honorables membres de la droite de ne pas se fatiguer.
Si un pareil langage doit les forcer chaque fois à des manifestations, ils sont destinés à l'entendre très souvent de ma part. Je m'expliquerai neltement sans m'effaroucher le moins du monde des interruptions.
Si les honorables membres trouvent que mes observations ne sont pas justes, ils pourront réclamer la parole et, par autre chose que des murmures faciles, réfuter les raisonnements que j'aurai fait valoir. (Interruption.)
Je dis donc que l'honorable M. Malou représente, par son passé, une politique connue, qu'il donne au cabinet une couleur toute spéciale, une couleur réactionnaire, profondément cléricale.
A ce titre, je me félicite de le voir au sein du cabinet.
On avait pu croire qu'il y avait un ministère progressiste, un cabinet réformiste ; on avait proclamé qu'on allait voir disparaître et l'armée et les gros budgets et les impôts ; on assurait que tout allait fleurir en Belgique, qu'il n'y aurait plus que félicité pour tout le monde et que la poule au pot allait être une vérité pour tous les citoyens ; eh bien, au lieu de tout cela il n'y a plus que bel et bien le cabinet de 1846, qui ne sait pas même garder le costume électoral dont il s'était affublé et qui saura faire voir au pays qu'il est là pour faire triompher la politique cléricale.
A ce titre, nous sommes heureux de la présence de l'honorable M. Malou au banc ministériel ; mais nous voulons qu'il y soit sérieusement, conformément à la Constitution, avec une part sérieuse de responsabilité.
M. de Zerezo de Tejadaµ. - Les élections ont eu lieu depuis que l'honorable M. Malou est ministre.
M. Baraµ. - Tant mieux ! Puisque le pays a acclamé M. Malou, c'est une raison de plus pour exiger de lui qu'il supporte le poids de la responsabilité des affaires. (Interruption.)
Qu'est-ce qu'un ministre ?
Est-ce un homme qui peut, quand il le veut, se soustraire à la responsabilité ?
Est-ce un voltigeur qui, à tout instant, passe d'un ministère à l'autre et qui, quand on l'interpelle, répond à volonté: «_Moi ! celle affaire me regarde ou ne me regarde pas ? »
Non, messieurs, un ministre est un homme qui, dans l'administration du pays, a des attributions déterminées et des responsabilités déterminées.
Si vous ne pouvez me donner les attributions, si vous ne pouvez m'indiquer la responsabilité, je dis qu'il n'y a pas de ministre, je dis qu'il n'y a qu'un orateur du gouvernement, je dis qu'il n'y a qu'un conseiller du ministère et, à ce titre, je lui refuse l'entrée de la Chambre, qui n'est ouverte qu'aux ministres responsables.
Que dit la Constitution ?
Elle dit que les ministres sont responsables, qu'ils ont, à ce titre, le droit de prendre la parole à la Chambre et d'être entendus en toute matière et que la Chambre a le droit de requérir leur présence.
Or, comment est-il possible de comprendre qu'un ministre d'Etat soit responsable lorsque nous ne pouvons pas l'atteindre, lorsque nous ne pouvons savoir quand il doit agir, quand il a agi, et quand dès lors il doit compte à la Chambre ?
Je demanderai à l'honorable M. d'Anethan de vouloir bien m'indiquer quand M. Malou sera responsable. (Interruption.)
Sera-ce quand il aura signé un projet de loi ? Mais il n'est pas obligé de signer un projet de loi.
La signature qu'il a mise au bas du projet de loi de 15,200,000 francs déposé en ce moment-ci est surabondante. C'est une signature de luxe.
Pour que le projet devienne loi de l'Etat, il ne faut pas sa signature.
Nous avons du reste d'autres projets que l'honorable M. Malou n'a pas signés. En est-il responsable ? Evidemment non.
Il n'a donc pas de responsabilité certaine, sur laquelle il n'y a pas de doute, il a une responsabilité de son choix.
Eh bien, qu'est-ce qu'un ministre qui n'offre sa poitrine que quand il lui plaît ? (Interruption.)
Quel est le courage d'un homme public qui dit : Je suis responsable quand je le veux et je laisse la responsabilité à mes collègues quand je le juge convenable ?
Quand on porte le nom de M. Malou et quand on a une politique aussi accentuée que la sienne, on ne peut accepter un pareil rôle ; il manque de grandeur et de dignité.
L'honorable M. Malou, dit-on, est ministre d'Etat participant au conseil, ayant, comme tel, la responsabilité du ministre. C'est là 1* théorie du ministère, maïs cela est complètement faux en droit.
Les délibérations du conseil sont secrètes. Nous n'avons pas le droit de les connaître, ni de savoir si elles ont eu lieu, qui en a fait partie et ce à quoi elles ont abouti.
La Constitution et la loi ne prévoient que trois cas où la délibération des ministres est nécessaire.
La vacance du Trône.
L'expulsion d'un étranger pour cause politique.
Une dépense à faire viser par la cour des comptes quand ce corps oppose un refus.
Et quand la Constitution parle des ministres réunis en conseil, elle parle des ministres à portefeuille, des ministres responsables, car elle n'en connaît pas d'autres.
Dans tous les autres cas, le conseil des ministres n'est pas une institution légale, constitutionnelle, en tant que corps public.
L'honorable M. Malou aurait participé à tous les actes du gouvernement ; il aurait déterminé dans le cabinet la majorité dans tel sens ; il aurait été la cause des plus grands malheurs pour le pays et nous ne pourrions l'atteindre, parce que la délibération des ministres est secrète, parce que ni la Constitution ni aucune disposition légale ne nous autorisent à réclamer cette délibération.
Eh bien, lorsque la Constitution et la loi sont tels, je demande comment vous pouvez prétendre que M. Malou a une responsabilité réelle, sérieuse, parce qu'il prend part à des délibérations secrètes dont il n'aura à répondre que s'il consent à les divulguer ? Vous ne serez responsable, M. Malou, que pour cueillir des lauriers, et vous ne paraîtrez au banc ministériel, que lorsqu'il s'agira de venir exciter la droite et recueillir les applaudissements. Mais dans les actes quotidiens et difficiles de l'administration, vous n'interviendrez pas. (Interruption.)
Et puis, messieurs, voyez la situation.
A quel département l'honorable M. Malou est-il ajouté comme second ou plutôt comme premier ? (Interruption.) Nous ne le savons pas.
Les capacités de l'honorable membre sont très variées et tout à l'heure l'honorable ministre des affaires étrangères y rendait un pompeux hommage.
M. Malou est un financier de premier ordre ; est-il le chef réel planant sur le département des finances ?
M. Malou est un ancien directeur du ministère, de la justice, rapporteur de la loi dite des couvents. (Interruption.)
Comment ! vous qui la plupart avez voté la loi des couvents, vous viendrez en rire en pleine Chambre ! Vous êtes ingrats envers les électeurs qui vous ont nommés. Vous êtes ici pour faire les affaires cléricales et vous les ferez... (Interruption) et vous les ferez, malgré vous peut-être, mais vous les ferez. (Interruption.)
Eh bien, M. Malou, je le répète, a été un fonctionnaire important du département de la justice. Atl-il aussi la haute main dans les affaires du département de la justice ?
L'honorable M. d'Anethan disait tout à l'heure : Cela ne choque pas notre amour-propre de voir parmi nous M. Malou.
MaedAµ. - Nous sommes heureux de l'avoir parmi nous.
M. Baraµ. - Je comprends : M. Malou n'ira pas au département des affaires étrangères. Ce n'est pas sa partie et M. d'Anethan s'en lave très allègrement les mains. Mais je demanderai à ses collègues s'ils sont de son avis, (Interruption.)
Messieurs, le système que suit le cabinet, système des ministres d'Etat et des ministres orateurs, est un système dangereux et qui conduit à l'affaiblissement de l'autorité et de la responsabilité des ministres titulaires.
Je vous ai nommé deux départements qui sont menacés par l'influence envahissante de M. Malou : la justice et les finances ; il en est un troisième encore qui est menacé, celui des travaux publics. Il y a donc trois annexions possibles.
- Un membre à droite. - Et la guerre ?
M. Baraµ. - M. Malou n'a pas besoin de moyens violents pour s'introduire dans ces trois départements ; il laissera là la guerre.
Eh bien, messieurs, quelle sera la situation des trois chefs de ces départements ? Aussitôt qu'un acte mauvais sera posé, il y aura des feuilles charitables pour dire : Que voulez-vous ? il y a des tiraillements, ils sont deux ; l'un dit ceci, l'autre dit cela. Je suppose qu'une mauvaise mesure financière soit prise. M. Jacobs dira : M. Malou est un génie financier, j'ai bien dû céder,
(page 40) De son côté, M, Malou répondra : C'est M. Jacobs qui a fait cela ; je ne puis pas être tous les jours au ministère des finances. (Interruption.) Voila comment les choses se passeront.
Or, messieurs, il est bien certain qu'il résultera de là un grand affaiblissement du prestige des ministres titulaires : ils auront l'air d'être en tutelle et d'avoir des lisières. Que vous le vouliez ou que vous ne le vouliez pas, il en sera ainsi. Du reste, on ne peut pas le nier, l'origine de la nomination de l'honorable M. Malou, c'est une mise en tutelle. Cela est positif ; personne ne le niera (Interruption.) ; et les actes qui ont suivi cette nomination le prouvent à toute évidence.
Je ne veux rien dire de désagréable pour l'honorable M. Tack qui, je le reconnais, s'est trouvé aux prises avec de grandes difficultés. (Interruption.)
M. Tackµ. - Je demande la parole.
- Voix à droite. - Non ! non ! ne répondez pas.
M. Baraµ. - L'honorable M. Malou avait refusé toute position dans le ministère et, d'après la déclaration de M. d'Anethan lui-même, l'honorable M. Malou n'est intervenu que lorsque, la situation s'étant aggravée, Il y a eu lieu de faire appel à son dévouement.
Ce sont bien là les termes dont il s'est servi ; je les ai actés. Eh bien, quand la situation s'est-elle aggravée ?
Ce n'est pas à cause des événements extérieurs, car ces événements avaient éclaté longtemps auparavant. Mais la situation s'est aggravée quand ont surgi les embarras de la Banque Nationale, et c'est alors que le cabinet a cru nécessaire d'avoir recours aux lumières spéciales de l'honorable M. Malou. C'est donc bien un renfort à M. Tack qu'a apporté l'arrêté nommant M. Malou.
Eh bien, je prétends que si vous voulez avoir des ministres tuteurs, des ministres orateurs pouvant mettre la main dans tous les départements, vous affaiblissez considérablement l'autorité des autres ministres.
Maintenant, - je pose sérieusement la question, - quels vont être les droits, les attributions de votre ministre d'Etat membre responsable du conseil des ministres ? Va-t-il avoir non seulement voix consultative, mais encore voix délibérative dans le conseil des ministres ? L'arrêté dit oui. Il a donc le droit de faire prendre des décisions dans tel ou tel sens ; il peut peser de tout le poids de son influence dans les délibérations du cabinet. Eh bien, je vous demande de me faire connaître quelles sont les affaires que vous êtes obligés de soumettre au conseil ; quelles sont celles sur lesquelles M. Malou sera appelé à émettre son avis.
Je vous demande, en outre, de me faire connaître quand et comment nous saurons que l'honorable M. Malou a pris part à une délibération du conseil, quand et comment nous pourrons savoir quelles sont les mesures dont la responsabilité lui incombe ? Si vous ne me répondez pas, et vous serez impuissants à me répondre, il est évident, messieurs, que la responsabilité de M. Malou sera purement illusoire ; il est évident que l'honorable M. Malou sera responsable ou ne le sera pas quand bon lui semblera. (Interruption.)
Je vous le demande, messieurs, est-ce là une position convenable et digne pour un ministre que de n'assumer qu'une responsabilité arbitraire et dépendant uniquement de sa volonté ? Conçoit-on un ministre d'Etat, ayant le pouvoir de faire pencher la balance en faveur de son opinion dans des questions d'une gravité extrême, pouvant faire prendre des décisions fatales pour le pays et qui n'assumerait de ce chef aucune responsabilité ?
Je dis qu'une telle position n'est point possible sous le régime de notre Constitution ; je dis que, pour son honneur comme pour l'honneur du cabinet, M. Malou ne peut pas conserver une telle situation.
Du reste, il y a une place dans le cabinet ; que l'honorable M. Malou prenne le département des finances, - il a pour les attributions de ce département des aptitudes toutes particulières - et que l'honorable M. Jacobs reprenne le département des travaux publics qu'il a déjà occupé ; en un mot, que l'honorable M. Malou prenne une position définitive et sérieuse. C'est notre plus vif désir.
Mais, messieurs, l'honorable membre ne le veut point et c'est ici que la question devient assez délicate. Pourquoi l'honorable membre ne veut-il pas entrer dans le cabinet à titre de ministre à portefeuille ? Je n'aime point les questions personnelles, mais quand il s'agit de l'intérêt du pays...
MpXµ. - M. Bara, permettez-moi une observation. Par un scrupule peut-être exagéré, j'ai prié M. Malou de ne pas demander la parole avant que la question soulevée par l'honorable M. de Rossius fût résolue par la Chambre.
Je ne sais pas ce que vous vous proposez de dire ; mais je dois vous faire remarquer, dans le cas où vous auriez l'intention de formuler quelque accusation contre l'honorable M. Malou, il ne pourrait pas vous répondre. Vous le placeriez dans la position d'un accusé ne pouvant pas se défendre.
M. Baraµ. - e que j'ai à dire est du domaine public. J'ai le droit de le dire et M, Malou ne peut prendre actuellement la parole, car il trancherait lui-même la question soumise à la Chambre.
M. Malou ne pourrait pas, du reste, donner d'autres éclaircissements que ceux que pourraient fournir ses honorables collègues et l'honorable M. d'Anethan qui a contre-signé sa nomination.
Je dirai donc que si l'honorable M. Malou est dévoué à son parti, il ne peut lui refuser le concours absolu de ses lumières. S'il entend supporter une responsabilité sérieuse, il doit s'occuper des affaires de tous les départements, d'une manière très attentive, très assidue, je dis même que l'honorable M. Malou va être le membre du cabinet le plus occupé, car il a toutes les affaires ; il n'a pas d'attributions spéciales ; s'il a une responsabilité sérieuse, il peut avoir à répondre des actes posés par les chefs de tous les départements ; il n'a pas un département spécial ; il est l'homme de tous les départements.
L'honorable M. Malou occupe la position de directeur à la Société Générale ; eh bien, c'est, en fait, une question très délicate que de savoir s'il est convenable de faire entrer dans le ministère avec voix délibérative, un directeur de la Société Générale, et sur ce point je ferai un appel au souvenir de l'honorable M. de Theux et d'autres membres de la droite. Il y a un grand nombre d'années, le ministère a voulu nommer ministres d'Etat MM. Meeus et Coghen qui étaient respectivement gouverneur et directeur de la Société Générale. Que disaient alors l'honorable M. de Theux et ses honorables amis ? Ils disaient qu'on ne pouvait pas nommer ministres d'Etal des administrateurs de la Société Générale, administrateurs qui pouvaient avoir des affaires avec l'Etat ; ils ajoutaient que, comme ministres d'Etat, ils pouvaient exercer de l'influence sur les actes du gouvernement dans ses rapports avec cette société et les nombreuses sociétés qui en dépendent. Une crise ministérielle éclata même à ce sujet.
Que fait-on aujourd'hui ? Ce n'est pas un simple ministre d'Etat qu'on va chercher à la Société Générale ; c'est un ministre d'Etat ayant voix délibérative dans le conseil ; eh bien, la Société Générale peut, pour les diverses administrations qui dépendent d'elles et dont l'honorable M. Malou est le directeur, peut, dis-je, avoir des affaires avec l'Etat.
Je vous le demande, messieurs, quelle confiance on peut avoir dans l'administration ? Je suis loin de soupçonner la loyauté de l'honorable membre ; mais je parle de ce que doit penser l'opinion publique. Ce qui est certain, c'est que le gouvernement ne doit jamais être soupçonné ; on doit faire en sorte d'en écarter toute espèce de soupçon. Eh bien, quelque peu fondés que puissent être les soupçons qui naîtront, il n'en est pas moins vrai que la malignité publique s'emparera de ces faits ; elle les discutera ; le gouvernement sera affaibli ; et chaque fois qu'une affaire de ce genre se présentera, on verra se produire dans le pays des récriminations, des accusations, des insinuations de toute espèce : ce qui est déplorable pour le gouvernement et pour la probité de la Belgique.
Je dis que si l'honorable M. Malou est complètement dévoué à son parti, il doit faire le sacrifice de ses positions financières, et venir prendre ici le rôle sérieux de ministre responsable, présenter sa poitrine aux coups de ses adversaires, et ne pas tenter de cumuler les profits et les honneurs ; cela n'est pas digne d'un homme politique... (Interruption.)
J'ai vu d'honorables députés, dans certains arrondissements, déclarer à leurs électeurs, qu'ils n'accepteraient point, pendant la durée de leur mandat, des places d'administrateurs. Eh bien, le parti auquel ils appartenaient, le lendemain de la victoire, introduisait dans le ministère un des hommes qui est administrateur d'un grand nombre de sociétés.
J'espère que les honorables membres sauront suivre dans cette Chambre les opinions qu'ils ont défendues devant le corps électoral.
Je vous ai donc démontré qu'il n'y avait point de responsabilité sérieuse pour l'honorable M. Malou.
Il est purement et simplement l'avocat du ministère et l'avocat d'apparence pro Deo. (Interruption.)
Voici quelle magnifique position cela fait à l'honorable M. Malou. L'honorable membre, chaque fois qu'il se lèvera dans cette Chambre, paraîtra prendre d'une manière désintéressée la défense de ses collègues... On dira : Il n'est pour rien dans les actes du cabinet, sa parole est indépendante de celle du ministère ; il n'est point rétribué comme ministre.
Cependant, messieurs, cette situation n'est pas vraie ; il n'est pas exact que l'honorable M. Malou soit là d'une manière désintéressée ; il y serait sans ses fonctions d'administrateur de la Société Générale. (Interruption.)
Je maintiens mon dire et je m'étonne que vous ne protestiez pas avec moi : vous ne devriez pas tolérer dans le cabinet un homme qui est (page 41) administrateur d'une Société qui peut avoir avec le gouvernement les rapports les plus suivis, les plus importants. (Interruption.)
- Un membre. - Des ministres libéraux se sont trouvés dans ce cas.
M. Baraµ. - Non, il n'y en a pas eu ; il peut y avoir eu des administrateurs de sociétés anonymes, mais il n'y a jamais eu de directeur de la Société Générale et vous savez quelle est la situation spéciale de la Société Générale.
Messieurs, la thèse que j'ai soutenue, consistant à déclarer que les ministres d'Etat ne peuvent pas être en même temps membres du cabinet sans avoir de portefeuille, n'est pas une thèse imaginaire.
Les honorables MM. Dumortier, de Theux, ainsi que l'honorable M. d'Anethan, se sont persuadé qu'ils réfuteraient mon opinion par les exemples qu'ils ont cités.
C'est là une erreur complète. Je vais reprendre leurs exemples et leur prouver qu'ils se sont trompés de la manière la plus évidente, que ces exemples ne prouvent absolument rien, qu'ils sont au contraire la démonstration la plus complète de tout ce que j'ai eu l'honneur de dire à la Chambre.
Les honorables MM. Lebeau, de Muelenaere et de Mérode, lorsqu'ils étaient ministres d'Etat et membres sans portefeuille du cabinet, étaient en même temps membres de la Chambre et avaient, en cette qualité, le droit de prendre la parole dans cette assemblée. - Mais jamais, autant que ce que j'ai pu vérifier est exact, aucun de ces membres n'a été au Sénat, et c'est là votre cas.
Jamais aucun de ces membres n'est allé prendre la parole dans cette assemblée.
MaedAµ. - Cela ne fait rien.
M. Baraµ. - M. d'Anethan dit que cela ne fait rien. Mais, au contraire, cela fait tout. Si l'honorable M. Malou était membre de cette Chambre, nous dirions : Vous avez le droit de parler, mais comme les autres membres dont vous avez cité tout à l'heure les noms, n'ont jamais pris la parole au Sénat, je suis porté à croire qu'ils ont reconnu la vérité de notre thèse, qu'ils n'avaient pas le droit de se comporter comme des ministres à portefeuille, qu'ils n'avaient pas le droit de paraître et de parler dans l'assemblée dont ils n'étaient pas membres.
L'honorable M. Malou pourrait prendre la parole comme sénateur au Sénat, mais ce qu'il ne peut pas faire, c'est prendre la parole dans cette Chambre. Sa qualité de ministre d'Etat et de membre du conseil ne signifie absolument rien pour avoir droit de présence à cette Chambre, quand on n'en fait pas partie.
Vous pouvez admettre dans le conseil autant de personnes que vous voulez. Nous ne connaissons qu'une seule responsabilité : c'est celle du ministre à portefeuille ; si vous appeliez cinquante personnes dans le conseil, peu nous importerait ; ce que nous avons devant nous, c'est vous, et rien que vous, qui devez répondre des actes que vous posez par vous-mêmes, ou par suite d'avis que vous prenez.
Ainsi tous les exemples qui ont été cités tombent. Maintenant puis-je vous faire connaître une opinion d'un des écrivains les plus distingués, d'un homme de droit, d'un homme qui a fait une élude spéciale du régime constitutionnel, de M. Hello, avocat général à la cour de cassation de France, dans son remarquable ouvrage sur le Régime constitutionnel. Eh bien, voici ce qu'il dit sur les dispositions de la charte de 1830, qui sont analogues aux dispositions de notre Constitution :
« Il suit de tout ce qui précède qu'il n'y a pas deux espèces de ministres, et que l'administration générale ne peut adopter aucune division intérieure qui soustrait quelque acte à la responsabilité. Ainsi, on ne pourrait plus, comme on l'a fait sous l'empire, créer des ministres non secrétaires d'Etat, n'ayant ni département ni contreseing, et expédiant les affaires en dehors de la hiérarchie constitutionnelle. »
Eh bien, vous venez de créer un ministre n'ayant ni département, ni contreseing. Vous avez restauré une institution de l'empire, le ministre orateur. Vous voulez, à votre volonté, faire apparaître au banc ministériel toutes sortes d'avocats pour défendre vos actes. Vous voulez multiplier les ministres et chercher dans tous les coins du pays des défenseurs officieux.
Eh bien, nous disons que de pareilles pratiques faussent le régime constitutionnel. Nous voulons des ministres sérieux et non des ministres pupilles ; nous voulons des hommes responsables et non des hommes irresponsables, et il faut que le tuteur sache prendre la direction des affaires et soit prêt à en supporter la responsabilité. Sinon, vous aurez un ministère sans prestige et sans force devant l'opinion publique, un ministère dont on ne saura pas les vrais membres et devant lequel il faudra toujours se demander : Où est la responsabilité ?
Cette situation est déplorable ; j'ai cru devoir la signaler au pays, et j'espère qu'il la condamnera. (Interruption.)
MpXµ. - J'ai reçu un ordre du jour de l'honorable M. Dumortier ainsi conçu :
« La Chambre, approuvant tous les précédents relatifs aux ministres d'Etat, membres du conseils des ministres, et à leurs droits dans cette Chambre, passe à l'ordre du jour. »
M. de Theuxµ. - Messieurs, je n'ai demandé la parole que pour présenter une motion à peu près identique et ainsi conçue :
« La Chambre, reconnaissant à M. Malou, ministre d'Etat, membre du conseil des ministres, le droit d'assister à ses délibérations et d'y prendre la parole en cette qualité, passe à l'ordre du jour. »
Peu m'importe à laquelle des deux motions la Chambre donnera la préférence.
Je dois cependant un mot de réponse à l'honorable M. Bara. Il a invoqué l'opposition que j'ai faite à la nomination d'un ministre d'Etat gouverneur de la Société Générale et d'un commissaire de la Société Générale. C'est très vrai, mais l'honorable membre a oublié une chose: c'est que la Société Générale était créancière de l'Etal, qu'elle était en procès avec le gouvernement pour une quantité de millions.
M. Tack. - Messieurs, je n'entends pas du tout trailer la question qui est, en ce moment, l'objet de vos discussions. Je n'entends pas m'occuper du point de savoir si l'honorable M. Malou a, oui ou non, le droit de siéger dans cette enceinte et d'y prendre la parole. Je laisse ce soin à d'autres. Mais mon nom a été prononcé tout à l'heure par l'honorable M. Bara. J'ai été désigné aussi par l'honorable M. de Rossius. L'honorable M. Bara a dit que j'avais été le pupille de l'honorable M. Malou. L'honorable M. Rossius a parlé de fautes que j'ai commises.
Eh bien, je déclare que je suis prêt à défendre tous mes actes devant la Chambre, sans avoir besoin pour cela de tuteur. J'ajoute que je prends sur moi toute la responsabilité des mesures que j'ai ordonnées. Mais je laisse à la Chambre le soin de juger du moment. Je ne crois pas qu'il y ait lieu pour moi de m'expliquer aujourd'hui, ce serait enter une discussion sur une autre, mais aussitôt que ce débat sera clos, je serai à la disposition de la Chambre pour autant qu'elle ne voie pas d'inconvénient à ce que cette discussion ait lieu dans les circonstances actuelles. Mais je déclare aussi que j'entrerai dans tous les détails et que j'irai jusqu'au bout ; j'entends avoir le droit de donner des explications complètes.
M. Baraµ. - J'ai eu l'honneur d'adresser des questions au cabinet. J'ai demandé au cabinet, dans l'hypothèse où il prétend que l'honorable M. Malou est responsable (et c'est l'hypothèse où il se place) de vouloir bien nous faire connaître quels sont les objets qui sont soumis aux délibérations du conseil des ministres et de vouloir bien nous dire quand les chambres sauront que l'honorable M. Malou est responsable. Il importe que le pays le sache.
Le cabinet peut se dérober à toute responsabilité ; M. Malou est là pour défendre les actes du conseil et on ne veut pas nous faire connaître quels sont les actes qui engagent sa responsabilité.
- La clôture est demandée.
M. Rogierµ. - Je demande la parole.
MpXµ. - La parole est à M. Rogier.
M. Rogierµ. - Je ne puis pas prendre la parole sur la clôture ; c'est une question très grave et je désire parler sur le fond.
M. Guilleryµ. - Je suis véritablement étonné que dans la discussion d'une des questions les plus graves qui puissent se présenter devant la Chambre, on veuille empêcher un de nos doyens, ancien ministre, de prendre la parole, quand au contraire nous devrions tous désirer vivement de nous éclairer de la vieille expérience de l'honorable M. Rogier.
C'est une question qui roule en grande partie sur les précédents, et quant à moi, je désirerais m'éclairer ; je craindrais de me tromper si je devais me prononcer en ce moment et je suis étonné que mes collègues se trouvent suffisamment éclairés alors que la question est si grave.
- La clôture est mise aux voix ; elle n'est pas prononcée.
M. Rogier. - J'ai écouté avec beaucoup d'attention et beaucoup d'intérêt le discours de mon honorable collègue, M. Bara.
Si j'avais été informé que la grave question qui nous est soumise fût soulevée dans la séance de ce jour, j'aurais pu me préparer à la discussion et consulter les antécédents.
Quelle que soit la force des raisons produites par l'honorable M. Bara, je dois dire qu'il me reste des doutes, et ces doutes je les exprimerai par une abstention sur la proposition qui nous est soumise.
(page 42) La question, je le répète, est grave. Elle implique, en effet, la prérogative royale.
La Constitution donne au Roi le droit de nommer les ministres. La Constitution ne fixe pas leur nombre et ne détermine pas leurs attributions, elle n’exige pas que tout ministre soit chargé d’une partie active de l’administration et d’un portefeuille spécial.
Quant à moi, je dois le dire sincèrement : je crois que la Constitution n'interdit pas au Roi de nommer des ministres sans portefeuille, et notamment un président du Conseil exerçant une autorité morale sur ses collègues et participant à leurs délibérations.
Je crois qu'un pareil ministre serait parfaitement responsable devant la Chambre.
Il aurait sa part dans la responsabilité collective et, le cas échéant, sa responsabilité personnelle.
Je me rappelle qu'en 1832, l'honorable M. de Mérode étant ministre d'Etat, membre du conseil sans portefeuille, contresigna l'arrêté qui nommait M. Goblet, ministre d'Etat, puis ministre des affaires étrangères, posant ainsi un acte de ministre effectif.
La fonction de ministre sans portefeuille peut avoir son utilité pratique : j'en trouve la preuve dans le fait que je viens de mentionner.
A cette époque, l'honorable M. de Theux et l'honorable M. de Muclenaera se refusaient à nommer, eux qui étaient en possession de portefeuilles, M. Goblet ministre d'Etat.
On eut recours alors à la signature de M. de Mérode, qui n'était que ministre sans portefeuille. Sa signature fut acceptée comme valable et l'on ne vint pas à la Chambre lui contester sa compétence.
Voilà un antécédent que je crois assez décisif.
On nous dit que des ministres d'Etat comme MM. d'Huart etdeMuele-ntere n'ont jamais paru au Sénat. Je n'ai pas vérifié la chose, mais jamais en ne leur a contesté le droit de parler dans la Chambre comme ministres responsables.
Le Roi n'a-t-il pas la faculté de nommer des commissaires chargés de parler dans les Chambres au nom du gouvernement ?
Eh bien, supposons que M. Malou soit préposé à la défense des principales mesures présentées par ses collègues. Pourrait-on lui contester la légitimité de cette mission ?
Ce sont des doutes que j'exprime. Si j'avais été, je le répète, prévenu de la discussion, je m'y serais mieux préparé.
Mais il est une partie du discours de mon honorable ami à laquelle je dois donner ma complète adhésion.
Il y a, selon moi, une incompatibilité radicale entre la position financière que M. Malou occupe en dehors du ministère et celle qu'il occupe dans le ministère. Cette considération me ferait désirer que la position de M. Malou se tranchât d'une manière ou de l'autre. Il me paraît impossible qu'il reste investi de grands pouvoirs dans le sein du gouvernement et de grands pouvoirs, en dehors du gouvernement, dans des sociétés financières.
Loin de moi l'idée de porter le moindre sentiment d'envie aux hommes distingués qui trouvent dans des positions extra-parlementaires des satisfactions très légitimes, mais je ne crois pas qu'il leur soit moralement permis d'occuper simultanément dans le gouvernement une position sinon prépondérante, tout au moins très importante.
Nous n'avons eu que trop à déplorer, dans ces derniers temps surtout, cette immixtion des affaires financières dans la politique ou, si vous aimez mieux, l'immixtion de la politique dans les affaires financières.
M. Dumortierµ - Je demande la parole.
M. Rogierµ. - Il ne faut pas donner des encouragements à de pareilles habitudes qui, si elles devaient se propager et durer, finiraient par jeter la corruption dans le pays tout entier.
- Voix à gauche. - Très bien !
M. Rogier. - A ce point de vue, je m'associe entièrement aux déclarations de mon honorable ami. Et si la question d'incompatibilité sur ce point était posée à la Chambre, je voterais pour l'incompatibilité.
Quant à l'autre question, j'ai dû faire mes réserves ; je crois, jusqu'à plus ample examen, que le Roi a le droit de nommer des ministres sans portefeuille et que ces ministres, ayant leur part de responsabilité, ont le droit de paraître et de parler dans cette Chambre.
- Voix à droite. - La clôture !
M. Baraµ. - Je demande la parole.
MpXµ. - La clôture est demandée ; je mets aux voix l'ordre du jour de M. de Theux.
M. Baraµ. - Je demande la parole contre la clôture.
MpXµ. - L'épreuve est commencé, M. Bara. Je mets donc aux voix l'ordre du jour proposé par M. de Theux.
-Voix nombreuses. - L'appel nominal ! Il est procédé à l'appel nominal.
115 membres y prennent part.
70 répondent oui.
34 répondent non.
11 s'abstiennent.
En conséquence, l'ordre du jour est adopté.
Ont répondu oui :
MM. Reynaert, Santkin, Schollaert, Simonis, Snoy, Tack, Thibaut, Thienpont, Thonissen, Van Cromphaut, Vanden Steen, Vander Donckt, Van Hoorde, Van Outryve, Van Overloop, Van Renynghe, Van Wambeke, Vermeire, Verwilghen, Amédée Visart, Léon Visart, Wasseige, Wouters, Beeckman, Biebuyck, Brasseur, Coumans, Coremans, Cornesse, Cruyt, de Borchgrave, de Clercq, de Haerne, de Kerckhove, Delaet, Delcour, De Le Haye, de Liedekerke, Demeur, de Moerman d'Harlebeke, de Montblanc, de Muelenaere, de Naeyer, de Smet, de Theux, de Zerozo de Tejada, d'Hane-Steenhuyse, Drion, Drubbel, Dumortier, Gerrits, Hayez, Hermant, Jacobs, Janssens, Julliot, Kervyn de Lettenhove, Kervyn de Volkaersbeke, Landeloos, Lefebvre, Lelièvre, Liénart, Magherman, Moncheur, Mulle de Terschueren, Notelteirs, Nothomb, Pely de Thozée, Rembry et Vilain XIIII.
Ont répondu non : MM. Sainctelette, Vandenpeereboom, Vleminckx, Allard, Bara, Berge, Boulenger, Braconier, d'Andrimont, Dansaert, David, de Baillet-Latour, de Dorlodot, De Fré, Defuisseaux, de Lexhy, de Rossius, Descamps, Dethuin, de Vrints, Dupont, Elias, Frère-Orban, Funck, Hagemans, Houtart, Jamar, Le Hardy de Beaulieu, Lescarts, Mascart, Mouton, Muller, Pirmez et Puissant.
Se sont abstenus :
MM. Rogier, Van Humbeeck, Van Iseghem, Anspach, Balisaux, Couvreur, de Lhoneux, de Macar, Guillery, Jottrand et Orts.
MpXµ. - Les membres qui se sont abstenus sont priés d'en faire connaître les motifs.
M. Rogierµ. - J'ai fait connaître mes motifs dans le discours que j'ai prononcé tout à l'heure ; je ne puis que m'y référer.
M. Van Humbeeckµ, M. Van Iseghemµ, M. Anspachµ, M. Balisauxµ, M. Couvreur, M. de Lhoneux et M. de Macar déclarent s'être abstenus pour les mêmes motifs.
M. Guilleryµ. - J'ai été, je l’avoue, pris à l'improviste sur cette question. Elle me paraissait, elle me paraît encore tellement grave qu'elle exige une étude approfondie et, pour préparer cette étude ou tout au moins pour la remplacer, une discussion approfondie. Il a plu à la majorité de couper la parole aux orateurs qui voulaient éclairer la Chambre. Quant à moi, comme je n'ai pas l'imagination aussi vive et l'intelligence aussi prompte que la majorité, j'ai dû m'abstenir.
M. Jottrandµ. - Je ne crois pas qu'il soit absolument inconstitutionnel de conférer à un citoyen la position qu'occupe l'honorable M. Malou dans le cabinet. D'un autre côté, je trouve cette position si délicate et pouvant engendrer de tels inconvénients, que je n'ai pu me résoudre à voter oui. En résumé, n'ayant pas été suffisamment éclairé par la discussion et ne pouvant pas consciencieusement voter non, j'ai dû m'abstenir.
M. Ortsµ. - Si j'avais eu à me prononcer sur une question de principe, de théorie pure, j'aurais voté pour l'ordre du jour, sans hésitation. Mais la question ayant été spécialisée quant à la position actuelle de l'honorable M. Malou, elle est devenue une question d'opportunité et de convenance. Dès lors, je n'ai pu émettre un vote avec la même liberté d'appréciation que s'il s'était agi d'une simple théorie. Je me suis abstenu.
M. Van Overloopµ. - Messieurs, j'ai l'honneur de déposer sur le bureau de la Chambre le rapport de la section centrale sur la demande d'un crédit de 2,240,000 francs faite par le département de la guerre.
- Impression, distribution et mise à la suite de l'ordre du jour.
M. Malou, ministre d’Etatµ. - Je demande la parole.
Messieurs, que la Chambre se rassure, je n'abuserai pas du droit qu'elle vient de me reconnaître.
Dans le débat qui vient d'avoir lieu, il y avait deux questions, une. question de principe et une question personnelle. La question de principe est (page 43) jugée ; je n'y reviens pas ; je dirai seulement qu'elle a été jugée conformément au droit de la prérogative royale, qui était essentiellement engagée dans ce débat.
J'en viens à la question personnelle.,. (Interruption.)
Monsieur Bara, vous avez énoncé votre opinion, vous l'avez développée pendant une heure ; vous devez me permettre de dire deux mots en réponse, sans rentrer dans le débat ; vous le devez, alors surtout que, grâce au silence qui m'était imposé, vous m'avez traîné sur la claie, à propos de la question personnelle.
. Je n'ai la prétention d'être ni un ministre tuteur ni un ministre orateur. J'ai fait cette fois pour mes amis, et avec un complet désintéressement, ce que je n'ai pu refuser à mes adversaires dans des moments critiques, lorsqu'ils me l'ont demandé. J'en appelle à leur témoignage.
En 1848 et dans d'autres circonstances, ai-je jamais refusé mon concours, lorsque mes adversaires jugeaient qu'il pouvait être utile au pays ? Eh bien, ce que je faisais alors, en accomplissant ce que je considérais comme un devoir impérieux, je le ferai encore aujourd'hui, je le ferai dans la mesure de mes forces, avec modestie, avec patriotisme, avec un complet désintéressement ; je le ferai, messieurs, en acceptant toutes les responsabilités sérieuses que la position de ministre impose.
On peut discuter à perte de vue sur la question de savoir si dans tel ou tel acte ma responsabilité est engagée ; mais il y a une chose positive : c'est qu'à côté de la responsabilité individuelle de chaque ministre pour chacun de ses actes, il y a la responsabilité collective, quant à la direction générale des affaires du pays ; voilà la grande responsabilité, et c'est celle-là dont je revendique hautement, dont je revendiquerai toujours ma part légitime.
La Chambre a le droit de m'accuser ; eh bien, je promets à mes adversaires, quand ils voudront tenter l'épreuve, de ne pas chercher à décliner ma responsabilité ; je l'accepterai complète, sérieuse.
Messieurs, mon nom est un programme. Je représente tout un passé réactionnaire. Eh bien, je me permettrai de renvoyer M. Bara au discours que j'ai prononcé à Saint-Nicolas, quelques jours avant les élections ; et il verra si ce programme est si réactionnaire. Je souhaite qu'il ne lui paraisse pas trop progressif, et qu'il veuille bien, après l'avoir lu, nous appuyer dans toutes les mesures progressives que nous avons l'intention de chercher à réaliser.
Messieurs, le sort de l'homme politique peut être, comme on l'a dit, de subir les attaques de la malignité publique ; personne peut-être n'a été plus attaqué que moi.
Eh bien, je le dirai franchement, je me propose d'agir, comme j'ai toujours agi, avec une loyauté telle, que je puisse défier constamment, comme je crois les avoir défiées jusqu'à présent, les attaques de la malignité la plus odieuse.
Reste un dernier point.
J'occupe, dans la direction d'un établissement financier, une position d'administrateur ; j'en occupe d'autres dans d'autres sociétés. J'ai cela de commun, je pense, avec un assez grand nombre de membres des deux Chambres.
Je me rappelle, et l'honorable M. Rogier ne peut en avoir perdu le souvenir, la discussion qui a eu lieu en 1848, sur les incompatibilités parlementaires et d'autres discussions qui ont eu lieu plus récemment, notamment en ce qui concerne les administrateurs des sociétés anonymes.
C'était M. de Perceval qui avait soulevé cette question dans la chambre, il y a un certain nombre d'années, et moi, messieurs, j'étais rapporteur de la loi sur les incompatibilités parlementaires. A cette époque, ce n'est pas une fois, mais dix fois que l'honorable M. Rogier m'a reproché d'avoir exagéré, d'avoir porté à l'extrême les dispositions de la loi sur ces incompatibilités parlementaires.
M. Rogierµ. - Pas pour ceux-là ; c'était quand vous avez exclu les magistrats inamovibles.
M. Malou, ministre d'Etatµ. - Les agioteurs.
M. Rogierµ. - Je n'ai jamais été le défenseur de ces gens-là et cependant, en 1848, ils n'étaient pas aussi nombreux qu'aujourd'hui et ils ne jouaient pas un rôle aussi important.
M. Malou, ministre d'Etatµ. - M. Rogier a très mal compris ma pensée.
Il est évident que j'étais en droit de rappeler à l'honorable membre que l'on m'avait, pendant la discussion de la loi sur les incompatibilités parlementaires, reproché d'avoir exagéré les dispositions de cette loi. Je rappellerai maintenant que le jour où la question de savoir s'il fallait l'étendre encore aux administrateurs des sociétés anonymes était posée devant la Chambre, elle était résolue négativement. - Il n'est jamais entré dans ma pensée de dire que l'honorable M. Rogier ait défendu des agioteurs.
Mais, messieurs, la question se réduit en définitive à ceci : Faut-il déclarer que la position de .sénateur ou de membre de la Chambre est incompatible avec la gestion d'intérêts financiers en dehors de cette enceinte ?
M. Vleminckxµ. - Celle de ministre.
M. Malou, ministre d'Etatµ. - Celle de ministre, si vous voulez. Je crois que c'est la première fois que la question est posée dans cette Chambre et je pense qu'il y a plusieurs précédents que je pourrais invoquer en ce moment et pour lesquels on n'a pas fait les mêmes observations sous le ministère qui nous a précédés.
Quoi qu'il en soit, je crois que la situation est toute différente aujourd'hui.
A cette époque, comme on vous l'a dit, la Société Générale n'était pas une société purement privée, c'était un établissement public qui avait, avec le gouvernement, des relations nécessaires, soit comme caissier, soit à raison de questions très graves qui restaient à liquider avec le gouvernement des Pays-Bas.
M. Dumortierµ. - Elle détenait l'encaisse de l'Etat.
M. Malou, ministre d'Etatµ. - S'il se présente pour moi la moindre occasion où il me paraisse exister un conflit entre les devoirs qui me sont imposés, les honorables membres qui ont bien voulu reconnaître ma loyauté peuvent prendre acte de cette promesse, que je tiendrai aussi religieusement que toutes les autres : je n'hésiterai pas à opter.
M. Baraµ. - Je demande la parole.
MpXµ. - Je fais observer que M. Malou vient de prendre la parole pour un fait personnel et qu'il n'y a plus rien en question.
M. Baraµ. - Pardonnez-moi, M. le président. D'abord, puisque M. Malou est ministre, il ne doit pas avoir la parole le dernier. (Interruption.)
Messieurs, subissez la loi que vous vous êtes faite en proclamant M. Malou ministre.
MpXµ. - Il est certain que l'honorable M. Malou a plus ou moins rouvert le débat, mais il n'y a plus rien en question et j'engage M. Bara à être court.
M. Frère-Orbanµ. - Il y a la question de théorie posée par l'honorable M. Malou. On a le droit de la discuter.
M. Baraµ. - Non seulement il y a à répondre sur les questions de droit qu'a soulevées l'honorable M. Malou, lorsque la discussion était fermée. Mais l'honorable M. Malou m'a dit : Vous m'avez attaqué lorsque vous saviez que je ne pouvais pas répondre. Eh bien, n'est-ce pas la preuve de ce que je-vous disais ? L'honorable M. Malou croit qu'en dehors de lui il n'y a personne dans le ministère pour défendre les actes du cabinet. La nomination de l'honorable M. Malou est un acte du ministère ; l'honorable M. d'Anethan l'a signé et l'honorable M. Malou vient dire à l'honorable M. d'Anethan : Vous m'avez laissé traîner sur la claie et vous ne m'avez pas défendu. (Interruption.)
Comment, messieurs, non seulement vous voulez m'enlever la parole... (Nouvelles interruptions.)
M. Allardµ. - Du calme ! messieurs, voyons !
M, Wasseigeµ. - Je demande la parole pour une motion d'ordre.
M. Baraµ. - Vous n'avez pas le droit d'interrompre mes observations pour une motion d'ordre.
M. Wasseigeµ. - Je demande la parole pour un rappel au règlement.
Il y a eu une discussion spéciale sur la position de l'honorable M. Malou dans le cabinet. Cette discussion a été close et un vote a eu lieu. Il était donc décidé par la Chambre que cette discussion ne recommencerait plus.
Quant à l'honorable M. Malou, il était naturel qu'il répondît, parce que, avant le vote, il n'avait pu le faire. Malgré les attaques de la gauche, cela a été compris par la Chambre, qui l'y a autorisé tout spécialement.
Quand le règlement dit qu'un ministre ne peut avoir la parole le dernier, c'est quand un vote doit suivre la discussion.
Ici il ne peut plus y avoir de vote. L'incident est clos et l'honorable M. Bara ne peut plus obtenir la parole si ce n'est pour un fait personnel ou pour une motion d'ordre ; et il ne l'a demandée ni pour un fait personnel, ni pour une motion d'ordre.
(page 44) L'incident reste donc clos, et partant le règlement n'autorise pas M. Bara à parler.
MpXµ. - Je fais observer a M. Wasseige que M. Malou ne s'est pas borné à répondre au fait personnel. Il est certain qu'il est entré dans des considérations générales et qu'un membre de la Chambre a le droit de lui répondre. J'ai engagé M. Bara à être court.
La parole lui est maintenue.
M. Baraµ. - J'avais la parole, et la minorité doit conserver tous les droits que le règlement lui donne, surtout en présence du peu de modération dont on fait preuve envers elle.
J'ai soulevé, avec mon honorable ami M. de Rossius, une question des plus importantes. J'ai posé des questions et nous n'avons pas même eu l'honneur d'une réponse. L'honorable M. Malou vient m'accuser de l'avoir attaqué sans qu'il pût répondre, alors qu'aucun de ses amis ne l'a défendu. Je veux répondre à l'honorable M. Malou. On me ferme la bouche et l'on me dit : Vous ne devez pas parler.
Vous avez donc peur de la discussion ? (Interruption.)
Eh bien, je reprends, messieurs. L'honorable M. Malou a dit que notre thèse porte atteinte au droit constitutionnel du Roi de nommer des ministres ; oui, le Roi a le droit de nommer des ministres, mais il doit nommer des ministres responsables.
Vous venez déclarer que vous ne vous soustrairez pas à la responsabilité. (Interruption.)
M. Malou parle de responsabilité collective, mais la Constitution n'admet pas la responsabilité collective ; l'honorable M. Raikem, rapporteur, l'a déclaré formellement dans la discussion.
Il n'y a de responsabilité que pour les actes et omissions d'actes ressortissant au ministère du titulaire et pour les actes collectifs, lorsque la preuve de la participation à ces actes peut être produite.
J'ai demandé quels sont les actes sur lesquels le conseil des ministres doit délibérer ; M. Malou m'a renvoyé à son programme de Saint-Nicolas ; je l'ai parfaitement lu, ce programme de Saint-Nicolas, il annonce qu'il va dégrever les impôts de 20 millions par année. (Interruption de M. Malou.)
Vous avez dit qu'il y a un excédant de 20 millions par année et qu'on devait profiter de cet excédant pour réduire les impôts. (Interruption.) C'est beaucoup trop progressiste et si les progressistes peuvent croire à cela, ils seront mystifiés dans cette circonstance comme ils l'ont été pour le reste. (Interruption.)
L'honorable membre a invoqué des précédents en ce qui concerne les membres des Chambres ; mais il doit savoir qu'il y a une grande différence entre le mandat de député et les fonctions de ministre ; le mandat de député consiste simplement à contrôler les actes du pouvoir et à voter les dépenses et les lois nécessaires, mais les ministres ont une bien autre responsabilité, et je demande à l'honorable membre quelle sera sa position si les sociétés dans lesquelles il se trouve font des marchés avec le gouvernement ?
Ils ne suffit pas de dire : L'honorable membre se retirera, (Interruption.) Vous avez tort de m'interrompre, montrez au moins que vous ne redoutez pas la discussion.
Ainsi, messieurs, autre chose est la responsabilité d'un ministre et la responsabilité d'un député ; le ministre prend part à l'exercice du pouvoir exécutif ; le gouvernement fait, par exemple, des adjudications, des marchés ; les sociétés dans lesquelles se trouve l'honorable membre peuvent être intéressées dans ces affaires et alors même qu'il s'agit d'adjudications publiques, il y a toujours la réception des fournitures, qui doit se faire par le gouvernement. (Interruption.)
MpXµ. - M. Bara, il n'y a pas de solution possible à votre discours ; la solution est acquise d'avance. La Chambre a statué.
M. Baraµ. - M. le président, les députés ne parlent pas seulement en vue des solutions à obtenir de la Chambre, ils parlent aussi pour éclairer le pays.
Si je n'avais à parler que pour la majorité, l'esprit dont je la vois animée m'aurait fait depuis longtemps renoncer à la parole, mais je dois à mon mandat de dire mon opinion au pays.
L'honorable membre a dit : La Chambre a le droit de m'accuser et je ne fuirai pas la responsabilité.
Oui, mais la cour de cassation qui doit vous juger ne peut se contenter de votre déclaration que vous acceptez la responsabilité d'un acte. Pour vous juger il faut que. vous ayez signé un acte, ou qu'on puisse savoir que vous avez pris part à une délibération. Ou vous n'avez pas le contreseing d'un département et on ne peut savoir quand et comment vous participez aux délibérations des ministres. Je vous ai, sur ces points, posé des questions et vous ne répondez pas.
Quelle responsabilité prendrez-vous quand un acte sera signé par M. le ministre des finances ou par M. le ministre de la justice ? Savons-nous si vous y aurez participé ? Allez-vous produire la délibération du conseil des ministres ? (Interruption.)
Messieurs, je me tais, parce qu'il m'est impossible de continuer devant l'intolérance de la droite. II sera dit que votre premier acte, dans cette Chambre, aura été de fermer la bouche à vos adversaires.
M. Dumortierµ. - Je demande la parole.
MpXµ. - Il n'y a plus rien en question.
M. Dumortierµ. - Je demande à dire quelques mots pour défendre l'honorable M. Malou.
MpXµ. - Je devrai, dans ce cas, accorder la parole aux autres membres qui voudront se faire entendre sur la même question.
M. Dumortierµ. - L'honorable membre qui vient de se rasseoir a refait le discours que nous avions entendu et que nous avions jugé. Mais il ne s'est pas borné là ; il a lancé de nouveau à mon honorable ami des accusations du chef des sociétés dans lesquelles il est engagé. (Interruption.)
L'honorable membre a manqué de mémoire. Il n'a pas songé qu'il a siégé à côté d'un homme que j'honore beaucoup et qui était administrateur de sociétés, l'honorable M. Pirmez.
M. Pirmezµ. - Je demande la parole.
M. Dumortierµ. - Il y a des sociétés qui n'ont rien de commun avec l'administration des deniers publics. Mon honorable ami est dans ce cas, et c'était également le cas pour l'honorable M. Pirmez.
Mais l'honorable M. Tesch n'était-il pas président de la société du Grand-Luxembourg qui plaidait contre l'Etat ?
L'honorable M. Bara est-il venu soutenir alors ce qu'il soutient aujourd'hui ?
Il ne l'a pas fait.
Par conséquent, c'est sans aucun fondement qu'il attaque mon honorable ami.
M. Pirmezµ. - Messieurs, mon nom vient d'être cité par M. Dumortier.
L'honorable membre suppose que je suis demeuré administrateur de la Banque de Belgique tout en dirigeant un département ministériel.
C'est une erreur, j'ai donné ma démission avant d'entrer au ministère, et mon collègue M. Jamar, qui était commissaire dans le même établissement, a également donné sa démission.
M. Anspachµ. - Si la Chambre ne s'y oppose pas, je désirerais interpeller demain M. le ministre de l'intérieur sur l'intervention du gouvernement, à propos des événements qui se sont passés à Gand, le 2 août dernier.
M. Jottrandµ. - J'ai annoncé une interpellation à M. le ministre de la guerre ; je ne sais s'il entre dans les convenances de la Chambre de l'entendre en ce moment.
- De toutes parts. - Oui ! oui, parlez !
M. Jottrandµ. - Le Moniteur du 5 août 1870 a annoncé au pays ce qui suit :
« Par arrêté royal du 15 juillet 1870, le caporal Weeckmans, du 2ème régiment de ligne, est nommé chevalier de l'Ordre de Léopold en récompense de sa conduite énergique dans des circonstances difficiles. »
Les circonstances difficiles, c'est la garde que montait Weeckmans dans la rue Mont du Moulin, à Verviers, dans la soirée du 20 juin, après une journée troublée par l'émeute.
Sa conduite énergique, c'est un coup de fusil par lequel cette sentinelle a tué roide, vers minuit, dans cette rue, un ouvrier d'Ensival nommé Lambert Gilis.
Si j'interpelle M. le ministre au sujet de son arrêté, c'est pour rendre service à la cause de l'ordre véritable et de la bonne entente entre tous nos concitoyens, à quelque classe qu'ils appartiennent. Je veux l'éclairer sur l'effet déplorable produit par son acte et sur la population de nos centres industriels et sur tous les esprits calmes et clairvoyants, et peut-être sur l'armée elle-même. Je veux ainsi empêcher, si possible, le retour de pareilles erreurs.
Je ne sais ce que l'on pourra dire pour justifier cette récompense, si rare et si haute - la plus haute que puisse recevoir un soldat à qui son instruction ne permet pas d'espérer l'épaulette d'officier, - accordée à un conscrit de la classe de 1869, au service depuis quelques mois à peine ; (page 45) cette récompense que l'on refuse à ceux qui, au péril de leur vie, dans de grands accidents, sauvent les jours de leurs semblables.
Mais je sais ce que l'on peut dire, ce que l'on dit pour la blâmer, et je vais vous le répéter.
Deux versions circulent sur les circonstances qui ont entouré le coup de fusil fatal au malheureux Gilis. Toutes deux sont également défavorables à la décision que j'attaque.
Mais voyons d'abord les faits sur lesquels il y a accord.
Le lundi 20 juin dernier, des ouvriers verviétois rappelés au corps pour les manœuvres du camp, eurent l'idée de protester à leur manière contre la conscription.
Ce n'est pas un crime, d'éloquentes excitations ne leur ont point manqué, même dans cette enceinte. Dans ce but, ils se promenèrent dans Verviers vers neuf heures du malin, se rendant à la station, porteurs d'un drapeau sur lequel étaient inscrits ces mots : Victimes de l'impôt du sang.
Ils se mettaient ainsi en contravention avec le règlement de police de Verviers. Ce règlement est bien un peu sévère ; en Angleterre, il ne vivrait guère. Mais passons.
Des agents de police arrachèrent le drapeau à ceux qui le portaient.
Furieux, les manifestants se retirèrent pour reparaître bientôt porteurs cette fois de deux drapeaux, autour desquels une lutte sérieuse s'engagea ; pompiers et gendarmes y prirent part et force resta à la loi.
Craignant le renouvellement et l'extension de ces désordres, l'autorité communale convoqua la garde civique, appela les brigades de gendarmerie voisines et réclama à Liège des troupes qui entrèrent à Verviers à 7 heures du soir sous les espèces d'un bataillon du 2ème de ligne.
Heureusement ces forces n'eurent pas besoin d'agir.
Un poste d'infanterie fut établi à l'hôtel de ville, et l'officier qui le commandait pour la nuit, mit en vedette, aux approches, diverses sentinelles, l'une d'elles était Wceckmans, faisant faction rue Mont du Moulin, au débouché d'une ruelle montant vers l'hôtel de ville.
Vers minuit, cinq ouvriers descendaient le Mont du Moulin, s'éloignant par conséquent de l'hôtel de ville. L'un d'eux, Lambert Gilis, en passant devant Weeckmans, l'interpella et n'obtempérant pas assez vite à l'ordre de passer au large, reçut un coup de fusil tiré à une dizaine de mètres.
La balle le traversa de part en part, de l'épaule droite à l'épaule gauche et il expira sur le pavé dans les bras de ses compagnons terrifiés.
C'est sur le caractère des paroles et des gestes de Gilis, en passant vis-à-vis de la sentinelle que les versions diffèrent.
Les uns prétendent que Gilis, porteur d'une pierre enveloppée dans un mouchoir, se serait approché de Weeckmans, menaçant de l'en frapper.
C'est la version la plus sévère pour la victime, elle n'est appuyée que du dire du soldat lui-même.
Les autres prétendent que Gilis s'est contenté de dire en passant, à la sentinelle : « Soldat, soyez doux au peuple, ;» et sur l'injonction de passer au large, aurait simplement répété son appel, qui s'est éteint dans la détonation de l'arme.
C'est la version de ses compagnons ; c'est celle que j'ai tout lieu de croire exacte.
La distance à laquelle le coup de feu a atteint Gilis, la disparition complète du mouchoir et de la pierre, la folie d'une agression avec de pareils instruments contre un soldat armé, les affirmations concordantes des compagnons de Gilis, le caractère doux et inoffensif de celui-ci universellement reconnu, tout concourt à la faire admettre.
Mais je ne veux point discuter. Je veux supposer qu'il y ait eu agression dans les conditions décrites par le soldat. Je la veux même plus grave, si vous l'exigez.
Où trouvez-vous, dans ce. cas, l'énergie étonnante, l'héroïsme hors ligne de votre sentinelle ? Elle riposte contre une attaque en se servant de l'arme qu'elle a dans les mains. Qui n'en ferait autant ? En pareil cas, l'instinct entraîne le mouvement de défense.
Faites-vous chevaliers de l'ordre de Léopold les gardes qui, parfois menacés par quelques braconniers, tirent sur ceux-ci pour sauver leur propre vie ?
Dans cette hypothèse, les termes de votre arrêté ne se justifient pas. On n'élève pas sur le pavois un soldat pour s'être défendu. C'est faire injure aux autres.
Je prends l'autre version, - ici les termes de votre arrêté se justifient.
Oui, si Weeckmans a appuyé d'un coup de fusil son injonction de passer au large, à laquelle on n'obtempérait pas assez vite, il a certes fait preuve d'une grande énergie ; - dune énergie peut-être conforme aux droits que lui donnait sa consigne, mais d'une énergie trop grande, à notre point de vue à nous, civils, pour que vous puissiez la récompenser avec éclat, sans que votre conscience proteste et proteste énergiquement.
On prétend que le commandant du poste de l'hôtel de ville, accouru avec ses hommes au bruit de la détonation, aurait dit a Weeckmans : Vous êtes un bon soldat, mais, une autre fois, ne tirez plus si vite.
Je ne sais ce qu'il faut en croire, mais j'aimerais que cette parole ait été dite ; elle me consolerait de l'arrêté dont je me plains.
Mais ce qu'il y a de certain, c'est que le lendemain la note contraire a été donnée. Un de nos lieutenants généraux - on a fait à cette rixe de Verviers l'honneur d'un lieutenant général -- s'est fait présenter Weeckmans, l'a félicité et lui a accordé les galons de caporal.
Il faut l'avouer, c'était assez ; même au point de vue du plus chaud adorateur des consignes impitoyables, on devait être satisfait.
Pourquoi, je vous le demande, après cela, avoir comblé, le 15 juillet, d'inexplicables honneurs, le caporal du 21 juin ?
Certes l'ordre matériel, troublé par des violences, doit être maintenu, au besoin, par la force : Qui frappe de l'épée périra par l'épée.
Mais, dans les douloureuses nécessités des répressions violentes, il ne faut ni passion ni colère. Il faut le calme et le sang-froid. La société armée est une espèce de juge sommaire. Elle doit avoir les qualités du juge.
Ce qu'il ne faut point surtout, c'est, après le succès, l'ostentation de la force victorieuse, qui passera toujours pour de la provocation et du défi.
Si vous ne voulez pas élargir l'abîme, qui, par malheur, tend à se creuser chez nous entre la classe gouvernante et la classe gouvernée, si vous voulez qu'au jour prochain et inévitable de l'extension des droits politiques, vous n'ayez point affaire à des ennemies aigris et fanatisés, suivez le conseil de l'ouvrier Gilis, soyez doux au peuple.
Et si d'inexorables exigences vous obligent parfois à rougir les pavés, que ces jours funestes ne soient jamais pour personne un sujet d'orgueil.
Sur les discordes civiles ce ne sont point des lauriers qu'il faut jeter, c'est le voile du deuil et de l'oubli.
Je regrette d'avoir à reprocher à M. le ministre de ne point s'en être souvenu.
MgGµ. - Je remercie M. Jottrand d'avoir bien voulu me prévenir de l'interpellation qu'il avait l'intention de m'adresser.
Pour y répondre, je crois ne pouvoir mieux faire que de donner communication à la Chambre des rapports officiels sur lesquels je me suis basé pour faire décerner au nommé Weeckmans la distinction contre laquelle M. Jottrand s'est élevé.
Voici d'abord le rapport qui a été adressé au ministre de la guerre par le major commandant le bataillon auquel appartenait Weeckmans :
«Le commandant de la grand'garde ayant placé des sentinelles pour surveiller les rues avoisinant son poste, entendit un coup de feu, vers 1 heure et demie du matin.
« La garde prit les armes et le capitaine se .dirigea avec un peloton vers l'endroit d'où le coup était parti.
« Le soldat Weeckmans, Pierre-Antoine, substituant de 1870 de la 1ère compagnie du bataillon en faction, s'était vu assailli et serré de près par une vingtaine d'individus vociférant et criant : « Vive la république ! A bas Léopold II ! » Après avoir enjoint à ces individus de se retirer, et voyant la persistance qu'ils mettaient à s'approcher de lui et à l'entourer, et craignant d'être désarmé, il chargea son fusil et les menaça de faire feu. Le nommé Gilis se précipita sur cette sentinelle, le poing levé, ayant quelque chose en main. Wrecckmans fit feu, Gilis tomba, la garde accourut, les agresseurs se sauvèrent, et on trouva à côté de Gilis un mouchoir contenant un pavé.
« Le cadavre fut transporté à l'hôpital et, le lendemain, à la suite de l'autopsie ordonnée par le parquet et faite en présence des magistrats instructeurs, il fut constaté que la balle était entrée, par l'épaule droite, avait traversé le thorax pour arriver à fleur de peau à l'épaule gauche ; lorsqu'on a voulu introduire une sonde dans la blessure, les bras étant dans la position naturelle, on n'a pu y parvenir, tandis qu'en soulevant le bras droit dans l'attitude d'un homme qui frappe, la sonde a été introduite de l'épaule droite à l'épaule gauche, ce qui prouve d'une façon évidente que cet homme a été tué au moment où il voulait frapper la sentinelle.
« Le soldat Weeckmans, en cette pénible circonstance, a fait preuve de courage, d'énergie et de sang-froid. Jeune soldat de la classe de 1870, il se trouve à peine depuis trois mois sous les armes et déjà il a compris les (page 46) devoirs imposés à une sentinelle sur laquelle repose la sûreté du poste qu’il était appelé à sauvegarder.
« Il a satisfait dignement à l'honneur militaire, et sa conduite a été non seulement approuvée par ses chefs, mais encore par l'autorité communale et les gens honorables de la ville qui sont ennemis de tout désordre.
« Je pense, mon général, que le soldat Weeckmans mérite d'être recommandé à la bienveillance de ses chefs et à la sollicitude du gouvernement, je ne puis trop vous prier de vouloir bien intercéder en sa faveur pour qu'une récompense lui soit accordée. »
M. Jottrandµ. - Quelle est la date de ce rapport ?
MgGµ. - Il est du 21 juin.
Le lieutenant général, en transmettant ce rapport au ministre de la guerre fit, à son tour, les réflexions suivantes :
« Permettez-moi d'appeler votre attention sur la partie du rapport du major Spreux où il signale la belle conduite d'un jeune soldat de son bataillon, le nommé Weeckmans, de la levée de 1870, qui, étant en faction dans la nuit du 20 au 21 courant, a été assailli par une vingtaine d'émeutiers armés de pierres, qu'il a mis en fuite après en avoir tué un d'un coup de feu (fait mentionne dans ma dépêche du 21 courant, n°411).
« Le major expose ce fait dans tous ses détails et fait ressortir avec beaucoup de raison ce qu'il accuse d'énergie et de sang-froid, et appelle sur son auteur la bienveillance du gouvernement.
« II est superflu, je pense, monsieur le ministre, de faire ressortir l'héroïsme de ce jeune soldat, qui n'a pas craint de s'exposer à une mort presque certaine pour accomplir son devoir, ni de s'étendre sur les conséquences qu'une défaillance de sa part pouvait avoir. De pareils actes sont de ceux qu'il est juste et de bonne politique de ne pas laisser sans récompense. J'appuie donc la demande du major Spreux, etc. »
En même temps qu'il transmettait ce rapport au ministre de la guerre, le lieutenant général donnait à sa division un ordre du jour dans lequel je lis le passage suivant :
« Le lieutenant général se plaît à citer particulièrement l'énergie déployée par un jeune soldat, le nommé Weeckmans (Pierre-Antoine), de 1ère compagnie, qui, étant en faction là nuit, a été assailli par une bande de plus de vingt émeutiers, et est parvenu à les mettre en fuite après avoir tué l'un d'eux d'un coup de feu.
« Cet acte de courage a été porté à la connaissance du ministre de la guerre. »
Enfin, messieurs, il me reste à vous communiquer la lettre que le collège des bourgmestre et échevins de Verviers a adressée à M. le gouverneur pour remercier la troupe du concours qu'elle avait prêté au rétablissement de l'ordre.
M. Jottrand - La date ?
MgGµ. - 21 juin. ; « Nous ne pouvons-trop nous féliciter d'avoir eu recours, dans ces circonstances regrettables, au prestige et à l'autorité de l'armée.
« L'émeute a été pour ainsi dire étouffée a son origine par l'attitude calme et énergique des troupes, par les heureuses dispositions prises par les officiers et surtout par le déploiement des forces dont l'autorité disposait.
« Veuillez témoigner toute notre gratitude au bataillon du 2ème régiment de ligne commandé par M. le major Spreux, à l'escadron du 1er lanciers sous les ordres du capitaine Champeau, ainsi qu'à M. le capitaine d'état-major Jenart. Tous, officiers, sous-officiers et soldats ont rivalisé de zèle, de sang-froid et d'énergie pour assurer le maintien de l'ordre et l'exécution des mesures prises par l'autorité. »
Voilà, messieurs, l'exposé complet de l'affaire tel qu'il résulte des rapports officiels.
Ces faits n'ont pas besoin de commentaires. Un jeune soldat, au péril de ses jours, a défendu avec courage et énergie le poste confié à son honneur. Il est certainement très regrettable qu'un homme ait été tué ; mais je ne pense pas que la responsabilité morale de ce malheur puisse être attribuée au caporal Weeckmans. Il est évident qu'il était dans le cas de légitime défense et de plus, comme je viens de le dire, il défendait un poste confié à son honneur et à son courage.
Ce sont ces considérations qui m'ont engagé à donner suite à la proposition faite en faveur de ce jeune militaire. J'espère que la Chambre se montrera satisfaite des explications que je viens d'avoir l'honneur de lui 'donner.
M. Defuisseauxµ. - Messieurs, s'il est une chose qui pourrait prouver surabondamment, non pas seulement l'inconvénient, mais le danger des décorations, c'est le fait dont nous nous entretenons aujourd'hui.
Les décorations ne sont pas seulement dangereuses pour le gouvernement qui les donne, mais elles le sont encore pour ceux qui les reçoivent ; la circonstance sur laquelle l'honorable M. Jottrand a appelé l'attention de la Chambre n'en est-elle pas une preuve évidente ?
En effet, il s'agit ici d'un ouvrier, d'un brave et honnête père de famille qui a été tué par le caporal Weeckmans et qui laisse derrière lui toute une famille dans le besoin ; vous avez décoré le soldat ; eh bien, les enfants de la victime verront toujours dans cette décoration le souvenir dé la mort de leur père.
Messieurs, il s'est déjà malheureusement présenté plusieurs circonstances où les ouvriers, dont la cause n'est pas assez souvent défendue, ont été victimes de collisions sanglantes ; accusés, ils ont trouvé des défenseurs ; le jury lui-même leur a été favorable, et dans un de ces cas, la Cour d'assises de Mons les a tous acquittés.
La signification de cet acquittement était l'oubli de la malheureuse collision qui s'était produite.
Dans le cas dont nous nous occupons aujourd'hui, non seulement le ministère a négligé de pratiquer cette politique d'oubli ; il a fait plus ; il a voulu qu'on n'oubliât pas : il a décoré un soldat, pour avoir tué un de nos concitoyens.
Aussi, je puis le dire, si cet acte du gouvernement a provoqué dans Ie pays un sentiment unanime, c'est un sentiment de profonde tristesse. Il n'était jamais entré dans la tête de personne, même dans les rangs de l'armée, de s'imaginer que le gouvernement pût accorder une décoration, pour rappeler le souvenir d'un événement aussi douloureux.
Je ne discute pas le point de savoir si la malheureuse sentinelle, objet de ce malencontreux honneur, a ou n'a pas accompli son devoir. Si elle n'a pas accompli son devoir, mes paroles ne peuvent être assez sévères ; si, au contraire, elle a rempli son devoir, je dois m'abstenir de tenir à son égard un langage amer ; mais j'ajoute qu'en admettant qu'elle n'ait fait qu'accomplir son devoir, le gouvernement avait l'obligation de détruire tout souvenir de la douloureuse catastrophe dont ce soldat était l'auteur.
Messieurs, l'honorable M. Jacobs, dans une de nos dernières séances, a parlé d'une politique d'apaisement ; cet apaisement s'applique uniquement, d'après lui, à nos anciennes luttes, permettez-moi de le dire, aux luttes du clérical et du doctrinaire. Messieurs, il est un autre et plus grand apaisement que nous devons tous chercher à obtenir : c'est l'apaisement des plaintes légitimes des masses.
Cet apaisement, nous l'obtiendrons, je le dis avec une conviction profonde, nous l'obtiendrons en étudiant les questions sociales qui intéressent le peuple, en les étudiant de très près ; nous l'obtiendrons en instruisant le peuple ; nous l'obtiendrons enfin, non pas en ayant souvent l'occasion de nous féliciter d'avoir rétabli l'ordre matériel, mais en faisant de constants efforts pour résoudre d'une manière favorable aux revendications populaires les questions sociales auxquelles je Viens de faire allusion.
M. Jottrand. - Messieurs, après les explications de M. le ministre de la guerre, je comprends jusqu'à un certain point l'acte qu'il a posé. II y a évidemment quelque chose d'extraordinaire à voir une sentinelle isolée mettant en fuite vingt émeutiers farouches se précipitant sur elle armés de pierres et de bâtons. Si M. le ministre n'a pas pu douter un instant de la vérité du rapport qui lui était fait, je comprends la décision qu'il a prise.
Mais, quant à moi, je doute fortement de la vérité de ce rapport. J'en doute parce que c'est pour la première fois que j'entends parler de ces vingt émeutiers se précipitant sur la sentinelle Weeckmans et menaçant ses jours. J'ai reçu connaissance, comme tout le monde, des faits qui s'étaient passés à Verviers, par la presse, et dans aucun des journaux, à quelque opinion qu'ils appartiennent, qui se sont occupés de ce fait, je n'ai trouvé le récit héroïque que nous avons entendu.
Le maximum auquel on a porté le danger couru par le fantassin Weeckmans était ceci : Quatre ou cinq ouvriers descendant la rue Mont du Moulin avaient détaché un des leurs armé d'une pierre enveloppée dans un mouchoir pour aller menacer la sentinelle.
Voilà le récit le plus terrible dont jusqu'à présent la presse nous ait donné connaissance. Ma position est fort délicate vis-à-vis du major Spreux que je n'ai pas l'honneur de connaître, mais cependant je dois dire que je ne puis admettre comme vrais les faits relatés dans son rapport du 23 juin, parce qu'à l'appui de ces faits il ne rapporte aucune déclaration, aucun témoignage qui soit de nature à indiquer qu'une enquête aurait été faite, et l'on conçoit parfaitement que le fantassin Weeckmans, pour blanchir (page 47) l'acte qu'il a posé, ait grandi considérablement le nombre de ceux à l'agression desquels il était exposé.
Je regrette que M. le major Spreux ne nous donne connaissance d'aucun des moyens de contrôle qu'il a pu employer pour vérifier si l'explication du fantassin Weeckmans était oui ou non conforme à la vérité.
Les amis de la victime se sont, eux, livrés à une enquête. Cette enquête a été publiée dans un journal qui, il est vrai, par ses opinions et ses tendances, peut être quelque peu suspect de favoriser la cause du malheureux Gilis.
Je veux parler du journal la Liberté.
Dans ce journal figurent diverses dépositions d'ouvriers verviétois appuyant le récit auquel je vous ai déclaré tantôt que je donnais la préférence et jusqu'à ce qu'une enquête régulière soit venue nous démontrer à tous de quel côté se trouve la vérité, du côté de ceux qui prétendent que Weeckmans a été excessif dans sa défense, du côté de ceux qui prétendent au contraire qu'il n'a fait que céder à un besoin absolu ; jusqu'à ce que cette enquête régulière ait été faite, je revendique le droit de croire aussi bien les ouvriers dont les dépositions se trouvent consignées dans la Liberté que M. le ministre peut avoir le croire M. le major Spreux parlant seul et n'étant que l'écho de la principale partie intéressée.
En résumé, il y a eu mort d'homme et dans de pareilles circonstances le devoir des magistrats de l'ordre judiciaire est tout tracé ! Ils doivent procéder à une enquête.
Il ne faut point que la justice civile s'incline devant la justice militaire sommaire, qui seule parle en temps d'émeute.
La conclusion de mon discours, la voici : c'est qu'en présence de la divergence absolue qui existe entre les déclarations d'un des intéressés, le caporal Weeckmans, et les déclarations des amis de la victime, il importe qu'une enquête judiciaire, avec les formes protectrices usitées en cette matière, ait lieu avant toute décision.
C'est là ce que je demande actuellement à M. le ministre de la justice, abandonnant pour le moment M. le ministre de la guerre qui a le droit de se retrancher derrière le major, au rapport duquel il s'en est aveuglément référé.
Je demande à M. le ministre de la justice de bien vouloir faire ce que son devoir lui impose, d'ordonner qu'une enquête judiciaire complète vienne éclairer cette situation douteuse, et alors nous verrons s'il faut tresser des couronnes à quelqu'un dans ces tristes circonstances.
MpXµ. - Voici l'ordre du jour que propose M. Defuisseaux :
« La Chambre, tout en ne se prononçant pas sur la question de savoir si le soldat Weeckmans a suivi ou non sa consigne en tirant un coup de feu sur le nommé Gilis, regrette que le gouvernement ait cru devoir décorer ce soldat et passe à l'ordre du jour. »
- La proposition est appuyée.
M. Jottrandµ. - Voici la proposition que je soumets à la Chambre :
« Avant de se prononcer sur l'ordre du jour, la Chambre engage M. le ministre de la justice à provoquer une enquête judiciaire sur la mort de Gilis et à lui en faire connaître le résultat. »
MjCµ. - Messieurs, je crois que la proposition de l'honorable M. Jottrand ne peut aboutir. Mon honorable collègue, M. le ministre de la guerre, vous a donné lecture d'un rapport duquel il conste que la victime a été frappée au moment où elle était dans une attitude d'agression. C'est là un témoignage plus précieux que tous les autres, selon moi. C'est un fait matériel constaté par l'art médical et qu'on ne peut contester.
Je rends la Chambre attentive à une considération extrêmement grave. Une enquête, dans les circonstances où elle est réclamée, serait fort difficile, La sentinelle était seule à son poste. Par conséquent, aucun témoin ne pourrait être invoqué par elle.
- Un membre. - II ne fallait pas la décorer.
MjCµ. - J'attire l'attention de la Chambre sur les conséquences de l'instruction qu'on réclame. Je répète que la sentinelle était absolument seule ; les rapports officiels constatent que vingt émeutiers accompagnaient la victime.
Une enquête, dans de pareilles conditions, pourrait fort bien produire plus d'obscurité que de lumière.
Toutefois, la Chambre statuera comme elle l'entendra. Si son vœu est qu'une instruction soit faite, je suis prêt à donner des ordres en conséquence.
M. Baraµ. - Je tiens à faire observer à la Chambre qu'il doit y avoir une enquête de l'auditeur militaire. II suffit de la demander.
MjCµ. - Il est possible qu'il y ait aussi une enquête du parquet de Verviers.
M. Jottrandµ. - S'il y a une enquête, je demande qu'avant que la Chambre se prononce, cette enquête soit demandée et déposée sur le bureau.
M. Defuisseauxµ. - II reste bien entendu que M. le ministre de la justice a pris l'engagement de transmettre à la Chambre des documents nouveaux.
Dans tous les cas, je ne puis pas subordonner l'ordre du jour que j'ai proposé à la Chambre à la question de savoir si le soldat a suivi, oui ou non, sa consigne en tuant un malheureux ouvrier.
S'il n'avait pas suivi sa consigne, non seulement il n'y aurait pas eu lieu de le décorer, mais il aurait fallu le punir.
MjCµ. - - Messieurs, je ne puis fournir que ce qui existe. S'il y a eu une instruction, je la communiquerai à la Chambre. Je la réclamerai immédiatement.
M. Davidµ. - Je demanderai à M. le ministre de la guerre si mardi prochain je pourrai l'interpeller sur un dépôt de poudre qui a été établi par le génie militaire à 120 mètres du village de Dolhain et à deux mètres des rails.
MgGµ. - Volontiers.
MadAµ présente un projet de loi modifiant exceptionnellement la loi de comptabilité et permettant au ministre des travaux publics d'acheter, de la main à la main, certains objets pour le chemin de fer.
- La Chambre ordonne l'impression et la distribution de ce projet et le renvoie à l'examen des sections.
- La séance est levée à cinq heures.