(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1868-1869)
(Présidence de M. Dolezµ.)
(page 431) M. Reynaert, secrétaireµ, procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.
Il donne lecture dît procès-verbal de la dernière séance ; la rédaction en est approuvée.
M. de Moorµ présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.
« Des habitants d'une commune non dénommée demandent une loi réglant les inhumations. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur de Senepart prie la Chambre d'ordonner des poursuites pour lui faire obtenir une pension alimentaire. »
- Même renvoi.
« Des habitants d'Eghezée réclament l'intervention de la Chambre pour que la société concessionnaire soit contrainte à exploiter, pour les voyageurs au moins, la section du chemin de fer de Namur à Rumillies. »
M. Lelièvreµ. - Les pétitionnaires proposent un moyen pratique et éminemment équitable de mettre fin à la difficulté que fait naître l'achèvement du chemin de fer dont il s'agit.
Le gouvernement doit s'empresser de l'accueillir.
J'appuie la pétition, qui est fondée sur les plus justes motifs, et comme elle présente un caractère d'urgence, je demande qu'elle soit renvoyée à la commission des pétitions, avec prière de faire un prompt rapport.
- Adopté.
« M. Crombez, obligé de s'absenter, demande un congé. »
- Accordé.
M. Ansiauµ (pour une motion d’ordre). - Messieurs, les exploitants du bassin houiller du Centre ont adressé une requête à la Chambre, à propos de l'arrêté royal du 3 septembre dernier, décrétant un tarif de faveur applicable aux expéditions de Charleroi vers Saint-Ghislain, Baisieux et Mouscron.
Cette pièce, analysée dans la séance du 11 février courant, a été renvoyée à la commission des pétitions.
Je viens, messieurs, par motion d'ordre, demander que. la Chambre veuille bien revenir sur cette décision, et prononce le renvoi de cette requête à la commission permanente d'industrie, tout à fait compétente dans l'examen des questions soulevées par les pétitionnaires.
- Adopté.
(page 459) M. Schollaert. - Messieurs, dans le discours que j'ai eu l'honneur de prononcer hier, j'ai tâché d'établir que l'éducation de l'esprit ne peut se faire que par le développement de la pensée et de la parole, qu'on apprend à parler des grands écrivains, à penser des grands penseurs et que, par conséquent la meilleure gymnastique mentale pour la jeunesse est l'étude sérieuse des grandes littératures. J'ai commencé à prouver que les seules littératures qui puissent efficacement servir à cette haute éducation intellectuelle et maintenir l'intelligence nationale à un juste niveau sont les littératures anciennes.
A ce moment, l'honorable ministre de l'intérieur m'a fait l'honneur de m'interrompre pour me dire que nous sommes d'accord sur un grand nombre de points. Cela doit être. Toute grande question présente des points où ceux qui l'ont sérieusement étudiée ne sauraient être d'un avis opposé ; des points qui s'imposent avec l'autorité de l'évidence. Mais l'honorable ministre a fait, aussitôt après, une méprise, dont je veux empêcher le renouvellement.
Je. ne me suis pas levé dans cette discussion pour faire de l'opposition à l'honorable ministre de l'intérieur. Je n'ai pas pour but unique de répondre aux discours que l'honorable membre a prononcés. Sans doute, il peut arriver que je touche en passant à l'un ou l'autre de ses arguments et que j'essaye de le réfuter. Mais mes vues portent plus loin.
J'essaye, du haut de la tribune nationale, de montrer à la Chambre d'abord, au pays ensuite, et même à ceux qui s'occupent de la question au delà de nos frontières, les idées fausses et, à mon avis, dangereuses, qui s'accréditent de plus en plus en matière d'éducation moyenne.
On m'a dit que mon discours était fait d'avance. Sans doute ! Et dans un sens je puis dire que j'y travaille depuis plus de vingt-cinq ans. J'ai toujours porté le plus haut intérêt aux études classiques et elles ont été, en tout temps, une préoccupation pour moi.
D'autre part, je manquerais à la Chambre, je me manquerais à moi-même si je venais ici traiter une telle question sans y être longuement préparé. Maintenant, messieurs, permettez-moi de rentrer dans mon sujet.
Pourquoi les langues anciennes sont-elles le meilleur instrument de gymnastique mentale? D'abord parce que ce sont les langues les plus parfaites.
Les autorités que j'ai citées, votre propre expérience rendent inutile toute démonstration ultérieure de ce fait ; mais il y a autre chose.
On a bien vite dit que l'on veut remplacer, en tout ou en partie, les langues anciennes par les langues modernes pour procurer à la jeunesse cet exercice d'entraînement mental dont je tâchais hier de vous montrer l'action. Mais cela n'est pas possible.
J'ai consacré une notable partie de ma vie à l'étude des langues modernes. J'en connais quelques-unes et j'ai lu, dans les originaux, beaucoup de chefs-d'œuvre de la littérature européenne.
Eh bien, à mes yeux, au point de vue linguistique, la plus parfaite de ces littératures est la littérature française ; et cependant je ne la considère pas comme un instrument gymnastique satisfaisant. Comme toutes les autres langues modernes, la langue française manque de fixité.
Lorsque les jeunes gens analysent un auteur grec ou latin des bons siècles (ce sont les seuls auteurs que l'on doive mettre entre leurs mains), quand, dis-je, ils analysent un grec du siècle de Périclès ou un latin du siècle d'Auguste, ils se trouvent devant une langue faite, et non seulement faite, mais arrivée à la perfection.
Avec de telles langues, il n'y a à se tromper ni sur la construction grammaticale, ni sur le sens propre des mots. Tout y est fixe, immuable, consacré par l'usage. Mais en est-il de même des langues modernes, qui, précisément parce qu'elles sont vivantes, restent sujettes aux lois de la vie, et présentent un mouvement continuel ; qui subissent de constantes modifications, s'épurent ou se corrompent, s'élèvent ou s'abaissent, mais ne sauraient garder, ne fût-ce que pendant un quart de siècle, le même caractère ou la même physionomie ? Qui voudrait soutenir que la langue française parlée aujourd'hui est la même que celle du siècle de Louis XIV ou que celle du siècle de Voltaire ? Qui n'aperçoit des différences radicales entre la langue de Racine et celle de son contemporain Corneille ? Qu'a de commun le style chaud, coloré, violent, hérissé de latinismes de Rabelais avec la phrase sobre, élégante et correcte de Labruyère ? Et si les plus parfaits des littérateurs offrent ces bigarrures et cette mobilité, que sera-ce des autres ?
C'est à l'université qu'il faut apprendre les langues et expliquer les littératures modernes ; qu'on y fasse des cours d'esthétique sur l'allemand, sur l'anglais, sur l'italien, rien de mieux.
A l'université, un professeur habile fera sentir les nuances ; il montrera les ondulations de la langue, ses origines et ses transformations, comment elle a commencé, comment elle a progressé, ce qu'elle fut, ce qu'elle est, ce qu'elle devrait être ; il analysera, il comparera les œuvres el les écrivains, depuis Athalie jusqu'à Ruy Blas, depuis Racine jusqu'à Victor Hugo.
Et il fera un cours très utile, à la condition qu'il s'adresse à des auditeurs dont le goût,est formé. Mais l'enfant assis sur le banc d'un gymnase ne doit avoir sous les yeux que des modèles de la plus haute perfection. Il ne doit contempler que la beauté stable.
Qu'on ne l'oublie pas d'ailleurs, il est impossible, de bien connaître le français sans une certaine initiation aux langues anciennes.
Le grec, le latin, le français représentent, dans leur ensemble, trois générations de la même illustre famille.
L'une de ces nobles filles descend de l'autre ; l'une explique l'autre et l'on ne saurait bien comprendre leur génie, ni bien pénétrer leur caractère intime sans les avoir pratiquées toutes les trois.
C'est la pensée de M. Guizot, l'illustre auteur de l'Histoire de la Civilisation.
« L'élude la plus universelle, dit-il, la plus nécessaire, celle de la langue nationale, ne peut être solide et complète si elle ne se rattache aux langues primitives d'où la langue nationale dérive. »
Ailleurs, M. Guizot écrivait :
« Le bon sens élevé, le goût pur qui caractérisent les lettres françaises, ont pris leur source dans la solidité, dans la généralité des études classiques.
« Toutes les fois que ces études ont déchu, on a vu déchoir le goût national ; toutes les fois qu'un public étranger à la connaissance de l'antiquité a envahi le monde littéraire, la littérature nationale s'est corrompue. »
Cela est incontestable et j'en veux donner un exemple. Je ne prendrai pas cet exemple dans des temps troublés, malheureux comme le temps de la Terreur. Cela serait trop facile. Non, ce que je veux rappeler se rattache à une époque pacifique et littéraire.
On nous disait, il y a quelques jours, que Voltaire et Rousseau n'ont pas connu le grec, et que cela ne les a pas empêchés de devenir l'un et l'autre de grands écrivains.
C'est exact.
Mais croyez-vous que pour les vrais critiques, les littérateurs sérieux, que pour ceux dont le goût éminent conserve, la pureté des langues, Voltaire et Rousseau soient des prosateurs aussi grands que leurs prédécesseurs du XVIIIème siècle ? Aucunement. Ecoutez là-dessus Paul-Louis Courier, qui n'était pas seulement un énergique pamphlétaire, mais qui était aussi un très habile et très savant écrivain :
« En fait de langue, s'écriait-il avec sa verve railleuse, il n'est femmelette du siècle de Louis XIV qui n'en remontrât aux Rousseau et aux Buffon. »
Soit, dira-t-on. Conservons le latin. C'est quelque chose sans doute, mais si j'ai bien compris, on veut mettre à la conservation du latin des conditions qui ne font que reculer, à mon avis, l'époque où le latin sera complètement supprimé.
L'honorable ministre veut bien que les élèves traduisent du latin en (page 460) français; mais il semble condamner en principe le thème latin et la composition en langue latine.
Quant à la versification latine, on la trouve ridicule et on croit en avoir raison en lui lançant des sarcasmes.
N'ayant pas lu les vers humoristiques et burlesques dans lesquels un élève d'Eton a peint le courroux de Neptune à la rupture du câble transatlantique, je ne puis en apprécier la valeur. Mais j'avoue qu'il m'est impossible de saisir en quoi ces vers ont rapport à la question éducationnelle dont la Chambre est saisie. Qu'ont de commun, au point de vue des hautes études, les bouffonneries de Scarron et le génie de l'Enéide?
Ici, messieurs, je reviens à l'Angleterre. D'après certaines citations de M. le ministre de l'intérieur, l'Angleterre serait assez disposée, sinon à renoncer aux études classiques, au moins à en diminuer l'importance en les combinant avec un enseignement scientifique et l'étude des langues modernes.
Si je suis bien renseigné, voici ce qui s'est passé : En 1868, lord Stanhope et lord Clarendon (deux hommes dont il faut respecter l'autorité et l'intelligence sous peine de manquer d'égards à son propre esprit), lord Clarendon et lord Stanhope proposèrent à la chambre des lords de faire nommer une commission par les universités et les collèges anglais, dans le but d'améliorer et de moderniser, dans une certaine mesure, l'étude des humanités en Angleterre. Ils pensaient que peut-être on pourrait utilement introduire dans les programmes certaines études scientifiques et utilitaires, et élever ces études, pour l'importance et pour le temps qu'on y consacrerait, au niveau des éludes classiques. Mais les points sur lesquels les nobles lords insistaient surtout et qui semblent avoir été les mobiles essentiels de leur proposition, c'étaient l'opportunité d'éliminer du cadre des études la composition grecque et celle des vers latins.
La discussion qui s'engagea a la chambre des lords, à cette occasion, fut loin d'être décisive, mais causa une certaine émotion dans le monde littéraire anglais.
A ce sujet, la première chose à remarquer, c'est que les honorables lords de qui émanaient les propositions de réforme n'avaient aucunement l'intention de faire supprimer la composition en langue latine ; leurs critiques portaient exclusivement sur la versification latine et sur la composition grecque. En ce qui concerne la composition grecque, je suis assez de leur avis. Je crois qu'il suffirait de réserver cet exercice pour les élèves qui se préparent au doctorat en philosophie et lettres.
Pour les vers, messieurs, et cela vous montrera combien l'Angleterre est profondément attachée aux anciennes méthodes classiques, pour les vers, il s'éleva aussitôt d'énergiques protestations et parmi les contradicteurs de lord Stanhope et de lord Clarendon figurèrent en première ligne M. J. Neuman et M. Conington, deux des savants les plus distingues de l'Angleterre et même de l'Europe.
M. Conington démontra que. la composition de vers latins doit être conservée, non pour former des poètes latins, cela va sans dire, mais comme exercice de l'esprit, ainsi que le répétait hier, ici même, mon savant et honorable ami M. le chanoine de Haerne.
J'avoue, messieurs, que je partage l'avis de Conington. Lorsqu'on y regarde de près (et c'est â cause de cela sans doute que dans nos programmes la poésie, précède invariablement la rhétorique) un jeune étudiant est plus apte à faire un vers qu'à construire une phrase. Il saisit plus aisément ce qui distingue un bon vers d'un mauvais vers que ce qui distingue une bonne phrase d'une mauvaise phrase ; et cela par une double raison : l'expression d'une idée est en général plus simple en vers qu'en prose. Les lois du mètre et de la mesure sont invariables. Une fois apprises, elles s'oublient rarement ; tandis que l'appréciation du rythme ou du nombre en prose demande une longue expérience et un long exercice, précisément parce qu'ils ne sont réglés par aucun principe fixe et essentiel.
Un jeune homme qui commence à composer a besoin d'être contenu.
Lorsqu'il délaye ses pensées dans de longues périodes, il s'égare le plus souvent, surtout dans les langues anciennes où les phrases incidentes et les inversions se présentent naturellement. Le vers, au contraire, est un cadre d'où l'esprit ne peut sortir ; où il est obligé de serrer et condenser sa pensée, et d'acquérir ces habitudes de sobriété qui sont la première loi du style.
C'est précisément cette sobriété qui distingue les grands auteurs classiques de l'antiquité. Employer toujours le mot juste ; n'employer jamais que les mots nécessaires ; disposer invariablement ces mots dans leur ordre naturel, voilà, si je ne me trompe, le secret de leur incontestable supériorité.
Si la versification peut initier l'élève à ce grand art, qu'importe qu'il fasse de mauvais vers, dont il ne restera guère plus de traces que des feuilles que les vents emportent chaque année ?
Il est clair, d'autre part, qu'il faut avoir fait des vers pour comprendre les poètes. Dans les langues à quantités, comme le latin et le grec, il y a des accords et des notes avec lesquels l'oreille doit se familiariser. En Grèce la littérature faisait partie de la musique : μουσιχα. Pourquoi n'apprendrait-on pas à la jeunesse cette musique littéraire, comme nous avons tous appris, dans une certaine mesure, les lois de la musique proprement dite ? Encore une fois, il ne s'agit pas de former des poètes.
Mais quand nous faisons apprendre la musique à nos enfants, voulons-nous que nos fils surpassent Lablache, que nos filles égalent Mlle Nilsson; ou que les uns et les autres s'emploient à détrôner Mozart et Beethoven? Aucunement. Ce que nous voulons, c'est former leur goût et leur oreille ; nous voulons les rendre capables non de pratiquer l'art, mais de le savourer!
Je doute fort, au reste, que, sans certaines études de prosodie et quelque pratique de versification, il soit possible d'acquérir ce que Cicéron appelle le nombre, et de devenir, dans sa diction, numerosus.
Lorsque je lis certaines pages choisies et musicales de Saint-Evremont et de Buffon, par exemple, je ne puis me défendre contre la pensée que ces écrivains avaient la musique des langues anciennes dans l'oreille et qu'ils ont dû faire, dans leur jeunesse, beaucoup de vers latins.
Enfin, messieurs, il ne faut pas perdre de vue que les vers latins, tous les exercices d'imagination, tous les exercices poétiques, ont pour la jeunesse, quand elle est dirigée par des maîtres habiles, un grand attrait. J'ai fait beaucoup de vers latins en ma vie...
MiPµ. - Et moi aussi.
M. Schollaert. - J'y ai trouvé beaucoup de plaisir; et probablement vous aussi ? (Interruption.)
Vous faites un signe de dénégation. Alors nos goûts différent.
Quant à moi, je le répète, j'y ai trouvé un plaisir infini ; et si je pouvais évoquer ici le témoignage de mes anciens camarades, de mes anciens émules, il est certain que tous ou presque tous se rangeraient de mon avis. Il est vrai qu'à notre époque on savait un peu mieux le latin qu'aujourd'hui.
Eh bien, messieurs, un des côtés les plus précieux que puisse présenter une étude quelconque, c'est l'attrait.
Quand vous voyez le jeune homme aller au-devant d'un exercice, et s'y livrer avec plaisir, utilisez cette disposition, ne la contrariez pas. Elle est l'œuvre du plus sage des maîtres : elle est l'œuvre de la nature.
Messieurs, j'arrive au point culminant de ce débat, à l'enseignement du grec.
A quoi bon le grec ? Qui se soucie de savoir le grec aujourd'hui ?
Eh bien, n'était l'Eglise dont la langue sacrée sera toujours pour tout catholique d'une importance sans égale, n'était l'Eglise, et que l'étude d'une des deux langues antiques dût être abandonnée, ce n'est pas au grec que je renoncerais, mais au latin.
La langue latine, comme le disait très bien l'honorable M. Rogier, n'est, après tout, qu'un reflet; c'est la fille de la Grèce, belle et noble, sans doute, mais cependant moins belle et moins parfaite que sa mère.
« La beauté latine est mélangée, dit M. Cousin ; la beauté grecque est pure et accomplie. »
Cela suffit pour justifier mes préférences.
Car il ne faut pas perdre de vue que l'étude des langues anciennes s'attache particulièrement à la forme et ne s'occupe qu'accessoirement du fond.
Cela prouve, soit dit par parenthèse, combien ceux-là se trompent qui, pour la facilité des jeunes gens, voudraient substituer aux originaux, des traductions, où le fond peut être conservé dans une certaine mesure, mais où la forme, c'est-à-dire la partie essentielle, cesse de subsister.
Pour un élève de poésie ou de rhétorique, il ne s'agit pas, en effet, de savoir exactement et complètement ce qui s'est passé en Grèce pendant la guerre du Péloponnèse, quelles campagnes tel ou tel général a faites ; toutes les histoires de Thucydide ou d'Hérodote. Ces choses-là, j'en conviens, pourraient être enseignées en allemand comme en grec, et en anglais comme en latin. Mais ce que l'élève doit apprendre dans Hérodote comme dans tous les autres classiques, c'est la manière de penser, c'est l'art de parler de son modèle.
Il ne doit pas tant se familiariser avec le sujet du livre qu'on lui explique qu'avec cette forme hellénique, la plus pure et la plus parfaite des formes connues.
Le comte de Maistre, cet austère chrétien, était sous l'empire de ce sentiment lorsqu'il écrivait :
« Les lettres et les arts furent le triomphe de la Grèce. Dans l'un et l'autre genre, elle a découvert le beau... Il faut toujours faire comme elle sous peine de mal faire. »
(page 461) Qui voudrait le nier, après avoir songé un instant à ses temples, à ses statues, à ses poètes et à ses dieux?
Oui ! la forme grecque est unique dans le monde, et c'est parce qu'elle est unique et incomparable que nous ne pourrions en abandonner l'étude, sans déchoir, sans tomber au-dessous de ce que l'Europe est aujourd'hui.
Vous parlerai-je de la langue grecque ? Mais personne ne conteste sa supériorité ; la pure essence de ses racines, sa claire et limpide syntaxe, ses richesses inépuisables et ses ineffables harmonies. « La belle langue ! s'écriait M. Ampère, elle est douce et vive comme le ciel de l'Attique ! » Et M. Ampère avait bien raison !
Faut-il rappeler les hommes qui ont parlé et écrit cette langue admirable ? Mais à votre insu, vous êtes assez grecs pour les connaître tous, sans qu'on vous les rappelle ! Quel peuple a eu des poètes comme Homère et Sophocle ; des orateurs comme Socrate et Démosthène ; des historiens comme Hérodote et Thucydide, des philosophes comme Aristote et Platon ; des prêtres comme tous ces admirables pères grecs du IVème siècle, qui forment, comme l'a observé M. Villemain, un soleil couchant incomparable après la journée la plus lumineuse qui fut jamais ?
Messieurs, on vous a parlé de toutes ces choses a satiété et c'est ailleurs que je voudrais porter votre attention.
Savez-vous, messieurs, et ceci est grave, que depuis seize siècles, le niveau intellectuel s'élève ou s'abaisse en Europe selon que les études grecques y sont en honneur ou en décadence ?
La renaissance, je l'ai déjà dit, n'est que le retour de l'art grec dans le monde.
Le XVIIème siècle doit en grande partie sa supériorité littéraire à l'enseignement des lettres grecques aux collèges des jésuites et à l'austère école de Port-Royal. Et à ce propos permettez-moi un apologue.
Un jour on fit approcher un aveugle d'un vase où trempait une tulipe. Quelle est cette fleur, lui demanda-t-on. C'est la rose, répondit l'aveugle. Non, répliqua la tulipe, je ne suis pas la rose, mais j'ai longtemps vécu près d'elle. C'est précisément l'histoire du XVIIème siècle. La France alors n'était pas la Grèce ; mais elle vivait en sa compagnie et se laissait pénétrer par son parfum.
M. de Sainte-Beuve, l'un des plus fins critiques de notre temps, observe toutefois qu'au commencement du XVIIème siècle, l'étude du grec avait baissé. On se tournait un peu trop du côté de l'Espagne et peut-être est-ce à cette circonstance qu'il faut attribuer la rudesse de Corneille. Mais il y eut un beau moment de renaissance vers 1655, et aussitôt il en sortit une fleur que l'histoire appelle Racine.
Et voyez, messieurs, les fruits qu'un peuple peut recueillir en encourageant les grandes études !
À peine Racine a-t-il appris le grec qu'il en fait entrer les beautés dans la langue française et que le français prend cette forme attique et régulière qui est encore aujourd'hui le typé de la perfection.
Comment la cour qui entendait tous les soirs les vers de l'Euripide français, aurait-elle échappé à l'influence hellénique ? Comment cette influence n'aurait-elle pas été reçue par un homme comme La Fontaine qui avait deviné Esope sans savoir le grec ?
La vérité est que toute la France s'en ressentit et, j'oserai ajouter, s'en ressent encore.
Et si nous jetons les yeux sur la littérature de nos propres jours, n'est-il pas vrai que tous les écrivains, je ne dirai pas populaires, mais réellement grands, ont trempé leurs armes et leur génie dans les eaux classiques ? Pour ne parler que des morts, quels ont été les auteurs les plus purs du XIXème siècle, ceux dont le style résistera le plus longtemps à l'action du temps et aux morsures de l'envie ?
J'en nommerai trois que tous vous avez nommés avant moi.
Le comte J. de Maistre, qui attribuait à l'art grec une mission providentielle ; Paul-Louis Courier qui traduisit Longus et Cousin, qui fut le traducteur de Platon.
Permettez-moi, sur ce point, une dernière remarque. Il n'est pas indifférent, au point de vue social et politique, que. la langue du peuple soit pure ou viciée. Comme je le disais hier, la relation de la parole et de la pensée est si pénétrante et si intime, que la langue ne peut se troubler, sans qu'il se fasse aussitôt, dans l'intelligence, je ne sais quelle obscurité, qui est le prélude ordinaire du désordre matériel.
Aussi longtemps qu'une langue reste polie et savante, aussi longtemps que les mots y expriment nettement le vrai sens des choses, son usage répugne et au sophiste, dont la pensée aime à s'envelopper de nuages et aux esprits grossiers qui craignent, en l'employant, de s'exposer à la risée publique. Mais, dès que ce frein disparait, dès que le discours parlé et écrit perd la clarté et la politesse pour tomber dans l'incorrection et dans l'incontinence, dès ce moment la langue devient, entre les mains du vice et de l'ignorance, un instrument redoutable.
C'est pour cela qu'une nation a le plus grand intérêt à maintenir, aussi haut que possible, son idéal littéraire.
Il faut, au-dessus de la langue vulgaire, l'étalon d'une langue fixe et parfaite ; comme il faut, au-dessus des métaux circulants, un étalon d'or pur. Cela est surtout nécessaire dans un siècle comme le nôtre. Tout le monde, aujourd'hui s'occupe des affaires publiques. Chacun use de la presse à son gré. Le temps des grands livres, longuement médités et lentement écrits, n'est plus. Des feuilles conçues, écloses, imprimées et répandues en moins d'un jour sont lues par des millions de citoyens. Je ne m'en plains pas.
Je veux, pour mon pays, la liberté de la presse, dont je suis un partisan ancien et très ferme. Mais je m'effraye en pensant aux inévitables dommages que subiraient la langue nationale et l'esprit national, si cette presse, fiévreuse, ardente, improvisatrice, souvent incorrecte, plus souvent encore intempérante et mal instruite, devait devenir le type suprême et l'arbitre du goût.
II faut indispensablement qu'une littérature plus grave, plus réfléchie, plus vivante se maintienne au-dessus de la presse quotidienne ou périodique pour rappeler à cette dernière les règles du beau et du bien, et la protéger, par l'exemple, contre toute décadence et tout abaissement.
Et c'est pour cela, messieurs, que je pense avec M. de Tocqueville et l'honorable M. Rogier que les démocraties surtout ont un pressant besoin d'étudier le latin et le grec.
Il est un autre point auquel il n'a pas été louché jusqu'ici et qui est peut-être le point le plus important de la discussion, celui au moins dont l'Allemagne se préoccupe le plus.
S'il est une science nécessaire à la civilisation, c'est la science de l'antiquité, l’Alterhumissenschafr, comme on dit en Allemagne.
Cette science, comme l'a fait remarquer un membre éminent du conseil de perfectionnement, « ne se révèle bien qu'aux jeunes intelligences qu'enflamme encore l'amour désintéressé du vrai et du beau. » L'âge mûr n'a guère le loisir ou la volonté de l'apprendre.
En d'autres termes : Si la science de l'antiquité cessait d'être vulgarisée, et en quelque sorte patiemment inoculée à la jeunesse pendant cinq ou six années d'humanités, elle se perdrait. Et savez-vous ce qui se perdrait avec elle ? Un des plus nobles éléments du génie européen, je veux dire sa splendeur.
Ceci ne demande pas de longues explications. S'occuper de la Chine et du Japon est fort bien, pour les savants qui veulent se dévouer à des études spéciales d'ethnographie.
Mais les peuples comme les individus ont leur famille ; et les Japonais pas plus que les Chinois ne sont de notre famille. Nous éprouvons à peine le besoin de les connaître, en un mot, ils sont étrangers pour nous.
Mais il n'en est pas de même des peuples de l'Europe, dont nous descendons, qui nous ont fait ce que nous sommes, dont l'âme est une partie de notre âme ; l'esprit une partie de notre esprit. Parmi ces peuples qui sont de notre sang et de notre race, la Grèce occupe le premier rang. Elle est tout entière dans nos arts et dans nos mœurs. L'honorable M. Rogier vous a lu une lettre spirituelle et très saisissante, où il est démontré que nous parlons grec sans le savoir à chaque moment de la journée.
Cette démonstration a été traitée avec légèreté ; elle méritait d'être prise en mûre considération. Mais ce n'est pas seulement notre langue qui nous révèle la présence de la Grèce. L'architecture grecque a créé nos monuments les plus splendides. Les ordres éternels de l'art de bâtir sont l'ordre ionien, l'ordre dorique, l'ordre corinthien et l'ordre attique. Lorsque, jaloux de la gloire du pays, nous voulons créer de grands artistes, où cherchons-nous, pour eux, des sources d'inspiration ? N'est-ce pas dans la statuaire antique ? Oui. La Vénus de Milo, l'Apollon du Belvédère, le Jupiter Olympien sont nos modèles, comme ils étaient, il y a dix-sept cents ans, au siècle des Antonins, les modèles de nos pères les Romains.
Ouvrons les livres de nos philosophes ; de ceux qui ont vécu pendant le, crépuscule du moyen âge comme de ceux qui écrivent aujourd'hui au soleil du XIXème siècle; ne trouvons-nous pas à chaque page la trace de ces deux colosses : Aristote et Platon ? L'Eglise elle-même est remplie el comme illuminée de leur génie ! Saint Augustin n'a-t-il pas ouvert à Platon les portes du christianisme ? Saint Thomas d'Aquin el les scolastiques n'ont-ils pas triomphalement introduit Aristote dans la théologie catholique ?
Est-ce tout ? Non. Le génie grec est au fond de tous nos chefs-d'œuvre. S'il nous quittait, comme l'âme quitte le corps au moment de la mort, notre (page 462) propre civilisation deviendrait une énigme pour nous. Regardez plutôt ! Phidias est dans Michel-Ange ; sans Phidias et ses émules, il est impossible d'expliquer ni Michel-Ange, ni Raphaël, ni Benvenuto Cellini, ni aucun artiste de la Renaissance. Euripide et Sophocle sont dans Racine, et non seulement dans Racine, mais dans l’Iphigénie de Goethe, mais dans le théâtre d'Alfieri, mais dans les drames antiques de Shakespeare !
Le génie grec nous possède ; il est dans nos lettres, dans nos arts, dans nos sciences. Il est en grande partie pour nous la conscience du beau. Qu'arriverait-il donc si, par nos imprudences, nous venions à perdre ce puissant esprit ?
Messieurs, abaissez les études classiques, supprimez l'étude du grec et soyez certains que l'esprit vous quittera. Ne croyez pas que la lecture de quelques traductions plus ou moins parfaites le retiendra parmi vous et parmi vos enfants. Cela est impossible. Ce n'est pas à si vil prix qu'on garde la distinction et qu'on arrive à la gloire!
Voilà pourquoi toutes les nations de l'Europe, sans en excepter une seule ; tous les Etats du la Nouvelle-Angleterre, sans en excepter un seul, attachent tant de prix aux lettres anciennes et les cultivent avec tant de soin.
Prenons garde !
Nous avons l'habitude, en bien des choses, de marcher à la tête de la civilisation ; mais si nous abandonnions les études classiques, ou, ce qui revient au même, si nous les rendions inefficaces en ne leur conservant dans nos programmes qu'une valeur nominale, la Belgique ne tarderait pas à perdre son rang et à se trouver au-dessous de tous les autres peuples. Les études classiques sont nécessaires à tout pays civilisé.
Pourquoi les penseurs comprennent-ils si clairement cette nécessité ? Ah ! messieurs, permettez-moi devons dire ici ma pensée tout entière. Je pense souvent à la civilisation.
La civilisation, comme la vie, tient à peu d'attache s; pour ma part, je n'en connais guère que deux : l'inspiration classique qui lui donne sa forme, et la morale chrétienne qui est son fond. Je crois fermement que si ces deux attaches venaient à être coupées, nous tomberions à l’instant même au niveau de Noukahiva et de Madagascar. Cela est chez moi une conviction ancienne ; mais j'ai été fier d'apprendre, par le passage dont l'honorable M. Rogier nous a donné lecture, que le premier ministre de l'Angleterre, M. Gladstone, professe la même opinion. Au fond, elle doit être celle de tous les penseurs sérieux et désintéressés.
Aujourd'hui que la morale chrétienne est assaillie, de toute part, évertuons-nous au moins à conserver la distinction de l'intelligence, elle nous l'amènera peut-être un jour la sainteté de la vie.
Je me résume sur ce point et je dis :
L'humanité du XIXème siècle occupe une belle habitation ; peut-être la plus splendide de l'histoire. Oh ! je ne me plains pas, moi, d'être né dans ce siècle. Si j'avais à choisir entre mon siècle et le siècle passé, je choisirais le mien. Si j'avais à choisir entre ce siècle-ci et le siècle à venir, je choisirais le siècle à venir; car j'ai foi au progrès. Mais je ne me fais pas illusion, a telle demeure que notre génération occupe, elle n'en a construit, de ses mains, qu'une partie et une partie minime.
Notre demeure n'est pas un palais moderne, élevé d'après un cahier de charges, en quelques mois. Non, messieurs ! Elle ressemble bien plutôt à ces nobles manoirs anglais auxquels tous les siècles ont travaillé. La maison dans laquelle vous habitez est aussi ancienne que Rome et aussi ancienne qu'Athènes. Elle repose sur les colonnes du Panthéon ; elle est pleine des vases, des statues, des livres, des tableaux de nos pères. Nous ne pouvons pas, si nous sommes des héritiers intelligents, dissiper un pareil héritage. Nous devons le transmettre à nos enfants ; et non seulement le leur transmettre, mais leur en faire connaître l'importance et le prix. Si nos enfants, par notre faute, perdaient l'intelligence de ces choses ; s'ils perdaient le sentiment de leur valeur; s'ils oubliaient combien elles sont belles, uniques, nécessaires ; s'ils oubliaient tout ce que notre siècle leur doit et tout ce que leur devra le siècle futur ; oh! alors, messieurs, il pourrait arriver qu'un jour nos neveux cédassent ces merveilleux trésors à d'autres peuples ; par exemple, à la jeune Amérique !
Lorsque Paul Emile expédiait à Rome les marbres grecs dont ses soldats s'étaient emparés, il disait à ceux qui les embarquaient : « Prenez garde ! Si vous cassez ces statues, vous en ferez faire d'autres ! » Paul Emile était un barbare ; mais nous ne devons pas exposer nos fils à tenir un jour son langage.
Mais, dit-on, personne, en Belgique, ne sait le grec ; ce n'est pas Platon et Xénophon que fréquentent nos élèves : ils fréquentent Burnouf et Dubner, et c'est tout autre chose.
Je ne sais pas ce qui se passe dans les athénées de l'Etat ; mais je déclare, pour mon compte, que dans d'autres collèges il n'en est pas du tout ainsi. Je me souviens d'avoir su pas mal de grec et d'avoir eu à côté de moi, dans la classe de rhétorique que nous fréquentions, il y a une trentaine d'années, des camarades, aujourd'hui presque tous assez bien placés dans le monde, qui savaient le grec comme moi et mieux que moi.
Il est vrai que nous ne lisions pas Platon à livre ouvert, ni Thucydide, ni même Hérodote. Nous ne lisions pas les traductions de ces grands écrivains. Je crois, je suis convaincu que ces lectures auraient singulièrement fatigué nos jeunes esprits pour une fort maigre récolte. Mais je me souviendrai toujours avec admiration du commentaire qui nous fut donné de l’Oedipe-Roi, de Sophocle, par mon cher maître, le père Broekaert.
Ce commentaire, chose épouvantable, dura bien au moins six mois. Mais lorsqu'il fut fini, notre professeur, qui savourait son auteur, nous avait appris la syntaxe grecque, l'analyse grammaticale et logique du drame, la valeur de chaque mot, les quantités et le nombre de chaque vers. Il nous avait appris ce qu'était Athènes au temps de Périclès, ce qu'elle avait été avant, ce qu'elle devait être plus tard, comment Sophocle doit être comparé à Eschyle ; en quoi il est supérieur à Euripide ; en un mot, il avait mis sous nos yeux tout ce petit monde grec que j'appellerai l'œuf de notre civilisation. Il nous avait appris le commencement, le progrès, le caractère de l'art dramatique; nous savions par lui comment cet art s'était répandu en Europe ; comment il avait été compris par Aristote; jusqu'à quel point il fallait être fidèle aux unités du Stagirite ; et quelle influence les grands tragiques de la Grèce avaient exercée sur les grands tragiques français.
Il nous avait donné (exactement comme M. de Girardin fait aujourd'hui au Collège de France) l'analyse des caractères qui se produisent dans le drame. ; leur puissance pathétique, leur valeur historique et morale. Il nous avait montré la conduite de l'action, ses péripéties, son dénouement.
Et enfin, il nous avait décrit les lieux où la Grèce assistait aux représentations presque sacrées de ses grands poètes. Voilà la gymnastique littéraire !
Messieurs, je n'oublierai jamais ce cours. Quand nous fumes sortis de là, l'impression qui nous resta, à moi et à mes camarades d'études, c'est que le père jésuite Broekaert, dont je me rappellerai toujours le nom avec la plus vive et la plus affectueuse reconnaissance, avait éveillé en nous le goût et la conscience du beau.
Au reste, qu'on ne sache pas le grec, qu'on ne soit pas maître d'un seul auteur grec en sortant des collèges de l'Etat, cela est fâcheux, mais quelle est la conséquence à tirer de ce fait ? Si dans les universités on ne savait plus le droit, supprimerait-on la faculté de droit ? Nos élèves ne savent pas le grec ! Que peut-on conclure de là ? Ou bien que le corps enseignant ne répond pas à ce qu'on peut en attendre ; ou bien que les méthodes sont mauvaises ; ou bien enfin que le temps consacré à l'étude du grec est trop court.
Je suis convaincu que le corps enseignant est excellent ; qu'il serait beaucoup meilleur encore, s'il savait à quoi s'en tenir sur l'avenir des études en Belgique ; si, par exemple, le professeur, en étudiant le grec, avait la certitude que cette étude lui sera utile, pendant toute sa carrière et qu'on ne viendra pas, entre deux sessions, en supprimer l'enseignement.
Pour les méthodes, je ne suis pas compétent ; je ne suis pas un savant. C'est une question qui, à mon avis, doit être résolue par le conseil de perfectionnement, et tout le monde est d'accord qu'il est impossible de mieux composer le conseil de perfectionnement qu'il ne l'est aujourd'hui.
Eh bien, dans l'occurrence actuelle le conseil de perfectionnement a précisément déclaré ce que je pense : Il faut consacrer plus de temps à l'étude des langues classiques. Cette étude prend six années aujourd'hui ; six ans est un terme déjà très ancien.
M. Lesoinneµ. - De mon temps, il était de huit ans.
M. Schollaert. - Depuis ce temps, on va beaucoup plus vite. Aujourd'hui donc on consacre six ans à l'étude du grec et du latin; le même temps justement qu'au siècle de Louis XIV. Mais il y a une remarque à faire : à Port-Royal, on n'enseignait que la religion, le catéchisme un peu expliqué, le grec, le latin et le français: aujourd'hui, je n'en veux pas faire absolument un grief ; aujourd'hui on a ajouté à cet enseignement purement gymnastique, une série d'autres sciences, les mathématiques, l'algèbre, la géométrie, la physique. C'est notre manie de vouloir tout enseigner à la fois. Je connais un pensionnat de demoiselles (permettez-moi de le dire par parenthèse), un pensionnat d'ailleurs très respectable, et dans lequel l'on enseigne aux jeunes personnes la physique, la botanique et même des éléments d'anatomie !
Mais je reprends mon argument. Vous comprenez, messieurs, que lorsque la moitié du temps consacré autrefois aux études classiques est attribué exclusivement aujourd'hui aux études utilitaires ou matérielles, comme on dit en Prusse et en Angleterre, les études classiques se réduisent a peu près à trois années. Qui ose, en connaissance de cause, affirmer que trois ans suffisent pour faire de bonnes études humanitaires ? Cela n'a jamais été admis par personne au monde. Cela ne le sera jamais.
En fait, et cela est parfaitement démontré dans la brochure qui nous a été distribuée par le gouvernement, en fait, c'est la Belgique qui consacre le moins de temps en Europe aux études classiques et notamment à l'étude du grec. Donc, en supposant que nos élèves soient aussi aptes que leurs émules anglais, allemands et français, ils doivent nécessairement être inférieurs à ceux-ci.
Voici le passage de la brochure du conseil de perfectionnement auquel je viens de faire allusion :
« Pour ne parler que de la langue grecque, qui est aujourd'hui particulièrement en cause, dit M. Stas, nous y consacrons 15 heures par semaine, tandis qu'on lui attribue 26 heures dans le pays de Bade et en Autriche, 32 heures en Bavière, 4 heures à Mayence, 32 heures a Francfort, 35 heures dans l'ancien duché de Nassau, 42 heures à Hanovre, 36 heures à Aix-la-Chapelle, 36 heures à Cologne, 30 heures à Coblence, 30 heures à Düsseldorf, 26 heures à Luxembourg, 29 heures à Maestricht, c'est-à-dire qu'en moyenne, dans les différents établissements que nous venons de relever, on donne au grec plus du double des heures qu'il obtient en Belgique. »
Ne vous étonnez donc pas des résultats ; en voilà une explication extrêmement claire ; si vous retranchez encore quelques heures, si vous diminuiez encore la part du grec, vous aurez bientôt, dans vos cours d'humanités, des jeunes gens qui ne connaîtront pas même l'alphabet de la langue.
Il faut augmenter le. temps, et il y a deux moyens pour l'augmenter.
Je ne viens pas ici conseiller des méthodes ; cela regarde les commissions qui seront chargées de cette tâche ; mais il y a deux moyens d'augmenter le temps. Le meilleur de ces moyens, d'après moi, serait de reléguer la plupart des branches scientifiques ou utilitaires dans la première année de philosophie et de faire durer le cours de philosophie, pour toutes les candidatures indistinctement, pendant deux ans.
On pourrait aussi créer une seconde rhétorique ou ajouter une septième latine, aux humanités, de manière à prolonger celles-ci au moins d'une année. Ce serait, dans les deux cas, entrer dans le plan proposé par l'honorable et savant M. Faider. Mais on n'en fera rien. Le programme actuel est le maximum de ce qui peut être accordé, aux études classiques. Si on savait un peu plus de grec, un peu plus de latin, on aurait beaucoup moins de science. Et au XIXème siècle c'est peu d'être lettré, il faut être savant.
J'avoue, messieurs, qu'il serait désirable et bien beau de pouvoir faire entrer dans la tête de nos collégiens la copieuse liste de connaissances dont l'honorable ministre de l'intérieur nous a donné le menu, mais qui, d'après lui-même, est un idéal irréalisable pour le moment.
Messieurs, il serait désirable aussi que l'homme eût des ailes ! Mais comment les faire pousser ; voilà la question. La capacité humaine est une chose bornée, et il faut s'arranger avec elle. Or, il est impossible, de faire entrer dans la tête d'un entant, je ne dirai pas la moitié, mais la dixième partie des connaissances qu'on voudrait pouvoir y entasser avec le. temps.
Permettez-moi de jeter, pendant quelques instants seulement, les yeux sur ce programme très beau, très idéal et qu'on pourrait rendre bien plus idéal et bien plus beau encore en y ajoutant toutes les connaissances humaines que l'honorable ministre a oubliées.
L'honorable ministre de l'intérieur nous a dit : Mais c'est une chose merveilleuse que les sciences physiques. Eh ! sans doute. L'astronomie, par exemple, donne la plus haute idée de la grandeur de l'univers. Expliquer l'immensité de l'espace, faire comprendre aux enfants ce qu'il y a de magnifique et d'incommensurable dans la nature ; de prodigieux et de mystérieux dans ces êtres invisibles que l'on appelle les infiniment petits, c'est une religieuse, une noble idée ; mais faut-il pour cela inscrire dans nos programmes l'astronomie, la zoologie et la botanique? Je veux bien que le professeur, s'attachant, par exemple, à quelque grande pensée de Pascal, en fasse le sujet d'une dissertation ou l'objet d'un devoir, mais je n'admets aucunement qu'il puisse être utile d'obliger des élèves d'humanités à décrire des parallaxes ou à établir des calculs astronomiques.
MiPµ. - Ni moi non plus.
M. Schollaert. - Nous sommes d'accord ? Tant mieux ! La classification est une belle chose. Mais c'est une chose de l'université.
Que l'enfant, abandonné à son propre instinct, fasse des collections de papillons ou d'insectes, je le veux bien : qu'après ses cours de grec, il aille folâtrer dans la prairie et y cueillir des fleurs, c'est son droit. Mais à cet âge il faut des fleurs vivantes et ce n'est que beaucoup plus tard que l'homme consent à s'attacher à des herbiers.
Il y a un point dont je voudrais dire un mot, par parenthèse. L'honorable ministre de l'intérieur nous a dit qu'il serait désirable qu'on pût développer le goût du beau chez les enfants.
Je suis parfaitement de son avis.
Qu'il me permette de lui soumettre, à cette fin, deux très humbles moyens.
Le premier ne vient pas de moi. C'est un moyen qu'avait imaginé, in illo tempore, feu mon ami, M. Mathieu, en son vivant directeur de l'Académie des beaux-arts de Louvain. Le gouvernement, disait-il, donne des encouragements aux artistes qui se rendent en Italie. Il devrait y mettre une condition, en imposant à chaque lauréat l'obligation de faire une copie (statue ou tableau) d'après un chef-d'œuvre classique. Cette copie appartiendrait à l'Etat, qui en disposerait suivant le caractère de l'œuvre, soit pour une école, soit pour une église, à condition de n'envoyer jamais que de bonnes et belles choses. M. Mathieu avait raison... Le beau se voit par les yeux. Il est impossible que. des jeunes gens voient tous les jours des choses réellement belles, sans que leur idéal grandisse et sans que leur goût s'élève.
Il y a un autre moyen.
La photographie a fait des progrès immenses. Elle vaut mieux que la copie et mieux que la gravure, quand elle est habilement exécutée. Eh bien, j'ai vu de belles photographies de toutes les œuvres grecques et de presque toutes les peintures illustres de l'Europe.
Avec un choix discret, où les mœurs et les idées morales devraient être religieusement respectées, ne pourrait-on pas orner insensiblement nos établissements d'instruction des œuvres les plus exquises du génie humain, en commençant par l'école primaire?
L'enfant grec, l'artisan athénien avaient des goûts artistiques élevés ; pourquoi? Parce qu'il leur était impossible de sortir de la maison sans se trouver devant un chef-d'œuvre ; parce, que seulement dans les places publiques de Corinthe il y avait trois à quatre mille statues.
Et nos jeunes Belges, fils d'une nation où la gloire artistique a été portée au point le plus élevé, croyez-vous que s'ils avaient constamment sous les yeux des formes magnifiques, il ne se créerait pas dans leur imagination ce. qu'il faut pour susciter des artistes?
Ici je clos ma parenthèse. En principe, je crois, avec des autorités anglaises et françaises, qu'en général toutes les sciences et tous les arts qui sortent des humanités proprement dites doivent être réservés pour l'université.
On a parlé des mathématiques. Eh bien, je le dis avec franchise, je suis, en matière humanitaire, adversaire des mathématiques. Je ne dirai pas précisément qu'il ne faut pas donner des notions mathématiques du tout aux collégiens. Mais je crois qu'il faut leur en donner peu, comme on donne de la viande aux tout petits enfants.
Si les études classiques sont un excellent moyen gymnastique, les études mathématiques exagérées au point de l'emporter, en importance sur les études littéraires, sont une gymnastique détestable.
Les mathématiques n'exercent que l'intelligence et seulement un côté de l'intelligence. Elles isolent l'esprit, et font s'atrophier le reste. Rien pour la mémoire, rien pour l'imagination, rien pour le cœur, rien pour le caractère. Des figures, des chiffres, des théorèmes, quel régime pour des enfants ! L'élève ne fait jamais dans cette étude âpre et abstraite une découverte inattendue. Il sèche. Aussi entrez dans une école et vous verrez la répugnance de cette jeunesse qui entre en floraison et à laquelle on veut faire porter des fruits prématurés.
Mon opinion, messieurs, je tiens beaucoup à le dire, mon opinion ici n'est pas personnelle ; il n'y a pas une autorité en Europe, pas une seule, qui n'ait hautement proclamé que la prédominance des études utilitaires ou mathématiques dans l'éducation moyenne est désastreuse pour l'esprit des nations.
Je pourrais lire pendant deux heures en ne lisant que des opinions d'hommes illustres sur ce point important. Mais je ne veux pas abuser de la bienveillante attention que vous m'accordez et, pour abréger, au lieu de vous apporter des témoignages d'hommes, je vous apporterai des témoignages de peuples. Mon premier témoin est la Russie.
« En Russie, pendant une période de 13 ans, de 1852 à 1865, on a supprimé complètement le grec et réduit le temps consacré à l'étude du latin et des langues modernes ; on voulait renforcer les études utilitaires. Les résultats constatés dans les rapports officiels établissent :
« 1° Que les élèves apprenaient très imparfaitement les matières conservées ou portées au programme :
(page 464) « 2°e Que l'Etat n'obtenait plus que des fonctionnaires d'un esprit peu développé ;
« 3° Que l'enseignement supérieur avait baissé.
« Le ministre s'imposa le devoir de faire disparaître ces vices, produits par la mauvaise organisation des études. Il publia le projet de loi élaboré par le comité savant, il appela le public à le discuter; il fit publier, aux frais de l'Etat et à un grand nombre d'exemplaires, les communications écrites et adressées au comité, et le 1er décembre 1864, parut le nouveau règlement, qui est, en quelque sorte, l'œuvre collective du ministre, du comité savant et de plusieurs milliers de collaborateurs.
« Ce règlement établit des collèges de premier ordre dans lesquels on donne par semaine 72 1/2 heures de latin et de grec, et des collèges de second ordre où le grec n'a pas été rétabli et dans lesquels on donne 48 1/2 heures de latin par semaine. »
Voici le témoignage de l'Allemagne :
Au commencement de ce siècle, la Bavière voulut moderniser le système de ses écoles.
« La littérature ancienne, dit M. Thiersch, y fut seulement tolérée, et devint un enseignement très secondaire; on y fit prédominer les sciences physiques, naturelles et mathématiques, et tout ce qu'on décore du nom de connaissances réelles. Le résultat fut qu'on ne parvint pas même à la médiocrité et que l'organisation tomba au bout de quelques années. . « Alors, ajoute M. Thiersch, le gouvernement convaincu des vices de ce plan, inquiet de la décadence de l'instruction publique, céda enfin à l'opinion générale et revint à l'étude approfondie des anciennes littératures. »
Voici le témoignage de l'Angleterre.
Je cite, messieurs, un passage que j'ai pris dans un livre tout récent, publié à Londres par M. Arnold. C'est un réformateur.
MiPµ. - Pas du tout.
M. Schollaert. - Nous différons d'appréciation.
MiPµ. - C'est un type de conservateur.
M. Schollaert. - C'est un centralisateur et, dans tous les cas, c'est un homme très distingué dont l'autorité, en matière d'études, ne sera contestée par personne. M. Arnold, je le répète, vient de publier un livre qui a fait beaucoup de bruit et qui résume les observations que l'auteur a faites en Italie, en France, en Allemagne, 'relativement à l'enseignement moyen.
Et d'abord, messieurs, en France, en Allemagne, on a voulu satisfaire ceux qui désirent pour leurs enfants une méthode plus moderne que l'ancienne méthode classique, en permettant la bifurcation (divergence), c'est-à-dire la Real Schüle et l'école spéciale. En France le système est encore dans son enfance. En Allemagne il est pratiqué depuis plusieurs années, mais les résultats semblent peu répondre à ce qu'on avait espéré.
Voici comment M. Arnold s'exprime à ce sujet dans le livre dont je viens de parler :
« Le docteur Jager, dit-il, qui dirige une grande école à Cologne, me raconta l'année dernière (1867) que les hommes compétents sont unanimement d'accord en Allemagne que la Real Schüle est loin de réussir comme on s'y était attendu ; que les élèves des gymnases battent les élèves de la Real Schüle sur le terrain commun de l'histoire et de la géographie, ainsi que sur celui de la langue maternelle qu'ils apprennent tous en commun ; et aussi sur le terrain de la langue française, quoique les élèves de la Real Schüle consacrent à l'étude du français un temps beaucoup plus considérable que les élèves de la division classique. »
Voici maintenant le témoignage de la commission anglaise spécialement chargée par le parlement d'étudier la question :
« La commission de l'enseignement moyen (commissionners on middle schools) déclare que les matières humanitaires (human subjects of instruction) parmi lesquelles l'étude des langues est la première, semblent avoir manifestement un plus grand pouvoir éducationnel que les études utilitaires (material studies). »
Vous voyez, M. le ministre, que vous n'étiez pas complètement renseigné sur l'état de la question en Angleterre.
Eh bien, messieurs, il reste un dernier pays, un pays ami, une nation sœur à laquelle, en définitive, nous devons beaucoup dans le domaine de l'intelligence, c'est la France.
Croyez-vous que la France professe une autre opinion que l'Angleterre, que la Prusse, que la Russie ? Ce serait étrange; aussi cela n'est pas.
Je ne vous citerai que quelques autorités françaises et je commence, par un mathématicien illustre, M. Arago, de son vivant directeur de l'Institut, et certainement un des esprits les plus éclairés de l'Europe. Voici comment il s'exprime :
« Je le dis sans hésiter, plusieurs de ces personnages célèbres (il parle des grands mathématiciens), quoiqu'ils eussent attaché leurs noms à des découvertes importantes, avaient quelque chose d'incomplet, d'inachevé parce qu'ils ne s'étaient pas livrés a des études littéraires. »
« Mettez, dit à son tour, M. Cousin, mettez les mathématiques et la physique avec les humanités, vous croyez étendre l'esprit, vous l'affaiblissez... le résultat que vous voulez obtenir est manqué, l'homme que vous formez est incomplet. »
Et Fourier, ce génie original qui s'élève parfois à une hauteur peu ordinaire, exprimait la même pensée sous une forme peut-être un peu paradoxale :
« Si je voulais faire un grand mathématicien, disait-il, je commencerais par lui faire faire de fortes études littéraires. »
Mais je vous ai promis des témoignages de peuples.
Voici donc un rapport de M. Poirson, un des membres éminents de l’université de France. Le célèbre universitaire décrit l'état des études au commencement de l'empire.
Mais avant de lire, il faut rappeler qu'à la fin du dernier siècle on voulut, par dédain du passé, rompre avec toutes les traditions sociales, religieuses, politiques. Dans cet esprit, on avait pensé que, pour faire avancer la jeunesse française, il fallait l'occuper d'études utilitaires. Je n'en fais pas un grand reproche aux hommes d'alors ; aucune expérience n'avait été faite de leur temps et l'on pouvait se tromper sur la question, surtout à une époque de troubles comme celle de la révolution française. Mais l'expérience coûta cher.
« Ce nouveau plan d'enseignement public, écrit M. Poirson, où prédominaient les sciences mathématiques, produisit les résultats les plus déplorables. En six ans, l'on eut une jeunesse presque entière d'une honteuse ignorance ; quelques écoles particulières entretinrent encore, par exception, quelques faibles restes de lumières, mais sur tous les points de la France les lumières s'éteignirent. En 1800, les examens subis par les élèves des écoles spéciales du gouvernement arrives au delà de leur vingtième année apprirent au pays épouvanté que des sujets prêts à entrer dans les fonctions publiques se trouvaient hors d'état de rendre leurs idées, de s'exprimer dans leur langue d'une manière claire et correcte, de faire un rapport intelligible et sans fautes d'orthographe... L'empire de l'intelligence était menacé dans notre pays... »
Voilà le rapport de M. Poirson. Il constitue le témoignage de la France.
.Mais ce n'est pas tout. Un peu plus tard, un homme qu'on peut aimer ou ne pas aimer, mais dans lequel il faut bien reconnaître un des plus grands génies de l'histoire, fut suscité par la Providence pour régénérer et apaiser la France : Napoléon Ier, comprenant les nécessités psychologiques de l’enseignement comme les manœuvres du champ de bataille., voulut réhabiliter cette France, dont l'intelligence semblait avoir décru.
L'école normale de Paris devint une de ses grandes préoccupations. En s'occupant des cours qui s'y donnaient, il dit un jour à M. de Narbonne ces profondes paroles qui confirment tout ce que j'ai eu l'honneur de vous dire. Permettez-moi cette dernière citation. L'empereur clora la liste de mes témoins ; et M. Villemain qui nous a conservé les mémoires de M. de Narbonne dans un livre du plus haut intérêt, sera mon garant.
« Je veux, disait Napoléon à M. de Narbonne, que de fortes études saisissent de bonne heure la jeunesse, et suscitent les talents supérieurs, en élevant le niveau général. J'ai compté pour cela sur l'école normale et sur l'enseignement des lycées, régénéré par une laborieuse milice de jeunes maîtres ; j'y veux des études fortement classiques, l'antiquité et le siècle de Louis XIV, puis quelques éléments de sciences mathématiques et plus tard la haute géométrie qui est le sublime abstrait, comme la grande poésie, la grande éloquence, est le sublime sensible... J'aime les sciences mathématiques et physiques ; chacune d'elles, l'algèbre, la chimie, la botanique, est une belle application partielle de l'esprit humain ; les lettres, c'est l'esprit humain lui-même. L'étude des lettres, c'est l'éducation générale qui préparé à tout, l'éducation de l'âme. »
Ainsi, messieurs, après tous les peuples de l'Europe, le plus grand génie des temps modernes vient à son tour apporter son témoignage.
Est-ce que cela suffit ? Est-ce que, comme je le disais hier, il est possible de recueillir de plus grandes autorités humaines ?
Mais, me direz-vous, voulez-vous donc que tous nos enfants apprennent le grec ; que tous ceux qui sortent des athénées, ceux mêmes qui ne vont pas à l'université, aient une connaissance approfondie de l'antiquité, au préjudice des langues modernes, qu'ils pourraient apprendre si on leur en laissait le temps ?
Non, messieurs, je ne veux pas cela ; je crois que la bifurcation doit être maintenue et même radicalisée ; nous avons le tort d'appliquer un système (page 465) d'étude uniforme à tout le monde. C'est là, d'après moi, une erreur capitale. On ne peut raisonnablement appliquer le même système d'éducation au jeune homme qui se destine au commerce, à l'industrie et à celui qui se destine au barreau ou à la magistrature, à la médecine ou à toute autre carrière libérale.
Ce qu'il faudrait, c'est une bifurcation réelle ; ce que je voudrais, ce sont des écoles dans lesquelles on s'occuperait exclusivement d'études utilitaires, des écoles que fréquenteraient les jeunes gens qui se destinent à la carrière des arts, des métiers, du commerce et de l'industrie.
Beaucoup d'élèves, en effet, n'ont pas le temps de faire de hautes études ; beaucoup aussi n'en ont pas les moyens ; d'autres, enfin, n'en ont pas la volonté. A ceux-là, qui n'ont pas besoin d'une haute éducation intellectuelle, il faut des écoles utilitaires, propres à leur procurer les connaissances dont ils auront un indispensable besoin dans le cours de leur vie.
Je ne porte donc atteinte à la liberté de personne, et je tiens compte de tous les intérêts. Mais à côté de la jeunesse dont je viens de parler, il y en a une autre destinée à former un jour l'élite de la nation dans le domaine de l'esprit.
C'est celle qui se destine aux carrières libérales; ce sont les jeunes gens qui deviennent ministres du culte, avocats, médecins, et plus tard, les principaux dépositaires de l'esprit national.
Cette classe spéciale, mais non privilégiée, puisqu'il est libre à chacun d'y entrer, doit être élevée aussi parfaitement que possible. On ne saurait lui donner une éducation ni trop accomplie, ni trop élevée. C'est chez elle surtout que l'art de bien penser et celui de bien dire doivent être développés avec la plus grande sollicitude ; en un mot, il faut qu'elle fasse de bonnes humanités.
Lorsque par ce moyen nous aurons formé de fortes têtes, soyez persuadés, messieurs, que ces têtes attaqueront les études universitaires avec une merveilleuse facilité et un immanquable succès, et que de ces jeunes gens, dont nous aurons d'abord fait des hommes, il sera facile de faire des savants. Messieurs, le père, de famille a le droit de choisir pour son fils l'éducation qui lui convient ; il peut se contenter d'un demi-savoir, d'une demi-science.
Il lui est permis de dédaigner, par ignorance ou par calcul, une haute éducation intellectuelle. Bien souvent même son ambition ne saurait s'élever jusque-là.
Mais ce qui est permis au père de famille, aux simples individus, ne l'est pas aux nations.
Les nations ont pour devoir d'élever aussi haut que possible l'esprit national et l'éducation nationale.
Le particulier peut être modeste, la nation doit être fière et tendre en toutes choses à la perfection. Quand elle manque à ce devoir, quand, sous prétexte d'utilité immédiate ou d'intérêts positifs, elle permet à la pensée de s'abaisser, ou à la parole, qui est le corps de la pensée, de se corrompre, elle ne tarde pas à en ressentir les plus graves conséquences.
Alors c'est une ère de décadence qui commence pour elle ; et on la voit insensiblement tomber dans ces débilités incurables qui sont des précurseurs certains de la mort.
Et ne craignez pas, messieurs, comme j'en ai, hors de cette Chambre, entendu exprimer l'appréhension; ne craignez pas qu'en donnant une impulsion vigoureuse à l'éducation de l'esprit, vous arrêterez, dans le pays, l'élan industriel et scientifique auquel nous devons de si considérables bienfaits.
Il y a, non loin de nos côtes, une noble nation que j'aime, que j'admire et dont le nom a été souvent prononcé pendant cette discussion ; cette nation ne le cède à aucune autre en vaillance, en virilité, en industrie ; elle est grave et positive entre toutes ; elle unit à un amour enthousiaste de la liberté, le respect de la tradition et le génie des affaires ; son pavillon flotte sur toutes les mers ; elle a des comptoirs sur tous les rivages. Ce peuple, le plus riche des peuples, possède dans l'extrême Orient un empire fondé par des marchands et plus grand que celui d'Alexandre.
Nul ne connaît mieux que lui le prix du temps et la valeur de l'or ; mais gardez-vous d'en conclure qu'il se laisse assouvir par la matière et que les spéculations utilitaires absorbent son génie ! Ce serait une erreur et une injustice.
Le grand peuple dont je vous parle a un philosophe qui s'appelle Bacon, il a un poète qui s'appelle Shakespeare ; et l'illustre comte de Montalembert écrivait naguère de lui, qu'il est le peuple le plus religieux de la terre.
Ce qui est sûr, messieurs, c'est que les études classiques ne sont nulle part ni mieux cultivées ni plus en honneur. Ne craignons donc pas que la haute éducation détourne des affaires et fasse tort à l'industrie. L'esprit est la force des nations. Il anime tout et il élève tout.
L'Angleterre est là pour le prouver. Suivons son exemple pour les études classiques comme nous l'avons suivi pour l'industrie et comme j'espère que nous la suivrons toujours pour la liberté.
Messieurs, la grandeur morale ou chrétienne, la grandeur intellectuelle, la grandeur matérielle ne sont pas des choses hostiles, comme parfois on le suppose. Plus la civilisation avancera, plus il deviendra manifeste que, loin de se répugner ou de s'exclure, ces trois grandeurs se prêtent un mutuel appui ou, pour être plus précis encore, qu'elles sont le triple élément d'une chose unique : la grandeur humaine ou sociale.
(page 431) M. le président. - M. de Vrière a demandé ia parole sur une autre question.
AI. de Vrièreµ. - Messieurs, nous assistons depuis plusieurs jours à un brillant tournoi que, pour ma part, quelque encombré que soit notre ordre du jour, je suis loin de regretter, parce que je suis convaincu qu'il aura ce résultat fécond de faire rechercher les moyens de fortifier nos études par l'amélioration des méthodes.
Nous avons été portés, messieurs, aux sommets du Parnasse et de l'Olympe par la magie d'une entraînante éloquence.
Comme vous tous, je me suis complu dans ces régions éthérées, rafraîchissantes du génie antique, et je regrette que les observations que j'ai à vous présenter vous fassent subir le sort d'Icare en vous ramenant brusquement dans l'atmosphère moins sereine de nos difficultés terrestres.
(page 432) Dans une de nos séances du mois dernier, M. le ministre des finances proclamait une triste vérité, sur laquelle je crois devoir appeler, messieurs, vos plus sérieuses réflexions.
L'Europe, disait-il, est moralement malade, et le remède a son mal est difficile à trouver. Oui, messieurs, l'Europe est malade, car des exhalaisons malsaines s'échappent de la plupart des réunions populaires où l'on discute des questions sociales, et partout nous entendons s'agiter, dans les bas-fonds de la société, des adeptes de ces doctrines qui, étalées au grand jour en 1848, ont stupéfait le onde par leur audace et leur absurdité.
La publicité donnée à cette époque aux plans des novateurs sociaux n'a fait que rendre manifeste la stérilité de ces rêves ; et cependant nous voyons aujourd'hui encore jusqu'à une partie de la jeunesse de nos écoles, une très faible partie heureusement, s'approprier ces théories ineptes, et donner ainsi un pauvre témoignage de son instruction et de son bon sens.
A ce propos, je me permettrai d'exprimer le regret que l'autorité académique, dans nos universités, soit impuissante à empêcher ses élèves de s'associer à ces congrès ridicules où des étudiants imberbes viennent discuter les grandes questions de l'organisation sociale. Les parents envoient leurs enfants à l'université pour y recevoir l'instruction des professeurs, et non pas pour qu'ils montent eux-mêmes en chaire, et prêchent impertinemment à la société de nouvelles règles et de nouveaux devoirs.
Je n'ai pas, messieurs, la prétention d'indiquer le remède à cet état morbide de la société qu'a signalé M. le. ministre et dont je viens de rappeler quelques symptômes ; mais je crois qu'il faut chercher le moyen d'empêcher que ce mal ne s'aggrave, en préservant autant que possible nos jeunes générations de. la contagion.
Eh bien, je crois qu'une des causes de la facilité avec laquelle les prétendus réformateurs de l'ordre social font des prosélytes dans les masses populaires réside dans l'ignorance absolue où sont celles-ci des règles invariables et inflexibles qui président à la formation, à la distribution et à la consommation des richesses dans la société.
Je suis convaincu que beaucoup des recrues du socialisme, du communisme, de la collectivité, de l'internationale et autres systèmes de démolition sociale tourneraient le dos à leurs maîtres si on leur avait enseigné à l'école les notions les plus élémentaires de l'économie politique.
Ces anathèmes au capital et au prêt à intérêt, ces grèves, ces dévastations d'ateliers ne trouveraient pas tant d'adhérents, si l'ouvrier savait exactement ce que sont le capital et l'intérêt, et s'il connaissait les lois de l'offre et de la demande.
Les principes fondamentaux de l'économie politique sont tellement simples, qu'on peut les expliquer et les faire comprendre, au moyen d'applications familières, même à des enfants.
L'enfant peut comprendre qu'il possède lui-même un capital dans la plume et l'ardoise au moyen desquels il apprend à écrire, il peut comprendre que la charrue de son père, sa bêche, ses outils sont aussi un capital que celui-ci a dû créer en faisant une économie sur le produit de son travail. Il comprendra que quand la récolte a été mauvaise, tout le monde ayant besoin de grain pour vivre, chacun est disposé à offrir plus d'argent pour le grain que quand la récolte a été abondante.
L'explication de la plupart des faits sociaux peut ainsi être mise à la portée des plus jeunes intelligences par des exemples empruntés à la vie usuelle.
Je pense donc, messieurs, que l'économie politique devrait être enseignée dans nos écoles normales, afin que les instituteurs pussent plus tard enseigner les éléments de cette science dans nos écoles primaires.
Il suffirait, selon moi, que ces éléments eussent été bien compris par l'enfant, pour que, devenu ouvrier, il comprenne que les lois qui régissent le corps social sont des lois immuables que l'homme n'a pas faites et qu'il n'est pas au pouvoir de l'homme de changer.
L'économie politique n'occupe aujourd'hui qu'un rang secondaire, même dans nos études universitaires ; et chose singulière, les élèves en droit seuls y sont astreints, comme si les avocats et les magistrats étaient seuls intéressés à connaître les rapports qui lient les hommes en société, et sans lesquels la société ne saurait exister. Cette étude devrait être, selon moi, étendue à toutes les facultés et figurer en première ligne parmi les matières à examen.
L'économie politique embrasse le système social tout entier, car si l'on excepte le domaine de la famille et celui de la religion, toutes les questions sociales ont pour objet des intérêts généraux et réciproques que définit et explique l'économie politique. Quelle est donc, messieurs, la science plus instructive, plus utile, qui puisse prévaloir sur celle-là dans l'enseignement supérieur ?
Dans l'enseignement moyen, il n'en est pas question, et cependant l'immense majorité des élèves ne franchissent pas ce degré de l'instruction publique. Or, s'il est vrai, comme je le crois fermement, que l'étude des lettres anciennes épure le goût et élève les âmes et les intelligences, on reconnaîtra aussi que les mœurs sociales et politiques des anciens ont besoin d'être soumises à la critique de la science moderne pour qu'elles ne deviennent pas un enseignement funeste.
Lycurgue, législateur, tolérant le vol et ordonnant l'oisiveté ; Caton, philosophe, ne rougissant pas de se faire marchand d'esclaves ; Trajan, l'un des meilleurs empereurs, donnant des fêtes où il fait égorger dix mille gladiateurs et onze mille animaux.
Voilà quelle était la société chez les anciens.
Les nations ne s'enrichissant que par les dépouilles des autres nations, le besoin les poussant à la guerre, la plus riche, la plus prospère, la plus estimée aux yeux du monde étant celle qui savait le mieux se battre et piller davantage.
Voilà ce que l'histoire ancienne enseigne.
Plus tard, on se bat pour s'arracher une branche de commerce ; pendant deux siècles l'Europe est mise à feu et à sang parce que gouvernements et peuples s'imaginent qu'une nation ne peut prospérer qu'en écrasant ses rivales ; enfin dans des temps encore voisins de nous, que voyons-nous ? Les lois du maximum, l'émission désordonnée du papier-monnaie, le système continental, les marchandises anglaises saisies et brûlées en place publique, le commerce par licence et autres aberrations semblables.
L'histoire enseigne tout cela à la jeunesse, et aucun enseignement ne les met à même d'apprécier les funestes conséquences pour la société de cette succession séculaire d'erreurs.
Tous ces crimes contre la société étaient l'œuvre d'hommes instruits, mais qui dédaignaient les enseignements d'une science que l'on considérait encore comme une théorie inapplicable au milieu de la diversité des intérêts et des besoins politiques.
Le premier empire cependant avait aperçu la lueur croissante de la science économique, et il l'avait proscrite comme un adversaire, qui menaçait de ruiner son système. Il supprima du même, coup la classe des sciences morales et politiques dans l'Institut de France, et l'enseignement de ces sciences dans les chaires de l'Université.
Faut-il s'étonner, après cela, que les théories les plus absurdes aient pu faire leur chemin dans un pays où la population avait été systématiquement sevrée de l'étude des problèmes sociaux ?
Nous n'avons pas échappé en Belgique à l'influence de la direction que l'Empire avait imprimée à son enseignement, et comme il s'y trouvait du bon, ce n'est qu'avec notre prudence ordinaire que nous avons procédé à des réformes devenues indispensables.
Déjà, il y a quelques années, on reprochait généralement à nos études, moyennes de ne pas réfléchir assez les besoins de notre époque ; l'introduction des sections industrielles et commerciales a été une première concession à ces besoins. Aujourd'hui le grec est menacé, parce qu'il prend la place de connaissances plus directement et plus généralement utiles, et le grec répond qu'on lui applique, injustement le c'est à vous d'en sortir. Quant à moi, messieurs, je voudrais, s'il est possible, ne rien sacrifier des études littéraires ; car, non seulement, je ne conçois pas un pays civilisé avec une instruction exclusivement utilitaire, mais je crois, avec les honorables membres qui ont parlé dans ce sens, que la valeur de l'homme s'élève considérablement par ces études. et cependant je n'hésite pas à dire que je préférerais que notre jeunesse ne sût pas un seul mot de grec, ni même un mot de latin, que de la voir ignorer plus longtemps la nature et les fonctions des organes de la société dans laquelle elle est appelée à vivre.
On n'est instruit qu'à la condition de pouvoir se former, sur tout ce qui constitue l'existence des peuples dans le passé comme dans le présent, une idée conforme à la vérité ; et comme disait Fénelon, qui n'en était pas moins un littérateur sublime, « après tout, la solidité de l'esprit consiste à vouloir s'instruire exactement de la manière dont se font les choses qui sont le fondement de la vie humaine. Toutes les plus grandes affaires roulent là-dessus. »
Fénelon pressentait l'économie politique, et s'il avait vécu de notre temps, il aurait voulu certainement que cette science fît partie de toutes les éducations.
Je crois, messieurs, que le temps est venu de remplir une lacune regrettable en donnant une place sérieuse à l'économie politique dans le programme de l'enseignement moyen ; comme je le disais tantôt, cet enseignement forme le niveau de l'instruction des classes moyennes et supérieures ; (page 433) or, dans un pays libre comme le nôtre, où le bon sens et les lumières de la nation sont l'auxiliaire indispensable du gouvernement, n'est-il pas nécessaire que la jeunesse qui doit prendre place un jour dans nos assemblées délibérantes, comme celle qui doit gouverner après nous, soient nourries des principes sains et féconds de la science économique ?
C'est l'ignorance générale de la physiologie du corps humain qui fait le succès des charlatans et des empiriques, et c'est aussi l'ignorance du jeu des organes de la société, du mécanisme de la vie sociale, qui livre la jeunesse sans défense aux inventeurs de ces sociétés chimériques, d'autant plus séduisantes quelquefois qu'on y échappe aux dures conditions du travail et de l'économie.
La science économique est aujourd'hui suffisamment éclairée par une longue expérience pour être rangée parmi les sciences positives ; elle constitue un ensemble de vérités fondées sur des faits que tout le monde peut constater, mais qu'il faut apprendre à observer. Son enseignement peut être gradué aussi bien que celui des mathématiques, et comme, dans les mathématiques aussi, les principes élémentaires y conduisent naturellement aux plus hautes démonstrations.
Aussi, voudrais-je que rien ne pût empêcher qu'initiés à l'école primaire du degré supérieur aux vérités les plus simples et les plus irrésistibles de la science, nos jeunes gens aient fait un cours complet d'économie politique avant l'âge où, en général, ils embrassent une profession.
Il resterait seulement à l'enseignement supérieur à développer ce cours et à le compléter par l'étude des questions d'application d'un ordre élevé.
Mais cette innovation, toute désirable qu'elle soit, est-elle réalisable ? est-elle compatible avec. le temps qui a été jusqu'ici jugé nécessaire pour les autres parties de l’enseignement ? Evidemment non ; et ici je me range du côté de M. le ministre de l'intérieur, dont j'ai écouté le remarquable et pratique discours avec un vif intérêt.
Je crois, avec l'honorable ministre, que les méthodes d'enseignement, dans les lettres surtout, sont susceptibles d'améliorations ; avec lui je crois qu'il y a là du temps, beaucoup de temps à gagner au profit des sciences, qui aujourd'hui n'ont point de place ou n'ont qu'une place trop exiguë dans l'enseignement.
Je souhaite, donc que les efforts de M. le ministre aboutissent et que les réformes qu'il médite permettent de trouver au moins une heure par semaine à accorder à l'enseignement que je recommande.
Vous voyez, messieurs, que je ne suis pas exigeant, je. ne sollicite qu'une place bien modeste pour un enseignement si indispensable ; mais j'ai l'espoir que cette place s'élargira d'elle-même à mesure que l'on appréciera l'utilité pour le bien-être public et privé, et j'ajouterai pour la moralisation du peuple, de vulgariser les principes de la science économique.
Quant à moi, messieurs, j'ai la profonde conviction que. rien ne peut contribuer dans une plus forte mesure à assainir la société que. d'enseigner à nos jeunes générations les lois naturelles et éternelles auxquelles le corps social doit se soumettre sous peine de périr. Il y aura toujours des malades d'esprit et de cœur, je le sais bien ; mais leurs égarements ne seront plus à redouter quand la science aura fait le jour dans la majorité des esprits.
Messieurs, je ne m'appesantirai pas davantage sur ce sujet. Je me borne à soumettre, à l'appréciation de la Chambre et du gouvernement, ces quelques considérations que vous trouverez peut-être dignes de votre attention.
MiPµ. - Messieurs, je partage entièrement les idées que vient d'émettre en si bons termes l'honorable M. de Vrière.
Déjà je me suis préoccupé d'étendre la connaissance de l'économie politique. Voici, messieurs, l'opinion que j'ai indiquée dans une circulaire du 12 novembre dernier, à propos du nouveau programme des écoles normales :
« Il m'a semblé indispensable aussi de donner à l'instituteur primaire quelques notions élémentaires d'économie sociale, aujourd'hui surtout que les écoles d'adultes lui fournissent l'occasion de communiquer ces notions aux jeunes gens appartenant aux classes laborieuses de la société. Faute de reconnaître ou d'apprécier certaines vérités économiques, les populations restent imbues de préjugés funestes et se livrent parfois même à des désordres regrettables pour tout le monde. C'est donc un grand service à rendre à la société que de répandre ces vérités dans les masses, et, certes, personne n'est mieux à même que l'instituteur d'en devenir le propagateur intelligent. »
L'honorable membre peut constater que je me rangeais dès lors complètement à son opinion.
En même temps, j'introduisais dans le programme des écoles normales : l'étude de notions fondamentales d'économie sociale. Dans la réunion de la commission centrale de l'enseignement primaire que j'ai présidée il y a un mois environ, j'ai invité les inspecteurs à chercher à faire donner par les instituteurs qui sont le plus capables, des conférences aux élèves de la classe supérieure des écoles primaires mêmes.
Je crois que l'enseignement dans les écoles primaires est généralement aride, qu'il n'offre pas assez d'attrait aux élèves et qu'on pourrait leur donner, en différentes matières, des notions justes et simples sur bien des choses qui les intéresseraient et les instruiraient. L'instituteur pourrait, en prenant une ou deux heures par semaine, sortir du programme ordinaire de. L’enseignement.
Il exposerait aux enfants quelques idées de nature à leur ouvrir le goût et à les éclairer sur différentes choses et notamment sur l'économie politique.
Nos instituteurs deviennent en général plus capables, et je crois que, dans un avenir peu éloigné, on pourra réaliser la mesure indiquée par M. de Vrière.
Déjà la section supérieure des écoles d'adultes comporte un cours d'économie politique ; le gouvernement a, à diverses reprises, envoyé des ouvrages économiques aux bibliothèques d'instituteurs.
Quant à l'enseignement moyen, l'honorable membre est dans l'erreur s'il croit que cet enseignement ne comprend aucune notion d'économie politique. Dans la section professionnelle, on donne un cours d'économie politique. Je crois qu'on pourrait étendre, dans les cas où le personnel le permettrait, la même mesure aux écoles moyennes.
J'examinerai la question et je désire, autant que l'honorable membre, arriver à un résultat.
Quant à la section des humanités, voici ce qui a empêché d'y donner un cours d'économie politique : c'est que, d'après la loi, ce cours sort du cadre des études humanitaires ; la plupart des élèves qui suivent la section des humanités vont à l'université, où ils ont un cours d'économie sociale.
Je reconnais toutefois qu'il y a un défaut capital dans la manière dont l'économie politique est donnée aux universités. On en a fait une branche de la faculté de droit. Or c'est, selon moi, une erreur. Il n'y a pas de raison pour ne pas donner aux élèves en médecine aussi bien qu'aux élèves en droit la connaissance, des principes économiques. Je crois même que s'il fallait choisir, il y aurait plus de raison pour donner cette connaissance aux médecins qu'aux avocats.
Il y a cependant une difficulté. La Chambre est saisie depuis très longtemps d'un projet de loi sur l'enseignement supérieur. Elle en restera encore probablement saisie pendant un temps assez long, et en attendant, la réforme du programme ne pourra se faire.
Quant au surplus, je ne négligerai aucune occasion de réaliser les idées que l'honorable M. de Vrière a émises, et qui sont parfaitement les miennes.
- La discussion est close.
« Art. 77. Frais de route et de séjour, indemnités de séance des membres des jurys d'examen pour les grades académiques, pour le titre de gradué en lettres et pour le grade de professeur agrégé de l'enseignement moyen de l'un et de l'autre degré, et pour le diplôme de capacité, relatif à l'enseignement du la langue flamande, de la langue allemande et de la langue anglaise, et pour le diplôme de capacité à délivrer aux élèves de la première commerciale et industrielle des athénées ; salaire des huissiers des jurys et matériel : fr. 185,000. »
- Adopté.
« Art. 78. Dépenses du concours universitaire. Frais de publication des Annales des universités de Belgique : fr. 10,000. »
- Adopté.
« Art. 79. Subsides pour encourager la publication des travaux des membres du corps professoral universitaire et pour subvenir aux frais des missions ayant principalement pour objet l'intérêt de cet enseignement : fr. 12,000. »
- Adopté.
« Art. 80. Dépenses du conseil de perfectionnement de l'enseignement moyen : fr. 5,000. »
- Adopté.
« Art. 81. Inspection des établissements d'instruction moyenne (personnel) : fr. 20,500 »
- Adopté.
« Art. 82. Frais de tournées et autres dépenses de l'inspection des établissements d'instruction moyenne : fr. 9,000. »
- Adopté.
(page 434) « Art. 83. Frais et bourses de l'enseignement normal pédagogique, destiné à former des professeurs pour les établissements d'instruction moyenne du degré supérieur et du degré inférieur ; subsides pour aider les élèves les plus distingués de l'enseignement normal du degré supérieur qui ont terminé leurs études, à fréquenter des établissements pédagogiques étrangers ; acquisition, en six années, du local de l'école normale des humanités, sixième annuité : fr. 86,928.
« Charge extraordinaire : fr. 19,387 80. »
- Adopté.
« Art. 84. Crédits ordinaires et supplémentaires des athénées royaux ; augmentation de traitements aux professeurs de flamand, d'allemand et d'anglais dans les athénées royaux, par application des arrêtés royaux des 27 et 28 janvier 1863 : fr. 477,478. »
- Adopté.
« Art. 85. Part afférente au personnel des athénées royaux dans le crédit voté par la loi du 8 avril 1857, en faveur des employés de l'Etat dont le traitement est inférieur à 1,600 francs : fr. 2,800. »
- Adopté.
« Art. 86. Crédits ordinaires et supplémentaires des écoles moyennes et crédit pour supplément de traitement à titre d'encouragement : fr. 362,500. »
- Adopté.
« Art. 87. Part afférente au personnel des écoles moyennes dans le crédit voté par la loi du 8 avril 1857, en faveur des employés de l'Etat dont le traitement est inférieur à 1,600 francs : fr. 50,000. »
- Adopté.
« Art. 88. Bourses à des élèves des écoles moyennes : fr. 15,000. »
- Adopté.
« Art. 89. Subsides à des établissements communaux ou provinciaux d'instruction moyenne : fr. 190,000. »
- Adopté.
« Art. 90. Frais du concours général entre les établissements d'instruction moyenne : fr. 25,000. »
- Adopté.
« Art. 91. Indemnités aux professeurs de l'enseignement moyen du 1er et du 2ème degré qui sont sans emploi, charge extraordinaire : fr. 8,000. »
- Adopté.
« Art. 92. Traitements de disponibilité : fr. 12,000. »
- Adopté.
« Art. 93. Encouragements pour la publication d'ouvrages classiques ; subsides, souscriptions, achats, etc. : fr. 8,000. »
- Adopté.
M. Bouvierµ. - Une enquête ayant été ordonnée, en 1863 par celle assemblée, pour lui faire, connaître les résultats obtenus par la loi du 23 septembre 1842, je viens demander au gouvernement s'il est en mesure de nous en communiquer le résumé.
On s'est beaucoup occupé, dans la discussion sur la réglementation des heures de travail dans l'industrie, de l'instruction primaire, et, à cette occasion, on s'est demandé si l'instruction obligatoire ne devenait pas une nécessité sociale et légale en présence de l'ignorance qui se révèle encore dans le pays, malgré les millions dépensés et les louables efforts des corps constitués.
Le rapport triennal sur la situation de l'instruction primaire en Belgique constate que, au 31 décembre 1866, le nombre des enfants en âge d'école (7 à 14 ans), à raison de 15 p. c. de la population, pouvait être évalué à 747,632.
La population des écoles, à la même date, était de 565,718 élèves.
Ces deux chiffres établissent qu'il existe, en Belgique, 183,934 enfants ne fréquentant aucune école primaire, soit près du tiers de cette jeune population.
Ce nombre est tristement éloquent.
Il est bien digne d'être livré aux méditations de M. le ministre de l'intérieur et de ceux qui préconisent l'instruction obligatoire. Pour remédier à ce triste et grave état de choses, le gouvernement a compris la nécessité d'augmenter le nombre des écoles normales.
Nous n'avons en Belgique que deux écoles normales de l'Etat, celles de Lierre et de Nivelles, plus cinq sections normales organisées près des écoles moyennes de Bruges, Couvin, Huy, Gand et Virton. Il est bien vrai qu'il y a encore 23 autres écoles, dont 7 pour institutrices et 10 pour instituteurs ; mais ce, sont des institutions privées, agréées par le gouvernement.
Le nombre des écoles normales est insuffisant ; le rapport triennal en fournit la preuve. Sur 10,392 instituteurs et institutrices, 2,924 seulement sont munis d'un diplôme, et de ce nombre 2,845 appartiennent aux écoles communales.
C'est en vue de pourvoir à ce manque d'instituteurs et d'institutrices que les Chambres ont adopté, à l'unanimité le projet de loi portant que deux écoles normales d'instituteurs et deux écoles normales d'institutrices seraient immédiatement établies aux frais de l'Etat.
La loi qui renferme cette excellente mesure porte la date du 29 mai 1866. Le gouvernement a résolu de doter Bruges et Mons d'écoles normales pour instituteurs, Gand et Liège d'écoles normales pour institutrices.
Je désire obtenir de M. le ministre de l'intérieur des explications sur la mise en œuvre de cette loi, votée, par nous depuis près de trois ans.
Parmi les causes qui restreignent l'instruction, l'inspecteur de la Flandre orientale constate celle provenant de l'insuffisance du personnel. Pour établir la vérité de cette assertion je n'ai qu'à citer ce seul fait, c'est que dans la province. d'Anvers il y a en moyenne cent élèves pour un instituteur.
M. Couvreurµ. - C'est beaucoup trop !
M. Bouvierµ. - En effet, c'est cinquante élèves en trop.
Je pense que le plan d'études pour les écoles normales, qui date de 1854, déjà modifié en 1861, devrait subir des changements radicaux. Certaines branches devraient être retranchées du programme, comme surchargeant trop la mémoire des élèves sans leur laisser le temps nécessaire à la réflexion. La force des études devrait être concentrée sur des matières utiles à enseigner aux adultes pouvant offrir de nouveaux horizons à l'intelligence des normalistes appelés au double rôle d'instituteurs de l'enfance et de maîtres de la jeunesse. Or, que lisons-nous dans le chapitre II de l'arrêté ministériel du 30 juin 1854 ? Je vais vous le dire :
Les élèves des écoles normales sont tenus de se livrer aux exercices de piété, dont la nomenclature suit :
a. Prière du matin.
b. Prière du soir.
M. Delcourµ. - Il n'y a pas de mal à cela.
M. Bouvierµ. - Non, il n'y a pas de mal à cela. Je veux des prières, mais je les veux courtes. Ce sont souvent les meilleures. Veuillez écouter, je poursuis la nomenclature :
c. La prière avant la première et après la dernière leçon ou étude du matin, avant la première et la dernière leçon ou étude du soir.
d. La prière avant et après les repas.
e. L'assistance à la messe.
f. La confession.
g. La communion.
La communion n'est jamais imposée, c'est le règlement qui le proclame.
Qu'on inspire aux jeunes gens des sentiments religieux, je le comprends et le désire. Mais encore faut-il une juste mesure. On dirait vraiment que nos normalistes sont appelés à devenir des séminaristes.
Il est indispensable, à mon avis, de supprimer une grande partie de ces exercices qui font perdre un temps considérable à nos futurs instituteurs, qu'ils pourraient mieux employer en se familiarisant avec les auteurs classiques du XVIIème et du XVIIIème siècle.
En présence d'un semblable programme, je ne m'étonne plus que nos écoles normales soient devenues la pépinière où se recrutent les chantres, les bedeaux et les sacristains. L'esprit qui y règne, loin d'être progressif et libéral, y est étroit et mesquin. Ce n'est pas pour accompagner, comme on l'a vu à Lierre, la procession en surplis et pour chanter des psaumes, que le pays s'impose des sacrifices pour la création d'instituteurs, mais c'est pour en faire des hommes capables de produire, à leur tour, des hommes utiles à la société, imbus de saines idées morales, élevés dans des sentiments religieux et fuyant le faux bigotisme, qui mène à l'hypocrisie et à l'abaissement du caractère.
Pour démontrer que je n'exagère pas en qualifiant nos écoles normales comme je viens de le faire, je n'ai qu'à invoquer le témoignage d'un fonctionnaire du gouvernement. Voici le langage d'un inspecteur provincial que je rencontre dans le volume sur l'enseignement primaire qui nous a été distribué :
(page 435) « K Cet enseignement exige, je crois, des. modifications et des améliorations. Je me réfère aux observations contenues dans mes rapports antérieurs, sur les changements que le gouvernement pourrait juger utile d'apporter au programme des écoles normales, notamment en ce qui concerne les connaissances littéraires, indispensables aux jeunes gens qui sortent de ces établissements, après y avoir suivi les cours et obtenu un diplôme, qui peut les faire arriver immédiatement à la direction d'une des plus importantes écoles du royaume.
« Je m'entretenais, il y a peu de jours, avec un aspirant instituteur, récemment sorti d'une de nos écoles normales. Il était venu me prier de lui désigner un emploi dans l'enseignement officiel. C'est un jeune homme fort recommandable quant à la conduite. Il s'est montré très studieux dans tout le cours de ses études. J'ai cru qu'il convenait de m'assurer qu'il n'est étranger, ni aux notions littéraires qu'un instituteur doit nécessairement posséder pour bien comprendre tout ce qu'il enseigne, ni à la connaissance de certains ouvrages qu'il doit avoir lus pour enrichir son esprit, vivifier les sentiments du cœur, élargir le cercle de ses idées, et pour se mettre ainsi en état de se livrer à une causerie intéressante, judicieuse, sur quelque morceau de littérature, une fable, par exemple, mise à la portée des élèves de la première classe d'une bonne école primaire.
« Grand fut mon étonnement, lorsque ce jeune homme me répondit qu'il n'avait lu aucun des auteurs français dont je lui parlais, ni les prosateurs, ni les poètes qui devaient lui être familiers et dont il est peu honorable, pour un instituteur, d'ignorer les œuvres, éminemment utiles à celui qui se voue a l'instruction de la jeunesse.
« Comme je lui témoignais toute ma surprise de le voir si dépourvu de connaissances littéraires, il me répondit qu'avant d'entrer à l'école normale, il avait rempli les fonctions de moniteur dans une grande école ; que là, il n'avait pas eu le temps de lire quelques bons ouvrages, et qu'à l'école normale tous ses instants disponibles, toujours trop courts, avaient été employés à étudier et à apprendre par cœur les traités et les cahiers renfermant les nombreuses matières sur lesquelles ont roulé les examens qu'il a dû subir ; il ne sait s'il existe, dans l'établissement où il a fait ses études, une bibliothèque à l'usage des élèves instituteurs. »
« A notre tour, dit le journal le Précurseur, nous sommes un peu surpris de l'étonnement de, cet inspecteur provincial, qui raisonne d'ailleurs en homme intelligent et sensé. L'inspecteur n'est-il pas tenu de s'assurer si chaque école normale possède une bibliothèque, si cette bibliothèque est suffisamment riche, et si les ouvrages qu'elle contient sont mis à la disposition des élèves ? Où donc le gouvernement a-t-il puisé le renseignement relaté à la page XXXI du rapport : « Les locaux et le mobilier qui les garnit se trouvent dans un bon état de conservation. Il en est de même des collections scientifiques et des bibliothèques. Celles-ci continuent à s'enrichir des ouvrages les plus propres à tenir, comme il convient, les professeurs au courant des progrès littéraires, scientifiques et méthodologiques. » ? Ces bibliothèques seraient-elles, par hasard, fermées aux élèves-instituteurs ou bien n'existent-elles que sur le papier ? Nous devons évidemment nous arrêter à une de ces hypothèses, puisque l'inspecteur provincial dont nous transcrivons l'avis, ajoute : « Une collection de bons ouvrages littéraires, que liraient les jeunes gens pendant leurs études normales, leur serait de la plus grande utilité. La lecture à haute voix des passages les plus intéressants de ces ouvrages pourrait se faire en présence de groupes d'élèves réunis, certains jours, à une heure fixe... La création des écoles d'adultes exige surtout que l'instituteur, élevé « pour ainsi dire au rang de professeur, sache s'énoncer avec cette intelligence des hommes et des choses, avec cette urbanité simple que l'on remarque chez l'homme dont l'éducation est soignée. L'enseignement normal doit donc répondre convenablement aux besoins intellectuels comme aux besoins moraux des jeunes gens qui le reçoivent, et qui sont appelés à instruire et l'enfance et la jeunesse. »
« Cet aspirant instituteur, continue l'inspecteur, s'est livré à l'étude superficielle de beaucoup de choses, mais il est trop resté sevré de connaissances littéraires dont l'absence laisse voir en lui une imagination pauvre et un esprit qui semble stérile. Les aliments manquent à la conversation de la plupart des jeunes gens sortis de nos écoles normales, étrangers aux belles-lettres. Leur considération en souffre, parce que l'on est porté à croire que leur esprit n'a pas été cultivé comme il devrait l'être, et que leur éducation est fort incomplète...
« La lecture à haute voix initierait infailliblement les auditeurs aux notions de littérature qui doivent leur être inculquées, si le lecteur ajoutait a sa lecture quelques explications propres à bien faire comprendre le sens du texte et les allusions qu'il y rencontrerait, Les élèves instituteurs seraient tenus d'écrire un compte rendu, sommaire de la lecture et des explications qu'ils auraient entendues.
« Ce serait là un travail bien propre à cultiver leur esprit et à le remplir d'idées fécondes. Ils se familiariseraient avec la mémoire des choses, sans se rendre esclaves des mots. Une semblable gymnastique intellectuelle les formerait à l'art de la parole, si on leur faisait une loi de se livrer à des entretiens familiers sur les sujets des lectures, auxquels on les aurait rendus attentifs. On rendrait ainsi les jeunes instituteurs aptes à causer judicieusement, non seulement avec les enfants, mais aussi avec les élèves des classes d'adultes qui exigent, des maîtres, des connaissances réelles en littérature et l'habitude de parler en public et de donner à leurs leçons tous les développements qu'elles comportent.
« Il me semble que pour mettre les instituteurs à la hauteur de leur mission, dont les écoles d'adultes augmentent si considérablement l'importance, il est indispensable que les élèves des écoles normales se livrent à des études littéraires plus développées, sans négliger toutefois les éludes scientifiques et pédagogiques nécessaires à leur enseignement. Il faut qu'ils puissent vivifier ces études à l'aide de bons ouvrages de littérature, propres à enrichir l'esprit et à ennoblir le cœur par les généreuses pensées dont ils sont remplis et qui doivent animer le maître dans ses leçons et faire produire à son enseignement le résultat voulu.
« La parole de l'instituteur peu lettré est trop gênée et trop stérile ; elle ne fait pas d'impression sur les enfants et encore moins sur les adultes ; elle ne peut rendre l'enseignement attrayant et bien efficace. Il importe donc, monsieur le ministre, que l'élève instituteur, guidé pendant ses études normales par des professeurs intelligents, nourrisse son esprit de lectures bien comprises, qui le mettent à même de rendre ses leçons toujours attrayantes et instructives, et qui lui donnent le moyen d'inspirer aux adultes une grande confiance en son savoir, et d'exercer sur eux toute l'autorité désirable...
« Vous avez dit, M. le ministre, qu'indépendamment de la moralité, l'enseignement des adultes exige chez ceux qui le donnent une bonne méthode et des connaissances solides dans les diverses branches du programme. L'instituteur ayant fait des études littéraires sérieuses préparera toujours facilement ses leçons et saura les approprier à cette catégorie d'élèves devant lesquels il fera preuve de tout le savoir qui lui est nécessaire, particulièrement dans les lectures expliquées. »
Les pensées renfermées dans ce passage sont sensées et bien exprimées. Je désirerais les voir répandre et surtout les voir appliquer dans leur ensemble.
Je désire également appeler l'attention de l'honorable ministre de l'intérieur sur les pensions dont jouissent les instituteurs de l'enseignement primaire. Les subsides accordés à leurs caisses provinciales s'élèvent annuellement à quinze mille francs fournis par l'Etat, à dix mille cinq cents francs fournis par la province.
Ces sommes sont insuffisantes et peu en harmonie avec les nécessités de la vie.
J'appellerai également son attention sur les matières enseignées à l'école primaire. Il en est qu'on pourrait modifier ou retrancher en substituant celles qui sont utiles à celles qui ne le sont pas. Je pense qu'on y fait trop d'exercices sur la grammaire, qui ne servent guère à l'enfant lorsqu'il doit faire usage de son petit bagage littéraire. Là encore il y a amélioration et des réformes à introduire, et je partage l'opinion de l'honorable ministre de l'intérieur quand il en proclame l'urgence.
Nos lois sur l'instruction publique renferment une lacune très regrettable. L'enseignement secondaire ou primaire supérieur de filles n'est régi par aucune loi. Comme le constate le rapport triennal, jusqu'ici il a été en quelque sorte le monopole des pensionnats privés, qui sont pour la plupart tenus par des corporations religieuses. Ces pensionnats échappent à la surveillance des autorités, et le gouvernement n'a aucun moyen de constater s'ils présentent les garanties nécessaires. En tout cas, ils sont loin de suffire, n'étant pas accessibles aux jeunes filles de toutes les classes de la bourgeoisie, lesquelles cependant ont besoin d'une instruction plus forte que celle qui s'acquiert à l'école primaire.
Le gouvernement a pensé que l'on doit aider les communes à fonder, pour les jeunes filles, des écoles primaires supérieures externats. Un arrêté du 25 octobre 1861 prescrit l'organisation des cours normaux destinés à la formation d'institutrices capables de diriger des institutions de l'espèce.
Diverses circonstances ont fait ajourner cette mesure, qui ne pourra être mise à exécution qu'à l'époque de l'ouverture de nouvelles écoles normales décrétées par la loi du 19 mai 1866.
Vous remarquerez encore une, fois, messieurs, que l'inexécution de cette loi est un obstacle a la création de ces écoles primaires supérieures, les (page 436) écoles normales destinées à former des institutrices capables de les diriger n'existant, pour le moment, qu'à l'état de lettre morte.
Notre devoir est de répandre à grands flots les bienfaits de l'instruction dans les masses populaires, afin de les préparer graduellement à leur émancipation politique et de les rendre dignes d'exercer la plus haute fonction qui incombe à un citoyen d'un pays libre et bien organisé : l'électorat. C'est par le développement de l'éducation du peuple qu'une nation s'élève, grandit et conserve, avec la fierté de son indépendance, le noble sentiment de sa nationalité. L'argent dépensé pour atteindre ce grand but constitue l'élément le plus vital et le plus glorieux de ses futures destinées.
Je convie le gouvernement à persévérer dans ses louables efforts pour imprimer une bonne direction a l'éducation populaire et à mettre promptement la main à l'œuvre pour l'établissement des nouvelles écoles normales décrétées par la loi.
- La séance est levée à 5 heures.