(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1869-1870)
(Présidence de M. Dolezµ.)
(page 673) M. de Vrintsµ procède l'appel nominal à 2 heures et un quart et donne lecture du procès-verbal de la séance d’hier.
- La rédaction en est approuvée.
M. de Rossiusµ présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.
« Des sauniers à Ostende demandent des modifications au projet de loi portant abolition du droit sur le sel. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi.
« Le sieur Masquelin demande qu'il y ait au moins un bureau d'élection par justice de paix. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le conseil communal de Tongres présente des observations en faveur de la demande en concession, faite par la compagnie Rosart, d'un chemin de fer de Hal à Maestricht par Waterloo, Wavre, Jodoigne, Landen et Tongres. »
M. Julliot. - Cette pétition est assez importante pour que je me permette de demander un prompt rapport.
- La pétition est renvoyée à la commission des pétitions avec demande d'un prompt rapport.
« Des agents du recensement à Eccloo réclament l'intervention de la Chambre pour obtenir le payement de ce qui leur reste dû à titre de ce travail. »
- Même renvoi.
« Des secrétaires communaux de l'arrondissement de Waremme proposent des mesures pour améliorer la position des secrétaires communaux. »
M. De Lexhy. - Je prie la Chambre de décider que cette pétition sera déposée sur le bureau pendant la discussion du budget de l'intérieur.
- Adopté.
M. Moreauµ. - J'ai l'honneur de déposer le rapport de la commission permanente des finances sur le règlement définitif du budget de l'exercice 1865.
- La Chambre ordonne l'impression et la distribution de ce rapport et en met la discussion à la suite des objets l'ordre du jour.
M. le président. - La discussion générale continue.
M. Reynaertµ. - Je demande la parole pour une motion d'ordre.
M. Reynaertµ. - Messieurs, je comprends parfaitement qu'il soit permis de porter des changements au texte des discours prononcés dans cette Chambre. C’est une faculté dont tout le monde use à l'occasion. Mais je pense que ces modifications doivent être restreintes dans de certaines limites, qu’elles peuvent bien affecter la forme, mais non le fond des discours, et spécialement que quand des interruptions ont été provoquées par certaines observations, les changements ne peuvent pas être de telle nature que le sens de ces interruptions est entièrement dénaturé.
Sous ce rapport, j'adresserai à la Chambre une observation qui concerne le discours de l'honorable ministre de la justice.
M. le ministre de la justice, répondant à l'honorable M. Wasseige, à propos de la non nomination de M. Sartel, aurait dit, d'après les Annales parlementaires : « C'est donc certainement un des hommes les plus ardents et les plus actifs de votre parti.
J'ai interrompu M. le ministre en disant : « Ce n'est pas un homme passionné. »
Le texte des Annales parlementaires ne rapporte pas exactement les paroles prononcées par M. le ministre de la justice. M. le ministre a dit : « C'est donc certainement un des hommes les plus passionnés, les plus actifs, les plus ardents de votre parti. » C’est contre ce mot passionné, que j'ai voulu protester immédiatement en disant que l'honorable ministre sc trompait sur le compte de M. Sartel. Il y a une grande différence entre dire d’un magistrat qu'il est un catholique ardent et actif et dire que c’est un homme passionné.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - C’est de la subtilité.
M. Reynaertµ. - Il n'y a pas de subtilité, M. le ministre, car, s'il en était ainsi, je demanderais pourquoi le ministre a rayé le mot ? On peut être un catholique ardent et être en même temps un magistrat indépendant et intègre. Mais quand on dit d'un magistrat que c’est un homme passionné, on jette sur sa conscience un certain soupçon.
Je tenais à faire cette rectification. Mon intervention, insérée aux Annales parlementaires, me donnera pleine satisfaction et rendra à mon interruption son sens véritable.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Il est, je crois, impossible à tout membre de cette Chambre de se souvenir si tous les adjectifs qu'il a accolés à un substantif ont été reproduit dans les Annales parlementaires.
J'ai dit que M. Sartel était un homme politique ardent, actif. Il paraît que j'ai ajouté qu'il était passionné. L'honorable membre veut-il que je le répète ? Eh bien, je le dis : sa satisfaction est ainsi complète.
C'est un nomme passionné.
Et comment ne l'aurait-il pas été ?
M. Reynaertµ. - C'est ce que conteste.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Vous le contestez ; mais le fait est là ; ce magistrat était tranquille sur son siège et tout à coup il se met en opposition avec le ministre de l'intérieur, avec un des libéraux les plus modérés de cette Chambre, M. Alp. Vandenpeereboom.
Evidemment, il faut être doué d'une certaine dose de passion pour entamer une lutte pareille quand on est dans de semblables conditions. Et j'ai bien le droit de dire que s'il le faisait, c'était pour donner libre cours à son ardeur politique.
M. Reynaertµ. - L’honorable ministre vient de vous dire qu’il ne se rappelle pas s’il a prononcé le mot « passionné ». Mais, messieurs, encore une fois, j’en appelle à vous souvenirs... (Interruption). Si M. le ministre l'a oublié, je le renvoie à la copie de la sténographie. Mais, M. le ministre, c’est vous-même qui avez rayé le mot ! (Nouvelle interruption). Au fond, messieurs, je conteste la qualification donnée par M. le ministre à cet honorable magistrat. Quoi ! parce qu'il s'est porté sur les rangs pour la Chambre il serait devenu un homme passionné ! Mais alors que faut-il dire de nous autres tous, dont ln plupart ont déjà plusieurs fois sollicité et vu renouveler leur mandat électoral ? (Interruption)
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Que le mot « passionné « ait été prononcé et que je l'aie rayé, c'est possible ; je ne saurais le dire, mais quelle importance cela a-t-il ? il m'a peut-être paru que les deux épithètes qui subsistent suffisaient. Si M. Reynaert veut me donner ses discours, je lui montrerai bien d'autres ratures. (Interruption.)
J'avais dit de ce magistrat qu'il était l'an des hommes les plus actifs et les plus ardents de son parti ; je croyais en avoir dit assez : l'ardeur est (page 674) plus que de la passion. (Interruption.)
Mais, messieurs, tous les griefs de la droite sont de la même nature que celui que l'on m'impute en ce moment : des futilités.
M. Reynaert prétend qu'on n'est pas passionné parce qu'on se met sur les rangs. Mais que vous a dit M. de Theux ? Il vous a dit qu'on avait bien fait de destituer MM. Delehaye et Trémouroux parce qu'ils avaient annoncé l'intention de se mettre sur les rangs.
M. de Theuxµ. - M. Trémouroux a reconnu qu'il avait l'intention de renverser le ministère s'il se présentait une question de cabinet.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - M. Sartel, c'était encore bien mieux ; il n'attendait pas d'être la Chambre, il voulait empêcher le ministre de l'intérieur de conserver son portefeuille et de rester représentant. (lnterruption.)
- L’incident est clos.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Je regrette de ne pas voir M. Wasseige à son banc ; j’ai une interpellation à lui adresser.
- Une voix. - Il étai ici il y a un instant.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - J’attendrai son retour.
M. le président. - La parole est à M. Liénart.
M. Liénartµ. - Messieurs, la liberté individuelle est menacée chaque fois qu'un pouvoir, sortant de ses limites naturelles, s'arroge un droit que la loi ne lui a pas conféré.
Or, il existe dans certains parquets et auprès de certains tribunaux une tendance fâcheuse qui consiste pour la justice répressive, car je ne m'occupe que d'elle en ce moment, à étendre démesurément le cercle de son action à s'ériger en une sorte de tribunal de censure dont la juridiction serait universelle et s'étendrait sur les actes que la loi n'a pas punis, en même temps que sur les personnes que la loi appelle simplement en témoignage.
Je crois, messieurs, de mon devoir, à l'occasion du budget de la justice, de signaler à M. le ministre ces abus et d'appeler l'attention de la Chambre et la sienne sur la gravité du mal, s'il allait se développer au péril de la liberté individuelle et pour le plus grand préjudice de la mission que la justice doit remplir.
J'ai attendu que l'incident politique fût vidé et je prie la Chambre de vouloir m'écouter avec bienveillance.
Les critiques je viens de formuler d'une façon générale s'adressent d'abord à cette espèce de réquisitoires de jugements dans les développements et les considérants desquels le magistrat s'occupe de censurer le prévenu lequel il se reconnait sans droit pour prononcer une peine quelconque.
La rédaction de ces jugements varie à l'infini, mais on peut les ramener tous à la formule laconique que j'emprunte à une ordonnance de non- lieu :
« Attendu dès lors que ces agissements, quelque blâmables qu'ils soient, ne peuvent constituer le délit prévu par le Code pénal, renvoyons ... » (Chambre du conseil du tribunal de Termonde du 26 décembre 1866).
Dans les réquisitoires, la note est plus accentuée.
Je lis entre autres dans des conclusions écrites qui ont cependant pour objet de renvoyer l'accusé des fins de la poursuite relativement au fait qui va être apprécié, je lis ce qui suit :
« Attendu que, quelque funestes qu'aient été les suites de cette provocation, un devoir d'élucider ce point, en contenant la légitime indignation que l’odieuse conduite de l’accusé inspire... » (Réquisitoire du 26 janvier 1869 du parquet de la cour de Gand, affaire de Saint-Genois).
Voilà, messieurs, en quels termes il est permis, chez nous, de mettre un accusé hors de cause.
Le même magistrat, appelé à rédiger l’acte d'accusation dans la même affaire, revient contre la personne qui n’est plus accusée et qu’il a lui-même fait éloigner du criminel, et, du haut de son siège, laisse tomber sur elle ces paroles que l'on ne peut méditer sans être effrayé de l'énormité de l'abus qu'elles révèlent :
« Devant la conscience humaine, ne jugeant que d'après la notion intime du juste, un tel... est responsable des crimes qu'il a provoqués par sa parole et par ses écrits, qu'il a appelés de ses vœux, qui formaient l'objet de son attente, qui étaient nécessaires à son dessein. Il est en autrement devant la loi écrite. (Acte d'accusation du 13 février 1869).
Messieurs, la thèse que je développe n'est pas inspirée par une pensée politique ; une pensée plus élevée la domine, celle de protéger la liberté individuelle contre les atteintes auxquelles elle pourrait être en bulle.
L'exemple qui suit ne peut pas, comme le dernier, trouver son explication dans les passions politiques.
Dans un procès assez récent qui a eu du retentissement à l'étranger à cause de la nationalité du prévenu, un honorable magistrat près la cour de cassation concluait, de la façon suivante, à ce que la cour déclarât que le fait objet des poursuites ne tombait pas sous l'application de la loi pénale.
« Il reste, dans les appréciations mêmes de l'arrêt, l'abus d’une excessive confiance, une déloyauté à laquelle l'arrêt, d'accord avec la morale et l'opinion, inflige un blâme expressif ; il reste légalement constaté que si le prévenu a côtoyé le Code pénal, il a largement entamé le code de l'honneur. » (Conclusions de M. l'avocat général près la cour de cassation du 8 mars 1869, affaire Doulton).
Messieurs, l'affaire dans laquelle ce réquisitoire est intervenu est un exemple frappant de la tendance que je dénonce.
Le prévenu dont il s'agit s'est trouvé trois fois matériellement acquitté ou absous, et trois fois moralement condamné par les considérants des jugements ou arrêts qui l'ont renvoyé successivement des fins de la poursuite.
Un journal a donné de cette espèce de jugements ou ordonnances la traduction que voici : « Cher monsieur, vous êtes un misérable, mais le fait que vous avez commis n'est pas puni par la loi ; nous vous rendons donc à la liberté, bien entendu en vous marquant d'une note d'infamie dont vous ne vous laverez jamais. »
Je me joins volontiers, messieurs, au journaliste et je dirai au magistrat chargé de requérir ou d'appliquer la loi : De deux choses l'une, ou le fait est puni ou il ne l'est pas. Si le fait est puni, alors recherchez-le et appliquez-y la peine.
Mais si le fait n'est pas puni, oh ! alors arrêtez-vous, car vous n'avez pas le droit de l'apprécier.
Quand la justice répressive sort du Code pénal pour s'immiscer dans les questions de moralité et d'honneur, la justice fait fausse route ; elle excède ses limites naturelles, s'arroge un droit qui ne lui appartient pas et compromet le respect dû à ses décisions.
Je ne m'occupe pas, messieurs, veuillez bien le remarquer, de savoir si le fait que la justice flétrit mérite ou non de l'être, là n'est pas la question ; je dénie à la justice le droit d'en connaître.
Le danger, messieurs, d'une pareille immixtion dans le domaine de la morale pure, qui ne l'aperçoit ?
Quand il s'agit d'un fait prévu par la loi pénale, le juge a, pour l'apprécier, une base positive et certaine, le texte du Code pénal qui déclare l'acte punissable et en précise le caractère et les conditions.
Mais d'après quels principes le juge se réglera-t-il pour apprécier un fait auquel le législateur n'a donné ni définition ni sanction ?
Comment ! le législateur, pour empêcher l'arbitraire du juge et garantir la liberté individuelle, évite avec le plus grand soin, dans la rédaction des lois pénales, tout ce qui laisse la moindre place au doute ou à la controverse, il bannit rigoureusement les termes vagues, les expressions mal définies ; et il serait permis à un magistrat de sortir des définitions que la loi pénale a tracées et de porter un jugement d'opinion sur des faits non prévus par elle.
La censure, messieurs, a survécu longtemps dans les lois criminelles où elle figurait à titre de peine.
Le Code pénal l'a rayée du nombre des peines, et depuis lors elle s'est trouvée abolie en droit.
La ressusciter aujourd'hui est d'autant plus dangereux qu'elle ressuscite non plus avec le caractère de la peine, mais comme une simple appréciation du juge qui ne forme pas dispositif et qui, partant, ne donne ouverture à aucun recours auprès du juge supérieur.
L'individu qui est condamné à la plus légère amende a le droit d'en appeler à une juridiction plus élevée, la loi lui accorde le bénéfice d'une seconde épreuve. Le prévenu acquitté, mais flétri par la justice, ne possède pas ce droit.
Une jurisprudence constante, basée sur la distinction entre les motifs et le dispositif du jugement, ne permet ni l'appel, ni le recours en cassation, ni la demande en interprétation pour erreur ou préjudice résultant des motifs.
Le danger, messieurs, de semblables appréciations a été mis en lumière en France par un procès célèbre, celui du comte de Forbin-Janson.
Pour faire écarter-par la justice la demande de l'agent de change avec lequel il avait fait des opérations de bourse, le comte avait invoqué l'article da Code civil qui refuse toute action pour semblable dette, et les juges, tout en lui donnant gain de cause, mêlèrent à leur jugement des considérants injurieux pour l'honneur du comte.
(page 675) Une consultation fut délibérée par tout ce que le barreau de Paris comptait d’hommes remarquables et j'extrais de cette consultation ainsi que de la plaidoirie de Maître Odilon Barrot, qui appuya de sa parole la consultation qu'il avait délibérée avec ses confrères, les passages suivants dont l'application au sujet qui nous occupe est tellement naturelle, que je n'aurai besoin que de lire :
« N'ont-ils pas là dénaturé leur ministère ? N'ont-ils pas détourné de sa véritable destination l'autorité qui leur est confiée ? N'y a-t-il pas, en un mot, de leur part, transgression de leur pouvoir ? Nous n'hésitons pas à nous décider pour l'affirmative.
« Ce serait, dans notre opinion, un abus très grave si le juge, toutes les fois qu'à ses yeux il y aurait opposition entre les volontés de la loi et certaines considérations d'équité naturelle, pouvait se constituer l'organe des unes et des autres, et se permettre, après avoir le droit rigoureux de l'une des parties, de taxer cette partie d'indélicatesse. Il n’aurait que trop souvent l’occasion de s’ériger en censeur public et de sortir de son caractère de simple interprète des lois.
« C'est déjà un pouvoir exorbitant pour des hommes, d'être investis du droit de distribuer, selon leur opinion, la honte et l'infamie. Que du moins ce pouvoir soit renfermé dans les bornes où il est rigoureusement nécessaire ; c'est assez de responsabilité pour notre nature toujours fragile.
« S'il en était autrement, ajoutait M. Barrot, la justice perdrait son caractère et se transformerait en une censure arbitraire, mille fois plus redoutable que celle des anciens »
La consultation était signée par Odilon Barrot, De la Grange, Chauveau-Lagarde, Sirey, Guichard père.
Pour me résumer sur ce premier point, je dirai, en empruntant les paroles que je rapportais tantôt : Le Code pénal et le Code de l'honneur ne se confondent pas, ils ont le même centre, ils n'ont pas la même circonférence.
La mission du magistrat est d'appliquer le Code pénal, il n'a pas à connaître du Code de l'honneur. L'opinion publique seule l'interprète et l'applique dans ses sentences.
Quand le juge a dit que le fait est licite aux yeux de la loi pénale, il n'a pas le droit d'ajouter qu'il est condamné par la loi morale. La morale du juge est tout entière dans le Code, il ne doit pas en connaître d'autre pour ses jugements.
Qu'il dise le droit, l'opinion publique fera le reste.
Messieurs, les considérations que je viens de faire valoir s'appliquent avec une égale force à la formule des acquittements ainsi conçue :
« Attendu qu'il n'est pas suffisamment prouvé... renvoyons... »
Je considère cette formule comme dangereuse autant qu’illégale.
Ou le fait est prouvé ou il l'est pas ; il n'y a pas de milieu, je veux dire pour la justice.
Je comprends très bien qu'un fait peut n'être établi qu'à moitié ou d'une façon insuffisante, mais pour la justice c'est comme s’il n'était pas du tout prouvé ; pour elle, un fait qui n'est pas constant est un fait qui n'existe pas.
L'effet d'une pareille formule est d'enlever au prévenu le bénéfice de son acquittement.
Quand un homme a le malheur de comparaitre devant la justice répressive et qu'il en obtient un acquittement sans réticence aucune, il y a encore des gens d'une malveillance subtile qui savent expliquer d'une façon défavorable le jugement d'acquittement le plus honorable.
Qu'arrivera-t-il lorsque le jugement par lui-même prête à ces explications déshonorantes pour le prévenu ?
Je le dis en tout véroté, un semblable jugement me paraît une provocation à la médisance.
Quelle inconséquence plus grande cependant que celle du magistrat qui s'énonce ainsi ! Il n’ose pas appliquer de peine parce qu’il doute de la culpabilité du prévenu et il n'éprouve aucun scrupule à le condamner moralement.
Me dira-t-on que c'est là une formule usuelle ? Cela serait, que je ne m'en plaindrais pas moins ; le mal est-il atténué parce qu’il devient général ?
Mais ce serait une erreur de croire que cette formule est la seule en usage ; il existe encore la formule suivante, qui fait avec la première le contraste le plus injurieux :
« Attendu qu'il n'est nullement prouvé... »
Eh bien, je veux pas de ces nuances dans l'acquittement, elles sont pleines de périls pour l'honneur des citoyens, que je défends ici avec d’autant plus de conviction, que j'ai été témoin des ravages exercés par ces équivoques judiciaires qui, outre le préjudice considérable qu'elles causent au prévenu, nuisent au respect de la justice.
Messieurs, un troisième et dernier point sollicite votre attention, la position des témoins devant la justice répressive.
Je vous ferai remarquer d'abord les égards que méritent ces indispensables auxiliaires et combien il serait imprudent, au point de vue d'une bonne justice, de rendre en quoi que ce soit pénible le devoir du témoin.
Le témoin est déjà obligé de se déranger pour une cause à laquelle il ne porte le plus souvent qu'un très médiocre intérêt. Son témoignage attire parfois sur lui l'inimitié ou le ressentiment des parties en cause.
Si sa position, messieurs, allait s'aggraver encore, soit de questions indiscrètes sans relation avec le procès, soit d'appréciations fâcheuses ou de blâmes pour des actes qu'il peut avoir posés, mais dont ni le ministère public, ni le tribunal n'ont à connaître, le témoin, non sans raison, s'effarouchera et ce ne sera qu'à la dernière extrémité qu'il consentira à se présenter à la barre.
Messieurs, imaginez-vous donc la position du témoin qui n'a pas place au procès et qui, par conséquent, ne peut ni se défendre lui-même, ni se faire défendre par un mandataire, s'il était loisible au ministère public, de diriger contre lui les foudres de son réquisitoire, comme cela a eu lieu, il n'y a pas longtemps, dans une affaire dont je vous ai déjà entretenus et dans laquelle nous avons vu l'honorable organe du ministère public, abandonnant momentanément l'unique prévention dont il s'agissait au procès, faire, permettez-moi l'expression, une charge à fond contre certains témoins appartenant la presse ; réquisitoire dans lequel le zèle du magistrat contre les organes de la presse l'a emporté jusqu'à traiter ceux-ci avec des expressions plus indignées que le prévenu lui-même.
Messieurs, l'honorable magistrat auquel je fais allusion appartient à la jeune génération, et la liberté individuelle, tant celle des prévenus que celle des témoins, a trouvé pour défenseur devant la cour d'appel de Bruxelles l'honorable chef de ce parquet qui appartient à l'ancienne magistrature et auquel on est habitué ne pas marchander les critiques.
Son réquisitoire, sincèrement libéral, est la confirmation de mon discours.
L'autorité de M. de Bavay ne sera pas suspecte en cette matière, et il n'est pas de plus utile enseignement pour la magistrature lorsqu'elle risque de s'égarer, que celui qui lui arrive par la bouche d'un de ses membres.
Voici, d'après le compte rendu du procès Doulton, comment s'est exprimé cet honorable magistrat :
M. le procureur général fait remarquer que la Cour n'a pas à s'occuper des 40,000 francs payés aux journaux, des 60,000 francs payés à d'autres ; ces faits, qui ont préoccupé l'instruction, n'ont aucun intérêt dans la poursuite actuelle.
« Je m'étonne, ajoute l'honorable magistrat, qu'en première instance on se soit appesanti sur tous ces faits. Je m'étonne aussi qu'on ait mis sur la sellette M. le bourgmestre de Bruxelles et qu'on l'ait interrogé sur ce qui s'est passé dans son administration. Je le dis ici publiquement, si j'avais été le bourgmestre de Bruxelles, je n'aurais répondu à aucune question de cette nature et le tribunal n'aurait pas pu me condamner. Quand on est appelé à déposer en justice, c'est pour être interrogé sur les faits de la cause et non des faits qui lui sont étrangers. »
M. le procureur général examine le jugement du tribunal de première instance, il soutient que le tribunal, en se déclarant incompétent, n'avait pas le droit d'apprécier les faits au point de vue criminel. C'est là une violation de la loi.
Je m’adresse à M. le ministre de la justice et je lui tiens ce langage :
J'ai parlé du parquet ; là vous avez les coudées franches, vous êtes le pouvoir dirigeant ; à vous de rappeler la pratique des véritables principes d'une justice d'autant plus sage qu'elle sera plus modérée et plus calme.
J'ai parlé de la magistrature assise ; ici, je le reconnais, des moyens moins efficaces vous sont donnés. Mais est-ce à dire que vous manquiez absolument de la plus légère influence ? N'exercez-vous pas tout au moins le droit de conseiller, sinon celui de surveiller et de contrôler ? Je le pense en présence des articles 5 de la loi du 25 mai 1791, 3 de la loi du 10 vendémiaire an VI, du sénatus-consulte du 16 thermidor an X et 60 de la loi du 20 avril 1810.
Quoi qu'il en soit, j'ai cru de mon devoir, dans l'intérêt même de l'œuvre que la justice doit accomplir, dans l'intérêt de ses décisions, dans l'intérêt de son prestige, afin de lui concilier le respect et la confiance qui sont la force de ses arrêts, j'ai cru de mon devoir de signaler ce que je considère comme des abus, et j’attends de la confirmation que l'opinion (page 676) publique ne peut manquer d'apporter à mes paroles, l’autorité qu'elles n'ont pas par elles-mêmes.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Messieurs, l'honorable membre a traité une question très importante et très difficile.
L'usage du droit qu'a la magistrature de motiver les jugements peut donner lieu à des abus, de même que le langage du ministère public et des avocats peut, dans certains cas. dépasser la mesure. Cela, messieurs, tient à la nature humaine. Mais l’honorable membre traite une question plus difficile. Il demande s'il est permis de fixer aux parquets et aux tribunaux dis limites dans lesquelles les réquisitoires et les jugements doivent se mouvoir ; c'est-à-dire si, en dehors du Code pénal, en dehors de la qualification du crime ou du délit, le ministère public et le juge doivent s'abstenir d'apprécier le caractère plus ou moins blâmable des actes qui leur sont soumis.
M. Liénartµ. - En matière répressive.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - En matière répressive. C’est précisément là qu'est le défaut de votre thèse : c'est que vous ne vous êtes occupé que de la matière répressive ; à côté de celle-ci, se trouve la matière civile ou vous avez les mêmes inconvénients.
M. Coomans. - Et pire encore.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Et d'une matière plus grave encore, parce que l'individu n'a pas les garanties, les mêmes facilités de défense qu'en matière criminelle. Il n'a pas les mêmes moyens de preuve ; il est lié par des formes souvent étroites du Code de procédure.
Eh bien, messieurs, en matière civile le ministère public et le juge appréciant un acte, peuvent dire : Il y a fraude, dol, indélicatesse, vous êtes passible de dommages-intérêts, vous vous êtes conduit comme un malhonnête homme.
Le juge civil s'attribue un autre droit : le juge civil qualifie, au point de vue criminel, les faits qui lui sont déférés ; ainsi il déclare qu'un article du journal constitue une calomnie.
- Plusieurs membres. - C'est un abus.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Je ne discute pas cette question, Je l'expose, et je dis que la jurisprudence a consacré cet état de choses.
J'ai plaidé devant la cour d'appel de Bruxelles que le juge civil ne pouvait que déclarer le fait dommageable, qu'elle ne pouvait pas l'apprécier au point de vue pénal, que si elle le faisait, elle pourrait se trouver en opposition avec la cour d'assises qui déclarerait que l'accusé n'est pas coupable.
Eh bien, la jurisprudence a décidé que la constitution ordonnait au juge de motiver ses jugements et que, par conséquent, chaque fois qu’il rencontre un fait blâmable ou coupable, il a le droit de le qualifier selon sa conscience ; voilà ce que la jurisprudence a décidé. Que pouvez-vous faire contre cela ?
Sans doute, messieurs, les magistrats doivent être prudents ; mais il reste la question de savoir si l'on doit leur interdire d'apprécier les intentions, et en supposant que vous décidiez que les cours et tribunaux ne peuvent, dans leurs arrêts et jugements, apprécier des faits à raison desquels ils prononcent l'acquittement du prévenu, que ferez-vous ? Une loi ? Je doute que cela soit efficace. (Interruption.)
Mais certainement. La magistrature est un pouvoir et la Constitution ordonne formellement que tout jugement soit motivé.
Allez-vous prescrire au juge inamovible ce que doivent contenir les considérants et ce qu'ils ne doivent pas contenir.
Quant à l'appréciation des intentions et au blâme déversé sur l'auteur d'un fait qui n'entraine aucune peine, la question est encore plus grave et je ne crois pas qu'elle ait été suffisamment étudiée par l'honorable membre. Dire que, au criminel, le ministère public doit s'abstenir de toute espèce d'appréciation des intentions, lorsqu'il ne constate pas un délit, et que le jugement doit suivre cet exemple, c'est peut-être très dangereux, et je vais vous le prouver.
Voici un individu poursuivi par la rumeur publique comme ayant commis un délit. Il y a une plainte ou on l'accuse.
Que fait le ministère public ?
Il discute les motifs de la plainte ; le fait dénoncé est blâmable, il a commis dans une intention mauvaise ; mais, ajoute le ministère public, le fait n'est pas criminel, il ne tombe pas sous l'application de la loi pénale et, précisément pour rencontrer l'argument de la plainte, il est obligé de donner son opinion.
On lui dit : Voilà une intention criminelle ; il est bien obligé de répondre : Le fait peut être contraire au Code de l’honneur, mais il n'est pas criminel aux termes de la loi.
Si vous lui interdisez de s'expliquer sur les accusations lancées, vous empêcherez souvent que les erreurs répandues dans le public et qui résultent de la plaine ne soient relevées et que le juge ne soit pas éclairé.
Il en est de même des jugements.
Le jugement, quand il statue sur une accusation, analyse les arguments qui se trouvent dans la plainte ou le réquisitoire ; il dit ensuite : Vous aviez à prouver tel élément, vous n'avez pas été jusque-là. L'élément qui constitue le délit manque.
Les délits, messieurs, se composent de plusieurs éléments.
Quand le magistrat motive son jugement, il doit constater les éléments existants et les éléments qui font défaut ; il doit pouvoir apprécier tous les points de la cause.
Un autre fait également très grave peut présenter. Si vous défendez au ministère public de discuter les éléments d'un délit, les intentions, que fera la part civile ?
Si le prévenu attaque très violemment l’accusation et si la partie civile vient démontrer que l'accusation a raison et démontre que l’élément intentionnel existe tel que le veut le Code pénal, que voulez-vous fassi le ministère public ?
Il se taira et dira : Il m'est impossible de qualifier le fait. Or, comme je ne puis l'approuver, je ne m'explique pas davantage.
Vous ne pourrez évidemment le forcer à dire qu'un malhonnête homme est honnête, qu'un homme qui a enfreint le code de l'honneur n'a jamais manqué aux lois de la délicatesse et de la loyauté.
L’honorable membre a encore dit qu'on doit très sobre d'attaques envers les témoins, je ferai à l'honorable membre que cela peut s'appliquer aussi à la défense et que si vous alliez trop loin dans les restrictions que vous voulez apporter à l'accusation, vous exposeriez la justice à s'égarer, car il faudrait imposer des restrictions la défense.
Je ne voudrais pas, messieurs, interdire à la défense le droit de discuter un témoin à raison des actes qu'il a commis antérieurement, car le premier venu pourrait accuser une personne d'un crime et la faire condamner.
Il faut donc qu'on puisse se défendre contre de pareils témoignages. Il faut aussi que l'accusation puisse discuter la valeur des témoignages qui sc produisent à la décharge d’un prévenu, et si ce sont des témoignages de complaisance ou émanés de personnes tarées, il importe que l’accusation puisse le dire.
En cette matière, c'est au tact et à la sagesse de la magistrature, bien plus qu'à l’intervention du législateur, qu'il faut, à moins qu'on ne change mon opinion, laisser le soin de faire prévaloir les bonnes règles.
Je crois qu’il serait impossible à l’honorable membre de nous indiquer une formule dans laquelle il pourrait inscrire les véritables principes.
L'honorable membre se trouverait dans la nécessité ou de restreindre les droits des accuses ou d'empêcher l'accusation de produire tous ses moyens. Ce serait un malheur social, car il importe au plus haut degré qu'aucune infraction ne reste impunie.
C'est là le but que nous devons poursuivre, car c'est là qu'est la sécurité de la société.
M. Coomans. - Quelques mots seulement pour en finir au sujet du discours de M. Liénart, sur lequel je ne prends la parole que pour ne laisser tomber dans l'indifférence, après le discours de M. le ministre, les observations si justes qui ont été présentées par l'honorable député d'Alost.
Ainsi que M. le ministre le reconnaît, il y a des abus possibles, même des abus réels, tant en matière criminelle, qu'en matière civile. Mais, dit-il, avons-nous le moyen de réprimer ces abus ? Il en doute. Il voit une difficulté constitutionnelle que je n'examinerai pas et qui demanderait plus de loisir que la Chambre ne pourrait y consacrer en ce moment. Quant à moi, je crois que M. Liénart a grandement raison de constater que la magistrature tant assise que debout et même le barreau vont beaucoup trop loin dans l'exercice du privilège énorme dont ils jouissent vis-à-vis des justiciables.
Je ne développerai pas les principaux motifs présentés par M. Liénart ; mais il me paraît certain que la justice n'a, à aucun point de vue, le droit de flétrir des citoyens qu'elle n'a pas le droit de punir.
Il n'arrive que trop souvent que l'acquitté sort du prétoire avec une flétrissure plus grande que ne l'eût été un court emprisonnement avec une légère amende.
C'est déjà, on l'a dit, un privilège très grand accordé à certaines citoyens que de juger les autres plus ou moins arbitrairement, parce qu’il le faut bien ; le domaine de la loi est très large. Il faut que ce privilège soit resserré dans les limites les plus étroites, aussi étroites que l'intérêt social le permet ; cela est surtout nécessaire dans un pays de liberté et dans un (page 677) pays où la magistrature, il faut le dire, a perdu quelque chose de sa considération. (Interruption.)
M. Bouvierµ. - Je proteste.
M. le président. - M. Coomans, modérez votre langage, je vous prie ; c'est là un reproche immérité contre lequel je proteste.
M. Coomans. - C'est votre appréciation ; laissez-moi la mienne. Je constate un fait ; expliquons-le, nions-le ; mais il est reçu dans l'opinion...
- Des voix à gauche. - Non ! non !
M. Bouvierµ. - Ce n'est pas exact.
M. Coomans. - Je voulais donner à cette pensée l'expression la plus générale, la plus douce possible ; je voulais en faire non pas une accusation, mais un argument. C'est vous autres qui l'accentuez peut-être au delà de ce je désire.
Je disais donc que le droit de flétrir des citoyens non légalement coupables doit être restreint autant que possible, pourvu que les intérêts sociaux n’en souffrent pas. Eh bien, je pense que ce droit a été exagéré, non seulement au point de vue auquel s'est placé l’honorable M. Liénart, mais aussi à celui de l'honorable ministre qui, si je l'ai bien compris, est loin de nier la réalité ou la possibilité des griefs que nous signalons aujourd'hui.
Et j’ajoutais, messieurs... (interruption), rien au monde ne m'empêchera d'exprimer cette pensée, j’ajoutais, à tort ou à raison (discutez cela, je le veux bien), que la magistrature belge a perdu beaucoup de sa considération.
- Voix à gauche. - Non ! non !
M. le président. - M. Coomans, je proteste contre vos paroles.
M. Bouvierµ. - C’est un outrage à la magistrature.
M. Coomans. - Mais, messieurs, combien de fois... (Interruption.) Vous me forcez à être plus long que je ne le voudrais.
Combien de fois n'ai-je pas entendu dire depuis bien des années, par des hommes appartenant à toutes les opinions, que la magistrature belge...
M. Bouvierµ. - Vous l'outragez !
M. Coomans. - Mais, M. Bouvier, vous ne me comprenez pas même quand j'ai parlé ; comment donc voulez-vous me comprendre avant même que j'aie achevé l'expression de ma pensée ?
M. Bouvierµ. - Je vous dis que vous outragez la magistrature.
M. Coomans. - Oui, j'ai entendu dire depuis des années, par des hommes appartenant tontes les opinions, que la grande préoccupation de quiconque doit comparaitre en justice est de savoir par qui il sera jugé ; on s'enquiert de la personnalité politique des juges. Aucune personne impartiale n'osera dire le contraire.
M. Orts. - Eh bien, moi je le dis.
M. Coomans. - J'ai entendu des avocats libéraux, aussi libéraux que vous, M. Orts, se plaindre de la partialité de certains tribunaux.
M. Dewandreµ. - C'est une indignité !
M. le président. - C'étaient sans doute des plaideurs qui avaient perdu leur procès.
M. Coomans. - Mais. messieurs, comment peut-on nier que l'on s'enquiert aujourd'hui de la composition des tribunaux lesquels on doit comparaitre ?
M. Orts. - Je vous garantis que, pour Bruxelles tout au moins, cela n'est pas exact.
M. Coomans. - Mais vous dis-je que cela est vrai dans tous les arrondissements judiciaires ? Je parle en thèse générale et je crois que le fait existe, dans une certaine mesure, ailleurs que chez nous. Et comment en serait-il autrement ? L'infirmité humaine est universelle. Mais je dois ajouter que la manière dont on composé nos tribunaux (depuis vingt-cinq ans, si vous le voulez, je vous fais cette concession) a beaucoup contribué à la situation que j'ai signalée.
Je reviens à mon argument, et je dis que le droit de flétrir les citoyens doit être restreint aussi exactement que possible, surtout dans une position comme celle que je viens de caractériser.
Je suis tenté de croire que la magistrature n'a d’autre droit que d'apprécier les faits dans les limites tracées par le Code. Il n’y a pas pour elle, à proprement parler, de morale ; elle n'a pas le droit de censure morale ; elle n'a que le droit de censure légale, c'est-à-dire de punir.
Flétrir un homme tout en l'acquittant, c'est quelque chose d'exorbitant dont je n'ai jamais pu me compte.
Punissez-le, s'il est punissable ; mais renvoyez-le intact, si vous n'osez pas le punir.
Voilà, je crois, la vérité.
Messieurs, pour bien comprendre ma pensée, veuillez-vous placer à la hauteur d'un principe politique et social, que je n'ai jamais cessé de professer, à savoir que l'autorité, dans toutes ses manifestations. doit s’abstenir d'établir des catégories morales, des catégories intellectuelles parmi les citoyens et c’est pourquoi j'ai été constamment l'adversaire de toutes les distinctions honorifiques.
Je pense que c’est un droit excessif de créer des catégories parmi les citoyens, de privilégier les uns contre les autres, de dire qu'un tel est plus honorable, plus intelligent qu'un autre, qu'un tel a rendu plus de services quelconques qu'un autre.
Cela est très grave, et tellement grave, que c'est pour cette raison que bien des gens parfaitement honorables sont les adversaires des distinctions honorifiques.
Mais si, comme je le pense, il n'est pas bon que l'Etat établisse des catégories morales parmi les citoyens, dès lors n'est il pas tout naturel que je dénie à l’Etat le droit de flétrir des citoyens, en dehors de la loi ? Je ne veux pas qu'il les décore ; je ne veux pas non plus qu'il les déshonore.
Quel grave inconvénient y aurait-il à ce que le ministère public se bornât à examiner la conduite des citoyens au point de vue purement légal ? Je n'en vois aucun.
Quant aux jugements et aux arrêts qui tombent directement sous l'application des critiques faites par l'honorable M. Liénart, je crois que la magistrature belge devrait y mettre beaucoup plus de réserve, surtout depuis qu'elle ne jouit plus de la confiance dont elle a été investie si longtemps.
C'est parce qu'elle ne peut pas être recherchée pour son langage et pour ses actes, qu'elle devrait s'interdire les formules de la nature celles dont nous nous plaignons.
Nous-mêmes nous jouissons d’un droit énorme ; la liberté illimitée de notre parole en matière d'outrage et de calomnie est un privilège vraiment considérable, peut-être incompatible avec nos mœurs ; c'est un motif de plus pour nous d'être modérés dans l'appréciation des individus. (Interruption.)
M. le président. - Laissez parler M. Coomans ; il parle d'or en ce moment.
M. Coomans. - Je vous remercie de votre compliment, mais comme il me semble sortir à double tranchant de votre bouche, je vais m'expliquer, M. le président.
Je dis que nous devons être d'autant plus réservés dans l'appréciation des individus, que jouissons ici d'une liberté absolue de parole ; j'ajoute que si vous pensez, M. le président, que j'aurais dû montrer cette réserve dans ce que j'ai dit tout à l’heure de la magistrature, vous vous trompez ; il est permis à tout le monde de dire publiquement, en dehors de cette enceinte, que la magistrature belge ne jouit plus de la confiance dont elle a été si longtemps investie...
M. le président. - Cela n'a pas la même importance qu'ici.
M. Coomans. - Je puis dire cela, je dois le dire ici quand je le pense, je laisse toujours crier ma conscience lorsqu’elle souffre ; mais je ne puis pas flétrir ici des individus, parce qu'ils ne peuvent me demander compte de mon langage. Nous ne pouvons formuler ici que les accusations personnelles que notre devoir nous porterait à formuler au dehors.
Je ne m'assoirai pas sans exprimer mon opinion entière sur le problème très intéressant agité devant vous, et j'espère que nous allons être à peu près d'accord.
Messieurs, que le ministère actuel a fait des nominations judiciaires dans un intérêt politique, je tiens cela pour une vérité lumineuse. Je lui accorde que ses prédécesseurs a fait tout autant ou à peu près ; c'est là une question à examiner. Mais l'honorable ministre se croit à l'abri de toute critique en invoquant un précédent ; c'est là un genre de discussion très affectionné sur les bancs ministériels. On dit un ministre : Vous êtes un imprudent, vous êtes un exigeant ; le ministre répond : Vous en êtes un autre ; nous sommes donc quittes !
Je n'admets pas cette manière de raisonner ni de faire ; vous auriez prouvé clair comme le jour que l'honorable baron d'Anethan a fait beaucoup de nominations politiques, qu'il n'en a pas fait d'autres, selon votre thème, que vous ne m’auriez pas enlevé le droit de vous dire, d'abord que vous en avez fait beaucoup et ensuite que vous avez eu tort d’en avoir fait.
Je n'admets point la politique dans la magistrature. Je crois que le meilleur magistrat est celui qui fait le moins de politique ; je crois que le meilleur magistrat est celui dont les opinions politiques sont à peu près à l'état de mythe, c'est-à-dire dont les opinions politiques sont tout au moins douteuses et ne le poussent pas dans le feu des luttes électorales.
(page 678) Je ne veux pas blâmer le citoyen convaincu, par conséquent généreux, qui, quoique magistrat, se jette dans la politique ; je ne veux pas le blâmer sévèrement, mais je regrette que cela soit.
Je crois fermement, laissez-moi vous le dire, qu'un magistrat politique, dans le sens que nous attachons à ce mot, un magistrat ardent, passionné, comme le dit M. le ministre de la justice, n'est pas le modèle des magistrats, et je n'attribue pas à d'autres causes qu'aux nominations politiques l'espèce de déchéance dont la magistrature belge est frappée. (Interruptions.)
Si nous avions pu, tous, tant que nous sommes, et vous voyez que je ne justifie personne, que je blâme tout le monde, si nous avions pu écarter des tribunaux ce qu'on appelle les hommes politiques, franchement politiques, nous eussions mieux fait.
Ceci soit dit pour les juges comme pour les procureurs du roi, pour les greffiers comme pour tous les membres de la magistrature. (Interruption.) Les notaires, soit ; encore, je voudrais que les fonctionnaires publics mêmes ne fissent que très peu de politique. Qui fait de la politique, pratique une liberté parfois excessive. Ce qui est louable chez le citoyen ne l'est pas pour le magistrat et ne l'est que très peu pour les autres fonctionnaires publies.
Je finis par ces mots : La politique, dans le sens que je lui donne, est mauvaise ; je crois que le gouvernement qui fait beaucoup de politique est un mauvais gouvernement, que les meilleurs gouvernements sont ceux qui font le moins de politique, c'est-à-dire les gouvernements les moins ardents, les moins passionnés, les gouvernements qui sont des gouvernements nationaux, des gouvernements des nations au lieu d'être des gouvernements de parti.
Voilà mon opinion depuis longtemps exprimée.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - L'honorable membre, qui a été toute sa vie un homme politique, trouve que personne ne doit faire de la politique.
Je n'ai pas, en ce moment, à examiner sa thèse. S'il veut rechercher des occasions de prêcher l'abstention en matière de politique, il trouvera, dans son parti, le moyen d'exercer son zèle et de faire de la propagande. Il n'a qu'à s'adresser aux membres du clergé et je pense qu'il sera d'accord avec moi pour dire que la religion n'a rien à gagner à ce que le clergé fasse de la politique. (Interruption.)
Messieurs, l'honorable membre s'est imaginé que je me considérais disculpé du reproche d'avoir fait des nominations exclusivement politiques, parce que j'avais accusé des ministères catholiques d'avoir fait des nominations politiques et électorales. C'est une erreur complète. Je ne me suis nullement servi de cet argument. Je vous ai démontré, en discutant toutes les nominations, les unes après les autres, que vos attaques étaient injustes et imméritées, que vous ne saviez les étayer sur rien, que chaque fois que vous voyiez une personne nommée, vous disiez : C'est un libéral ! que vous ne saviez pas prouver qu'elle était moins capable que ses concurrents, que vous n'aviez rien à lui reprocher ni au point de de la moralité, ni à celui de la capacité.
Je n'ai donc pas dit ce que vous me faites dire ; vous ne pouvez vous écrier : « Habeo confitentem reum ». Je le nie de la manière la plus formelle. J'ai repoussé toutes vos accusations ; mais, en les repoussant, je me suis retourné vers vous et j'ai montré au pays que ce n'était pas nous qui avions fait de la politique dans les nominations, mais que c'était vous, qui nous accusiez, qui aviez fait des nominations politiques. Je vous ai montrés vous servant des nominations comme moyen électoral, comme arme de guerre pour faire rester au pouvoir vos idées et vos principes.
Voilà ce que j'ai démontré. Mais je n'ai nullement dit que les abus commis par M. d’Anethan et d’autres pouvaient justifier les abus que j’aurais commis moi-même. J'ai complètement dénié ces abus. (Interruption.)
L'honorable M. Coomans dit : Ce sont des ficelles. Et qu'est-ce autre chose que des ficelles que ce refrain de vos discours : La magistrature a déchu, la magistrature a perdu de sa considération ! Quelles preuves avez-vous ? Qu’apportez-vous à l'appui d'un pareil jugement ? Vous venez attaquer un grand pouvoir de l'Etat. Vous qui prêchez en ce moment la modération, vous qui dites qu'à cause même de votre irresponsabilité, vous devez être excessivement modérés dans vos jugements, eh bien, que faites-vous ? Vous attaquez un grand pouvoir et vous l'attaquez sans preuves, en plaisantant pour ainsi dire. La magistrature a déchu ! Eh bien, je proteste contre ces paroles. Pour lancer de pareilles accusations contre la magistrature, vous devriez les raisonner, vous devriez les discuter, vous devriez les appuyer de preuves. Mais votre parole est muette, quand il s'agit de prouver. Ella n'éclate que quand il faut accuser (Interruption
Non, messieurs, la magistrature n'a pas déchu. Elle fait son devoir ; elle le fera malgré toutes les attaques, toutes les accusations, malgré tous les obstacles qu'on lui suscite. Il n'y a personne qui ne passera sous son niveau. Quel que soit le parti auquel on appartiendra, quelle que soit la faveur dont on sera couvert, quelque intimidation qu'on cherche à exercer sur elle, la magistrature fera son devoir. Elle ne s'inquiétera de rien ; elle n'aura qu'une seule loi, la justice. Voilà ce qu'elle doit faire et voilà ce qu'elle fera, je puis vous l'assurer. (Interruption.)
Messieurs, j'en ai fini avec cet incident. je dois dire seulement que je n'ai nullement reconnu. comme l'a prétendu l'honorable membre au commencement de son discours. que des abus auraient été commis dans les réquisitoires et dans les considérants des jugements. Je n'ai pas examiné ce fait, je n'ai pas eu sous les yeux les documents que M. Liénart a invoqués ; je ne sais à quels faits ils se rapportent. Mais j'ai dit que l'abus était possible, parce que tous les hommes peuvent abuser de leurs droits. Il faut pas être magistrat pour cela. N'avons-nous pas vu des députés abuser du droit qu'ils ont de dire librement leur opinion sur les affaires du pays pour accuser sans preuve d'honorables citoyens ?
J'ajouterai que l’abus n'est pas plus commun aujourd'hui qu'il ne l'était autrefois et qu'il l'est peut-être moins. De tout temps, même avant la révolution de 1789, la justice a largement usé du droit de motiver ses jugements et le discours de l'honorable M. Liénart aurait pu être fait à toutes les époques.
Voici maintenant l'interpellation que j'avais à faire à M. Wasseige.
Dans son discours d'hier, l'honorable membre a tenu ce langage :
« Et si passais aux greffiers, n’en trouverais-je pas qui aient été condamnés ? Si je l'avais voulu, je n'avais qu'à ouvrir le dossier que j'ai sous la main. J'aurais pu vous citer, entre autres, le greffier d'un tribunal du Luxembourg qui, après avoir été condamné par ce même tribunal à plusieurs jours de prison pour attentat aux mœurs, a été investi de ces fonctions.
« M. Bara, ministre de la justice. - C’est inexact.
« M. Wasseige. - J'affirme que c'est exact.
M. Bara, ministre de la justice. - Et moi je vous dis que cela n'est pas.
« M. Wasseige. - Et moi, je vous dis que cela est parfaitement vrai, j'en ai la preuve, et ma parole vaut bien la vôtre. »
J'admets parfaitement bien, messieurs, qu'on discute les actes d'un ministre, que l'on critique son administration, mais on doit le faire loyalement, honnêtement.
Quand on lance contre un ministre l'accusation d'avoir nommé sciemment à une fonction publique un homme condamné pour attentat à la pudeur, on doit avoir le courage de préciser son accusation. Eh bien, je demande à l'honorable M. Wasseige de le faire.
M. Wasseige. - Vous remarquerez d'abord, messieurs, que si j'ai parlé de ce fait, c’est parce que l'honorable ministre lui-même avait accusé M. d'Anethan d'avoir nommé greffier un candidat qui avait subi une condamnation. Maintenant, ai-je attribué cette nomination à Bara ? Nullement, messieurs. (Interruption.) Pas un seul mot dans le passage de mon discours que nous a lu M. le ministre, pas un seul ne l'autorise à m'attribuer cette intention et je n'éprouve pas le moindre embarras à reconnaître que cette nomination ne lui est pas due. cette nomination a été faite par son prédécesseur et je l'aurais déclaré hier sans la moindre hésitation, si j'avais pu croire que mes paroles prêteraient à la plus légère équivoque. Quant au fait en lui-même, j'ai eu les preuves sous les yeux, il y a quelques années déjà, et j'ai refusé alors de le porter à la tribune ; si j'en ai parlé hier, c’est parce que M. Bara m’y avait provoqué en accusant un de mes honorables amis, qui a cessé depuis vingt ans d'être d'avoir posé un fait semblable.
Voilà, messieurs, que j'ai fait : je l’ai fait en acquit de mon devoir et avec toute la franchise et la loyauté de mon caractère ; lorsque je veux attaquer un adversaire, je le fais en face, je n'ai pas l'habitude de déguiser ma pensée, je ne reçois donc de leçon d'aucune espère de M. le ministre de la justice, moins encore en fait de loyauté et d'honnêteté politique qu'en toute autre matière.
Puisque j’ai la parole, je reviendrai sur une assertion de l'honorable ministre dans laquelle il s'est trompé d'une manière tellement évidente, que si l’on était aussi malveillant que lui, l’on pourrait croire que c'est la suite d'un système prémédité.
Lorsque j’ai parlé de la nomination à la place de greffier du tribunal de commerce de Courtrai, j'ai dit qu'il y avait eu présence trois candidats, le secrétaire de l'association libérale et deux docteurs en droit ; j’ai ajouté, (page 679) M. le ministre, que la loi par laquelle vous exigiez la qualité de docteur en droit était déjà présentée ; et, en effet, la présentation date du 19 novembre 1864, quoique son adoption définitive n'ait eu lieu que le 8 juin 1869. Eh bien, vous vous êtes empressé de nommer le commis greffier libéral, quoiqu'il ne possédât pas les conditions que vous exigiez dans votre projet de loi.
L’honorable ministre m'a répondu : Vous vous trompez, il y a une exception dans la loi, précisément pour les commis greffiers ; eh bien, cela est parfaitement inexact. Voici ce que dit la loi :
« Nul ne peut être nommé greffier ou greffier-adjoint d'un tribunal de commerce, s'il n'est âgé de 25 ans accomplis et s’il n'est docteur en droit. »
L'honorable ministre dira peut-être, et on le croirait en voyant la manière dont l'incident est rendu dans les Annales parlementaires, M. le ministre dira peut-être qu'il a cru que j'avais parlé d'un greffier près du tribunal civil, mais c'est une échappatoire, car j'ai parfaitement indiqué le tribunal de commerce.
L'honorable ministre devait savoir parfaitement que si la loi fait une exception pour les greffiers des tribunaux civils, elle ne la fait pas pour les greffiers des tribunaux de commerce, et l'honorable M. Bara lui-même, dans la discussion, en donnait les raisons en ces termes :
« Je crois qu'il faut exiger, pour tribunaux de commerce, la condition d'être docteur en droit et ne pas permettre que des personnes qui n'ont pas ce grade puissent être nommées greffiers. L'organisation des tribunaux de commerce nécessite la présence d'un docteur en droit, le greffier de ces tribunaux collabore à la rédaction du jugement. »
N'est-il pas plus qu'étonnant, messieurs, qu’un honorable ministre ait oublié sitôt la loi qu'il a défendue lui-même ?
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Messieurs, j’en appelle au sentiment de la Chambre et je lui demande si, quand l'honorable M. Wasseige a parlé du fait d'un greffier nommé dans le Luxembourg, et condamné pour attentat à la pudeur, il ne s'adressait pas au ministre de la justice ?
- A gauche. - Oui ! oui !
M. Wasseige. - Je répondais par un fait à un autre fait.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Alors vous avez manqué de franchise, car vous auriez dû déclarer immédiatement, sur mes dénégations, que le fait ne me concernait pas. (Interruption.)
Pourquoi avez-vous laissé supposer que c'était moi ?
Lorsque après avoir parlé de M. Dubois, vous êtes passé aux greffiers et que vous avez allégué le fait d'une personne appelée aux fonctions de greffier auprès d'un tribunat du Luxembourg, après avoir été condamné par ce même tribunal à plusieurs jours de prison pour attentat aux mœurs, je me suis écrié : C'est inexact ! Vous avez repris : J'affirme que c'est exact. J'ai répété à mon tour : et moi je vous dis que cela n'est pas. Vous avez ajouté : Et moi je vous dis que cela est parfaitement vrai. N'est-ce pas à moi que vous lanciez l'accusation ? (Interruption.)
Si mon honorable prédécesseur était ici, il pourrait vous répondre au sujet de ce fait.
Vous êtes bien imprudent, car si nous voulions user de représailles, vous auriez peut-être sujet de vous repentir. Si je ne consulte que mes dossiers, je trouve un rapport du procureur du roi d'Arlon où il est dit que la prévention a été suivie d'une ordonnance de non-lieu. Je ne connais pas les faits, mais je dis que si le délit avait existé et avait été signalé au ministre, mon honorable prédécesseur n'aurait pas nommé le fonctionnaire dont il s'agit.
L'honorable membre a parlé du greffier de Courtrai. Répondant à l'honorable membre sans voir son discours puisque je lui répliquais immédiatement, j'avais cru qu'il s'agissait d'une nomination de greffier du tribunal de première instance.
M. Wasseige. - Ah !
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Vous n'y perdrez rien pour cela. Je l'avais cru avec d'autant plus de raison que l'honorable membre disait que la nomination s'était faite à peu près à l'époque de la loi sur l'organisation judiciaire.
Or, la nomination du greffier du tribunal de commerce de Courtrai est du 8 août 1867 et la loi sur l'organisation est postérieure de deux ans, elle est du 18 juin 1869.
Maintenant voulez-vous savoir quel était le candidat nommé ? C'était un homme qui avait déjà été une première fois sur les rangs pour être nommé greffier du tribunal de commerce.
Dans son assemblée générale du 21 mars 1859, le tribunal de première instance le présentait, à l'unanimité, en première ligne pour la place d'avoué et motivait ainsi sa présentation :
« L'assemblée croit devoir présenter le sieur Dujardin comme premier candidat, bien que tous les autres soient docteurs en droit, pour les motifs suivants :
« Le sieur Dujardin exerce, depuis treize ans, les fonctions de commis greffier attaché à la chambre civile, avec un zèle, une exactitude et une assiduité au-dessus de tout éloge. Outre que cette longue pratique lui a rendu familière la science de la procédure, Il a acquis des connaissances en droit fort étendues, grâce à son assistance assidue aux délibérés du tribunal et grâce aussi à sa conception facile, à son intelligence heureuse et surtout aux études privées qu'il a faites. On peut dire de lui qu'à part le diplôme, il ne doit le céder, sous le rapport de l'instruction, à aucun des jeunes avocats du barreau. Il est également recommandable par sa conduite, ses mœurs et son caractère. »
M. Dujardin remplit pendant longtemps l'intérim des fonctions de greffier et lorsque la place devint vacante par la mort du titulaire, on s'attendait à le voir appelé à le remplacer. A cette occasion, les membres du barreau de Courtrai lui adressèrent la pièce suivante :
« La rare intelligence et l'infatigable activité avec lesquelles vous remplissez de fait depuis plus de six ans les fonctions de greffer du tribunal, vous ont concilié à un haut degré la considération de notre barreau, comme vos qualités personnelles et votre obligeance vous ont mérité toute sa sympathie et il saisit avec bonheur, monsieur, l'occasion de vous en transmettre l'expression, avec celle des vœux qu'il forme à l'unanimité pour la réussite de votre candidature à la place de greffier. »
Le tribunal de Courtrai lui-même lit une démarche en corps auprès de M. Nothomb pour obtenir la nomination de M. Dujardin ; mais celui-ci fut éliminé à cause de ses opinions. Et je n'aurais pas réparé cette injustice !
Il avait l'appui du tribunal civil, du tribunal de commerce, du barreau. Et quand, plus tard, il s'est de nouveau mis sur les rangs, bien qu'il eût pour concurrent des avocats, je l'ai nommé.
M. Wasseige. - Je n'ajouterai qu'an seul mot à ce que j'ai déjà dit sur le premier incident. J'accepte toujours la responsabilité pleine et entière de toutes mes paroles, mais je n'autorise personne à douter de mes intentions, lorsque je les ai loyalement expliquées. Mes paroles, les voici :
« Et si je passais aux greffiers, n'en trouverais-je pas qui aient condamnés ? Si je l'avais voulu, je n'avais qu'à ouvrir le dossier que j'ai sous la main. J'aurais pu vous citer, entre autres, le greffier d'un tribunal du Luxembourg qui, après avoir été condamné par ce même tribunal à plusieurs jours de prison, pour attentat aux mœurs, a été investi de ces fonctions. »
Ces paroles, je le répète, j'en accepte la responsabilité pleine et entière, mais mon intention n'était nullement d'attribuer le fait à M. Bara. Je répondais à un fait imputé à M. d'Anethan par un fait commis par un ministre libéral.
Voilà la réalité des choses et je ne reconnais à personne le droit de la révoquer en doute.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Je n'accepte pas les explications de l'honorable membre.
M. Wasseige. - Cela m'est bien égal.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Cela vous est égal, mais il est une chose devant laquelle vous devez vous incliner : c'est l'opinion publique. Eh bien, vous qui, sans aucune compétence, vous êtes posé le juge de toute la magistrature du pays, vous qui avez délivré des certificats d'incapacité à des hommes de mérite, vous qui vous arrogez le droit de juger tout le monde, je vous traduis devant l'opinion publique et je demande au pays de juger votre conduite. (Interruption.)
Après avoir formulé l'accusation, après avoir cité un fait comme s'il m'était personnel, si bien que la Chambre tout entière l'a cru, que disiez-vous à la fin de votre discours ?
« Tous ces faits, messieurs, restent éclatants de vérité et je les maintiens dans toute leur intégrité et je persiste à déclarer que celui qui les a posés ne mérite pas la confiance de la Chambre ni da pays. »
C'était donc à moi que l'accusation s'adressait et elle était des plus dangereuses, car demain toute la presse cléricale aurait reproduit dans des lignes venimeuses que je nommais des magistrats condamnés pour attentat aux mœurs. (Interruption.)
M. Wasseige. - Je me soumets parfaitement et sans crainte au jugement de l'opinion publique sur tout ce que j'ai dit. Mais je dois ajouter que l'argument tiré par M. le ministre de la justice de la fin de mon discours est tellement exagéré qu'il touche à l'absurde.
(page 680) Comment ! j’ai articulé contre l'honorable ministre une quantité de faits, et résumant mon discours pour en tirer la véritable conclusion, j'aurais dû en excepter expressément le fait concernant le greffier luxembourgeois ! Allons donc ! Cela eût été ridicule, convenez-en.
J'ai parlé en termes généraux et je ne pouvais pas parler autrement ; telle est la vérité vraie et sans détour. J'aime à croire que ma parole d'honneur suffira à mes honorables collègues. Quant à mes intentions, je les explique, j'ai seul le droit de les expliquer et je n'autorise personne à les interpréter autrement que moi.
M. Coremansµ. - Messieurs, vers la fin de l'année dernière, il a paru au Moniteur un arrêté royal, reconstituant une commission instituée, il y a quelque vingt ans, pour la révision de nos lois d'instruction criminelle.
Cet arrêté royal est précédé d'un rapport au Roi, indiquant diverses réformes dont nos lois d'instruction criminelle seraient susceptibles. Guidé par les sentiments qui ont inspiré le rédacteur de ce rapport, je viens, dans un autre ordre d'idées quant à l'application, indiquer devant la Chambre, une ou deux questions, en priant M. le ministre de la justice de bien vouloir, si possible, les soumettre à l'examen de la commission par lui reconstituée.
En premier lieu, j'indique la question du droit d'appel reconnu à la partie publique en matière correctionnelle. Il semble, messieurs, que lorsqu'un prévenu a été acquitté par un tribunal, composé, généralement, de juges à qui l'habitude de condamner et de voir des coupables rend un acquittement très difficile, il semble, dis-je, que le bénéfice de son acquittement doive être définitivement acquis au prévenu.
Le droit d'appel n'existe pas en matière de cour d'assises. Je ne vois donc pas qu'il y ait le moindre danger à l'enlever à la partie publique en matière correctionnelle.
Que voyons-nous trop souvent ? Les jeunes substituts, et aussi ceux qui ne sont plus les jeunes, n'aiment pas généralement que les prévenus contre lesquels ils ont requis soient acquittés.
Faire prononcer une condamnation n'est pas toujours pour eux une simple question de devoir de magistrat, une triste nécessité sociale ; parfois, c'est aussi pour eux une question d'amour-propre. Il ont requis la mise en prévention ; ils ont soutenu cette prévention avec vigueur ; ils ont requis une pénalité, le maximum peut-être ; cependant le tribunal acquitte.
A leurs yeux, c'est le tribunal qui s'est trompé ; il n'a pas bien compris l'affaire ; la cour d'appel verra mieux ! Et la partie publique de se rendre au greffe et d'interjeter appel.
Le tribunal avait acquitté l'unanimité ; devant la cour, le prévenu, je suppose, est condamné à la simple majorité de 3 voix contre 2. Le substitut de première instance triomphe, mais voilà un citoyen condamné en réalité par une minorité de 3 voix contre 3.
D'autres fois, et c'est le cas le plus fréquent, la cour d'appel maintient l'acquittement. Le substitut ne triomphe pas, mais il a infligé injustement au prévenu une prolongation des graves inconvénients que la poursuite correctionnelle engendre fatalement.
Et ce n'est pas seulement en cas d'acquittement que l'amour-propre de la partie publique peut être plus ou moins en jeu ! que de fois, en effet, n'appelle-t-elle pas a mimima.
Le prévenu, grâce aux réquisitoires du parquet, a subi, subit encore un emprisonnement préventif relativement considérable. Le tribunal condamne à quelques jours, à quelques semaines d'emprisonnement ; le prévenu a déjà subi, préventivement, un plus grand nombre que celui auquel il est condamné. La partie publique interjette appel a minima et le prévenu, au lieu d'être relâché, est maintenu en prison en attendant l'arrêt de la cour. Celle-ci a un mois pour juger l'appel ; le prévenu, quoique sa peine soit expirée depuis longtemps, reste incarcéré. La cour, le plus souvent, confirme le jugement dont appel à minima, si même elle ne diminue encore la peine, si même elle ne prononce pas l'acquittement du prévenu.
Le prévenu est enfin relâché après avoir subi un emprisonnement deux ou trois fois plus long que de justice.
Voilà des abus possibles, réels, trop réels, auxquels il serait bon de parer en enlevant à la partie publique son droit d'appel en matière correctionnelle.
Une autre disposition de nos lois d'instruction criminelle qu'il serait bon de voir disparaitre, c'est celle qui autorise, dans certains cas, et notamment à raison de circonstances atténuantes, à raison d'une excuse, etc. ; qui autorise, dis-je, les chambres du conseil et les chambres de mise en accusation à correctionnaliser les affaires criminelles sans l'assentiment de l’accusé et même sans que celui-ci puisse former une opposition à l'ordonnance qui, pour l'enlever à la juridiction du jury, le renvoie devant le tribunal correctionnel.
Cette disposition, cette faculté de correctionnaliser les affaires criminelles, formant l'article 4 de la loi du 13 mai 1849, a été introduite dans notre législation comme un tempérament au Code de l'empire, comme une faveur accordée à l'accusé.
Or, il est admis généralement dans le barreau, et personne appartenant au barreau ne me contredira, que cette disposition est parfois appliquée, non pas en faveur du prévenu, mais contre celui-ci ; c'est-à-dire qu'on correctionnalise les affaires dans lesquelles on pouvait prévoir, à raison des faits et des circonstances de la cause, un acquittement de la part du jury.
Ces affaires, quoique criminelles et du ressort de la cour d'assises, sont renvoyées devant le tribunal correctionnel, parce qu'on sait que le tribunal correctionnel admettra bien plus facilement que le jury les éléments de culpabilité, parce qu'on sait que, là où la cour d'assises acquitte parfois, le tribunal correctionnel condamne toujours.
C'est aller à l'encontre de l'esprit de la loi que de faire manœuvrer ainsi cette disposition au grand préjudice de l'accusé. Je ne dis pas que, souvent, il ne puisse y avoir intérêt pour des personnes accusées d'un crime, de se faire renvoyer devant le tribunal correctionnel et non pas devant la cour d'assises.
Mais laissons l’accusé et son conseil apprécier cet intérêt ; demandez son assentiment à ce renvoi, ou tout au moins accordez-lui le droit de faire opposition à ce renvoi, opposition qui entrainerait de droit le renvoi de l'accusé devant la cour d'assises.
M. le ministre de la justice voudra bien, si possible, appeler sur ces points l'attention de la commission. Je ne doute pas que plusieurs de ses membres n'y fassent bon accueil.
M. Dumortier. - Messieurs, la discussion, telle qu'elle est engagée maintenant, a un peu dévié de ce qu'elle était dans les deux séances précédentes. Cependant mon honorable ami, M. Liénart, est rentré dans le système des griefs articulés contre M. le ministre de la justice en signalant des abus que se permettent les gens de loi, lorsqu'ils attaquent des personnes étrangères au procès, ou lorsqu'ils ne craignent pas de les compromettre par des questions indiscrètes.
Nous avons vu, à cet égard, des choses réellement déplorables et qu'on ne peut pas assez condamner. Dans un procès qui a été très célèbre et dont je ne rappellerai pas le nom parce qu'il occasionnerait des douleurs à un homme que nous avons tous aimé dans cette enceinte, le président relevant un fait entièrement ignoré, eut l'épouvantable indiscrétion de dire à une épouse vivant dans un ménage admirable avec son mari : N’avez-vous pas eu avant votre mariage un enfant avec le prévenu ?...
Le fait, bien qu'inconnu, était vrai ; le témoin dut l'avouer. Immédiatement le mari, qui venait de découvrir par la question du président un fait qui lui était inconnu, intenta une action en divorce.
Voilà, messieurs, à quels désastres peuvent mener de pareils abus.
Ces abus, messieurs, il faut qu'ils disparaissent.
Lorsqu'ils émanent de la magistrature assise, je conçois que le gouvernement n'ait rien à dire ; nous avons nous, en vertu de notre mandat, le droit et le devoir de les critiquer ; mais il est bien évident que s'ils émanent de la magistrature debout, le gouvernement et nous, nous avons à examiner la conduite des agents du pouvoir. N'avez-vous pas vu, il n'y a pas longtemps encore, un substitut du procureur général de Gand qualifier l’acte très innocent d'un de nos honorables collègues, M. Van Wambeke, de la manière la plus flétrissante, accuser sa conduite honorable d'odieuse turpitude, pour un fait innocent en lui-même et sans qu'il lui fût permis de répondre à une aussi grossière injure. Voilà, messieurs, comment on traite les membres de cette Chambre.
Eh bien, je dis, moi, qu'on ne peut pas avoir de paroles assez sévères pour blâmer le magistrat qui se sert de pareilles expressions, surtout vis-à-vis d'un membre de la représentation nationale.
En Angleterre, où l'on sait faire respecter l'honneur des membres du parlement, si un personnage judiciaire se permettait une telle injure, le président le ferait traduire sa barre par l'huissier à la verge noire et il serait emprisonné au pain et à l'eau, jusqu'à ce qu'il eût demandé pardon à genoux en plein parlement.
Mais ici les magistrats se permettent de flétrir la conduite des membres de cette Chambre, lorsqu'ils sont introduits dans une cause quelconque, même politique, bien certains que cette conduite leur vaudra la faveur et les éloges du ministre de la justice.
(page 681) C’est ce qui est arrivé pour mon honorable ami, M. Van Wambeke, député d'Alost, dont je suis heureux et fier de prendre aujourd'hui la défense.
M. Rogierµ. - Il ne faut pas dire dans le parlement que l'ordre judiciaire est déconsidéré.
M. Dumortier. - Nous y reviendrons tout à l'heure, M. Rogier. Mais en ce moment, nous pouvons bien dire que les nominations raites par M. le ministre de la justice ont jeté la déconsidération sur un ordre aussi important que l'ordre judiciaire. C'est là un fait d'une gravité excessive et que tout député a le droit de faire connaître au pays.
M. Coomans. - Et le devoir.
M. Dumortier. - Quand on a fait de l'ordre judiciaire le privilège d'un seul parti pour récompenser des services électoraux, quand on a écarté systématiquement, et les chiffres donnés par l'honorable M. Wasseige l'ont démontré jusqu'à la dernière évidence, lorsqu'on a écarté, dis-je, tout ce qui appartient à l'opinion conservatrice ; lorsque les sujets les plus brillants du parti conservateur n'ont pu obtenir une simple nomination de juge et que l'on a vu, dans presque tous les tribunaux, des hommes dont la médiocrité est proverbiale, primer ces hommes de mérite, tout le monde s'est dit : Par qui serons-nous jugés ? Et il est incontestable que le prestige de la magistrature en a souffert.
Et quand je justifie ce que vous a dit l'honorable Coomans, ce n'est pas la magistrature que j'attaque, c'est l'auteur de ces nominations.
Dans ces nominations odieuses, il y a deux choses : il y a d'abord une injustice commise envers la masse de la nation. Mais, à côté de cela, il y a, si c'est possible, un fait plus grave encore : c'est l'amoindrissement de ce grand pouvoir, du pouvoir judiciaire que vous composez pour un seul parti, que vous recrutez parmi vos serviteurs électoraux et qui, par conséquent, n'inspire plus de confiance à notre parti. Quand vous composez tout le corps judiciaire des hommes d'un seul des deux partis qui divisent la Belgique, croyez-vous que ce corps ainsi composé conservera le prestige qu'il avait, je ne dirai pas lors lorsqu'il y avait pondération, mais lorsque les deux partis étaient représentés dans la justice ?
Il faut, je ne dis pas la pondération, elle est impossible, mais la justice pour les deux partis ; il faut que les deux partis soient représentés. Eh bien, vous n'avez pas répondu et vous ne répondrez pas à ces chiffres accablants de l'honorable M. Wasseige. Dans le ressort de Bruxelles, les nominations en faveur de l'opinion conservatrice ne s'élèvent qu'à 12 ou 13 p. c., dans le ressort de Liége à 15 p. c. et dans les Flandres seulement à 4 p. c.
Ah ! quand, pour le malheur de la patrie, de pareils faits, qui rappellent les plus mauvais temps, les plus mauvais moments de la politique de Van Maanen, arrivent, n'est-il pas de notre droit, n'est-il pas de notre devoir de les signaler et d'en montrer les conséquences dans l'affaiblissement du pouvoir judiciaire et dans la déconsidération que vous infliger audacieusement à ce grand pouvoir constitutionnel ?
Et, ce que je dis, il n'est pas un de ces anciens magistrats, de ces vieux et honorables magistrats que vous avez expulsés par votre loi sar l'organisation ou plutôt sur la désorganisation de l'ordre judiciaire, qui ne déplore vos nominations, qui ne déplore cet esprit de parti qui règne dans toute la magistrature, et qui est un affaiblissement considérable pour elle et une cause de déconsidération devant le pays.
Mais vous dites que les hommes de l'opinion catholique ne se présentent pas. Je le conçois fort bien. Comment se présenteraient-ils, quand ils sont sûrs de n'être pas nommés ? Comment se présenteraient-ils, quand ils sont certains que M. Bara ne les nommera pas ? Comment ! vous avez écarté les sujets les plus brillants, les plus méritants et vous croyez que d'autres, qui ne sont pas connus, viendront se présenter ?
Je ne sors pas de la capitale ; je ne sors pas de Bruxelles ; qu'est-ce que je vois ? L'honorable M. Domis de Semerpont, attaché depuis dix à quinze ans au parquet du procureur général et l'un des avocats les plus éminents de Bruxelles, s'est présenté fois sur fois pour obtenir une simple place de juge. Toujours il a été appuyé de la manière la plus vive par le procureur général. Il n'a pas été nommé. Pourquoi ? Parce qu'il est membre de la société de Saint-Vincent de Paul.
M. Scheyven a été écarté. Pourquoi ? Parce qu’il est membre de la société de Saint-Vincent de Paul.
Un homme qui m'honore de Ron amitié, M. l'avocat Hervy, à Mons, l'un des savants les plus distingués, les plus capables de la Belgique, s'est présenté depuis dix ans ; il se présente constamment pour obtenir une place de juge. Personne ne peut contester l’immense mérite de cet avocat. Il a été constamment écarté, toujours parce qu'il est membre de la société de Saint-Vincent de Paul.
Et vous viendrez dire que c'est ainsi que vous faites respecter la magistrature ? Et vous blâmerez l'honorable Coomans, en disant qu'il attaque la magistrature !
Ce qu’il attaque, ce n'est pas la magistrature, ce sont vos actes. Vous jetez de la boue sur l'hermine du juge en faisant toutes ces nominations injustes, et vous vous irritez de ce qu'on montre cette boue dont votre main malfaisante l'a flétrie. Je dis que vos actes, il n'est pas d'expressions assez énergiques pour les qualifier. Nous sommes tous exposés à être jugés et faut-il que la nation puisse se dire : « Par qui serons-nous jugés ? » Les choses en sont arrivées à ce point que lorsqu'une institution catholique quelconque a un procès, elle se dit : Avant tout il faut que je prenne un avocat libéral pour avoir des chances de gagner mon procès. Eh bien, je dis que c'est une calamité pour un pays d'en être arrivé là, c'est plus qu'une calamité, c'est une catastrophe, car la moitié du pays n'a plus confiance dans la magistrature.
J'aimerais mieux le système anglais avec un seul juge et instruction son orale et publique que notre système de magistrats politiques et d'instruction secrète, que votre magistrature a nommée pour des services électoraux.
Et vous venez reprocher à M. d'Anethan cinq ou six nominations, tandis que vous avez exclu systématiquement tous les catholiques des fonctions judiciaires. Vous traitez la Belgique en vainqueurs et vaincus. Je dis que c'est là une iniquité qui crie vengeance au Ciel. Jamais Van Maanen n'en a fait davantage ; il n'en a pas fait autant.
Messieurs, je ne voulais pas entrer dans ce débat, je comptais laisser ce côté de la question à mes honorables amis politiques, mais j'ai été forcé de prendre la parole par le discours de M. le ministre de la justice. Je voulais examiner quels ont été, entre les mains de M. le ministre de la justice, les résultats de la loi qui spolie les bourses d’étude et les établissements de charité.
Le 20 de ce mois, le Moniteur publiait quatre arrêtés qui confisquent et donnent aux communes quatre établissements de charité, trois à Tournai et un à Liége. Je ne m'occuperai pas de l'établissement de Liége, je ne connais pas les faits ; je laisserai à ceux qui les connaissent le soin d'en entretenir la Chambre. Je m'occuperai des faits relatifs la ville de Tournai, que je connais parfaitement.
Il existe à Tournai un établissement qui jouit de la plus grande estime dans la ville et qui est connu sous le nom de l'établissement des Monnelles et de Manare.
C’est une espèce d'orphelinat dans lequel les jeunes filles orphelines de père et de mère ou orphelines de père ou de mère sont reçues à l'âge de 9 ans, entretenues, logées, nourries, habillées et éduquées jusqu'à 18 ans et alors rendues à la société.
Vous le voyez, cela n'a rien de commun avec l'instruction primaire. Et cependant cet établissement vient d'être confisqué comme étant une école primaire.
En mars 1863, lorsque nous discutâmes la loi sur les bourses d'étude, une grosse question se présenta dès l'abord, dans la Chambre, celle de la fondation Terninck, à Anvers.
L'honorable M. Loos avait déposé sur le bureau de la Chambra une pétition qui protestait contre la confiscation de cet établissement qui rend, paraît-il, la ville d'Anvers les plus grands services.
La discussion dura plusieurs séances, et dans celle du 12 mars 1868, l'honorable M. Tesch termina le débat en disant :
« Je n'hésite pas à déclarer qu'elle (cette fondation) ne tombe pas sous l'application de la loi, parce qu'elle est principalement une fondation de bienfaisance. »
En effet, la fondation était précisément une fondation de bienfaisance comme la fondation des Monnelles et de Manare.
Notre honorable collègue M. Allard, qui porte une vive et légitime sollicitude à l’établissement des Monnelles, réclama à son tour en faveur de cet établissement.
Cependant, peu après la promulgation de la loi parut une demande de la ville, je pense, à l'effet de réunir l'établissement des Monnelles et de Manare à la ville ou au moins pour obtenir la collation des cinq bourses attachées à cet établissement par l'acte de fondation.
L'affaire fut communiquée au bureau des hospices de Tournai. Ce bureau réclama vivement et, dans un rapport du 8 décembre 1865, qui fut envoyé à la députation permanente, il dit :
« Ces fondations ont évidemment une complète analogie. Toutes ont pour objet la création d'un hospice, d'on asile pour les pauvres enfants, la plupart orphelins de père et de mère, asiles dans lesquels, suivant la volonté des fondateurs, on doit les nourrir, les entretenir, les instruire, (page ) leur apprendre à travailler de manière qu'ils puissent à leur sortie se procurer une existence honnête. » Et le rapport ajoute : « Il est évident que l'article 49 de la loi du 9 décembre 1864 n'est pas applicable à de pareilles fondations qui sont de véritables orphelinats, qui n’ont aucun rapport avec les établissements d'instruction primaire, où l'on ne s'occupe que d'instruction proprement dite. »
Quant aux bourses, le rapport de l'administration des hospices faisait remarquer que depuis la fondation des hospices civils en l'an IX, jamais on n'avait connu de bourses d'étude.
Bientôt après, l'affaire fut renvoyée à la députation permanente qui, dans un avis motivé, s'exprimait ainsi le 29 mars 1866 :
« Considérant que la fondation de bourses de cette fondation a cessé d'exister depuis l'an IX, sinon antérieurement, qu'elle n'a jamais été rétablie et que les biens en dépendants, s'ils n'ont été perdus, se trouvent affectés à la même destination que ceux dépendants de l'hospice-école des filles pauvres ; considérant que cet état de choses existe depuis plus de soixante ans et que la prescription est acquise au profit des hospices ; est d'avis qu'il n'y a pas lieu de rétablir la fondation des bourses créées par les demoiselles Manare. »
Cependant, deux ans après, le 14février 1868, M. le ministre de la justice adresse au gouverneur une lettre dans laquelle il soutient qu'il y a lieu de faire le partage de la dotation et de remettre à l'hospice les bourses de la ville. Il soumet la question à la députation et aux hospices. La députation et les hospices restent du même avis.
Second rapport de la députation, qui déclare qu'il n'y a plus de bourses, que l'établissement est une espèce d'orphelinat, un véritable hospice qui ne peut pas tomber sous l'application des articles 3, 4 et 5 de la loi sur les bourses d'étude.
Le 28 juillet 1868, le bureau des hospices démontre la fausseté de l'argumentation de M. Bara.
Il conclut de la manière suivante :
« Les hospices de Tournai n'ont jamais géré la fondation des bourses de Manare ; ils n'ont géré et administré qu'une fondation de bienfaisance, un établissement de charité, dans lequel sont reçues de pauvres filles depuis l'âge de 9 ans jusqu'à 18, pour être nourries et élevées sous quelques maîtresses et se perfectionner à tricoter et à coudre ou autre chose qu'on juge plus utile, pour apprendre à lire et écrire, jusqu'à ce qu'elles soient capables de servir et gagner de quoi vivre, le tout suivant la volonté du fondateur. »
Il écrit, en finissant, ces paroles en quelque sorte prophétiques :
« Nous répétons ce que nous avons déjà dit qu'un arrêté royal ne peut avoir pour effet de détruire une loi et d'exproprier une administration des biens qui lui ont été légalement conférés. »
Cette réponse si ferme et si digne semblait avoir mis fin au différend quant aux bourses qui avaient autrefois existé. Pour ce qui est des établissements de bienfaisance, toute revendication avait cessé et la spoliation semblait écartée à toujours.
Eh bien, au moment où l'on y pensait le moins, sans avertissement aucun, cette spoliation a eu lieu et, le 20 de ce mois, le Moniteur portait deux arrêtés qui confisquent au profit de l'administration de la ville de Tournai la fondation des Monnelles et la fondation Manare. Et sur quel prétexte cette confiscation a-t-elle eu lieu ? Ces établissements sont déclarés, dans l'arrêté royal, des établissements primaire. Je ne comprends pas que M. Bara, qui est Tournaisien, ait pu soumettre à la signature du Roi une pareille contre-vérité.
Quoi ! un orphelinat, un orphelinat réel, où des jeunes filles sont reçues à l'âge de 9 ans et demeurent jusqu'à 18 ans, logées, nourries, habillées, éduquées et apprennent tous les métiers à l'usage des jeunes filles en même temps que la lecture et l'écriture, vous viendrez dire que ce sont la des établissements d'instruction primaire ! Mais c'est soumettre à la signature royale le contraire de la vérité, pour ne pas me servir d'une expression plus forte, si facilement à votre usage. Et c'est ici qu'il faut dire ce que disait Tesch de la fondation Manare : « Ces établissements sont principalement une fondation de bienfaisance. »
C’est ce que l'administration des hospices n'a jamais cessé de proclamer.
Maintenant, dans quel but changer la nature de ces établissements qui font la gloire du pays ? Et comment peut-on songer à confier ces fondations d'orphelinat à une administration communale ?
Quoi ! vous venez chaque jour nous dire que vous voulez la décentralisation et ici vous faites de la pire de toutes les centralisations, celle qui consiste à mettre entre les mains d'administrations communales tout ce qui tient aux établissements de bienfaisance.
Ne nous parlez donc pas de décentralisation, quand tous vos actes protestent contre cette tendance.
Est-il possible d'imaginer une centralisation plus déplorable que de voir de pareils établissements confiés à des administrations communales ?
Mais, messieurs, ces administrations ont un but tout différent ; elles ont pour but de gérer les intérêts communaux et non pas des fondations d'orphelinat, des écoles, des pensionnats de jeunes filles.
Ah ! je prévois la réponse que me fera l'honorable M. Bara. Il viendra dire qu'il y a dans le Code civil un article qui définit le mot « orphelin » celui qui a perdu son père et sa mère.
Mais à cette définition j'opposerai celle du Dictionnaire de l'Académie, définition bien plus importante et plus exacte. Que dit ce dictionnaire ? Orphelin, enfant en bas âge qui a perdu son père et sa mère ou l'un d'eux. Ainsi, dans le langage usuel et académique, on est orphelin lorsqu'on a perdu soit son père, soit sa mère, soit l'un et l'autre. Eh bien, messieurs, cette définition s'applique exactement à la fondation d'Anvers, à la fondation Manare et probablement aussi à celle de Liége dont il est question au Moniteur.
Voyons, en effet, ce que porte la loi sur les bourses d'étude.
On invoque, je le sais, l'article 4 portant : « Les libéralités en faveur de l'instruction primaire, sans autre indication ni désignation, sont réputées faites au profit de la commune, à moins qu'il ne résulte des circonstances ou de la nature de la disposition qu'elles sont faites au profit de la province ou de l'Etat. »
Mais que porte l'article 9 ?
« Les libéralités au profit de l'enseignement spécial qui se donne dans les grands séminaires, dans les églises paroissiales, succursales ou consistoriales, ou de l'enseignement primaire qui se donne dans les hospices d'orphelins, sont réputées faites aux séminaires, fabriques d'église, consistoires ou commissions d'hospices. »
Or, les fondations Manare et Terninck ont été faites au profit des hospices et il a fallu introduire une contre-vérité dans l'arrêté royal pour justifier les mesures iniques qui ont enlevé aux hospices de Tournai ces magnifiques établissements.
Et pourquoi, messieurs ? Mais, mon Dieu ! votre but est bien évident. Il est percé à jour. Vous voulez arriver à créer partout des écoles pour l'éducation des femmes libres comme au temps des saint-simoniens. C'est la guerre à l'éducation chrétienne de la femme que vous voulez créer et organiser en Belgique.
Je dis, pour mon compte, que cette tendance est déplorable, que c'est un sacrifice fait aux plus mauvaises passions, et que ce n'est pas avec de tels sacrifices que vous attacherez à la nationalité, à la dynastie et nos institutions les hommes honnêtes, consciencieux, du pays.
Laissez donc l'administration de ces beaux établissements à ceux qui les ont toujours administrés ; laissez-les aux mains des hospices composés d'hommes dévoués, éclairés, désintéressés qui les ont toujours gérés d'une manière admirable ; ne les détournez pas de leur destination, ne laissez pas apposer la signature du Roi au-dessous d'un fait faux, déclarant que c'est une fondation d'instruction primaire, alors qu'il s'agit d’un véritable orphelinat, réglé par l'article 9 dont je viens de donner lecture.
L'exécution de la loi sur les bourses d'étude soulève des questions d'une gravité extrême. Qu’a fait M. le ministre de la justice ? Il existe à Tournai, comme à Liége, une maîtrise dans la cathédrale. ces maîtrises sont des écoles des écoles de chant et de latin, excessivement respectables. Chacun sait que l'illustre Grétry est sorti de la maîtrise de la cathédrale de Liége.
Eh bien, pourrez-vous le croire, messieurs ? Un arrêté royal. contresigné par M. Bara, est venu confisquer la maîtrise de la cathédrale de 'Tournai pour la donner à l'administration communale, comme si c'était une école d'enseignement primaire. Que diriez-vous, vous qui êtes glorieux du nom de Grétry, que diriez-vous d'un homme qui viendrait confisquer l'ancienne maîtrise de Liége où cet illustre compositeur s'est formé, pour l'attribuer à une administration quelconque ? Mais vraiment, cela va trop loin, et on ne recule pas quand on a les sentiments dont est animé M. Bara.
La maîtrise de la cathédrale de Tournai est surtout destinée à former des enfants de chœur, dans l'intérêt de la cathédrale. Si, après tout, la maîtrise devait être confisquée, ce n'est pas à la ville qu'elle devait appartenir, c'est à la province, car la cathédrale n'est pas l'église de la ville, elle est l'église de la province ; c'est à la province donc à réclamer la maîtrise de la cathédrale, Est-il jamais entré dans la pensée de l'administration communale de Liége de revendiquer la maitrise de cathédrale de Liége ?
L'établissement de Tournai a été fondé il y a près de 700 ans par (page 683) l'évêque Walthère de Marvis, et voilà l'établissement que l'on confisque pour le donner à la ville !
Vraiment, il n'y a plus rien sacré.
Je parle, M. Bara, de la maitrise de la cathédrale de Tournai.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Je ne la connais pas.
M. Dumortier. - Tant pis ; vous avez contresigné l'arrêté sans connaître les choses.
Je dis qu'il est déplorable de voir de semblables confiscations accomplies en vertu de la loi sur les bourses d'étude. Tout est irrégulier dans cette affaire. Quand on a fait cette loi qui confisque les bourses d'étude fondées par des prêtres et par des hommes charitables et pieux, on s'est livré à des attaques tout fait différentes du système que l'on suit aujourd'hui. On criait alors aux prêtres : Voleurs !
Tous les administrateurs des fondations de bourses étaient des voleurs. Il n'y a pas jusqu'à mon vieil ami, le chanoine Wauthier, de Philippeville, qu'on ait représenté alors comme un voleur, lui qui avait sauvé les bourses d'étude pendant la révolution !
Maintenant que la loi est votée, on en confie l'exécution à la fine fleur du libéralisme, à tout ce qu'il y a de plus honnête et de plus pur pour contraster avec le prêtre voleur de M. Bara.
On nomme comme président de la commission des bourses d'étude du Brabant, M. Leclercq, président de l'association libérale de Jodoigne et membre du conseil provincial. Puis, on nomme comme receveur des bourses d'étude un certain Dandois,
C’étaient là des hommes vertueux, la fine fleur du libéralisme, qui allaient donner aux curés et aux prêtres des leçons de probité.
M. de Vrintsµ. - M. Leclercq n'était pas vice-président de l'association libérale de Jodoigne.
M. Dumortier. - Eh bien, peu de temps après, qu'arrive-t-il. Qui est-ce qui disparaît enlevant quelques centaines de mille francs ? C'est le premier de ces deux messieurs ; c'est le président de la commission des bourses. (Interruption.)
M. Broustinµ. - C'est une erreur.
M. Dumortier. - M. Leclercq faisait partie de la commission des bourses.
Quant à M. Dandois, Il va s'établir à Ixelles, et, là, il a la gestion des bourses d'étude du Brabant, la plus importante de toutes, puisque le chiffre des fondations est de 200,000 ou 300,000 francs.
Il y a un an, le typhus vient affliger notre pays et va frapper à la porte de Dandois ; il tue Dandois, il tue sa femme, il tue sa servante ; tout le monde est mort à la maison.
On met les scellés et on finit par se rappeler que Dandois était trésorier de la commission des bourses d'étude du Brabant ; on fait l'inventaire et on trouve dans la caisse un déficit considérable.
Dandois, l'homme vertueux, mis là pour démontrer que les chanoines étaient des voleurs, avait commencé par voler l'argent des bourses d'étude.
Il est vrai, messieurs, qu'on a dit que le cautionnement versé par Dandois couvrait le déficit, mais il n'en est pas moins incontestable que ces hommes vertueux, que ces fines fleurs du libéralisme, que vous avez mis à la tête des fondations des bourses du Brabant, sont venus prouver qu'ils étaient infiniment plus coquins que les prêtres que vous aviez répudiés comme tels.
Eh bien, voilà pourtant les gens auxquels vous accordez toutes les faveurs !
Et je vous le demande maintenant que nous examinons tous ces actes, que nous voyons de toutes parts des nominations comme celles qu'a signalées l'honorable M. Wasseige, quand nous voyons écarter systématiquement les hommes de l'opinion conservatrice des fonctions de l'ordre judiciaire, je vous le demande, devons-nous être satisfaits et ne nous est-il pas permis d'avoir des craintes considérables sar la situation de cet ordre judiciaire, si puissant et qui jouissait autrefois d'une si grande considération ?
Si vous voulez constituer la liberté, commencez par avoir une magistrature exempte de tous reproches.
L'iniquité du juge est la plus grande de toutes les calamités a dit Ammien Marcellin. Questoris iniquitem omnibus esse criminibus graviorem. Et quand on voit former des cours par esprit de parti. quand on voit écarter systématiquement la moitié des enfants de notre pays de pareilles fonctions, je dis que c'est un désastre et que ce désastre n'aura sa fin que lorsque nous verrons l'honorable M. Bara sortir du banc des ministres.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - S'il y avait un membre dans cette Chambre qui ne devait pas parler des nominations judiciaires, c'est l'honorable M. Dumortier.
Je ne lui parlerai pas de faits qui lui sont inconnus ; je lui parlerai de faits qu'il a vus de ses propres yeux.
L'honorable M. Dumortier a exercé pendant de longues années une influence prépondérante dans la ville que j'ai l'honneur de représenter. L'honorable M. Dumortier a été aussi représentant de la ville de Tournai. Il vous parlait tout à l'heure de pondération dans la magistrature ; il disait que les deux partis devaient y être représentés. Or, il y avait, au tribunal de Tournai, sept juges dont les nominations se sont faites évidemment sur les avis et les recommandations de l'honorable membre.
M. Dumortier. - Pas du tout.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Oh ! l'honorable membre, j'en suis convaincu, était assez influent pour cela. Eh bien, sur ces sept membres du tribunal de Tournai, il y en avait cinq appartenant à l'opinion catholique la plus accentuée ; si accentuée que, comme je l'ai rappelé hier, ces cinq membres ne se sont nullement gênés pour signer une circulaire contre l'honorable M. Rogier.
Et il ne suffisait pas d'avoir le tribunal composé presque tout entier de catholiques, le procureur du roi était catholique et le juge de paix aussi. Les catholiques avaient tout pris. Et c'est l'honorable M. Dumortier qui vient nous accuser de partialité et d'injustice !
Qu'ai-je fait ? J'ai eu des nominations à faire à Tournai et j'ai nommé dans le tribunal de Tournai des catholiques, faveur à laquelle jamais les ministères de l'opinion de l'honorable membre ne nous avaient jamais habitués.
Je demande si, en présence de pareils faits, l'honorable membre est bien tenu de se lamenter et déplorer la décadence de la Belgique par suite de la partialité des nominations.
Messieurs, j'arrive aux faits qui sont les plus importants dans le discours de l'honorable membre.
L'honorable membre prétend que nous avons cherché à démontrer que les ecclésiastiques, administrateurs de bourses, avaient volé les fondations et en avaient détourné les revenus.
Nous n'avons rien dit de semblable. Nous avons démontré que des abus existaient ; nous avons montré que les fondations da bourses d'étude étaient mal gérées. Mais nous avons été loin de porter un jugement général, de prétendre que tous les administrateurs étaient des prévaricateurs, des spoliateurs.
L'honorable membre me dit : Dans le Brabant, vous avez nommé des administrateurs qui ont forfait à leurs devoirs. Voici les faits qui sont arrivés à ma connaissance ; car je n'ai été saisi d'aucune plainte et je n'ai reçu aucune espèce de rapport. Un membre de la commission a fait de mauvaises affaires, Ce n'est pas le premier membre d'une commission qui forfait à l'honneur et laisse un déficit. Le déficit qu'il a laissé n'a rien de commun avec l'administration des bourses.
Mais un receveur est mort du typhus ; on n'a pu savoir où étaient les fonds appartenant aux fondations ; il avait eu le tort de confondre les sommes provenant des revenus des fondations avec ses revenus particuliers.
On a fait l'inventaire ; il y avait des fonds pour payer toutes les bourses d'étude. Mais comme cet homme avait des créanciers, ceux-ci ont demandé à concourir au partage. La vérité est que, si le receveur avait été sauvé du typhus, aucune réclamation n'aurait pu s'élever. Vous dites qu'il y avait déficit dans la caisse ; c'est une erreur. Il y avait déficit quant à la situation du receveur vis-à-vis de tous ses créanciers ; mais quant à la caisse des bourses, vous ne pouvez pas dire qu'il y avait déficit.
Si vous voulez parler de pareils faits, il y en a qui arrivent tous les jours à ma connaissance. Ainsi, il y a peu de jours, on m'a envoyé un procès-verbal signé par un vicaire général de Tournai, constatant un déficit dans la caisse d'une fabrique d'église d'à peu près 15,000 francs à charge d'un curé habitant les environs de Tournai.
Voyons maintenant les fondations.
L'honorable membre prétend que l’on a spolié, que l'on a confisqué les fondations Monnelle et Manare de Tournai. Je crois que l'honorable membre ne se rend pas compte des mots « confiscation » et « spoliation ». On n'a rien confisqué du tout.
L'établissement dont il s'agit subsiste en entier. Savez-vous, messieurs, le grand changement qui a été opéré ? C'est que cet établissement, au lieu d'être géré par la commission des hospices, le sera désormais par la commune. Il n'y a pas même de question politique, puisque l'honorable membre reconnait lui-même que les membres de l'administration des hospices sont libéraux comme les membres de la commune.
Voici la question que nous avons eu à résoudre : L'établissement (page 684) appartient-il aux hospices ou à la commune ? Nous y avons vu un établissement d’instruction ; l'honorable membre soutient que c'est un établissement de bienfaisance, puisque, pour y être admis, il faut être orphelin.
Eh bien, messieurs, l'article du décret du 19 janvier 1811 porte :
« Les orphelins sont ceux qui, n'ayant ni père ni mère, n'ont aucun moyen d'existence. »
Nous ne pouvons donc pas admettre qu'un établissement obligé de donner l'instruction aux enfants des familles pauvres qu'ils soient ou non orphelins, soit un orphelinat et doive être géré par l'administration des hospices.
On dit que la députation permanente a été hostile à la mesure. Oui, la députation permanente a émis un avis contraire, mais par un motif que l'honorable membre n'invoquera pas.
La députation prétend que toutes les fondations de l'espèce ont été remises pour les besoins généraux des hospices, et que par conséquent les hospices peuvent en disposer à leur gré. Nous n'avons pas partagé cette manière de voir, qui constituerait toute une jurisprudence nouvelle. Quant aux hospices, ils se croient propriétaire en vertu de la prescription, mais ce moyen ne nous paraît point meilleur, car les hospices n'ont pu évidemment prescrire contre leur titre.
En résumé, messieurs, il n'y a ni confiscation, ni spoliation ; nous avons attribué l'établissement à la commune, comme la loi nous y obligeait.
L'honorable membre a parlé d'un autre établissement qui appartiendrait, selon lui, à la fabrique de la cathédrale. Nous pensons, nous, que c'est une fondation d'enseignement. Mais pourquoi l'honorable membre, lorsqu'on a fait la loi de 1864, n'a-t-il pas proposé une exception pour l'école annexée à la cathédrale de Tournai ? Apparemment parce que les Chambres ne l'eussent pas adopté. L'honorable membre ne peut pas me faire un grief de ce que j'exécute la loi telle qu'elle été faite.
M. Broustinµ. - Messieurs, je ne puis laisser passer sans réponse ce qui vient d'être dit par l'honorable M. Dumortier. Il a cru devoir attaquer la commission des bourses du Brabant.
M. Dumortier. - Pas le moins du monde.
M. Broustinµ. - La commission des bourses du Brabant a attaquée par vous. et j'ai le devoir de vous répondre, puisque j'en fais partie.
D'abord comme je le ferai observer, la présidence de la commission des bourses d'étude est dévolue à M. De Longé, membre de la cour de cassation et l'une de nos illustrations.
Le président a tenu la main à ce que tous les règlements relatifs à la caisse fussent exécutés. Il y avait un cautionnement hypothécaire de 15,000 francs. Il y avait obligation de verser à la caisse de réserve tout le disponible.
Toutes les justifications ont toujours été exigées, car l'honorable président est excessivement ponctuel.
Comment a-t-il pu y avoir, non pas détournement. mais déficit.
Quand un homme manque, comme Dandois, d'ordre dans sa comptabilité, quand il mélange son argent avec celui de la caisse, je défie qui que ce soit de pouvoir distinguer ce qui est à l'un et ce qui est à l'autre.
L'essentiel était de savoir si les prescriptions réglementaires avaient été observées.
Lorsque le déficit a été constaté, les diligences nécessaires ont été faites immédiatement et en ce moment nous sommes en liquidation avec la succession et il n'est pas constant du tout qu'il y aura perte, comme l'a dit l'honorable M. Dumortier.
- Plusieurs membres. - A demain !
- Une voix. - Laissez vider l'incident.
M. le président. - La parole est à M. Dumortier.
M. Dumortier. - Tous les membres sont levés pour partir. Je parlerai demain.
- La séance est levée à cinq heures.