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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mardi 18 mai 1869

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1868-1869)

(Présidence de M. Dolezµ.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 901) M. Dethuinµ procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. Van Humbeeck donne lecture du procès-verbal de la séance précédente.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

Il présente ensuite l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.

« Des habitants de Lize prient la Chambre de statuer sur leur demande ayant pour objet la séparation de ce hameau de la commune de Seraing pour' être érigé en commune distincte. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le conseil communal de Bouillon prie la Chambre d'adopter l'article 5 du projet de loi sur la milice, tel qu'il a été présenté par le gouvernement. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.


« Le sieur Ten Voorden présente des observations sur les dispositions réglementaires à prendre par les administrations communales relativement à la sonnerie des cloches. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Des habitants de Villers-sur-Lesse prient la Chambre d'autoriser la concession d'un chemin de fer de Givet à Jemelle, demandée par les sieurs Brassine et Nicaise. »

- Même renvoi.


« Des bateliers naviguant sur la Dendre réclament l'intervention de la Chambre pour que le département des travaux publics fasse construire, au confluent de l'Escaut et de la Dendre, une écluse à sas, qui permette le passage aux bateaux de toutes les dimensions et à toutes les heures de la journée. »

- Même renvoi.


« Le sieur Wagenaere demande une loi améliorant la position des officiers pensionnés. »

- Même renvoi.


« « Des secrétaires communaux de l'arrondissement de Thielt appellent l'attention de la Chambre sur des lacunes dans la législation sur la milice. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.


« M. le ministre de la justice transmet, avec les pièces de l'instruction, la demande de naturalisation du sieur Lutgen (A.). »

- Renvoi à là commission des naturalisations.


« MM. Broustin et Verwilghen, retends par un deuil de famille, demandent un congé de quelques jours. »

- Accordé.


« M. Dewandre, retenu par une affaire urgente, demande un congé d'un jour. »

- Accordé.


« M. Lange demande une prolongation de congé. »

- Accordé.

Projet de loi sur la milice

Discussion générale

M. le président. - La parole est continuée à M. Kervyn de Lettenhove.

M. Kervyn de Lettenhove. - Messieurs, samedi dernier, à la fin de la séance, j'ai eu l'honneur d'indiquer rapidement à quels points de vue je comptais me placer en rentrant dans la discussion.

L'organisation militaire, dans ses rapports avec l'organisation politique et par l'influence qu'elle exerce sur elle, aura toujours, ai-je dit, le caractère d'une grande institution nationale.

Il en a été ainsi dans le passé.

La France a dû à la fois les malheurs de ses guerres et les crises de son gouvernement, non pas à l'absence des armées permanentes, mais à ce fait persistant dans son histoire que le soin aussi périlleux que glorieux de la défense du territoire a été la tâche exclusive de la féodalité, de la chevalerie et de la noblesse, c'est-à-dire le privilège de quelques-uns ; et par une conséquence nécessaire, les classes les plus nombreuses n'ont pas su conserver ces institutions libres auxquelles on s'attache et qu'on mérite en les scellant de son sang.

La marche des siècles se poursuivant, les sacrifices de la guerre ayant épuisé les uns, les traditions des libertés populaires s'étant effacées chez les autres, la France a été entraînée par une brusque secousse de la royauté absolue à la révolution.

En Angleterre, ce sont les milices communales qui, armées de l'arc et de l'arbalète, gagnèrent toutes les grandes batailles ; les dynasties ont pu tomber, les libertés publiques sont toujours restées debout.

Et que voyons-nous, messieurs, dans nos propres annales ? De grands et mémorables succès obtenus par nos communes, toujours prêtes à mourir pour maintenir libre le sol qu'elles avaient fait prospère. Et l'honorable ministre de la guerre me permettra de lui rappeler que l'introduction des armées permanentes, c'est-à-dire des armées de mercenaires, car tel a été leur premier caractère, en opposition avec les milices nationales, coïncida en Belgique avec les désastres de Granson, de Morat et de Nancy.

Quelle conclusion veux-je tirer de ces souvenirs ? Est-ce à dire que dans un temps où les complications politiques éclatent si instantanément, je songe le moins du monde à soutenir qu'il ne faut pas d'armée permanente ? Jamais je ne l'ai cru, et je n'ai cessé d'insister pour qu'il y eût une armée permanente, peu nombreuse, mais solide, mais instruite et propre à devenir un jour le centre et le noyau de grands armements éventuels.

Ai-je jamais songé à proposer la suppression de la conscription, quelque jugement que j'en porte ? Certes non ; mais je me suis toujours vivement préoccupé du devoir d'en alléger le faix. Voudrais-je dans l'armée rien que des remplacements administratifs, comme me l'a reproché M. le ministre de la guerre ? Evidemment non, messieurs ; mais je souhaite que chaque remplaçant actuel fasse place à un remplaçant administratif.

Je me préoccupe trop des volontaires ! m'objecte encore M. le ministre de la guerre. Selon lui, ce n'est pas une armée de volontaires qu'il nous faut, c'est une armée de citoyens. Il me semble, messieurs, que si la défense du pays est un devoir civique, le volontaire est le meilleur de tous les citoyens. Et puis, je l'avoue, la présence d'un grand nombre de volontaires sous les drapeaux me paraît réaliser la période de transformation qui doit relier les anciennes milices communales aux armées permanentes des temps modernes ; c'est à eux qu'il appartient d'ajouter à l'esprit militaire un peu roide, un peu froid sous l'étreinte de la discipline, ce feu de l'élan patriotique qui les anime.

Aujourd'hui, comme au moyen âge, il faut que l'armée, autant que possible, représente le pays, qu'elle le sache, qu'elle le sente. Il faut que l'armée ait quelque chose de plus que l'esprit d'obéissante sous lequel on se courbe ; il faut qu'elle ait l'esprit national qui élève, qui agit, qui marche en avant. Il faut, pour atteindre ce but, que l'armée, intimement liée aux traditions, aux mœurs, au caractère de la nation, s'assimile non pas les éléments qui épuisent le pays sans fortifier l'armée, mais ceux qui fortifient l'armée sans épuiser le pays.

Je rechercherai tout à l'heure, messieurs, quels sont les cléments qui fortifient l'armée sans épuiser le pays.

Permettez-moi de vous dire d'abord quels sont les éléments qui épuisent le pays sans fortifier l'armée.

Ici, messieurs, je touche, non plus à une question d'ordre politique, mais à une question d'ordre social.

Vous voulez, messieurs, le développement du patriotisme et de l'attachement aux institutions nationales.

Vous voulez tout à côté l'ordre et la prospérité s'associant par la sécurité et par l'activité du travail. Croyez-vous, messieurs, que la loi de milice, telle qu'elle vous est proposée, n'ébranle pas jusqu'à un certain point ces grandes bases de toute vie sociale ? N'y a-t-il pas (il faut avoir le courage de le reconnaître) certaines heures où vous comprenez que la société marche aux bords des abîmes ? Et n'allez-vous pas vous en rapprocher ? Ordre intérieur, sentiment patriotique, prospérité du travail, tout cela s'enchaîne et tout cela aussi est menacé, tout cela est mis en péril par ce mal social qui s'appelle l'instabilité.

Liens du foyer domestique, liens que crée l'exemple de la famille ou l'association du travail, tout cela est rompu et vous n'avez devant vous, messieurs, que des molécules éparses poussées par le souffle du lucre ou des passions, des molécules étrangères les unes aux autres qui, à un certain jour, au moindre courant électrique, forment, par leur agrégation, les orages de vos grèves.

Il faut que le gouvernement s'efforce de combattre ces funestes tendances ; il importe qu'il ne se montre point indifférent pour les intérêts des classes agricoles, comme cela s'est vu, il y a quelques jours, dans la question si intéressante du développement de la voirie vicinale.

(page 902) Il faut qu'il cherche à maintenir dans leurs excellentes traditions les populations agricoles ; il faut qu'il conserve à la charrue la main qui la conduit pour féconder le sol qu'elle déchire.

Il faut, je le répète, que tous les efforts du gouvernement tendent vers ce but si utile, si désirable, si recommandable. Disons bien haut que personne ne doit rougir du berceau de son père ; que l'homme qui sert le plus utilement son pays est celui qui est le plus digne (erratum, page 917) de son estime. Sachons affermir et encourager l'esprit d'attachement au sol qui est la base de tout sentiment patriotique.

Et ce langage, je l'adresse non seulement aux classes inférieures, mais aussi aux classes élevées et aux classes aisées de la société. J'aime, messieurs, à leur montrer l'Angleterre, où l'aristocratie qui résiste à toutes les révolutions et qui en empêche le retour, c'est cette modeste et honnête gentry composée de milliers de familles qui vivent où sont morts leurs ancêtres en se transmettant et en perpétuant autour d'elles les plus utiles exemples de l'honneur et de la dignité domestiques.

Ce qui m'émeut, messieurs, et c'est là un grand danger social, c'est que la loi frappe surtout les classes agricoles qui s'affaiblissent et se déplacent de jour en jour.

J'ai déjà eu l'honneur d'insister sur ce point dans cette enceinte, en invoquant de nombreuses statistiques, sur lesquelles je ne reviendrai pas ; j'ai eu l'honneur de démontrer à la Chambre que dans certaines provinces industrielles il y avait 41 p. c. de remplacés, tandis que dans d'autres provinces agricoles, dans le Limbourg, par exemple, il n'y en a que 19 p. c. Je pourrais également, messieurs, meure sous vos yeux d'autres tableaux statistiques qui établissent, en ce qui touche les exemptions définitives et temporaires, qu'il y a entre les districts industriels et les districts agricoles un écart de 6 p. c. au détriment des classes agricoles.

Je pourrais encore apporter ici la preuve que si les remplacés sont en grand nombre dans les provinces industrielles, on va chercher les remplaçants dans les provinces agricoles.

Mais j'aime mieux, messieurs, vous engager à ne pas oublier ces pages admirables de vérité et de raison où M. le général Trochu a si énergiquement insisté sur le devoir des gouvernements de ne pas troubler les classes agricoles dans leur travail.

J'aime mieux vous rappeler aussi les discussions du corps législatif, où M. Grossier, rapporteur de la loi militaire, a insisté non moins vivement sur ce grand intérêt économique et social. Et, n'oublions pas, messieurs, que la France, à ce point, de vue, est dans une position bien supérieure à celle de la Belgique ; car, si les classes agricoles représentent en France les quatre septièmes de la population générale, elles n'en forment chez nous qu'un cinquième, ce qui mérite légitimement toute votre attention.

Evidemment ce ne sont pas les hommes qui marchent malgré eux ou qui marchent en vertu d'un salaire stipulé d'avance, qui forment le véritable et sérieux élément de l'armée, celui qui fortifie l'armée sans épuiser les populations.

Messieurs, permettez moi de rechercher avec vous quel est cet élément qui doit fortifier l'armée sans épuiser la population ? Il sera aisé de le trouver et de le caractériser. D'où viennent (erratum, page 917) ces 40,000 volontaires qui de 1839 à 1865 se sont rendus dans les Pays-Bas pour s'enrôler dans l'armée des Indes ? D'où viennent ceux, bien plus nombreux encore, qui se sont rendus en Portugal, en Espagne, en Algérie ?

N'oublions pas, messieurs, que dans nos villes, dans nos bourgs, même dans nos gros villages, il y a un grand nombre de jeunes gens qui n'appartiennent pas aux professions agricoles, qui ont reçu une certaine éducation, qui sentent eux-mêmes le besoin de se déplacer, le désir de s'élever, de se rendre utiles ; ce sont ceux-là qui, par leurs sollicitations, encombrent les antichambres ministérielles, commis voyageurs, clercs d'études, surnuméraires dans les administrations, et encore combien ne réussissent pas même à être surnuméraires !

Eh bien, pourquoi ces jeunes gens, qui désirent se rendre utiles, n'entreraient-ils pas dans l'armée ? Lorsqu'ils auraient traversé l'armée, vous leur assureriez des emplois vacants dans les carrières civiles, en rapport avec leur aptitude, et en leur accordant une juste préférence.

Il y aura bientôt dix ans que j'ai exprimé ce vœu, et on ne peut pas lui reprocher d'être une utopie ; car une disposition semblable est inscrite dans la législation française.

J'ai indiqué, messieurs, ce qui répond au véritable intérêt aussi bien de la population que de l'armée. C'est dans ce but, et seulement dans ce but, que je viens défendre ici le système de l'exonération.

J'ai eu l'honneur de vous faire l'historique de l'exonération depuis 1824 ; je pourrais remonter bien plus haut ; car il existe une constitution de l'empereur Valentinien, de l'an 375 de l'ère chrétienne, qui porte que tous ceux qui veulent se dispenser du service militaire n'ont qu'à payer à ceux qui veulent l'embrasser,

Ici encore, la loi romaine est la raison écrite.

Mais la formule la plus simple, la plus nette qui ait jamais été tracée, c'est celle qui est due à M. Thiers, lorsqu'il a écrit que la solution de la question militaire était de placer, au lieu de ceux qui n'ont pas la vocation du service, ceux qui ont cette vocation.

C'est là, messieurs, le système de l'exonération.

Eh bien, messieurs, quoique ce système paraisse si simple et si rationnel, je ne conserve guère l'espérance de le faire triompher aujourd'hui.

J'ai cité dans cette Chambre l'opinion de ses membres les plus éminents qui ont appartenu aux diverses commissions formées par le gouvernement et je crains bien que ma voix ne reste isolée.

J'ai invoqué l'intérêt le plus sérieux des populations et je. crains bien que M. le ministre de l'intérieur ne me prête pas son appui. Cependant, l'un de ses prédécesseurs, l'honorable M Rogier a écrit, depuis 1851, ce programme adressé à une commission chargée de l'organisation militaire :

« Le comité prendra pour guide cette pensée qu'il est désirable au plus haut degré que l'état militaire devienne pour le simple soldat comme pour l'officier une carrière honorable offrant des garanties d'avenir et des conditions de bien-être, et qu'un service que le milicien appelé sous les drapeaux peut regarder aujourd'hui avec raison comme une charge très onéreuse et entachée d'injustice, soit réparti de la manière la plus équitable, soit sur l'universalité des citoyens, soit sur l'ensemble de ceux qui, chaque année, sont appelés par leur âge au service éventuel de la milice. »

Dès 1851, dans ce programme de l'honorable M. Rogier, apparaissait, sous les auspices du gouvernement, le système de l'exonération.

Lorsque après avoir allégué l'intérêt des populations, je viens aussi m'appuyer sur l'intérêt de l'armée, serai-je soutenu davantage par M. le ministre de la guerre ?

Ici encore, je puis invoquer l'opinion d'un de ses honorables prédécesseurs, de M. le général Chazal qui, répondant à la section centrale, déclarait qu'en principe il était favorable au système d'exonération et à la suppression du remplacement.

Il y a bien plus, messieurs ; j'ai lu, dans une séance précédente, un extrait assez long d'un procès-verbal du 2 mai 1867 (à cette époque, veuillez-le remarquer, l'exonération avait déjà été abolie en France), où M. le général Renard se déclarait en faveur de l'exonération qu'il a consacrée par son vote.

Cependant, alors que je me suis fondé sur l'opinion de l'honorable M. Malou pour exposer que l'exonération devait être modérée dans son chiffre, accessible à tous et proportionnée à la fortune des exonérés, M. le général Renard m'a reproché d'introduire ici un système nouveau.

Mais, ajoutait M. le général Renard, en supposant même que le système soit bon, où trouverez-vous les hommes qui prendront la place des exonérés ?

Permettez-moi de vous rappeler que, dans une assemblée délibérante française, la même question fut posée un jour, et voici comment s'exprimait, à ce sujet, l'un des orateurs :

« Assurez des avantages égaux ou supérieurs à ceux que l'on offre aux remplaçants, et vous serez certains de trouver des hommes de bonne volonté... Tel qui à présent a honte de se vendre entrerait volontiers et fièrement dans la carrière militaire, s'il y trouvait non le prix de son corps, comme les remplaçants, mais une prime égale, devenue alors une haute paye honorable. »

Et dans cette même enceinte où j'ai l'honneur de prendre aujourd'hui la parole, dès 1842, l'honorable M. Nothomb répondait à ceux qui lui posaient la même objection :

(erratum, page 917) « Les compagnies de remplacement trouvent toujours des hommes. Pourquoi le gouvernement n'en trouverait-il pas aussi, si on leur assurait une position plus honorable et des avantages plus grands ? »

Mais n'ai-je pas cité, d'après ces mêmes procès-verbaux de la commission de 1867, et la déclaration de M. le général Guillaume et celle de M. le général Renard lui-même qui affirmait que si l'on augmentait la solde des volontaires au moyen de la caisse d'exonération, on en trouverait une assez grande quantité ?

Messieurs, à côté de ces affirmations, si digne d'être méditées, permettez-moi de placer quelques faits et de vous rappeler qu'en France il y eut telle année où, à côté de 21,000 exonérés, vinrent se placer 39,000 engagés volontaires.

Permettez-moi surtout, messieurs, de mettre sous vos yeux un fait qui (page 903) appartient à notre pays et qui a une irrésistible éloquence. En 1852, alors que l’engagement volontaire était en honneur, sur un effectif de 136,703 hommes, il y avait sous les drapeaux 16,674 volontaires, c'est-à-dire 16 p. c. ; et à une époque plus rapprochée, quand l'engagement volontaire était déjà fort en décadence, en 1865, il se présentait encore en une seule année 1,500 engagés et rengagés.

Mais M. le ministre de la guerre m'engage à voter la loi parce qu'il s'y trouve un article qui ouvre accès au système que je soutiens. C'est, je pense, l'article 65 que M. le ministre de la guerre a voulu indiquer. M. le ministre espère que, grâce à cet article, on pourra trouver des engagés administratifs et qu'on essayera ainsi, dans une mesure sage et modeste, le système de l'exonération.

Messieurs, ce n'est pas au moment où le prix des remplaçants va être considérablement augmenté (je le démontrerai tout à l'heure) que l'on pourra trouver des remplaçants administratifs, même en leur faisant des conditions plus favorables qu'aujourd'hui.

Il est, d'ailleurs, une autre considération que la Chambre ne perdra pas de vue, c'est que si le système de M. le ministre de la guerre doit permettre d'accorder quelques congés de plus, les résultats ne s'en feront jamais sentir pour l'allégement du service obligatoire.

Ainsi tous les ans 1,000 ou 2,000 engagés administratifs ne feront pas qu'un homme de moins doive répondre à l'appel de la milice.

Messieurs, si je vais au fond des choses, je suis persuadé que. dans l'argumentation de M. le ministre de la guerre il n'y a qu'un seul obstacle qui soit sérieux, c'est qu'il a aujourd'hui l'honneur de siéger à côté de M. le ministre des finances.

La grande objection, c'est la question financière. En effet, c'est par cette objection que l'honorable général Renard terminait son discours du 14 mai. C'était à la fois sa péroraison et sa conclusion.

Mais, messieurs, ne me serait-il pas permis de dire au gouvernement : C'est vous qui avez voulu porter le contingent à 12,000 hommes. et quand il s'agit de le recruter convenablement, de même que lorsqu'il s'agit de le rémunérer honorablement, vous alléguez que vous n'avez pas d'argent.

S'il en est ainsi, il faudrait maintenir ou plutôt réduire l'ancien chiffre du contingent ; composer une armée, cela veut dire, je pense, organiser une bonne armée, imposer le service, c'est accepter le devoir de le régler et d'en indemniser, et rien n'est plus rationnel que ce proverbe : « Qui veut la fin veut les moyens. »

Une question d'argent, messieurs ; mais ne voyez-vous pas que si vous introduisez l'élément volontaire dans l'armée, non seulement vous ferez cesser cette inégalité dans la durée du service, dans l'artillerie, le génie ou la cavalerie qui pèse aujourd'hui sur les miliciens : mais ce sera aussi une source de réduction de dépenses pour le budget.

En effet, vous avez le droit d'imposer aux volontaires un service plus long que celui que vous pouvez faire subir aux conscrits et chaque enrôlé volontaire qui se présente remplit réellement la place de deux conscrits. Je sais bien que vous parlerez de vos grandes revues, de vos grandes manœuvres, de vos camps, mais, si vous tenez compte de ce fait que l'armée dans les saisons ordinaires, ne se compose guère que d'un effectif de 25,000 à 28,000 hommes, vous remarquerez aussitôt qu'il suffirait d'avoir 3,000 ou 4,000 volontaires servant une période de 6 à 8 ans, soit en moyenne pendant 7 ans, pour que le service permanent fût confié, en quelque sorte d'une manière exclusive, à l'élément volontaire.

Les hommes qui marchent malgré eux et les remplaçants administratifs ne serviraient qu'une partie de l'année ; ils n'auraient qu'à prendre part aux grandes manœuvres.

Je sais d'avance que M. le ministre de la guerre me répondra tout à l'heure que, quel que soit le mérite des hommes qui se trouveront dans l'armée, les questions de nombre ne peuvent être écartées, que lorsqu'on a une grande enceinte à défendre, comme celle d'Anvers, il faut un grand nombre d'hommes pour garnir les remparts.

Je ne puis m'empêcher de le dire ici en passant, on a trouvé je ne sais combien de millions pour les fortifications d'Anvers et il est profondément douloureux qu'on ne fasse rien pour ceux qui devront les défendre.

Mais j'accepte pour le moment l'objection de M. le ministre de la guerre. Je tiens à lui répondre que dans les circonstances graves, exceptionnelles, où il y aura lieu de défendre le dernier réduit du pays et de la monarchie, le gouvernement pourra appeler dans l'armée toutes les classes de la réserve, il aura aussi à sa disposition la garde civique ; et n'est-ce pas d'ailleurs M. le ministre de la guerre qui, dans ce livre que je citais hier en lui payant un juste tribut d'éloges, a fait imprimer en grosses capitales les mots qui suivent : « Les garnisons des places fortes doivent être tirées des populations et non des armées actives. »

Il est évident, selon moi, que l'organisation que je préconise serait infiniment supérieure à celle d'une armée bien plus nombreuse, mais composée de recrues qui n'aspirent qu'à retourner dans leurs foyers et de remplaçants qui n'entrent dans l'armée que parce qu'on les repousse partout ailleurs.

Permettez-moi, messieurs, de poser cette question.

N'est-il pas dans l'intérêt des populations de réduire le service obligatoire au devoir de servir son pays en cas de péril et à l'instruction militaire préalable qui permet de remplir ce devoir ?

Ne convient-il pas de demander à l'engagement contracté spontanément pour un terme prolongé, une force permanente, protectrice pendant la paix, offrant pendant la guerre le noyau solide et instruit dans lequel s'encadreront les jeunes soldats ?

C'est à peu près en ces termes que la question était posée par le général Trochu, lorsqu'il déterminait l'avenir de l'organisation militaire moderne.

Je. voudrais, messieurs, y joindre cette seconde question :

Que vaut-il mieux et pour l'armée et pour la population : ou 1,000 volontaires servant spontanément 6 ans ou 2,000 conscrits servant, malgré eux, 3 ans ?

La réponse pourrait-elle être douteuse ? Où serait la moindre charge pour la population, où serait l'élément le plus pénétré de l'esprit militaire et le plus utile pour l'armée ?

Certes, me répondra-t-on, le système de l'exonération a ses avantages ; il vaudrait peut-être mieux que le système actuel pour la population et pour l'armée ; mais il est une persévérante objection qui se dresse devant nous, c'est la question financière.

Je vous demande, messieurs, la permission de l'aborder.

M. le général Renard vous a fait connaître que, dans son opinion, le système d'exonération imposerait au trésor une dépense de 10 à 12 millions.

Si mes souvenirs sont exacts, soit à l'époque du général Greindl, soit à l'époque du général Chazal, un travail a été fait au ministère de la guerre pour préparer les bases d'un système d'organisation et pour en calculer les conséquences. Si je ne me trompe, le résultat de ce travail a été de porter la dépense qui résulterait de l'exonération non pas à 10 ou 12 millions, mais à 6 millions.

J'ignore, du reste, sur quelles bases ce calcul a été fait, et j'aime mieux le reprendre en l'appropriant aux idées que j'ai eu l'honneur de soumettre à la Chambre.

Je suppose, messieurs, une armée formée de 10,000 à 11,000 hommes, comme elle l'est aujourd'hui. Il est évident qu'il y aura un élément qui ne s'exonérera pas. Vous avez vu dans les pièces justificatives jointes au projet de loi présenté par le gouvernement qu'on porte à 80 p. c. les individus atteints par la levée annuelle qui n'ont pas de quoi se faire remplacer et d'autre part que dans un autre tableau on évalue à 30 ou 33 p. c. ceux qui se trouvent dans la gêne ou la misère.

Eh bien, messieurs, tout en admettant que la prospérité publique se développe et que l'aisance suit le même mouvement d'extension, il est bien permis de dire qu'il y aura toujours sur chaque levée 20 p. c. de personnes qui ne pourront pas s'exonérer, et ici, messieurs, veuillez-le remarquer, je pousse le système aux conséquences extrêmes.

J'admets un moment qu'il y ait 80 p. c. d'exonérés ; aller au delà ce serait impossible, ce serait absurde. Eh bien, si à côté de ces 20 p. c. d'individus marchant par le service obligatoire, je. place 3,000 volontaires auxquels j'assure d'avance, dans différentes carrières, les emplois vacants, à qui j'impose un service prolongé, de 6 à 7 ans et à qui je n'accorde qu'une prime de 1,500 fr., ces 3,000 volontaires représentent une dépense de quatre millions et demi.

Si à côté d'eux je place 3,000 engagés administratifs dont le service sera, comme je l'ai dit tout à l'heure, moins pesant qu'il ne l'est aujourd'hui, et si je donne à chacun une prime de 1,000 fr., je trouve encore une dépense de 3 millions, de sorte que l'ensemble des dépenses pour l'exonération n'atteint qu'un chiffre de 7,500,000 fr. ; et encore il faudrait déduire de cette somme les primes d'exonération qui cesseront d'être dues à tous les jeunes gens qui monteront aux grades militaires.

Eh bien, nous avions, disions-nous, 80 p. c. d'exonérés et en abaissant le prix de l'exonération jusqu'à 300 fr., 530 fr. payés pour ces 80 p. c. de la levée (ou 8,800 miliciens) donnent une somme totale de 2,640,000 fr.

Que faudrait-il donc demander aux familles riches qui, chaque année, prennent part au tirage au sort, et aux familles aisées, plus nombreuses encore ?

Si j'adoptais le système préconisé par M. Vermeire, si, au lieu d'aller demander une contribution proportionnelle d'exonération aux familles riches et aisées dont les enfants prennent part au tirage au sort, je m'adressais d'une manière générale à tous ceux qui payent l'impôt, savez-vous ce qu'il faudrait ajouter aux trois principales branches d'impôt ? (page 904) Seulement 16 centimes additionnels qui produiraient une somme de 1,800,000 francs, laquelle, réunie au produit de l'exonération, formerait précisément cette somme de sept millions et demi nécessaire à créer le tonds d'exonération.

Et c'est au prix d'un impôt si faible, avec une charge qui pèserait si peu sur les populations que vous établirez le grand système qui allégerait les charges du pays et qui apporterait en même temps un élément si solide à l'armée.

Permettez-moi, à mon tour, d'examiner les conséquences financières de votre projet et de voir si elles ne sont pas mille fois plus écrasantes pour les populations.

En 1867, dans ces procès-verbaux de la commission militaire et civile, auxquels je reviens sans cesse, M. le général Guillaume s'est spécialement occupé de la question du remplacement, et, comme base de ses calculs, il a indiqué qu'il fallait compter comme devant se réaliser dans un avenir prochain le chiffre de 50 p. c. de remplaçants.

Eh bien, en supposant seulement qu'il y ait 5,000 remplaçants ; et si vous tenez compte de cette autre observation de l'honorable général Guillaume que, dans le moment actuel, il faut porter le prix du remplacement à 1,500 ou 1,800 francs, vous arrivez à ce résultat qu'en supposant même un chiffre moyen de 1,600 francs, s'il est payé par 5,000 remplacés, la dépense serait plus considérable que celle que je propose, car elle serait déjà de huit millions ; mais ces huit millions, au lieu d'être payés par la généralité du pays, seraient supportés par 5,000 familles seulement.

N'est-il pas évident, comme je le disais tout à l'heure, que la charge est beaucoup plus écrasante ?

Messieurs, il faut aller plus loin. Il est triste de le dire, mais il faut le reconnaître, car c'est la vérité. Dans le système du remplacement, l'homme qui se vend n'est plus qu'une marchandise. Or, lorsque la marchandise est offerte, lorsqu'elle est abondante, le prix baisse. Lorsque, au contraire, la marchandise devient rare, le prix s'élève et ce sera là la conséquence de notre nouvelle loi sur la milice.

Vous ne voulez plus, et vous avez bien raison, de ceux qui sont indignes d'appartenir à l'armée. Mais qu'arrivera-t-il ? Combien de remplaçants trouverez-vous désormais ? Je me suis livré à quelques recherches à cet égard ; j'ai interrogé des officiers éminents de notre armée et je dois dire que je suis arrivé à des résultats profondément tristes.

Ainsi, en étudiant le tableau des déchéances militaires, j'ai remarqué qu'à une époque où les remplaçants ne formaient encore que le tiers de l'armée, ils représentaient 77 p. c. des hommes frappés de déchéance militaire. D'après un autre tableau, on voit que, dès la première année de l'entrée au service, un cinquième des remplaçants a été chassé de l'armée.

D'autre part, j'ai voulu consulter le tableau d'avancement et j'ai pu constater que presque jamais les remplaçants n'arrivent même aux grades inférieurs et je me souviens que, dans une de nos dernières séances, M. le ministre de la guerre nous en a cité un qui avait mérité la faveur d'être élevé au grade de sous-officier. Mais encore une fois, c'est là un cas tout à fait exceptionnel, un cas qui restera toujours excessivement rare.

Eh bien, d'après le tableau des châtiments, comme d'après le tableau des récompenses, on peut s'assurer qu'il y a au moins 75 p. c. des remplaçants incorporés aujourd'hui dans l'armée que vous aurez soin d'en exclure désormais.

Enfin, messieurs, par suite de l'élévation du chiffre du contingent, les remplaçants deviendront plus rares. De sorte qu'en tenant compte de ces diverses circonstances et si la loi est appliquée comme elle doit l'être, c'est-à-dire si l'on n'admet comme remplaçants que des hommes dignes de l'être, le nombre des remplaçants sera tellement réduit à l'avenir, que je prix du remplacement militaire s'élèvera bientôt à 3,000 fr. au moins.

Ce résultat sera donc plus onéreux encore que l'exonération française qu'on a si vivement attaquée, parce que le chiffre en était trop élevé, exonération que le gouvernement blâme à ce titre dans l'exposé des motifs lorsqu'il lui reproche d'avoir été inabordable « pour les classes si nombreuses et à la fois si précieuses des petits cultivateurs et des petits industriels, pour qui la faculté de se faire remplacer est un véritable bienfait. »

Qu'est-ce qui arrivera infailliblement ?

Ou bien le remplacement sera réduit et il y aura plus d'hommes qui marcheront malgré eux, et vous affaiblirez d'autant la fécondité et l'activité du travail national.

Ou bien, les hommes qui se dispensent aujourd'hui du service militaire s'imposeront de nouveaux sacrifices plus rudes encore, dont personne ne pourra apprécier l'étendue.

Et dans cette hypothèse, ceux qui voudront se faire remplacer et qui aujourd'hui payent 1,500 francs, payeront désormais 3,000 francs, c'est-à-dire que 5,000 ou 6,000 remplacés verseront une somme de 15 à 18 millions de francs, ou trois fois plus que ce que je demande pour la formation de la caisse d'exonération.

Eh bien, je n'hésite pas à dire que ce sera là une dépense énorme, pour maintenir une situation que je déclare immorale, incompatible avec nos mœurs et avec nos lois.

Cette situation est incompatible avec nos lois ; car, quoi qu'en ait dit M. le ministre de l'intérieur dans une de nos dernières séances, je ne puis pas admettre qu'un homme puisse trafiquer de son sang ni de sa liberté.

L'article 1128 du code civil porte qu'il « n'y a que les choses qui sont dans le commerce, qui puissent faire l'objet des conventions. » Jamais le sang et la liberté de l'homme n'ont été dans le commerce, surtout chez les peuples libres.

Cette situation est incompatible avec nos mœurs, parce que lorsqu'un homme entre, dans un régiment avec un salaire qui a été stipulé, il n'y a dans toutes les langues de l'Europe qu'un mot pour qualifier cet homme : un vendu, c'est-à-dire un être dédaigné et méprisé.

Il y a plus. M. le ministre de la guerre espère, que la loi sur la milice fera disparaître tout ce qu'on a reproché au remplacement, que ce grand scandale, si je puis m'exprimer ainsi, aura un terme.

Eh bien, messieurs, vous ne le ferez disparaître qu'en partie ; car vous maintenez un aspect de la question contre lequel M. le ministre de la guerre s'élevait si énergiquement il y a trois jours.

Vous vous souvenez, messieurs, que M. le ministre de la guerre a lu ici même un rapport de M. le procureur général près de la cour d'appel du Liège sur les abus monstrueux qui se sont passés dans cette ville, rapport qui se termine par ces deux phrases :

« Cette affaire a fait ressortir tout ce qu'ont en général de honteux et de dégradant les traités pour le remplacement militaire. Aussi a-t-elle soulevé un sentiment universel d'indignation et de dégoût. »

Cela se rapporte, aux compagnies de remplacements, compagnies qui sont quelquefois honnêtes et honorables, mais qui sont le plus souvent méprisables et dégradantes.

Quoi ! messieurs, vous espérez assurer le remplacement sérieux et honorable, et vous laissez debout le scandale de ces compagnies qui achètent la liberté de l'homme, compagnies qui chercheront à tromper l'administration, qui perpétueront un état de choses contre lequel le gouvernement et la Chambre devraient s'insurger une bonne fois pour les faire disparaître.

Puisque nous nous préoccupons de l'avenir de notre état militaire, j'insiste sur cette considération que tous les hommes compétents, tous les généraux dont les opinions sont consignées dans les documents qui nous ont été distribués, sont unanimes pour déclarer que la spéculation étouffe le désintéressement ; que l'appât du lucre tue l'esprit de. dévouement ; que le volontaire ne veut pas marcher à côté du remplaçant ; qu'il y a quelque chose d'inconciliable entre l'homme qui se donne et l'homme qui se vend.

Ceci nous ramène, messieurs au point d'où je suis parti. Selon moi, et c'est là une opinion conforme à celle qui a été exprimée, par M. le général Trochu et les hommes qui font autorité en cette matière, une armée n'a de valeur que par les éléments dont elle se compose, et dans la constitution de l'armée c'est le sentiment qui en fait la force.

Eh bien, je vous le demande, messieurs, que sera une armée formée moitié par la contrainte, et moitié par l'appât du lucre ? Ceux qui marcheront par la contrainte, honnêtes jeunes gens des classes laborieuses, chercheront les hommes qui doivent les guider, tandis que ceux qui n'ont écouté que l'appât du lucre, ne se préoccuperont que du moment propice pour abandonner le drapeau. Où sont ceux qui le porteront ? Où sont ceux qui marcheront au premier rang ?

Une armée n'a de courage que lorsqu'elle sent vibrer en elle une grande et noble passion. Chez certains peuples, c'est la passion de la gloire. Nous aurons chez nous une passion aussi grande et plus vraie : c'est le sentiment du patriotisme. Eh bien, vous étoufferez toujours l'élan patriotique, tant que celui qui en est animé sera réduit à se placer à côté de celui qui n'obéit qu'à des sentiments de spéculation mercantile.

L'armée elle-même est un drapeau ; sur ce drapeau on doit lire : Honneur,. Laissez à nos jeunes gens qui sont dignes de le défendre, le droit, le privilège de s'envelopper dans ses plis ; c'est à eux qu'il appartient de servir le pays.

Enfin, et c'est par là que je termine, à côté de l'armée, vous avez la population d'où sort l'armée, dont vous aurez besoin au jour des épreuves et que vous devriez vous efforcer de ne pas diviser par vos luttes politiques ; mais que, même en dehors des luttes politiques, vous êtes tenus de ne pas (page 905) rendre hostile à l'armée, ni au devoir de la défense nationale ; et c'est ce qui arrivera si, au lieu de la faire jouir de ces bienfaits de la neutralité qui devraient faire de la Belgique une heureuse oasis au milieu des orages des guerres européennes, vous accumulez sur elle, en pleine paix, des charges militaires trop pesantes.

Réfléchissez-y, messieurs. Ne troublez pas les populations dans leurs mœurs ; maintenez-les dans leur travail qu'il faut encourager ; souvenez-vous toujours que derrière l'armée il y a le pays, et que si quelque jour le pays a besoin de l'armée, l'armée, malgré toutes les dépenses du budget, ne sera jamais forte que si elle s'appuie sur le pays.

- M. Moreauµ remplace M. Dotez au fauteuil.

M. Lelièvreµ. - Avant la clôture de la discussion générale, je proposerai quelques nouvelles observations sur lesquelles j'appelle l'attention de la Chambre.

Je pense que l'on confère des pouvoirs trop étendus aux commissaires d'arrondissement et qu'il eût été préférable de conserver aux gouverneurs les attributions qui leur sont déférées par la législation en vigueur.

Il est évident que les décisions émanées d'un fonctionnaire de l'ordre administratif le plus élevé présentent des garanties spéciales.

D'un autre côté, le régime existant n'ayant donné lieu à aucun inconvénient, il n'y a aucun motif de le changer.

A mon avis, ce n'est pas le commissaire d'arrondissement qui doit nommer le secrétaire d'un conseil de milice. Cela est d'autant plus vrai, que le commissaire d'arrondissement ne préside pas même le conseil de milice (article 29). Il n'y siège que comme rapporteur, avec voix consultative.

Cette nomination ne devrait pas même émaner de ce fonctionnaire, alors qu'il s'agit du tirage au sort (article 13). En effet, il n'est que le délégué du gouverneur. D'ailleurs, on n'a jamais déféré au président d'un collège le droit de choisir le secrétaire.

Ce dernier, en toute matière, n'est jamais le subordonné du président. Il remplit une mission spéciale importante pour l'accomplissement de laquelle il doit jouir de certaine indépendance. Il convient de laisser sa nomination à une autorité supérieure, c'est-à-dire au gouverneur, comme cela a lieu sous l'empire de la législation actuelle.

A plus forte raison, le secrétaire du conseil de milice ne peut-il être l'employé nommé par le commissaire d'arrondissement. La position de ce dernier au sein du conseil de milice repousse d'ailleurs semblable anomalie.

Si même on maintenait l'article 15 proposé par la section centrale, il faudrait nécessairement changer l'article 29 en ce qui concerne le conseil de milice.

J'estime aussi qu'il doit être entendu, en ce qui concerne le réfractaire dont s'occupe l'article 9, que ce dernier doit compter dans le contingent ; sans cela, aucun milicien n'aura intérêt à faire connaître au gouvernement qu'il existe un réfractaire.

Or, il convient que les miliciens prenant part au tirage soient intéressés à révéler ceux qui prétendent se soustraire au service.

Quant à l'ordre à suivre pour l'appel du contingent général, je pense qu'il faut s'occuper d'abord du service actif auquel seraient appelés les numéros les plus bas.

Le service actif étant complété, l'on s'occuperait de la réserve pour la formation de laquelle seraient appelés les autres numéros. Ce procédé est simple et ne peut donner lieu à aucun inconvénient.

L'article 27 présente une disposition assez obscure qui exige des explications.

En la comparant avec le tableau n°123 et 124, il semble en résulter que sur cinq frères d'une même famille, quatre pourraient être appelés au service.

Le cinquième pourrait même être appelé après être entré dans la quatrième classe.

S'il en était ainsi, ce serait là une aggravation notable de la législation actuelle.

D'un autre côté, on se demande si cet article, combiné avec le tableau, ne méconnaît pas le principe établi par l'article 26, que le service dans la réserve compte pour un demi-service.

Est-il possible d'admettre que quatre frères sur cinq puissent appartenir à la réserve ?

Je prie M. le rapporteur de vouloir donner quelques explications sur les difficultés que je signale.

M. Muller, rapporteurµ. - Lors de la discussion des articles.

MiPµ.- Ce n'est pas là de la discussion générale,

M. Lelièvreµ. - Enfin, j'émets l'avis que les frais énoncés en l'article 100 doivent rester à charge de l'Etat, comme cela a lieu sous la législation en vigueur. Il s'agit, en effet, d'un service public d'intérêt général et rien ne justifie la nouvelle charge qu'on veut imposer aux communes.

C'est dans l'intérêt de l'Etat qu'a lieu le service de la milice. Il est donc juste que tous les frais relatifs à cet objet soient supportés par le trésor public.

D'un autre côté la répartition énoncée à l'article 100 doit encore donner lieu à une besogne et à des complications qu'il convient d'éviter.

J'ai cru devoir proposer, dès à présent, ces courtes observations dans le but de les signaler à l'examen immédiat du gouvernement, avant qu'on n'aborde l'examen des articles du projet de loi.

MiPµ. - Il me paraît impossible de continuer ce système de discussion.

Nous sommes dans la discussion générale. On peut discuter l'ensemble du projet. Mais il me paraît impossible, à propos de la discussion générale, de discuter même les derniers articles du projet et de s'occuper de questions de détail.

Je prie les honorables membres d'attendre, pour ces observations, que nous discutions ces articles. C'est le seul moyen de mettre de l'ordre dans la discussion.

M. Couvreurµ. - Le procès qui s'agite depuis une semaine devant vous, messieurs, est un procès jugé. Il y a un an, cette Chambre a décidé en principe, à une majorité considérable, que la conscription et le tirage au sort seraient maintenus. Le corps électoral a ratifié cette décision. A quoi bon remettre en question ce qui a été décidé ? Abordons la discussion des articles et que la minorité laisse la majorité achever son travail.

Cet argument, messieurs, déjà indiqué dans le rapport de la section centrale, rappelé par M. le ministre de la guerre, développé par l'honorable M. Pirmez, et qui répond aux sentiments de beaucoup d'entre vous, je demande à la Chambre de n'en pas tenir compte, au risque d'abuser de sa patience.

C'est une fin de non-recevoir indirecte à laquelle nous n'avons pas à nous arrêter. Si elle avait quelque valeur, les sociétés ne feraient leur progrès qu'à de longs intervalles. Pour elles, les questions sont toujours ouvertes. La législation est comme la toile de Pénélope, sans cesse à défaire et à refaire. Le vote de la majorité, le vote du corps électoral nous oblige même à revenir à la charge. Plus nos convictions sont fortes, plus elles répondent aux griefs réels de ceux que la loi opprime et qui n'ont pas d'autres organes légaux que nous, plus c'est un devoir pour nous de chercher à vous convaincre, de chercher à éclairer le corps électoral.

N'eussions-nous réussi qu'à ébranler l'autorité morale de la loi, nous n'eussions perdu ni notre temps, ni le vôtre, grâce à l'espérance même que nous aurions donnée aux victimes de la loi que l'heure de son abrogation ne tardera pas à sonner, grâce à la confiance que nous leur aurions inspirée que quoi qu'il advienne, nous ne déserterons pas leurs intérêts et leurs droits.

Le passé, d'ailleurs, peut nous servir d'encouragements. Lorsque la question de la suppression de la conscription et du tirage au sort se posa pour la première fois, il y a douze ans, par un grand pétitionnement, la Chambre d'alors, par un ordre du jour motivé, repoussa les demandes des pétitionnaires et limita la révision des lois sur la milice à de simples modifications. 70 voix sur 81 votants sanctionnèrent cette décision. Cinq voix seulement protestèrent contre elle. C'étaient, sur les bancs de la gauche, MM. David, Grosfils et Lesoinne, sur les bancs de la droite, MM. Coomans et Janssens. Je ne crois pas être mauvais prophète en prédisant que cette fois le principe de la loi rencontrera un plus grand nombre d'opposants.

Les esprits ont marché et ils marcheront d'autant plus vite que nous reviendrons plus souvent à la charge pour le triomphe de notre juste cause.

Le corps électoral a prononcé. Cela ne serait vrai tout au plus que pour la moitié du pays, et pour cette moitié, tout ce qu'on peut affirmer, c'est qu'elle n'a pas improuvé. Je crois être modeste en parlant de la sorte.

Mais en fût-il autrement, eussiez-vous même raison, dans les conditions où se trouve actuellement l'Europe, avec la sourde irritation qui travaille ses classes laborieuses et à laquelle les nôtres n'échappent pas, vous devriez nous savoir gré d'oser éclairer nos commettants sur leurs véritables intérêts. Il ne faut pas qu'ils oublient que ceux qu'ils représentent, que ceux que nous représentons nous-mêmes, au nom desquels nous avons le droit de parler et qui doivent comprendre qu'ils ont en nous des amis plus dévoués que ceux qui les poussent au désordre et à la lutte, il ne faut que les électeurs oublient que les masses aussi ont leur mot à dire. Ils en ont d'autant plus le droit qu'ils supportent les plus lourdes charges de la loi et que si on demandait leur avis, ils seraient unanimes à la condamner.

(page 906) Oui, si nous étions dans un état social assez avancé pour pouvoir pratiquer, comme certains cantons suisses, non pas même le suffrage universel, mais l'appel au peuple, si nous avions inscrit dans notre Constitution cette disposition, reconnaissance de la souveraineté populaire, qu'aucune loi, et surtout aucune loi d'impôt ne recevra d'autorité exécutive qu'après avoir reçu la sanction du peuple, j'affirme que si nous demandions au peuple belge assemblé dans ses comices, s'il faut maintenir ta conscription ou la remplacer par un autre système plus équitable et plus efficace, il repousserait à de formidables majorités le maintien du servage militaire.

J'ai dit le servage militaire et je prie l'honorable M. Pirmez de croire que dans ma pensée ce n'est pas une épithète à effet, quoique ces épithètes aient du bon. Un mot juste a déjà renversé plus d'un méchant régime. Oui, ce qui rend si inique, si impossible dans notre société moderne la loi qui nous est proposée et celle qu'elle doit remplacer, c'est qu'elle est, en plein XIXème siècle, le dernier vestige de l'antique servitude. C'est un servage, limité quant au temps. C'est, pour un terme de huit années, la suppression de la liberté de l'homme et la confiscation de sa prérogative la plus sacrée.

Dans une récente discussion engagée devant cette Chambre entre deux maîtres dans l'art de l'éloquence, l'honorable M. Frère, rappelant l'agitation politique et sociale qui travaille l'Europe et notre société belge, s'exprimait ainsi :

« Quant au mal social dont l'Europe est sourdement agitée, nul ne saurait dire où se trouve le remède. En présence du problème qui est posé, problème redoutable entre tous, deux écoles se sont constituées : l'une déclare que l'autorité, le gouvernement, ou, si l'on veut pour éviter une équivoque, le législateur, comme le disait M. d'Elhoungne, a la puissance de remédier à ce mal social ; il peut et il doit organiser le travail, par conséquent régler le salaire et marquer à chaque travailleur sa place et son rôle dans la société. L'autre école répond que le législateur n'a pas le droit de disposer de la liberté de l'homme... »

Et plus loin :

« Ne touchons pas légèrement à la liberté de l'homme. A mon sens, l'Etat doit avant tout, et plus la société est malade, plus les idées s'égarent à la recherche des remèdes, plus son devoir est impérieux, l'Etat doit, avant tout, assurer la liberté individuelle. »

Et puis encore :

« La liberté du travail, c'est, comme le dit Turgot, c'est la propriété la plus sacrée, la plus imprescriptible de toutes. »

C'est au nom de ces principes, auxquels j'ai applaudi de toute la puissance de mes convictions, que je vous demande de condamner la loi qui nous occupe.

Permettez-moi d'entrer à cet égard dans quelques explications, beaucoup de bons esprits ne se rendant pas compte, je crois, de la véritable nature des choses. Aussi MM. Kervyn de Lettenhove et Thibaut, tout en cherchant tous les deux à corriger le principe vicieux de la loi, nous ont dit que le service militaire était un service personnel. Tous les deux cependant ont réclamé pour le milicien une indemnité, l'honorable député de Dinant ajoutant qu'elle était due non pas en droit peut-être, mais en équité. L'acquitter serait, de la part de l'Etat, un acte de munificence, un acte de générosité.

Ce sont là, à mon avis, des idées contradictoires, erronées, dangereuses. Le droit existe ou il n'existe pas. L'Etat n'a pas le droit d'être généreux, c'est là une notion socialiste, il a l'obligation d'être juste. Qui dit générosité dit aumône. Or, à nos miliciens nous ne devons pas une aumône, nous devons un salaire en rapport avec les services qu'ils nous rendent.

C'est un service personnel. Si c'est un service personnel, comme l'obligation d'être juré ou garde civique, il faut que l'honorable M. Thibaut soit logique et qu'il supprime le remplacement. On n'est pas juré ou garde civique par procuration. Cependant dans ces deux cas il ne faut à l'Etat qu'un citoyen capable de rendre un verdict ou de monter une garde.

Je crois qu'en matière militaire il faut distinguer : le service personnel ne commence que lorsque l'Etat est en péril, menacé soit dans son indépendance, soit dans ses institutions. Alors tout citoyen se doit à sa patrie, il lui doit sa fortune et sa personne, sous cette réserve cependant que le péril dissipé, l'ennemi chassé, l'ordre intérieur rétabli, la communauté indemnisera ceux qui, pour elle, auront souffert dans leurs biens ou dans leur existence.

J'ajoute que comme corollaire de ce droit primordial que vous n'avez pas besoin d'inscrire dans vos lois, parce qu'il est inscrit dans le cœur de tous les Belges, parce que le citoyen viendra de lui-même vous offrir ses services, j'ajoute que l'Etat a aussi le droit et l'obligation de s'assurer, à des époques déterminées, si les citoyens sont capables, sont en mesure de remplir les obligations qui leur incombent en temps de crise.

Mais s'il plaît à l'Etat d'avoir sans cesse dans la main une force organisée, lui rendant des devoirs de police, encasernée, montant la garde devant ses monuments, faisant la haie sur les champs de course, dépensant en quelques heures de pluie plus que la solde de huit jours, enlevant au citoyen le libre usage des plus belles années de sa vie ; je dis que dans ce cas d'un travail permanent et prolongé, il ne peut plus être question d'un service personnel, essentiellement temporaire de sa nature.

Il faut donc distinguer entre le service en temps de guerre et le service en temps de paix.

En temps de guerre, il faut sauver la propriété ; en temps de paix, il faut la protéger dans ce qu'elle a de plus sacré, de plus imprescriptible : la liberté du travail et le juste salaire des services rendus.

Qu'est-ce qui constitue la propriété, sa valeur ? C'est la faculté qu'a tout citoyen, si infime qu'il soit, de jouir et de disposer à son gré de ses biens, des fruits de son travail. C'est que nul ne peut en être privé, ni en totalité, ni en partie, que lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment et sous la condition d'une juste et préalable indemnité.

Que fait l'Etat lorsque, sans nécessité absolue, démontrée, dans l'intérêt mal compris de sa défense, il astreint au service militaire le milicien sous la menace de l'incorporation forcée, de l'encasernement. Il oblige, le paysan, le manouvrier, l'artisan de tout rang à quitter ses instruments de travail pour les outils de la guerre, la vie active des champs ou de l'atelier pour les loisirs énervants de la caserne ; il leur enlève la possibilité d'user de leur propriété unique, de leur travail, à leur profit, au profit de leurs proches ; il leur enlève jusqu'à l'aptitude particulière qu'ils ont acquise par la pratique pour un travail déterminé et qui est aussi une propriété, car c'est, un fait bien connu dans les centres industriels, que l'ouvrier qui a passé par la milice a perdu cette habileté de main qui, avant son enrôlement, lui permettait de gagner un salaire supérieur.

Et quelle compensation l'Etal donne-t-il à cet ouvrier enlevé à son ouvrage ? La Constitution porte que tout individu exproprié a droit à une juste et préalable indemnité, lorsque l'intérêt commun exige qu'il soit privé de sa propriété. Où est ici l'indemnité ? Ouest la compensation du travail perdu, les aptitudes perdues, des dangers plus grands auxquels la vie est exposée ?

Il avait été question d'en déposer au moins le principe dans la loi. C'eût été une heureuse réforme. Elle a été ajournée, inutilement à mon sens. Je m'associerai avec joie aux efforts qui tendront à l'y rétablir.

Nous nous vantons tous les jours de nos libertés, de notre civilisation, de l'intérêt que nous portons aux classes laborieuses, nous voulons marcher avec elles la main dans la main, et en fait, de par la loi, nous les assimilons aux anciens serfs de la Russie, aux fellahs corvéables de l'Egypte. Expropriés de leur travail, ils ont encore la douleur de pouvoir mesurer eux-mêmes, à un sou près, l'iniquité dont ils sont victimes. Elle équivaut au prix du remplacement. Celui qui sert en personne paye à l'Etat en nature un impôt qui, réduit en argent, est égal à la somme payée par le remplacé à son remplaçant.

Les miliciens qui n'ont pas les moyens de se racheter rendent à l'Etat les mêmes services que les remplaçants. Ils ont à remplir exactement les mêmes obligations ; ils courent les mêmes risques, ils reçoivent la même solde, la même nourriture, les mêmes vêtements. Mais le remplaçant perçoit en sus un capital plus ou moins élevé, selon les circonstances, 600, 800, 1,000, 1,500 francs, la représentation exacte de ses services à un moment donné.

Croyez-vous que le milicien forcé ne fasse pas ce calcul ? Le croyez-vous si désintéressé ou si dépourvu d'intelligence et de bon sens qu'il ne se rende pas compte du tort que lui fait l'Etat ?

Que répondrait M. le ministre de la guerre à un milicien qui lui tiendrait ce langage :

« Vous me retenez ici contre ma volonté et contre votre droit. Le législateur lui-même ne pouvait pas m'astreindre à un service militaire permanent sans une juste et préalable indemnité.

« La corvée est abolie et la Constitution proclame le droit de la propriété. Il n'y en a pas de plus sacrée que mon travail. Payez mes services au prix du marché. Ils valent pour vous ceux de mon camarade qui en a touché mille francs. Même service, même salaire. Aux Etats-Unis l'homme qui exerce le même métier que moi touche 6,000 fr., c'est le chiffre fixé par l'honorable général Renard pour effrayer le législateur qui voudrait être juste à l'égard des miliciens. Laissez-moi partir pour cet heureux pays, laissez-moi chercher une autre patrie, plus clémente, où la liberté de (page 907) l’homme est respectée et la propriété de son travail est si bien garantie. »

Et que répondrait l'Etat, que répondraient les représentants, si devant eux venaient se dresser, leur compte à la main, non pas seulement les spoliés d'aujourd'hui, mais les spoliés d'hier et de la veille. S'ils disaient ; Nous aussi nous avons été dépouillés de notre droit. Nous étions plusieurs enfants sortis d'un même village. Le sort de la loterie a favorisé nos camarades, ils sont restés libres, ils avaient le goût de la carrière militaire, ils sont devenus remplaçants, nous avons dû marcher. Leurs engagements leur ont permis de constituer à leurs parents des moyens d'existence, à eux-mêmes des pécules. Nous sommes rentrés au village la santé détruite par les fièvres, la vue perdue par les ophtalmies des hôpitaux, nous en sommes réduits à mendier des secours au ministère de la guerre ; le travail nous est devenu difficile ; nos pères, privés de nos services, se sont usés ; nos mères vivent aux dépens de la charité publique. Voilà notre sort. A l'inégalité naturelle des fortunes la loi a ajouté l'inégalité de l'impôt. Payez-moi aujourd'hui le prix de nos services, le prix de nos travaux perdus, le prix de nos infirmités. En nous astreignant au service militaire, sans indemnité, vous avez commis une injustice aussi grande que si vous aviez enlevé au fermier mon maître, à son voisin le grand propriétaire la terre sur laquelle passe le rail qui a doublé la valeur de sa propriété ; si vous aviez astreint les populations voisines à vous servir de terrassiers sans leur payer de salaire.

Que demain, dans l'intérêt de la défense nationale, vous ayez besoin d'un second chemin de fer reliant Bruxelles à Anvers, y a-t-il, dans cette Chambre, un seul membre qui se croirait en droit de décréter la corvée pour l'exécution de cette ligne, même sous le fallacieux prétexte que la sécurité et la valeur des propriétés en seraient doublées ? Pas un de nous ne l'oserait. Et cependant, corvée de terrassier, corvée de milicien, n'est-ce pas la même chose ? Pourquoi, alors, ce qui serait illicite au département des travaux publics, deviendrait-il légitime et nécessaire au. département de la guerre ?

Prenons garde, messieurs, à cette question de propriété. Elle est plus grave que vous ne le croyez. Propriétaires, ne donnons pas l'exemple du mépris de la propriété. Quatre-vingt-neuf n'a pas dit son dernier mot. Babeuf revit dans ses disciples. Comment, dans les temps agités que nous traversons, au milieu des aspirations universelles vers le bien-être et le partage des jouissances matérielles, comment enseignerons-nous aux populations besogneuses le respect de la propriété, si nous méconnaissons celle qu'ils possèdent à peu près exclusivement, la propriété de leur travail ? Ils sont le nombre, ils sont la majorité, ils peuvent l'être légalement demain, que répondrons-nous aux lois qu'ils pourraient dicter s'ils retournent contre nous les principes pratiqués par nous alors que nous disposions du pouvoir !

Mais, me dit l'honorable ministre de la guerre, que parlez-vous de servage, d'atteinte à la propriété ? Ce sont là des extravagances. Les lois sur la milice sont de tous les temps et de tous les pays ; la conscription existe partout à des degrés divers ; l'Angleterre a la presse des matelots, elle aura demain la conscription ; l'Amérique a dû la subir lorsque les volontaires lui ont fait défaut. C'est un impôt comme un autre, une dette que le citoyen doit à sa patrie. On lui parle toujours de ses droits, parlons-lui de ses devoirs.

Examinons, messieurs, ces assertions. Voyons ce qu'elles valent.

Aux Etats-Unis, en effet, vers la fin de la guerre, le législateur, effrayé des sacrifices qu'entraîneraient les enrôlements libres, a essayé de substituer le travail de la servitude au travail libre. Mais qu'est-il arrivé ? Les populations se sont soulevées. Elles ont voulu avoir le prix réel, le prix du marché pour leurs services, plus demandés qu'offerts. Elles ont renversé les urnes du tirage, maltraité les officiers du recrutement forcé. Les municipalités, les Etats, les particuliers sont intervenus, ils ont parfait sur leurs ressources le prix que le trésor fédéral ne voulait, ne pouvait plus payer, et la loi qui avait essayé de se substituer au jeu naturel de l'offre et de la demande n'est jamais restée qu'une lettre morte. M. Kervyn a déjà fait justice de l'assertion. Je ne m'y arrêterai pas davantage.

L'Angleterre est à la veille d'introduire la conscription, parce que lord Monck, à la chambre des lords, a fait un discours en ce sens. Je suis fâché de devoir enlever une illusion à l'honorable général Renard. Oui, lord Monck s'est prononcé en faveur de la conscription, et d'autres orateurs, soit au parlement, soit dans des assemblées privées, se sont prononcés, qui pour le système prussien, qui pour le système suisse. Mais qu'est-ce que cela prouve ? C'est que l'Angleterre est, comme nous, à la recherche du meilleur moyen d'organiser ses forces militaires. Mais conclure de ces opinions à la transformation du régime anglais, c'est comme si un Anglais concluait demain de mon discours que la conscription va être abolie en Belgique. Et encore, je crois qu'il serait plus près de la vérité, c'est-à-dire que la conscription sera abolie en Belgique avant qu'elle ne s'établisse en Angleterre.

Il y a quelques années, dans une discussion sur le recrutement, Cobden s'écriait aux acclamations de toute la chambre des communes : Si vous voulez des soldats et de bons soldats, vous n'avez qu'à les bien payer et à les bien traiter, et sir James Graham d'accord avec tous les ministres ses collègues flétrissait : « l'indigne système de la conscription en vigueur sur le continent et incompatible avec les mœurs et les idées de la libre nation britannique. »

L'Angleterre riche, avant le sentiment de la puissance de l'argent, qui connaît les maux et l'inefficacité du travail forcé, introduirait chez elle la conscription ! Rayez cela de vos espérances.

MgRµ. - J'ai dit « sera peut être obligée », ce qui n'est pas une affirmation.

M. Couvreurµ. - Ni aujourd'hui, ni demain, soyez-en convaincu. Ce qui est vrai, et je ne crois pas commettre d'indiscrétion en le disant, c'est que si l'attention de ce grand et noble pays n'avait pas été absorbée cette année par une œuvre immense de justice et de réparation, son parlement eût été saisi par un de ses membres les plus éminents d'une proposition de désarmement international analogue à celle qui a déjà été présentée et qui, cette fois, aurait eu l'appui des sympathies du gouvernement. A cette proposition se rattachaient d'autres projets que l'avenir fera connaître.

Mais qu'on ne l'oublie pas, les hommes qui occupent aujourd'hui le pouvoir en Angleterre, hommes dont l'énergie ne recule devant aucune difficulté, et dont l'attention est dirigée vers le continent beaucoup plus qu'on ne le croit, ont écrit sur leur drapeau : Liberté commerciale, extension du suffrage, paix universelle. Ils ont déjà réalisé une partie de leur programme. Tombés du pouvoir, renvoyés du parlement pour avoir lutté pour la paix contre les intérêts de la vieille aristocratie, contre les préjugés de leurs électeurs, ils y sont rentrés plus puissants que jamais pour la joie et l'encouragement de leurs amis, de leurs alliés du continent. Ce ne sera pas la conscription qui vous reviendra renforcée de l'Angleterre, monsieur le ministre, ce sera la paix des deux mondes. Retenez bien cette prédiction.

MgRµ. - Tant mieux. C'est ce que nous demandons.

M. Couvreurµ. - Mais l'Angleterre a la presse des matelots, iniquité bien plus horrible que la conscription ! J'avoue que je n'en ai pas cru mes oreilles et que j'ai été désappointé de retrouver l'assertion aux Annales parlementaires. Je croyais à un lapsus d'improvisation. L'Angleterre a la presse des matelots !

Et d'abord permettez-moi de rappeler que la presse des matelots n'a jamais existé en Angleterre en tant qu'institution légale...

MgRµ. -C'est évident, ils ont été obligés d'arriver à la presse.

M. Couvreurµ. - Et qu'elle a cessé d'y fonctionner depuis cinquante ans. C'était un abus du recrutement volontaire, abus comme il s'en est pratiqué tant, comme il s'en pratique encore par les puissants contre les faibles, même à notre époque.

MgRµ. - Dans tous les pays de volontaires.

M. Couvreurµ. - Une fois pris par ruse ou violence, les faibles se résignaient ; ou lorsqu'ils se plaignaient, des juges prévaricateurs, appartenant à la classe gouvernante, leur donnaient tort. Car, à défaut de loi, il y a des jugements. Vous voyez que je vous fais la part belle.

Et tenez, ceci me rappelle un document intéressant que je signale à votre attention et à celle de tous les partisans de la conscription. C’était vers la fin du siècle dernier. Un matelot est enlevé pour le service de Sa Majesté britannique. Il se sauve et va se plaindre au juge, un misérable du nom de Fosters de Bristol. Ce magistrat, dans un jugement qui est un modèle d'impudence, délaye longuement ce principe que l'intérêt général autorise l'iniquité et que l'intérêt particulier n'a qu'à se résigner.

Le plaignant est débouté de sa demande. Mais le jugement tombe entre les mains de Franklin, qui le commente. Jugement et commentaire figurent dans ses œuvres complètes ; j'en recommande la lecture. C'est sous cette forme railleuse, mordante, caustique, mais pleine de bon sens et d'un esprit pénétrant de justice, la condamnation la plus péremptoire, non seulement de la presse, mais aussi de la conscription. Franklin, entre autres, y fait valoir que si l'Etat, au nom de l'intérêt général, a le droit de priver un citoyen, sans indemnité, de sa liberté et de son travail, il n'y a pas de raison pour ne pas appliquer le même traitement à tous les juges, fonctionnaires, magistrats, si haut placés qu'ils soient.

(page 908) Et, en effet, messieurs, si le milicien se doit à sa patrie pour cinq sous par jour, si le devoir l'oblige à lui donner sa vie, pourquoi établir deux mesures entre le soldat et l'officier ? Pourquoi ne pas payer celui-ci exclusivement aussi avec la gloire, la satisfaction du devoir accompli ? Pourquoi donner aux généraux de gros appointements et des fourrages mangés d'autant plus fidèlement que les chevaux sont plus bleus. Au nom de l'intérêt social, mettons-les tous sur le même pied.

Et les fonctionnaires ? Et la justice ? Traitons-les de même. Est-ce que la justice n'est pas aussi une nécessité sociale ? Si nous prenions de force avec cinq jours par jour pour en faire des magistrats, tous les avocats partisans de la conscription, cela serait tout aussi injuste et tout aussi absurde.

La justice serait bien mal rendue ! Pourquoi alors admettre que ce qui est mauvais pour la justice puisse être bon pour l'armée ?

Et, chose curieuse, le jour même où l'honorable ministre de la guerre nous dénonçait l'existence de la presse des matelots en Angleterre, le Times publiait un article dans lequel il se félicitait de l'heureux succès d'un nouveau système d'enrôlement pour la marine.

Bien plus que pour son armée qu'elle peut compléter par le service de ses milices et de ses volontaires, l'Angleterre s'est préoccupée de la difficulté de peupler ses bâtiments de guerre et de créer une réserve maritime. A-t-elle songé à la conscription ?

Et je vous prie de remarquer que si elle y songeait pour ses forces de terre, elle eût tout d'abord appliqué ce système à sa marine. Sans doute, on lui en a donné le conseil. Mais ce conseil, elle l'a repoussé. Et cependant il y avait urgence. Les bâtiments restaient en rade, ne pouvant déraper faute de bras. Faire fonctionner la presse comme il y a un demi-siècle ? vous auriez entendu un beau tapage dans les journaux, dans les meetings, devant les tribunaux et au parlement. Qu'a-t-elle fait alors ? Ecoutez, le Times va nous le dire.

Le jour même où M. le ministre de la guerre nous apprenait que la presse fonctionne en Angleterre, le Times rendait compte en ces termes du premier essai d'un système nouveau appliqué à la création d'une marine de réserve.

MgRµ. - J'ai dit que l'Angleterre avait dû recourir à la presse, quand elle n'avait plus de matelots.

M. Couvreurµ. - Je vais faire prouver, par un article du Times qui n'est pas écrit pour les besoins de la cause, que vous parlez d'une époque passée depuis cinquante ans au moins, que ces traditions sont oubliées et remplacées par des procédés plus honorables et plus justes. Vous y trouverez en même temps une réponse à une critique dirigée par vous contre l'absence des réserves, et la preuve que même avec des engagements volontaires on peut, sans charges exorbitantes, se constituer la plus difficile des réserves : une réserve maritime. Donc, voici ce dit le Times :

« Il y a eu un temps, et il n'est pas bien éloigné de nous, où toutes les pensées des alarmistes étaient tournées vers l'augmentation de la flotte et l'équipement des navires. On croyait alors qu'il suffisait que nous eussions assez de navires et de marins pour qu'aucune puissance pût jamais nous atteindre ; mais il se fit que nous n'avions qu'un très petit nombre de navires et une poignée d'hommes pour les desservir. L'un vaisseau après l'autre était retenu au port pendant des semaines par l'impossibilité de compléter son équipage. Enfin, après la réorganisation de la flotte permanente, il fut résolu d'organiser une réserve navale, de laquelle on pourrait en toute éventualité retirer des marins habiles pour le service des flottes actives. Des registres furent ouverts dans les différents ports du royaume et des volontaires furent enrôlés pour le contingent avec promesse d'une rémunération modérée.

« Ce système est en vigueur depuis quelque temps. Aujourd'hui la réserve navale comprend 16 mille marins d'élite de la marine marchande, marins qui n'ont plus rien à apprendre dans l'art de la navigation et qui après une courte pratique seront capables de remplir tous les devoirs de la marine de guerre.

« Néanmoins jusqu'à présent aucune occasion ne leur avait été offerte d'étudier cette pratique et c'est en cela que l'essai qui se fait en ce moment mérite toute notre attention.

« Il y a peu de temps il fut résolu de mettre une flotte à la mer pendant une quinzaine de jours avant et après la Pentecôte et d'inviter les marins de la réserve à y venir s'exercer.

« En temps, de paix les soldats de la réserve ne sont nullement obligés de donner leurs services, leur concours était donc purement volontaire. On se demandait combien d'entre eux répondraient à l'appel, et les inquiétudes à cet égard étaient d'autant plus vives que la marine marchande, par le bris des glaces et l'ouverture des ports du Nord faisait une rude concurrence au service militaire. Le doute n'existe plus aujourd'hui. Plus de 1,900 marins de la marine marchande ont offert leurs services volontaires pour la quinzaine. C'est au moins le double du nombre attendu. Il est bon de rappeler que bien que l'effectif est de 16,000 marins, il n'y a qu'une partie de ce nombre qui puisse disposer de soi dans ces occasions. Beaucoup d'hommes sont en mer, poursuivant leurs travaux ordinaires.

« En fait, on ne pourra jamais espérer, même pour un cas de force majeure, plus de 5,000 engagés. Pourtant, plus des deux cinquièmes de ce nombre se sont présentés, sans aucune contrainte, pour un engagement de quinze jours. C'est une preuve satisfaisante de l'esprit qui anime la réserve.

« Nous avons aujourd'hui 60,000 engagés volontaires à bord de nos flottes permanentes et 16,000 matelots inscrits sur les registres de la réserve. On peut compter qu'en moins d'une semaine, après une déclaration de guerre, 5,000 de ces hommes seraient disponibles pour renforcer nos escadres, et l'estimation la plus modeste peut en porter le nombre à 12,000 après un terme de six mois.

« On remarquera néanmoins que jusqu'ici cette réserve navale a été une force en quelque sorte indéfinie et inconnue. Personne ne savait dire exactement quelle était sa valeur et jusqu'à quel point on pouvait compter sur elle. Le chiffre des enrôlements était certainement connu, et on constatait que l'engagement était assez populaire pour que les officiers pussent faire un choix parmi les candidats. Mais on n'aurait pas osé se prononcer avec confiance sur le nombre probable d'hommes qui eussent répondu à un appel imprévu ; il ne manquait pas de voix pour jeter le doute sur ce point et pour insister sur la supériorité des forces régulières comparées aux volontaires de toute espèce.

« Dans l'occurrence même dont nous nous occupons, les plus grandes divergences d'opinion se faisaient jour. Les unes pensaient que les hommes ne seraient pas tentés d'offrir leurs services volontaires pour la croisière projetée ou de donner une quinzaine de leur travail régulier contre les chances d'autres engagements.

« La réserve navale n'est pas comme la milice, on ne peut pas la requérir en cas de péril. C'est une force dont on ne pourrait apprécier la valeur qu'en faisant un appel à ses services.

« Cette croisière des fêtes de la Pentecôte écartera beaucoup d'incertitudes. Si 2,000 sont venus pour remplir un devoir auquel ils n'étaient pas obligés, 5,000 viendront à l'heure du danger obéir aux conditions de leurs engagements. Après tout ce qui a été dit de notre armée, ce sont encore nos flottes sur lesquelles nous devons principalement compter et aucun projet ne pouvait être mieux conçu pour renforcer ces flottes que l'adoption de ce système de forces de la réserve qui unit les avantages d'une rapide application avec les charges courantes les moins considérables. »

Voilà, messieurs, comment fonctionne en Angleterre, non pas la pressé aux matelots, mais le recrutement par des engagements volontaires, des forces de la marine tant pour la marine permanente que pour la réserve.

Mais, dit-on encore, la milice est un impôt comme un autre. Les inégalités qu'elle engendre se retrouvent dans tous les autres impôts.

C'est une très grande erreur. L'impôt sur la milice n'est pas un impôt comme les autres, il est l'antipode des impôts.

En effet, il y a souvent dans les impôts de grandes inégalités, la justice n'est pas toujours observée dans toutes ses conséquences, mais du moins elle n'est pas directement et systématiquement violée.

La base est juste, les applications peuvent ne pas toujours l'être, ce sont des imperfections. Mais dans la loi sur la milice, c'est la base même qui est inique et toutes les applications doivent l'être. Ici, il n'y a pas à amender, comme la section centrale l'a essayé, fidèle d'ailleurs au mandat qui lui avait été donné par la Chambre ; il faut avoir l'énergie d'innover.

L'impôt pour la défense du pays, tel qu'il est organisé chez nous, se divise en deux espèces d'impôt : l'impôt payé en argent, l'impôt payé en nature. L'impôt payé en argent, ce sont les 40 millions du budget de la guerre, l'impôt payé en nature, ce sont les 10 ou 12 mille miliciens fournis chaque année par 25 à 30 mille familles exceptionnellement frappées. Pour l'impôt payé en argent nous contribuons tous à raison des biens que nous possédons, des biens que nous acquérons par notre travail, des jouissances que nous nous donnons, des objets que nous consommons ; quant à l'impôt en nature, il ne serait juste que si toutes les familles en prenaient leur part proportionnellement aux services que leur rend l'impôt. En est-il ainsi aujourd'hui ? Nullement. Tel ne paye rien, tel paye la centième partie de sou revenu, tel autre le dixième, tel autre son revenu entier et plus que son revenu. C'est un impôt progressif, et un impôt (page 909) progressif à rebours, d'autant plus lourd que celui supporte à moins de ressources.

Que diriez-vous si la loi, pour se procurer les 150 millions des voies et moyens, établissait une capitation de 30 fr. par tête de Belge ? Vous déclareriez cela souverainement injuste. Or, vous faites une chose bien plus injuste. Vous faites payer une capitation double, triple, décuple par une partie de la population, par la partie la moins aisée, et vous confiez au sort le soin de désigner le contribuable. C'est un abîme d'iniquité.

Mais, dit-on, et c'est en définitive le seul argument qu'on nous oppose : Que voulez-vous ! c'est la nécessité. C'est l'argument de la section centrale, c'est celui de M. le ministre de la guerre, de M. le ministre de la justice, formulée dans une interruption, c'est aussi l'argument de M. Kervyn. Il faut une armée et sans conscription pas d'armée possible, telle qu'il nous la faut d'après l'avis des hommes compétents, à moins de nous engager dans des dépenses écrasantes.

Je ne veux pas, messieurs, examiner en ce. moment si nous avons bien besoin d'une armée, telle que la réclament les hommes compétents qui sont juges et parties dans leur cause. Je ne veux pas examiner si l'armée fournie par la corvée, par le recrutement forcé vaudra jamais en force et en efficacité ce que vaudrait une armée constituée en vertu du travail libre. Je ne m'arrêterai pas non plus à démontrer que, dussions-nous encore, pour débarrasser l'armée des non-valeurs que lui amène la conscription et rendre au travail les bras que nous lui enlevons inutilement, augmenter nos impôts payés en argent, nous ferions à tous égards une bonne affaire. Ces charges supplémentaires, nous les acquitterions plus facilement, en évitant une inutile déperdition de forces.

Dans ma conviction, nous payerions relativement moins et nous serions plus efficacement défendus. Pour le moment, je veux m'en tenir au principal argument : la nécessité de l'iniquité commise au nom d'un principe supérieur : le salut de la patrie.

J'avoue, messieurs, que lorsque, pour la première fois, j'ai vu naître et se développer dans cette enceinte cet argument de la nécessité, je n'ai pu me défendre d'un sentiment de joie d'abord, d'épouvante ensuite.

De joie, parce qu'une loi dont le législateur reconnaît implicitement l'iniquité est une loi condamnée. D'épouvante, messieurs, parce que l'argument est aussi détestable, aussi dangereux que la cause qu'il défend.

Non, il n'est pas vrai que le salut du peuple soit la suprême loi. Non, il n'est pas vrai que tout soit permis pour sauver la nation, pas plus que pour sauver les individus. Au-dessus de cette prétendue loi, qui veut faire taire toutes les autres, il y a les lois immuables de la justice et de la morale. Et celles-là on ne les viole jamais sans d'implacables retours.

La nécessité de l'iniquité ! Mais c'est l'argument des révolutions. Il enlève à la loi ce qui fait son essence, il tue le droit et légitime toutes les insurrections.

Toutes les abominations qui ont déshonoré le genre humain ont cherché leur justification dans la nécessité. C'est au nom de la nécessité que les Pharaons d'Egypte, pour protéger leur pays contre l'invasion des sables du désert, ont englouti des millions de vies humaines sous les Pyramides ; c'est au nom de la nécessité que l'inquisition a allumé ses bûchers ; c'est au nom de la nécessité que, dans un pays au mœurs douces et sociables, l'échafaud est resté en permanence pendant des mois entiers ; c'est au nom de la nécessité que les propriétaires russes ont résisté à l'œuvre du czar émancipateur ; c'est au nom de la nécessité que les esclavagistes du Sud ont défendu par le fer et le feu ce qu'ils appelaient l'institution indispensable. Ce que le passé a fait au nom de la nécessité, l'avenir peut le faire, si nous-mêmes nous ne brisons pas cette arme dans nos mains et dans les siennes.

On l'a dit avec raison, on ne connaît pas de spécifique contre le paupérisme. Il naît des vices, de l'ignorance, des passions, de l'imprévoyance de l'homme, il naît de l'antagonisme des intérêts mal compris, il naît aussi des mauvaises lois. Si, il y a une trentaine d'années, j'avais dit dans cette enceinte, où siégeait alors la coalition agricole et industrielle, que les lois de la protection étaient cause en partie au moins de la misère des Flandres, j'eusse été dénoncé comme un mauvais citoyen. C'eût été cependant la vérité et une vérité utile à dire. Aujourd'hui j'espère pouvoir affirmer sans être interrompu que de tous nos impôts il n'en est point qui agisse plus directement sur le paupérisme que l'impôt sur la milice.

Et bien, messieurs, le paupérisme rongeant la société, que direz-vous le jour où ceux qui l'exploitent viendront, au nom de la nécessité, vous demandez de le guérir, viendront au nom de la nécessité imposer eux-mêmes à la société, si jamais ils deviennent majorité, toutes les élucubrations sorties de leur cerveau ?

De grâce ! pour noire propre sécurité, rayons de nos débats cet argument de la nécessité des lois iniques.

L'argument est non seulement faux et dangereux. II est inutile. Il est inutile et je vais tenter de le prouver en indiquant comment, d'après moi, sans toucher même à l'organisation actuelle de l'armée, aux casernes, en renforçant, au lieu de les affaiblir, les éléments de notre défense nationale, sans augmenter sensiblement nos charges financières, nous pourrions faire rentrer la justice dans le droit. C'est un système mixte que je vais essayer de développer et c'est comme tel qu'il faut le juger.

Différents systèmes ont déjà été présentés pour rendre au recrutement ses principes de justice. L'honorable M. Kervyn propose l'exonération, l'honorable M. Thibaut, l'armement simultané de tous les miliciens avec une réduction considérable du temps de service ; l'honorable M. Vermeire, une armée composée d'engagés volontaires.

Le système de l'exonération, à mes yeux, a l'inconvénient de faire peser sur un nombre déterminé de familles une charge qui doit être supportée par tous ; quant au système de M. Thibaut, je crains des objections très sérieuses à la fois au point de vue militaire et au point de vue économique. Restent les engagements volontaires.

Au point de vue économique, le. système est à l'abri de toute critique. Au point de vue militaire, je reconnais que l'absence d'une réserve est une critique fondée, bien que l'exemple de l'Angleterre, en ce qui concerne sa marine, prouve que cette difficulté peut être levée. Au point de vue politique enfin, le système ne laisse pas que de présenter des inconvénients. Je repousse en principe la corvée militaire, mais je ne veux pas non plus d'une armée de prétoriens.

En Angleterre, dans un pays où la liberté a jeté de profondes racines, le système des engagements volontaires est sans danger ; si nous voulons l'introduire chez nous, il faut lui donner un contre-poids. A côté d'une armée composée exclusivement d'engagés volontaires, il nous faudrait au moins des milices fortement organisées. J'aimerais mieux encore des cadres et certains corps spéciaux composés d'engagés volontaires, sauf à incorporer dans les régiments d'infanterie, pour un temps relativement court, des miliciens rétribués pour le prix de leurs services.

Mais ce serait là l'organisation de l'avenir et c'est au présent qu'il nous faut songer et trouver un système de transition qui donne à la fois satisfaction aux intérêts du travail et aux intérêts de la défense nationale.

A cet effet, messieurs, appliquant le principe que le citoyen doit ses services à l'Etat à l'heure du péril, et que l'Etat en tout temps a le droit de s'assurer que ces services peuvent lui être rendus, je voudrais déclarer dès à présent que dans un temps donné, dans cinq ans, dans dix ans, peu importe, le tirage au sort sera aboli et remplacé par le concours.

M. de Brouckere. - Par quoi ?

M. Couvreurµ. - Par le concours. Par des examens. Les jeunes gens appelés par leur âge à prouver qu'ils sont aptes à servir le pays en cas de besoin passeraient devant un conseil spécial, feraient l'école de soldat, l'école de peloton, l'école de bataillon, manœuvreraient, tireraient à la cible, prouveraient qu'ils possèdent tout ce qui constitue l'instruction du simple soldat. Ils seraient classés par numéros suivant leur capacité ; les mauvais seraient engagés pour un terme plus ou moins long avec une indemnité ; les autres pourraient retourner dans leurs foyers.

MgRµ. - Il n'y aurait alors que les pauvres qui serviraient.

M. Couvreurµ. - Veuillez me laisser continuer. Je répondrai à l'objection.

Avec un tel concours, chacun ferait de son mieux pour échapper au service militaire, même avec l'indemnité. Le père de famille, au lieu d'amasser sou par sou la somme nécessaire au rachat de ses fils, pour vous fournir quoi ? un mauvais remplaçant, leur fera apprendre la gymnastique, les mouvements militaires, le tir à la cible. Plus de ruine dans les familles, plus de désolation. Ne sera soldat que qui l'aura voulu. Pour échapper aux casernes, il suffira de suivre les écoles, les écoles primaires, les écoles d'adultes. Et je vous garantis qu'elles seront encombrées. Si les écoles ne suffisent pas, les citoyens s'associeront entre eux pour apprendre l'exercice.

Il n'y aura, dites-vous, que des pauvres dans l'armée. Et aujourd'hui ? Y comptez-vous beaucoup de gens aisés parmi les miliciens forcés ? Et pourquoi les pauvres serviraient-ils dans ce cas plus que les riches ? Est-ce que les écoles ne leur sont pas ouvertes, est-ce que les bureaux de bienfaisance ne payent pas l'écolage ? Au bout de quelques années, le recrutement deviendrait difficile, tant on mettrait de zèle à y échapper. Tant mieux, si devant un pareil résultat vous tenez encore à conserver votre armée (page 910) permanente et la promiscuité de vos casernes, vous les garderez en rendant l'examen plus difficile.

Et remarquez quel admirable effet vous obtiendriez sur la population. Au lieu de lui enlever la fleur de sa jeunesse, de l'abâtardir, de retarder et de contrarier les mariages, vous lui rendriez les forces, l'énergie, la santé, la virilité.

Vous la préparez, en cas de danger, à pouvoir se lever tout entière comme un seul homme contre l'envahisseur. Vous vous donnez à vous-mêmes une réserve inépuisable ; à vos villes une garde civique d'élite, à vos campagnes des bandes toujours prêtes à repousser l'ennemi. Aujourd'hui, elles le voudraient qu'elles ne réussiraient qu'à se faire massacrer.

Voyez combien ce système est plus sain, plus naturel, plus logique que celui que vous pratiquez aujourd'hui. Vous prenez un homme de force pour lui imposer un métier qu'il n'aime pas, sans vous inquiéter s'il en a le goût, s'il le sait ou s'il l'ignore. Instruit ou non, il passera dans vos casernes les plus belles années de sa vie. Vous l'enlevez, à vingt ans, à la charrue, à l'atelier, lourd, ignorant, gauche, mal appris, indiscipliné. Vous le gardez quand même jusqu'à l'expiration de son temps de service. C'est un gaspillage de force.

Dans ces conditions, personne n'a intérêt à s'instruire et vous perdez votre temps à dégourdir tous ces malheureux à l'heure où ils sont les plus nécessaires à la société.

Vous les faites marcher, courir, manœuvrer, porter armes, présenter armes, croiser et tirer ; vous créez des écoles régimentaires pour leur apprendre à lire et à écrire. Passez cela à votre collègue de l'intérieur. Où est la nécessité d'attendre l'âge de vingt ans, l'âge où le pli de l'ignorance est pris, où la discipline entre déjà difficilement dans le cerveau, où le travail est privé de bras qui lui sont nécessaires et qui, pour vous, ne sont souvent que des non-valeurs ?

Et puis quel encouragement donnez-vous à celui qui, une fois incorporé, a achevé son éducation militaire ? Aucun. Le rendez-vous à sa famille qui a besoin de lui, à son travail, à la société ? Appelez-vous à sa place un autre plus ignorant que lui ? Non, vous gardez tout, bons et mauvais, deux ans, trois ans, cinq ans. Aussi, nos soldats s'instruisent-ils lentement, par routine. Comment voulez-vous qu'il en soit autrement ? C'est le fruit naturel de votre système.

Naturellement le ministre de l'intérieur, les administrations communales et charitables devraient seconder celui dont j'ai esquissé les lignes principales. Des maîtres de gymnastique devraient être attachés à toutes les écoles, les écoles privées ne manqueraient pas de suivre, des tirs s'établiraient d'eux-mêmes dans tous les cantons. Tout cela bien entendu, sans obligation. S'exercerait qui voudrait ; soyez tranquilles l'intérêt privé lèverait tous les obstacles.

Je ne vois pas quelle objection on pourrait faire à mon système au point de vue militaire. Je ne touche pas à l'armée active permanente. Elle n'aura que les éléments les plus ignorants de la population ; ni plus ni moins qu'aujourd'hui. Elle sera ce qu'elle est, moins les remplaçants.

Vous garderez les engagés volontaires et les miliciens qui n'auront pas voulu se soustraire au service. Leur niveau s'élèvera à mesure que l'éducation du pays se perfectionnera. Mais ce qui s'élèvera surtout, ce sera le nombre et la qualité de vos engagés. Vous leur payerez le prix de leurs services comme aux miliciens, plus une retraite. Indépendamment des fonctions civiles qu'on peut leur réserver, ils trouveront à se caser comme instructeurs. Le service militaire deviendra une carrière.

Après quelques années de ce régime, vous aurez plus d'offres que vous n'en pourrez accepter, car, par la force même des choses, vous serez amenés à réduire vos contingents.

Ce système, que je me borne à esquisser, n'est ni le système prussien, ni le système suisse. Il vous laisse un noyau d'armée permanente composé de volontaires et de miliciens, tenu en équilibre par des bans d'une réserve, militaire de premier ordre. Comme en Prusse, tout le monde est soldat ; mais on ne touche pas à l'homme ni à sa liberté. On ne le garde pas pour l'instruire pendant un temps déterminé, on n'interrompt pas le travail ou, si on l'interrompt, ce n'est jamais que pendant quelques mois et à des moments où le dérangement est le moins onéreux pour lui.

Le citoyen peut consulter ses convenances, choisir son jour et son heure. Qu'il multiplie ses efforts pour diminuer son temps de service, c'est son affaire. L'Etat ne s'inquiète, que du résultat obtenu. C'est le travail à la tâche substitué au travail à la journée.

Sans doute, dans une organisation pareille, la justice, l'intérêt social ne sont pas encore sauvegardés dans tous leurs détails d'une manière absolue. Mais ce sera déjà un grand progrès sur ce qui existe, ce progrès ne dût-il se réaliser que dans quelques années, les populations attendront avec patience. Il leur suffira de voir luire l'espoir assuré d'un avenir meilleur. C'est à ce titre, messieurs, que je recommande mes idées à votre examen, me réservant de les reproduire en un amendement si je trouve cinq membres disposés à les appuyer.

Projet de loi sur la contrainte par corps

Communication du gouvernement

MfFOµ. - Messieurs, le cabinet a dû examiner la situation résultant du dissentiment constaté entre la Chambre et le Sénat, relativement au projet de loi portant abolition de la contrainte par corps. M. le ministre de la justice avait pensé que sa retraite offrirait peut-être un moyen de résoudre les difficultés qui existent ; ses collègues ont été unanimement d'avis que cette retraite, bien loin de donner la solution des difficultés actuelles, en ferait naître de nouvelles, peut-être plus graves encore. Nous avons donc insisté pour que notre collègue conservât sa position dans le cabinet. Il nous a paru à tous qu'il n'y avait aucune raison pour nous de ne pas appuyer l'opinion exprimée par la Chambre des représentants, et qu'il y avait lieu de l'appeler à se prononcer sur le projet tel qu'il a été amendé par le Sénat.

Je viens donc prier M. le président de vouloir bien convoquer la section centrale, afin qu'elle saisisse la Chambre d'un rapport sur ce projet.

M. le président. - La commission sera convoquée très prochainement. J'avais attendu, précisément à raison des difficultés que M. le ministre vient de signaler.

- La séance est levée à 4 heures trois quarts.