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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mercredi 10 mars 1869

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1868-1869)

(Présidence de M. Dolezµ.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 581) M. Dupontµ fait l'appel nominal à 2 heures et un quart et donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier ; la rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. Dethuin, secrétaireµ, présente l'analyse suivante .des pièces adressées à la Chambre.

« La députation permanente du conseil provincial de la Flandre orientale présente des observations sur le projet de loi concernant fa formation des listes électorales et sur le rapport. »

- Dépôt sur le bureau, pendant la discussion du projet.


« Des habitants de Liège demandent la suppression du cens comme base du droit de vote dans les élections et, par suite, la révision de l’article 47 de la Constitution. »

« Même demande d'habitants de Chênée, Criquillion, Vaux-sous-Chèvremont. »

- Renvoi a la commission des pétitions.


« M. le ministre de la justice transmet, avec les pièces de l'instruction, la demande de grande naturalisation du sieur X. Olin. »

- Renvoi à la commission des naturalisations.


« Par message du 9 mars, le Sénat informe la Chambre que le sieur A.-F.-M. Taschen, ex-chef de station à Lierre, à déclaré retirer sa demande de naturalisation ordinaire »

- Pris pour information.

Projet de loi relatif à la formation des listes électorales

Discussion générale

La discussion générale continue.

M. Liénart. — Suum cuique : à chacun la responsabilité de ses doctrines et de ses œuvres.

On a dit, messieurs, et dans cette enceinte et en dehors de cette enceinte, que les membres de la droite étaient sinon les auteurs, au moins les inspirateurs du projet de loi. Il semblerait, en vérité, qu'on a déféré à nos désirs en présentant ce projet, et le gouvernement est bien près de nous demander des remerciements pour avoir si parfaitement rempli nos intentions.

Le but de cette tactique saute aux yeux.

S'il est vrai que les membres de la droite sout les inspirateurs du projet, dès lors ils ont mauvaise grâce à le repousser, ils ne peuvent agir de la sorte sans se mettre en contradiction avec eux-mêmes et sans ôter toute valeur morale à l'opposition qu'ils font à la loi. C'est un manque de logique de notre part ; c'est presque un manque de loyauté.

Je dois rendre cette justice à la sagacité de l'honorable rapporteur de la section centrale ; il a compris le peu de fondement de cette paternité et il s'est bien gardé de rien insinuer de semblable dans son rapport.

Puisque vous parlez de l'origine de la loi et que vous désignez les réclamations de la droite comme étant la cause de sa présentation, vous ne trouverez pas mauvais qu'à notre tour nous recherchions les intentions véritables auxquelles le projet de loi doit le jour.

Il est vrai que certains membres de la droite ont critiqué la façon vicieuse dont la justice était rendue par les corps administratifs. On a été, pourquoi le nier ? jusqu'à suspecter l'impartialité des députations qui se trouvent parfois être juges dans leur propre cause. Ces reproches, dans une séance notamment, ont été articulés avec une certaine vivacité de langage, je l'avoue. Tout cela est vrai, j'en conviens parfaitement.

Mais quelle a été, à cette époque, l'attitude du gouvernement ?

Ah ! si le gouvernement était venu à cette époque, nous présenter le projet de budget présenté aujourd'hui, vous auriez pu, avec quelque apparence de raison, prétendre que le projet est une satisfaction donnée aux justes réclamations de la droite.

Mais le gouvernement n'en a rien fait. Au contraire, le gouvernement, à cette époque, a défendu les députations permanentes contre nos réclamations : ces réclamations étaient exagérées, entachées de l'esprit de parti, dictées par la malveillance ; c'était une sorte de revanche que l'on voulait prendre de certaines députations qui avaient fait échec au parti conservateur.

L'honorable chef du cabinet, M. Frère-Orban, alla jusqu'à dire « que nos députations permanentes présentaient de sérieuses garanties, précisément au point de vue électoral. »

Je conclus, messieurs : les membres de la droite ont été peut-être les premiers à élever la voix, c'est vrai, mais leur voix n'a pas été entendue du gouvernement, c'est encore vrai.

Il faut remarquer qu'à cette époque la plupart des députations étaient composées en majorité de nos adversaires politiques.

Il est très probable que les députations eussent conservé leurs attributions et que personne, n'eût songé à les leur enlever, s'il n'était arrivé un changement dans la composition de ces députations par suite du jeu naturel de nos institutions. Les catholiques se trouvant en majorité dans les députations, les rôles furent intervertis et ce fut au tour de nos adversaires politiques de réclamer.

Mais alors la situation change : les mêmes réclamations qui n'avaient pas trouvé d'écho au sein du gouvernement lorsqu'elles étaient présentées par des membres de la droite, furent appréciées à leur haute valeur dès qu'elles se rencontrèrent dans la bouche de nos adversaires politiques. La chose presse, il n'y a pas de temps à perdre. Certains conseils communaux, notamment celui de Gand, ont parlé, il faut marcher de l'avant et enlever aux députations des attributions dont elles ont fait un abus scandaleux, comme le disait, en pleine Chambre, M. le ministre de la justice sur la foi du conseil communal de Gand,

Ce jour la perte des députations fut jurée et nous assistons aujourd'hui à leur exécution.

Ne dites donc pas que le projet de loi que nous discutons est une satisfaction donnée aux justes réclamations de la droite, c'est une contre-vérité, Ce n'est pas à la voix de vos adversaires que vous avez cédé en présentant le projet, mais bien à celle de vos propres amis.

Une autre preuve de ce que j'avance, non moins manifeste, c'est la réforme elle-même que le gouvernement présente aujourd'hui.

Que demandaient les catholiques ?

Ont-ils jamais demandé qu'on enlevât aux députations leurs attributions en matière électorale ? Non, ils demandaient uniquement que l'on entourât la procédure de certaines garanties que nous trouvons devant la justice ordinaire : la publicité des séances, la publicité de la discussion, la publicité du jugement.

« Ouvrons, à jour donné, disait l'honorable M. Reynaert, la porte du prétoire des députations permanentes ; introduisons-y, avec la lumière, le contrôle, la discussion et surtout la critique de la presse : admettons-y, dans des hypothèses prévues, les débats contradictoires et nous pourrons-nous féliciter, messieurs, d'avoir opéré un progrès dont les résultats seront aussi efficaces que salutaires. »

« Je n'ai jamais, disait à son tour l'honorable comte de Theux avec l'autorité que donnent à sa parole l'âge et les services rendus, et sans soulever d'opposition sur aucun banc ; je n'ai jamais demandé, contrairement à ce que le gouvernement a l'intention de faire, que les appels en matière électorale fussent transférés à l'autorité judiciaire ; je n'ai pas même émis cette prétention alors que la couleur politique de toutes les députations permanentes indistinctement était celle de nos adversaires. »

Je ne parle pas, messieurs, de l'honorable M. Delcour. Les amendements qu'il a présentés lors de la discussion de la loi sur les fraudes électorales sont là pour attester qu'il n'allait pas au delà dans ses désirs de réforme.

Qui demandait qu'on enlevât en tout ou en partie aux députations permanentes leurs attributions en matière électorale, si ce n'est vos amis, et à laquelle de ces deux solutions le gouvernement a-t-il donné la préférence, sinon à la leur ?

Le projet de loi que nous discutons a été préparé par vous en famille il a été élaboré par vous également en famille et peut-être regrettez-vous en ce moment de ne pouvoir le discuter aussi eu famille. Quant à l'exécuter en famille, vous l'espérez pouvoir faire, mais sur ce point je réserve mon jugement jusqu'à ce que l'expérience m'ait instruit.

(page 582) Le projet de loi est dirigé contre les députations permanentes et principalement contre la députation de la Flandre orientale. C'est elle qui est cause de tout, elle est la grande coupable, comme on le dit à mes côtés.

Le véritable exposé des motifs n'est pas celui qui se trouve imprimé en tête du projet. Le véritable exposé des motifs remonte au jour où l'honorable ministre de la justice est venu nous dire : Mon dossier est extraordinairement fourni, il y a là de quoi accabler la députation permanente sous le poids de décisions contradictoires et entachées d'une partialité telle, que nul, dans cette Chambre, ne se lèvera pour les défendre.

Vous savez le reste : le gant fut relevé ; mon honorable ami, M. Yan Wambeke, qui s'était fait fort, la veille, de justifier en droit et en fait tontes les décisions incriminées, tint parole, et il suffit de quelques éclaircissements, de quelques explications bien simples, pour renverser cet échafaudage d'accusations injustes que certaines gens s'étaient plu à apporter à l'honorable ministre de la justice, et au moyen desquelles elles avaient surpris sa bonne foi.

Le résultat de cette discussion ne fut pas, que je sache, favorable à celui qui l'avait provoquée, à preuve que l'honorable M. Orts, qui est l'homme des situations critiques, jugea bon d'intervenir et fit dégénérer en une discussion juridique un débat qui avait commencé au milieu des éclats de rire de la gauche et qui avait fini par être très embarrassant pour l'honorable ministre de la justice. (Interruption.)

Ceux qui savent lire entre les lignes apprécieront l'habileté dont l'honorable rapporteur de la section centrale a fait preuve en écrivant dans son rapport :

« Certains membres désiraient qu'un débat complet pût s'établir sur les faits qu'on reproche aux députations permanentes et qu'ils auraient voulu voir préciser. Mais il a été répondu à ces honorables membres, et la majorité de la section centrale a pensé qu'il serait plus utile de discuter en détail les griefs, qui, de beaucoup de côtés et avec une vive insistance, ont été accumulés, dans ces derniers temps surtout, contre la juridiction souveraine que les députations exercent en matière électorale. La section centrale a pensé qu'il valait mieux négliger les faits particuliers dont la discussion pourrait être irritante, et se maintenir, d'une manière abstraite en quelque sorte, au point de vue des faits généraux, des vérités pratiques et des principes qui dominent cette matière. »

Dépouillez la phrase des artifices de langage, des ornements qui la parent, allez au fond et vous y trouverez cette pensée, très noblement exprimée, j'en conviens :

« Nous avons été battus une première fois et nous n'avons nulle envie de recommencer. »

Je comprends, messieurs, cette hésitation, mais je la regrette et je la regrette particulièrement pour celle de nos députations permanentes qui a été attaquée avec le plus de violence.

« Nous avions l'espoir, dit la députation permanente de la Flandre orientale, dans la pétition qui est arrivée aujourd'hui au bureau, nous avions l'espoir que la présentation du projet de loi annoncé nous fournirait l'occasion de trouver enfin devant nous une accusation nettement formulée. Cet espoir a été déçu. La section centrale, nous ignorons pour quel motif, a jugé à propos de repousser la proposition de deux de ses membres qui réclamaient un débat loyal, sérieux et complet.

« Nous ne pouvons, messieurs, que vous exprimer le vif regret que cette décision nous cause. Nos actes, posés dans la plénitude de notre conscience et de notre indépendance, ne craignent pas le grand jour de la publicité, et ce n'eût été que justice de nous fournir le moyen de mettre la réponse en face de l'attaque dirigée contre nous. »

Ces paroles, messieurs, sont dignes et fermes ; elles sont la protestation de l'accusé et j'ai voulu qu'elle retentît dans cette même enceinte où l'accusation a élevé si haut la voix.

Messieurs, on veut enlever aux députations permanentes leurs attributions en matière électorale et l'on manque pour elles des égards qu'on a pour tout accusé : on ne les appelle pas à se faire entendre.

Si par hasard une députation prend l'initiative et a la liberté grande d'adresser ses observations au gouvernement, ces observations sont tenues secrètes, on les laisse ignorer même à la section centrale, et il est très probable que nous n'en aurions jamais entendu parler si un de nos honorables collègues n'avait eu connaissance de leur envoi au gouvernement.

La majorité de la section centrale partage le dédain du gouvernement pour tout ce qui émane des députations permanentes.

Faut-il vous rappeler la façon cavalière dont l'honorable rapporteur de la section centrale a qualifié les observations de la députation permanente de la province de Namur, en disant que c'étaient là des banalités, des lieux communs que nul autre que les membres de la députation permanente n'aurait pris pour des nouveautés.

J'en demande pardon à l'honorable rapporteur de la section centrale : les observations présentées par la députation permanente de Namur ne sont pas banales et j'aurais précisément à reprocher à l'honorable membre de n'avoir pas accordé à cette pétition toute l'importance qu'elle méritait, si cette négligence ne devait probablement trouver son excuse dans la date avec laquelle il a fallu procéder en section centrale pour que le projet arrivât à temps.

J'ai lu les observations de la députation permanente de Namur et je les trouve excessivement sérieuses.

D'après le projet du gouvernement, dit la députation, nous sommes juges en premier degré et les cours d'appel sont juges en second ressort.

Toute bonne organisation judiciaire exige que le premier juge ait à sa disposition les mêmes moyens d'appréciation que le juge d'appel. Il est indispensable qu'il puisse puiser aux mêmes sources et recourir aux mêmes moyens pour découvrir la vérité. L'uniformité de procédure dans la double juridiction, l'égalité parfaite du premier juge et du second, dans la recherche de la vérité, est un principe de droit incontestable et qui est la base de toute notre organisation judiciaire.

Figurez-vous, messieurs, si vous le pouvez, que tel mode de preuve serait hors la portée du premier juge et serait seulement admissible devant le second. Par exemple en matière civile, l'interrogatoire sur faits et articles est rangé au nombre des modes de preuve admis par la loi. Or, conçoit-on que le législateur dise : L'interrogatoire sur faits et articles ne pourra pas se faire devant le premier juge, le juge d'appel pourra seul l'ordonner. En matière criminelle, la preuve par excellence est la preuve testimoniale ; conçoit-on une organisation judiciaire d'après laquelle la preuve testimoniale serait interdite au premier juge et réservée à l'usage du second juge ?

Dans un pareil système, la position du juge inférieur serait inacceptable pour sa dignité !

Demandez à nos juges de première instance s'ils consentiraient à rester sur leur siège, quand on leur enlèverait un moyen de reconnaître la vérité et qu'on les exposerait à cette triste et fâcheuse perspective de voir réformer leurs sentences par des considérations qu'ils n'auraient pas été à même de contrôler !

Telle est, cependant, la position qu'on veut faire aux députations permanentes.

La députation permanente juge en premier degré, mais elle ne pourra pas faire d'enquête, elle, n'aura pas le droit d'appeler des témoins, elle n'aura pas davantage celui de leur imposer le serment.

La cour d'appel, au contraire, aura ce droit et pourra réformer les décisions des députations permanentes.

Mais en agissant ainsi, est-il vrai de dire que vous déférez aux cours l'appel des décisions des députations permanentes ?

Le rôle du juge d'appel, si je ne me trompe, consiste à suivre pas à pas le premier juge, à surveiller sa marche et à rechercher par les moyens d'investigation qui étaient à la disposition du premier juge, si ce dernier a bien jugé ; an bene an male judicatum sit, comme disait le jurisconsulte romain.

Aussi la réformation d'un jugement en degré d'appel est une censure pour le premier juge, censure méritée quand le premier juge s'est trompé de route dans la recherche de la vérité ; mais censure certainement imméritée et souverainement injuste lorsque le second juge n’est arrivé à la découverte de la vérité que par un chemin dont l'accès a été interdit de par la loi au premier juge.

Comment faire un grief au premier juge d'avoir mal jugé, si le vice de son jugement provient précisément de ce que la loi lui a refusé le moyen de rendre bonne justice ?

Ah ! je sais bien qu'en fait il arrive parfois que le juge d'appel est entouré de plus de lumière, soit parce que la cause est mieux exposée devant lui, soit parce que dans l'intervalle du premier jugement à l'appel il se découvre des faits qui jettent un jour nouveau sur l'affaire.

Mais c'est là une supériorité de fait tout accidentelle, que le législateur n'a pas créée et contre laquelle il ne peut réagir, tandis que la supériorité contre laquelle je m'élève est une supériorité de droit, une supériorité légale, attribuée au second juge, au grand détriment du premier, par la loi qui proscrit l'enquête devant la députation et la réserve pour l'appel.

Enlevez aux députations permanentes leurs attributions en matière électorale, vous en êtes le maître. .Mais ne leur tendez pas un piège, et ne cherchez pas à les perdre dans l'opinion publique en leur confiant un simulacre (page 583) d'autorité, un semblant de pouvoir qui doit immanquablement tourner à leur confusion.

Voilà, messieurs, avec quelques commentaires, les observations présentées par la députation permanente de Namur, et je laisse à la Chambre de juger si ce sont là des banalités indignes d'être imprimées à la suite du rapport.

M. d’Elhoungneµ. - Est-ce que la section centrale n'a pas examine cette observation de la députation permanente de Namur ?

M. Liénartµ. - Très légèrement, en passant.

Permettez-moi d'ajouter une considération qui ne se trouve pas dans les observations de la députation permanente.

Parmi les critiques qui ont été dirigées contre les députations permanentes, il n'en est peut-être pas de plus vive que celle qui a été élevée contre ce droit d'information que vous voulez conserver bon gré mal gré et que vous refusez obstinément de remplacer par un droit plus sérieux.

Voyez, a-t-on dit, à quels abus cette information donne lieu : elle est faite en l'absence des parties et à leur insu, et confiée à un membre de la députation. Chez qui ce membre va-t-il chercher ses renseignements ? Apparemment qu'il ne s'adressera pas à ses adversaires politiques. Il ira chez ses amis, lesquels, sans responsabilité aucune, sans être liés par le serment, lui donneront des renseignements tels quels.

El là-dessus, messieurs, de longues tirades contre les certificateurs non assermentés comme on les a appelés ; et puis des quolibets, des gorges chaudes sur la manière dont les décisions des dépurations se motivent : Attendu qu'il résulte des renseignements recueillis... Attendu que tes renseignements positifs constatent...

De deux choses l'une : ou ce que vous avez dit à cette époque n'est pas exact en matière d'information et alors vous avez calomnié les députations pour arriver plus facilement à vos fins, ou bien ces faits sont exacts et alors vous devez remplacer l'information par le droit d'enquête.

Maintenir l'arme après l'avoir discréditée aux mains des députations permanentes serait discréditer l'institution elle-même. Le voulez-vous ? J'hésite à répondre.

Que sera-ce (j'aurai à revenir sur cette observation) que ce premier degré de juridiction dépouillé de toute valeur morale ? On ira devant la députation parce qu'il le faut bien, mais le débat véritable, le seul débat sérieux s'établira devant la cour.

Ici, messieurs, j'ouvre, une parenthèse.

Avez-vous bien réfléchi aux conséquences des accusations que vous avez lancées contre la députation ? Est-ce que par hasard les coups que vous avez dirigés contre elles ne portent pas plus loin et plus haut que vous ne l'auriez voulu ?

Il n'y a pas que la formation des listes électorales dans lesquelles les députations peuvent faire acte de partialité ; elles ont encore une foule d'autres attributions et aujourd'hui que l'œuvre de dénigrement est finie, ne vous apercevez-vous pas qu'en voulant atteindre certains hommes qui vous gênaient dans les députations, vous avez risque d'amoindrir et de compromettre l'institution elle-même ? Je n'oserais dire qu'il en est ainsi, mais je vous en laisse toute la responsabilité.

Le procès que vous faites est un procès de tendance contre tous les corps électifs qui représentent le principe de liberté pour augmenter les attributions des corps non électifs qui représentent le gouvernement. Or, renforcer l'action du gouvernement, c'est marcher au pouvoir fort, et quand il s'agit d'élection c'est marcher à la compression.

Si vous êtes animés du désir d'améliorer la législation et non votre situation politique, que n'avez-vous consulté les cours d'appel sur le cadeau que vous vous proposez de leur faire ?

Vous avez craint que la magistrature ne vous fît la réponse que fit la magistrature anglaise à une proposition analogue. Oui, je puise cette conviction dans des appréciations de magistrats haut placés, nos cours auraient tenu le même langage ; elle seraient venues vous dire :

« Dans l'intérêt de la justice, dans l'intérêt de la dignité de la magistrature, pour la conservation du prestige de notre ordre, éloignez de nous cette nouvelle cause de défiance, car il arrivera immanquablement que le soupçon qui s'attache si facilement aux causes politiques retombera sur nos sentences civiles. »

Le principe de la loi est mauvais, il est dangereux. L'immixtion de la magistrature dans les affaires politiques inaugurera une ère malheureuse et fatale pour nos institutions judiciaires. Le respect dont elles doivent être entourées sera amoindri, la confiance qu'elles doivent inspirer, profondément altérée.

Je ne veux pas renouveler les critiques que nous avons élevées contre la loi sur la mise à la retraite des magistrats, je ne veux pas davantage établir un rapprochement, qui serait peut-être lumineux au point de vue des tendances de la loi nouvelle, entre la loi sur la mise à la retraite des magistrats, votée récemment, et la loi actuelle, qui la suit de trop près ; mais il me sera permis d'émettre une réflexion bien mesurée.

Par suite des brusques changements que la loi sur la mise à la retraite des magistrats a opérés, les vieux magistrats ont disparu en masse et la chaîne des anciennes traditions a été, pour ainsi dire, interrompue.

Placer les causes politiques dans les attributions des magistrats, c'est les exposer à des tentations fâcheuses pour leur impartialité. J'ignore si l'expérience et la rigidité de nos anciens magistrats eussent résisté à ces tentations, mais je crains que nos nouveaux magistrats n'échappent pas tous aux dangers de cette épreuve.

Des hommes plus expérimentés que moi l'ont dit et répété dans celle Chambre : N'est pas impartial qui veut. Les magistrats judiciaires, s'ils ne font pas tous exception à cette règle, ont du moins, pour les protéger contre la partialité, la garantie inappréciable de ne pas être mêlés directement à nos luttes politiques. Cependant, malgré cette garantie précieuse, qui de nous oserait dire, la main sur la conscience, qu'aucun d'entre eux n'ait succombé ?

Combien leurs défaillances seraient plus nombreuses et plus graves le jour où, par le plus fatal des aveuglements, vous les auriez associés à la politique par un devoir même de leur profession !

En cette matière délicate, le soupçon c'est presque la réalité. Je le sens au moment où je vous parle et je vous exprime la pensée la plus intime de mon âme quand je vous conjure au nom de l'intérêt du pays, si intimement lié à l'intérêt de la magistrature, de ne pas l'exposer à ce danger.

Je prise encore plus haut l'honneur et l'intégrité de la magistrature que la sincérité des listes électorales. Si des injustices se glissent dans la confection des listes, le temps vient tôt ou tard où le corps électoral venge ces injustices ; mais le temps ne rendra pas à notre magistrature la pureté de sa robe quand vous l'aurez imprudemment souillée au contact de la politique.

S'il vous faut une loi qui assure votre domination, cherchez-la ailleurs, tournez d'un autre côté vos regards, mais laissez-nous 1a foi dans la justice de notre pays.

Poussé par la majorité, le gouvernement n'a pas même été arrêté, par une objection qu'il ne manque jamais de nous faire, je veux' parler de la question financière.

Nous arrive-t-il de demander que le gouvernement tende une main plus secourable aux travaux de la voirie vicinale ? Nous arrive-t-il de demander le. dégrèvement de tel ou tel impôt, des droits sur le sel ou sur l'entrée du poisson ? Nous arrive-t-il d'intéresser le gouvernement au sort des victimes de la détention préventive ? Quoi que nous fassions, quelque excellente que soit la cause que nous défendons, le gouvernement nous a habitués à la même, réponse, elle est stéréotypée : « La caisse est vide et l'on a même escompté l'avenir. »

Il n'y a pas très longtemps que nous avons été éconduits par la même réponse : « Les budgets, objecta l'honorable chef du cabinet, dans la séance du 6 février dernier, vous ont été soumis ; la situation du trésor vous a été exposée, et le rapport de l'honorable M. de Macar sur le budget des voies et moyens constate que les recettes prévues couvrent à peine les dépenses prévues. Vous avez encore des dépenses extraordinaires au delà des ressources spéciales affectées à ces dépenses, il y a dix millions au moins pour lesquels aucune ressource n'existe. »

Vous avouerez que quelque décidé qu'on soit à poursuivre une réforme, on se trouve un peu arrêté par une réponse aussi brutale que celle-là. (Interruption.) Je parle, bien entendu, du chiffre de la dette non couverte.

Mon honorable collègue et ami, M. Coomans, manifesta, si j'ai bon souvenir, le peu de confiance que lui inspirait l'objection tirée du manque de ressources et il prétendit que cette objection n'avait jamais empêché le gouvernement de faire les dépenses qui étaient à sa convenance.

Je ne pensais pas alors que la judicieuse remarque de mon honorable collègue dût recevoir de sitôt une nouvelle confirmation. (Interruption.)

Un homme d'une très grande expérience, rompu à la pratique des affaires judiciaires, l'honorable M. Lelièvre vous en avertissait hier, votre réforme aboutira, dans un avenir plus ou moins rapproché, à une augmentation du personnel de nos cours.

Je ferai appel aux souvenirs de l'honorable .M. d'Elhoungne, et je lui demanderai s'il n'est pas vrai qu'il y a un an ou deux déjà la cour d'appel de Garni sollicitait la création d'une troisième chambre.

M. d'Elhoungneµ. - Oui.

(page 584) M. Liénartµ. - L'arriéré est considérable, on travaillait à liquider le stock judiciaire ; eh bien, vous allez encore l'augmenter, et quand l'encombrement aura grandi, il faudra bien en arriver à majorer le personnel. Prétendre le contraire serait fermer les jeux à la lumière. Rappelez-vous qu'en 1866 la seule députation permanente de la Flandre orientale a eu 1,280 décisions à rendre en degré d'appel et songez que trois cours d'appel auront à expédier la besogne qui incombe aujourd'hui à neuf députations permanentes.

Mais vous tenez à la réforme, que vous importe le reste ; ce sera le contribuable qui payera.

Je n'abuserai pas plus longtemps, messieurs, des moments de la Chambre. La plupart des considérations que soulève le projet ayant été mises en parfaite lumière par mon honorable ami M. Wouters, dans un discours auquel vous avez rendu justice, je me suis plus particulièrement attaché à démêler la pensée politique qui a présidé à sa présentation.

La loi, je n'en doute pas, sera défendue avec infiniment de talent par l'honorable rapporteur ; aussi, et c'est par là que je termine, je félicite plutôt la loi d'avoir un tel rapporteur, que l'honorable M. d'Elhoungne d'être le rapporteur d'une telle loi.

M. Lambertµ. - Messieurs, il y a, dans le discours de l'honorable membre qui vient de se rasseoir, une phrase qui m'a particulièrement frappé ; il a fait entendre que la loi en discussion est une loi de parti et que nous, membres de la gauche, nous serions engagés à la voter.

Pour ma part, messieurs, je puis attester qu'il n'en est rien. J'ai mon entière indépendance au moment où je prends la parole. Je soutiens le principe de la loi, parce je le trouve juste, nécessaire.

Messieurs, pour apprécier la loi qui nous est soumise, pour savoir si nous devons l'adopter ou la rejeter, il y a un moyen certain : c'est de vérifier si la loi à laquelle on apporte des modifications est exempte de reproches.

Pour moi, le régime sous lequel nous vivons est entaché d'un vice radical. Ce vice est celui-ci : c'est qu'il n'appartient à personne d'être à la fois juge et partie. Ce vice existe, et je veux l'établir en peu de mots.

Que résulte-t-il, en matière communale., de la loi qui nous régit ? C'est d'abord que le collège échevinal est chargé de dresser les listes électorales ; c'est ensuite que le conseil communal est chargé de statuer sur les réclamations.

Or, messieurs, quelle est la conséquence de ces faits ? C'est que le collège échevinal, en dressant la liste, est chargé par cela même de confectionner une liste qui doit avoir effet sur son sort aux élections futures...

M. Van Wambekeµ. - D'après le projet de loi, le collège échevinal continuera d'être chargé de dresser les listes électorales.

M/ Lambertµ. - Vous avez raison, mais il y a une différence que je signalerai tout à l'heure.

Ensuite, c'est le conseil communal qui examine les réclamations et qui statue sur celles-ci.

Or. la conséquence de ce double agissement, messieurs, est que le collège échevinal, en dressant la liste, et le conseil communal en statuant ensuite sur les réclamations, sont juges et parties. (Interruption.)

Comment ! les listes sont dressées au point de vue du renouvellement triennal. Et qu'arrive-t-il ? C'est que précisément au moment où un membre au moins du collège échevinal va sortir, au moment où une moitié du conseil communal est assujettie à réélection, ils sont appelés à statuer sur les réclamations qui les touchent le plus près !...

J'avais donc raison de dire qu'il y avait là un vice radical, portant atteinte au principe que nul n'est juge dans sa propre cause.

En matière provinciale, est-ce que ce n'est pas encore la même chose ? Aussi les membres de la députation permanente, lorsqu'ils statuent en degré d'appel, sous le régime actuel, ne soignent-ils pas leurs intérêts ? Ne sont-ils pas appelés encore à statuer sur des réclamations relatives à des électeurs qui prendront part à leur réélection ? N'est-ce pas encore l'occasion de dire qu'on est juge et partie ?

Pour moi, messieurs, les inconvénients que je viens de signaler suffisent, à eux seuls, pour me rendre partisan de la loi nouvelle.

La loi nouvelle, messieurs, charge, comme auparavant, le conseil communal ou plutôt le corps échevinal de dresser les listes électorales : c'est là une première mesure administrative qui se prend sur les lieux et ce sont les magistrats de l'ordre administratif qui sont le plus à même de faire ce travail préparatoire.

Avec le nouveau projet, ce ne sont plus les membres du conseil communal qui viennent statuer dans leur propre cause ; c'est la députation permanente qui reste juge de savoir si tel ou ici doit être conservé sur la liste électorale ou doit en disparaître.

Il est évident qu'il y a là, au point de vue de l'action communale, un progrès considérable, qu'il y a là un fait qui éloigne toute espèce de suspicion.

Ce n'est pas, remarquez-le bien, que j'attaque les décisions des députations des conseils provinciaux. Je ne sais pas ce qui se passe dans d'autres provinces que la mienne.

Quant à moi, j'ai foi, je le déclare hautement, dans la députation de la province de Namur. Je ne croirai jamais que les hommes investis d'un pouvoir quelconque auraient assez de bassesse pour forfaire à leur devoir. Mais j 'dis que les hommes sont des hommes ; je. dis que quand un intérêt personnel est engagé dans une affaire, il y a un principe qui domine tout : c'est que personne ne peut être juge de son intérêt.

Et qu'arrive-t-il ? C'est qu'il se présente à chaque instant des faits qu'on peut citer. Je me souviens, il s'agit d'un fait que j'ai signalé à la Chambre la première fois que j'ai eu l'honneur de parler dans cette enceinte, ce fait s'est passé dans mon arrondissement.

Il y avait une lutte, non pas une lutte politique, mais lutte entre M. le. curé qui avait son parti et un ancien membre de la droite d'une des Chambres.

La politique n'était pour rien dans l'affaire. Il s'agissait de créer des électeurs. On s'était tu ; on avait agi prudemment, et le 3 décembre un des partis avait fait prendre à seize de ses créatures des patentes pour devenir électeur.

Réclamation ! Et le conseil communal intéressé, je l'ai dit, a soin de maintenir tous les électeurs. Pourquoi ? Parce qu'il était juge et partie ; et la chose la plus remarquable était celle-ci : c'est que messieurs les membres du conseil communal, dans leur zèle, avaient oublié non seulement que l'on ne peut, en bonne équité, être juge et partie dans sa cause, mais avaient de plus oublié le texte de l'article 6 de la loi communale qui ne permet pas d'être juge, à l'égard de ses parents.

Il en était résulté que sur treize des électeurs fabriqués comme je viens de le dire, il y en avait onze qui étaient jugés, qui par son oncle, qui par son cousin ; et chose plus forte, un d'eux, conseiller communal, jugeait sur la réclamation dont son inscription était l'objet. C'était lui qui était attaqué ; il avait pris sa patente le 31 décembre et lui, conseiller communal,, prenait part à la délibération !

Je demande si je ne fais pas directement le procès à ce qui existe aujourd'hui, en citant des faits semblables, s'il n'est pas vrai que le vice radical de la loi actuelle est que des gens sont juges et parties.

Messieurs, j'arrive au rôle attribué aux députations permanentes, statuant en premier degré sur les réclamations produites contre l'œuvre du collège échevinal. Mais ici, messieurs, je m'éloigne du projet du gouvernement, je m'éloigne de la proposition de la section centrale. Je pense qu'il est très important que les députations permanentes aient les moyens d'instruction contradictoires. Je pense aussi que la publicité leur est indispensable.

Actuellement, messieurs, les députations ne sont pas dépourvues de moyens d'instruction ; elles peuvent recourir à des informations, elles peuvent recourir à l'audition de témoins ; la loi n'ayant pas dit jusqu'où irait leur pouvoir d'investigation, il en résulte qu'elles ont un pouvoir discrétionnaire, mais sans contradiction.

Ce pouvoir, je veux le leur conserver et je ne trace pas de forme pour le limiter ; c'est-à-dire que je ne voudrais pas que l'on employât, vis-à-vis des députations permanentes, les termes de l'article 25 du projet du .gouvernement ; mais je dis que ce pouvoir d'information, qui appartient aux députations, doit être contradictoire. Je crois qu'il est nécessaire pour dégager et la question de convenance et la question de dignité des députations ; je crois que pour assurer la sincérité complète des décisions qu'elles doivent prendre, il est nécessaire que l'instruction soit contradictoire.

Et, messieurs, ce mode me paraît si facile ; en effet, il s'agit purement et simplement d'édicter dans la loi que les parties intéressées seront appelées à concourir à l'instruction.

Par ces simples termes, vous donnez des apaisements à beaucoup d'opinions qui ont surgi dans cette enceinte, vous conviez en même temps la responsabilité des membres des députations permanentes, car enfin, comme le disait tout à l'heure l'honorable M. Liénart, je crois qu'il est très important que le juge soit en état de décider en parfaite connaissance de cause et que les parties intéressées aient l'occasion de faire valoir leurs motifs de réclamations et de maintien sur la liste électorale.

Y a-t-il quelque chose qui répugne plus au bon sens que de voir un juge se livrer à des investigations en l'absence des parties ? Mais lorsque (page 585) les députations décident sans entendre les intéressés, ceux-ci ne se feront pas faute de dire : Je n'ai pas été à même de produire mes observations ; je n'ai pas su faire valoir les raisons de fait et de droit militant en faveur de mon droit. De là, messieurs, la suspicion, et il faut mettre les corps constitués à l'abri de la suspicion. C'est pour cela que je demande l'instruction contradictoire et je demande aussi qu'elle soit publique.

Messieurs, il faut avoir l'unité. Lorsque l'on organise un système nouveau, si vous croyez nécessaire que l'autorité judiciaire, statuant en degré d'appel, agisse en matière électorale comme elle agit dans les intérêts civils, vous devez reconnaître qu'il y a lieu de mettre le juge du premier degré dans la même position quant à la publicité. C'est indispensable ; et pour moi, j'affirme qu'il est indispensable d'insérer dans loi l'instruction contradictoire et la publicité.

Si vous refusez aux députations permanentes le droit d'instruire contradictoirement et cette publicité qui leur sont nécessaires, vous aurez des décisions qui ne seront pas suffisamment motivées : ce sera forcer les députations à repousser de plano toutes les réclamations, en se basant sur l'unique motif qu'elle ne disposent pas de moyens d'instruction suffisantes pour en constater contradictoirement le fondement.

Ce n'est pas cela que nous poursuivons dans la nouvelle loi. Nous poursuivons la sincérité électorale.

Pour moi, ce que je désire ardemment, c'est que l'élection soit sincère, pure ; mon désir plane au-dessus des partis.

Pour cela il faut la publicité et la contradiction. Comme conséquence du discours que vous venez d'entendre, je propose l'amendement que voici :

« Art. 15. La députation devra statuer publiquement, avant le 15 novembre, sur toutes les contestations. S'il y a lieu à instruction, les parties intéressées en seront averties. Elles pourront y prendre part. »

- L'amendement est appuyé ; il sera imprimé et distribué et fait partie de la discussion.

M. Moncheurµ. - Messieurs, mon vœu le plus ardent est que les cours d'appel conservent tout le respect et tout le prestige dont ces grands corps judiciaires doivent être entourés.

Or, rien ne peut nuire davantage à ce respect et à ce prestige que de faire descendre la haute magistrature jusque dans les petites questions de la politique plus ou moins passionnée.

C'est en vain que l'on prétendra que les cours de justice planent au-dessus des partis, car les cours et les tribunaux sont composés de citoyens et ces citoyens sont naturellement et nécessairement mêlés comme tous les autres aux intérêts et aux luttes politiques.

Attribuer aux cours d'appel la connaissance des innombrables petites questions de fait relatives à la possession réelle des impôts formant la base du droit électoral, questions qui surexcitent souvent les passions politiques, c'est occuper les cours d'appel de questions indignes d'elles et compromettantes pour leur dignité.

A tort ou à raison, les plaideurs voudront chercher souvent l'homme sous la loge.

C'est donc avec sagesse que nos devanciers ont abandonné ces questions aux corps électifs et administratifs. Il vaut beaucoup mieux, en effet, laisser les grands corps judiciaires dans une sphère supérieure à celle-là.

Certainement, on a eu parfaitement raison de déférer à la cour de cassation le jugement des questions de droit qui peuvent surgir à l'occasion de l'application des lois électorales, mais quant aux questions de fait, il serait impossible de faire un plus mauvais cadeau, non seulement aux cours d'appel, mais encore aux électeurs en général, que d'en attribuer la connaissance à l'ordre judiciaire.

Pour les cours d'appel, je viens d'en dire les motifs. Pour ce qui est du public, ce système augmenterait dans des proportions énormes les frais, les embarras et les pertes de temps engendrés par l'appel.

Aussi, messieurs, alors même qu'il serait constant et avéré qu'il y aurait une grande utilité à faire intervenir les cours d'appel dans le jugement des questions relatives à la formation des listes électorales, les inconvénients de ce système sont tellement grands, tellement supérieurs à ses avantages qu'il ne faudrait pas l'adopter.

Mais la nécessité dont je viens de parler n'existe nullement.

Depuis près de quarante ans que la législation actuelle existe, les députations permanentes ont parfaitement satisfait au devoir que la loi leur impose quant à la révision des listes électorales. Partout et toujours elles ont rempli une partie importante de leurs fonctions, dans un esprit de justice et d'impartialité parfaites.

Quelles sont les plaintes qui ont été prononcées à cet égard, pendant cette longue période de près de quarante années ? Aucune. Je me trompe ; dans une seule localité, au milieu des passions politiques les plus vives, les plus surexcitées, quelques récriminations d'un parti se sont produites, mais, vous vous le rappelez, messieurs, elles ont été dignement repoussées et leurs prétextes ont été réduits à néant, ici même, par notre honorable collègue, M. Van Wambeke.

Donc, outre qu'il y a de très graves inconvénients à attribuer aux cours d'appel la connaissance des mille petits faits relatifs à la possession du cens électoral, il n'existe aucune nécessité, aucune utilité même à introduire ce système.

Il y a dans le projet une seule modification, non de principe, mais importante quoique accessoire et qui devait être apportée à la législation actuelle, c'est celle qui consiste à allonger de beaucoup les délais accordés pour l'instruction et le jugement en appel, devant les députations permanentes, des questions relatives à la formation des listes électorales.

Cette prolongation de délais donnerait aux députations le temps de faire les enquêtes nécessaires pour éclairer mieux encore leur religion. Elle préviendrait d'ailleurs une stratégie dont se plaint l'honorable rapporteur, et qui consiste à encombrer les députations d'appels téméraires ou dérisoires pour les mettre dans l'impossibilité de statuer sur tous ces appels avant le jour de l'élection.

Au moyen de ces délais et au moyen aussi du droit d'enquête que les députations doivent avoir, pour en user en cas de nécessité, ces corps administratifs pourront constater parfaitement les faits et décider en connaissance de cause.

Ajoutez à cela la publicité des séances dans lesquelles elles statueront sur les questions de droit électoral et vous aurez une garantie complète.

Vous éviterez ainsi cette confusion anormale du pouvoir judiciaire et du pouvoir administratif, statuant, tous les deux, sur les mêmes questions de fait.

Mais enfin, messieurs, si vous voulez établir une sorte de juridiction hybride dans laquelle les députations permanentes formeront le premier degré, et les cours le second degré ; si vous voulez que toutes les questions tant de fait que de droit soient jugées d'abord en première instance par les députations et facultativement ensuite en appel par les cours de justice ordinaires ; il est une chose, du moins, que vous ne pouvez pas vous dispenser de faire pour compléter votre système, c'est de donner aux députations les mêmes moyens d'instruire les affaires et de constater les faits que ceux que possèdent les cours d'appel.

En effet, vous ne pouvez dire aux députations permanentes ceci : Vos jugements seront déférés, tant sur les questions de fait que sur les questions de droit, à l'appel des cours de justice ordinaires, mais vous n'aurez pour vous éclairer aucun des moyens qui appartiennent aux cours et tribunaux ordinaires ; vous prendrez vos informations là où vous le pourrez, vous entendrez les témoins qui voudront bien venir à votre barre ou se laisser interroger chez eux ou ailleurs, mais vous n'aurez en aucune manière le droit de les faire déposer et, s'ils déposent, ce ne sera pas sous la foi du serment.

Que diriez-vous, messieurs, vous, Chambre législative, si le gouvernement venait vous proposer un code de procédure basé sur un pareil système pour les deux degrés de juridiction dans l'ordre judiciaire ? L'exposé des motifs d'un pareil code devrait être à peu près celui-ci :

« Messieurs, le code que nous vous présentons détermine les règles selon lesquelles doivent se faire les enquêtes destinées à éclairer la justice sur les faits déterminants, mais qui seront obscurs on contestés devant elle. Toutefois, les cours d'appel seules pourront y recourir ; quant aux tribunaux de première instance, ils ne pourront nullement en faire usage. Ces tribunaux resteront sans moyens légaux pour éclaircir les faits allégués ou déniés devant eux. S'il y a lieu à enquête, ils entendront les témoins qui auront la bonté de se présenter, ou bien ils délégueront un de leurs membres ou une personne quelconque pour recueillir des renseignements là où il le pourra, mais point d'enquête régulière devant un tribunal de première instance, point d'assignations de témoins, point de moyen coercitif à employer contre eux en cas de défaillance et surtout point de prestation de serment. Tout cela est réservé aux cours d'appel. Il est vrai que tous les jugements quelconques de première instance pourront être frappés d'appel devant ces cours, mais quant aux tribunaux de première instance ils resteront désarmés contre le mensonge et l'erreur et impuissants contre l'ignorance des faits mêmes les plus concluants. »

Messieurs, que diriez-vous d'un pareil code ? Vous le qualifieriez d'absurde au premier chef. Eh bien, si vous ne combliez pas la lacune que je vous signale, c'est là le régime que vous établiriez à l'égard des députations permanentes.

(page 586) Ce n'est, certes, pas moi seul qui vous signale cette lacune. L'honorable M. Lelievre et l'honorable préopinant vous l'ont exposée comme moi, et la députation permanente du conseil provincial de Namur vous l'avait signalée avant nous dans la pétition qui est déposée sur votre bureau, et dont je regrette que la Chambre n'ait pas ordonné l'impression.

Messieurs, je ne vous lirai pas cette pétition tout entière, mais la question est si grave et les considérations que fait valoir la députation de Namur sont si sérieuses et si concluantes que je vous demanderai la permission de vous donner lecture de quelques courts passages :

« Sans vouloir nous occuper, dit-elle, des modifications radicales apportées à nos lois organiques par ce projet, nous croyons utile d'appeler votre attention sur les dispositions rentrant immédiatement dans les attributions qui nous sont confiées.

« En vous adressant ces observations, nous n'avons d'autre but que de contribuer à faire entourer de toutes les garanties possibles les décisions en matière électorale.

« Ce qui nous frappe avant tout, c'est la nécessité de faire cadrer le mode d'instruction à suivre par le corps administratif avec le mode d'instruction accordé au pouvoir judiciaire. Il nous paraît qu'une des modifications les plus importantes à apporter au projet de loi serait d'établir l'uniformité de procédure, en permettant aux députations l'enquête, l'assignation des témoins et le droit de leur imposer le serment. Nous la réclamons autant dans l'intérêt des parties en cause que pour maintenir le prestige des pouvoirs qui nous sont confiés.

« Les contestations en matière électorales soulèvent peu de questions de droit, aujourd'hui que la cour de cassation a fixé la jurisprudence. La plupart des réclamations s'appuient sur des faits qui, le plus fréquemment, concernent la possession de la base des impôts.

« L'obligation première du pouvoir appelé à les examiner en première instance est donc d'en constater l'exactitude. Et comment les contrôlerait-il sans avoir à sa disposition tous les moyens de les vérifier, sans pouvoir recourir au droit d'enquête ?

« S'il ne peut recueillir les éléments nécessaires a la solution de ces questions, mieux vaudrait alors supprimer complètement l'intervention des députations permanente, et les remplacer par les tribunaux ordinaires. Les réclamations seraient ainsi, devant le pouvoir judiciaire, l'objet d'une instruction à laquelle les députations ne peuvent avoir recours.

« En agissant autrement, on créerait une anomalie sans précédent, en refusant aux juges de première instance les modes de preuve accordés aux juges d'appel, et les députations seraient exposées à voir annuler leurs décisions en fait, par des motifs qu'elles n'auront pas été à même d'apprécier. Ces collèges pourraient être alors accusés ou d'incapacité ou de partialité, malgré les arrêtés les plus consciencieux.

« Nous nous croyons donc fondés à réclamer pour les députations, des dispositions législatives qui leur accordent les droits concédés aux cours d'appel par l'article 25 du projet de loi. »

Vous saisissez tous, messieurs, la vérité de ces observations.

Aussi, lorsque l'honorable rapporteur de la section centrale vous a dit, a propos de l'impression de cette pétition à la suite du rapport, qu'elle ne contenait que des banalités, je vous avoue que je n'ai pas reconnu là sa pénétration ordinaire.

Et comment la requête de la députation serait-elle un lieu commun et une banalité, alors qu'elle n'est née et n'a pu naître que de l'examen du projet que nous discutons, lequel certainement est bien récent et a du moins le mérite de la nouveauté, à défaut d'autre.

Quoi qu'il en soit, messieurs, je dis que le corollaire nécessaire, indispensable de votre loi, si vous la faites, c'est que les députations permanentes puissent assigner des témoins, entendre les parties et imposer aux témoins le serment ! comme les corps judiciaires.

Il faut en un mot que le juge de première instance ait les mêmes moyens de preuve que le juge d'appel.

L'article 23 du projet de loi, à propos de la procédure à suivre devant les cours d'appel, porte ceci :

« S'il y a lieu à enquête, les témoins seront tenus de comparaître sur simple citation au jour fixé par la cour.

« La cour pourra déléguer un juge de paix pour procéder à l'enquête. »

Voilà comment le projet prend soin de donner à la cour d'appel le droit d'ordonner des enquêtes.

Ce soin semblerait être superflu puisque la cour d'appel, par l'article 254 du code de procédure, a déjà le droit d'enquête.

Mais pour les députations permanentes, le projet de loi est muet, et rien n'a été fait pour combler la lacune signalée.

J'ai cherché dans le rapport de la section centrale quelques motifs du refus d'avoir fait droit notamment à la demande de la députation de Namur, mais je n'y ai rien trouvé, si ce n'est la solution de la question par la question.

En effet, voici tout ce que nous trouvons dans le rapport relativement a ce point :

« En même temps, la section centrale a pris connaissance des observations que la députation de Namur a adressées à la Chambre, et dans lesquelles on insiste surtout pour que la loi nouvelle investisse les députations permanentes du droit de procéder aux divers modes d'instruction et de preuve, particulièrement aux enquêtes, dans les mêmes conditions que les tribunaux et les cours d'appel ; mais la section centrale, bien loin de se rallier à ces idées, est convaincue que la publicité des séances, et les débats contradictoires des contestations électorales devant les députations permanentes enlèveraient à leur juridiction le caractère expéditif et dégagé de formalités, qui constitue un de ses principaux mérites. »

Vous voyez, messieurs, que jusqu'ici la question n'a nullement été traitée au point de vue juridique.

Le seul argument que l'on donne pour refuser à la députation le droit d'enquête, c'est qu'il faut qu'elle aille vite en besogne ; certes, il est évident que le meilleur moyen pour la députation d'aller vite et d'imprimer à ses décisions un caractère très expéditif et très dégagé, ce serait de n'entendre personne ; mais il ne suffit pas d'aller vite, il faut aller bien. Il faut donc que les députations permanentes aient le temps et les moyens nécessaires pour asseoir leur jugement sur des bases solides et après une instruction sérieuse. Or, c'est ce à quoi on ne répond pas.

Le rapport continue :

« Avec les garanties que le projet apporte contre tout mal jugé, par l'institution d'une juridiction d'appel, il y a des motifs nouveaux et décisifs de ne pas compliquer et enrayer la procédure toute sommaire qui se fait administrativement devant les députations permanentes. »

Vous le voyez encore, messieurs, l'idée seule de la célérité paraît concluante à la section centrale, pour refuser le droit d'enquête aux députations ; quant aux graves considérations d'équité, de dignité qui veulent que le premier juge ne soit pas dénué de tous moyens de preuve pour asseoir ses jugements, il n'en est pas dit un mot.

D'une part, on exige des décisions motivées, et d'autre part, on refuse les éléments de semblables décisions et on dit que les députations n'ont qu'à agir avec une procédure toute sommaire, bien expéditive et bien dégagée ; mais il y a là contradiction !

Vous trouvez, dites-vous, vos vraies garanties dans les cours d'appel ; mais dans ce cas, il faudrait, pour bien faire, que les cours d'appel s'occupassent à peu près de toutes les affaires. Supprimez alors l'intervention des députations permanentes dans la révision des listes électorales. Ce sera plus simple. Si vous voulez que les députations prennent des arrêtés motivés, donnez-leur le temps et les moyens nécessaires pour les prendre.

M. le ministre de la justice (M. Bara). - Est-ce que le gouvernement ne prend pas des arrêtés motivés ?

M. Moncheurµ. - Le gouvernement met tout le temps qu'il lui plaît pour prendre ses arrêtés ; souvent même il en met beaucoup, de temps ! Mais lorsque les députations permanentes doivent en quinze jours statuer sur 300 à 400 réclamations, il leur est fort difficile de motiver leurs décisions.

C'est pourquoi j'ai dit qu'en premier lieu il faut accorder aux députations d'assez longs délais pour se prononcer après avoir employé les moyens de droit pour s'éclairer, notamment des enquêtes.

M. le ministre de la justice (M. Bara). - Nous ne faisons pas d'enquête, nous n'entendons pas de témoins pour prendre des arrêtés.

M. Moncheurµ. - Il me semble que vous faites, au contraire, bien souvent de très longues enquêtes. Au reste, il ne s'agit pas pour vous de prononcer sur l'existence ou la non-existence de droits électoraux.

Je continue, messieurs, l'examen du rapport de la section centrale en ce qui touche le droit d'enquête en faveur des députations, et je n'y trouve plus qu'un satisfecit à leur honneur, cette fois-ci, pour le passé :

« Si les députations, continue-t-il, ordonnent certaines vérifications ou des auditions de témoins, elles continueront à le faire administrativement. Elles le font en matière de milice, sans inconvénient ; elles l'ont fait jusqu'ici en matière électorale, sans difficultés ni abus. Il n'y a donc pas de raison de changer la marche suivie jusqu'à présent. »

Voilà, messieurs, tout ce que nous trouvons sur ce point dans le rapport de la section centrale.

(page 587) En bien, il y a, selon moi, plusieurs raisons pour changer la marche suivie jusqu'à présent.

C'est, premièrement, qu'il est inexact de élire qu'il ait été sans inconvénient pour les députations de devoir procéder aux vérifications et aux auditions de témoins sans avoir, à l'égard de ceux-ci, aucun moyen coercitif.

C'est, secondement, que par suite du prolongement des délais accordés par la nouvelle loi, pour l'instruction des affaires, les députations pourront plus facilement faire des enquêtes régulières lorsqu'elles seront nécessaires. C'est, enfin, que la loi nouvelle ordonne que les décisions des députations soient motivées et que l'appel en soit porté devant les cours de justice ordinaire.

En résumé, je déclare que si l'on refusait aux députations les moyens de s'éclairer, si on leur faisait cette position inacceptable et impossible, alors surtout que l'on soumet ses décisions au contrôle et a la censure des cours d'appel, elles n'auraient guère qu'une chose à faire : ce serait d'enregistrer purement et simplement le travail du collège échevinal et de laisser faire la besogne de la révision par la cour d'appel, puisqu'elle seule serait à même de la bien faire. .

Je me rallie aux amendements proposés par l'honorable M. Lambert, quant à la publicité de l'instruction et à la comparution des partis devant la députation permanente ; mais cela ne suffit pas, il faut que celle-ci ait le droit d'assigner des témoins ou de les faire entendre par délégation lorsqu'elle le jugera nécessaire.

Je me réserve de présenter un amendement dans ce sens pendant le cours de la discussion.

M. d'Elhoungne, rapporteurµ. - Messieurs, je répondrai en quelques mots aux divers orateurs qui ont dirigé des critiques contre le travail de la section centrale.

La section centrale a vu dans le projet de loi une œuvre d'impartialité. Elle a pensé que le projet avait ce cachet, très facile à distinguer, de tendre à améliorer notre système électoral, de multiplier les garanties données aux citoyens pour l'exercice de leurs droits électoraux et d'augmenter les garanties que tout bon système électoral doit assurer au pays, pour que les élections soient sincères.

La section centrale a essayé de fortifier encore les garanties d'impartialité que le gouvernement avait déjà écrites dans le projet de loi.

C'est ainsi que la section centrale n'a pas hésité à écarter, dans la procédure devant les cours d'appel, l'intervention, qu'on aurait pu à certains égards critiquer, des membres du parquet. Sauf le cas où aucune des parties ne comparaîtrait devant la cour, le ministère public ne sera pas entendu en son avis ; de sorte que les contestations électorales en deuxième degré de juridiction seront exclusivement dévolues à la magistrature supérieure et inamovible.

Les honorables membres qui ont vu un grand danger pour nos institutions dans l'introduction de cette juridiction d'appel doivent véritablement avoir oublié d'une manière complète les précédents de, la question dans cette enceinte.

La préférence donnée au pouvoir judiciaire pour les jugements des contestations électorales ; les inconvénients graves que présente la prépondérance de l'élément administratif dans ce genre de questions ; les griefs mêmes que l'on peut élever contre les députations permanentes qui, aujourd'hui, sont investies du pouvoir de juger souverainement les contestations électorales ; tous ces points, messieurs, ont été signalés à la Chambre et ont été signalés au pays, non par des membres de l'opinion libérale, mais par des membres distingués, par des membres éminents de la droite.

L'honorable M. Delcour et plusieurs de ses collègues, MM. de Naeyer, Nothomb, Royer de Behr et Landeloos, ont présenté à la Chambre, dans la séance du 4 juillet 1865, une proposition qui tendait à enlever à la juridiction des députations permanentes plusieurs de ses inconvénients que ces honorables membres signalaient avec beaucoup d'énergie. Indépendamment de cela, l'honorable M. Delcour a présenté, en son nom et au nom de ses honorables amis, l'exposé des motifs de cette proposition.

Dans cet exposé des motifs, nous trouvons exprimés avec beaucoup plus d'énergie, avec beaucoup plus de force que dans l'exposé des motifs du projet qui est soumis à vos délibérations, avec infiniment plus de force, avec infiniment plus de talent surtout que dans le travail de la section centrale, les motifs qui doivent déterminer la Chambre à adopter le principe que le gouvernement a inscrit dans la loi en discussion.

L'honorable M. Delcour faisait d'abord cette remarque, qu'une question de cette nature n'est pas une question de parti, « La question que je soulève, disait-il, n'est pas politique. Ce n'est pas une question de parti ; c'est une question d'organisation. »

L'honorable membre aurait pu développer encore cette idée et faire remarquer que les élections sont véritablement le champ de bataille des partis. Or, c'est le système électoral qui règle les conditions du combat ; et pour que le combat soit loyal, il faut que le système électoral soit complètement sincère et complètement loyal lui-même.

L'honorable M. Delcour signalait donc qu'il ne s'agissait pas ici d'une question de parti : en effet, chaque parti, dans les luttes électorales, peut être tour à tour vainqueur et vaincu. Le vainqueur d'aujourd'hui qui négligerait les garanties pour le lendemain oublierait qu'il peut être bientôt le vaincu et il comprendrait mal les intérêts du présent et de l'avenir.

L'honorable député de Louvain, dans l’exposé qu'il vous présentait, s'exprimait, au sujet des députations permanentes, dans des termes que je demande à la Chambre la permission de relire. Les honorables membres de la droite verront que c'est la théorie de leurs amis, que ce sont les vérités mises au jour par leurs amis que nous reproduisons ici, de sorte que c'est à eux qu'appartient l'honneur d'y voir la vérité, quand cela jaillit de leurs bancs, et le mensonge, quand cela jaillit des nôtres.

Après avoir signalé que les députations permanentes sont appelées à juger les contestations en matière électorale ; qu'elles exercent en cela une juridiction contentieuse et la plus importante des juridictions contentieuses, l'honorable M. Delcour rappelait, comme l'a fait le rapport après lui, la législation de la France et des autres pays ; ensuite il s'exprimait en ces termes :

« En Belgique, les principes sont essentiellement différents, la Constitution a établi un ordre de choses basé exclusivement sur les besoins d'une bonne organisation judiciaire.

« Quels sont nos principes constitutionnels ? La disposition fondamentale, celle qui gouverne toutes les attributions du pouvoir judiciaire en Belgique, est l'article 92 de la Constitution, conçu en ces termes : « Toutes les contestations qui ont pour objet des doits civils sont exclusivement du ressort des tribunaux. » II n'y a donc plus d'exception possible ; dès que la contestation a pour objet une question relative à la propriété, ou une question relative à l'état des personnes, les tribunaux seuls sont compétents pour en connaître...

« Le législateur constituant ne s'est point arrêté là. L'article 93 de la loi fondamentale a complété le système ; il s'occupe des contestations qui ont pour objet les droits politiques et les défère également aux tribunaux ordinaires. Tel est le principe, mais la Constitution a permis à la loi de faire des exceptions. C'est en vertu d'une de ces exceptions que les députations permanentes jugent les réclamations auxquelles les listes électorales donnent lieu ; elles prennent la place des tribunaux ordinaires ; elles exercent une partie du pouvoir judiciaire.

« Eh bien, messieurs, n'est-il pas juste d'accorder aux citoyens qui plaident devant ces tribunaux d'exception les garanties que la Constitution leur donne devant les tribunaux ordinaires ? Je suis certain que tous les hommes sérieux de la Chambre, qui ont fait une étude approfondie de notre législation électorale, se sont demandé souvent, comme je me le suis demandé moi-même : Pourquoi donc la loi a-t-elle fait cette exception au droit-commun ? Pourquoi n'a-t-elle pas renvoyé aux tribunaux ordinaires les contestations relatives aux droits électoraux ?

« J'ai beau chercher un motif plausible, je ne trouve que des raisons secondaires. »

Ainsi l'honorable M. Delcour, dans le développement remarquable qu'il donnait à la proposition émanée de son initiative et de celle de ses honorables amis, faisait ressortir l'étrangeté de la compétence attribuée par le Congrès à une autorité administrative en matière de droits électoraux, étrangeté qui s'explique cependant par le caractère tout provisoire de la solution, puisque, ni l'organisation judiciaire, ni l'organisation provinciale n'étaient encore faites à cette dernière heure de son existence, où le Congrès vota la loi électorale.

L'honorable membre passait ensuite en revue la législation française, anglaise, hollandaise : la législation française, d'après laquelle, avant 1849, « l'appel en matière électorale (disait-il) est porté devant les cours royales ; » la législation hollandaise, d'après laquelle l'autorité communale juge au premier degré et le tribunal d'arrondissement au deuxième degré, sans que personne ait jamais songé à réclamer pour les autorités communales le droit d'employer les mêmes voies d'instruction judiciaires que les tribunaux qui jugent en deuxième ressort ; enfin, la législation anglaise, où le pouvoir judiciaire connaît seul des contestations sur les droits électoraux.

L'honorable membre concluait en ces termes :

(page 588) « Veuillez comparer le système qui nous régit avec ceux dont je viens de vous présenter une courte analyse. Vous reconnaîtrez, je n'en doute pas, que la législation belge est inférieure à celle de nos voisins... C’est aux tribunaux et non pas aux autorités administratives qu’il appartient de prononcer sur les réclamations qui ont pour objet des droits politiques... Non, messieurs, si la loi était encore à faire, je suis persuadé que personne ne se lèverait ici pour défendre le système consacré par nos lois électorales. »

Quand on disait alors : « Mais les griefs, » l'honorable M. Delcour faisait comme la section centrale (ou, pour être plus juste, la section centrale n'a fait que suivre l'excellent exemple de l'honorable M. Delcour), lorsqu'on parlait à l'honorable membre des griefs plus ou moins fondés, disait-on, qu'on pouvait élever contre les députations permanentes, vous le voyez, messieurs, l'honorable M. Delcour faisait alors à la Chambre l'exposé des principes mêmes qui ont présidé à la rédaction du projet de loi qui vous est soumis. Il justifiait avec une incontestable autorité, avec une autorité devant laquelle ses honorables amis assurément ne s'inclineront pas avec moins de déférence que nous-mêmes, les véritables principes de la matière. Il montrait que l'intervention de l'autorité judiciaire dans le jugement des contestations sur les droits électoraux, bien loin d'être une anomalie, est une des règles essentielles du gouvernement représentatif dans les pays où ce gouvernement a été où est encore le mieux pratiqué.

L'honorable M. Wouters, qui a pris la parole hier, a reconnu qu'il y a quelque chose a faire, et l'expression est modeste, car il me semble que notre honorable collègue a démontré qu'il y a beaucoup à faire.

De toutes parts, des plaintes se sont élevées. Je n'ai pas à les rappeler. Cependant on a dit : La section centrale ne précise pas les faits, la section centrale ne fait pas connaître les griefs, la section centrale n'a pas osé descendre dans ce champ clos où la députation de la Flandre orientale l'a défiée pour discuter tous ses actes. Mais, messieurs, cela est impossible. ; cela est impraticable ; cela ne serait pas digne de nos débats. Car, sur quoi roulerait une pareille discussion' ? Sur la personnalité des juges, sur la personnalité des intervenants, sur la personnalité des réclamants, sur la personnalité des électeurs rayés ou admis. C'est-à-dire, tontes questions de personnes que nous ne devons pas, je pense, apporter dans cette discussion.

Il serait étrange que, comme introduction à une loi, que nous considérons comme une loi d'impartialité et de garanties égales pour tous les partis, nous donnions le spectacle d'un débat aussi irritant que celui qui naîtrait infailliblement de contestations électorales, sur des questions de personnes, alors surtout que les passions politiques ont été si vivement excitées lors des dernières élections.

Messieurs, il n'est point besoin de descendre dans ces détails pour apprécier la loi, pour peser les griefs auxquels elle doit parer, dans la mesure du possible.

La législation actuelle, l'honorable M. Delcour l'a fait remarquer, ne donne pas aux citoyens les garanties nécessaires.

Cela tient, en premier lieu et essentiellement, à la nature de la juridiction que la législation établit.

Ensuite, la juridiction qui statue aujourd'hui souverainement sur les contestations électorales, n'est pas ce qu'elle doit être ; elle n'est pas dans la pensée de la plupart des opposants au projet de loi, qui reconnaissent eux-mêmes qu'il y a quelque chose à faire, au moins pour la manière de procéder de celle juridiction administrative.

Je vais d'abord dire quelques mots, messieurs, de la nature même de cette juridiction. Je le ferai dans les termes de la plus grande modération. Je crois que ce débat n'a rien à gagner, ni à être passionné, ni à être empreint d'irritation, ni à être assaisonné de personnalités offensantes. Je discuterai les faits tels que je les ai appréciés, sans acception de personnes ni de principe politique, sans récriminations.

Aujourd'hui les députations permanentes constituent la juridiction souveraine.

Les députations permanentes sont des corps électifs et politiques ; il y a plus, et c'est un fait : les députations permanentes tendent à devenir des corps ultra-politiques.

On a jeté dans le débat le nom de la députation permanente de la Flandre orientale. Eh bien, messieurs, sans accuser personne, sans lui déclarer la guerre, je puis bien constater que depuis ces dernières années la députation permanente de la Flandre orientale est non seulement composée exclusivement de membres appartenant à une seule opinion politique, mais que cette députation est aujourd'hui composée de membres qui, dans leur opinion, sont d'une nuance très accusée.

C'est un fait incontestable. Les députations, dans plusieurs provinces, ont subi une transformation dans ces derniers temps.

Mais cette transformation des députations permanentes qui autrefois n'étaient pas (pour celles que je connais du moins), composées d'une manière aussi exclusive...

- Un membre à droite. - Il y en avait.

M. d’Elhoungneµ. - Tant mieux ; alors vous avez autant besoin de la loi que nous autres...

- Une voix. - Cela ne prouve rien...

M. d’Elhoungneµ. - Cela prouve que les députations sont nécessairement imprégnées de l'esprit de parti poussé au paroxysme, et l'esprit de parti arrivé à ce degré d'ardeur, d'incandescence, doit nécessairement concevoir le désir de repétrir le corps électoral à son image...

Qu'on le veuille ou qu'on ne le veuille pas, ces tendances on doit les avoir. Et si on ne les a pas, ces tendances, tout le monde les supposera à un corps politique aussi accentué, composé d'une manière aussi exclusive.

Les garanties ne sont pas faites pour ceux qui ont la majorité, mais pour ceux qui ne l'ont pas.

Est-ce que les députations permanentes ainsi constituées peuvent nous donner les garanties nécessaires d'impartialité ?

Pouvons-nous avoir confiance en elles ? Mais, messieurs, la statistique répond : Lorsque la députation de la Flandre orientale était composée d'une manière moins exclusive, le total des appels électoraux qui lui étaient déférés variait de 46 à 188.

Voilà le nombre d'appels dont elle était saisie, et d'après des chiffres cités par l'honorable M. Delcour dans la proposition dont j'ai lu les développements tout à l'heure, c'est à peu près le chiffre normal que l'honorable membre assignait aux appels électoraux portés, dans tout le pays, devant les députations permanentes.

Eh bien, messieurs, tant que la députation permanente de la Flandre orientale a été composée d'une manière, je ne dirai pas tout à fait mixte, quoique ce fût dans une certaine mesure de la mixture, mais dans certaines conditions d'impartialité et, dans tous les cas, d'une façon moins-accentuée, il y avait de 46 à 188 appels électoraux par an.

Depuis que la députation est devenue ce que vous savez, les appels électoraux devant elle se sont montés à plus de 1,280 en une année, en 1866 !

Or, qu'est-ce que c'est que 1,280 appels ? Sont-ce des réclamations du parti libéral contre les décisions des conseils communaux ? Non ; il y en a sans doute beaucoup, mais la plus grande partie de ce chiffre représente des traites que les électeurs cléricaux ont faites sur les convictions cléricales de la députation.

- Un membre. - Elles n'ont pas été protestées.

M. Dumortier. - La cour de cassation n'en a annulé que très peu.

M. d’Elhoungneµ. - Je ne conteste pas et je ne discute pas la valeur des décisions, mais ces chiffres sont éloquents ; ces chiffres attestent quelle est la progression des espérances que la nuance prononcée de la députation permanente peut faire naître chez ses partisans et cela doit vous donner également la progression de la défiance que cette même députation permanente doit soulever chez ceux qui ne partagent pas son opinion.

Je rappellerai ici à la Chambre quelques faits qui sont de nature à faire juger des impressions que doit faire naître la composition d'une juridiction pareille chez le justiciable dont elle ne partage pas l'opinion.

Pendant de longues années, lorsque l'opinion catholique était majorité dans cette Chambre, c'est la Chambre qui a procédé à l'élection des membres du jury d'examen universitaire. Et certainement l'honorable M. Delcour ne pourrait protester contre le résultat que la bienveillance très accusée de la droite a eu pour l'université dont il est un des professeurs ;les plus distingués.

Eh bien, si nous proposions de reprendre le système que vous défendiez en 1844 avec tant d'ardeur, vous protesteriez et vous auriez raison. Vous diriez que des choix fait par la majorité d'un corps politique ne vous donnent pas de garanties d'impartialité.

Aussi quand l'opinion libérale est arrivée au pouvoir, au lieu de se servir contre vous de l'arme que vous aviez employée contre elle, elle l'a brisée avec mépris, et elle ne la ressaisira jamais.

Eh bien, pour les contestations électorales il faut faire la même chose. Nous avons le droit de le faire, nous qui sommes majorité. Oh ! nous ne voulons pas faire de coup d'Etat ; nous ne voulons pas opprimer des opinions qui ne sont pas les nôtres ; mais nous ne laisserons pas non plus opprimer noire opinion ; nous ne nous laisserons pas enlever les garanties les plus indispensables pour nos droits les plus importants.

(page 589) Il faut donc que le système de la législation actuelle qui présente des inconvénients, de l'aveu de tous, soit ramené à des conditions qui assurent à tout le monde la même impartialité.

Comme dans toutes les maladies où il y a beaucoup de médecins, il y a beaucoup d'avis sur le remède que réclame noire système électoral. Le gouvernement a pensé que la meilleure combinaison était celle qu'on pouvait emprunter à la législation française. Il a pensé qu'en laissant aux députations permanentes le premier degré de juridiction, ce qui est en réalité leur rôle actuel, il y aurait une garantie suffisante en introduisant un droit d'appel qui serait porté devant les cours judiciaires.

C'est une combinaison qui n'a pas été inventée pour les besoins de la politique du jour, c'est une combinaison empruntée a la législation, longtemps pratiquée, d'un peuple voisin ; c'est une combinaison qui se recommande encore par l'exemple de l'Angleterre ; c'est une combinaison, enfin, qui se rapproche, mais avec de plus grandes garanties, du système en vigueur en Hollande.

Que peut-on opposer a cela ?

Il est devenu en quelque sorte de mode de décrier la magistrature. Il semble que la magistrature, aujourd'hui, ne mérite plus la confiance du pays.

Pourquoi ? Parce qu'elle vous paraît suspecte d'esprit de parti. Et vous voulez nous imposer la confiance dans les députations permanentes, qui ne sont pas suspectes d'esprit de parti, mais qui en sont imprégnées, saturées à un degré que personne ne saurait méconnaître !

On dit : La magistrature, en se mêlant à la politique, perdra son prestige, compromettra son caractère. Prononcer sur les droits électoraux des citoyens, messieurs, ce n'est pas nécessairement faire de la politique.

A cet égard, il faut tenir compte des positions. Si les contestations électorales ont pris un caractère tout particulier de lutte politique, c'est parce qu'elles présentent un intérêt politique en quelque sorte personnel pour les députations permanentes, qui sont sujettes a l'élection, qui relèvent du corps électoral pour chacun de leurs membres et par la majorité qui les élit. Mais pour le magistrat, à qui toutes les fonctions politiques sont fermées en Belgique, les questions électorales ne touchent pas d'une manière aussi directe à son intérêt politique. Les questions électorales sont pour le magistrat des questions où le droit des citoyens doit être apprécié comme dans toute autre contestation.

C'est un dépôt sacré qu'on commet entre ses mains. Lorsqu'un corps politique comme une députation permanente se laisse guider par l'esprit de parti et prend des résolutions qui ne sont pas des actes de justice, c'est de l'aveuglement, c'est de l'entraînement, et tout homme peut être sujet, en politique, à l'aveuglement, à l'entraînement, à la passion ; mais le magistrat qui, dans l'exercice de son saint ministère, sacrifierait à ses préférences politiques le droit des citoyens s'avilirait, se déshonorerait : vous ne devez pas, messieurs, présumer cela de la magistrature belge. (Interruption.)

On aurait pu supposer que la main du gouvernement apparaîtrait devant les cours d'appel dans ces contestations : c'était le danger de l'intervention du ministère public.

Mais j'ai déjà dit à la Chambre que la section centrale a écarté cette cause de suspicion. Tandis qu'en Hollande et en France le ministère public doit toujours intervenir, la section centrale, par les propositions auxquelles le gouvernement s'est rallié, a écarté l'intervention du ministère public. Il n'y a d'exception que dans le cas où aucune des parties ne comparaît devant la cour d'appel. Comme il s'agit ici d'une matière d'intérêt public, où les parties n'ont pas le droit de se désister, où elles ne peuvent transiger, où elles ne peuvent renoncer à leurs droits, en se retirant ou en faisant défaut, il fallait bien que le ministère public, fût admis à conclure et à requérir lorsque aucune des deux parties ne comparaissait pour conclure elle-même.

Les honorables préopinants semblent croire que, par le projet de loi, on va augmenter considérablement la besogne des cours d'appel. Un honorable membre a même supposé que le nombre d'appels pourrait être de 3,000 pour la cour de Gand seule. Il a vu ce chiffre dans les colonnes d'un journal. Je suis tenté de croire qu'on aura mis un zéro de trop.

En réduisant le nombre d'appels à 300, on exagérerait encore et il faudrait beaucoup rabattre de ce chiffre pour se rapprocher de la vérité. Que si les députations permanentes jugeant en premier ressort, avec les délais beaucoup plus longs que leur accorde le projet (ce qui permet d'instruire les affaires plus complètement, de les apprécier avec plus de maturité) ; si, dans ces conditions, les députations permanentes faisaient naître une telle masse de recours ; si une seule députation pouvait donner lieu à des milliers d'appels, mais alors il faudrait convenir que les députations permanentes sont dignes de tous les reproches possibles ; alors 11 faudrait supposer que leurs décisions sont entachées d'une partialité si révoltante que pas une seule n'échapperait aux critiques et aux attaques des parties.

Messieurs, je crois que le nombre d'appels ne sera pas très considérable. Le projet n'entraînera aucune augmentation du personnel des cours. Je suis convaincu qu'elles pourront suffire à leur lâche.

Nous dépensons aujourd'hui, je pense, 500,000 à 600,000 francs de plus par an pour avoir des magistrats plus jeunes, substitués aux membres les plus âgés de notre magistrature.

Il serait étrange qu'on soutînt aujourd'hui que cette magistrature rajeunie sera insuffisante pour s'acquitter de la nouvelle juridiction dont on veut la charger.

Les conseillers d'appel siègent trois audiences par semaine ; l'année judiciaire dure dix mois ; le personnel est assez nombreux pour qu'il y ait un ou deux conseillers en plus pour chaque chambre : je vous demande si ces magistrats sont surchargés de travail et s'il ne leur reste pas beaucoup de temps disponible ? Il suffira donc de fixer, comme la section centrale le propose, des audiences spéciales, en sus des audiences ordinaires, pour juger avec célérité les contestations électorales en appel.

Pour mon compte, je crois que les cours d'appel pourraient parfaitement suffire à ce travail. Il n'y aura pas toujours des plaidoiries ; les causes s'instruiront souvent par simples mémoires ; et lorsqu'on descend dans le détail des affaires électorales, il devient évident qu'un bien petit nombre de ces affaires franchiront le seuil des cours d'appel et que les questions qu'elles soulèvent ne sont pas de nature à comporter de longs débats.

Messieurs, ceci m'amène à la deuxième face des objections qui ont été présentées dans la discussion générale.

Plusieurs des honorables membres ont surtout insisté sur la nécessité de changer l'instruction qui est suivie devant les députations permanentes.

On a demandé, d'une part, de donner aux justiciables plus de garanties par la publicité des séances pour les débats et les décisions ; et, d'une autre part, d'investir les députations permanentes des moyens d'instruction et de preuve du code de procédure civile. On voudrait que les députations pussent procéder d'une manière parallèle, en quelque sorte, aux cours d'appel et avoir recours à tous les moyens d'instruction que la loi met à la disposition des cours et tribunaux pour préparer leurs jugements.

J'ai l'honneur de faire remarquer à la Chambre que cette idée avait été produite dans le sein des sections bien avant que la députation permanente de Namur eût adressé ses observations à la Chambre. Il était donc convenable, de la part de la section centrale, de s'occuper des observations émanant de cette Chambre et nullement de la pétition de Namur, qui ne faisait que les reproduire.

J'ajoute qu'aucune proposition n'avait été faite à cet égard dans aucune section, pas plus que, dans le sein de la section centrale, il n'a été formulé de proposition dans ce sens. On s'est borné à émettre l'idée qu'il conviendrait d'investir les députations permanentes du droit de procéder judiciairement, d'avoir recours à toutes les voies d'instruction consacrées par le code de procédure civile. Si des propositions formelles s'étaient produites, la section centrale aurait pu les examiner. Mais c'est seulement d'une manière générale, d'une manière théorique, en quelque sorte, que ces idées ont été mises en avant. La section centrale, de son côté, a déclaré qu'elle ne les condamnait pas en principe ; elle a déclaré que, de parti pris, elle ne les repoussait pas ; elle a même rendu hommage à l'autorité avec laquelle ces idées s'étaient produites au sein de cette Chambre, lorsque l'honorable M. Delcour et ses honorables amis avaient fait leur proposition en 1865.

Mais la section centrale a pensé que le remède indiqué par le gouvernement, d'une juridiction d'appel, était de nature à résoudre bien mieux les difficultés, d'après les nécessités présentes, tout en réservant l'avenir, si le remède devenait insuffisant.

Quels sont les motifs qui ont déterminé la section centrale ? Ces motifs sont très simples et sont tout à fait pratiques.

Et malgré la critique acérée que l'honorable M. Moncheur a faite des considérations consignées dans le rapport de la section centrale, je dois dire que ces considérations résument cependant avec exactitude les objections qui se sont produites au sein de la section centrale contre le système que défend l'honorable député de Namur.

On a dit : La députation permanente constitue une juridiction administrative. On la laisse juridiction administrative par le projet, comme elfe l'était avant. Juridiction administrative, elle doit procéder d'après son principe. Quand elle aura recours à des moyens d'instruction, elle y procédera donc administrativement. Elle l'a fait jusqu'ici en matière électorale ; elle le fait en matière de milice ; elle continuera à le faire.

(page 590) Pourquoi la section centrale a-t-elle pensé qu'il fallait laisser aux députations permanentes le mode d'instruction suivi jusqu'ici ? C'est à cause des avantages que présente ce mode : la célérité et la simplicité des formes, qui ont excité la verve de l'honorable M. Moncheur. Cependant, messieurs, la célérité et la simplicité de la procédure sont des choses très essentielles pour un tribunal administratif qui, à un moment donné, doit prononcer sur 1,300 affaires contentieuses.

Les honorables préopinants répondent à cela que le plus grand nombre de ces décisions sont en fait. Mais c'est pour l'appréciation des faits qu'il faut une instruction et des preuves, c'est donc pour ces affaires, où il n'y a que des questions de fait, que vous voulez l'application de la procédure judiciaire. La députation ne pourra pas se prononcer sur des faits, s'il ne sont pas judiciairement et contradictoirement constatés. Vous voulez donc autant d'enquêtes judiciaires, autant d'instructions compliquées qu'il y aura de questions de fait à juger par les députations permanentes ? Mais ce sera un dédale inextricable. Il ne s'agit plus de prolonger de quelques mois les délais que vous donnez aux députations permanentes ; il faudra leur donner plus d'une année.

Les honorables membres qui parlent si légèrement, j'emprunte ce mot à l'honorable M. Liénart, d'introduire les formalités du code de procédure devant la députation permanente, n'ont pas réfléchi a toutes les conséquences que cela entraîne.

Je vais leur en signaler deux.

D'abord, ces formes ne seront pas facultatives ; elles seront obligatoires. Si les députations permanentes peuvent, comme vous le demandez, avoir recours au mode d'instruction judiciaire, elles devront y avoir recours exclusivement.

Elles ne pourront plus procéder administrativement, une fois que vous leur aurez rendu applicable le code de procédure civile. En effet, vous ne pouvez avoir deux procédures au choix. Le code qui règle la procédure, c'est la charte du juge ; elle n'est pas facultative ; elle est obligatoire. Le juge n'a pas le droit de s'en affranchir un jour et de s'y soumettre le lendemain, de l'observer dans une affaire, et de s'en écarter dans l'autre. Les formas de la procédure, en effet, sont des garanties que la loi accorde aux justiciables et dont nul ne peut les priver.

Ensuite, ce n'est pas tout que la forme : la forme., l'idole de Bridoison, coûte très cher. Il faut payer la forme. Vous parlez de faire des enquêtes judiciaires devant la députation permanente, vous payerez les témoins apparemment ?

- Un membre. - Ou ils ne viendront pas.

M. d’Elhoungne, rapporteurµ. - Pour avoir le droit de les forcer à venir, il faut consacrer l'obligation de les payer. Au lieu de cette juridiction administrative rapide, vous aurez tout d'abord une juridiction lente, enrayée par toutes les formalités de la procédure civile devenue obligatoire pour elle. Ensuite, vous aurez les frais inévitables de ces formalités, tandis qu'aujourd'hui, la procédure entière est gratuite.

Mais, dit-on, c'est indispensable. J'avoue que si c'est indispensable, il faut le subir, il faut s'y résigner, car c'est une nécessité de premier ordre que le droit électoral soit entouré des garanties nécessaires : c'est de là que dépend la pureté des élections et de nos institutions.

Mais pourquoi est-ce indispensable ? Selon l'honorable membre, c'est parce que la députation devra motiver ses décisions, devenues sujettes à appel devant les cours. Mais les députations, ce me semble, motivent aujourd'hui leurs décisions. Motiver une décision, c'est dire pourquoi l'on prend cette décision. Les députations savent apparemment pourquoi elles jugent en tel ou tel sens. Puisqu'elles le savent, rien de plus facile que de le dire. Vous ne direz pas que c'est aujourd'hui par des motifs de haute fantaisie, que c'est par des raisons qu'on ne saurait avouer que les députations rendent leurs arrêts.

Les députations, j'en ai la certitude, ne se décident qu'à raison des faits qui viennent à leur connaissance, qu'elles recueillent et qu'elles indiquent loyalement.

Mais, ajoute-t-on, les députations permanentes doivent instruire les affaires, de façon que le juge d'appel puisse apprécier le bien ou le mal jugé.

Eh bien, les députations permanentes feront ce qu'elles ne font pas aujourd'hui ; elles laisseront trace dans les dossiers des renseignements recueillis ; elles feront connaître où et par qui ils ont été recueillis ; cette instruction administrative restera jointe aux pièces ; elle justifiera leur décision.

Sans doute, l'honorable M. Moncheur a raison de dire que dans les décisions des députations permanentes (et j'en ai lu un bon millier), on rencontre des formules d'un laconisme extrême. On se borne souvent à dire, pour tous motifs : « Vu les renseignements recueillis » ; mais il ne sera pas mauvais que ces renseignements recueillis restent consignés dans les pièces du dossier. Je suppose que la députation délègue un de ses membres pour aller dans la commune du domicile de l'électeur contesté, recueillir des renseignements et des témoignages sur les faits de la contestation. Eh bien, la députation permanente constatera, à l'avenir, que tel membre a procédé à l’instruction sur les lieux ; a entendu telles personnes ou telles autorités, qui ont fait telles déclarations, et, le rapport constatant cette instruction sera évidemment la justification de la décision ou la base de sa réformation devant la cour d'appel.

Aujourd'hui tout se fait verbalement ; il n'en reste aucune trace ; mais la nécessité même de consigner par écrit ce qui se fera, parce que ce sera nécessaire pour éclairer le juge d'appel, est une garantie incontestable.

Les honorables préopinants disent que cela est peu pratique, que cela établira une inégalité choquante entre la juridiction confiée aux députations et la juridiction confiée aux cours d'appel.

Les honorables membres se révoltent à l'idée qu'en appel on fera de la procédure judiciaire ; qu'on pourra y procédera des enquêtes, à des interrogatoires sur faits et articles, déférer le serment, etc., tandis que les députations permanentes ne le pourront pas. Est-il raisonnable, s'est-on-écrié, que l'on réforme la décision d'un juge de première instance sur des éléments de preuve, sur des actes, sur des dépositions de témoins que le juge de première instance n'a pas pu apprécier ?

J'ai interrompu l'honorable député d'Alost qui faisait cette objection, en lui disant que cela se faisait tous les jours. Et en effet, c'est non seulement vrai en pratique, mais c'est un axiome de procédure. Je demande pardon d'emprunter ici la formule du bureau, mais c'est la règle qu'en appel non allegata allegari, non probata probari possunt. On peut alléguer en appel ce qu'on n'a pas allégué devant le premier juge ; on peut prouver en appel ce qu'on n'a pas prouvé devant le premier juge. Sans cela, il faudrait aussi proscrire l'emploi de pièces nouvelles en appel. De là, cette règle que je viens de citer et qui est passée en brocart, qui ne me fera pas accuser de légèreté, par l'honorable M. Liénart, je l'espère.

On a objecté au projet d'établir entre les deux juridictions une bigarrure, puisque les affaires s'y instruiront différemment.

Certes, c'est là une bigarrure, mais est-ce qu'aujourd'hui les autorités communales, qui forment le premier degré, font des enquêtes, se livrent à une instruction, sur lesquelles les députations permanentes se basent pour prononcer comme juges d'appel ? Non. Les députations, quoique jugeant en deuxième degré, font en général l'instruction elles-mêmes.

Cette bigarrure, messieurs, provient d'ailleurs de ce qu'au premier degré de juridiction vous aurez une autorité administrative jugeant d'après les formes administratives, tandis qu'au deuxième degré vous aurez une cour d'appel jugeant d'après les formes judiciaires.

Mais, messieurs, cela arrive chaque fois que vous avez le mélange de deux juridictions d'origine et de nature différentes. Est-ce là ce que vous critiquez ?

C'est ce que je trouve de meilleur dans le projet de loi.

L'honorable M. Wouters l'a dit hier, avec beaucoup d'éloquence et d'élégance, la loi électorale est la base de tout l'édifice des pouvoirs électifs établis par la Constitution.

Il n'y a rien qu'il importe pins de préserver contre une prépondérance ou une pression illégitime, que la composition du corps électoral. On ne doit la laisser fausser par aucun pouvoir quelconque. Or, si vous laissez cette matière exclusivement aux mains de l'élément administratif, vous lui donnez trop d'action sur la composition du corps électoral, vous le mettez devant la tentation de faire ce que j'exprimais tantôt, de repétrir les collèges électoraux à son image par des exclusions ou des admissions arbitraires.

Si, au contraire, vous donnez exclusivement la juridiction aux corps inamovibles et permanents de la magistrature, vous créez un autre danger.

La magistrature, qui forme un grand pouvoir dans l'Etat, pourrait avoir aussi une tendance à abuser de la prépondérance en matière électorale, et appelée à prononcer seule et souverainement sur la composition des collèges électoraux, elle pourrait se laisser entraîner à exagérer son action ; cela ne doit pas être.

Il ne faut pas qu'on puisse craindre de pareilles réactions. Le corps électoral doit être strictement conforme à nos lois. Il doit renfermer tous les citoyens qui ont le droit de suffrage.

La section centrale a cru que le projet du gouvernement présentait ces conditions d'impartialité ; c'est dans cette pensée qu'elle en a voté l'adoption et qu'elle a cru devoir en proposer l'adoption par la Chambre.


M. le président. - Vous avez décidé, messieurs, que les sections (page 591) centrales qui ont examiné les budgets de 1869 examineraient aussi les budgets de 1870.

Parmi les sections centrales se trouvent celles qui ont à s'occuper des budgets de la dette publique, des dotations et des non-valeurs dont notre honorable collègue faisait partie. Il y a lieu de le remplacer dans ces trois sections. La Chambre entend-elle procéder à cette nomination ?

- De toutes parts. - Non ! non ! que le bureau fasse cette nomination.

M. le président. - Puisqu'il en est ainsi, le bureau remplace M. Van Renynghe : dans le budget de la dette publique par M. de Zerezo de Tejada ; dans le budget des non-valeurs, par M. David ; dans le budget des dotations, par M. Visart.

- La séance est levée à 5 heures.