Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Documentation Note d’intention

Chambres des représentants de Belgique
Séance du mercredi 19 mai 1869

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1868-1869)

(Présidence de M. Dolezµ.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 911) M. Van Humbeeck procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. de Moorµ fait lecture du procès-verbal de la dernière séance.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. Van Humbeeck présente l'analyse suivante des pièces adressées a la Chambre :

« L'administration communale de Saint-Ghislain appelle l'attention de la Chambre sur le préjudice causé aux miliciens de celle commune par des fils de bateliers français qui, après avoir requis leur inscription pour le tirage au sort, se font exempter du service comme fils de Français, s'il leur est échu un numéro les obligeant au service militaire, et demandent que la loi sur la milice porte remède à cet abus. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.


« Des habitants de Vonèche prient la Chambre d'autoriser la concession d'un chemin de fer de Givet à Jemelle, demandée par les sieurs Brassine et Nicaise. »

« Même demande d'habitants d'Eprave. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Des officiers pensionnés demandent une augmentation provisoire du chiffre de leurs pensions, en attendant la révision de la loi sur les pensions militaires. »

- Même renvoi.


« M. Delaet, retenu par des affaires urgentes, demande un congé. »

- Accordé.

Projet de loi sur la milice

Discussion générale

MgRµ. - Messieurs, dans les deux dernières séances, les opposants à la loi qui vous est présentée ont exposé de nouveaux projets d'organisation militaire.

Leurs discours reposent sur des considérations générales qui servent, pour ainsi dire, de base, à leurs systèmes. Je laisserai ces dissertations de côté, pour m'attacher aux systèmes mêmes, en montrer les conséquences et les résultats pratiques.

Les propositions de l'honorable M. Thibaut peuvent se résumer de la manière suivante :

Supprimer le tirage au sort. Incorporer chaque année tous les inscrits de la milice et les tenir peu de temps sous les armes. Fixer la durée de présence au corps, pour les miliciens, substituants et remplaçants,, à douze mois au maximum, répartis en deux années. Enfin, réduire le temps de service a quatre ans.

On aurait ainsi, dit-il, quatre contingents de 30,000 hommes, qui pourraient atteindre le chiffre de 35,000 hommes chacun et qui donneraient, en cas de guerre, 120,000 à 140,000 hommes.

L'honorable membre pense former ainsi un grand nombre de soldats qui s'appuieraient sur des volontaires. Quant à ces derniers, il ne sera pas difficile, selon lui, d'en réunir 15,000 à 16,000.

Le nombre des volontaires, messieurs, a toujours été en diminuant. Nous en possédons au maximum 7,000 à 8,000.

L'honorable membre compte également sur 30,000 remplaçants. Cela ferait 7,500 par classe, puisqu'il y a quatre classes. Or, nous n'en avons maintenant que 3,500. (Interruption.)

Et nous en aurions bien moins, si le service n'était que de six mois chaque année.

En effet, beaucoup d'individus, qui se font remplacer aujourd'hui, consentiraient à marcher, si la durée du service était fort amoindrie.

Le système de l'honorable M. Thibaut entraînerait une forte augmentation de dépense.

Le budget actuel est dressé pour un effectif de 12,000 hommes, tout compris, pied d'hiver et pied d'été. Or, au lieu de ce chiffre, l'honorable M. Thibaut aurait toujours sous les armes une classe entière, soit 35,000 hommes, plus 16,000 volontaires, en tout 51,000 hommes.

Autre difficulté. Nos hommes restent sous les armes un temps assez long pour arriver à payer leur masse.

S'ils ne servaient plus que six mois, ils quitteraient l'armée avec une dette considérable. Voudriez-vous adopter une mesure qui entraînerait la ruine certaine des familles, et, dans le cas contraire, l'Etat ne serait-il pas obligé de compléter la masse ?

Ainsi donc, non seulement le budget sera augmenté par la présence d'un effectif beaucoup plus considérable, mais encore parce qu'il serait juste et équitable de mettre à sa charge les frais d'habillement des soldats.

Il se présentera encore une difficulté d'une autre nature, Qui instruira ces 35,000 hommes ? En ce moment, nous avons déjà grand-peine à trouver des instructeurs pour 10 à 12 mille hommes. Songez de plus que cette instruction devra se renouveler deux fois par an. Est-ce possible ? Et puis, comment sauvegarderez-vous l'ordre, si l'ordre est compromis ? Vous aurez 35,000 hommes qui ne seront jamais assez instruits ; il vous sera donc impossible de vous en servir. Si l'ordre est compromis ou si le pays est menacé, vous vous trouverez dans une position des plus fâcheuses.

En somme, messieurs, l'armée de M. Thibaut serait de 100,000 hommes : 50,000 hommes exercés à deux reprises pendant 6 mois ; 25,000 hommes exercés pendant 6 mois et 25,000 hommes non exercés. Voila où conduit son système.

Présenter une majoration de budget pour obtenir un pareil résultat'me paraît inadmissible.

J'aborde le discours de l'honorable M. Kervyn.

Le système de l'honorable membre est basé sur l'exonération. Je lui ferai d'abord observer que tous les passages qu'il nous a lus, relativement à l'opinion des différents généraux au sujet de l'exonération, ne s'appliquent pas à ses propositions.

Quel était le système que nous demandions ? Un système qui substituait les remplaçants administratifs aux remplaçants actuels.

L'exonération permettait au gouvernement de choisir lui-même les hommes qui devaient remplacer.

Que veut l'honorable M. Kervyn ? Il demande que tous les citoyens, à l'exception des plus pauvres, soient exonérés moyennant une somme de 200 à 300 francs. Eh bien, je dis que si M. Kervyn avait présenté son système aux différentes commissions dont il a parlé, s'il avait consulté nos généraux, il aurait pu se convaincre que ses idées n'étaient pas partagées.

M. Kervyn nous a dit que la loi de milice ébranle les grandes lois de l'ordre social, compromet l'industrie, etc.

Dire que la loi de milice ébranle la civilisation, qu'elle empêche le développement du commerce et de l'industrie, c'est aller à l’encontre de tout ce que nous apprennent les faits.

Il y a en Europe une puissance où règne le service obligatoire et qui, par conséquent, repousse le remplacement : c'est la Prusse. Connaissez-vous une nation dont le commerce et l'industrie aient fait plus de progrès depuis 1815 ? La Prusse est devenue le véritable foyer intellectuel de l'Allemagne. En quoi le service obligatoire et la présence de tous les hommes sous les drapeaux ont-ils pu arrêter ces progrès ? Les citoyens qui ont passé par les rangs de l'armée rentrent dans leurs foyers avec des connaissances et des qualités qu'ils n'avaient pas. Aussi, la Prusse a marché d'un pas rapide dans la voie de la civilisation.

L'honorable M. Kervyn a invoqué, à l'appui de son système, l'ouvrage du général français Trochu. Eh bien, cet honorable général partage complètement les idées que je développe : il est l'adversaire le plus absolu de l'exonération ; il accepte le remplacement, mais comme moyen extrême, car il le trouve mauvais. Ce qu'il veut, ce sont des soldats qui ne passent pas sous les armes un temps assez long pour y perdre leurs qualités primitives.

Voici, au surplus, les termes dans lesquels il s'exprime : « Une armée qui se renouvelle ainsi périodiquement, en recevant dans son sein une portion mutable de la meilleure population du pays, et qui, lui rendant en échange, chaque année, un contingent de soldats libérés, préparés, comme je l'ai dit, rejette tous les dix ans, dans la masse populaire, près d'un million de bons citoyens, est un puissant instrument de moralisation publique. »

Voici ce que dit l'honorable général Trochu : « On parle des populations agricoles qui, dit-on, s'appauvrissent. » Je demande si ce fait est dû à nos lois de milice ? Mais, messieurs, un pays voisin, l'Angleterre, n'a pas la conscription, là aussi on se plaint de la dépopulation des campagnes. Quelle est donc la cause réelle de ce fait ?

Pourquoi l'ouvrier des campagnes émigre-t-il vers les villes ? Par la raison toute simple qu'il préfère un salaire de 3 fr. à 3 fr. 50 c., qu'il peut (page 912) gagner dans la ville voisine, au salaire de 1 fr. 25 c. au maximum que lui procure le travail agricole.

Il est impossible de trouver dans les opinions émises par l’honorable général Trochu la moindre trace d'une appréciation défavorable quant à l'influence du séjour des campagnards dans les villes. Non, messieurs, cet honorable officier général reconnaît que les campagnards ont tout à gagner au contact de la civilisation plus avancée de nos cités.

Je comprends que ceux qui veulent que le peuple reste embourbé dans la vieille ornière et privé des bienfaits de la civilisation soient opposée à toute loi de milice ; mais quant à ceux, au contraire, qui désirent que le peuple progresse, ils doivent faire des vœux pour le maintien de lois dont la conséquence est de l'élever, de le rendre meilleur.

L'honorable membre, voulant prouver qu'on aura toujours un grand nombre de volontaires, a demandé où les Pays-Bas ont recruté les 4,000 volontaires qui sont partis pour les Indes.

M. Kervyn de Lettenhove. - C'est 40,000 qu'il faut lire ; c'est une erreur d'impression.

MgRµ. - C'est encore mieux ! Mais, messieurs, la réponse à cette question est bien simple : chaque fois qu'il y a une guerre, une guerre lointaine surtout, vous voyez une foule d'esprits aventureux s'engager pour y prendre part. Ordinairement, cette effervescence ne dure qu'un moment, au début. Mais que voulez-vous que l'on fasse de ces hommes non instruits ? Si on les verse dans les rangs des troupes déjà organisées, ils complètent les cadres et ils peuvent ainsi rendre des services, sans avoir une connaissance parfaite du métier des armes.

Dans le cas contraire, leur appui est illusoire.

Mais si les Pays-Bas trouvent pour les Indes un si grand nombre de volontaires, il n'en est pas de même dans la mère patrie.

M. Mullerµ. - Ce sont des volontaires de tous les pays.

MgRµ. - La loi hollandaise de 1817, qui nous régit encore aujourd'hui, veut qu'on n'ait recours aux milices qu'à défaut d'un nombre suffisant de volontaires. Eh bien, sous le gouvernement des Pays-Bas, dans les premières années où l'on avait des bataillons de volontaires et des bataillons de milice, on a dû les amalgamer, parce qu'il n'y avait pas assez de volontaires.

Dans la session des états généraux de 1867-1868, la section centrale du budget de la guerre fit le reproche au ministre de la guerre de n'avoir pas assez de volontaires ; et voici la réponse qui lui fut faite :

« La section centrale reproche au gouvernement de n'avoir pas pris des mesures pour remédier à la pénurie des volontaires. La section perd de vue que tous les efforts qu'on a faits pour favoriser le recrutement de volontaires sont restés jusqu'à ce jour, pour ainsi dire, sans résultats ; on a augmenté la prime d'engagement, diminué le temps de service, accordé une augmentation de solde après six et douze ans de service.

« Le conviction du ministre est que toutes les mesures prises pour trouver des volontaires ne produiront aucun effet, tant que le bien-être continuera à régner dans le pays. Les nombreuses occasions que l'homme actif et industrieux trouve pour pourvoir à ses besoins et à ceux de sa famille éteindront probablement le peu de goût qui existe encore dans le peuple pour le service volontaire. »

C'est justement ce que nous avons éprouvé nous-mêmes et ce que nous éprouvons encore.

Nous ne demanderions pas mieux que d'avoir des volontaires, pour soulager les populations qui sont appelées à faire partie de l'armée. Mais nous sommes placés devant une véritable impossibilité.

Notre organisation doit reposer sur des bases certaines et non sur des éventualités.

L'honorable M. Kervyn trouve que l'article 65 ne remédiera à rien. Voici ce qu'il dit :

« Ce n'est pas au moment où le prix du remplacement va augmenter que vous trouverez des remplaçants administratifs. »

Chose singulière ! quelques lignes plus loin, l'honorable membre trouve cependant le moyen d'avoir 3,000 remplacés administratifs à 1,000 fr. et 3,000 volontaires à 1,500 fr.

Et cependant, messieurs, quelles garanties l'article 65 n'offre-t-il pas ? Antérieurement, on avait des remplaçants à bon marché, c'est vrai. Mais un tableau que. j'ai sous les veux établit que 500 remplaçants ou substituants désertaient par année.

Voilà donc 500 familles qui, après avoir payé un remplaçant, étaient obligées d'en fournir un second. Il en est même qui ont été obligées de faire remplacer deux fois leurs enfants. Voilà où l’on en était réduit ; et ne vaut-il pas mieux payer une somme plus forte pour le remplaçant et avoir la certitude que celui-ci ne faillira pas ?

L’honorable membre dit encore :

« Ainsi, tous les ans, 1,000 ou 2,000 engagés administratifs ne feront pas qu'un homme de moins doive répondre à l'appel de la milice. »

C'est très vrai ; mais il ne faudra pas un homme de plus. Qu'est-ce que le remplaçant administratif ? C'est un homme qui remplace un des hommes du contingent. Si 500 hommes ont tiré à la milice et si 150 d'entre eux se font remplacer, 150 remplaçants prennent la place de 150 miliciens.

Ne vaudrait-il pas mieux, demande l'honorable membre, et pour l'armée et pour la population, 1,000 volontaires servant spontanément six ans, que 2,000 conscrits servant, malgré eux, trois ans ? »

Eh bien, je n'hésite pas à dire qu'il vaut mieux 2,000 conscrits servant trois ans, car ces conscrits sont disponibles pendant huit ans au moins et représentent 16,000 hommes ou, si l'on tient compte des déchets, un effectif approximatif de 15,000 hommes.

Messieurs, on vient nous parler des volontaires par opposition aux miliciens.

Pour ma part, je dirai que nos meilleurs soldais sont les miliciens.

Les volontaires sont d'excellents soldats souvent ; mais je pourrais presque dire que les miliciens le sont toujours. Il est impossible de voir plus d'abnégation, plus de bonne volonté, plus de gaieté que n'en montrent ces hommes ; je regrette que les membres de la Chambre qui votent trente-six millions pour l'armée ne vont pas les voir dans nos camps. Je les convie à Beverloo ; je les prie de venir surtout lorsque nos anciennes classes de milice sont rappelées : ils pourront s'assurer par eux-mêmes de combien d'estime on doit entourer ces braves gens, tant ils sont obéissants, pleins de bonne volonté et de patriotisme.

M. Coomans. - Donnez-leur la permission de s'en aller et vous verrez !

MgRµ. - Si l'on demandait à un individu quelconque s'il veut encore payer les impôts, je crois qu'il dirait aussi qu'il préfère garder son argent.

Messieurs, je pense que l'honorable M. Kervyn ne s'est pas rendu un compte bien exact des conséquences auxquelles conduit son système.

L'honorable membre dit que, sur une classe de milice, il y en aura 80 p. c. qui pourront se faire exonérer et 20 p. c. qui marcheront.

M. Kervyn de Lettenhove. - Conséquence extrême, improbable.

MgRµ. - Soit ; c'est à-dire que vous voudriez que ces 20 p. c. fussent exonérés encore.

M. Kervyn de Lettenhove. - Je suppose qu'il y en aura beaucoup moins qui devront marcher.

MgRµ. - Voilà donc 80 p. c. exonérés et 20 p. c. dans la misère, qui ne peuvent se faire exonérer.

À côté de cela, l'honorable M. Kervyn ajoute, par année, 3,000 remplaçants administratifs, qui servent le même temps que les miliciens ; plus 3,000 volontaires, qui servent pendant six à sept ans.

Voici les conséquences naturelles de cet état de choses :

20 p. c. représentent le cinquième de notre levée annuelle ; c'est, pour les huit classes, 19,200 hommes et, avec les pertes, 15,350 hommes.

3,000 remplaçants donnent 21,000 hommes et, avec les pertes, 19,200 hommes.

Enfin, les 3,000 volontaires, en supposant qu'ils servent huit ans, donnent aussi 19,200 hommes.

Cela fait une armée de 35,750 hommes, au lieu de 100,000.

M. Kervyn de Lettenhove. - Je demande la parole.

MgRµ. - L'honorable M. Kervyn me dira sans doute qu'il faut ajouter les volontaires purs de l'armée et les volontaires de la milice, c'est-à-dire les miliciens qui demandent à rester sous les armes après leur renvoi en congé.

Eh bien, avec cet appoint, on n'obtient encore, et dans tous les cas, que 60,000 hommes au lieu de 100,000, qui nous sont indispensables.

Mais ces 3,000 remplaçants, ces 3,000 volontaires, l'honorable membre les trouvera-t-il ? Et s'il ne les trouve pas et qu'ils font défaut, la chose est fort probable, l'armée sera tellement diminuée, tellement affaiblie, que tout l'échafaudage du système s'écroule par ce seul fait.

Et il en sera toujours de même, lorsqu'on aura un système qui ne sera pas basé sur des règles parfaitement fixes, c'est-à-dire lorsqu'on ne sera pas certain de pouvoir amener tous les ans sous les drapeaux un nombre d'homme donné.

(page 913) L'honorable membre termine son discours par une phrase que j'approuve, mais que je trouve en contradiction avec ses prémisses. Il dit :

« Une armée n'a de courage que lorsqu'elle sent vibrer en elle une grande et noble passion. Chez certains peuples, c'est la passion de la gloire. Nous aurons chez nous une passion aussi grande et plus vraie : c'est le sentiment du patriotisme. Eh bien, vous étoufferez toujours l'élan patriotique, tant que celui qui en est animé sera réduit à se placer à côté de celui qui n'obéit qu'à des sentiments de spéculation mercantile. »

Notez, messieurs, que l'armée de l'honorable M. Kervyn est composée de deux tiers de gens qui se sont livrés ù une opération mercantile et d'un tiers seulement de miliciens. Et vous voulez que cette armée soit animée d'un patriotisme élevé ! Mais votre armée est, au contraire, plus que la nôtre, que vous critiquez, la négation du patriotisme.

Je présenterai maintenant quelques observations sur le système d'organisation de l'honorable M. Couvreur.

Je passerai les considérations générales ; je ne suis pas assez philosophe pour y répondre d'une manière bien sérieuse. Il y a cependant une phrase qui ne me paraît pas en harmonie avec l'état réel des choses : Les hommes, dit l'honorable membre, rentrent au village la santé détruite par les fièvres, etc. Cela n'existe pas. Il faut voir les recrues six mois après leur incorporation ; la vie militaire qu'ils mènent, la nourriture qu'ils reçoivent, les travaux auxquels ils se livrent, tout développe chez eux la santé et les rend beaucoup plus forts qu'ils ne l'étaient précédemment.

L'honorable M. Couvreur contredit ce que j'ai avancé de l’Angleterre et des Etats-Unis. J'ai dit qu'aux Etats-Unis on avait été forcé d'en arriver à la conscription ; l'honorable M. Couvreur objecte que cela a bien été écrit dans la loi, mais que la loi n'a jamais été exécutée et qu'on s'est révolté partout contre elle.

J'ai dit, messieurs, que j'avais formé mon opinion dans la lecture d'un ouvrage intitulé : « De la puissance militaire des Etats-Unis d'Amérique », par Vigo Roussillon.

M. Vigo Roussillon n'est pas un homme ordinaire, c'est un ancien élève de l'école polytechnique, aujourd'hui un des principaux administrateurs de l'armée française.

Il a écrit son ouvrage sur des pièces authentiques. Son chapitre du recrutement, au point de vue du volontarisme, est extrêmement remarquable, et je vous demanderai la permission de vous en lire quelques extraits.

Il parle d'abord du recrutement des armées du Sud. Le Sud n'avait, en tout, que 6,200,000 âmes ; mais le service y était obligatoire ; tous les citoyens marchaient et ne pouvaient se faire remplacer ; eh bien, le Sud, qui a soutenu une guerre acharnée contre le Nord, a pu mettre sur pied 994,000 hommes. Si l'on y ajoute maintenant les troupes du Maryland et du Missouri, on arrive à un total de 1,240,000 hommes.

« Quant au Nord, de tout temps, dit l'auteur, les almanachs américains avaient fait étalage de ces innombrables régiments de milices, qui n'existaient que sur le papier et figuraient à la suite d'une petite armée régulière.

« L'appel de ces milices, fait pour la première fois le 15 avril 1861, par le président Lincoln, ne s'appliquait qu'à des régiments mobilisés pour trois mois seulement, jusqu'à concurrence d'un effectif de 73,000 hommes.

« Chaque Etat était taxé à un certain nombre de régiments d'un effectif déterminé et tous ne fournirent pas intégralement leur quote-part. Les appels suivants furent adressés à des régiments de volontaires.

« Plus tard, il fallut recourir à la conscription.

« Avant la guerre, l'armée régulière se recrutait, comme l'armée anglaise, au moyen de volontaires liés au service pour cinq ans et recevant une prime en argent, variable suivant les circonstances. »

Il décrit comment, peu à peu, le prix du volontarisme s'est élevé et il dit :

« L'horreur de la conscription est si forte chez les Américains du Nord, que les gouvernements d'Etat préféraient ajouter à l'appât de la prime de 520 ou 540 francs payée par le gouvernement fédéral une somme prélevée sur leur propre budget. Bientôt, de nouveaux accroissements de prime furent accordés par le comté, par le district, de telle sorte qu'un volontaire pût recevoir à la fois :

« 1° United-States baunty (prime des Etats-Unis) ;

« 2° State baunty (prime de l'Etat) ;

« 3° County baunty (prime du comté) ;

« 4° District baunty (prime du district) ;

« Formant ensemble 2,000 dollars ou plus de 10,600 francs.

« On ajoutait à la prime d'enrôlement une avance sur la solde, on accordait à la femme ou aux enfants de l'engagé une pension de 70 francs par mois. La prime de l'Etat de Massachussetts, dans lequel est Boston, s'élevait à 520 fr. L'Etat de New-York payait de 500 à 600 francs. Cet Etat, le plus peuplé de l'Union, renfermant une population de 2,887,342 âmes, a fourni, pendant la guerre civile, 473,443 soldats ou marins, soit 4,468 soldats de terre ou de mer de plus qu'on ne lui demandait. Il a dépensé en primes d'enrôlement, durant la guerre, 57 millions de dollars, suit environ 285 millions de francs. »

Voilà le prix des volontaires.

« Enfin, quand, en 1863, une grande consommation d'hommes eut rendus tous ces moyens insuffisants, il devint indispensable de recourir à la conscription et au tirage au sort, et ces mesures ne purent être appliquées sans résistance. Des émeutes graves ensanglantèrent plusieurs villes et particulièrement New-York.

« Une loi de recrutement volte par le congrès fut promulguée par le président Lincoln, le 24 février 1864, sous le nom d'Enrolment act. Elle prescrivait la conscription et le tirage au sort dans les sous-districts où le nombre des volontaires se trouverait insuffisant pour atteindre le complet des corps auxquels les Etats avaient été taxés. Il est assez curieux d'étudier les résultats de cette mesure, mise en vigueur, pour la première fois, chez un peuple qui avait témoigné jusque-là une si grande répugnance pour le service militaire obligatoire.

« Voici les résultats indiqués par le prevot marshal general au Congrès, le 6 juin 1864, pour les sous-districts de huit Etats dans lesquels l'opération avait eu lieu :

« Nombre des conscrits examinés : 14,741

« Exemptés pour incapacité physique : 4,374

« Exemptés pour d'autres causes : 2,642

« Exonérés moyennant argent : 5,050.

« Sous-total : 12,066.

« Entrés au service personnellement : 1,259

« Entrés au service par remplaçants : 1,416.

« Sous-total : 2,675.

« Le président, appuyant le rapport du prevot marshal, fit remarquer au Congrès ce déficit considérable de 5,050 jeunes soldats, qui s'éleva à 33,060 hommes pour la levée de 1863. Il était dû au maintien du droit à l'exonération pour la somme de 500 dollars, soit 1,680 fr. En demandant au Congrès l'abrogation de ce droit, le président ajouta que la fin prochaine de la guerre devait avoir pour conséquence de rendre le service obligatoire très court ; cependant la guerre se prolongea encore au delà d'une année. Faisant droit à cette demande, le congrès vota, au mois d'avril 1864, une loi interdisant désormais l'exonération, sauf en ce qui concernait les quakers et les sectes qui se refusent au service militaire pour des motifs religieux. Le remplacement seul était maintenu. »

Voilà, messieurs, le passage dans lequel j'ai puisé l'observation que j'ai faite relativement aux Etats-Unis.

L'armée coûte un prix exorbitant ; elle occasionne des dépenses que nous ne saurions supporter et, malgré tout, on est forcé de recourir à la conscription.

Messieurs, l'honorable membre m'a dit qu'en Angleterre la conscription ne sera jamais établie.

Eh bien, je regrette de devoir maintenir mon assertion ; la conscription y existe. Malgré toutes les dénégations possibles, la conscription est inscrite dans la loi en Angleterre et elle y est exercée.

Seulement, elle n'y est applicable que pour la défense du territoire. Ce sont les milices qui défendent le sol de l'Angleterre, comme notre armée doit défendre le sol belge.

Ce n'est que depuis 1854 que la loi n'a plus été mise en vigueur, parce que, en 1854, on a trouvé assez de volontaires pour parfaire les cadres. La loi a été suspendue et l'on fait de même chaque année.

Mais que demain le chiffre des volontaires descende en dessous de l'effectif, et la conscription sera mise en vigueur ; c'est, du reste, au fond, le système de la loi de 1817.

En 1817, on disait aux communes : On ne vous demandera des miliciens qu'autant qu'il manquerait des volontaires. Si votre contingent est de trois miliciens et que vous fournissiez trois volontaires, vous aurez satisfait à vos obligations

L'armée anglaise destinée à combattre à l'extérieur est composée, il est vrai, de volontaires ; mais si l'Angleterre avait à soutenir une grande guerre, elle serait obligée d'arriver à la conscription.

Considérons la guerre de Crimée. Là, l'Angleterre n'a pas été obligée d'user de toutes ses ressources. Elle avait à côté d'elle la France, qui avait envoyé en Crimée 150,000 hommes.

Eh bien, l'Angleterre, qui a une armée de 92,000 hommes, peut à peine réunir sur un seul point une trentaine de mille hommes, à cause des exigences auxquelles elle doit satisfaire, des pertes, des non-valeurs, etc.

(page 914) J'ai parcouru un ouvrage d'un chirurgien en chef de l'armée française, qui donne le nombre de morts, de tués et de disparus pendant la guerre de Crimée et voici ce que j'y trouve :

Les Français ont eu, en morts, tués et disparus. 93,615 hommes, les Anglais 22,182, les Piémontais 2,194, les Turcs 35,000 et les Russes 650,000. Total, 784,991 hommes.

Eh bien, je le demande, avec le système des volontaires serait-il possible de reconstituer des armées en cas de pertes pareilles ?

M. Coomans. - On ne ferait plus la guerre.

MgRµ. - Faites la guerre à la guerre et je serai avec vous ; mais la guerre étant dans les choses possibles, nous devons nous mettre en mesure d'y pourvoir.

J'ai parlé de la presse des matelots, mais je ne l'ai jamais représentée comme une institution légale ; j'ai dit que la presse avait été un expédient. L'Angleterre ne trouvant pas de volontaires et n'ayant pas la conscription pour recruter sa marine, a pris des matelots où elle les trouvait...

M. Couvreurµ. - Il y a de cela 50 ans.

MgRµ. - D'accord ; mais si des circonstances semblables se représentaient, ne ferait-elle pas de même ? Croyez-vous que le gouvernement laisserait tomber l'Angleterre ; non, il sauverait le pays quand même, quitte, après, à faire son mea culpa. Et il aurait raison.

Quant à la réserve navale dont a parlé l'honorable membre, elle est peut-être bonne pour la flotte, mais une pareille réserve pour l'armée serait d'une nature trop hypothétique.

Le Times ne s'est pas trompé ; il dit que la réserve n'est pas comme la milice, qu'on ne peut la requérir en cas de péril.

Ainsi, même en cas de danger, on ne peut compter sur elle. Si les hommes qui se sont fait inscrire ne veulent pas se présenter, ils en sont libres. Sur 16,000 qui étaient inscrits, 2,000 seulement se sont présentés ; qu'est-ce que 2,000 hommes, comparés à un effectif de 60,000 ?

Le Times ajoute que si l'on était en guerre on pourrait compter sur 5,000 hommes, soit ; mais encore une fois, qu'est-ce que cela ?

Je dis donc que si l'Angleterre était engagée dans une longue guerre, elle serait forcée de changer ses institutions militaires. Déjà pour l'intérieur, elle les modifie.

Il résulte des discussions qui ont eu lieu à la chambre des lords, que les régiments de milice, tels qu'ils sont organisés, ne sont pas capables de tenir la campagne. Aussi a-t-on résolu de les incorporer dans l'armée active, à condition, dit sir John Burgoygne, un des vétérans les plus écoulés de l'Angleterre, qu'on puisse les exercer pendant une année.

L'honorable membre a proposé un système et je dois le dire, de tous ceux qui nous ont été présentés jusqu'à présent, c'est encore celui dans lequel je trouve le plus de points de contact avec mes idées personnelles.

L'honorable membre a soin de dire qu'il ne touche pas à l'armée active permanente, que son système n'affaiblit pas la force de l'armée. Mais il ne veut plus du tirage au sort ; il consent à donner tous les ans le contingent de milice qui est jugé nécessaire, et voici comment il lève ce contingent :

Il y aurait un concours ; les 35,000 jeunes gens de chaque classe seraient examinés sur l'école de soldat, sur l'école de peloton et sur l'école de bataillon ; ceux qui feraient preuve d'une connaissance parfaite de ces trois écoles seraient exemptés de la milice, les autres seraient incorporés. Tel est le système de l'honorable membre.

Je suis partisan de l'idée d'imposer à tous les Belges l'obligation de posséder l'école de soldat et l'école de peloton, de manière qu'en cas d'invasion du pays, ils soient à même de rendre immédiatement des services à la nation.

Le gouvernement, du reste, n'a pas attendu que l'honorable membre la formulât, pour songer à la mettre en pratique. M. le ministre de l'intérieur a préparé un projet d'enseignement militaire dans les écoles primaires.

Mais, messieurs, l'honorable membre ne nous a pas dit comment il constituerait la réserve de l'armée. Nous pourrons bien, à ceux qui n'auront pas été exemptés par le concours, enseigner tout ce qu'ils doivent savoir ; mais quant aux exemptés temporaires qui, en cas de guerre, devront compléter votre effectif, ils ne posséderont que les connaissances de l'examen. Or, ces connaissances sont tout à fait insuffisantes pour former un bon soldat.

Elles seraient acceptables pour la constitution d'une réserve nationale, que le gouvernement a l'intention de créer. Mais pour l'armée proprement dite, il faut réunir d'autres qualités. Il ne suffit pas d'enseigner l'exercice, il faut obtenir la cohésion dans les rangs, assurer la connaissance des cadres ; il faut au militaire ce frottement avec ses camarades qui lui donne une confiance absolue et qui fait de toutes les forces individuelles cette grande force qui constitue ce qu'on appelle l'armée. Enfin, le soldat doit connaître le service de tirailleur, le service de campagne, le service des gardes, etc.

Eh bien, toutes ces choses, et bien d'autres encore non moins nécessaires, vous ne nous les procurez pas. Vos volontaires devraient donc passer un certain nombre de mois dans nos rangs, pour devenir des soldats complets. Et voilà en quoi pèche ce système. Mais un défaut radical encore est, selon moi, d'écraser les campagnes et les pauvres au profit des villes et des riches.

Les riches, en effet, pourront très bien faire apprendre à leurs enfants l'école de soldat, l'école de peloton et même l'école de bataillon ; mais le pauvre laboureur, comment donnera-t-il cet enseignement à son enfant ? Sous ce rapport, le système de l'honorable membre me semble consacrer une injustice, une véritable iniquité.

Mais je tiens à le déclarer, il y a, dans ce système, quelque chose qui m'a frappé et qui se rapproche de mes idées.

Il est évident qu'après l'incorporation, les trois premiers mois seront employés à l'enseignement des écoles de soldat et de peloton, avant d'arriver à l'école de bataillon. Je ne vois pas pourquoi on ne dispenserait pas de quelques mois de service les hommes qui, avant leur arrivée sous les drapeaux, auraient acquis un degré suffisant d'instruction.

Je ne repousse donc pas cette idée, comme je ne repousserai jamais aucune idée dont la réalisation pourra être utile à la bonne organisation de l'armée.

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Messieurs, après tous les discours que vous avez entendus depuis huit jours, je me félicite d'avoir ajourné, à la fin de la discussion générale, la présentation du projet que je me propose de substituer à celui qui est en délibération.

En effet, tous les orateurs qui se sont succédé, à l'exception du défenseur ex officio de ce projet de loi, ont été d'accord pour vous démontrer les vices radicaux qui s'y trouvent ; personne, pas même l'honorable ministre de la guerre, et le discours qu'il vient de prononcer en est la preuve, n'a pu justifier, d'une façon raisonnable, l'enrôlement forcé.

D'un autre côté, ce que je pourrais appeler l'exposition des idées que je vais avoir l'honneur de vous soumettre a été fait par plusieurs des orateurs qui m'ont précédé, avec une éloquence que certainement je n'aurais pas pu atteindre, et ils vous ont démontré qu'il n'était pas du tout impossible d'arriver à une solution meilleure de la question que celle qui nous est présentée par le gouvernement et par la section centrale.

Mais avant de vous exposer mon projet, j'ai une courte réponse à faire à l'honorable ministre de l'intérieur ; il a cru avoir réfuté la critique que j'ai faite du projet de loi, au point de vue constitutionnel, en me citant l'article 119 de la Constitution. Je crois ne pas m'avancer beaucoup en lui disant, dès maintenant, que cet article détruit complètement ce qu'il a voulu établir devant cette Chambre.

La question constitutionnelle, je la considère comme tellement importante, non seulement pour le projet de loi actuellement en discussion, mais pour d'autres projets qui peuvent encore être présentés, que, pour répondre à l'honorable ministre de l'intérieur, je crois devoir compléter ce que j'ai dit dans mon premier discours.

L'enrôlement de l'armée est certainement un des attributs du pouvoir exécutif.

L'article 119 de la Constitution déclare que cet enrôlement ne pourra être opéré par le pouvoir exécutif que s'il en obtient annuellement l'autorisation du pouvoir législatif. Tous les ans, si le pouvoir législatif néglige, oublie ou ne veut pas continuer le pouvoir d'enrôlement, l'armée tombe d'elle-même, et le lendemain tout est à recommencer.

Le pouvoir exécutif, j'ai eu l'occasion de vous le dire dans une autre discussion, se résume entièrement dans la personne du roi. L'article 78 de la discussion est ainsi conçu : Le roi n'a d'autres pouvoirs que ceux que lui attribuent formellement la Constitution et les lois particulières portées en vertu de la Constitution même.

Ces pouvoirs, formellement attribués par la constitution, sont inscrits dans les articles 65 à 76 ; aucun de ces articles ne lui donne le pouvoir de lever ni d'entretenir des armées ; l'un d'eux lui donne le pouvoir de les commander. C'est donc à la législature qu'il faut s'adresser pour obtenir le pouvoir d'enrôler et d'entretenir des armées.

(page 915) Qu'est-ce que la législature ? La législature, les législateurs, les membres de cette Chambre sont des mandataires de la nation. Le caractère essentiel d'un mandat, tous les légistes, qui sont assez nombreux dans cette Chambre, vous le diront, est essentiellement limitatif. Il ne peut pas appartenir au mandataire d'étendre ses pouvoirs ; et c'est pourquoi je vous ai dit dans mon premier discours que je n'admettais pas que les Chambres pussent étendre ou rétrécir la Constitution, d'après ce qu'on a appelé son esprit. Je soutiens qu'elles doivent se soumettre strictement à la lettre de la Constitution, comme un mandataire doit s'en tenir a la lettre de son mandat.

Mais, messieurs, n'oublions pas une chose, c'est que nous sommes les mandataires de toute la nation et qu'une très grande partie, les onze douzièmes, sont exclus du droit de nous contrôler par leurs votes ; sont exclus du droit de nous réprimander, de nous reprendre, si nous les représentons mal, et qu'il en résulte d'une façon plus positive encore, si c'est possible, l'obligation pour nous de nous restreindre strictement à la lettre du mandat que nous avons reçu.

Or, quel est ce mandat ?

Ce mandat est contenu dans la Constitution, et je trouve, au début de cette Constitution, l'article 7 que je vous ai cité dans mon premier discours, qui garantit à tous et à chacun des citoyens belges la liberté individuelle.

Il faudrait donc, pour que la conscription forcée pût être établie, que le pouvoir constituant eût agi comme une autre assemblée l'a fait il y a quelques jours, et qu'après avoir posé en principe la liberté individuelle, il eût établi des exceptions, qu'il eût dit, par exemple : Seront exceptés les hommes de vingt à trente ans, que le sort aura désignés pour le service militaire ; seront également exceptés ceux qui sont chargés de certaines dettes ou ceux qui ont commis certains délits. Mais la Constitution ne fait aucune exception.

L'article qui a été invoqué et qui, seul, pourrait l'être, ne contient aucune espèce d'exception ; il dit : « Le mode de recrutement de l'armée est établi par la loi. » Mais il ne dit pas que le pouvoir législatif est autorisé à forcer un certain nombre de citoyens à entrer dans l'armée et à les soumettre, aux lois militaires.

Messieurs, il me suffît, je pense, d'avoir indiqué en termes généraux l'objection que je fais au principe de la loi qui nous est soumise, et je ne crois pas avoir besoin de m'étendre davantage sur ce sujet. Seulement je ferai une observation pour mieux faire comprendre encore jusqu'où peut nous conduire ce principe pour vous montrer l'une des conséquences auxquelles il pourrait nous entraîner.

Comme je vous le disais tantôt, une faible partie de la population, un dixième seulement, peut influer sur le gouvernement, sur la politique du pays ; l'autre partie, celle qui paye la plus grande masse des impôts, celle qui fournit la presque totalité des conscrits, celle-là n'a aucune action. Ne peut-il pas arriver que le gouvernement puisse dans certaines circonstances suivre une politique qui serait contraire aux intérêts, aux aspirations de cette grande masse de la population ? Ne pourrait-il pas arriver que, suivant cette politique, le gouvernement soit entraîné dans une guerre qui serait contraire aux intérêts et aux vœux d'une grande partie de la population ? Et, messieurs, ne voyez-vous pas à quelles conséquences nous arrivons avec la conscription forcée ? Vous obligeriez une partie de la population à sacrifier sa vie pour quelque chose qui serait contraire à ses intérêts.

Mais, messieurs, c'est là une conséquence diamétralement opposée à l'esprit et aux vœux de nos institutions. Je dirai plus : au vœu de la constitution même de la société ; la société est organisée pour satisfaire aux intérêts, aux vœux, aux besoins du plus grand nombre ; s'il n'en était pas ainsi, la société serait bientôt impossible.

Donc, messieurs, n'adoptons pas de projet qui puisse nous conduire à des conséquences aussi fatales.

Adoptons un projet qui consacre le maintien des bases essentielles de notre Constitution.

Messieurs, le projet, que je vais avoir l'honneur de vous lire répond d'une manière complète aux principes que je viens d'énoncer.

Je pense qu'il sera impossible de le critiquer au point de vue de la Constitution. Peut-être ne satisfera-t-il pas complètement les militaires qui désirent avoir des armées nombreuses et ne coûtant pas cher. Mais là n'est pas la question, messieurs. Comme je vous le disais tantôt, il faut rester dans les principes qui sont les bases les plus solides de la société.

Je vous demande la permission, messieurs, de vous lire mon projet et de vous donner ensuite les explications que pourront nécessiter certains articles pour les rendre plus clairs.

Je n'ai pas la prétention de vous donner quelque chose de complet. Je ne puis pas même entrer dans des détails, mais je suis certain que l'ensemble au moins sera parfaitement compréhensible.

« Chapitre premier. Recrutement de l’armée

« « Art. Ier. En temps de paix, le recrutement de l'armée active a lieu exclusivement par des engagements volontaires.

« La conscription forcée par voie de tirage au sort est et demeure abolie.

« Art. 2. Les jeunes gens célibataires de dix-huit à vingt-trois ans accomplis peuvent contracter des engagements de trois à huit ans, qui prennent cours le 1er mai ou le 1er novembre qui suivra la proposition d'engagement.

« Art. 3. La loi annuelle du budget fixe le montant des primes qui seront accordées aux engagés volontaires. Elle fixe également leur solde pendant qu'ils sont sous les drapeaux et qu'ils conserveront jusqu'à la fin de leur engagement s'ils sont envoyés en congé.

« Art. 4. Les engagés sont soumis, pendant toute la durée de leur service, aux lois spéciales de l'armée et aux règlements des corps auxquels ils appartiennent.

« Lecture des principales dispositions de ces lois et règlements leur sera faite avant de signer leur engagement.

« Art. 5. Les mineurs ne pourront contracter d'engagement que dûment autorisés par leurs auteurs ou par leurs tuteurs, assistés de leur conseil de famille.

« Tous les actes relatifs à cet objet seront écrits sur papier libre et enregistrés sans frais..

« Art. 6. Il sera ouvert, au secrétariat de chaque commune, un registre spécial où seront reçues et inscrites, pendant toute l'année, les propositions d'engagement qui se présenteront.

« Ces propositions ne deviendront des engagements définitifs que si les candidats sont reconnus aptes au service et sont reçus par les autorités compétentes.

« Art. 7. La loi annuelle du contingent fixe le nombre des engagés volontaires qui pourront être reçus et incorporés chaque année. Compte sera rendu annuellement aux Chambres des résultats de ces opérations pendant l'année écoulée.

« Art. 8. Le montant des indemnités ou rémunérations dues aux secrétaires communaux ou autres fonctionnaires pour les devoirs qu'ils auront à remplir du chef de la présente loi sera fixé par la loi du budget.

« Art. 9. La prime sera payée aux engagés comme suit : un quart au moment où l'engagement, dûment accepté par l'autorité compétente, est souscrit par le volontaire ; un quart au moment de l'incorporation ; la moitié restante sera, au même moment, versée, à la caisse d'épargne au nom de l'engagé ; mais celui-ci ne pourra en disposer qu'à l'expiration de son terme et lorsque son compte sera apuré à sa masse d'habillement.

« Art. 10. Les engagés volontaires qui seront suffisamment instruits de leurs devoirs et dans les exercices de l'arme qu'ils auront choisie, pourront être renvoyés dans leurs foyers en congé temporaire ou illimité.

« Ils conserveront, en congé, une partie de leur solde, le sixième au moins, le quart au plus, selon qu'il sera fixé annuellement au budget, et ce, à la condition de se tenir prêts à répondre au premier appel. A cet effet, les engagés volontaires en congé seront tenus de faire connaître immédiatement à leur corps et à la commune tout changement de résidence qu'ils pourraient opérer.

« Art. 11. Au terme de son engagement, le volontaire reçoit son congé définitif, à moins qu'il n'en contracte un nouveau de trois ans au moins et de cinq ans au plus, s'il est simple soldat, et de huit ans s'il est sous-officier.

« Chapitre II. De la réserve

« Art. 12. Tout citoyen ayant accompli sa dix-neuvième année sera, s'il n'est engagé volontaire dans l'armée active, ou s'il ne fait partie d'un corps de volontaires libres, inscrit sur les matricules du corps de réserve de sa résidence habituelle.

« Il y restera inscrit jusqu'à l'âge de trente-deux ans accomplis.

« Ne peuvent y être inscrits que les hommes valides et propres au service de l'arme dans laquelle ils sont appelés à servir.

« Art. 13. Le milicien de la réserve est soumis, pendant qu'il est sous les armes ou réuni en corps, aux règlements de ces corps et à la discipline militaire.

« Il pourra être appelé à des revues ou exercices à régler par le gouvernement, mais qui ne pourront dépasser quarante dans la première année et vingt-cinq dans les suivantes.

« Tout milicien de la réserve qui connaît suffisamment les devoirs et (page 916) exercices de l’arme à laquelle il appartient, ne pourra plus être astreint qu'à douze revues ou exercices par an.

« Art. 14. Les revues ou exercices habituels auront lieu les dimanches ou jours fériés, à des heures convenables ; ils ne pourront durer plus de quatre heures chaque fois.

« Les réunions seront fixées aux points les plus accessibles pour la généralité du corps.

« Art. 15. Une indemnité de... sera allouée à chaque milicien pour chaque revue ou exercice. Le montant de cette indemnité ne pourra dépasser 50 fr. par an.

« Art. 16. En temps de guerre, ou par une loi spéciale, les corps de réserve peuvent être appelés au service actif. Dans ce cas, ils sont assimilés, pour la solde et la discipline, à l'armée active.

« Art. 17. Les corps de réserve ne peuvent, même en temps de guerre, être appelés à sortir du territoire belge.

« Chapitre III. Des volontaires libres.

« Art. 18. Dans les localités assez populeuses pour fournir au moins une compagnie de cent hommes d'infanterie ou un nombre proportionnel de cavaliers ou d'artilleurs, il pourra, avec l'autorisation du Gouvernement, être organisé des corps de volontaires libres, dont les statuts et règlements seront soumis à l'approbation du Roi.

« Art. 19. Ces volontaires devront s'équiper et s'armer à leurs frais. L'Etat peut leur fournir des munitions pour leurs exercices ainsi que des instructeurs.

« Art. 20. Les conditions d'âge pour ces corps sont les mêmes que pour l'armée active ; cependant, ils pourront admettre comme surnuméraires des aspirants de l'âge de dix-sept ans accomplis.

« Chapitre IV. De la garde civique

« Art. 21. La garde, civique conserve son organisation actuelle ; elle comprend dans ses cadres les hommes sortis de l'armée active ou de la réserve jusqu'à cinquante ans.

« Chapitre V. Exemptions.

« Art. 22. Seront exemptés de tous les services précédents, et même de l'armée active après y avoir, été incorporés, les soldait qui auront acquis des titres à une exemption, soit parce qu'ils seraient devenus soutiens de parents infirmes, de veuve ou de familles infirmes ou malades. »

L'honorable ministre de la guerre, dans le discours qu'il vient de nous faire, croit, se basant sur les faits, qu'il serait impossible de réunir le nombre de volontaires voulu pour pouvoir se dispenser des appels forcés.

Mais, messieurs, il faut faire une remarque, c'est que les appels forcés épuisent, d'une façon à peu près complète, tout ce qu'on pourrait trouver d'éléments volontaires. D'abord, il y en a beaucoup qui tombent au sort pour leur propre compte. En second lieu, il y en a qui se substituent à d'autres et qui sont soustraits ainsi à l'élément volontaire.

Mais, s'il n'y avait pas de tirage au sort, comme je le propose, si le gouvernement pouvait puiser chaque année dans cinq classes, de 19 ans à 23 ans, il est évident que l'on trouverait là les éléments d'une armée de volontaires.

Il existe dans toute nation, et la nation belge n'est pas, sous ce rapport, dans une meilleure situation que les autres, il existe dans toute nation un certain et je dirai même un grand nombre de jeunes gens qui, au début de leur carrière, ne savent que devenir, ne parviennent pas à découvrir leurs propres aptitudes, qui sont embarrassés de savoir ce qu'ils feront pour gagner leur vie le lendemain.

Le système que je vous propose ne serait-il pas, pour ces jeunes gens, un moyen avantageux de se former une carrière, tellement avantageux qu'il serait plutôt à craindre d avoir trop de volontaires que de n'en avoir pas assez.

En effet, dans quelle carrière pourrait-on trouver, en temps de paix, la certitude d'avoir une rétribution immédiate ?

Dans le système que je vous présente, les jeunes gens qui s'engageraient recevraient immédiatement une certaine somme.

Cette somme, je n'ai pas voulu la fixer dans le projet de loi, parce qu'en vertu de la Constitution, il appartient à la législature de fixer chaque année les impôts. Mais, pour avoir un élément d'appréciation, supposons qu'on offre seulement une somme de 100 francs par année d'engagement ; quelle est la carrière qui offre une économie de I00 francs, tous frais déduits, au bout d'une année ? Quelle est la carrière qui offre une rémunération avant que l'on ait rendu aucun service ?

Il n'y en a pas. Si donc vous ne tenez pas la classe trop longtemps, si vous ne l’épuisez pas par le tirage, vous pouvez toujours compter sur une masse notable de volontaires. D'autre part, si vous adoptez le système de les renvoyer au bout de deux ou trois ans en congé avec une partie de leur solde, vous leur aura fait un avantage et vous aurez aussi fait un avantage à la société, en ce sens que vous n'aurez pas fait ce qu'hier, dans un discours, on appelait des prétoriens. Vous conserveriez ces volontaires dans une grande mesure à la vie civile. Ils pourraient s'engager dans l'armée et en y mettant un peu de bonne volonté, que vous pourriez stimuler par la récompense inscrite dans la loi, c'est-à-dire la libération du service actif au bout d'un certain temps, vous les engageriez à s'instruire le plus tôt possible et vous arriveriez de cette façon à avoir sous la main une grande force active, toujours disponible et parfaitement instruite.

Evidemment, cela coûterait quelque chose ; mais vous parviendriez ainsi petit à petit à diminuer les contingents annuels et, par conséquent, à diminuer la force active toujours sous les armes.

Actuellement, vous êtes obligés, avec le système de milice, d'entretenir environ 12,000 hommes constamment sous les armes. Avec le système des volontaires, vous pourriez avoir, au bout de six à sept ans, un nombre d'hommes exerces beaucoup plus considérable que celui que vous avez actuellement, tout en n'entretenant sous les armes que 50,000 à 55,000 hommes au plus.

Mais un avantage très sérieux du système que j'ai exposé tantôt, c'est la création d'une véritable réserve. Sans doute, messieurs, cette réserve ne sera pas aussi bien exercée que des volontaires ; mais n'oublions pas que tous les progrès qui sont réalisés dans les armes tendent à diminuer très sensiblement la valeur des grandes forces organisées. L'homme, l'individu, au moyen des armes perfectionnées, reprend de plus en plus sa valeur individuelle et le paysan qui défendra son territoire avec un de ces bons fusils qui permettent de lancer plusieurs balles en une minute, le paysan qui connaît parfaitement sa localité, deviendra extrêmement fort pour défendre son pays.

Nous avons eu, messieurs, dans ce siècle et très récemment encore, l'exemple de ce que peut une population envahie par une armée étrangère. Le Mexique, dans ces dernières années, a été envahi ; et cependant bien que ses défenseurs ne fussent armés que de mauvaises escopettes datant du siècle dernier et même de siècles antérieurs, ils sont parvenus à chasser l'étranger. (Interruption.) Je. maintiens le mot, car si les envahisseurs s'étaient obstinés à rester au Mexique, il n'en serait pas revenu un seul en Europe.

L'Espagne, au commencement de ce siècle, a été dans le même, cas ; et notez bien que, dans toutes ces circonstances, les peuples envahis étaient pitoyablement armés, tandis que les envahisseurs avaient toujours des armes perfectionnées. Ce n'est que par la force même du patriotisme qu'ils sont parvenus à se débarrasser de l'étranger. Mais il en serait tout autrement si toute la jeunesse d'une nation était organisée d'avance, instruite, pourvue d'armes perfectionnées et conduite par des chefs auxquels on aurait donné d'avance la mission de les instruire.

Vous aurez remarqué, messieurs, que j'ai joint à l'organisation que je vous propose des volontaires libres ; ils répondent, dans une certaine mesure, à un besoin qui s'est manifesté depuis très longtemps dans notre pays et qui est pour ainsi dire né avec notre organisation nationale ; ils répondent, dis-je, au besoin d'une certaine partie de la jeunesse (erratum, page 944) de s'engager dans des corps dont ils forment eux-mêmes les règlement et se préparent ainsi à remplir les devoirs que notre nationalité leur impose.

Il est évident que, dans les grands centres de population, il y a toujours, et cela se produit aussi bien en Amérique qu'en Angleterre, en Angleterre comme en France si cela y était permis, et dans tous les pays, on pourrait le dire ; il y a toujours, dis-je, (erratum, page 944) le besoin de se réunir en corps pour une partie de la jeunesse.

Eh bien, j'ai voulu que ceux qui s'engageraient sérieusement dans des corps sérieusement organisés, et se soumettant à une discipline qui donnerait toutes garanties, pussent se former en compagnies, en bataillons et même en régiments ; ils s'y exerceraient comme ils l'entendraient en soumettant leurs règlements à l'approbation du gouvernement qui est le gardien des lois et de l'ordre public.

Quant à la garde civique, je n'en ai dit un mot que pour mémoire, afin de bien caractériser l'intention que j'ai de la renforcer, au lieu de la diminuer. Je crois que si la garde civique recevait dans son sein des hommes exercés sortis de l'armée active, de la réserve ou des corps libres, la garde civique acquerrait une tout autre valeur que celle qu'elle a maintenant.

Le grand défaut actuel de la garde civique, c'est de se recruter principalement parmi les hommes qui n'ont reçu aucune instruction militaire, qui appartiennent à des classes de la société et les exercices en sont souvent (page 917) un dérangement. Eh bien, s'il entrait dans la garde civique des hommes instruits, les inconvénients signalés si souvent n'existeraient pas, et la garde civique acquerrait, comme je l'ai dit, une valeur toute nouvelle.

Messieurs, j'ai également parlé des exemptions qui pourraient être accordées, même à des miliciens, après leur engagement, et même après en avoir reçu le prix, parce que le cas peut se présenter qu'une famille soit privée de son soutien naturel, c'est-à-dire du fils qui seul est capable de fournir à son existence ; eh bien, il ne sera que juste, et ce serait augmenter considérablement les chances de l'enrôlement volontaire, de permettre, lorsque ces cas très exceptionnels se présentent, d'accorder des exemptions. C'est pour attirer l'attention de la Chambre sur ce point que j'ai inscrit l'article relatif à cet objet.

Messieurs, je pense que la Chambre, après avoir pris lecture (erratum, page 944) de mon projet pourra me rendre cette justice que, quoique adversaire très déterminé des armées et surtout des armées permanentes, j'ai voulu faire (erratum, page 944) la part de ce qui existe : je crois qu'au moyen de ce système, on peut arriver à conserver à l'armée, telle que vous l'avez organisée l'année dernière, tous ses éléments essentiels et nécessaires. Je crois que ce système permet d'entrer graduellement et sans secousse, sans froisser aucun intérêt essentiel ou personnel bien compris, dans la voie des réductions de l'effectif et à y entrer sans compromettre le moins du monde la sécurité du pays vis-à-vis des agressions étrangères.

Je crois que nous serions beaucoup plus forts, surtout vis-à-vis de l'étranger, si au lieu d'une conscription forcée, si au lieu d'une armée enrôlée par la voie du sort, nous pouvions lui opposer, d'une part, une armée exclusivement composée de volontaires, et secondement la nation armée tout entière. Vis-à-vis de l'Europe, vis-à-vis du monde entier, nous nous créerions une position infiniment plus forte que celle que nous occupons, et vis-à-vis de nous-mêmes, cette réserve rassemblée périodiquement, arrivant à marcher ensemble, à se sentir les coudes, donnerait à notre nationalité une existence beaucoup plus solide que celle que peuvent produire les froissements très nombreux, suivant moi déplorables, qu'exerce naturellement le tirage au sort.

M. le président. - M. Le Hardy voudra bien transmettre son projet au bureau. Ce projet sera imprime et distribué.

(page 919) MiPµ. - Messieurs, je voudrais, aussi brièvement que possible, exposer les principes du projet de loi. Je voudrais aussi rencontrer brièvement les différents systèmes qui ont été présentés.

On a paru croire que le projet de loi sur la milice est un projet dont nous reconnaissons l'injustice et l'iniquité et que nous prétendons justifier seulement par la nécessité.

C'est là, messieurs, une erreur profonde contre laquelle, en commençant, je dois protester.

Nous n'admettons pas qu'une chose injuste puisse être nécessaire ; nous n'admettons pas que la nécessité justifie l'iniquité. Nous croyons que le système de recrutement qui existe aujourd'hui, et qui sera amélioré par la loi nouvelle, se défend au point de vue de la justice.

Si nous invoquons sa nécessité, c'est que nous reconnaissons que, parmi tous les impôts que nous devons voter, celui que nous appelons le contingent est le plus dur pour les populations. Mais si nous regrettons ainsi de devoir recourir à cet impôt, si nous affirmons que la nécessité nous y oblige, nous n'invoquons pas cette nécessité pour faire fléchir la justice, mais pour faire accepter le fardeau.

Messieurs, les sociétés ont des droits, et parmi ces droits, il n'en est pas de plus essentiel que celui de pourvoir à leur propre défense. Si les sociétés ont ces droits, le pouvoir qui les représente a le moyen de les faire respecter. Le droit de pourvoir à la défense de la société donne ainsi incontestablement celui de prendre les mesures qui assurent cette défense.

Qui peut la fin peut nécessairement les moyens. Mais que l'on ne change pas notre pensée : si nous affirmons que la fin donne droit à des moyens, nous ne proclamons que pas la fin justifie tous les moyens et qu'ainsi les moyens sont toujours bons, pourvu que le but soit atteint.

Unanimes sans doute pour proclamer le fondement du droit, nous avons à rechercher quels sont les moyens que nous pouvons légitimement employer, qui sont les plus justes, les plus équitables.

C'est là le problème que nous avons à résoudre.

Il faut des moyens efficaces, c'est leur première qualité ; mais il faut aussi que les moyens soient justes, équitables et qu'ils réduisent autant que possible la charge imposée.

Et ici se dresse la question fondamentale : Parmi les moyens que nous avons à employer, pouvons-nous recourir à la réquisition personnelle ? Avons-nous le droit d'obliger les citoyens à entrer dans l'armée ?

Je dois dire que parmi les orateurs qui se sont fait entendre, j'en ai vus qui paraissent nier ce droit, mais je n'en ai pas entendu un seul qui l'ait nié en réalité.

L'honorable M. Thibaut, comme l'honorable M. Kervyn, reconnaissent complètement le droit de réquisition personnelle.

L'honorable M. Couvreur a paru, au commencement de son discours, nier ce droit ; il a présenté la liberté personnelle comme une chose sacrée, à laquelle on ne peut pas toucher, qui échappe à la puissance du législateur ; mais l'honorable membre a terminé son discours en proposant un système qui oblige au service militaire, par un mode de désignation différent de celui qui existe aujourd'hui ; il remplace le tirage au sort par un concours.

L'honorable M. Le Hardy de Beaulieu lui-même, malgré ses théories sur la Constitution, est bien forcé de reconnaître que la société a le droit d'exiger le service personnel. En effet, il reconnaît à la société le droit d'avoir une garde civique et même une réserve.

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - En temps de guerre.

MiPµ. - Si ce n'était qu'en temps de guerre, il en résulterait qu'au moment où la guerre éclaterait, on n'aurait rien. Vouloir organiser l'armée lorsque la guerre est déclarée, c'est vouloir apprendre à nager quand on est déjà tombé à l'eau.

Mais M. Le Hardy admet, en temps de paix, des revues périodiques, des séjours plus ou moins longs, soit à la caserne, soit au camp ; il attente dès lors à la liberté personnelle !

Il a défini la liberté personnelle : le droit d'aller et de venir, le droit de ne pas aller et de ne pas venir ; il porterait donc atteinte lui-même à la liberté personnelle !

La théorie est ainsi détruite par son auteur et je constate que le plus hardi des novateurs reconnaît le principe de la réquisition personnelle. Il en est de même de l'honorable M. Coremans, qui reconnaît aussi la nécessité d'avoir une garde civique et. Nécessairement, une garde civique dont les réunions seront obligatoires, sans quoi, je ne la comprends pas.

Je dis que l'on est unanime, à part certains dissentiments fictifs, sans réalité, à admettre que la nation a le droit de réquisition du service personnel.

Ce point admis, je recherche quelle organisation nous devons introduire dans nos lois pour répondre à ce que la nature des choses réclame, comment nous devons procéder pour répartir équitablement les charges que la défense du pays impose.

Je constate tout d'abord deux points : c'est qu'il y a à protéger des personnes et des choses et que, pour cela, nous avons besoin de personnes et de choses.

Nous avons à protéger la personne, la sécurité, l'indépendance du citoyen. Nous avons à protéger ses biens, ses propriétés, son travail et son capital.

Pour atteindre ce but, nous avons besoin des hommes qui font les armées et des valeurs qui les entretiennent et leur donnent les moyens de combat.

Il y a donc, messieurs, parallélisme entre ce qui doit être défendu et ce qui doit défendre.

Ici, je dois rectifier une erreur qui tend à se propager :

On parle toujours comme si l'on admettait que les classes aisées de la société sont seules intéressées au maintien de l'indépendance nationale et de la sécurité publique.

Je ne pense pas que l'on prétendra que l'indépendance de la patrie est indifférente à une classe quelconque de la société ; aussi, je crois que ceux qui limitent ainsi l'utilité de l'armée ont surtout en vue la sécurité publique ; ils semblent croire qu'il faut avoir des propriétés, des capitaux, une industrie, pour avoir quelque chose à craindre des troubles et que les prolétaires, qui n'ont que leur travail, sont désintéressés dans les événements qui peuvent désoler le pays.

C'est exactement le contraire qui est vrai. S'il y a une classe de citoyens intéressés à la sécurité publique, c'est la classe des travailleurs.

Sans doute, les perturbations politiques, les troubles, les émeutes peuvent causer des grands dommages aux capitalistes, mais ces pertes, pour ceux qui possèdent, seront presque toujours, sinon des pertes du superflu, au moins des pertes de ce qui est utile à la vie ; elles n'atteindront que rarement le nécessaire.

Mais pour ceux qui dépendent de leur travail de chaque jour, qui en attendent leur pain quotidien, les troubles, le chômage de l'industrie sont quelque chose de plus grave.

Ce n'est plus le superflu ou l'utile qu'ils perdent, mais l'indispensable. Pour eux, c'est la question d'être ou de ne pas être qui s'agite.

Voyez ce qui se passe en temps de crise et de calamité. Ceux qui souffrent, ce ne sont pas les riches, les capitalistes ; c'est en descendant dans les classes inférieures qu'on trouve les tourments de la misère.

On doit reconnaître, messieurs, que dans toutes les classes de la société il y a un immense besoin de sécurité et qu'il ne peut, à cet égard, être fait de distinction.

Si le principe que je viens d'indiquer est exact, il est incontestable que, pour défendre les personnes et pour défendre les choses, nous avons le droit de nous adresser aux personnes et de nous adresser aux choses. Il faut donc que dans le service militaire il y ait deux parts : l'une fournie par le service personnel, l'autre par la richesse publique. C'est le système qui existe aujourd'hui.

Par la loi de recrutement, nous avons recours au service personnel, nous demandons aux personnes d'intervenir dans la défense nationale ; et par les contributions, qui passent au budget de la guerre, nous demandons à ceux qui possèdent de fournir les fonds nécessaires à la défense nationale.

Ce double impôt, l'impôt des personnes et l'impôt des choses, est consacré par la Constitution, qui veut que, chaque année, les Chambres votent le contingent et le budget des recettes.

Mais comment faut-il répartir ce double impôt ?

Quant à l'impôt pécuniaire, la chose est extrêmement facile. Les sommes d'argent sont divisibles à l'infini ; on peut donc proportionner les contributions de chacun à ce qu'il possède. Aussi l'impôt se répartit-il sans difficulté. Mais quand nous devons recourir à la réquisition personnelle, la difficulté est plus grande.

Nous avons le droit de demander à chaque citoyen de donner la contribution de son temps et de sa personne. Mais nous n'avons pas besoin de (page 920) tous les services personnels que nous pourrions exiger ; il suffit du quart des hommes ; il y a donc un grand excédant disponible.

Je reconnais que si l'on pouvait arriver, par un système pratique, à morceler ces services personnels comme on divise les écus, nous aurions atteint un degré de perfection plus grand que celui auquel on est arrivé.

J'admettrai parfaitement avec M. Thibaut qu'on doit tendre à ce résultat, de diviser la charge sur autant de têtes que possible. Mais ainsi qu'il en a fait l'observation très juste, nous sommes en présence de choses indivisibles ; nous devons renoncer à une partie des services personnels, sans pouvoir diviser ceux qui sont nécessaires. Quel sera le meilleur système pour opérer cette renonciation ? Telle est la question.

Je discuterai tantôt le système nouveau de M. Couvreur, la désignation par le concours ; je démontrerai que ce système est inférieur à celui qui est aujourd'hui en vigueur, le tirage au sort. Je me borne, quant à présent, à faire remarquer qu'il n'y a rien qui blesse la raison dans ce dernier système, qu'il n'y a rien d'irrationnel ni d'injuste, lorsqu'il y a une prestation indivisible à fournir par un ou plusieurs individus, à faire désigner par le sort celui à qui elle incombera.

Dix personnes se trouvent réunies ; il en est une qui doit faire une chose qui est le salut de tous et il est impossible de diviser la tâche ou le péril. Faut-il pour cela laisser périr les dix individus ? Incontestablement non ; il faut les sauver, et s'il y a un devoir indivisible à remplir, il faut choisir le système le plus juste pour désigner celui qui accomplira ce devoir.

Eh bien, jusqu'à présent, je n'en vois pas de meilleur que le tirage au sort.

Or, c'est là, messieurs, la position dans laquelle nous nous trouvons.

Je me résume sur ce point : tous les citoyens doivent le service ; mais l'Etat n'a pas besoin de tous les services, et, parce qu'il n'en a pas besoin, il a recours au tirage au son pour désigner ceux qui n'auront pas à supporter la charge due par eux. Il ne blesse donc pas la justice ; il n'a demandé que ce qu'il pouvait demander, et il a employé pour le dégrèvement le moyen le plus impartial : le sort, qui, comme la justice, ordinairement représentée avec un bandeau sur les yeux, prononce, sans haine ni faveur.

Il n'est pas inutile de faire remarquer ici que celui que le sort affranchit du service ordinaire n'est pas libéré de la charge militaire. Cette charge a quatre degrés.

Après l'armée active, vient l'armée de réserve, après l'armée de réserve, la réserve nationale ou garde civique, mobile, et, enfin, la garde civique sédentaire. Or, le sort ne libère pas de ces dernières.

Je. ne veux pas rentrer dans la discussion du remplacement ; mais je ferai cependant remarquer que si l'on admet qu'on puisse se faire remplacer, c'est parce que, par le remplacement, on fournit à la nation la prestation personnelle à laquelle elle a droit.

Mais on ne considère pas cette prestation étrangère comme suffisante pour dégager complètement celui qui la paie. Le remplacé fera service double : par représentant à l'armée, en personne dans la réserve. Le remplacé n'est pas obligé à être présent au corps pendant le temps du service, il reste, néanmoins astreint à payer de sa personne en temps de guerre et à courir les dangers dans les rangs de la réserve nationale. Sauf quelques rares exceptions, en effet, ceux qui ont pu se faire remplacer seront incorporés dans la réserve.

Par cette combinaison, nous arrivons à ce résultat bien remarquable, qu'il n'y a, en Belgique, qu'une seule catégorie de citoyens complètement exempts du service militaire : ce sont ceux qui, ayant échappé au tirage, n'ont pas le moyen de s'habiller, ceux qui ont pour eux le sort, contre eux la fortune.

Pour ceux qui appartiennent aux classes aisées, ils rechercheraient vainement une combinaison qui ne les obligeât pas au service et aux dangers qu'il peut faire courir.

Je ne veux pas, messieurs, discuter ici la question de la rémunération. Cette question est ajournée ; j'espère qu'elle sera résolue ; mais ce que je veux faire remarquer, quant à présent, c'est que, dans le régime actuel même, il n'y a pas absence complète de rémunération.

Ceux qui font partie de notre armée trouvent à l'armée ce que, pour la plupart, ils trouvent chez eux. On nous dépeint en termes touchants (l'honorable M. Couvreur lui-même est tombé dans ce travers) la perte énorme que le milicien subit par suite de sa présence au corps. On nous le montre rentrant dans sa famille dépourvu de tout, alors que ceux qui sont restés aux travaux de la campagne ou de l'atelier ont pu amasser des économies et se préparer à fonder un ménage. C'est là une pure imagination.

Croit-on que le jeune homme de 19 à 22 ans (durée du temps de service) économise quelque chose sur son salaire ?

Je serais vraiment curieux de connaître le chiffre moyen des économies réalisées par un jeune ouvrier pendant cette période.

Certainement, le jeune homme qui n'aura pas quitté le foyer domestique aura travaillé pour lui ; mais qu'est-ce que ce travail lui aura produit ? Il lui aura procuré l'entretien, la nourriture, le vêtement, peut-être le moyen de se procurer quelques plaisirs, de faire quelques dépenses de cabaret. Ce jeune homme aura vécu de son salaire, c'est beaucoup, mais rien, ou bien peu de chose au delà,

La situation est-elle différente pour les miliciens ?

Mais ils auront, pendant la durée du service, gagné au régiment et leurs vêtements et leur nourriture. En rentrant chez eux, ils seront, le plus souvent, au même point que s'ils y étaient restés.

Si vous voulez descendre dans les choses elles-mêmes, vous verrez que la situation que j'indique est la situation vraie.

- Un membre. - Et la masse ?

MiPµ. - Mon Dieu ! vous venez nous parler du compte de la masse. S'il y a quelque chose à faire, à cet égard, je vous déclare que j'y prêterai les mains ; mais pour attaquer les principes, il ne faut pas venir avec de petites questions, comme le compte de la masse, qu'on pourra facilement résoudre sans toucher aux principes essentiels de la loi. Je suis convaincu que mon honorable collègue, M. le ministre de la guerre, donnera sur l'affaire de la masse toute la satisfaction possible.

Messieurs, c'est vraiment étonnant que de voir certaines des exagérations auxquelles on se livre !

Ainsi l'honorable M. Couvreur a dit que le paupérisme avait pour cause importante la milice.

Mais en Angleterre, vous n'avez pas la milice en fonctionnement actif ; et le paupérisme, en Angleterre, est mille, fois plus effrayant qu'il ne l'est en Belgique ; donc la milice n'est pas la cause du paupérisme.

L'honorable M. Le Hardy de Beaulieu s'est livré à des aperçus plus étranges encore : il a dit qu'un grand dommage pécuniaire que la milice faisait au milicien, c'est qu'il ne peut pas se marier assez tôt. Messieurs, je ne comprends pas qu'on puisse dire que le mariage hâtif soit un moyen de s'enrichir.

Quand l'honorable M. Couvreur discute la valeur du service militaire, l'honorable membre, qui ne veut cependant en rien comparer le travail de l'homme avec les forces des choses vénales, redevient tout à fait économiste ; il nous dit alors :

« Le dommage matériel causé au milicien est précisément égal au prix du remplacement. Ce prix représente exactement ce que vaut le service militaire. »

Je tiens que c'est là une erreur complète ; je, vous ai indiqué la vraie situation. Le milicien, au retour, sera, dans la plupart des cas, dans la position où il retrouvera l'ouvrier avec qui il était avant son départ.

La somme que reçoit le remplaçant n'est pas du tout la représentation de ce que le milicien aurait économisé.

M. Couvreur matérialise trop son appréciation, ; il ne tient pas assez compte des faits moraux ; le prix du remplacement représente surtout l'effort que le remplaçant doit faire pour quitter sa commune, sa famille, ses amis ; voilà les liens, bien légitimes et bien respectables, qui rendent les remplaçants rares. Il faut une prime constituant un bénéfice pour les faire rompre.

M. Couvreurµ. - Et l'apprentissage du métier ?

MiPµ. - Je vais vous démontrer que votre système, à cet égard, est encore de beaucoup le plus onéreux.

Au lieu d'étendre le remplacement, comme M. Kervyn, vous le supprimez.

Or, le remplacement est le grand remède à la rupture de l'apprentissage.

Et, en effet, nous voyons aujourd'hui que les localités industrielles donnent une quantité de remplaçants bien supérieure à celle des localités agricoles.

Ce fait prouve d'abord, sans doute, un plus grand degré d'aisance dans les localités industrielles ; mais cela prouve encore qu'on fait, dans ces localités, des sacrifices afin de pouvoir continuer à exercer une industrie, un métier ; sacrifices inutiles quand il s'agit des professions agricoles, où il n'y a guère d'apprentissage. La proportion est, d'après M. Kervyn de 41 p. c. dans les localités industrielles, contre 19 p. c. dans certaines contrées agricoles.

Vous supposez la suppression du remplacement, c'est-à-dire la suppression du remède qui agit dans 41 cas sur 100 !

Je crois, messieurs, avoir exposé quels font les motifs, quelles sont les (page 921) bases rationnelles du projet du gouvernement et avoir déjà écarté quelques erreurs.

J'aborde maintenant plus directement l'examen des divers systèmes qui ont été présentés.

Et d'abord, je m'occupe du système de l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu.

Il forme en premier lieu une armée permanente.

On ne peut pas reprocher à l'honorable membre de ne pas être entré dans les détails de son projet. Il a étudié consciencieusement, jusque dans ses dernières ramifications, le système qu'il vous propose. Il a prévu la manière dont se feraient les inscriptions ; les jours de l'année où l'on devrait se rendre au corps ; l'existence des registres dans lesquels on devrait se faire inscrire ; la taxe due au secrétaire communal qui inscrit. Il a prévu que les volontaires qui voudraient aller à l'armée pourraient cependant en revenir. (Interruption.) Il a prévu plus : il a eu soin de déclarer que, quand on s'engagerait pour quatre ans, au bout de quatre ans ce serait fini.

II a prévu qu'il faudrait rendre compte aux Chambres, tous les ans, de ce qu'on aurait obtenu par ce système.

Je dis donc que l'honorable M. Le Hardy a étudié à fond la question, qu'il en a prévu tous les détails.

L'honorable membre n'a oublié qu'une chose. Il a parfaitement organisé son armée ; mais il a oublié de nous dire comment nous aurions l'armée. C'est l'armée elle-même qui nous manque. Il a oublié, de nous dire ce qui arriverait si le gouvernement ne pouvait rendre aux Chambres d'autre compte que celui-ci : Tous les registres déposés sont restés en blanc, nous n'avons pas de volontaires. (Interruption.)

Mais c'est là toute la question ; il n'y en a pas d'autre. Si vous voulez nous fournir les 10,000 volontaires dont nous avons besoin, nous abandonnerons la milice et nous accepterons les prescriptions dont vous nous avez donné les détails ; elles sont excellentes.

Voilà la réfutation de votre système ; je n'en vois pas d'autre que celle-là.

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Essayez !

MiPµ. - Essayez ! Il s'agit ici d'un intérêt de premier ordre, de l'intérêt vital pour l'Etat, de l'existence même de la nation : je ne veux pas me livrer à des expériences comme celle que propose l'honorable M. Le. Hardy de Beaulieu.

Je ne puis donner d'autre explication que celle-là à l'honorable membre. Qu'il me prouve que j'aurai une armée ; qu'il me procure son armée de volontaires. Rien n'empêche qu'elle se forme aujourd'hui ; car lors même que les registres dont parle l'honorable M. Le Hardy ne se trouveraient pas dans chaque commune, rien n'empêcherait les volontaires de s'engager.

A lui de commencer.

A côté de l'armée active, M. Le Hardy a une réserve.

Je suis surpris de voir des antimilitaristes comme l'honorable membre devenir tout à coup des militaristes effrénés. Comment ! à côté de son armée, il veut une réserve, dans laquelle on comprendra tous les hommes valides du pays ; il veut que, même en temps de paix, l'on décrète la levée en masse. Mais l'honorable membre a-t-il bien compris où cela le conduirait ?

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Tous les citoyens sont inscrits.

MiPµ. - Oh ! très bien ! inscrits, cela ne coûte pas grand-chose : il ne faut que des registres.

Mais la différence est très grande, s'il faut non seulement les inscrire, mais, comme vous le proposez, les armer et les instruire. Avez-vous calculé quel budget vous allez avoir en les tenant seulement trois ou quatre mois au corps ?

Mais si vous aviez sous les armes tous les hommes valides du pays, ce serait effrayant. Vous vous plaignez du manque de bras pour l'agriculture et l'industrie : du moment où vous feriez marcher toute la population, je voudrais bien savoir ce que deviendrait l'industrie et l'agriculture !

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Les exercices se feraient le dimanche.

MiPµ. - Il est vrai que l'honorable membre a un système particulier de faire la guerre. Nous aurions, nous dit-il, des paysans connaissant tous les chemins, tous les accidents de terrain ! Voyez-vous le pays défendu par les habitants de chaque village, faisant le coup de fusil au coin d'une haie ?...

J'arrive au système de l'honorable M. Kervyn et à celui de l'honorable M. Vermeire.

L'honorable M. Kervyn propose que, pour se faire remplacer, on doive payer, avant le tirage, une taxe proportionnelle à sa fortune et que, après le tirage, celui qui a tiré un mauvais numéro doive payer une taxe fixe, que l'honorable membre estime à 100 fr. Ainsi, double taxe ; avant le tirage, taxe proportionnelle à sa fortune, après le tirage, si l'on a tiré un mauvais numéro, nouvelle taxe, la même pour tout le monde. Sur quoi l'honorable M. Vermeire se lève et dit : Mais c'est du communisme ! il s'agit d'un devoir incombant à la personne et vous allez faire exonérer celui qui n'a rien par celui qui possède ; vous êtes un socialiste. (Interruption.)

Mais l'honorable M. Vermeire, sans s'en douter, est encore beaucoup plus socialiste que l'honorable M. Kervyn. (Interruption.) Voici ce que propose l'honorable M. Vermeire. Il veut une armée de volontaires payée par l'impôt. Il est clair que, au moyen des volontaires payés par l'impôt, il pourra remplacer tout le monde. Si nous avons annuellement 10,000 volontaires, nous n'aurons plus besoin de miliciens, mais l'argent destiné à payer ces 10,000 volontaires devra être pris dans la bourse de tout le monde, en proportion de la fortune de chacun. M. Vermeire veut donc faire pour les non-volontaires ce que M. Kervyn vent faire pour les remplaçants. (Interruption.)

Mais M. Kervyn propose que ceux qui doivent tirer au sort payent, en proportion de leur fortune, les remplaçants ; et vous dites qu'il est socialiste ! Mais quand on payera les volontaires au moyen de l'impôt perçu de chacun proportionnellement à sa fortune, il me semble qu'on est au moins tout aussi socialiste.

M. Vermeireµ. - Votre budget de la guerre est payé au moyen de l'impôt.

MiPµ. - J'ai exposé au commencement de mon discours qu'il y avait deux parts : le service personnel, incombant à la personne, et le budget de la guerre, imposé à tout le monde à proportion de la fortune.

Au surplus, je me borne à faire remarquer que. l'honorable M. Vermeire a accusé, l'honorable M. Kervyn d'être socialiste, tout en proposant au fond la même chose. (Interruption.)

Messieurs, je veux ici dissiper une erreur de mots.

Nous entendons, de la part des membres qui combattent le projet, les discours les plus énergiques contre le remplacement. On dépeint les remplaçants comme des misérables qui se vendent corps et âme, comme de vils mercenaires qui s'engagent pour de l'argent, sans respect d'eux-mêmes, par un marché honteux, flétrissant.

Savez-vous, messieurs, ce que proposent les honorables membres ? Un .armée de volontaires au moyen d'une prime d'argent, par un contrat, par un marché.

Je voudrais bien qu'on me dît quelle différence il y a entre celui qui s'engage pour une somme d'argent à remplacer quelqu'un et celui qui, pour une somme d'argent, s'engage à servir un certain terme ? J'avoue que je ne vois pas la différence.

Voyons ce qui se passe aujourd'hui :

Le gouvernement établit un bureau de remplacement. Je vais au bureau de remplacement, on me donne 1,000 francs. Je suis un mercenaire, un misérable.

Mais, quand le système des volontaires fonctionnera, vous aurez le même bureau. Je m'y engage pour la même somme et dans les mêmes conditions : je serai alors volontaire et honorable !

N'est-ce cependant pas la même chose ?

M. Rogierµ. - C'est l'Etat qui remplacera.

MiPµ. - Je le veux bien. Mais supposons que vous proscriviez le remplacement par les particuliers et par les compagnies. Vous aurez uniquement le remplacement par l'Etat ; aurez-vous modifié le fond des choses ? Et comment le remplacement par l'Etat serait-il honorable, si par les particuliers il est honteux ?

Je dis, messieurs, qu'il y a, dans ce débat, beaucoup de moit dont il faut déblayer le terrain de la discussion.

L'honorable M. Kervyn, qui combat le remplacement comme une chose aristocratique, tombe lui-même dans un système plus aristocratique. Quand il propose de prendre l'impôt payé par toutes les classes de la société, il propose de frapper les classes inférieures au profit des classes aisées.

M. Kervyn de Lettenhove. - Tout à l'heure, j'étais socialiste.

MiPµ. - Ce n'est pas moi qui l'ai dit. Adressez-vous à M. Vermeire.

Messieurs, j'appelle l'attention de la Chambre sur le système de l'honorable M. Kervyn, système qu'il appelle l'exonération. Nous allons, dit-il, mettre un impôt proportionnel sur les fortunes et, par ce moyen, nous abaisserons le prix du remplacement ; mais lui-même reconnaît qu'il aura toujours 20 p. c. de miliciens forcés !

A quel résultat arrive-t-il ? Il maintient le service obligatoire pour les (page 922) pauvres et, au moyen d'un impôt, il veut faire diminuer le prix du remplacement. Cela est-il possible ? Est-il possible d'admettre, en législation, qu'on frappe un impôt pour faciliter la libération d'une partie de ceux que frappe la milice ?

Je comprends encore l'impôt, quand vous l’étendez à toutes les fortunes et en faites profiter tous les miliciens. Je le comprends comme le proposait l'honorable M. Vermeire, mais frapper un impôt d'argent sur ceux que frappe déjà la milice, pour faciliter le remplacement de tiers en laissant les plus malheureux en dehors de la répartition, j'avoue que cela me paraît exorbitant.

Du reste, je dois dire que l'honorable membre me paraît avoir sur la situation de notre pays des idées extrêmement erronées. Ainsi, croirait-on que l'honorable membre déplore la situation de notre population quand il la compare à celle de la France, parce qu'en France la population agricole compte les 4\7 de la population totale et que nous avons ici, pour les 4/5, i une population industrielle ?

Voilà ce que l'honorable membre considère comme un mal ; eh bien, il n'a qu'un moyen d'y remédier, c'est la destruction de notre industrie. (Interruption de M. Kervyn.)

Quand vous exprimez ce sentiment, vous devriez, si vous vouliez être logique, regretter que nous ayons une industrie florissante (interruption), ce qui serait contraire à votre pensée.

On ne prétendra pas que l'agriculture, dans notre pays, soit en décroissance, que les terres soient abandonnées.

M. Kervyn de Lettenhove. - Il y a dépopulation agricole.

MiPµ. - C'est là un mot.

La situation agricole, dans notre pays, est admirable ; loin de reculer, elle progresse à grands pas, l'agriculture paye aujourd'hui des salaires plus élevés que jamais. (Interruption.)

On paie aussi les terres plus que jamais. L'agriculture a tous les bras dont elle a besoin. Mais si nous n'avions qu'une population agricole, qu'aurions-nous ? Nous aurions pour population notre population agricole ; toute la population industrielle que nous avons est une population en plus que celle que nous aurions, si nous étions simplement un pays agricole.

Quelle est la situation de la France relativement à celle de la Belgique ? La France compte, je crois, 70 habitants par kilomètre carré, tandis que la Belgique en compte 185.

Si nous en arrivions à la situation de la France, nous perdrions une grande partie de notre industrie. (Interruption.) Si l'on établissait en France une industrie aussi prospère que celle que nous avons dans notre pays, mais on augmenterait énormément la population et la richesse de la France.

M. Couvreur, au discours duquel j'arrive maintenant, vous a parlé du servage militaire.

Mais je réponds à l'honorable membre qu'il le veut comme nous ; l'honorable membre veut avoir une armée permanente comme nous voulons en avoir une, seulement...

M. Couvreurµ. - A titre de transaction et comme concession...

MiPµ. - II ne faut pas faire de concession ; je ne vous en sais aucun gré.

Je vous demande de nous donner un système que l'on puisse discuter et de ne pas nous présenter un système que vous retirez quand nous y touchons.

Je dis donc que vous voulez une armée permanente comme nous, mais là où nous avons la désignation par le tirage au sort, vous l'avez par le concours.

Au fond, c'est toujours le service forcé. Quand donc vous avez introduit dans le débat les pyramides d'Egypte, l'inquisition, l'échafaud de 93 et bien d'autres choses, en disant que l'on avait justifié tout cela comme nous justifions le service forcé, par la nécessité, vous avez produit un argument qui n'est pas plus dirigé contre nous que contre vous-même.

Nous sommes donc d'accord quant au principe même de l'armée. Il s'agit seulement de savoir quel est le meilleur système de recrutement et de formation du contingent.

Vous avez posé en principe le droit, pour l'Etat, de requérir le service personnel en temps de guerre et d'avoir, en temps de paix, le nécessaire pour n'être pas pris au dépourvu.

Je ne demande rien de plus ; mais je fais remarquer que si vous n'avez pas une force suffisante en temps de paix, vous ne serez point prêt si la guerre vient à éclater.

Il faut, en effet, de toute nécessité, un nombre d'hommes suffisant pour faire face aux désordres de l'intérieur et être prêt aux éventualités soudaines de l'extérieur.

Sur le principe donc, nous sommes d'accord. Nous n'avons pas d'autre divergence d'opinion que celle de savoir ce qui vaut le mieux : tirer au sort, comme nous le proposons, ou de faire un concours, comme vous le voulez.

Or, je dis que votre système est une réaction aristocratique.

Aujourd'hui, messieurs, le sort atteint tout le monde ; il est aveugle, il ne choisit pas. Le concours choisira. Je ne veux pas examiner toutes les difficultés de ce concours, je ne demande pas comment on fera la comparaison entre un milicien luxembourgeois et un milicien flamand, mais je me demande ce que ce concours va nous donner ?

Et tout d'abord, il va exclure du service tous les miliciens aisés. N'est-il pas incontestable que tous ceux qui appartiennent à la classe aisée auront bien mieux les moyens d'apprendre l'exercice et de se former aux manœuvres que le malheureux ouvrier occupé, du matin au soir, du travail qui le fait vivre ?

Comment voulez-vous qu'un journalier apprenne l'exercice particulier des armes spéciales, qui comporte, notamment, la connaissance de l'équitation ?

Il en résulte que vous arriverez forcément, ainsi, à ne plus trouver, pour former votre armée, que des citoyens appartenant aux classes inférieures de la société.

Vous prononcez donc l'exonération complète de tous ceux qui ont, avec la fortune, les moyens de s'instruire. C'est là une inégalité dont je ne veux pas.

J'aime infiniment mieux le sort, qui frappe toutes les classes, que votre système de concours, qui choisit pour le service et qui choisit précisément les plus malheureux.

L'honorable M. Couvreur veut la rémunération ; mais il ne s'aperçoit pas que son système conduit, pour un tiers des soldats, à la suppression de la rémunération dont ils jouissent aujourd'hui.

Dans les 10,000 soldats que vous envoyez à l'armée tous les ans, il y a un tiers de remplaçants.

Eh bien, ce tiers est rémunéré par ce qu'a payé le remplacé. Je n'ai donc besoin de rémunération, dans tous les cas, que pour deux tiers.

Dans votre système, qui nous donne 10,000 pauvres, il n'y aura pas de remplacé, de sorte que, comme je le disais, vous supprimez du coup la rémunération dont jouit un tiers de ceux qui servent.

Voilà où conduit ce système.

Mais, messieurs, ce n'est pas tout : si le système de l'honorable M. Couvreur réussissait, si tout le monde pouvait apprendre l'exercice et payer de bons examens, qu'arriverait-il ? c'est qu'il faudrait, en fin de compte, en revenir au système du tirage au sort.

M. Couvreurµ. - Dans cinquante ans, peut-être.

MiPµ. - C'est possible, mais j'en conclus que vous considéreriez alors comme un progrès le retour au système du tirage au sort, que nous proposons de maintenir.

J'admets parfaitement qu'on tienne compte d'une bonne idée que renferme le système de l'honorable M. Couvreur (M. le ministre de la guerre s'en est déjà expliqué), c'est d'apprendre aux jeunes gens l'exercice militaire avant leur incorporation, pour pouvoir les décharger, quand ils seront instruits. Mais ce doit être à la condition que celui qui sera instruit, qui bénéficiera de son instruction ne devra pas être remplacé par un autre milicien.

Maintenant, le système est-il bon pour l'armée ? Que l'honorable M. Couvreur me permette de lui rappeler une énigme qu'on posait quand j'étais enfant ; on demandait alors quelle est la chose la plus malhabile (j'adoucis l'expression) qu'il y ait au monde ? La réponse était : « C'est un tamis ; il conserve ce qu'il a de mauvais et fait passer ce qu'il a de bon ; il garde le son et perd la farine. »

Le système de l'honorable M. Couvreur n'existait pas alors ; il produirait tout à fait l'effet du tamis ; car il prend à l'armée tout ce qu'il y a de plus mauvais et renvoie ce qu'il y a de meilleur.

C'est un concours négatif qu'il établit ; il ne retient pour l'armée que ce qu'il y a de plus inintelligent, de plus lourd, de plus inapte ; il fera de l'armée un ramassis de gens les moins disposés à la guerre ; il enlèvera à l'armée tout ce qui est alerte, dispos et capable.

Incontestablement pour l'organisation de l'armée, c'est là un très mauvais système.

Je pense avoir rencontré les différents systèmes qui ont été présentés ; je pense que la Chambre, en les examinant, doit se garder des illusions qu'on se fait facilement en ces matières, Je suis convaincu que les (page 923) résultats que produirait le système de l'honorable M. Couvreur, par exemple, serait absolument contraires à ceux qu'en attend son auteur.

Selon moi, en ces matières, on ne saurait être trop prudent ; il faut se garder des aspirations qui, en apparence généreuses, se traduisent parfois à rebours des prévisions dans les faits.

Il faut craindre de faire table rase d'un état de choses que le temps a consacré, mais en le maintenant, il faut y apporter toutes les améliorations que l'expérience a indiquées.

(page 917) - La suite de la discussion est remise à demain.

La séance est levée à 5 heures.