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Chambres des représentants de Belgique
Séance du vendredi 5 mars 1869

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1868-1869)

(Présidence de M. Dolezµ.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 553) M. Reynaert, secrétaire, procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart ; il donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

Il présente ensuite l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.

« Le sieur Lavallée demande que le milicien Renard, qui se trouve au dépôt à Louvain depuis sa désertion en 1865, soit replacé dans sa position primitive de milicien de 1861. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Tenvoorden, commissionnaire expéditeur à Anvers, demande une modification à la loi du 5 janvier 1844 sur le sel, ou du moins une interprétation législative de la disposition prohibant le cabotage du sel. »

- Même renvoi.


« M. le président du tribunal de commerce de Bruxelles adresse à la Chambre trois exemplaires de son rapport sur les travaux du tribunal consulaire de Bruxelles pendant l'année judiciaire 1867-1868. »

- Dépôt à la bibliothèque.

Projet de loi sur la contrainte par corps

Discussion générale

(page 567) M. Delcour, rapporteurµ. - Avant d'aborder le fond du débat, j'ai à répondre à deux accusations qui ont été dirigées contre la section centrale.

Je les aurais négligées, mais comme elles se trouvent reproduites dans une brochure qui a été distribuée à presque tous les membres de la Chambre, je ne puis me dispenser de vous en dire un mot.

On a accusé la section centrale d'avoir mis beaucoup de lenteur dans la discussion du projet de loi.

Ce reproche est même présenté dans des termes qui pourraient faire croire que la section centrale a cherché à ajourner la discussion.

Il me suffira, pour répondre, de vous rappeler quelques dates.

Le projet du gouvernement a été déposé à la Chambre le 28 novembre 1866 ; renvoyé aux sections, il y a rencontré peu de sympathie : 48 membres ont pris part au vote dans les sections : 9 seulement ont adopté le projet, 29 l'ont rejeté et 10 se sont abstenus.

En présence de cette désapprobation, la section centrale a pensé qu'il était de son devoir de s'éclairer, et elle a prié l'honorable ministre de la justice de vouloir consulter les chambres de commerce, les tribunaux de commerce, les cours d'appel et les tribunaux civils.

Cette enquête a duré longtemps ; commencée en 1867, elle n'a été terminée qu'en 1868. La première communication faite à la section centrale remonte au 22 novembre 1867, la dernière au 21 avril 1868. Le rapport de la section centrale a été déposé le 12 mai, par conséquent quelques jours après.

La seconde accusation s'adresse plus directement au rapporteur. On lui a reproché d'avoir passé sous silence les deux grands faits qui se sont produits en Allemagne et en Autriche ; de ne pas avoir mentionné les nouvelles lois votées dans ces pays et qui ont aboli la contrainte par corps.

Ici encore, messieurs, on s'est trompé.

Comme rapporteur de la section centrale, j'ai tenu à ne signaler à l'attention de la Chambre que des documents officiels. Or, je vous prie de tenir compte des dates : la loi autrichienne a été votée le 4 mai 1868, c'est-à-dire huit jours avant le dépôt du rapport de la section centrale. Et la loi fédérale de l'Allemagne du Nord n'a été promulguée que le 19 mai, sept jours après le dépôt du rapport sur le bureau de la Chambre.

La section centrale a combiné son système avec la loi du 21 mars 1859, elle a eu deux raisons :

La loi de 1859 est une loi de progrès ; elle a réalisé toutes les améliorations réclamées, à cette époque, par les meilleurs esprits.

En combinant ses propositions avec la loi de 1859, la section centrale, avait une base légale, connue. Elle pouvait se borner à indiquer les changements qu'elle apportait à la loi, dont toutes les dispositions non modifiées restaient en vigueur. Nous avions une législation générale claire et précise. C'est là une considération grave. Il aurait fallu, sans cela, faire une loi nouvelle.

Le projet de la section centrale diffère, sous divers rapports, de celui du gouvernement. Si on ne consulte que la pure théorie, les deux projets présentent certaines analogies. D'accord avec le gouvernement, la section centrale désire apporter des adoucissements nouveaux à la contrainte par corps ; mais elle ne peut souscrire à l'abolition absolue de cette voie de coercition.

Nous l'avons maintenue dans deux cas : 1° lorsque le débiteur est coupable de dol, de fraude ou de violence ; 2° lorsqu'un débiteur solvable cherche à soustraire sa fortune ou ses biens à l'action de ses créanciers. Dans ces conditions, le débiteur est un malhonnête homme, car il se refuse, par méchanceté, à satisfaire à ses obligations.

On reproche aux partisans de la contrainte par corps leur dureté envers les classes inférieures de la société. Nous repoussons cette accusation toute gratuite.

Oui, messieurs, les classes inférieures peuvent compter sur toutes nos sympathies. Nos sympathies pour elles ne sont pas moins vives que celles des adversaires de la contrainte par corps : nos sentiments d'affection et de dévouement leur sont acquis.

II y a quelques jours, messieurs, on discutait, dans cette Chambre, une question qui touche aux intérêts les plus chers de nos populations ouvrières. Deux systèmes étaient en présence : l'honorable M. d'Elhoungne nous exposait les avantages de la réglementation du travail des femmes et des enfants ; le gouvernement, s'appuyant sur le principe de la liberté, sur l'autorité paternelle, repoussait ce moyen. Direz-vous que l'honorable ministre des finances, direz-vous que l'honorable M. Pirmez, ne portent pas à ces classes laborieuses la même affection, le même intérêt que l'honorable M. d'Elhoungne ?

Maintenant, messieurs, j'arrive à l'objet même de la discussion.

Cependant, un mot encore. Dans la séance d'hier, mon honorable ami, M. Vermeire, reprochait à la section centrale d'avoir formulé un projet quasi-inconstitutionnel.

Mon honorable ami avait oublié deux choses. Il n'avait pas songé, d'abord, que la loi de 1859 a été votée à la presque unanimité ; ensuite, il avait perdu de vue l'article 45 de la Constitution elle-même, qui défend d'exercer la contrainte par corps contre les membres des Chambres, pendant la durée de la session, sans le consentement de la Chambre dont ils font partie. Il y aurait donc une disposition inconstitutionnelle dans la Constitution elle-même.

Je reviens à la proposition de la section centrale. Trois théories sont en présence.

Les uns, s'appuyant sur le principe du laisser faire et du laisser passer, refusent au législateur le pouvoir de décréter la contrainte par corps ; mais ils reconnaissent au débiteur le droit de s'y soumettre par le contrat. Cette théorie n'est ni celle du code civil, ni celle de la loi de 1859.

Cette théorie, qui avait reçu son application dans les lois anciennes, a été reprise, lors de la discussion de la loi du 15 germinal an VI, par Dupont de Nemours, disciple de Quesnay. La loi du 21 mars 1859 a fait cesser la seule exception qu'avait établie le code civil et a prohibé, d'une manière absolue, la contrainte par corps conventionnelle.

La liberté de l'homme est d'ordre public, elle n'est point dans le commerce. Cette vérité est incontestable. Il est donc inexact de dire que, dans les cas où la loi autorise cette voie de coercition, la contrainte par corps se justifie au moins par le consentement tacite du débiteur.

D'autres dénient au pouvoir législatif le droit de prononcer la contrainte par corps, parce que ce moyen de coercition est condamné par le droit naturel.

Dans ce système, la contrainte par corps est illégitime ; elle est une atteinte à la liberté individuelle qui ne peut être justifiée.

Telle n'est point l'opinion de la majorité de la section centrale. La compétence du pouvoir législatif n'a été niée ni en France ni en Allemagne.

Il y a une question de législation à résoudre, question qui doit être appréciée au point de vue social avant tout.

Placée sur ce terrain, il nous paraît incontestable qu'il appartient à la loi de la décider.

Quelle est, messieurs, la mission du pouvoir législatif ? Le législateur ne doit-il pas sauvegarder les intérêts de la société ? Ne doit-il pas, autant que possible, assurer le règne de la justice entre les citoyens ? Son premier devoir n'est-il pas de garantir, par les moyens approuvés par le droit, l'exécution des engagements ?

Eh bien, je vous le demande, le législateur qui, pour assurer la sécurité publique, peut décréter les peines les plus sévères, la peine de mort même, comment ose-t-on lui refuser, dans l'ordre des intérêts civils, le droit d'établir la contrainte par corps ?

Il y a là une contradiction manifeste.

Là est, à mes yeux, la vraie question. Il y a autre chose qu'une question économique, comme l'a prétendu l'honorable ministre de la justice. Nous avons à résoudre, avant tout, une question sociale et de législation.

M. le ministre de la justice (M. Bara). - J'ai reconnu que le projet de loi soulève une question sociale, mais je ne me suis placé qu'au point de vue de la question économique, parce que j'ai pensé que c'était la plus intéressante.

M. Delcourµ. - C'était donc particulièrement la question économique qui préoccupait l'honorable ministre de la justice. Je dis, moi, que la question économique ne vient qu'en sous-ordre, qu'il s'agit surtout d'une question sociale : tout le système de la section centrale est là.

J'arrive au troisième système : il repose sur le code civil et sur la loi de 1859.

Je pourrais, messieurs, remonter plus haut, rechercher les anciennes législations, apprécier dans l'histoire la contrainte par corps et ses effets ; je pourrais vous démontrer enfin que cette voie de coercition s'est profondément modifiée sous l'empire des idées chrétiennes ; mais ce serait faire de l'érudition sans utilité pour le débat actuel. Je préfère rester dans les principes de la législation qui nous régit ; je conserverai en améliorant.

Les motifs de la législation actuelle sur la contrainte par corps se rattachent à deux ordres d'idées.

(page 568) La contrainte par corps, surtout en matière commerciale, est considérée comme une épreuve de solvabilité.

Mais, en matière civile, elle prend un autre caractère ; elle est considérée comme un moyen de contraindre le débiteur malhonnête, de mauvaise foi, à l’accomplissement de ses obligations.

La section centrale a abandonné le premier de ces motifs ; mais elle a maintenu le second.

La contrainte par corps, considérée comme une épreuve de solvabilité en matière commerciale, a donné lieu, il faut bien le reconnaître, à de fâcheuses conséquences, conséquences que nous voulions abolir une fois pour toutes.

Mais lorsque ce moyen d'exécution tend à conserver la loyauté et la bonne foi dans les transactions civiles, il repose sur une considération de premier ordre et ne doit disparaître que s'il est jugé absolument inutile.

Nous l'avons conservé, mais pour les cas seulement où il peut être prononcé en vertu de la loi de 1869, si le débiteur s'est rendu coupable de dol, de fraude ou de violence.

La section centrale chargée de l'examen de la loi de 1859 disait dans son rapport que « la contrainte par corps est un moyen de vaincre la mauvaise foi du débiteur. »

En 1848, lorsque l'assemblée nationale française discutait la loi proposée pour abroger le décret du 9 mars de la même année, qui avait aboli la contrainte par corps, M. Durand, rapporteur de la commission de la chambre, s'exprima en ces termes : « Cette voie d'exécution est un moyen que le législateur donne au créancier de vaincre la mauvaise foi d'un débiteur solvable. »

Tels sont les motifs de la disposition que la section centrale vous propose.

En considérant, messieurs, la contrainte par corps comme une épreuve de solvabilité, la loi est arrivée 0 des conséquences déplorables, qui ont soulevé le sentiment public.

La première de ces conséquences a été de faire reposer la législation sur la présomption de mauvaise foi du débiteur ; présomption rigoureuse, parfois injuste et souvent démentie par les faits.

La seconde conséquence fut que le législateur ne fit pas de distinction entre le débiteur de bonne foi et le débiteur de mauvaise foi. L'un et l’autre sont assujettis à la même rigueur. Ainsi entendue, la contrainte par corps dépasse son but, et ne répond plus au sentiment d'humanité et d'équité qui a dirigé la majorité de la section centrale.

La loi ne distingue pas non plus entre le débiteur solvable et le débiteur insolvable. La contrainte peut être exercée contre le débiteur insolvable, fût-il même de bonne foi.

Enfin, nous devons bien le dire, la pensée de considérer la contrainte par corps comme une épreuve de solvabilité, a été la cause d'une série d'abus que nous déplorons tous. Elle a été une arme terrible dans les mains des usuriers pour ruiner d'honnêtes débiteurs, pour encourager le vice et les folles dépenses, et pour rançonner les familles.

Ces griefs sont réels et déplorables.

La proposition de la section centrale en a tenu compte ; plus aucun de ces abus ne pourra se reproduire, si la Chambre adhère au projet que nous avons eu l'honneur de lui soumettre.

. D'après ce projet, la contrainte ne peut être prononcée par les juges qu'en cas de dol, de fraude ou de violence, ou lorsqu'il sera constaté que le débiteur n'est pas insolvable, c'est-à-dire, lorsque le débiteur aura des biens qu'il cherche à soustraire à la poursuite de son créancier.

L'honorable M. Lambert vous disait hier : Pourquoi sortir du droit commun ? Revenez-y, le commerce ne réclame pas une protection spéciale.

C'est ce qu'a pensé également la section centrale ; elle est revenue au droit commun, en ce sens que la contrainte par corps ne sera appliquée aux dettes commerciales et aux dettes civiles que s'il y a eu dol, fraude ou violence. A ce point de vue, le projet de la section centrale fait droit, en partie, aux observations de l'honorable membre.

Mon honorable ami, M. Nothomb, a critiqué la proposition de la section centrale sous un autre rapport. Vous craignez les conséquences de la liberté, nous a-t-il dit ; eh bien, voyez ses résultats. En matière commerciale, nous les sentons tous les jours.

Loin de moi la pensée de contester les avantages de la liberté ; je les apprécie comme mon honorable ami. Je veux, avec lui, la liberté commerciale ; avec lui, j'ai voté la loi sur la liberté du prêt à intérêt, et je l'ai même défendue dans cette enceinte. Je le suivrais aussi dans une réforme électorale sage et prudente.

Mais à côté d'une sage liberté, il y a la théorie du laisser-faire et du laisser-passer, théorie que je n'accepte point dans toutes ses applications.

Je la repousse chaque fois qu'elle conduit à l'affaiblissement du sens moral, qu'elle entraîne des conséquences déloyales et injustes.

Messieurs, on a beaucoup parlé, dans cette discussion, des législations étrangères, on nous a conduits dans les pays les plus lointains, dans le nouveau monde, au Chili ; je n'irai pas aussi loin ; j'étudierai surtout la question au point de vue belge ; je l'étudierai avec les éléments empruntés aux autorités belges. Comme on a cité dans ce débat les lois nouvellement promulguées en France et en Allemagne, je me bornerai à examiner les législations de ces grands peuples.

Messieurs, dans la grande enquête que nous avons demandée à M. le ministre de la justice, et à laquelle l'honorable ministre a prêté son concours avec la plus grande bienveillance, une chose m'a frappé : c'est l'unanimité que je rencontre dans nos grands centres industriels, sur la nécessité, si la contrainte par corps est abolie, de remplacer cette voie de coercition par un autre moyen légal. Cette pensée a été exprimée par les chambres de commerce d'Anvers, de Gand, de Liège, de Bruxelles, de Charleroi ; les chambres de commerce les plus favorables au projet du gouvernement manifestent certaines appréhensions.

Sans doute, elles ne sont point d'accord sur les moyens à employer ; l'une demande que le code pénal réprime plus sévèrement les actes de dol et de fraude ; une autre veut qu'on renforce la loi sur les faillites ; une troisième appelle l'attention du gouvernement sur la nécessité de garantir, par les traités internationaux, les conventions commerciales : tous ces projets divers accusent une certaine inquiétude, que nous n'avons pas cru devoir négliger.

Parmi les avis des chambres de commerce, je rencontre celui de la chambre de commerce de Charleroi.

A Charleroi, chose remarquable, le tribunal combat avec la même énergie l'abolition absolue de la contrainte par corps ; il y a presque unanimité. (Interruption.)

J'entends un honorable membre dire que Charleroi n'est pas un centre de commerce. Comment ! Charleroi, un des centres les plus importants de l'industrie métallurgique du pays, ne serait point un centre commercial ? Je ne veux point rappeler à la Chambre les tristes grèves dont nous avons été témoins dans l'arrondissement de Charleroi ; il n'y avait à cette époque qu'une voix dans cette enceinte et ailleurs pour proclamer la haute importance industrielle de Charleroi.

Eh bien, messieurs, la chambre de commerce de Charleroi demande, comme nous, que la contrainte par corps ne disparaisse pas complètement et qu'on la renferme dans d'équitables limites.

Les membres qui se sont ralliés au projet du gouvernement ont engagé le gouvernement à prendre des mesures pour réprimer la fraude et le dol, si le projet de loi était adopté.

Telle est, messieurs, la situation véritable.

Parmi les rapports les plus favorables au projet du gouvernement, je compte ceux de Bruxelles et d'Anvers. Et, dans ces deux grandes villes, je vois qu'à Bruxelles, on signale les lacunes de la loi pénale, et qu'on demande, à Anvers, des garanties contre les étrangers.

Examinons, maintenant, les avis des magistrats civils.

Ces avis ont à mes yeux une grande importance, lorsqu'il faut apprécier les besoins réels de la société.

Je ne trouve pas, sous ce rapport, de documents plus éloquents.

Les trois cours d'appel ont été consultées.

A Liège, une commission a été nommée au sein de la cour ; elle était composée de trois membres.

Par deux voix contre une, la commission a adhéré au projet du gouvernement, mais nous lisons dans son rapport l'observation suivante :

« La commission reconnaît qu'une exception serait désirable si le créancier justifie de circonstances particulières tendantes à établir que le débiteur dissimule frauduleusement son avoir.

« L'application de la contrainte par corps en pareil cas serait juste et ne pourrait donner lieu à des vices.

« La commission ne fait pas de proposition, mais un de ses membres a conservé des doutes sur l'opportunité de la suppression lorsqu'il y a dol ou fraude. »

La cour d'appel de Liège hésite donc ; je passe à la cour d'appel de Bruxelles.

Je ne puis me dispenser de signaler à l'attention de la Chambre le rapport remarquable de M. le premier président.

La question y est appréciée avec les vues larges qui distinguent ce publiciste et cet éminent jurisconsulte.

L'honorable M. Tielemans constate d'abord que les moyens ordinaires d'exécution sur les biens du débiteur sont suffisants.

(page 569) Puis l'honorable président continue en ces termes :

« Une seule exception me paraît désirable et elle ne devrait avoir lieu qu'à l'intervention des tribunaux. Voici comment on pourrait la formuler. »

Je passe la formule ; elle a été transcrite dans le rapport de la section centrale. Vous l'avez sous les yeux dans l'amendement de l'honorable M. Bouvier.

« Cette exception se justifie d'elle-même : le créancier n'a aucun reproche à se faire, car il a traité avec une personne qu'il devait croire solvable et il a été victime d'un fait qu'il ne pouvait prévenir ni empêcher ; et d'autre part, le débiteur est de mauvaise foi, il soustrait son avoir aux poursuites d'un créancier légitime, et commet une espèce de délit que la loi ne punit pas.

« Il est vrai que les créanciers peuvent attaquer en leur nom personnel les actes faits par leur débiteur en fraude de leurs droits. Mais cette disposition est sans effet contre les tiers de bonne foi.

« Il est vrai encore que si le débiteur est commerçant, le détournement de ses biens le rend passible des peines prononcées contre les banqueroutiers, mais il faut alors le mettre en faillite et ce moyen est souvent plus préjudiciable qu'utile aux créanciers. On sait d'ailleurs que tous les débiteurs de mauvaise foi ne sont pas commerçants.

« Telle est ma manière de voir, et je la crois conforme au sentiment public. En l'adoptant, on ferait un pas convenable sans rien compromettre dans l'avenir ; et lorsque de nouveaux progrès se seront accomplis dans les idées et dans les mœurs du pays, la suppression totale de la contrainte par corps ne rencontrera plus de difficulté. »

Voilà, messieurs, en quelques mots, le résumé des motifs développés dans le rapport de la section centrale.

A Gand, la cour entière a été réunie et, à l'unanimité moins une voix, elle s'est prononcée contre le projet du gouvernement.

Là aussi, la cour a signalé à l'attention de M. le ministre les cas de dol, de fraude, de violence, etc.

Ses conclusions sont ainsi conçues :

« Elle estime qu'il y a lieu de maintenir dans la législation l'institution de la contrainte par corps. Elle pense, en outre, que la seule modification à apporter à la loi du 21 mars 1859 est de rendre, dans tous les cas prévus par ces dispositions, l'application de la contrainte par corps facultative pour le juge. »

Disons un mot maintenant des rapports des procureurs généraux près les cours d'appel.

Chacun d'eux a consulté les procureurs du roi de son ressort ; ils ont pu, mieux que personne, constater les véritables besoins de la législation.

Eh bien, messieurs, les trois procureurs généraux sont d'accord sur ce point que la contrainte par corps ne peut être supprimée si le débiteur a agi avec dol et avec fraude.

La section centrale se trouve, comme vous le remarquerez, messieurs, en bonne compagnie ; elle s'appuie sur les autorités les plus considérables du pays.

Permettez-moi, avant de finir, de vous donner lecture de quelques lignes que j'emprunte, au rapport de. M. le procureur général près la cour d'appel de Liège.

« La contrainte par corps pourrait être abolie en matière civile et en matière commerciale, sans distinction entre les Belges et les étrangers, pour l'exécution des obligations librement consenties.

« Mais elle doit être maintenue, lorsqu'on devient créancier à son insu et malgré soi, ce qui a lieu en cas de délit, de quasi-délit et de quasi-contrat. »

Néanmoins, M. le procureur général « met sur la ligne des quasi-délits, le dol, la fraude et la violence employés dans les contrats et qui sont la source de dommages-intérêts. »

« Il est difficile et dangereux d'énoncer tous les cas dans lesquels la contrainte par corps devrait être conservée.

« Il est préférable de poser dans la loi des principes généraux qui en autorisent l'emploi chaque fois que l'obligation est le résultat d'un délit ou quasi-délit de dol, de fraude ou de violence. »

M. le procureur général près la cour d'appel de Liège, après avoir posé le principe que la contrainte par corps peut être supprimée pour assurer l'exécution des contrats, revient sur ses pas et en demande l'emploi en cas de dol ou de fraude.

Je ne crois pas, messieurs, que je doive insister de nouveau ; vous avez lu dans le rapport de la section centrale que ces principes sont ceux de M. Wurth, procureur général près la cour d'appel de Gand. L'honorable magistrat admet, comme nous, la distinction des délits civils et des délits correctionnels. Je puis vous renvoyer à l'analyse que j'ai faite de son opinion.

Oui, nos trois procureurs généraux sont d'accord pour signaler les dangers qu'il y aurait à supprimer la contrainte par corps dans ces cas.

Tel est le résultat de l'enquête faite en Belgique, et ce résultat jette un grand jour sur la solution du problème qui nous est soumis.

Autant que personne, je demande d'améliorer la législation existante, mais je pense aussi que, dans une réforme aussi grande, il convient de tenir compte de l'avis des hommes compétents. Nous courerions à l'aventure, si nous nous laissions entraîner par nos sentiments ou par une théorie trop absolue.

Je vais m'occuper maintenant des législations étrangères.

Des lois récentes ont aboli la contrainte par corps en France, dans la Confédération de l'Allemagne du Nord et en Autriche, mais dans aucun de ces pays l'abolition n'est aussi radicale que celle que vous propose le gouvernement. A Genève seulement, elle est abolie d'une manière absolue.

Voyons d'abord ce qui s'est fait au parlement de l'Allemagne du Nord.

Comme l'article 2 de la loi renferme un principe qui a, sous certains rapports, une grande analogie avec celui qui sert de base à la proposition de la section centrale, je prie la chambre de vouloir me continuer sa bienveillante attention : j'appuierai mes observations sur la discussion qui a eu lieu au parlement.

Voici le texte de la loi du 19 mai 1868 :

« § 1er. L'arrestation personnelle ne pourra plus être employée comme moyen d'exécution dans les affaires civiles, en tant qu'elle aura pour objet de contraindre au payement d'une somme d'argent ou à la prestation d'une certaine quantité de choses fongibles ou de papiers de valeur.

« § 2. Les dispositions légales qui autorisent l'arrestation personnelle, afin d'assurer l'introduction et la continuation de la procédure, ou afin d'empêcher que le débiteur ne se soustraie à l'exécution sur ses biens, ne sont point modifiées par la présente loi. »

L'article premier se prononce d'une manière absolue ; dans la pensée du parlement de l'Allemagne du Nord, cette disposition doit être appliquée aux affaires civiles et commerciales.

Nous serons d'accord sur ce point avec l'honorable ministre de la justice.

Mais le paragraphe 2 maintient l'arrestation personnelle dans deux cas : 1° afin d'assurer l'introduction et la continuation de la procédure ; 2° afin d'empêcher que le débiteur ne se soustraie à l'exécution sur ses biens.

Je ne parlerai pas de la première exception qui s'explique par la procédure allemande. La seconde exception est la seule dont nous ayons à nous occuper.

Veuillez remarquer qu'elle a pour objet de maintenir les dispositions qui permettent au créancier d'arrêter le débiteur qui cherche à se soustraire à l'exécution sur ses biens. (Interruption.)

M. le ministre de la justice me prie de donner des explications à cet égard. Je le puis avec, d'autant plus de facilité que j'ai sous la main les documents allemands. Ils ont été traduits par un homme très compétent. Il est nécessaire de bien comprendre la situation prévue par la loi fédérale.

Le débiteur est condamné ; il s'agit d'exécuter le jugement. On craint qu'il ne soustraie ou ne cache ses biens à la poursuite du créancier, par exemple qu'il ne les embarque et n'émigre, ou bien qu'il ne les réalise et n'en emporte le prix. On sait que le débiteur a des biens à l'étranger et qu'il pourrait payer, s'il le voulait : dans ces divers cas, il s'agit de forcer sa volonté, et on pourra le faire arrêter et emprisonner pour l'obligera payer.

Telle est la portée du paragraphe 2 de la loi.

Le paragraphe 2 a donné lieu à une discussion approfondie, à laquelle plusieurs orateurs distingués du parlement ont pris part.

MM. Reichensperger et Von Zwesten l'ont attaqué. Ils ont prétendu que toute cette distinction entre l'ancienne contrainte par corps et le nouveau droit d'arrestation n'était qu'une subtilité ; qu'en pratique, le paragraphe 2 ne faisait que rétablir ce que le paragraphe premier avait aboli. Cette arrestation, à laquelle on soumet le débiteur, n'a, en effet, d'autre but que de forcer le débiteur à payer. Or, c'est bien dans ce but-là que se pratiquait l'ancienne contrainte par corps. Le paragraphe 2 est établi surtout contre les débiteurs étrangers. Alors ne vaudrait-il pas mieux maintenir à leur égard la contrainte par corps et l'abolir purement et simplement à l'égard des nationaux ?

Puis comment saura-t-on si le débiteur possède réellement des biens, qu'il pourrait payer s'il le voulait ? Il faudra bien que le juge se contenta d'une certaine probabilité ; de là un grand arbitraire.

On a dit, enfin, que la loi ne limite nullement le droit d'arrestation. Et, en effet, elle ne le pouvait en présence du principe sur lequel elle se (page 570) base, puisqu'il s'agit uniquement d'exécuter un jugement contre une personne qui pourrait y satisfaire si elle avait bonne volonté. Avec un tel point de départ, on ne pouvait imposer de limites au juge. Cette arrestation pourra donc, en fait, devenir bien plus onéreuse que l'ancienne contrainte par corps.

Malgré ces remarques, le parlement a maintenu le paragraphe 2.

Voici comment M. Wagner a répondu :

L'ancienne contrainte dépendait de la volonté du créancier ; il pouvait d'emblée arrêter le débiteur sans donner de motifs. L'arrestation permise par le paragraphe 2 du projet n'est plus qu'un moyen subsidiaire, à employer quand tout autre moyen fait défaut.

L'ancienne contrainte frappait le débiteur honnête et malheureux, aussi bien que le débiteur de mauvaise foi. L'arrestation, telle qu'elle est maintenue, n'est plus qu'une arme dans les mains du créancier contre le débiteur de mauvaise foi, qui cherche à soustraire ses biens a la poursuite des créanciers.

M. Wagner a fait remarquer encore qu'il en est de même en Autriche, à Hambourg, quoique, dans cette dernière ville, la contrainte par corps en matière de lettres de change soit abolie depuis plusieurs années.

Les adversaires du paragraphe 2 ont soulevé la même difficulté que celle qu'ont invoquée, les adversaires du projet de la section centrale. Ils ont craint l'arbitraire du juge.

M. Bouvierµ. - C'est évident.

M. Delcourµ. - Cependant le parlement de l'Allemagne du Nord ne s'est pas arrêté devant cette considération.

Le projet a été maintenu et l'article 2 voté par le parlement.

Je crois inutile de vous entretenir maintenant de la loi autrichienne. Elle est moins large encore que la loi fédérale.

En Autriche aussi, la contrainte par corps a été abolie, mais rien n'a été changé aux dispositions relatives à l'arrestation préventive des personnes suspectées de vouloir prendre la fuite.

Permettez-moi, avant de finir cette étude sur les législations étrangères, de vous entretenir un instant de ce qui a eu lieu à Genève. La contrainte par corps a été abolie, par la loi du 30 avril 1849.

En exécution de la constitution genevoise de 1847, le conseil d'Etat de la république présenta au grand conseil un projet de loi constitutionnelle sur la liberté individuelle et l'inviolabilité du domicile.

La contrainte par corps y était visée.

Le rapporteur du conseil d'Etat était M. James Fazy, son vice-président, chef du parti radical, à qui est due la constitution de 1847.

La discussion s'entame au grand conseil et l'on voit de suite se former un groupe d'opinion qui réclame l'abolition absolue de la contrainte pat-corps.

Une commission est nommée. Elle fait rapport le 14 mars 1849, par l'organe de M. Camperio, professeur de droit à l'université de Genève, élève de M. Rossi, chef du pouvoir exécutif actuel. Ce rapport, extrêmement bref, annonce que l'article 20 du projet est rejeté par la commission, qui le remplace par l'article suivant : « La contrainte par corps est abolie. »

Une fois l'article 20 voté, les partisans de la contrainte par corps proposèrent à l'assemblée d'ajouter à la loi, sons forme de disposition transitoire, l'article suivant :

« Le conseil d'Etat devra présenter, pour la prochaine session ordinaire du grand conseil, un projet de loi destiné à établir une pénalité pour les cas de dol ou de fraude et autres, contre lesquels les lois civiles prononçaient la contrainte par corps ; notamment pour les cas prévus par les articles 685 et suivants de la loi sur la procédure civile et les articles 2059 et suivants du code civil. »

M. James Fazy répondit en ces termes :

« Ce point a été déjà discuté au conseil d'Etat il y a quelques mois, et peut-être un projet sera-t-il déjà présenté à la session prochaine ; aussi je ne crois pas qu'il soit nécessaire d'introduire expressément un article transitoire pour réserver ces quelques cas particuliers ; je puis dire positivement que le conseil d'Etat s'en occupe et présentera prochainement un projet de loi à ce sujet, et je prie l'honorable membre de retirer son amendement en présence de cette assurance que je lui donne. »

Aussitôt après M. Fazy, M. Camperio prononça les paroles suivantes :

« Il va sans dire qu'il y aura un changement à faire à la loi pénale pour remplacer la contrainte par corps dans le cas de fraude. »

II n'a pas été donné suite a cette déclaration ; les événements politiques ne l'ont pas permis.

J'espère avoir établi le principe fondamental de la loi, et montré que la section centrale, en maintenant la contrainte par corps dans de justes limites, est restée fidèle aux véritables principes d'une bonne législation.

J'aborde maintenant les objections.

On invoque, en premier lieu, l'exemple de la France. La contrainte par corps est abolie dans ce pays : comment peut-on penser à la conserver en Belgique ?

Ce fait est considérable, sans doute ; nous en convenons volontiers. Mais là n'est pas la question pour nous.

Je ne veux pas rechercher ici quelle a été l'influence du gouvernement sur le vote, du corps législatif et sur celui du sénat ; il suffit de rappeler que la réforme s'est faite en France contre le vœu du commerce et qu'elle a réuni à peine quelques voix de majorité, malgré les efforts personnels de l'empereur.

Il est difficile, de constater, dès à présent, quelle sera l'influence de la loi sur le crédit privé ; la loi ne date que du 22 juillet 1867. J'ai consulté plusieurs personnes compétentes qui m'ont assuré que certains abus commencent à être signalés. Voici comment s'est exprimé à ce sujet M. Valette, professeur à l'école de droit de Paris, dans une lettre qu'il m'a fait l'honneur de m'écrire :

« De divers côtés, il m'a été dit que l'abolition de la contrainte par corps avait été nuisible à beaucoup de petits commerçants qui ne trouvaient plus de crédit parce que la menace d'une exécution rigoureuse, quoique, très rarement suivie d'effet, stimulait leur zèle et garantissait leur fidélité à remplir leurs engagements. On se plaint aussi de n'avoir aucune garantie dans le cas où l'obligation consiste à payer des dommages-intérêts dus pour délit civil ou quasi-délit. »

M. Valette n'est pas seulement un jurisconsulte éminent, un des professeurs les plus distingués de, la France ; mais il a joué un rôle politique dans son pays comme membre de l'assemblée législative. Son témoignage mérite d'être écouté.

Mon honorable ami, M. Reynaert, vous a dépeint, dans un discours remarquable, tous les inconvénients de la faillite. Il vous a montré le failli frappé de toutes sortes d'incapacités, privé de ses droits civils et politiques. Il a établi que la contrainte par corps est moins rigoureuse que la faillite ; il a réfuté péremptoirement ce paradoxe que la contrainte par corps est incompatible avec la loi des faillites. On ressent déjà, en France, l'effet de la loi de 1867 à cet égard.

Voici comment M. Louvet, président sortant du tribunal de commerce de la Seine, les apprécie dans un discours qu'il a prononcé au mois d'août 1868 :

« Si le nombre des faillites n'a subi qu'une légère augmentation, il n'en a pas été de même des demandes en déclaration de faillite dont nous avons été saisis. En effet, les créanciers, dont les poursuites aboutissent trop souvent à une revendication faite par un tiers et à un procès-verbal de carence, ne pouvant plus recourir à la contrainte par corps qui a disparu de nos Codes, ont dû plus que jamais chercher une sanction de leurs droits dans la faillite de leurs débiteurs.

« Le pays nous tiendra compte de l'esprit de conciliation qu'il nous a fallu apporter dans ces sortes d'affaires pour sauvegarder l'honneur du commerce et des familles, et le tribunal n'a pas à craindre qu'on l'accuse de n'avoir pas fait complètement son devoir en ne déclarant pas toutes ces faillites. »

Ce résultat, loin de nous encourager à suivre la voie dans laquelle le gouvernement veut engager le commerce, devrait nous rendre circonspects et prudents. Si la faillite présente certains avantages par l'égalité qu'elle établit entre les créanciers, je ne crains pas de dire qu'elle amène fréquemment la ruine d'un grand nombre de familles.

M. le ministre de la justice s'est demandé si depuis la loi du 22 juillet 1867, le cours du papier de Bruxelles sur Paris a baissé. Il reconnaît qu'aucun changement ne s'est produit et que la monnaie fiduciaire n'a pas été restreinte dans la circulation, ni le taux de l'escompte modifié ; il conclut de là que la suppression de la contrainte par corps est plus favorable que nuisible au commerce.

S'il en est ainsi, je demanderai, à mon tour, à M. le ministre si le cours du papier de Paris sur Bruxelles a baissé ; je connais d'avance sa réponse négative. Cet effet cependant aurait dû se produire, s'il est vrai que la contrainte est dangereuse pour le commerce.

Non, la loi de 1867 n'a amené aucun changement dans les rapports commerciaux des deux pays, parce que la valeur du papier repose sur l'honorabilité des débiteurs, sur leur loyauté et sur leur réputation commerciale. Or, la loyauté du commerçant belge ou du commerçant français ne peut être contestée. Les éléments du crédit étant restés les mêmes, la valeur du papier ne pouvait pas s'altérer.

(page 571) Mais la loi française, messieurs, est moins radicale que le projet du gouvernement : elle a maintenu la contrainte par corps en matière criminelle, correctionnelle et de police.

C’est un escroc qui a détourné à son profit des valeurs qui lui avaient été confiées. Il subira un emprisonnement pour son délit, mais sa victime, si le projet du gouvernement est voté, n'aura plus la contrainte par corps pour assurer la restitution des fonds détournés. La France n'a pas voulu aller aussi loin.

Je ne veux rien exagérer, mais je crois pouvoir affirmer que les effets de la loi française ne sont point encore assez connus, et qu'il serait téméraire de décréter, comme le propose le gouvernement, l'abolition de la contrainte par corps, au moins dans les cas ou l'on est devenu créancier malgré soi.

La proposition de la section centrale modifie la loi de 1859 en un point fondamental ; elle n'autorise la contrainte par corps qu'en cas de dol, de fraude ou de violence.

Pour justifier, en droit, ce changement capital, la section centrale s'appuie sur une théorie juridique certaine et qui ne peut être sérieusement contestée.

Elle distingue le délit civil du délit en matière correctionnelle.

Cependant M. le ministre a attaqué cette théorie qui, à ses yeux, renferme une erreur juridique. Un autre orateur n'y a vu que de la phraséologie empruntée à Pothier.

Ce sont là de pures allégations. La distinction que nous avons établie entre le délit civil et le délit en matière pénale, est basée sur les principes de droit les plus incontestables ; elle restera dans la législation. Si un jour nous sommes appelés à réviser le code civil, j'affirme, dès à présent, que pas un jurisconsulte sérieux ne pensera à l'abroger.

J'aborde le fond de la question.

Qu'est-ce que le délit civil ?

Il est de principe général que tout fait quelconque de l'homme qui cause a autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.

C'est la un principe de justice et de raison, un principe de législation et surtout un principe chrétien.

Mais le fait par lequel le tort a été causé, peut prendre des nuances différentes.

Si son auteur l'a commis avec une intention méchante, avec la volonté de nuire, il y a délit civil ; s'il l'a commis par imprudence ou par une simple faute, il y a quasi-délit.

Pour apprécier l'intention de l'auteur, il faudra tenir compte des circonstances, car la mauvaise foi peut être plus ou moins méchante.

Le délit criminel est une atteinte portée à l'ordre social ; le délit civil ne porte atteinte qu'au droit d'autrui. Il y a donc délit civil lorsque le fait dommageable repose sur la mauvaise foi de l'agent, sur sa méchanceté ou sur son dol.

M. Bouvierµ. - C'est une confusion.

M. Delcourµ. - C'est une confusion, dites-vous ; je vous réponds, moi, que vous confondez deux législations distinctes, la législation criminelle et la législation civile.

M. Rossi, dont l'autorité a été invoquée par M. le ministre de la justice, s'est exprimé en ces termes :

« La partie sociale doit être une émanation de la justice absolue, de la loi suprême qui régit tous les êtres moraux ; il en résulte qu'elle ne doit jamais punir les actes qui ne sont point immoraux de leur nature. ; mais elle n'est ni aussi étendue quant à son objet, ni aussi parfaite quant a ses moyens d'action. Et d'abord, il est des infractions à la loi morale dont le maintien de l'ordre social n'exige pas la punition ; il en est qu'il est presque impossible d'atteindre et de prouver ; il en est d'autres enfin qui sont de telle nature que le scandale de la preuve produirait plus de mal que la répression ne produirait de bien. Ainsi, la loi morale est la seule source du droit de punir, mais l'utilité sociale, la possibilité, sont les conditions qui limitent l'exercice du droit. »

S'il y a donc des actes immoraux, des actes qui peuvent porter atteinte à la considération des personnes ou à la propriété, actes qui prennent un caractère criminel par la volonté méchante de celui qui les a posés, mais que la loi pénale ne peut atteindre, jamais on n'a confondu le fait dommageable commis avec la volonté de nuire avec le fait dommageable commis par imprudence ou par une simple faute.

Vous ne le ferez pas non plus, vous ne voudrez pas soutenir une hérésie juridique.

La distinction entre le délit civil et le délit en matière criminelle est donc fondée en raison. Elle est admise par les auteurs les plus considérables ; elle est la base de l'enseignement en Belgique et en France. M. Valette m'écrivait, le 30 décembre 1868, qu'elle est et qu'elle a toujours été enseignée à l'école de droit de Paris.

Gardons-nous, messieurs, de confondre la peine civile avec la peine ordinaire.

La peine civile n'est autre que la réparation du dommage causé : le tort fait à autrui, voilà sa cause et sa limite. La contrainte par corps est la voie de coercition accordée par la loi au créancier, pour obtenir le payement de la dette.

Il n'y a donc de délit civil possible qu'à condition qu'il y ait un dommage causé.

La peine criminelle a un autre caractère. Elle est établie pour la sécurité de la société ; c'est la société qui, par l'organe du ministère public, en demande l'application. Elle peut être prononcée par le juge alors qu'il n'y a pas eu de dommage causé.

Lorsqu'une peine criminelle a été prononcée, le condamné ne peut y échapper que par la grâce que lui accorde le Roi.

La contrainte par corps, au contraire, n'étant qu'un moyen de coercition, cesse dès que le débiteur a payé sa dette. Dans le système de la section centrale, le débiteur insolvable, mais honnête, n'y est plus assujetti.

L'honorable M. Watteeu à parfaitement défini ce caractère. La peine, a-t-il dit, n'est pas la même partout. Ici on punit ce qui est permis ailleurs, car, pour réprimer légitimement, le législateur doit tenir compte des besoins de la société ; or, les besoins se modifient dans chaque Etat. Mais il n'en est plus ainsi du fait qui a causé du dommage à autrui ; toutes les législations consacrent le droit de la partie lésée.

Et j'ajouterai que les lois de tous les peuples civilisés établissent des règles différentes pour régler les dommages-intérêts selon qu'il y a eu dol ou seulement faute de la part du débiteur.

Ici, messieurs, je rencontre une objection qui porte sur le fond même de la question.

La contrainte par corps, que vous considérez comme une voie de coercition, n'enlève-t-elle pas la liberté à la personne du débiteur comme l'emprisonnement ordinaire ?

Jusque-là, l'assimilation est vraie.

Mais je demanderai à mes honorables contradicteurs si l'emprisonnement d'une personne doit nécessairement être une peine dans le sens du droit criminel.

S'ils répondent affirmativement, je les prierai de m'expliquer comment ils considèrent l'arrestation de l'enfant que peut ordonner le père de famille, par voie de coercition.

Cette incarcération n'est pas une peine proprement dite ; elle n'est point requise par le ministère public, mais par le père ; elle n'est point prononcée par les tribunaux de répression, mais par les tribunaux civils ; le père peut la faire cesser à son gré.

Direz-vous que la liberté de l'enfant, que la liberté du jeune homme qui exerce un état, n'est pas aussi précieuse pour lui que pour le majeur ?

J'ai pris cet exemple dans notre législation civile pour vous prémunir contre les doctrines absolues qui ont été défendues devant vous.

Il est toujours dangereux dans les sciences juridiques de procéder par des principes absolus ; il y a des situations qu'un législateur ne peut négliger.

Le délit en matière pénale est donc essentiellement différent du délit en matière criminelle ; les adversaires du projet de la section centrale ont confondu deux ordres de législation essentiellement distincts.

L'amende est aussi comprise parmi les peines du code pénal. Cependant, elle peut être prononcée, dans certains cas, par les tribunaux civils, et personne n'a prétendu jusqu'à ce jour que la loi repose sur une déplorable confusion.

Je prends comme exemple les actes de l'état civil. Les irrégularités commises dans ces actes par l'officier de l'état civil, sont tantôt des faits délictueux punis par le code pénal (articles 203, 26-4, 205), tantôt de simples contraventions poursuivies devant les tribunaux civils qui prononcent l'amende (article 50 du code civil).

Ces considérations suffisent, je pense, pour répondre à l'objection.

Mais il en est une autre, plus grave selon moi, parce qu'elle a paru faire impression sur la Chambre.

En ne prononçant la contrainte par corps, a-t-on dit, que dans les cas de dol, de fraude ou de violence, vous accordez au juge un pouvoir d'appréciation des plus étendus ; vous livrez la liberté du citoyen au bon ou au mauvais vouloir du tribunal. Commencez par définir le dol, afin de prévenir l'arbitraire des juges.

Il semble que nous entendons parler pour la première fois du dol ou (page 572) de la fraude du débiteur. Etudions encore les faits, et sortons de ces théories nuageuses, si faciles à justifier, mais trop souvent dangereuses.

L'honorable M. Watteeu vous l'a dit hier, la législation n'est pas incomplète, tous les jurisconsultes savent parfaitement discerner quand il y a eu dol ou fraude. Le code civil a défini le dol, comme vice du consentement dans les contrats, et je ne pense pas qu'on ait encore demandé l'abolition de ce principe de raison et d'équité. Peut-être, un jour, les partisans du laisser faire et du laisser passer iront-ils jusque-là ; quant à moi, je ne les suivrai pas.

L'appréciation des faits de dol ou de fraude est une question de fait qui ne présente pas, pour l'application de la contrainte par corps, plus de difficulté que dans la matière des contrats.

Or, chaque jour on attaque devant les tribunaux des contrats frauduleux ; on demande l'annulation de conventions surprises par dol. Faut-il donc tout abolir, tout détruire, parce que la constatation des manœuvres doleuses peut présenter des difficultés ? On oublie que le dol ne se présume pas et qu'il doit être prouvé par celui qui l'invoque.

Voici un testament ; l'héritier prétend que le légataire l'a surpris par dol, par fraude ; le tribunal sera appelé encore à prononcer sur la question de fraude.

Un créancier attaque les actes faits par son débiteur en fraude de ses droits : c'est la même question que le juge aura à résoudre.

La loi permet même de revenir sur un jugement passé en force de chose jugée et accorde la requête civile lorsqu'il y eu dol personnel.

Telle est la vraie théorie, la théorie sociale. J'espère que vous la maintiendrez. L'abolition totale de la contrainte par corps, surtout pour les faits dommageables commis méchamment, serait un danger pour la société.

M. le ministre de la justice a reproché au système de la section centrale de changer les règles sur la preuve écrite.

C'est une erreur ; il suffira de m'expliquer. Un tiers se prétend créancier, il doit prouver l'obligation du débiteur. Or, les règles de preuve ne sont point modifiées. Cette preuve se fera par les modes admis par le Code de commerce si la dette est commerciale, et conformément aux règles du code civil si l'obligation est civile. Mais pour obtenir la contrainte par corps contre le débiteur, il faut que le créancier prouve ou qu'il y a eu dol ou fraude de la part du débiteur ou que le débiteur a des biens. Quant aux faits de dol ou de fraude, le créancier pourra les établir par tous les moyens de preuve et même par témoins. Le rôle du juge est, à peu près, celui d'un juré, car il peut se décider au moyen des présomptions de l'homme (article 1353 du code civil). Je répète que le système de la section centrale laisse intactes les dispositions du code civil sur la preuve.

Un débiteur qui cache ses biens pour les soustraire à ses créanciers, c'est presque impossible aujourd'hui, dit-on encore.

Messieurs, prenons les faits tels qu'ils se présentent chaque jour dans la vie des affaires. J'ai rencontré, dans les observations de M. le président du tribunal de commerce de Namur, un fait que je désire vous faire connaître. C'est une réponse péremptoire à l'objection.

Un individu était débiteur, du chef de plusieurs obligations commerciales, d'une somme de 17,000 francs.

Il s'adresse au président du tribunal pour le prier d'intercéder en sa faveur auprès de son créancier. Le président y consent ; il appelle le créancier et lui rend compte de la position du débiteur. Ce dernier avait dit à M. le président que les 17,000 francs qu'il devait lui étaient nécessaires pour pourvoir à l'entretien de sa famille. Le créancier exprime son étonnement et informe M. le président que son débiteur est intéressé dans une fabrique où il touche de gros bénéfices. Le président rappelle le débiteur qui avoue le fait et qui lui dit qu'il n'est pas intéressé en son nom propre dans l'entreprise, probablement, ajoute le président, pour pouvoir tromper ses créanciers.

Le débiteur se refuse donc à payer. La contrainte par corps est mise à exécution et la mauvaise volonté de ce débiteur déloyal fut vaincue.

M. Dumortier. - C'est toujours comme cela.

M. Delcourµ. - J'espère, messieurs, avoir justifié le système de la section et avoir répondu aux objections générales. Les propositions que nous avons eu l'honneur de vous faire réalisent un progrès incontestable. En appliquant la même règle dans tous les cas, nous sommes rentrés dans le droit commun. Avec le gouvernement, nous pensons que le commerce n'a plus besoin d'une protection spéciale ; mais nous pensons aussi que la contrainte par corps réservée pour les cas de dol ou de fraude ne peut être supprimée sans danger pour la société.

Il me reste, pour compléter ma tâche, à répondre à quelques objections de détail.

Je m'occuperai d'abord des matières commerciales. Je l'ai dit à diverses reprises, la section centrale ne veut pas de rigueur inutile.

Pour combattre son système, on ne tient compte que de la contrainte par corps telle qu'elle existe sous l'empire de la loi de 1859, et on passe sur les changements que nous avons eu l'honneur de vous proposer.

La première objection que je rencontre, c'est que la contrainte par corps est dangereuse pour le crédit.

J'avoue ne rien comprendre à une telle objection. Qu'on prétende que la contrainte par corps n'est plus nécessaire, je. le veux bien ; mais soutenir qu'une mesure de protection, afin d'assurer le payement des dettes commerciales, est dangereuse et nuisible pour le crédit, cela dépasse ma raison.

Ne voyez-vous pas, disait M. le ministre de la justice, qu'en maintenant la contrainte par corps vous accordez une prime au créancier le plus diligent au préjudice des autres.

Cette objection, messieurs, est spécieuse ; j'aurais pu la saisir sous la loi de 1859 où la contrainte existe en matière commerciale, comme une épreuve de solvabilité ; mais elle est sans fondement dans notre système qui ne l'admet plus que contre le débiteur malhonnête.

M. le ministre a objecté encore que le système de la section centrale jetait la perturbation dans les juridictions et dans la législation du pays.

Je cherche en vain cette perturbation. Où l'avez-vous rencontrée ? La contrainte par corps est appliquée tous les jours par les tribunaux consulaires, et qui a pensé, jusqu'aujourd'hui, qu'il y ait perturbation dans les juridictions ? Nos relations commerciales ont-elles été troublées, gênées ? Certainement non.

M. le ministre de la justice (M. Bara). - Ce n'est pas le même régime.

M. Delcourµ. - Evidemment, ce n'est pas le même régime.

Nous avons amélioré la législation existante. La contrainte, par corps ne pourra plus être prononcée que contre le débiteur malhonnête ou fripon. Elle sera donc rarement appliquée, elle opérera comme moyen préventif.

La contrainte par corps n'est appliquée qu'exceptionnellement en matière civile. Je n'examinerai pas tous les cas dans lesquels elle a lieu, je me contenterai de répondre deux mots à l'honorable M. Carlier.

D'après l'honorable orateur, la contrainte par corps n'est plus nécessaire dans le cas de stellionat. Il se présentera trop rarement sous l'empire de notre loi hypothécaire pour qu'il soit utile de recourir encore à cette voie rigoureuse d'exécution.

Il est vrai qu'avec le régime de publicité organisée par notre régime hypothécaire pour la transmission des droits réels, le stellionat est plus difficile à commettre ; tout le monde le reconnaît, mais quel est celui d'entre nous, qui, s'occupant des affaires civiles, n'ait été plus d'une fois consulté sur des actes de cette espèce ? Je l'ai été souvent dans le cas suivant : Un immeuble avait été vendu, mais, avant la transcription de l'acte, le vendeur, homme de mauvaise foi, avait emprunté et donné hypothèque sur l'immeuble aliéné. Si le prêteur prend inscription avant la transcription de la vente, il n'a rien à redouter, mais si la transcription avait eu lieu, il y a stellionat.

Il est donc possible, et l'emprunteur de mauvaise foi saura s'arranger de manière à tromper le pauvre créancier.

Le cas spécial que j'ai cité dans le rapport a été prévu dans la discussion de la loi du 21 mars 1859. Il avait été signalé à l'attention de M. Tesch, ministre de la justice, par l'honorable M. Lelièvre. Je l'ai rappelé, afin de prévenir des doutes sur la portée de notre projet.

Quant à la dénégation d'écriture, elle ne donne lieu à la contrainte par corps que contre celui qui a agi de mauvaise foi. Le rapport de la section centrale le dit expressément, et la loi de 1859 est conçue dans les mêmes termes. Le débiteur qui, de mauvaise foi, dénie son écriture, mérite-l-il de l'indulgence ?

Je passe à la contrainte par corps établie en matière criminelle, correctionnelle et de simple police pour assurer l'exécution des condamnations aux restitutions, aux dommages-intérêts et aux frais.

Comme je l'ai fait remarquer, il n'y a qu'un instant, la loi française de 1867 l'a conservée dans ces cas.

Je n'ai entendu faire qu'une seule objection sérieuse contre ce principe ; que les dommages-intérêts résultent de l'inexécution d'un contrat, d'un fait dommageable, d'un crime ou d'un délit, la créance est de même nature ; il n'y a qu'une dette civile.

Oui, la dette est civile ; mais elle a un caractère particulier. Lors de la discussion du code pénal, vous avez eu à décider la question, et d'accord avec le gouvernement, vous avez jugé, messieurs, la contrainte par corps indispensable.

(page 573) Voici ce que je lis dans le rapport, de M. Haus, joint à l'exposé de.-» motifs :

« Quant aux dommages-intérêts et aux frais, il faut distinguer. Lorsque le condamné est notoirement insolvable, la contrainte par corps est un moyen sans but, une mesure vexatoire, qui occasionne au trésor et aux particuliers des frais inutiles, mais si le condamné est solvable, ce qu'il faut admettre toutes les fois qu'il ne peut produire les certificats mentionnés à l'article 420 du code d'instruction criminelle, l'emploi de la contrainte par corps, pour réparer le dommage causé, ne peut rencontrer aucune objection sérieuse. En effet, s'il n'a d'autres biens que des valeurs en portefeuille, les poursuites civiles seraient inefficaces. Sans doute, la réparation du dommage n'est qu'une dette civile, mais il ne faut pas perdre de vue que cette obligation résulte d'un délit, et que le coupable ne mérite pas les ménagements que l'équité commande en faveur des débiteurs ordinaires. »

La commission chargée d'examiner le code pénal s'est livrée, de son côté, à une discussion approfondie de la même question. La Chambre voudra bien me permettre de remettre sous ses yeux les paroles mêmes du rapporteur :

« Après en avoir délibéré, votre commission a jugé le maintien de la contrainte par corps indispensable pour le recouvrement des dommages-intérêts et restitutions, lors même que cette voie d'exécution disparaîtrait dans les matières commerciales. En effet, l'origine de la condamnation, même civile, n'est-elle pas une infraction à la loi répressive ? L'indemnité ne doit-elle pas opérer le rétablissement des choses dans l’état où elles se trouvaient avant l'infraction ? La partie lésée n'a-t-elle pas un droit évident à ce rétablissement, et les moyens les plus rigoureux pour l'obtenir ne doivent-ils pas lui être accordés ? Il semble que la suppression de la contrainte par corps, en cette matière, diminuerait l'efficacité de la répression, puisqu'elle anéantirait une suite nécessaire de l'infraction, suite dont la perspective peut servir, dans certaines éventualités, à détourner l'agent de la violation d'une loi répressive.

« Quant aux restitutions, la solution de la question se présente encore plus naturellement. N'est-il pas conforme à la justice et à la raison, que le délinquant ne possède aucun moyen de s'affranchir de la restitution, les choses sujettes à restitution ne lui appartenant point, ces choses ne se trouvant en sa possession que par une infraction à la loi pénale ?

« Enfin la condamnation du délinquant aux frais n'étant autre chose que la nécessité légalement constatée de rembourser des avances qu'il a rendues nécessaires, les mêmes principes gouvernent les voies d'exécution a l'aide desquelles ce remboursement peut être obtenu. »

Je n'irai pas plus loin. Tout a été dit sur ce point. Prenez-y garde, messieurs, en affaiblissant les droits de la victime, vous affaiblissez la loi pénale elle-même. En matière criminelle, les restitutions, les dommages-intérêts tiennent à la répression elle-même, et le jour où vous diminuerez la force de la loi pénale, vous porterez une atteinte grave à la justice sociale.

La loi française, si large, dans toutes les autres parties, a respecté ce principe fondamental de l'ordre social.

Je parlerai peu, messieurs, de la contrainte par corps admise pour dommages-intérêts dans tous les cas de dol, de fraude ou de violence.

Mon discours a eu principalement pour objet de démontrer que cette voie de rigueur est légitime lorsqu'il y a lieu d'obtenir le payement d'une dette résultant d'un délit civil. L'honorable M. Watteeu a traité ce point avec une grande élévation de pensée, je ne ferai que répéter ce qu'il vous a dit, et mieux que je ne pourrais le faire.

Mais, messieurs, je manquerais à ma mission si je ne vous disais pas toute ma pensée sur les faits dommageables commis par la voie de la presse.

Il y a d'abord les délits de la presse. La Constitution accorde à la presse une juridiction spéciale, le jury, pour en connaître.

A côté des délits de. la presse, viennent se placer les faits dommageables, qui ne sont point compris dans la loi pénale.

L'abolition de la contrainte par corps entraînera les plus graves conséquences.

Le gouvernement lui-même craint des abus, l'honorable ministre de la justice a eu la franchise, de le reconnaître.

Le citoyen a aujourd'hui une arme pour se défendre ; vous la lui enlevez. Eh bien, je. dis au gouvernement qu'il oublie le premier de ses devoirs.

Oui, le projet de la section centrale a surtout pour objet d'assurer, par une sanction efficace, le tort fait à l'honneur, à la considération, au crédit du citoyen belge par la mauvaise presse dont nous déplorons, tous, les écarts.

Je veux user de franchise ; je ne cherche ni la popularité, ni les applaudissements ; je dirai la vérité tout entière au pays.

Sur tous les bancs de la Chambre, et quelle que soit notre opinion sur le projet en discussion, nous voulons la liberté de la presse ; inscrite dans la Constitution, elle est le couronnement de notre édifice constitutionnel. Sans elle, nos autres libertés pourraient être chaque jour compromises.

C'est précisément parce que j'entends maintenir la liberté de la presse dans toutes ses prérogatives constitutionnelles, que je veux aussi qu'elle soit responsable. Le jour où vous affaiblirez sa responsabilité, vous l'aurez compromise.

Quoi ! voilà un honnête commerçant qui doit sa position au travail persévérant de toute sa vie ; il prospère, mais un envieux, un ennemi, un concurrent peut-être, cherche à compromettre son honorabilité, sa maison, ses affaires. Il achète la signature d'un homme de paille qui ne possède pas un centime, et, sous le couvert de cette signature, il fait un tort irréparable à cet honnête citoyen. Et vous osez dire, que la loi qui protège ce brave travailleur par la contrainte par corps est une loi injuste ?

Non, je ne l'admets pas, ma conscience ne me permet pas de vous suivre.

Si un jour il est nécessaire de défendre la presse, si nous sommes appelés à faire une loi sur cette matière, vous me trouverez parmi ses plus zélés défenseurs. J'ai déjà donné à la Chambre une preuve de mes sentiments.

MPDµ. - M. Watteeu a fait parvenir au bureau une nouvelle rédaction de son amendement. Voici en quels termes il l'a rédigé :

« Art. 1er. La contrainte par corps est supprimée.

« Art. 2. Toutefois, elle peut être décrétée : 1° contre les témoins défaillants ; 2° pour assurer le. recouvrement des condamnations prononcées à titre de réparation d'un préjudice matériel ou moral procédant d'un fait indépendant de toute convention.

« Art. 3. Le juge ne prononcera la contrainte par corps que lorsque l'auteur du fait sera convaincu d'avoir agi de mauvaise foi ou dans le but de nuire.

« Art. 4. Le jugement fixera la durée de l'emprisonnement en ayant égard aux circonstances et au degré de malveillance qu'elles révèlent. Dans aucun cas, l'emprisonnement ne pourra dépasser le terme d'une année ni être prononcé contre les personnes civilement responsables.

« Art. 5. Les jugements rendus avant la promulgation de la présente loi pour des causes autres que celles prévues aux articles 2 et 3 ne pourront être exécutés en ce qui concerne la contrainte par corps. Si ces jugements sont en cours d'exécution, les débiteurs incarcérés seront immédiatement mis en liberté.

« Art. 6. Les contestations qui pourront s'élever pour l'application de l'article 5 seront portées devant le juge qui a rendu le jugement. L'emprisonnement sera réduit de droit au maximum d'une année à dater de l'incarcération.

« Art. 7. Les dispositions contraires à celles qui précèdent sont abrogées.

« Art. 8. La présente loi sera exécutoire le lendemain de sa promulgation. »

L'amendement a été développé hier par son auteur et appuyé par plus de cinq membres.

M. le ministre de la justice (M. Bara). - Messieurs, au point où le débat est arrivé, je crois ne devoir plus entrer dans de longues explications.

Trois systèmes se trouvent en présence : le système du gouvernement, qui demande l'abolition pure et simple de la contrainte par corps ; le système de la section centrale, qui laisse subsister la contrainte par corps en matière commerciale, en matière civile et contre les étrangers et qui, en certains cas, aggrave la loi de 1859 ; enfin le système de l'honorable M. Watteeu, qui abolit la contrainte par corps pour tous les cas, sauf pour les faits de l'homme, dommageables, posés avec intention méchante.

Le gouvernement maintient le projet tel qu'il l'a déposé, et logiquement il lui est impossible d'agir autrement. Si vous votiez l'amendement de l'honorable M. Delcour tel qu'il est rédigé, non seulement vous resteriez au-dessous des peuples nos voisins, qui ont supprimé la contrainte par corps, mais vous aggraveriez encore la loi de 1859. Si vous votiez l'amendement de M. Watteeu, la loi serait moins libérale qu'en France, en Allemagne et en Autriche.

C'est ce que je démontrerai après avoir répondu aux objections que m'ont faites les honorables MM. Watteeu et Delcour.

J'ai exposé, dans un premier discours, quels étaient les principes sur la matière ; j'ai dit qu'il n'y avait pas de délits civils.

Les honorables MM. Watteeu et Delcour en trouvent pourtant des traces dans le code civil.

La question n'est pas là et nous n'avons pas à rechercher, en jurisconsultes, ce qu'a fait le législateur du code civil ; nous avons à voir si nous devons créer des délits civils et des peines civiles.

Mais, dit l'honorable M. Watteeu, pour des faits graves, ne pourrait-on pas établir des peines en matière civile ?

Non, selon moi. La place des délits est dans le code pénal. Le code pénal punit des faits de peu de gravité, de simples contraventions ; si vous estimez qu'il se commet dans les relations sociales des faits qui doivent être réprimés, inscrivez-les dans le code pénal, définissez-les et punissez-les.

L'honorable M. Watteeu a cité divers articles du code civil qui prononcent des peines. Ainsi le code civil porte que la femme adultère sera condamnée à l'emprisonnement par le juge civil. Mais ce juge civil applique, ici une véritable peine, dans le sens légal du mot ; il n'y a que la juridiction qui soit changée. Les tribunaux civils prononcent des amendes en vertu des article 10, 11, etc., du code de procédure civile ; qu'est-ce que l'amende, sinon une peine ? Ce n'est donc pas ce qu'on appelle une peine civile.

L'article 1036 du code de procédure civile permet au tribunal de prononcer des injonctions, de supprimer des écrits, de les déclarer calomnieux ; mais ce sont là des mesures qui tiennent à la police de l'audience et de la procédure.

Je maintiens que la peine civile, en droit naturel, n'existe pas. Donnez par les tribunaux civils aux citoyens les réparations auxquelles ils ont droit, et si vous trouvez qu'un fait doit être réprimé, faites-le passer dans le code pénal et punissez-le. Le citoyen, s'il est puni, ne le sera qu'avec toutes les garanties que fournit l'organisation de la justice criminelle.

L'honorable M. Delcour soutient que je me trompe en disant que si le système de la section centrale était admis, il faudrait changer les règles de la procédure.

On ne peut prouver contre un acte authentique, mais on sera admis à établir qu'il est entaché de dol. Cette preuve pourra être faite par témoins. Mais si celui contre lequel on fait cette preuve, demande à prouver que ce contrat a été suivi d'un contrat verbal, il ne le pourra. S'il s'agit au contraire d'une poursuite correctionnelle au sujet de cet acte authentique, le prévenu pourra faire entendre des témoins sur la convention verbale et sur toutes autres circonstances qui pourraient lui être favorables.

C'est précisément pourquoi je vous dis que si vous faites une loi punissant le dol et la fraude, vous serez amenés à changer les règles du code civil et de la procédure civile.

Avant de rencontrer les observations de M. Watteeu, je dois encore un mot de réponse à l'honorable M. Delcour à propos des législations étrangères. L'honorable membre nous a dit que dans l'Allemagne du Nord on n'avait pas supprimé la contrainte par corps ; et il a cité un article qui autorise l'arrestation du débiteur dans le but de permettre l'exécution sur ses biens.

Si l'article devait être interprété comme le fait l'honorable membre, l'Allemagne du Nord n'aurait pas aboli la contrainte par corps, et je ne sais réellement pas ce qu'elle aurait fait.

Voici, messieurs, l'explication de cet article de la loi ; avant de pouvoir procéder à l'arrestation, il faut prouver que le débiteur a des biens.

Cette mesure a été prise surtout pour les émigrants allemands qui commençaient par faire embarquer leurs biens. Mais il faut, je le répète, établir que le débiteur a des biens, il faut que les biens soient là. La contrainte a pour effet d'empêcher que les biens ne disparaissent.

M. Delcourµ. - Oui, mais la détention peul durer très longtemps,

M. le ministre de la justice (M. Bara). - C'est le contraire ; elle ne peut pas durer très longtemps, car on a les biens sous la main.

Il en est de même de la contrainte par corps à l'égard des étrangers, elle prend fin de suite parce qu'aussitôt que le jugement est prononcé, on met le débiteur en liberté. La cause est portée devant le tribunal, qui prononce d'urgence. Le jugement est rendu sans délai, et le débiteur est relâché.

(page 554) Ce n'est donc pas la contrainte par corps véritable : c'est un moyen d'empêcher le débiteur de détourner des biens qu'on peut saisir, ou, lorsqu'il s'agit d'un étranger, de le forcer d'assister à la procédure.

Mais, messieurs, pour ces cas il y a un moyen bien plus simple que la contrainte par corps : c'est de faire saisir les biens.

Je ne comprends pas véritablement comment on ne l'emploie pas. Quand il y a des biens à saisir, la contrainte est tout à fait inutile.

L'honorable membre a lu des extraits d'un rapport du président du tribunal de commerce de la Seine, dans lequel ce magistrat constate que la suppression de la contrainte par corps a accru le nombre des faillites.

Mais, messieurs, c'est ce que nous avons prévu dans l'exposé des motifs. Le but de la loi est de faire déclarer les faillites aussitôt la cessation des payements et d'empêcher qu'un débiteur ne vende ses biens pour payer un seul créancier.

Les déclarations plus nombreuses de faillites sont un bien, car la faillite sauvegarde les intérêts de la masse créancière. C'est si vrai que des jurisconsultes éminents ont soulevé le point de savoir s'il ne fallait pas établir une sorte de faillite civile pour les individus qui ne font pas le commerce et qui sont en état de déconfiture.

Quand un individu n'est plus en état de continuer ses payements, sa mise en faillite, loin d'être un mal, est un bien.

Lorsqu'un commerçant ne peut plus faire honneur à ses engagements, il y a lieu de procéder à la liquidation et à la répartition de tout son avoir. Le contraire mène à l'emploi de moyens frauduleux. Pour payer un créancier plus exigeant que les autres, on crée de nouvelles dettes, on emprunte a des conditions onéreuses, on se fait un passif beaucoup plus considérable, on aggrave sa situation, on fait de nouvelles victimes, de nouvelles dupes.

L'honorable rapporteur a parlé du droit de correction que le père peut exercer sur ses enfants mineurs. Mais, messieurs, il m'est impossible d'y voir autre chose qu'une véritable peine et non une peine civile. (Interruptions.)

M. Delcourµ. - Est-ce que l'action publique s'exerce ?

M. le ministre de la justice (M. Bara). - Vous parlez toujours en jurisconsulte.

Je vous demande quelle est intrinsèquement la nature du droit de correction ? C'est une peine infligée à l'enfant qui a commis une faute ; mais est-ce que l'emprisonnement de l'enfant constitue une réparation à l'égard du père ? Evidemment non, on punit l'enfant comme on punit l'individu qui a commis un délit prévu par le code pénal, seulement on ne le flétrit pas.

Le stellionat est possible, dit M. Delcour, et il cite le cas d'une personne qui vend sa propriété et qui, avant la transcription de l'acte, fait un emprunt et donne hypothèque sur le bien qui ne lui appartient plus. Dans ce cas, l'acheteur est dupe par sa propre faute. En effet, pourquoi paye-t-il le prix de vente avant la transcription ?

Vous le voyez, messieurs, le cas dont parle M. Delcour ne peut se présenter que lorsque, l'acheteur fait preuve d'une imprudence et d'une négligence qui ne se rencontrent pour ainsi dire jamais.

Le. système de la section centrale ne sera pas adopté, je l'espère ; il ne constitue pas un progrès. Et à ce propos, je ferai remarquer que l'honorable M. Delcour ne. nous a pas dit si, pour des dettes de 200 à 600 fr., la contrainte par corps, de facultative qu'elle est sous l'empire de la loi de 1859, devenait obligatoire en cas de dol, de fraude ou de violence.

L'honorable M. Delcour n'a pas davantage répondu à la question que j'ai pris la liberté de lui poser hier.

M. Delcour, rapporteurµ. - Je l'ai oublié.

M. le ministre de la justice (M. Bara). - La question a son importance pourtant, car si vous répondez que la contrainte par corps ne peut s'exercer en cas de dol et de fraude, lorsque l'individu est insolvable, votre thèse en matière de dommages-intérêts devient insoutenable. Car le débiteur de mauvaise foi n'aura qu'à prouver son insolvabilité pour échapper au châtiment. En matière de presse, on mettra en avant un prête-nom insolvable et tout sera dit.

Mais je crois que, dans l'opinion de la section centrale, la contrainte doit avoir lieu, même lorsque l'état d'insolvabilité est prouvé.

M. Delcour, rapporteurµ. - Je m'expliquerai.

M. le ministre de la justice (M. Bara). - Si l'honorable membre veut bien s'expliquer immédiatement, j'en serai charmé, car il est indispensable que nous sachions ce qu'il veut.

M. Delcour, rapporteurµ. - J'avoue, messieurs, que je ne comprends pas la difficulté que soulève M. le ministre. Le rapport de la section centrale est très clair.

L'article premier de la section centrale est conçu en ces termes :

« Dans tous les cas où la contrainte par corps est autorisée par la loi du 21 mars 1859, en matière de commerce, en matière civile, contre les étrangers, ou en matière de deniers et d'effets publics, les juges ne la prononceront qu'en cas de dol, de fraude ou de violence, ou lorsqu'il sera constaté que le débiteur n'est pas insolvable. »

La première partie de l'article n'a donné lieu à aucune difficulté. Elle a été adoptée par six voix contre une. En principe donc, les juges ne prononceront la contrainte par corps qu'en cas de dol, de fraude ou de violence. cette règle est générale et s'applique aux matières civile et commerciale et aux étrangers.

La loi du 21 mars prévoit, en matière commerciale, les hypothèses suivantes. Elle décide que la contrainte par corps n'a lieu en matière de commerce que pour dettes d'une somme principale de 200 fr. Elle est facultative, lorsque la dette n'excède pas 600 fr., et obligatoire si la dette est de 600 fr. et plus.

Voici, messieurs, quelle a été la pensée fondamentale de la section centrale sur ce premier principe : Loin de renforcer les dispositions de la loi de 1859 sur la contrainte par corps, elle a voulu en atténuer les effets, en ne l'autorisant que dans les cas où le débiteur est de mauvaise foi.

Nous sommes, je pense, d'accord sur ce point avec M. le ministre.

Je passe maintenant à la seconde partie de l'article, conçue en ces termes : « ou lorsqu'il sera constaté que le débiteur n'est pas insolvable. »

Remarquez d'abord que nous n'avons pas dit : « et lorsqu'il sera constaté. » Nous n'avons pas voulu employer la conjonction et afin d'établir clairement que la proposition a deux hypothèses. La deuxième hypothèse est celle où il est constaté que le débiteur n'est pas insolvable. Si le créancier établit la solvabilité du débiteur, la contrainte par corps pourra être prononcée, mais seulement dans les cas prévus par la loi de 1859.

Vous n'aurez plus aucun doute sur le sens de l'amendement, lorsque je vous aurai donné lecture du rapport de la section centrale.

« Cette seconde partie de l'article a donné lieu à une discussion approfondie au sein de la section centrale. Elle a été adoptée par cinq voix contre une et une abstention.

« Il importe de bien en préciser la portée. Que de fois un débiteur malhonnête ne cherche-t-il pas à cacher ses ressources ou à les dissimuler pour ne point s'acquitter ? Un tel acte est non seulement contraire à la probité et à l'honneur, mais c'est une atteinte à la foi du contrat ; c'est une violation des droits du créancier qui a pour gage tous les biens du débiteur, présents et futurs. Nous avons fait remarquer que cette fraude est encore à craindre, par suite de la grande facilité qu'ont, de nos jours, les débiteurs de mauvaise foi de convertir leur fortune en valeurs au porteur qui échappent à la poursuite des créanciers. Si le débiteur est réellement insolvable, le créancier se gardera bien de tenter une preuve qu'il lui sera impossible d'administrer. Nous le répétons, telle n'est pas notre hypothèse ; nous ne voulons pas de rigueur inutile. Mais lorsque le juge, après avoir examiné tous les éléments de la cause, constate que le débiteur a des ressources suffisantes pour payer la dette, n'est-il pas équitable que le créancier puisse recourir à la contrainte par corps contre ce débiteur récalcitrant ? »

En présence de ces explications, j'espère que tons vos doutes seront dissipés.

M. le ministre de la justice (M. Bara). - Il y a une troisième hypothèse que l'honorable M. Delcour ne prévoit pas.

La première hypothèse, c'est le dol, la fraude ou la violence ; la deuxième hypothèse, c'est la solvabilité démontrée du débiteur, et la troisième hypothèse, c'est le dol, la mauvaise foi en présence d'une insolvabilité constatée.

C'est cette dernière hypothèse que l'honorable M. Delcour a négligée.

M. Delcour, rapporteurµ. - Je répète que nous n'avons pas pensé à aggraver la loi de 1859 ; mais, d'autre part, le débiteur insolvable, qui s'est rendu coupable de dol ou de fraude, peut être assujetti à la contrainte par corps. Le débiteur ne sera donc point admis à prouver son insolvabilité.

M. le ministre de la justice (M. Bara). - A la bonne heure ! Du moins nous avons une réponse claire et précise ; mais nous voici complètement en dehors de la loi de 1859. Vous aggravez cette loi, et je vais le démontrer :

La loi de 1859 part de ce principe que la contrainte est une épreuve de solvabilité et elle dit que cette épreuve se fera par un an de prison.

(page 555) Au bout d'un an, le débiteur, en prouvant qu'il est dépourvu de tout moyen d'acquitter sa dette, obtient son élargissement. Vous changez la nature de la contrainte, vous en faites une peine contre la fraude, contre le dol, et vous êtes obligé de l'appliquer lors même que vous avez en mains la preuve de l'insolvabilité de votre débiteur. Je comprends encore la législation anglaise ; elle dit : Si vous mettez la main sur le débiteur, vous ne pouvez plus mettre la main sur ses biens.

Mais ici vous savez que l'individu est insolvable, vous savez qu'il n'est pas en état d'acquitter sa dette, vous le mettez en prison pendant un an, et quand il est mis en liberté il n'en reste pas moins votre débiteur. Si vous croyez que c'est là une disposition progressive, vous aurez peu de personnes de votre avis. Si vous voulez punir la mauvaise foi, faites-en un délit correctionnel, mais ne mettez pas en prison pendant deux ans un individu qui est dans l'impossibilité matérielle de vous payer. En quoi l'emprisonnement peut-il désintéresser le créancier ; quelle espèce de satisfaction lui procure-t-il, si ce n'est celle de la vengeance ?

Les propositions de la section centrale ne sont pas admissibles et la Chambre ne peut s'arrêter qu'à l'amendement de M. Watteeu. C'est cet amendement que je vais discuter. (Interruption.) Je suis sûr que l'honorable M. Delcour n'est pas tout à fait d'accord avec la section centrale sur la solution qu'il a donnée à la question que je lui ai adressée.

M. Delcour, rapporteurµ. - Il n'y a pas le moindre doute dans la majorité.

M. Mullerµ. - J'ai voté contre l'article.

M. le ministre de la justice (M. Bara). - L'amendement de l'honorable M. Watteeu, tel qu'il est imprimé, dit...

M. le président. - M. le ministre, voulez-vous la rédaction définitive ?

M. le ministre de la justice (M. Bara). - Je pense qu'il n'y a qu'une différence de forme, et qu'au fond, rien n'est changé.

« La contrainte par corps ne peut être décrétée que pour assurer le recouvrement des condamnations prononcées à titre de réparation du préjudice matériel ou moral, procédant d'un fait indépendant de toute convention et de tout contrat. »

Il résulte de là qu'en toute matière, commerciale, civile ou autre, dès qu'il n'y a pas contrat, le fait de l'homme posé de mauvaise foi, avec l'intention de nuire, donnera lieu à des dommages-intérêts recouvrables par la contrainte par corps.

Eh bien, cela n'existe, ni en France, ni en Allemagne, ni en Autriche. On a jugé, en France, que la contrainte par corps n'était nécessaire qu'en matière pénale.

Pour justifier son système, l'honorable M. Watteeu cherche à intéresser l'opinion publique, au sort d'un individu qui se trouve victime d'un fait doleux.

Voyez, dit-il, la concurrence déloyale. Y a-t-il quelque chose de plus triste que de voir un commerçant atteint dans son crédit par une manœuvre frauduleuse ? Et vous ne permettriez pas d'obtenir la réparation du préjudice causé en recourant à la contrainte par corps !

Je comprends, dit-il, que lorsqu'il y a contrat, on abandonne l'arme de la contrainte, mais quand il s'agit d'un fait auquel on n'a pas concouru, il en doit être autrement.

Ainsi l'élément qui donnera naissance à la contrainte par corps, c'est l'absence de convention.

Vous allez voir par un simple exemple qu'il n'en peut être ainsi.

Le dol dans un contrat, messieurs, se présente rarement. Il faut user d'une grande habileté, d'une adresse extrême pour obtenir un contrat par le dol et la fraude.

Le. fait dommageable qui se produit spontanément est un fait brutal, grossier, qui exige peu d'efforts d'intelligence.

Je suppose que l'honorable M. Watteeu ait un ami réputé des plus honorables. Cet ami parvient à faire avec lui, à force de ruses et de séductions, un contrat entaché de dol.

Il n'y aura qu'un cri d'indignation contre la conduite de ce malhonnête homme.

L'honorable M. Watteeu aura perdu cent, deux cent, cinq cent mille francs, peut-être sera-t-il complètement ruiné et contre cet homme il ne réclame pas la contrainte par corps.

Mais qu'un particulier vienne s'établir vis-à-vis d'un commerçant, qu'il prenne la même enseigne que lui, ce sera autre chose. Il sera résulté de ce fait un dommage insignifiant de 700 ou 800 francs.

L'auteur de cet acte grossier sera condamné à 1,000 fr. de dommages-intérêts. Dans ce cas, l'honorable M. Watteeu veut qu'il y ait contrainte par corps.

Ainsi, pour l'homme qui l'aura odieusement trompé, pas de contrainte par corps ; pour l'individu qui aura commis une fraude vulgaire, la contrainte par corps existe.

Cela n'est pas possible, messieurs. Si vous voulez faire de la contrainte par corps une sorte de peine, et c'est l'esprit de la proposition de l'honorable membre, il faut l'appliquer aux faits les plus graves.

L'individu qui parvient à entacher un contrat de dol est plus dangereux et plus coupable ; c'est pour lui que la loi, dans le système de l'honorable membre, devrait réserver ses rigueurs. Or, l'honorable M. Watteeu ne propose pas de le punir.

Il reste la presse.

Ici M. Watteeu s'apitoie sur le sort d'un honnête père de famille, calomnié dans son honneur, dans celui de sa famille, et s'adressant aux tribunaux pour obtenir la réparation du préjudice qui lui est causé.

Ce père de famille doit payer les frais du procès, les frais d'enregistrement du jugement, les honoraires de son avoué et de son avocat, etc. Et puisque tous ces frais sont à sa charge, il faut maintenir la contrainte par corps.

Mais dans le procès que M. Watteeu intentera à l'ami dont j'ai tantôt supposé l'existence, qui donc payera les frais de procédure : M. Watteeu ; qui payera les honoraires de l'avocat, les frais de levée et d'exécution du jugement ? Toujours l'honorable M. Watteeu.

Dans les deux cas, les choses se passeront identiquement de la même manière.

On n'a pas encore trouvé le moyen de rendre la justice sans frais pour les parties et je ne pense pas qu'on le trouve jamais, pas plus en matière de presse qu'en toute autre matière.

Mais, dit-on, les folliculaires et les sycophantes pourront donc faire ce qu'ils voudront ?

Ici, encore une. fois, je dis que l'on ne considère pas la question sous son véritable jour.

Je prétends qu'il y a dans la législation pénale des peines suffisantes pour protéger l'honneur des citoyens ; je prétends que lorsque le jury fait son devoir, il y a dans la législation des armes efficaces pour nous protéger. Mais vous n'avez pas confiance dans le jury. Eh bien, messieurs, la faute n'en est pas à la loi qui abolit la contrainte.

Ne dites donc pas que vous n'avez pas de protection ; vous en avez ; vous êtes même protégés contre l'injure simple.

M. Watteeu dit que ce n'est pas devant le jury que les affaires d'injures doivent être portées ; c'est devant le tribunal de simple police.

Quoique n'étant pas de son avis, je lui dirai : Qu'importe, dès le moment que l'impunité n'existe pas ?

Dans tous les cas s'il s'agit de calomnie, de diffamation, vous avez la cour d'assises pour obtenir réparation.

On peut, dit M. Watteeu, faire du tort autrement que par des calomnies ou des injures. D'accord, mais alors vous aurez les lois ordinaires.

Pourquoi, quand le journaliste n'a ni injurié, ni calomnié, quand il n'a fait qu'annoncer un fait plus ou moins désagréable, mais qui ne porte pas atteinte à l'honneur, pourquoi lui faire réparer le préjudice, causé par d'autres moyens que ceux admis pour forcer un commerçant qui en a ruiné un autre par fraude ou par dol, à payer la somme à laquelle il a été condamnée ?

M. Watteeu nous dit que l'on écrira dans les journaux des articles du genre de celui-ci : « Bien que telle maison soit des plus honorables, nous apprenons qu'elle vient de faire faillite. » Mais il est possible d'écrire de ces choses-là de bonne foi.

Je prends pour exemple, parce qu'il n'y a aucun doute sur sa solvabilité, la maison Rothschild et je suppose que l'on écrive : « La maison Rothschild est en faillite. »

C'est un bruit qui circule, un journal le reproduit sans autre but que de tenir le public au courant de ce qui se dit. Si la publication occasionne un préjudice, les tribunaux l'apprécieront selon les règles ordinaires, mais vous m'avouerez que la contrainte par corps n'a pas ici de raison d'être.

Vous m'objectez que le condamné peut ne pas payer les dommages et intérêts. Mais, messieurs, si vous faites une mauvaise opération, si vous perdez cent mille francs, n'êtes-vous pas absolument dans la même position ? Si votre honneur a été attaqué, si vous avez été calomnié, portez plainte devant la justice répressive ; elle vous accordera toutes les satisfactions auxquelles vous êtes en droit de prétendre.

Maintenant l'honorable membre nous dit que la procédure est très longue. Je n'en disconviens pas, messieurs, et peut-être y aurait-il des mesures à prendre à cet égard ; mais je tiens à constater qu'avec le degré d'appel la procédure est bien plus longue encore devant les tribunaux civils. Rappelez-vous le procès intente par l'honorable bourgmestre de Bruxelles (page 556) contre l'auteur d'une brochure diffamatoire ; cette affaire a été introduite depuis bien longtemps et elle n'est pas encore terminée.

Et puis, à quoi sert la contrainte par corps dans des affaires ce de genre ? La satisfaction de l'homme calomnié n'est-elle pas tout entière dans le jugement de condamnation du calomniateur ? L'honorable bourgmestre de Bruxelles a obtenu naguère un jugement de condamnation à 10,000 fr. de dommages-intérêts ; croyez-vous qu'il ait exigé l'exécution de ce jugement ? Loin de là, il me disait : La loi sur la contrainte par corps est pour moi une cause d'embarras, parce que si je n'use pas du droit qu'elle me donne, on croira que c'est par crainte, il s'est contenté, du jugement de condamnation.

J'avais dit, et l'honorable M. Watteeu a relevé ce point, j'avais dit, en parlant non pas de la législation existante, mais au point de vue des véritables principes, que les tribunaux civils ne devraient pas se prononcer sur le caractère délictueux des articles qui leur sont soumis, que cette appréciation ne devrait appartenir qu'à la juridiction criminelle. L'honorable M. Watteeu n'est pas de cet avis ; il a dit que j'oubliais qu'il y a deux voies ouvertes pour la réparation : la voie civile et la voie criminelle. Or, messieurs, voyez les inconvénients du système de l'honorable M. Watteeu.

Je suppose un individu poursuivi devant la cour d'assises pour assassinat. Les parents de la victime introduisent une demande en dommages-intérêts devant le tribunal civil. Le tribunal civil déclare qu'il y a assassinat et, en conséquence, alloue les dommages-intérêts demandés. Mais l'affaire arrive devant la cour d'assises ; et celle-ci acquitte le prévenu. Voilà donc deux jugements tout à fait contradictoires, deux jugements qui, statuant sur un même fait, prononcent en sens différents.

De même, en matière de presse, je suppose qu'un journaliste se rende coupable de calomnie envers un citoyen ; et que celui-ci réclame des dommages-intérêts en même temps qu'il dépose une plainte du chef de calomnie. On se rend devant la justice civile, laquelle déclare qu'il y a calomnie et alloue des dommages intérêts au demandeur. Le lendemain, la cour d'assises, saisie à son tour de l'affaire, décide qu'il n'y a pas calomnie.

Voilà, messieurs, encore une fois deux jugements contradictoires rendus sur un même fait par deux juridictions différentes. Voilà à quelle confusion conduit le système que je combats. Les tribunaux civils sont institués seulement pour réparer les lésions faites aux particuliers et non pour se prononcer sur la criminalité même des faits.

Si vous prétendez que la loi sur la presse est tellement libérale en Belgique que vous ne pouvez pas atteindre les journalistes autrement que par la contrainte par corps, eh bien, alors, vous devez éliminer de votre amendement tout ce qui est étranger aux journalistes ; il faut vous borner à dire que les dommages-intérêts pour faits de presse, et alors qu'il y a mauvaise foi, seront récupérables par la contrainte par corps.

Si vous admettez une pareille thèse, vous aurez au moins cette justification, que si, à l’encontre des autres nations, vous maintenez dans ce cas la contrainte par corps, c'est que votre loi sur la presse est beaucoup plus libérale que celle de toutes ces nations ; mais vous n'avez pas cette justification, si vous maintenez votre amendement tel qu'il est, si vous continuez à l'étendre à tous les faits dommageables posés avec intention de nuire ; vous faites une loi qui n'est pas en rapport avec celle de nos voisins ; vous restez en arrière. Il faut dire la vérité, c'est contre les journalistes que l'amendement est dirigé, c'est pour se garantir contre certains inconvénients qu'on veut le maintien de la contrainte par corps.

S'il en est ainsi, dites-le nettement, carrément dans l'amendement.

- La suite de la discussion est remise à demain.

La séance est levée à 5 heures.