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Chambres des représentants de Belgique
Séance du samedi 13 février 1869

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1868-1869)

(Présidence de M. Dolezµ.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 403) M. Reynaert, secrétaireµ, procède à l'appel nominal à 1 1/4 heure. Il donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier ; la rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. Van Humbeeck présente ensuite l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.

« Le sieur Wastiaux demande une loi fixant une limite d'âge pour la mise a la retraite des fonctionnaires de l'ordre administratif. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Les sieurs Sébastien et Jean-Joseph Vasselet, demeurant à Gedinne, où ils sont nés, demandent la naturalisation ordinaire avec exemption du droit d'enregistrement. »

- Renvoi au ministre de la justice.

Projet de loi relatif aux cessions de concessions de chemins de fer

Discussion générale

M. Coomans. - Messieurs, je regrette que le projet de loi dont la discussion est ouverte, projet qui est l'un des plus graves que nous ayons eu à discuter, n'ait pas, comme beaucoup d'autres, beaucoup moins importants, fait l'objet de l'examen régulier de nos sections et qu'on se soit hâté de l'envoyer a une commission spéciale, avec prière de faire un rapport quasi slante pede, afin que nous puissions le voter de même.

Je dis que le projet est important ; on n'oserait plus le nier aujourd'hui que la lumière commence a se faire et qu'on peut apprécier la portée des mesures proposées.

Si les sections auraient été admises à en prendre connaissance, elles n'eussent-pas manqué de demander divers renseignements qui semblent nécessaires ou tout au moins utiles pour une saine appréciation des nouvelles mesures proposées par le gouvernement.

Il eût été bon, par exemple, de connaître quelle est l'importance financière et kilométrique des sociétés de chemin de fer auxquelles s'applique le projet de loi.

Il eût été bon aussi de savoir jusqu'où les statuts des principales compagnies, sinon de toutes, se trouveraient en relation avec le projet de loi.

Tous ces détails nous manquent ; je n'ose guère les demander encore, ayant échoué dans une première demande d'ajournement ; mais j'espère démontrer aussi sommairement que possible que si la Chambre se décidé à passer outre, elle doit apporter au moins de grandes modifications à la loi sollicitée.

On prétend, pour excuser cette manière un peu leste d'agir, on prétend qu'il y a urgence. Messieurs, depuis trois jours que le projet nous a été présenté, je me demande et je le demande à d'autres, où est l'urgence ? Le gouvernement se prétend armé ; il a décidé la question d'avance ; il a prononcé son « jamais ! » Il n'a pas l'intention de le retirer demain, je suppose ; il n'y a donc pas péril en la demeure : il ne s'agit que de droits civils, auxquels la rétroactivité, est inapplicable. Bref, je me demande où est l'urgence ? S'il y en avait, on aurait dû nous la faire connaître ; on aurait dû la justifier et nous présenter beaucoup plus tôt la mesure exorbitante qu'on nous propose, mesure d'autant plus grave qu'elle entraîne une diminution notable de notre prérogative parlementaire.

Je sais bien que c'est une tendance générale du ministère d'augmenter ses pouvoirs, au détriment de tous les pouvoirs et particulièrement au détriment de la Chambre ; mais je serais très étonné que la Chambre se rendît complice encore une fois de ce système.

Ici je place immédiatement une parenthèse assez grave. Le gouvernement justifie la complète omnipotence dont il demande a user envers les compagnies, d'après l'exemple de pays voisins ; il n'a pas manqué de se prévaloir de celui de l'Angleterre ; il nous dit, dans son exposé des motifs, qu'en Angleterre aucune cession complète ou partielle de chemin de fer n'a lieu que lorsque le gouvernement l'approuve.

Or, messieurs, l'erreur est manifeste. En Angleterre, ce n'est pas le gouvernement qui modifie les statuts des compagnies, c'est le parlement, qui les a votés. La loi du 4 août 1845 est formelle a' cet égard.

Ah ! si vous étiez venus nous proposer de nous rendre juges nous-mêmes de la justice, de l'équité de pareilles approbations ou interdictions, je trouverais la proposition très intéressante et j'y eusse probablement adhéré. Mais aujourd'hui qu'il s'agit simplement d'augmenter le pouvoir ministériel, au risque d'un accroissement notable de la responsabilité ministérielle et de la responsabilité financière de l'Etat, ainsi qu'il me sera très facile de le démontrer ; aujourd'hui, dis-je, je trouve que le gouvernement est bien mal venu pour nous présenter ù l'improviste et nous faire voter de même un projet de loi d'une telle gravité.

Encore une fois, où est l'urgence ? Il s'agit non pas de régler, mais de sanctionner des droits civils issus d'obligations civiles. Or, quels que soient ces droits, votre loi ne saurait les modifier. Si vous aviez hier le droit d'empêcher toute espèce de cession, vous l'aurez encore aujourd'hui et demain ; si vous n'aviez pas ce droit hier, vous ne l'aurez pas le lendemain du vote de ce projet de loi.

Donc, outre que je n'en vois guère l'utilité, il m'est impossible d'en comprendre l'urgence.

Au fond, le pouvoir ministériel vise à un accroissement de sa puissance. Cet accroissement sera énorme ; lorsqu'il deviendra le maître souverain, arbitraire, pour ainsi dire, de toutes les compagnies de chemins de fer, lorsqu'il pourra dire à l'une : « J'approuve vos opérations » ; à l'autre : « Je n'approuve pas les vôtres », sans dire pourquoi, il exercera une énorme influence politique, financière et électorale, dans le pays.

Or, messieurs, en me plaçant à tous les points de vue, et quels que soient aujourd'hui et désormais les détenteurs du pouvoir, je trouve qu'en définitive toutes ces influences sont déjà trop concentrées et trop fortes.

Je viens de dire que le pouvoir dont le gouvernement veut être investi serait arbitraire. Cela saute aux yeux. On ne pose pas la moindre règle ; on ne se prémunit pas contre le favoritisme ; on se borne à promettre d'user du pouvoir qu'on réclame, mais sans autre garantie que la responsabilité ministérielle, laquelle est, depuis trente-neuf ans, et sera longtemps encore, un mythe complètement insaisissable en Belgique.

Je n'aime pas à voir le gouvernement investi d'une responsabilité aussi large. Cette responsabilité, d'ailleurs illusoire quant aux personnes et à la réparation des dommages, est déjà beaucoup trop grande aujourd'hui. Dans cette circonstance-ci, on veut donner à l'Etat un droit énorme, dont l'abus pourrait avoir des conséquences déplorables pour le trésor.

Messieurs, la disposition du projet de loi qui m'a le plus froissé est celle-ci : « Sont considérés comme concessions non seulement les conventions portant aliénation de la concession, mais tous actes par lesquels une société transférerait par bail, fusion ou autrement l'exploitation totale ou partielle d'une ligne. »

Messieurs, avec ce second paragraphe de l'article 2, il n'y a, en réalité, plus de sociétés de chemin de fer en Belgique ; elles se trouvent toutes fusionnées et fondues sous le pouvoir omnipotent du ministère.

L'adverbe « autrement » est détestable surtout en matière légale ; ce mot « autrement »est le mot le plus tyrannique que le législateur le plus despote du monde ait jamais trouvé.

Sous cet « autrement » on peut lire tout ce qu'on veut.

Eh ! messieurs, il suffira désormais qu'une compagnie fasse un accord avec une autre pour transporter journalièrement ou hebdomadairement un waggon étranger sur sa ligne, il suffira de ce fait innocent pour permettre au gouvernement de mettre tout le chemin de fer sous le séquestre, car il y aura eu exploitation partielle, bail partiel de la ligne.

Et remarquez jusqu'où l'on va quand on se plaît dans une mauvaise voie. Le gouvernement pourra donc mettre sous séquestre, exploiter lui-même une compagnie, c'est-à-dire la ruiner et la mettre vis-à-vis de tous ses fonctionnaires devant des procès innombrables et onéreux ; le gouvernement pourra non seulement mettre cette compagnie sous le séquestre, et alors les tribunaux pourront condamner l'Etat à de véritables dommages et intérêts, mais le gouvernement, quand il aura été condamné par les tribunaux, ne sera pas obligé de restituer à cette compagnie la libre gestion de ses affaires.

Les tribunaux lui auront donné tort ; peu importe ! dira le gouvernement : les contribuables sont là ; ils payeront ma faute, mais moi je garde votre chemin de fer ; il est à moi, il doit être à moi, et je n'ai pas d'autres raisons à vous donner.

Je sais bien qu'il se trouvera devant la majorité parlementaire. Mais ce n'est pas là une garantie suffisante ; toutes les majorités sont politiques, et ce n'est pas moi, certes, qui suis dupe de ce mot trop souvent employé : la responsabilité ministérielle ; je n'y crois pas.

Messieurs, les arguments se pressent sur le petit morceau de papier où je les ai sommairement enregistrés.

Ce projet de loi n'est-il pas encore une fois fatal à la liberté de l'industrie ? Cette liberté n'est-elle pas déjà trop restreinte en Belgique ? Nos (page 404) sociétés financières ont-elles assez de crédit et de garanties vis-à-vis de leurs actionnaires, vis-à-vis des capitalistes étrangers ? N'est-ce pas une idée trop répandue que les capitaux étrangers ne jouissent pas, en Belgique, de la faveur et des garanties auxquelles ils ont droit ? Si vous voulez faire dépendre leur présent et leur avenir du bon vouloir ministériel, peut-être de la jalousie qu'inspirerait une exploitation privée trop bien faite, à l'exploitation officielle de l'Etat, si vous allez faire dépendre leur sort du caprice ministériel, vous aurez ruiné d'un coup non seulement les compagnies dont je prends aujourd'hui la défense (et avec un grand désintéressement, car je ne suis pas actionnaire), mais vous ne trouverez plus les capitaux nécessaires à tant d'autres chemins de fer encore désirés par le public.

Vous détruisez la concurrence et cette incitation continuelle au progrès dont elle est cause. Mais la concurrence, c'est la liberté, et le progrès, c'est la concurrence ! Je voudrais, au contraire, augmenter de beaucoup la liberté d'abord, pour tous les Belges en général, mais surtout pour nos sociétés de spéculation. Je ne crois pas me tromper en disant qu'il y a quelques années un chemin de fer privé avait réalisé des progrès tels (je pense sous la direction de M. Fassiaux), que le gouvernement a très sagement suivi cet exemple et s'est approprié plusieurs des améliorations introduites dans ce chemin de fer.

La situation des chemins de. fer en Belgique est fâcheuse. Je ne parle pas du chemin de fer de l'Etat qui puise dans la caisse inépuisable de tout le monde, mais je parle des sociétés de chemins de fer. Dans l'Europe entière, tous les chemins de fer prospèrent, j'excepte les chemins de fer d'Italie et d'Espagne ; partout ailleurs, les compagnies libres se trouvent dans une prospérité croissante. Je ne pense pas me tromper en résumant ainsi le chiffre général des cotes de bourse.

Il n'en est pas de même en Belgique ; les trois quarts des actionnaires n'ont presque rien des capitaux versés, capitaux versés en résultat final au profit de toute la nation, car les chemins de fer des compagnies n'ont pas seulement rendu service aux contribuables qui en étaient privés, ils ont encore rendu service au trésor public, en lui apportant un grand affluent de recettes. Supprimez tous les chemins de fer privés, c'est-à-dire plus de la moitié de toutes les lignes qui existent en Belgique, et vous verrez les recettes de votre propre chemin de fer diminuer, je ne crains pas de le dire, d'un bon tiers.

Par conséquent il est vrai que les compagnies ont fait de grands sacrifices (je ne parle pas des chefs, je parle des actionnaires), les compagnies ont fait de grands sacrifices dans un intérêt général, dans l'intérêt du public directement et dans l'intérêt de l'Etat indirectement. Or, ces compagnies-là, vous allez les traiter comme des mineurs, et au lieu de les traiter comme doivent être traités des mineurs, dans leur intérêt, comme font les pères de famille, vous menacerez tout simplement de les supprimer sauf à leur donner quelques moyens d'existence, des aliments, comme à des interdits, comme à des prisonniers.

Soyez-en bien sûrs, messieurs, si votre système triomphe, c'en est fait des compagnies libres en Belgique, et, à coup sûr, de l'avenir de notre voie ferrée. Vous n'aurez plus d'autres chemins de fer que ceux que vous exécuterez vous-mêmes et, à coup sûr, ce n'est pas là l'idéal de cette industrie.

Je ne sais à quel argument le rapport fait allusion quand il vous dit qu'il y a des raisons tellement bonnes qu'il est inutile de les formuler. Messieurs, je le sais bien, on nous parle depuis trois jours de sûreté nationale, de sécurité nationale ; je ne comprends pas bien ; l'argument est des plus obscurs qui se soient produits à ce propos. La sécurité nationale ! mais c'est une vieille sottise que je connais et dont voici un exemple. Il y a mie bonne vingtaine d'années, devenu représentant de Turnhout, j'apprends avec une surprise profonde qu'il est défendu de par le gouvernement belge et de par le gouvernement hollandais, au nom de la sécurité publique, de construire une route entre la Campine et la Hollande sur une longueur de frontière de 19 lieues de 5 kilomètres.

Je n'en puis croire le témoignage des hommes, du reste très honorables, qui me le rendaient, j'arrive à Bruxelles, j'expose le cas à M. le ministre des travaux publics, qui était l'honorable M. Rolin : il me confirme la chose ; oui, la sécurité de l'Etat empêche les Campinois de pouvoir négocier ou causer avec leurs voisins et compatriotes, les Brabançons néerlandais. M. Rolin me dit qu'il trouve la loi stupide, mais qu'il doit la respecter et l'exécuter, et il me renvoie au ministre de la guerre. Je m'adresse à M. Chazal : « Certes non, dit-il ; voyez un peu la facilité qu'auraient les Hollandais de pénétrer en Belgique si nous construisions cette route. »

Mais, répondis-je, l'avantage sera le même, quand il vous plaira de guerroyer contre les Hollandais, ce qui ne se fera jamais de mon consentement ; la route vous servira comme elle pourrait leur servir.

Je ne suis pas fâché de rapporter cela en présence d'honorables ministres qui étaient les collègues du ministre de la guerre ; ils peuvent s'assurer de la véracité de mes paroles, qui ne sont pas une révélation, attendu que j'ai eu l'occasion de les publier ici et ailleurs.

Je déclarai à l'honorable ministre que je ferais beaucoup de bruit à ce sujet ; il m'engagea à n'en rien faire ; je lui demandai un gros subside pour construire la route, car je préférais un gros subside au mince plaisir que j'éprouverais à démontrer que mes compatriotes avaient fait des lois ridicules.

J'ai tant opéré, sans discours, avec une humilité parfaite, que le gouvernement (il devait bien cela à mes pauvres Campinois) a construit, exclusivement à ses frais, la route de Turnhout à Tilbourg. Il y a vingt ans de cela. Personne ne s'est aperçu que la sécurité nationale eût subi le moindre dommage. Il y a aujourd'hui deux ou trois routes entre la Belgique et la Hollande.

M. Jacobsµ. - Et des chemins de fer.

M. Coomans. - Oui, ils sont venus plus lard. Ces voies de communication, au lieu d'augmenter les risques de guerre, ont, à coup sûr, diminué ces risques, car si nous avions beaucoup plus de routes internationales, nous aurions moins de soldats, et moins de prétextes de les armer.

Eh bien, quand on me dit qu'il serait très dangereux de laisser passer sur des chemins de fer, celui du Luxembourg par exemple, les trains français avec employés français, je trouve cet argument si mauvais que c'est pour cela, selon moi, qu'on le cache.

D'abord ce grand scandale existe. Je n'en ai pas été froissé pour ma part. J'ai vu l'uniforme français, l'uniforme pacifique des employés de chemins de fer (je voudrais qu'il n'y en eût pas d'autres) au centre de la Belgique, dans la capitale.

Je l'ai vu sur les lignes de Haumont à Mons et de Namur à Liège.

L'esprit des Liégeois m'est garant qu'ils n'ont jamais cru leur sécurité compromise parce qu'on a laissé les employés français circuler jusque dans nos gares.

Je ne. dis pas que ce n'est pas une question à examiner, s'il faut permettre ou défendre la cession de quelques-unes de nos grandes lignes à des compagnies étrangères.

Je crois que la question est essentiellement commerciale et financière. Quant au côté politique, il m'est impossible de l'apercevoir.

Et puis, vous arrivez bien tard, MM. les ministres, pour vouloir empêcher cet énorme abus. Vous l'avez permis, toléré et vous avez proposé, dans cette loi même, de le sanctionner.

Le Liégeois-Limbourgeois est exploité par des Hollandais. Dans la Flandre occidentale, ce sont des capitaux anglais et même des fonctionnaires anglais qui sont le plus intéressés dans les entreprises de chemins de fer.

Mais si vous admettez des Anglais, des Hollandais, des Prussiens, et je n'y vois pas d'obstacle, pourquoi pas des Français ?

Est-ce que notre ennemi c'est la France ? Evidemment non. Elle est, selon moi, notre meilleure amie. Nous est-elle hostile ? A coup sûr nous n'avons pas d'intérêt à le laisser supposer et, quand on me dit que cela est uniquement dirigé contre la France, je dis que l'argument est mauvais, et mon patriotisme, à moi, me le fait repousser de toutes mes forces.

Et d'ailleurs, est-ce que le cahier des charges ne vous arme pas suffisamment ? Ne serez-vous pas toujours libres d'empêcher l'abus de pareilles cessions à l'heure du danger ?

Quand vous croirez que des généraux français sont assez bêles - passez-moi le mot - pour lancer un corps d'armée par le chemin de fer du Luxembourg en pays ennemi, il vous sera toujours facile de rompre quelques rails et de prendre toutes les mesures nécessaires.

Que la compagnie du Luxembourg soit dirigée par des Français, par des Anglais ou des Prussiens, il en sera toujours de même. L'ennemi ne regardera pas à l'uniforme. Il se servira des instruments qu'il trouvera les meilleurs et vous serez exactement dans la même situation, en tonte hypothèse.

Chose singulière ! vous avez multiplié énormément les concessions de chemins de fer, vous avez tendu l'appât de bénéfices imaginaires à des milliers d'actionnaires, vous avez accordé des concessions à tout le monde ; vous disiez, avec raison selon moi, que l'intérêt privé était le meilleur juge et vous n'y regardiez pas de près ; même quand vous saviez que vous ruiniez une compagnie en en créant une autre, vous le faisiez, en vertu de la liberté de l'industrie, vous, ministres régnants. Et à ce propos, je dois vous rappeler une chose.

Il y a quatre ans, le 26 août, vous étiez de mon avis, vous disiez solennellement dans un arrêté royal (je me permettrai de vous le rappeler (page 405) puisque vous l'avez oublié ; il n'en est guère sorti de meilleur de vos plumes), vous disiez ceci :

« Considérant que le gouvernement n’a pas qualité pour intervenir dans les conventions qu'une société juge convenable de conclure pour assurer l'exploitation du réseau de chemins de fer dont elle est concessionnaire, et que par conséquent il n'a pas à examiner ni à approuver ces conventions ; que la mission du gouvernement se borne à veiller à ce que ce réseau de chemins de fer soit exploité conformément aux clauses et conditions stipulées par les conventions de concession et de manière à satisfaire aux exigences de l'intérêt public... »

Messieurs, cet excellent arrêté est la condamnation formelle de votre projet de loi.

J'adhère à ces principes, ils sont bons ; mais vous qui les avez poussés jusqu'à l'exagération, vous auriez bien tort de les supprimer aujourd'hui.

Vous avez donc nui aux compagnies, en accordant trop facilement des concessions nouvelles, c'est un fait ; vous leur avez nui en faisant des expériences sur vos tarifs, expériences qui coûteront énormément cher au trésor de l'Etat. Et pour mettre le. comble à ce traitement très défavorable dont les compagnies ont été victimes, vous ne demandez rien moins aujourd'hui que l'autorisation de les confisquer, de confisquer leur avoir, de les mettre sous séquestre à l'heure que vous jugerez convenable.

Mais on nous dit à l'oreille que ce projet de loi est surtout et presque exclusivement dirigé contre la France, sous le masque de la compagnie du Luxembourg, et de la compagnie liégeoise-limbourgeoise.

Mais, messieurs, ces compagnies sont-elles si mal administrées ? est-ce que les chefs de ces compagnies ne sont pas honorables ? si vous avez à vous en plaindre, n'êtes-vous pas armés ? Vous avez des droits, faites-les valoir.

Je vous dis net ma pensée ; comme vous croyez qu'elle ne tire pas à conséquence, cela augmente la liberté dont j'use en l'exprimant. C'est contre la France ou contre ce que vous appelez la France que le projet de loi est dirigé. Or, cela me paraît malhabile, imprudent, dangereux à tous les points de vue.

Je ne puis dire tout et vous me comprendrez assez pour me permettre de ne pas développer cette appréciation. Mais cela est surtout dangereux au point de vue financier, au point de vue des intérêts de beaucoup de spéculateurs belges qui, chose que vous ignorez peut-être et que j'ignorais encore, avant-hier, sont aujourd'hui en instance, auprès du gouvernement français pour obtenir 2,000 kilomètres de concession.

Eh bien, si la France se montrait aussi intolérante que nous, si elle excluait les compagnies étrangères, quel serait le traitement infligé à nos compatriotes ? Je vous en laisse juges. Les représailles ne se feraient pas attendre et si les représailles sont toujours mauvaises selon moi, ce ne sont pas ceux qui les ont provoquées qui ont la meilleure grâce de s'en plaindre.

Messieurs, deux mots encore.

L'influence, la mauvaise influence, que le gouvernement pourrait exercer au moyen du projet de loi qu'il nous demande, serait telle, que j'y verrais une cause de plus de l'affaiblissement du caractère politique en Belgique et aussi une cause de plus de l'affaiblissement de l'autorité gouvernementale. Les armes gouvernementales sont déjà suffisamment chargées, surtout les armes ministérielles, et la Chambre, au lieu de limiter ses prérogatives, devrait s'appliquer à les étendre.

Et à ce propos, permettez-moi cette observation : vous ne voulez pas, messieurs les ministres, que la Chambre apprécie elle-même la convenance, et la justice de suspendre, de modifier, au besoin, de supprimer même l'action des compagnies de chemin de fer.

Vous ne voulez pas cela, quoique ce soit bien la législature qui a approuvé les statuts, quoique, par conséquent ce soit bien elle qui serait le mieux à même d'en apprécier l'exécution.

Toutes ces compagnies de chemins de fer représentent des centaines de millions ; elles touchent à des intérêts considérables, non seulement à des intérêts matériels, qui ne sont certes pas à dédaigner, mais même à des intérêts moraux et à l'un des plus grands de tous : la liberté de l'industrie, le progrès industriel.

Les compagnies qui touchent à tous ces intérêts, vous voulez en être seuls juges, juges en dernier ressort, juges tellement suprêmes, qu'alors même que vous seriez condamnés par les juges ordinaires, fût-ce par la cour de cassation, vous maintiendriez encore le séquestre.

Cela n'est-il pas énorme, alors qu'on ne peut pas fonder en Belgique, je ne dis pas un chemin de fer de quelques kilomètres, mais un simple berceau pour un moutard, sans une loi ? Oui, il faut que la législature intervienne pour autoriser la fondation d'un berceau. Mais, pour ruiner une ou plusieurs compagnies, il suffira d'une simple signature ministérielle !

Je n'aurai garde de voter une telle loi, et, pour le moment, je n'en dirai pas davantage, vous croyant peu disposés à suivre le cabinet où il veut vous conduire.

MfFOµ. - Messieurs, je doute que le discours que vous venez d'entendre soit de nature à ramener un seul d'entre vous à l'opinion de l'honorable membre. Les arguments qu'il a cru devoir employer me semblent démontrer que ce dont il s'est le moins occupé, ce qu'il a le moins examiné, c'est le projet de loi, et surtout les motifs de ce projet.

L'honorable membre ignore ce que tout le monde sait parfaitement. Pour lui, le projet ne présente aucun caractère d'urgence ; pour lui, il n'existe aucun motif pour le voter aujourd'hui.

L'honorable membre, qui fait de la stratégie à sa façon, se complaît à considérer le projet de loi à ce point de vue, auquel personne n'avait songé, et il le déclare ridicule ; c'est à peu près ce qu'il en a dit. Les mesures proposées par le gouvernement lui sont inspirées par des craintes chimériques ; ces mesures, il n'a pas craint de le dire, sont dirigées contre la France ! C'est l'appréciation principale que lui a inspirée son patriotisme.

L'honorable membre ne découvre dans le projet de loi qui est soumis à la Chambre qu'un seul but, celui d'empêcher éventuellement qu'à un jour donné on ne voie circuler, sur les chemins de fer qui sont sur notre territoire, des uniformes français, soit les uniformes militaires, soit les uniformes pacifiques des agents de l'administration.

A cette occasion, il s'est égayé aux dépens de certaine loi, qui interdit la construction de routes internationales dans le rayon d'action des places de guerre, sans l'autorisation du génie militaire. Il ignore, paraît-il, que cette législation existe dans tous les pays. Partout, on a reconnu la nécessité d'une pareille restriction, et si M. Coomans en doute, qu'il aille se renseigner en France : il y trouvera une loi semblable, dont personne ne songe à contester le principe.

Messieurs, je. n'ai pas besoin de protester, cela serait ridicule, contre la supposition que le projet de loi qui vous est soumis se trouverait inspiré par d'aussi mesquines et d'aussi étranges idées. Ce projet s'appuie de motifs sérieux, de motifs graves, tirés de nos intérêts industriels et de nos intérêts commerciaux ; il a pour but principal de sauvegarder la légitime influence que doit avoir l'Etat sur les chemins de fer, quels qu'ils soient, établis sur le territoire national.

Messieurs, les chemins de fer sont une puissance tout à fait nouvelle ; leur force est encore inconnue ; les lois qui doivent présider au règlement de cet instrument merveilleux sont bien loin d'être découvertes. Les chemins de fer sont venus bouleverser toutes les relations sociales, changer toutes les conditions de la production, transformer tous les marchés. Ils ont fait de grandes révolutions ; ils en feront probablement de plus grandes dans l'avenir. Ils renversent toutes les barrières, ils modifient les tarifs de douanes, et si celles-ci doivent continuer à subsister comme moyen de protection, les tarifs des chemins de fer feront peut-être la matière de conventions internationales, comme les tarifs douaniers ont été jusqu'à présent la base des traités de commerce.

Aussi dans tous les pays, les questions multiples que font naître les chemins de fer sont-elles l'objet de la préoccupation du public et des gouvernements. Mais les règles à appliquer ne sont pas toutes connues. Rien d'étonnant que, dans les mesures qui concernent les voies ferrées et les tarifs, il y ait des hésitations, des doutes, des contradictions, et que l'on trouve dangereux ou nuisible un jour ce qui avait paru indifférent ou même utile auparavant.

A l'origine, et surtout dans les pays où l'action la plus grande est assurée, à l'activité individuelle, on s'est assez facilement imaginé qu'il n'y avait guère d'inconvénient à laisser des compagnies se constituer pour la construction de chemins de fer, sans trop se préoccuper des règles essentielles qui devaient leur être imposées pour garantir l'intérêt public. On a cru qu'en cette matière, comme dans les autres qui nous étaient familières, les lois de la concurrence exerceraient également leurs effets ordinaires. Il n'en a pas été ainsi. On s'est bientôt aperçu que les lois de la concurrence fléchissaient devant les chemins de fer, et que s'il pouvait arriver parfois que deux lignes concurrentes vinssent à engager une lutte sérieuse, elles cessaient bientôt cette lutte, parce qu'on comprenait que la coalition était beaucoup plus fructueuse.

Dans beaucoup de pays, en Angleterre comme aux Etats-Unis, à peine les chemins de fer étaient-ils établis, que l'on a compris la nécessité de revenir sur les principes admis pour les premières concessions qui avaient été faites. Quelques années après l'établissement des chemins de fer en Angleterre, dès 1842 ou 1843, une grande enquête fut ouverte pour rechercher quelles étaient les conditions qui devaient être imposées aux (page 406) compagnies, au point de vue des tarifs et des conditions d'exploitation des voies ferrées.

Les intérêts publics commençaient à s'alarmer : on voyait les grands inconvénients résultant des droits et des facultés trop considérables qui avaient été accordés d'abord aux compagnies.

Cette grande enquête aboutit a une loi de 1844 qui, sous certaines conditions, conférait au gouvernement, pour les concessions qui seraient faites désormais, le pouvoir de réviser les tarifs des chemins de fer lorsqu'ils seraient arrivés à procurer sur le capital libéré un bénéfice de 10 p. c., sauf à assurer aux compagnies, sous la garantie de l'Etat, un produit calculé d'après le tarif révisé appliqué au mouvement constaté au moment de l'expérience que l'on voulait tenter.

Une seconde clause fut insérée, dans cette même loi. En Angleterre les concessions avaient été en général perpétuelles. Le parlement décida que, pour les concessions qui seraient données à l'avenir, après 21 ans d'exploitation par une compagnie, la faculté de rachat existerait au profit de l'Etat, faculté dont les conditions étaient insérées dans la loi même, c'est-à-dire que le gouvernement était autorisé à reprendre les lignes moyennant une annuité calculée à raison de vingt-cinq fois le revenu moyen des trois dernières années d'exploitation des compagnies, sauf à recourir à un arbitrage si la société prétendait que la somme ainsi déterminée n'était pas un prix convenable, eu égard aux chances favorables de l'avenir.

Par les lois qui avaient concédé les premiers chemins de fer, des facultés considérables avaient été données, non pas sous-entendues, mais expressément accordées ; ainsi, par exemple, la faculté de vendre ou de céder les concessions, celle de fusionner les compagnies, etc. Voyant que de pareilles mesures compromettaient l'intérêt public, le. parlement, par une loi de 1845 dont nous avons cité le texte dans l'exposé des motifs, a aboli les facultés qu'il avait concédées ; il a retiré aux compagnies ce qui leur avait été donné : le droit de se. fusionner, le droit d'aliéner les concessions.

La question du rachat des chemins de fer par l'Etat est depuis longtemps agitée en Angleterre et, en ce moment, une commission qui, déjà, a fait deux rapports, dont le dernier s'occupe spécialement de l'étude des tarifs belges, examine la question de la reprise des chemins de fer de l'Irlande par l'Etat. Cette question est ouverte aux Etats-Unis, où le monopole des compagnies soulève de vives critiques.

Je le répète, messieurs, je cite ces faits pour vous montrer qu'il n'y a pas lieu de s'étonner si, en pareille matière, il y a des tergiversations, des tâtonnements, si l'on revient sur des opinions que l'on avait d'abord admises, et si l'on adopte un nouveau système. Tout est à l'état d'expérimentation en matière de chemins de fer. C'est ainsi que pour ce qui nous regarde, en Belgique, après avoir soutenu et exercé d'une manière presque invariable le droit d'autoriser les cessions de concessions, on a paru pendant ces dernières années, et l'honorable membre vient de le rappeler, on a paru, dis-je, inspiré par d'autres idées, et l'on s'est montré disposé à favoriser des fusions entre diverses compagnies, croyant mieux atteindre ainsi le but d'utilité publique que l'on avait en vue en concédant les chemins de 1er.

Eh bien, messieurs, à peine cette tolérance (car ce n'est qu'une tolérance, le droit du gouvernement étant indiscutable) à peine cette tolérance, est-elle pratiquée, que des inconvénients se révèlent ; ils se révèlent tout particulièrement à raison des circonstances dans lesquelles nous nous trouvons et sur lesquelles nous aurons tout à l'heure à nous expliquer.

Donc, messieurs, chercher à piquer notre amour-propre en alléguant que ce que nous avons fait à une autre époque, nous ne le faisons plus aujourd'hui ; prétendre que nos idées actuelles sont en contradiction avec celles que nous avons fait prévaloir autrefois ; tout cela est sans valeur et n'a aucun intérêt dans cette discussion. Qu'importe qu'on n'ait pas cru devoir exercer son droit dans telle ou telle circonstance, s'il est ensuite reconnu que ce droit incontestable doit être appliqué pour éviter des abus ?

Maintenant, je me demande ce qu'est en réalité ce projet de loi dont parlait tout à l'heure l'honorable membre comme d'une chose si extraordinaire, comme d'un acte arbitraire, exorbitant ? Ce projet de loi ne fait que reconnaître, affirmer et consacrer un droit absolu, indubitable, indiscutable. Les chemins de fer font partie du domaine public ; les concessions de chemins de fer ne peuvent émaner que de la puissance publique, et les concessions ne peuvent être cédées sans autorisation du gouvernement.

Dans le système de la législation actuelle, la peine contre les infractions à ce principe, quelle est-elle ? C'est la peine de mort : c'est la déchéance, c'est la révocation de la concession. Que fait le projet de loi ? Il substitue à cette sanction, qui est rigoureuse, qui présente par .cela même de grands inconvénients, qui dès lors peut être considérée comme inefficace, il y substitue un droit qui respecte parfaitement les intérêts privés, tout en sauvegardant l'intérêt public.

Mais, s'écrie M. Coomans, vous enlevez toute garantie aux compagnies qui pourraient se former ; on ne voudra plus engager de capitaux dans les chemins de fer belges, qui seront désormais à la merci du gouvernement ! Est-ce sérieux, messieurs ? Mais si ce même gouvernement a aujourd'hui le droit de déclarer la déchéance par arrêté royal, dans le cas d'infraction au principe que j'ai indiqué, s'il a aujourd'hui le droit de révoquer la concession, comme il a le pouvoir de révoquer l'acte de constitution d'une société anonyme qu'il a autorisée, on peut dire aussi, comme on le dit du projet de loi, qu'il n'y a aucune espèce de sécurité, que. personne ne voudra plus engager de capitaux dans une entreprise de chemins de fer, soumise ainsi à l'action décisive et prépondérante du pouvoir.

Le gouvernement, dit-on, a assez de pouvoirs. Oui, il a la force, nous le savons. Mais il pourrait aussi, ayant la force, s'emparer d'une propriété privée. Il y a, il est vrai, l'action devant les tribunaux. La personne lésée pourrait réclamer des dommages-intérêts. Que peuvent faire cependant les tribunaux ? Ils peuvent rendre une sentence et mettre au bout la formule exécutoire. Mais si le gouvernement a commis cet acte sauvage dont vous parlez, il peut bien aller jusqu'à refuser d'exécuter la sentence judiciaire, et, je vous le demande, où est alors la garantie ?

Mais, messieurs, elle est dans nos institutions, dans la publicité, dans les pouvoirs du parlement. J'imagine qu'on ne supposera pas un parlement qui permettrait des actes du genre de ceux que je viens d'indiquer.

Je crois, messieurs, ne pas devoir m'arrêter davantage à de pareilles idées. Car si l'on admet la possibilité de pareilles énormités, pourquoi, s'il prenait fantaisie au ministre des finances de ne point payer la dette publique, ne le ferait-il pas ?

M. Coomans. - C'est cela qui n'est pas sérieux.

MfFOµ. - Puisque vous supposez des abus, des violences, des extravagances, vous supposez aussi que l'on n'est pas inspiré par les sentiments du droit, de la justice et de l'équité.

Eh bien, un Etat a la puissance de ne pas payer ses dettes ; mais un Etat qui ne paye pas ses dettes n'a plus de crédit. De même un gouvernement qui aurait exercé des violences contre une compagnie perdrait également son crédit.

De pareilles suppositions, permettez-moi le mot, il doit être prononcé, sont tout simplement absurdes.

Maintenant quels motifs légitimes a eus le gouvernement pour présenter ce projet ? On ne les comprend pas. On ne peut surtout en concevoir l'urgence.

Messieurs, après les discussions qui déjà ont eu lieu dans la presse, je ne sais si ce que dit l'honorable membre exprime autre chose qu'un doute personnel. Quoi qu'il en soit, il ne sera pas hors de propos que je donne quelques explications pour dissiper des erreurs qui peuvent être répandues à ce sujet.

Messieurs, si vous jetez les yeux sur une carte de chemins de fer, vous verrez, en prenant Luxembourg pour point de départ, que deux grandes lignes s'en détachent : l'une, traversant le Grand-Duché, longe notre territoire vers la frontière et vient aboutir à Spa, où elle se réunit au chemin de fer de Spa à Pepinster, concédé indépendamment de cette ligne qui s'appelle Guillaume-Luxembourg.

A Pepinster, la ligne rencontre le chemin de fer belge, remonte par Ans et va toucher au chemin de fer liégeois-limbourgeois qui, passant par Tongres et Hasselt, aboutit à la ligne hollandaise qui se dirige vers le Moerdyck.

Un pont est en projet sur le Moerdyck ; il s'exécutera, et le jour où il sera exécuté, il existera une grande ligne internationale qui mettra les ports d'Amsterdam et de Rotterdam en communication directe avec le grand-duché, l'Est de la France et la Suisse.

L'autre ligne se dirige immédiatement sur notre territoire en passant à travers les terrains miniers du Grand-Duché ; cette ligne vient se bifurquer à Marloye ; une branche se dirige vers Liège par la vallée de l'Ourthe, l'autre vers Charleroi par Namur, et de ce dernier point dans la capitale.

Voilà ces lignes. L'une d'elles, cela est manifeste, et l'honorable préopinant me paraît être seul à l'ignorer, l'une d'elles peut exercer une réelle influence sur le port d'Anvers ; l'autre peut exercer une influence plus grande encore sur nos deux centres sidérurgiques et sur nos deux bassins houillers.

Maintenant voici les faits particuliers qui se sont produits relativement à l'une et à l'autre de ces lignes.

Dans les derniers mois de l'an passé, une personne qui a de grands intérêts dans le chemin de fer liégeois-limbourgeois sollicite du gouvernement (page 407) belge une concession prétendument empruntée à une loi que vous avez votée, la concession des chemins de fer du plateau de Herve, en y demandant toutefois deux modifications.

De ces deux modifications, la première consistait a faire partir le chemin de fer, non pas de Verviers, mais de Pepinster, et la seconde à se détacher des plateaux de Herve pour descendre dans la vallée de la Meuse, traverser ce fleuve sur un pont et s'unir à Vivegnis au chemin de fer liégeois-limbourgeois.

Prenez une carte, et vous verrez que, dès ce moment, il eût existé une grande ligne internationale se dirigeant vers les ports de la Hollande ; il n'y aurait plus eu de solution de continuité ; le chemin de fer belge qui est interposé disparaissait.

Le chemin de fer Grand-Ducal est exploité par la compagnie de l'Est français. Cette compagnie a repris en outre la concession du chemin de fer de Spa à Pepinster et, - nous l'avons, appris depuis, lorsque nous avons rejeté la demande de concession qui nous était faite nous l'ignorions, - la même compagnie se trouvait en négociation pour la reprise de l'exploitation du chemin de fer liégeois-limbourgeois.

Dans cette condition, une compagnie étrangère sur laquelle nous n'avons aucune action, qui était maîtresse absolue de ses tarifs dans les limites déterminées dans les actes de concession, une compagnie étrangère pouvait traverser entièrement notre territoire et avait à sa discrétion les intérêts du port d'Anvers. (Interruption.)

J'entends une réclamation ; je veux qu'on me comprenne bien. Je ne veux pas dire que. la compagnie aurait eu une influence absolue sur le port d'Anvers parce qu'elle aurait eu cette ligne ; il est d'autres lignes qui desservent le port d'Anvers ; mais je veux faire comprendre que c'eût été une ligne importante au point de vue du port d'Anvers, et qui échappait complètement, quoique établie en grande partie sur notre territoire, à l'action et à la légitime influence du gouvernement belge.

M. Vilain XIIIIµ. - Il y avait solution de continuité à Pepinster.

MfFOµ. - Mais non, puisque l'on demandait la concession de cette ligne.

M. Vilain XIIIIµ. - Il fallait la rejeter.

MfFOµ. - C'est ce que nous avons fait ; mais j'explique le but que l'on poursuivait ; je tâche de le faire comprendre à M. Coomans, qui a vu dans le projet de loi ce qui n'y est pas, et qui n'y voit pas ce qui s'y trouve.

M. Coomans. - Maintenant je n'y comprends plus rien du tout.

MfFOµ. - Quant au chemin de fer du Luxembourg, il se trouve, comme je viens de l'indiquer, dans des conditions qui sont d'une importance tout à fait exceptionnelle pour deux de nos bassins houillers et pour nos centres métallurgiques., Dans le courant de l'an dernier, les administrateurs anglais de cette ligne furent présentés à M. le ministre des travaux publics.

Dans la conversation qui s'engagea à cette occasion, on lui dit : Le gouvernement belge ne serait-il pas disposé à reprendre la ligue du Luxembourg ? Le ministre répondit : Cela dépend des conditions ; avez-vous des propositions à nous faire ? Sur quoi on déclara qu'on n'avait pas de propositions à faire ; qu'on n'en voulait point faire, parce qu'on ne voulait pas avoir le sort du Grand-Central. Ceci était une allusion à la négociation qui antérieurement avait été engagée entre le gouvernement et la compagnie du Grand-Central, et qui n'avait pas abouti parce que les conditions financières n'avaient pas paru satisfaisantes au gouvernement.

Cependant, sur la simple indication qui était ainsi donnée, M. le ministre des travaux publics fit examiner la question ; elle fut également examinée par le département des finances.

Les opinions furent très divisées quant au rachat possible de cette ligne. On considérait, d'une part, que la ligne principale était exposée à des concurrences assez redoutables ; que la ligne de l'Ourthe n'avait malheureusement pas répondu encore aux espérances qu'elle avait fait concevoir ; que la compagnie devait, en outre, achever et exploiter l'embranchement vers Bastogne, dont l'exploitation ne paraît pas devoir être bien fructueuse.

On craignait même, ce qui était à examiner, que pour compléter les installations de ce chemin de fer et établir la double voie, des dépenses assez considérables ne dussent encore être faites.

Mais ce qui faisait hésiter surtout, c'est cette considération, que si le gouvernement belge entrait dans la voie du rachat des chemins de fer, on allait poser un principe d'une grande gravité qui méritait d'être examiné avant tout, non pas d'une façon isolée, mais dans son ensemble, afin de pouvoir apprécier quelles en seraient les conséquences.

Le gouvernement se décida donc à faire examiner cette question d'une manière générale. Mais le 29 octobre dernier, on fut averti que la compagnie anglaise était de plus en plus dans la disposition de céder son chemin de fer ; et l'on me fit entendre que la compagnie de l'Est français, qui touche à cette ligne, pourrait bien vouloir de cette concession.

Ce point attira particulièrement notre attention ; il nous sembla que cette circonstance pourrait modifier notre appréciation quant à la question du rachat. Cette situation nouvelle nous semblait mériter un examen particulier. On me confirma par écrit, le 1er novembre, que des négociations étaient « à la veille de s'engager » avec la compagnie de l'Est, et, dès le 2 novembre, une commission était instituée par nous pour examiner la situation de la compagnie et la valeur réelle de la concession.

Elle se mit immédiatement à l'œuvre et dressa le questionnaire qui devait être remis à la compagnie du Luxembourg, afin d'obtenir les renseignements nécessaires pour apprécier la situation.

Le 7 novembre, ce questionnaire me fut transmis par mon honorable collègue, M. le ministre des travaux publics, qui l'envoya quelques jours après à la compagnie.

La commission que nous avions instituée se mit d'accord avec la compagnie et commença son travail. Des documents furent mis à sa disposition ; elle visita les ateliers ; elle inspecta la ligne ; sa présence sur les lieux fut signalée par les journaux ; elle était en train de poursuivre ses travaux et de préparer les documents qui devaient être soumis au gouvernement et éventuellement à la Chambre, si ce rachat était décidé, lorsque, le 5 décembre, mon honorable collègue, M. le ministre des travaux publics, fut informé que le surlendemain il serait trop tard pour traiter. J'écrivis pour demander un rendez-vous, afin d'éclaircir cette situation. Je n'ai pas reçu de réponse. Trois jours après, les journaux nous apprenaient que la compagnie avait traité à Paris. Ce bruit, vous le savez, causa une très grande émotion dans le pays. Une interpellation fut adressée, à M. le ministre des travaux publics, qui répondit que ces bruits étaient venus jusqu'à nous, mais que la cession qu'on projetait ne s'accomplirait pas.

Depuis ce jour, le 10 ou le. 11 décembre, je pense, depuis ce jour, aucune communication ne nous a été faite ; nous n'avons reçu, de la part de la compagnie de l'Est, aucune communication relativement aux projets qu'on lui attribuait. Cette déclaration du gouvernement, formelle et décisive comme elle devait l'être, cette déclaration ne paraît pas avoir appelé son attention. Et, chose singulière ! tout se faisait avec un mystère impénétrable. Il était très difficile de savoir ce qui se passait réellement et de connaître la vérité.

On nous dit pourtant que la convention qui avait été conclue, et dont les journaux s'occupaient, n'était que provisoire ; qu'elle avait été faite par le directeur de l'administration ; que jusque là le conseil d'administration n'en avait pas été saisi. Vu le grand intérêt engagé, à nos yeux, dans cette affaire, nous crûmes devoir prendre une nouvelle précaution, et nous, chargeâmes notre ministre à Paris de se mettre en rapport avec la compagnie de l'Est et de lui faire connaître quelles étaient nos intentions.

Le représentant de la compagnie répondit que la combinaison projetée ne pouvait pas être adoptée sans l'assentiment du gouvernement belge ; que la déclaration n'était pas toutefois inutile pour empêcher les choses d'aller plus loin. Nous pouvions espérer, après une pareille démarche, que très vraisemblablement ce projet serait abandonnée.

Ceci se passait à la date du 11 janvier, Notre intention ayant été ainsi manifestée et rien n'étant fait définitivement à cette date, nous nous berçâmes, comme je viens de le dire, de l'idée que les choses n'iraient pas plus loin. Et pour ne froisser, autant que possible, aucun intérêt dans ces matières délicates, j'essayai de savoir si la compagnie du Luxembourg ne trouverait pas le moment opportun pour reprendre ses négociations avec nous, puisque la négociation entamée avec la compagnie de l'Est n'avait pas abouti, et que, d'après des bruits qui nous revenaient, la convention provisoire était même critiquée par le conseil d'administration, qui trouvait onéreuses les conditions qui avaient été stipulées ; on considérait comme trop élevée la rente qui avait été fixée. On me dit que les administrateurs anglais devaient incessamment venir en Belgique et que c'était à eux à s'occuper de l'affaire.

Les administrateurs anglais vinrent en effet en-Belgique à quelques jours de là. Ils s'y étaient donné rendez-vous avec les délégués de la compagnie française ; on m'a dit, et je crois que cela est exact, qu'il s'agissait de rechercher si des modifications pouvaient être introduites dans la convention provisoire.

Les Anglais persistèrent à n'admettre aucune espèce de modification au projet de traité et refusèrent ce qui leur avait été demandé aussi, je pense, c'est-à-dire l'engagement de ne traiter avec personne pendant un mois.

De la compagnie de l'Est aucune communication ne nous fut faite. Et cependant, le 30 janvier dernier, le traité avec le liégeois-limbourgeois et le traité avec la compagnie du Grand-Luxembourg étaient définitivement passés.

(page 408) Messieurs, je ne fais aucune réflexion sur ces procédés. Je les livre à la Chambre et au pays ; mais je demande si, dans un pays quelconque, il y a un gouvernement assez peu soucieux de ses devoirs et de sa dignité pour accepter facilement de pareils procédés ? Lorsque, pour pénétrer chez vous, on a si peu d'égards pour le gouvernement du pays, ne vous donne-t-on pas la mesure de la déférence que l'on aurait pour nous le jour où l'on serait installé sur notre territoire ?

Vous voyez qu'il ne s'agit pas là de gouvernement ou, s'il s'agit de gouvernement, il ne s'agit que du gouvernement belge, du gouvernement national, placé en face d'une compagnie étrangère, qui semble le méconnaître et le braver. (Interruption.)

Ces raisons, à nos yeux, sont péremptoires et suffisantes pour refuser d'approuver les cessions projetées. Mais, à part ces considérations, il en est d'autres, je vous l'ai dit, je vous les ai fait percevoir dans l'exposé que je viens de faire, il en est d'autres de toute gravité.

Je crois que personne ici ne consentirait à remettre aux mains de compagnies étrangères les moyens légitimes qui nous appartiennent de protéger et de défendre les intérêts que nous avons mission de sauvegarder.

Il est indubitable que la compagnie de l'Est, exploitant, le Liégeois-Limbourgeois, pourrait, en combinant ses tarifs avec ceux du réseau néerlandais, détourner au profit d'Amsterdam et de Rotterdam une partie notable du trafic anversois. Il est indubitable que la même compagnie, en possession des lignes du Luxembourg, peut agir d'une manière énergique sur des intérêts exclusivement belges. La compagnie, en possession de cette ligne et en se maintenant dans ses tarifs, qu'elle pourra faire mouvoir dans les limites qui sont déterminées, pourra, à son gré, faire renchérir le. prix de la matière première de nos hauts fourneaux, et ceux-ci se trouveront dans l'impossibilité de lutter, non seulement sur les marchés de France, où nous sommes admis par les traités, mais aussi sur les marchés tiers, et même sur nos propres marchés. On peut, à l'aide de ces tarifs, établir des conditions plus favorables au profit de l'industrie française qu'au profit de l'industrie belge elle-même.

Voilà quelle est la question. Et si nous avions été assez aveugles pour ne pas voir quels étaient les véritables intérêts économiques et financiers, comme, l'a dit votre commission, qui sont engagés dans cette question, la presse qui représente les intérêts de Saint-Dizier était là pour nous ouvrir les yeux. Elle, a bien su dire quels immenses avantages on pouvait retirer éventuellement de la combinaison projetée. L'honorable préopinant a lu sans doute, car non seulement il lit des journaux, mais il fait des journaux, il a lu sans doute, ces articles de la presse de Saint-Dizier. Comment donc a-t-il été découvrir, dans cette question, des intérêts stratégiques, et n'a-t-il pas vu que des intérêts belges de. premier ordre, que des questions vitales pour nous, s'y trouvaient engagés.

Messieurs, voilà les raisons de la présentation du projet de loi. Voilà les motifs de l'urgence. Car, à voir les procédés qui étaient employés vis-à-vis de nous, nous n'aurions pas dû nous étonner beaucoup de trouver un beau matin la compagnie de l'Est français installée à la gare du Luxembourg. Nous vous avons dit les motifs économiques qui nous dictent cette mesure. Nous avons pensé que le moment était venu d'affirmer notre droit et de vous associer au gouvernement dans la défense de nos intérêts nationaux.

- Des membres. - Très bien !

M. Bruneau. - Je demande la permission à la Chambre de motiver brièvement mon vote.

Je voterai pour le projet de loi qui nous est soumis, parce que je le considère comme un premier pas vers la réalisation du but que j'ai indiqué depuis longtemps comme le seul utile, nécessaire, inévitable : la concentration de l'exploitation de tous nos chemins de fer dans les mains de l'Etat.

Des faits récents ont mis en relief une partie des vices du système actuel. Ce gouvernement et le pays se sont émus en voyant qu'un instrument puissant qu'ils avaient voulu mettre au service de l'industrie du pays, pouvait, dans une circonstance donnée, se changer m arme formidable contre cette même industrie.

D'un autre côté, la réunion de plusieurs chemins de fer dans les mains d'une société puissante a créé une lutte, un antagonisme, qui sera la source de graves embarras pour l'Etat et de vives réclamations de la part du pays.

La concurrence pour les transports mène nécessairement, de part et d'autre, à des combinaisons de tarifs spéciaux, en dehors de toutes les règles de justice distributive et d'équité.

Le pays réclamera en vain contre les actes de cette nature posés par les sociétés qui échappe ni à son action, mais il ne se fera pas faute d'accabler le gouvernement de ses plaintes et de ses justes réclamations.

Hier encore, la Chambre était saisie d'une réclamation des exploitante du bassin houiller du Centre qui protestent contre un arrêté récent du ministre des travaux publics, qui établit un tarif spécial réduit, pour les transports de charbons de Charleroi vers Saint-Ghislain, Baisieux, Mouscron et Lille, et qui n'est pas applicable au bassin du Centre, en sorte que les transports de ce bassin sont à un prix plus élevé, bien que les lieux de destination soient plus rapprochés, et que le juste équilibre entre les différents centres industriels du pays se trouve ainsi rompu.

De son côté, la Société générale d'exploitation transporte les charbons du Couchant de Mons à Charleroi à des prix inférieurs à ceux pour lesquels elle transporte les charbons du Centre à Charleroi, bien que ceux-ci n'aient que la moitié de la distance à parcourir.

De pareilles anomalies, de semblables injustices ne peuvent évidemment pas continuer à exister.

L'antagonisme entre les diverses exploitations s'exerçant dans un même rayon ne fera que s'accroître et ne tardera pas à créer un état de choses intolérable, inhérent aux vices du système qui nous régit aujourd'hui.

J'ai déjà eu l'honneur de le dire à la Chambre : le pays, par rapport aux chemins de fer, est divisé aujourd'hui en deux régions, l'une exploitée ou plutôt desservie par l'Etat, l'autre exploitée par les compagnies.

Ces deux exploitations sont régies par des principes essentiellement différents.

L'Etat a principalement en vue l'intérêt du pays ; l’abaissement de ses tarifs est un moyen de développement pour l'industrie du pays, une véritable protection pour ceux qui en profitent.

Les sociétés particulières, au contraire, ne peuvent et ne doivent avoir en vue que leur intérêt particulier, s'exerçant dans les limites des conditions de leur cahier des charges.

L'expérience nous a déjà prouvé jusqu'où l'on peut aller dans les deux sens.

Eh bien, je dis que le pays ne supportera pas pendant longtemps ce double régime de faveur pour les uns, d'exploitation intéressée pour les autres.

J'ai dit, en commençant, que j'espérais que le projet de loi qui nous est soumis contribuerait à atteindre le but que je poursuis.

Mais si je veux atteindre ce but dans l'intérêt du pays, je veux aussi l'atteindre sans injustice pour personne.

Le projet de loi est fondé sur des principes de droit rigoureux incontestables, mais on ne doit pas oublier qu'un droit suprême, peut devenir une suprême injustice : summum jus, summa injuria ; et si les faits qui ont donné naissance à ce projet de loi ont ému le pays, le projet de loi lui-même n'a pas jeté une moindre émotion parmi le public, très nombreux aussi, des porteurs d'actions et d'obligations de nos sociétés de chemins de fer.

Je sais bien que le projet de loi cherche à ménager les intérêts des sociétés en les mettant sous la sauvegarde des tribunaux, qui auront à arbitrer les dommages-intérêts qui seront dus aux compagnies en cas de reprise de leurs lignes par l'Etat, mais cette garantie ne paraîtra pas suffisante aux intéressés, tant que l'expérience d'une jurisprudence bien établie ne leur aura pas prouvé quelle confiance ils peuvent avoir dans les résultats d'un arbitrage de juges, très honorables sans doute, mais assez étrangers aux questions multiples d'appréciation de la valeur d'un chemin de fer ; jusqu'alors on ne leur offre, en perspective qu'un procès, et nous devons reconnaître que cela n'est guère encourageant ni rassurant pour eux.

Si le gouvernement a le droit rigoureux de reprendre les concessions qu'il a données, il ne doit pas oublier non plus que les actionnaires, en appliquant, leur argent à une œuvre d'utilité publique, ont dû croire aussi qu'ils pouvaient attendre, de la part du gouvernement, la stricte et loyale exécution des conditions sous lesquelles il avait, lui-même, consenti à placer les concessions ; ils ont pu croire qu'ils trouveraient la rémunération de leurs capitaux dans une exploitation de 90 ans, dont les produits, allant en s'augmentant, compenseraient par la suite des années, l'insuffisance ordinaire des produits des premiers temps d'exploitation ; ils ont pu croire surtout que le gouvernement ayant stipulé dans tous les contrats de concession un mode spécial de rachat ou de reprise des chemins de fer après un nombre d'années déterminé, ne viendrait pas substituer à ce mode conventionnel un système de rachat anticipé, ou de menace de rachat sans conditions déterminées ni appréciables, abandonnées à l'appréciation arbitraire des tribunaux.

Je crois, messieurs, qu'il y a un pas de plus à faire par le gouvernement dans l'application de la loi nouvelle.

(page 409) A l'antagonisme je voudrais substituer l'alliance intime des intérêts des compagnies concessionnaires avec ceux de l'Etat et du pays tout entier.

Le système que je préconise n'est pas nouveau, il a fait ses preuves depuis longtemps ; il y a 25 ans que j'ai eu l'honneur de le proposer et de le faire admettre par le gouvernement ; je l'ai appliqué aux chemins de fer de Tournai a Jurbise, de Landen à Hasselt, de Hal à Ath et de Tournai à la frontière française.

Dans ce système, la compagnie intervient par ses capitaux pour la construction du chemin, c'est un emprunt spécial appliqué à un emploi spécial, et dont le service des intérêts et de l'amortissement est fait au moyen des produits éventuels du chemin de fer. Le gouvernement conserve l'administration et l'exploitation, qu'il dirige d'après les règles générales ; le partage des produits bruts se fait par moitié ; et les comptes, se réglant sur la recette brute, des lignes ne peuvent jamais donner lieu qu'à des difficultés de détail, qui ne peuvent léser en rien les intérêts publics.

Je crois que l'application générale de ce système, modifié selon les circonstances, quant au mode de répartition, serait une solution heureuse des difficultés dans lesquelles nous nous trouvons, et qu'elle serait accueillie avec empressement par les intéressés.

En tout cas, je suis persuadé que le gouvernement se fera un devoir, dans l'application de la loi, de. ne pas rendre les actionnaires victimes d'un état de choses qu'il a lui-même aidé à créer.

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Messieurs, vous m'excuserez d'être peut-être un peu diffus, trop peu méthodique dans les quelques paroles que je vais vous adresser. Mais la faute n'en est pas à moi. La faute en est tout entière la précipitation avec laquelle on a appelé cette délibération.

L'honorable ministre des finances, qui vient de se rasseoir, vous l'a dit, messieurs, tout est à l’état d'expérimentation dans la question des chemins de fer et c'est lorsqu'une question est aussi difficile qu'on vient nous proposer un projet de loi qu'on nous donne à peine le temps de lire, non plus que le rapport qui l'a suivi de si près.

L'honorable ministre a bien senti qu'il fallait justifier une pareille manière de légiférer, et pour la justifier il a fait appel à nos sentiments de patriotisme, à nos sentiments pour les intérêts matériels d'une certaine partie du pays, et je sens tout le désavantage que j'ai en prenant la parole pour vous démontrer que les dangers qu'il vient de nous signaler sont beaucoup moins grands qu'il n'a voulu le faire croire.

Messieurs, tout le projet de loi repose sur une confusion qu'on a cherché à établir entre le droit de propriété des lignes de chemins de fer et le droit d'exploitation. On a confondu, de manière à troubler peut-être le jugement des personnes qui ne portent pas toute leur attention sur ces questions, on a confondu le droit de propriété qui, dans notre pays surtout, appartient d'une manière incontestable à l'Etat, qui ne concède que temporairement cette propriété, et l'exploitation des lignes. L'exposé des motifs débute ainsi :

« Les chemins de fer, comme tout ce qui constitue la voirie, font partie du domaine public. »

Mais qui jamais a contesté cette vérité que la voirie fait partie du domaine public ? Tous les chemins vicinaux, les routes provinciales, les routes générales, les fleuves, toutes ces voies de communication font partie du domaine public. Tout le monde peut les exploiter, tout le monde peut parcourir les routes, les fleuves, les canaux ; il y a cette différence pour les chemins de fer, c'est que le mode exceptionnel d'exploitation ne permet pas qu'ils servent à la circulation du public ; le système de force qu'il faut y appliquer étant d'une nature particulière et pouvant offrir certains dangers, il a fallu réserver le parcours de ces voies de communication à certaines personnes sous certaines conditions. Voilà la différence qui existe entre les chemins de fer et les autres voies de communication.

Mais, messieurs, quel est le but de la création des chemins de fer ? C'est de faciliter les transports, de les rendre plus économiques, de multiplier les relations qui existent entre les diverses parties d'un pays ou dis pays voisins.

Or, je vous le demande, messieurs, tout moyen d'arriver à la réalisation ne doit-il pas être approuvé non seulement par le gouvernement, mais par le pays tout entier ?

Que demande le gouvernement dans son projet ? Il demande que l'on empêche des concessionnaires qui n'auraient pas les ressources nécessaires pour exploiter économiquement les chemins de fer qu'ils auraient créés et dans lesquels ils auraient dépensé leurs capitaux, de s'entendre librement avec d'autres concessionnaires qui seraient plus riches qu'eux et qui posséderaient des lignes voisines.

Il est évident, messieurs, que si la question ne s'était pas compliquée des négociations dont l'honorable ministre des finances vient de vous faire l'historique et qui, je le déclare, m'eussent ému de la même façon si j'avais en à traiter les questions qu'il a résolues et que j'eusse résolues comme lui, c'est-à-dire en sauvegardant, comme il l'a fait, la dignité du gouvernement belge et du pays.

Mais cela n'implique pas pour l'Etat l'obligation ni la nécessité de nous faire voter au pied levé, sans enquête, sans aucune des garanties qu'une législature doit prendre pour ne pas se fourvoyer, une loi qui pourrait être excessivement dangereuse. Car, si nous déclarons qu'il est permis à l'administration publique de s'immiscer dans les questions de propriété et d'exploitation des chemins de fer, si nous admettons en principe que, pour une question de transport, l'Etat sera seul juge des moyens à employer, on pourra plus tard appliquer ce principe à d'autres questions de même importance.

L'alimentation publique n'est-elle pas une question aussi importante que celle des transports ?

Est-ce que si l'administration croyait que les propriétaires ne prennent pas toutes les mesures nécessaires pour assurer l'alimentation publique, elle n'aurait pas, au même titre, le droit de s'immiscer dans la question des propriétés privées ?

Du moment qu'on veut suivre ce système, il me semble utile d'examiner à tête reposée, jusqu'où l'on veut nous conduire.

En principe, et, messieurs, j'ai eu l'occasion, en d'autres circonstances, de vous développer quels sont les principes à cet égard, en principe donc je n'admets pas l'immixtion de l'Etat, des pouvoirs publics dans ce qui est d'activité privée.

Les voies de communication, les moyens de transport, l'exploitation de ces moyens appartiennent au domaine de l'initiative privée.

Si les chemins de fer n'avaient pas été inventés, il est évident que jamais l'Etat ne se serait mêlé des tarifs des diligences, des tarifs des transports ordinaires. La libre concurrence seule aurait déterminé ce que l'industrie devait payer pour se servir de ces moyens de transport. C'est donc parce que les chemins de fer ne sont pas encore arrivés à être exploités comme des voies de communication ordinaire, qu'il a fallu régler les tarifs pour empêcher les abus du monopole.

M. Bruneau vous l'a déjà fait entendre, le but du projet est celui-ci :

L'Etat veut avoir le monopole complet des chemins de fer ; il y est poussé par divers intérêts.. Il y a des compagnies de chemin de fer concessionnaires qui ne seraient pas fâchées de se défaire de leur concession à un prix avantageux si l'Etat voulait bien la reprendre ; d'autre part, le gouvernement voit dans l'exploitation des chemins de fer un moyen d'influence politique qu'il ne serait pas fâché de voir grandir. Ces deux intérêts combinés conduiront peut-être quelque jour l'Etat à tenter cette vaste entreprise de l'exploitation du réseau complet des chemins de fer de la Belgique.

Mais, messieurs, je vous prédis, dès maintenant, ce qui arrivera si le ministre des finances n'opposait pas des obstacles insurmontables à ces velléités.

A l'heure qu'il est, les chemins de fer construits par l'Etat, exploités par l'Etat, exploités par des compagnies particulières et en construction, impliquent un réseau de 3,039 kilomètres et un capital de 1,019,847,000 fr.

Les chemins de fer concédés mais non construits, les chemins de fer demandés en concession porteront ce réseau à 4,189 kilomètres et, d'après les chiffres connus, le capital à 1 milliard 529 millions. Or, en admettant que ces lignes coûtent et produisent ce que le réseau actuel coûte et produit en moyenne, il en résulterait que le capital employé produirait à peu près 111,920,13-60 francs, que la dépense s'élèverait à 53,887,000 fr., et que l'intérêt, à 4 1/2 p. c. seulement du capital, s'élèverait à 75,116,000 francs ; de sorte que l'Etat se trouverait en déficit de 22 millions.

C'est donc, à un déficit assuré que courrait l'Etat en voulant agrandir son exploitation. Chaque ligne de chemin de fer que l'Etat ajoutera à ses lignes accroîtra le déficit qui existe actuellement.

Je n'entrerai pas actuellement dans la discussion de ces chiffres ; là n'est pas la question. J'aurai l'occasion de le faire lors de la discussion du budget des travaux publics ; mais j'ai cru devoir présenter cette considération générale dès à présent, parce que cette loi n'a d'autre but, au fond, que d'amener l'état de choses que je vous signale. Il était donc essentiel de vous faire voir le résultat auquel on arriverait fatalement.

Messieurs, si le gouvernement, en vue du fait tout spécial que M. le ministre des finances vient de nous signaler ; si, pour sauvegarder des intérêts très respectables, il nous avait présenté un projet de loi spécial à ce fait, peut-être aurais-je voté ce projet de loi.

Mais le projet qui nous est soumis ayant un caractère général, ce projet s'appliquant à toutes les éventualités, même aux cessions les plus partielles, et venant rendre impossibles les progrès de l’exploitations des (page 410) chemins de fer sans l'autorisation spéciale du gouvernement, sans s'exposer à chaque pas, en quelque sorte, à se mettre dans le cas de l'expropriation sans indemnité dont on menace les compagnies.

Quant à moi, messieurs, je déclare qu'il m'est impossible de voter un pareil principe.

Je voterai contre le projet de loi parce que je ne veux pas m'engager dans la voie où le gouvernement nous convie à le suivre.

M. Jacobsµ. - Messieurs, le gouvernement a toujours raison de dire la vérité à la Chambre et au pays. Il était utile que M. le ministre des finances entrât dans les explications qu'il nous a données, pour que la Chambre puisse se faire une idée exacte de la situation devant laquelle elle se trouve. Le seul point à examiner me paraît être celui-ci : cette situation étant donnée, quel est le remède qu'il importe d'y apporter ?

Jusqu'à présent, il est vrai, en lisant l'exposé des motifs et le rapport de l'honorable M. Orts, nous nous demandions si nous étions en présence d'un mal général, ou d'un cas spécial.

L'exposé des motifs ne contient que des généralités ; un dernier alinéa seul, par ces mots : « Le projet de loi a un caractère d'urgence que vous reconnaîtrez, » laisse deviner la portée spéciale que nous ne lui avons reconnue qu'après les explications de M. le ministre des finances.

L'honorable rapporteur est allé plus loin ; et dans quelques mois sibyllins qui rappellent les énigmes du sphinx, il a fait entrevoir ce que M. le ministre des finances a dévoilé tout à l'heure.

Ce qui m'étonne, c'est le peu de rapport qui existe entre les explications données et l'exposé des motifs. On allègue l'urgence ; nous procédons aujourd'hui comme nous ne procédons jamais ; le projet, renvoyé à une commission, a été rapporté si vite, que nous avons eu à peine le temps de lire l'exposé et le rapport avant d'ouvrir la discussion ; la presse, qui mûrit d'ordinaire les questions, n'a pas pu s'occuper de cette affaire.

S'il y avait urgence réelle, je comprendrais une telle précipitation. Mais l'exposé des motifs déclare que nous sommes armés et que ce que le gouvernement nous demande aujourd'hui est moins que ce que lui accorde l'arrêté royal de 1829, arrêté qui permet, en cas de cession d'une concession, de décréter la déchéance.

Le gouvernement étant ainsi armé, je ne m'explique pas bien la hâte avec laquelle on nous fait délibérer. S'il est un cas où la déchéance pouvait n'avoir rien de trop rigoureux, c'est lorsque des procédés pareils à ceux dont M. le ministre des finances nous a fait le récit, sont posés par une compagnie étrangère, à l'égard du gouvernement belge.

Quoi qu'il en soit, la situation de l'Etat est nettement dessinée par ces explications. Nous ne nous trouvons plus que devant un cas particulier ; je me demande dès lors pourquoi une portée générale a été donnée au projet de loi.

S'il ne s'agissait que de pourvoir aux nécessités de la situation d'aujourd'hui, il suffisait d'établir une disposition légale, défendant les cessions de lignes de chemins de fer à des compagnies étrangères sans l'intervention du gouvernement belge.

Le gouvernement a raison de nous dire que, dans la matière encore peu connue des chemins de fer, les précédents ne peuvent pas lui être opposés.

S'il était venu nous demander, dans un intérêt national, de protéger et le port d'Anvers, et les bassins de Charleroi, de Mons et de Liège ; s'il était venu nous demander une loi spéciale sur les compagnies étrangères défendant aux compagnies belges de leur céder leurs lignes sans l'assentiment du gouvernement ; je crois que personne dans cette enceinte ne se serait levé pour refuser au gouvernement ces pouvoirs spéciaux.

Mais on va plus loin : Ce n'est pas seulement à l'égard des compagnies étrangères, sur lesquelles le gouvernement n'a pas d'action, c'est encore, à l'égard des compagnies belges, dont les cessions ont été autorisées ou du moins tolérées jusqu'à ce jour, qu'on nous propose une interdiction complète.

Ici, messieurs, j'avoue que j'hésite. J'admets le principe contenu dans l'exposé des motifs et dans le rapport de l'honorable M. Orts.

Les chemins de fer font partie de la voirie publique : refuser tout contrôle, refuser toute garantie au gouvernement, serait excessif.

J'admets donc un certain droit de contrôle, mais avant de l'accorder d'une façon absolue, j'hésite ; je réserve tout au moins mon opinion définitive, déclarant très franchement n'avoir pas eu le temps de mûrir ces questions en quelques heures.

Je serais peut-être disposé encore à voter ce droit de contrôle sur toutes les cessions. Mais le projet va plus loin ; il ne contrôle pas seulement les cessions faites aux compagnies étrangères ; il ne contrôle pas seulement les cessions faites à des Belges ou à des compagnies belges, il donne au gouvernement une espèce de droit de mainmise sur tous les chemins de fer concédés en Belgique ; il permet au gouvernement de s'en attribuer le monopole.

Le projet déclare, en effet, que, même lorsqu'il n'y aura pas cession, de l'avis de juges compétents, de l'avis des tribunaux, que même alors il pourra prendre l'administration du chemin de fer concédé, sauf à donner une certaine indemnité à la compagnie, à laquelle il enlève l'administration.

Ici, messieurs, je déclare que je me trouve devant un usage exorbitant du droit, je dirai même un abus.

M. le ministre des finances invoque, à l'appui de cette disposition du projet, une loi anglaise qui a été plus loin que lui, et d'après laquelle le parlement a restreint la durée des concessions, a restreint certains droits du concessionnaire.

MfFOµ. - Le droit de céder.

M. Jacobsµ. - Si je ne me trompe pas, vous avez parlé également de la durée des concessions ?

MfFOµ. - Pour les concessions données depuis la loi.

M. Jacobsµ. - C'est sur ce terrain que je me place. Si j'ai bien compris l'honorable ministre des finances, il a déclaré que les concessions faites pour un terme plus long avaient été, par une loi postérieure, réduites à un terme moins long ; l'Etat ayant le droit, au bout de vingt et un ans, de racheter en capitalisant sur le pied du produit des trois dernières années d'exploitation.

MfFOµ. - J'ai été mal compris. J'ai dit que le parlement anglais, à la suite d'une enquête, revenant sur le principe qu'il avait admis dans les concessions qui, en général, sont perpétuelles en Angleterre, a décidé que désormais, dans les actes de concession, on insérerait le droit pour le gouvernement de racheter la concession après vingt et un ans d'exploitation ; mais cette clause n'existe que pour les concessions accordées depuis la loi dont il s'agit.

M. Jacobsµ. - Je suis charmé d'avoir provoqué ces explications, car je m'étais dit et j'avais dit à mes voisins, au moment où l'argument était produit :« Cela me paraît assez peu honnête. », et, en effet, messieurs, le gouvernement belge n'a jamais été guidé par des principes de ce genre. C'est ainsi que dans l'exposé des motifs de la loi du 29 juillet 1832, le gouvernement s'exprime comme suit :

« Le gouvernement a considéré que ce mode (concession de péages d'exécution de travaux publics) n'est possible que pour autant que le concessionnaire ait la certitude de jouir des avantages que son contrat lui promet ; il faut qu'il sache que ses droits ne pourront jamais être mis en question. »

Tel est le principe incontestable.

Le contrat forme le droit de la partie concessionnaire : le droit de cession peut ne pas lui appartenir et le fait de la cession peut lui faire encourir la déchéance, mais lorsqu'il n'y a pas de cession, lorsque la compagnie reste dans les termes de son cahier des charges, il faut qu'elle jouisse jusqu'à la fin de la concession de tous les droits que le cahier des charges lui a garantis.

Or, le projet de loi lui enlève ce droit ; le projet décide que, lorsqu'il n'y a pas de cession, lorsque les tribunaux déclarent qu'il n'y a cession ni de loin ni de près, ni en apparence ni en réalité, néanmoins le gouvernement peut mettre la ligne sous séquestre et l'administrer pour lui.

Je sais bien que le projet stipule le droit d'indemnité, mais ce droit incomplet et insuffisant n'est pas équitable.

En quoi consiste-t-il en effet ? Lorsque la cession aura été reconnue par les tribunaux, le gouvernement remettra uniquement le produit, sans tenir compte du point de savoir s'il administre mieux ou s'il administre plus mal que n'administrait la compagnie.

Si, au contraire, les tribunaux ont décidé qu'il n'y a point cession, dans ce cas, en supposant que le gouvernement exploite à des conditions plus onéreuses que la compagnie, il devra indemniser celle-ci et lui bonifier la différence.

Cela est fort bien pour le présent ; mais l'avenir, vous l'enlevez à la compagnie. La compagnie peut, dans l'avenir, introduire des améliorations, introduire des perfectionnements dans son exploitation ; elle a compté sur ces éventualités, lorsqu'elle a obtenu la concession de 90 ans. Ces améliorations, les introduirez-vous ?

Quand j'ai demandé la concession, je voulais faire de l'industrie, et j'avais confiance en moi-même comme industriel ; je comptais sur tous les perfectionnements que j'aurais apportés à mon exploitation. Mais vous, gouvernement, je vous reconnais incapable d'exploiter aussi bien que moi ; je crois que ces perfectionnements que j'introduirais dans mon (page 411) exploitation, vous ne les introduirez pas, et ces chances d'avenir, vous m'en privez.

MiPµ. - Le projet dit absolument le contraire.

M. Jacobsµ. - Le rapport de l'honorable M. Orts s'exprime ainsi :

« Le statu quo financier pour les intéressés est maintenu. L'avenir leur échappe ; car cet avenir serait illégal et violerait la foi contractuellement promise ; il est d'ailleurs purement hypothétique. »

Eh bien, l'avenir qui leur échappe est illégal lorsqu'il y a cession, est on ne peut plus légal, quand les tribunaux ont constaté l'absence de cession. L'avenir est hypothétique, soit, mais lorsque je demandais cette concession, j'ai compté et calculé sur ces hypothèses.

Suivant moi, vous ne respectez pas le droit de la compagnie en exploitant, vous gouvernement, en son nom, malgré l'absence de contravention, pas plus que si, voulant imiter, par exemple, le gouvernement prussien exploiteur des houillères de Sarrebruck, vous vous arrogiez le droit de monopoliser les charbonnages, comme, il semble, que vous ayez l'idée de monopoliser l'exploitation des chemins de fer. Si vous disiez à tous les exploitants de charbonnages : « Nous allons mettre la main sur vos exploitations. Si les frais généraux sont plus considérables qu'avant, nous vous indemniserons.» Les exploitants vous répondraient :« Il ne s'agit pas seulement des frais généraux. Vous prétendez exploiter pour nous nos charbonnages ; mais nous avons confiance en nous-mêmes, nous n'en avons aucune en vous. »

L'indemnité ne me paraît donc pas équitable ; le gouvernement ne devrait pas dans la loi tracer des règles spéciales d'indemnité. Qu'il reste, dans la règle générale, qu'il ne trace aucun mode spécial ou qu'il dise, par exemple, que, dans le cas où la contravention n'est pas reconnue, par les tribunaux, le gouvernement devra opter entre la restitution de la ligne et le payement d'une indemnité égale à sa valeur.

Le gouvernement ne peut, en l'absence de contravention de ma part, retenir ma propriété, si cela ne me convient pas. Que le gouvernement m'exproprie pour cause d'utilité publique, qu'il me prenne ma ligne et qu'après expertise, il paye la valeur ; ou bien qu'après que les tribunaux ont constaté qu'il n'y a aucune espèce de contravention de ma part, il me restitue ma ligne. Soit. Mais la garder et dire : pendant les soixante années de la concession qui doivent encore s'écouler, j'exploiterai pour vous, j'exploiterai aussi bien que vous et je vous dédommagerai uniquement des frais généraux supérieurs...

MiPµ. - Mais pas du tout.

M. Jacobsµ. - Vous répondrez. Mon discours n'eût-il eu pour résultat que de provoquer vos explications, je ne le regretterais pas.

Pour me résumer, puisque j. vois que MM. les ministres ont hâte de rectifier les idées erronées qu'ils croient trouver dans ma bouche, je dis : Quant aux compagnies étrangères, le gouvernement a le droit de s'opposer aux cessions ; qu'il ait ce droit pour les compagnies belges, je l'admettrai encore. Mais que, lorsqu'il n'y a pas cession, il ait le droit de s'emparer de l'exploitation de mon chemin de fer et d'exploiter comme il l'entend pendant les cinquantes années de la concession qui restent à courir, c'est ce que je ne puis admettre.

- Un membre. - Il y a le contrôle des tribunaux.

M. Jacobsµ. - Il y a le contrôle des tribunaux ! Mais vous leur tracez des règles spéciales qui ne sont pas équitables

Mais supposons un instant qu'il n'y ait pas de règles spéciales, que vous deviez m'indemniser de toute la perte que je subis en calculant les chances d'avenir que j'ai devant moi.

Si cela est, je vous conteste encore le droit de me prendre mon chemin de fer lorsque, je n'y ai donné aucun prétexte. Vous m'avez promis que je pourrais, en vertu de mon cahier des charges, exploiter pendant quatre-vingt-dix ans, si vous n'avez aucun reproche à me faire, où puisez-vous le droit de me priver de cette autorisation que vous m'avez accordée sans réserve ?

M. le ministre de la justice (M. Bara). - Je n'aurai que peu de mots a répondre à l'honorable M. Jacobs.

L'honorable membre m'a demandé pourquoi j'ai présenté le projet alors que, dans l'exposé des motifs, je déclare que le gouvernement est armé d'un droit qu'il ne s'agit que de confirmer. L'honorable membre n'a pas complètement lu l'exposé des motifs. Oui, le gouvernement a le droit, comme tous les gouvernements de l'Europe, de s'opposer aux cessions de concessions ; mais ce qui manquait, c'est le moyen de ne pas porter préjudice aux intérêts du pays, aux intérêts des actionnaires et aux intérêts des obligataires. (Interruption.)

Si, demain, le fait que nous voulons prévenir s'était accompli, qu'aurait dû faire le gouvernement ? Prononcer la déchéance du Grand-Luxembourg ? Mais c'était la ruine de cette société. La liquidation amenait la vente forcée de l'avoir de la compagnie, et en attendant que seraient devenues les populations dont les lignes du Luxembourg servent les intérêts ? Comment les intérêts des obligations auraient-ils été payés ? Le projet de loi, au contraire, laisse saufs les intérêts du pays et sauvegarde en même temps ceux de la société concessionnaire. Il permet de prendre des mesures conservatoires, et sous ce rapport, loin de se plaindre, la compagnie du Luxembourg devrait de la reconnaissance au gouvernement dans l'hypothèse où elle encourrait une déchéance.

Le principe du projet est-il contestable ? Non, messieurs, et je suis heureux de voir que personne, ne le conteste. Je ne discuterai pas avec l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu la thèse que les chemins de fer peuvent être abandonnés à l'industrie privée, c'est-a-dire que si l'idéal de l'honorable membre se réalisait, ce n'est plus l'intérêt public qui présiderait à l'exploitation des voies ferrées ; celles-ci seraient livrées à la merci des spéculations de l'intérêt privé. Cela est-il soutenable ?

Quand la loi autorise des concessions, elle dit aux compagnies : Vous allez, moyennant un certain péage, construire une voie que l'Etat devrait construire lui-même. C'était au gouvernement a établir le chemin de fer ; il remet ce soin à une compagnie, mais qu'est-ce qui entre dans le domaine de la compagnie ?

Le droit de percevoir le péage, rien de plus. Et encore le péage constitue un impôt que le législateur aurait le droit de supprimer moyennant le payement à la compagnie d'une juste indemnité. C'est ce qu'a décidé la jurisprudence.

Je vais vous lire, messieurs, un arrêt de la cour d'appel de Gand qui définit avec beaucoup de précision le caractère du péage dont la perception est abandonnée aux compagnies. Cet arrêt est du 8 août 1856. Voici comment il s'exprime :

« Attendu qu'il est hors de contestation que la route de Ligny à Dénée, décrétée par arrêté royal du 16 janvier 1835 est une route à la charge de l'Etat ;

« Attendu que la propriété des chemins et routes à la charge de, l'Etat se trouve réglée par l'article 538 du Code civil, d'après lequel ils sont considérés comme des dépendances du domaine public et, à ce titre, inaliénables et imprescriptibles ;

« Que cette règle découle du principe que les choses communes, destinées à l'usage de tous, ne pouvant être la propriété de personne en particulier, doivent appartenir à l'Etat, qui représente l'universalité des citoyens ;

« Attendu que la loi du 19 juillet 1832, en vertu de laquelle a été pris l'arrêté royal susdit, de même que cet arrêté, sont en parfaite harmonie avec la règle de l'article 538 précité ;

« Que la loi autorise uniquement le pouvoir exécutif à concéder des péages, pour un terme n'excédant pas 90 ans, aux personnes ou aux sociétés qui se chargent de l'exécution des travaux publics, prescrivant au surplus de se conformer aux lois existantes ;

« Que l'arrêté royal ordonne l'ouverture de la route, la construction par voie de concession de péages, l'expropriation des terrains pour cause d'utilité publique, et en détermine le tracé et la largeur, le tout conformément aux clauses et conditions du cahier des charges y annexé ; mais que l'un ni l'autre acte ne contient de disposition qui puisse être considérée comme une restriction apportée aux droits de l'Etat au profit des concessionnaires, ni ne renferme un mot concernant la propriété, qui demeure régie par les lois en vigueur ;

« Attendu que le cahier des charges, en réglant les droits et les obligations des concessionnaires, ne leur attribue non plus, ni directement ni indirectement, une part quelconque dans la propriété ; que le contrat intervenu est simplement un marché, ou une entreprise d'ouvrages, à exécuter et à entretenir, sur des terrains dont l'achat a lieu au nom et pour compte de l'Etat, par les soins des entrepreneurs chargés d'en payer le prix : achat et payement, exécution et entretien, formant ensemble ladite entreprise, pour prix de laquelle, comme le fait observer le premier juge, ils reçoivent, en dédommagement, des péages pendant un laps de temps présumé suffisant à cet effet, ce qui équivaut à une somme fixe, que l'Etat leur payerait aux mêmes fins, et qui bien certainement rendrait celui-ci propriétaire immédiat de la route ;

« Que ces péages constituent non un revenu ou un fruit de la propriété, mais un véritable impôt, créé par l'autorité publique, abstraction de la qualité de propriétaire. impôt dont la perception ne se fait par les (page 412) concessionnaires que comme délégués par l'Etat, qui peut toujours l'abolir ou le révoquer, sauf des dommages-intérêts s'il y a lieu. »

Cet arrêt a été rendu par la cour d'appel de Gand après cassation d'un arrêt de la cour d'appel de Liège.

La cour de cassation, sur un réquisitoire très remarquable de M. le procureur général Leclercq, a proclamé ces principes.

Cette doctrine, messieurs, n'est contredite par personne.

M. Delcourµ. - Elle est très juste.

M. le ministre de la justice (M. Bara). - L'honorable M. Jacobs me dit : Pourquoi étendre la loi aux sociétés belges et ne pas la restreindre aux sociétés étrangères ?

Mais si le système est avantageux, pourquoi ne voulez-vous pas l'appliquer également aux sociétés belges ?

Vous ne pouvez admettre que le caractère des concessions de sociétés belges diffère de celui des concessions faites aux sociétés étrangères.

Toutes les voies en Belgique sont du domaine public. Or, si vous admettez que toutes les concessions ont la même nature, que toutes tombent sous le coup des mêmes prohibitions, pourquoi limiter les droits du gouvernement ?

Si le moyen n'était applicable qu'aux sociétés étrangères, il faudrait, le cas se présentant pour des sociétés belges, prononcer la déchéance de ces sociétés, les astreindre à une liquidation onéreuse. Les avantages de la loi doivent profiter aux sociétés belges comme aux autres.

Maintenant, il est bien entendu que notre loi ne s'applique pas aux faits accomplis.

Ainsi, sous la législation actuelle, des fusions se sont opérées avec l'assentiment, soit formel, soit tacite, du gouvernement. La loi actuelle n'y porte aucune atteinte.

La législature pourrait évidemment revenir sur ces faits, mais ce serait à l'aide de moyens nouveaux sur lesquels vous devriez vous prononcer.

M. Delcourµ. - Les situations acquises sont maintenues.

M. le ministre de la justice (M. Bara). - L'honorable M. Jacobs critique le moyen d'indemnisation indiqué dans le projet.

D'abord, messieurs, je, puis rassurer l'honorable membre. Il est bien évident que le projet de loi aura une influence préventive.. Quelle société cédera sa concession sans l'approbation du gouvernement ? Soyez-en convaincus, les sociétés resteront dans leurs obligations, elles respecteront leur contrat, elles n'agiront pas contre les intérêts qu'elles doivent sauvegarder. Dès lors la loi ne sera pas appliquée. Mais supposons que l'hypothèse contraire se présente : le système est simple.

Il y a ou il n'y a pas de contravention ; s'il y a contravention, les conséquences fâcheuses doivent en être supportées, personne ne le contestera, par la société qui a violé ses engagements ; s'il n'y a pas de contravention, l'Etat devra indemniser la compagnie de toutes les pertes qu'il lui ferait subir.

M. Nothomb. - S'il n'y a pas de contravention, l'Etat exploitera tout de même.

M. le ministre de la justice (M. Bara). - Je répondrai tout à l'heure à voire objection. Si, devant les tribunaux, la société établit qu'elle pouvait exploiter à de meilleures conditions que l'Etat, celui-ci devra l'indemniser. (Interruption.) L'Etat doit exploiter en bon père de famille, comme s'il était en lieu et place de la société.

Voilà l'esprit du projet. L'honorable préopinant nous dit : Mais pourquoi n'introduisez-vous pas un amendement qui dise que l'Etat devra opter entre la continuation de l'exploitation par la société ou la reprise du chemin de fer moyennant indemnité ?

Il a été question de cet amendement au sein de la commission, et celle-ci l'a repoussé parce qu'il serait préjudiciable aux sociétés. En effet, quand est-ce qu'une société cherche à céder son droit d'exploitation ? Quand elle se trouve dans une mauvaise situation. Eh bien, c'est dans ce moment que l'Etat pourrait reprendre le chemin de fer. L'Etat ferait une excellente affaire au détriment de la compagnie, car il devrait l'indemnité sur pied de la valeur vénale au moment de la reprise...

M. Jacobsµ. - A l'entrée en possession...

M. le ministre de la justice (M. Bara). - Oui, mais ce serait précisément à ce moment que la société serait en mauvaise situation.

Ce serait donc un moyen pour l'Etat de s'emparer des chemins de fer au préjudice des sociétés.

Aussi qu'a fait le projet de loi ? Il a dit : L'avenir appartiendra à la société ; les tribunaux pourront fixer une somme que l'Etat versera entre les mains de la société au commencement de chaque mois ; les sociétés profiteront de tous les changements qui se produiront, soit dans l'état financier, soit dans l’état industriel du pays, soit dans le perfectionnement des moyens d'exploitation.

Maintenant, je réponds à une dernière objection ; elle me vient de M. Nothomb : Mais pourquoi continuer l'exploitation par l'Etat, alors que les tribunaux auront décidé qu'il n'y a pas de contravention ? Mais c'est une conséquence du principe de ta séparation des pouvoirs.

Le gouvernement décide qu'il y a là une fusion occulte mais certaine et nuisible aux intérêts du pays. Or, les tribunaux ne sont chargés que de statuer sur des intérêts privés ; l'article 92 de la Constitution ne leur attribue que ce droit-là ; ils ne sont pas compétents pour déclarer que les cessions sont contraires aux intérêts généraux du pays. Il faut bien que le gouvernement conserve son droit d'appréciation ; il faut que le gouvernement puisse maintenir, dans l'intérêt du commerce et de l'industrie belges, l'acte qu'il a posé.

Mais, d'un autre côté aussi, la compagnie ne peut pas souffrir dans ses intérêts privés ; elle doit être indemnisée.

C'est ce que fait le projet de loi en disant : Si l'Etat, par des motifs dont l'appréciation lui appartient, juge que la cession ou la fusion n'est accomplie, il continuera d'exploiter, mais la compagnie sera indemnisée et l'indemnité sera calculée sur le pied de l'article 3 du projet.

Je pense donc que le projet de loi ne peut causer aucun préjudice aux sociétés concessionnaires, qu'au contraire il sauvegarde complètement les intérêts de leurs créanciers et du pays. Il donne aux populations la garantie que le service public, dont les sociétés concessionnaires sont chargées, ne subira pas d'interruption.

Je crois donc que la Chambre peut et doit voter le projet de loi qui lui est soumis et qu'il n'y a aucune considération tirée, soit du droit, soit de l'équité la plus scrupuleuse, qui puisse le faire rejeter par les membres de cette assemblée.

M. le président. - La parole est à M. le rapporteur.

M. Orts, rapporteur. - J'y renonce.

- Plusieurs membres. - Aux voix ! aux voix !

M. Coomans. - Messieurs, vraiment je m'étonne de ces cris : aux voix ! qui retentissent de divers côtés de la Chambre.

M. le président. - Vous avez la parole, M. Coomans.

M. Coomans. - Je le sais, M. le président, mais je puis bien, je pense, exprimer l'étonnement que me cause l'impatience d'une partie de la Chambre, de passer au vote alors que je n'ai pas entendu une seule fois ces cris : aux voix ! pendant notre longue et fastidieuse discussion sur le grec.

Prenons-y garde, messieurs, nous consacrons des séances entières à la discussion de questions insolubles, de questions pour lesquelles on ne nous propose pas de solution ; la Chambre écoute ou n'écoute, pas ces débats, elle a tout au moins la politesse d'avoir l'air d'écouter. Et maintenant qu'il s'agit d'une question bien autrement sérieuse, je suppose, que la question du grec, telle qu'on l'a posée, et même que la question du travail des femmes et des enfants dans les mines et manufactures, on voudra voter sans même avoir discuté ! J'espère que la majorité de la Chambre laissera la discussion suivre son cours naturel.

Pour ma part, j'ai encore différentes choses à dire en réponse aux deux ministres qui ont parlé tout à l'heure ; j'ai à compléter mes observations, et nous sommes arrivés à l'heure réglementaire de la clôture des séances du samedi. (Interruption.)

Je demande donc le renvoi de la discussion à mardi. (Aux voix ! aux voix ! La clôture !) Mais, messieurs, y aurait-il parti pris de voter aujourd'hui ? (Oui ! oui !) Vraiment, messieurs, ceci est encore plus fort que le projet de loi. (Interruption.)

J'insiste pour la remise à mardi.

Je vois que beaucoup de membres m'approuvent. Il y a, du reste, encore des orateurs inscrits. J'ai déjà prononcé un long discours ; d'autres membres désirent en prononcer aussi. Je demande qu'on respecte leur droit.

Donc, je désire que la séance soit remise à mardi, et qu'on respecte les compagnies belges et le milliard à peu près qui est en jeu ; qu'on les respecte, dis-je, autant que le grec.

M. le président. - Je dois faire remarquer à M. Coomans qu'il n'y a pas d'heures arrêtées pour la clôture des séances ; la Chambre, à chaque séance, décide à quelle heure elle termine ses travaux.

M. Coomans. - Je demande que la Chambre vote sur ma proposition tendante à remettre la suite de la discussion à mardi.

MpVµ. - Je mets cette proposition aux voix.

- Des membres. - L'appel nominal !

- Il est procédé à l'appel nominal.

(page 413) 81 membres sont présents.

36 membres répondent oui.

45 membres répondent non.

En conséquence, la remise à mardi n'est pas adoptée. La discussion continue.

Ont répondu oui :

MM. Vander Donckt, Van Wambeke, Verwilghen, Vilain XIIII, Visait, Wouters, Carlier, Coomans, Coremans, Couvreur, de Clercq, de Haerne, Eugène de Kerckhove, Delaet, Delcour, de Liedekerke, de Montblanc, de Muelenaere, de Naeyer, de Terbecq, de Theux, Dewandre, de Zerezo de Tejada, Guillery, Hayez, Jacobs, Kervyn de Lettenhove, Landeloos, Lebeau, Lefebvre, Liénart, Mulle de Terschueren, Nothomb, Reynaert, Royer de Behr et Schollaert.

Ont répondu non :

MM. T'Serstevens, Ernest Vandenpeereboom, Vander Maesen, Vanderstichelen, Van Humbeeck, Van Iseghem, Vleminckx, Watteeu, Allard, Ansiau, Anspach, Bara, Beke, Bieswal, Bouvier-Evenepoel, Broustin, Bruneau, Crombez, David, de Baillet-Latour, de Brouckere, De Fré, de Lexhy, de Macar, de Bougé, de Rossius, de Vrière, de Vrints, Elias, Frère-Orban, Funck, Hagemans, Hymans, Jamar, Jonet, Lippens, Moreau, Muller, Nélis, Orban, Orts, Pirmez, Preud'homme, Rogier et Dolez.

M. le président. - La parole est à M. Coomans.

M. Coomans. - Messieurs, étant très fatigué, je n'abuserai pas du droit que vous venez de me donner de parler longuement ; je me bornerai à résumer les principales observations que j'ai à faire valoir.

Je m'arrêterai peu à ce que vient de nous révéler l'honorable ministre des finances, qu'on a tenu envers lui une conduite peu polie, même dirai-je qu'on lui a témoigné de mauvais procédés.

Ces faits admis, je ne veux pas en douter, je les considère comme une question personnelle qui toute grave qu'elle est vis-à-vis de l'honorable ministre, ne serait pas une raison suffisante pour nous faire adopter une loi mauvaise, devant compromettre l'avenir de nos plus grands intérêts industriels.

Que l'étranger se conduise mal envers nous, nous avons différents moyens de lui répondre. Le meilleur, c'est de nous conduire bien. Mais jamais, je pense, ce n'est une raison pour faire contre lui, par caprice de petite vengeance, des lois peu conformes à l'intérêt national.

La question d'amour-propre est donc petite. Je la laisse de côté ! A mes yeux le point essentiel, c'est la mort future de presque toutes nos compagnies et l'impossibilité qu'on crée d'en former de nouvelles.

Nos compagnies, je le regrette fort, moi qui ne suis pas partisan de l'exploitation des chemins de fer par l'Etat, nos compagnies ne sont pas assez encouragées. Leurs intérêts ont été souvent froissés ; quelquefois méconnus, et aujourd'hui, je les trouve sérieusement compromis, car je ne puis pas admettre, cette assertion, incroyable dans la bouche de ministres, que c'est dans l'intérêt des compagnies qu'ils demandent les moyens de les égorger. Je crains fort, je n'en suis pas sûr, mais maints antécédents me permettraient de le supposer, je crains fort que l'intention secrète du ministère ne soit de rendre l'existence si difficile, si mauvaise aux compagnies qu'elles finissent, par lui demander grâce et le supplier d'avoir la bonté grande de les absorber.

Vous visez au monopole en fait de chemins de fer comme en bien d'autres choses.

Vous avez déjà fait bien des pas dans cette voie funeste ; vous en faites encore un aujourd'hui en vous préparant à exploiter les chemins de fer par vous-mêmes, car vous savez bien qu'une fois cette exploitation commencée par l'Etat, elle sera continuée et vous aurez d'autant plus facilement raison de la résistance des compagnies affaiblies qu'elles n'auront bientôt plus de quoi fournir un intérêt de 2 p. c. à leurs actionnaires.

Or, cette omnipotence de l'Etat dans le domaine des intérêts matériels, banques, chemins de fer et bien d'autres choses, je la considère comme fatale, aussi fatale pour le gouvernement que pour le ministère, mais moins pour le gouvernement que pour le public.

Je vous assure que cela sera fatal au gouvernement et que ce sera encore une fois le pays qui expiera la faute accomplie.

Les honorables ministres n'ont pas cherché un instant à justifier le grand changement d'opinion qu'ils ont exécuté depuis le mois d'août 1864. Alors il fallait laisser, on le proclamait par arrêté royal, une grande liberté aux compagnies. Je vous ai lu le texte de l'arrêté royal. Aujourd'hui, ils font absolument le contraire et ils affirment, avec la même assurance que celle qu'ils montraient il y a quatre ans, qu'ils ont parfaitement raison et que nous avons parfaitement tort, nous qui cependant ne faisons que répéter leur langage d'il y a quatre ans ; mais je suis habitué à m'entendre dire que je ne comprends rien, que je ne sais pas lire. Si je ne l'étais pas, je serais bien effrayé ; car je suis à l’âge où il est urgent d'apprendre à lire et à comprendre. (Interruption.)

Les honorables ministres n'ont pas non plus rectifié l'erreur qu'ils ont commise dans l'exposé des motifs, en disant qu'en Angleterre, c'est le gouvernement qui accorde ou refuse la cession des chemins de fer. J'ai prouvé que c'est le parlement qui a ce droit.

MfFOµ. - Vous n'avez pas prouvé cela, ce sont des jeux de mots.

M. Coomans. - Des jeux de mots ! c'est vous qui en faites dans votre exposé des motifs. Vous dites à la page 3 de l'exposé des motifs : « C'est ainsi qu'après avoir octroyé à des sociétés le droit de vendre ou de céder leurs concessions, revenant sur ce système, il (le parlement) a, par un nouveau bill en date du 4 août 1845, interdit tout contrat de ce genre sans permission du gouvernement. »

Or, ce n'est pas le gouvernement qui donne les concessions en Angleterre, c'est le parlement. Si c'est un jeu de mots, il est très grave.

Messieurs, on vient de me dire qu'il y a parti pris de voter tout aujourd'hui. Je vous avoue qu'à cet argument-là, je n'ai rien à répondre et je laisse, à mes honorables amis le soin de continuer le débat, s'ils en ont le courage.

M. Kervyn de Lettenhove. - En présence de la détermination de la Chambre, je ne prolongerai pas ce débat ; je me bornerai à adresser quelques questions au gouvernement.

M. le ministre des finances, en terminant son discours, a annoncé que le gouvernement ne ratifierait pas le traité qui était intervenu récemment entre une société française et la compagnie du Luxembourg. Dans le même discours, M. le ministre des finances s'en est référé à la déclaration si nette et si formelle (c'étaient ses expressions) de M. le ministre des travaux publics, dans la séance du 11 janvier dernier. Or voici, messieurs, en quels termes s'exprimait M. le ministre des travaux publics :

« Nous avons examiné attentivement quelle attitude le gouvernement aurait à prendre éventuellement et quelle situation spéciale les statuts de la compagnie du Luxembourg créeraient à cette société. Il en est résulté pour nous à l'évidence que l'autorisation du gouvernement est nécessaire pour une opération du genre de celle que médite la compagnie du Luxembourg. »

Je désire donc savoir de M. le ministre des finances si le gouvernement se croit suffisamment armé par les clauses du cahier des charges, et, dans cette hypothèse, pourquoi il a cru devoir d'urgence nous saisir du projet de loi sur lequel nous délibérons aujourd'hui.

C'est, messieurs, un dilemme que je désire poser.

Ou bien il y a un cahier des charges, et en ce cas, je demande pourquoi le gouvernement ne l'applique pas comme il en a le droit ; ou bien ce cahier des charges n'existe pas, et en ce cas encore, j'ai à demander au gouvernement s'il croit licite et équitable de venir ajouter une clause rigoureuse à un contrat ancien dans lequel il est intervenu comme partie.

L'honorable rapporteur de la section centrale affirme que l'Etat peut reprendre tout ce qu'il a donné, que l'Etat est seul appréciateur de l'intérêt qui permet de concéder, et que, par voie de conséquence, le gouvernement a le droit absolu et sans contrôle de juger s'il est de l'intérêt public de retirer la concession.

J'avoue, messieurs, que je découvre là une situation si exceptionnelle et tellement grave que je ne puis l'accepter ; et le discours prononcé tout à l'heure par M. le ministre des finances a ajouté à mes craintes et à mes scrupules.

En effet, M. le ministre des finances n'a pas hésité à dire que lorsque, postérieurement à un contrat de concession, le gouvernement arrive à reconnaître (je crois citer fidèlement son langage) qu'il se présente des choses qu'il n'avait pu prévoir dans cette matière nouvelle, il y a pour lui nécessité de revenir sur ce qui a été fait.

D'après M. le ministre, le gouvernement a, à cet égard, un droit imprescriptible, indiscutable, inaliénable. Eh bien, c'est ce que je ne puis admettre. Je crois que lorsque le gouvernement intervient dans un contrat, son engagement est plus sacré qu'aucun autre, parce que le gouvernement a la force entre les mains et que, par cela même, il est d'autant plus obligé à le respecter.

Les compagnies qui ont loyalement traité avec le gouvernement n'auraient-elles pas le droit de se plaindre de toutes les modifications que l'on viendrait apporter au contrat qui, d'après le droit civil comme d'après l'équité, forme la loi des parties.

Veuillez remarquer, messieurs, que le projet de loi ne s'applique pas seulement au cas de violation du contrat ; il s'applique même dès que le (page 414) gouvernement juge qu'il y a utilité publique à revenir sur ce qui a été fait.

Et lorsque M. le ministre des finances disait, il y a quelques moments, que le gouvernement a droit de prononcer la peine de mort contre les compagnies, je me demandais quelle justice présiderait à cette condamnation, puisque, dans le système de la loi, elle peut même frapper un innocent.

J'appelle sur ces graves questions l'attention de la Chambre, et j'espère que M. le ministre des finances ne me refusera pas les explications que j'ai eu l'honneur de lui demander.

MfFOµ. - Messieurs, si je devais parler pour les jurisconsultes de l'assemblée, je devrais m'abstenir ; il n'en est pas un seul assurément qui mette en doute les principes que j'ai énoncés et qui ne sont pas précisément ceux que vient de soutenir l'honorable M. Kervyn. L'honorable membre me demande si, d'après l'acte de concession, le gouvernement a le droit de s'opposer à la cession du chemin de fer du Grand-Luxembourg ? Le gouvernement a déclaré, dans l'exposé des motifs du projet de loi, que ce droit qu'a le gouvernement de s'opposer à la cession, dérive de la même source que le droit de concéder. Ce. n'est donc pas dans l'acte de concession qu'il devrait puiser un pareil droit.

L'honorable M. Kervyn fait une objection, en demandant si, dans le contrat, on n'a pas accordé, par exemple, le droit de céder la concession. Messieurs, cette faculté n'a pas été stipulée dans le contrat ; mais y fût-elle, on aurait encore le droit de la restreindre.

M. Kervyn de Lettenhove. - Vous m'avez mal compris, monsieur le ministre ; permettez-moi une explication. J'ai voulu faire, remarquer à la Chambre que, dans la séance du 11 janvier, M. le ministre des travaux publics avait déclaré formellement qu'en vertu du cahier des charges le gouvernement avait le droit d'empêcher la mise à exécution de la convention conclue récemment.

MfFOµ. - En vertu du droit que possède le gouvernement de prononcer la déchéance de la compagnie, comme je l'ai établi tantôt, nous pouvons arrêter l'effet d'une pareille cession. C'est ce que j'ai appelé la peine de mort appliquée à la compagnie. Le projet de loi, ai-je dit, propose de substituer à cette sanction un moyen beaucoup moins rigoureux, et par conséquent plus pratique, et plus efficace : celui de ne pas léser le droit privé, tout en sauvegardant l'intérêt public.

En vertu du projet de loi, on ne pourra prendre aucune mesure qui soit de nature à léser l'intérêt de la compagnie, sans l'indemniser. Voila le principe du projet de loi. Mais la compagnie ne pourra pas non plus disposer du droit public.

L'honorable M. Kervyn s'est étonné qu'on ait pu dire, que des péages concédés pouvaient être abolis. Mais cela est incontestable, et je vais le démontrer à l'honorable membre. Je suppose que la concession ait été octroyée à perpétuité par les clauses les plus générales, les plus absolues. La souveraineté publique exercée par la législature déclare, à une heure donnée, qu'il est d'intérêt public que les transports se fassent gratuitement, et que les péages sont abolis. Qu'y aurait-il là d'impossible, d'injuste et d'impraticable ? Vous avez évidemment ce droit.

En concédant à une société un péage à percevoir sur un domaine public, inaliénable et imprescriptible, on ne lui abandonne qu'une part des bénéfices à retirer de l'exploitation ; et quand on l'indemnise, de la manière la plus complète, pour le retrait de cette concession, comme dans le cas où l'on exproprie une propriété privée pour cause d'utilité publique, aucune plainte ne peut être raisonnablement formulée.

Mais, messieurs, ces principes ne sont pas engagés dans la mesure que comporte le projet de loi. Les principes dont il s'agit sont très simples, très rationnels et parfaitement justifiés au point de vue de l'équité la plus scrupuleuse. On sauvegarde l'intérêt public dans la juste proportion où il doit être sauvegardé, sans faire subir aucun préjudice aux intérêts privés.

Quel intérêt le gouvernement peut-il avoir à reprendre des concessions de chemins de fer pour les exploiter, si ce n'est l'intérêt public ?

El encore, ne s'agit-il point de tout intérêt public quelconque, mais d'intérêts publics spéciaux, déterminés par la loi, c'est-à-dire le droit d'empêcher les compagnies de céder, d'une manière directe ou indirecte, les concessions qui leur ont été accordées.

Quel préjudice subissent les compagnies dans cette hypothèse ? Aucun.

S'il y a contravention, elles sont privées de leur droit d'exploitation. S'il n'y a pas de contravention, leur exploitation leur sera remise ; et si elle ne leur était pas remise, ce à quoi les tribunaux ne peuvent contraindre le gouvernement lorsque, dans l'exercice de son droit et dans son indépendance, il a reconnu que l'exploitation ne peut être rendue à la société, les tribunaux déclarent qu'il y a lieu à dommages-intérêts et fixent le chiffre de l'indemnité à allouer en réparation du préjudice causé.

C'est le seul système qui soit praticable en cette matière.

On nous dit que la disposition est vague, dangereuse, qu'on pourra enlever l'exploitation à une compagnie, si elle a aliéné, ses droits par fusion, bail ou autrement. Mais, sans doute, messieurs : il a fallu employer cette expression générale pour pouvoir atteindre tous les faits.

Je vais vous citer un exemple, qui ne vous laissera aucun doute sur cette nécessité. Je suppose une compagnie dont les actions sont pour le plus grand nombre faciles à recueillir ; cela existe, et l'on a même indiqué dans la presse que ces moyens peuvent être employés dans le cas particulier dont nous nous occupons. On cède ces actions et on impatronise par le fait une société étrangère dans le pays, où l'on opère une fusion que le gouvernement ne voudrait pas approuver.

Nous disons qu'il y a là une contravention ; la société soutient qu'il n'y en a pas ; nous voici devant les tribunaux. Or, devant les tribunaux, on demande s'il y a, par le fait indiqué, un transfert de propriété ? Non ; la société existe et continue à exister telle qu'elle, était ; elle n'a pas disparu. Y a-t-il eu fusion de société, aux termes du droit civil ? Non. Y a-t-il bail ? Non. Les tribunaux pourraient donc décider, en pareille hypothèse, qu'il n'y a pas de fusion, qu'il n'y a pas de cession, qu'il n'y a pas de bail, aux termes du droit civil.

Eh bien, nous disons, nous : Il y a contravention et nous maintenons notre droit. Nous aurons à répondre devant le pays de l'acte que nous aurons posé et nous viendrons vous dire : Voilà pourquoi nous avons agi comme nous l'avons fait. Jugez nos actes. Et si notre conduite, après avoir été condamnée par les tribunaux, était ensuite condamnée par vous, croyez-vous que nos actes pourraient subsister ? Evidemment non ! Or, quelle garantie plus sérieuse, plus réelle, plus efficace, pourrait-on donner aux sociétés ?

Mais, messieurs, le. gouvernement a plus grand intérêt à ce que les compagnies soient dans de bonnes conditions. N'est-ce pas pour lui un grave sujet de préoccupation que de voir certaines compagnies dans une situation précaire ? C'est une obligation pour le gouvernement de ne rien faire qui soit de nature à nuire, sans une nécessité absolue, à des intérêts privés. Mais, avant tout, le premier, le plus impérieux de ses devoirs, celui qu'il ne saurait méconnaître sans déserter sa mission la plus importante, c'est de sauvegarder l'intérêt public.

- Des membres. - Aux voix ! la clôture.

M. Carlierµ. - Malgré la discussion prolongée à laquelle on s'est livré, je conserve quelques scrupules sur le principe que le gouvernement prétend faire prévaloir. Tout d'abord, je ne puis pas admettre, et je me contente de. signaler sommairement ce scrupule, je ne puis pas admettre que le droit à l'exploitation d'un chemin de fer concédé appartient au domaine public. J'estime qu'ayant été concédé, le droit à l'exploitation...

M. le ministre de la justice (M. Bara). - C'est une obligation, ce n'est pas un droit.

M. Carlierµ. - Je le répète, je me borne à indiquer le scrupule que j'éprouve.

Un autre scrupule plus considérable touche à la disposition de l'article 3.

En effet, par cet article 3, vous faites une véritable expropriation pour cause d'utilité publique, mais contrairement aux principes de la Constitution vous n'accordez pas l'indemnité préalable.

Votre système est celui-ci : L'Etat a toujours le droit d'exproprier pour cause d'utilité publique une, concession qu'il a accordée à une compagnie ou à un particulier ; pour exercer ce droit, vous êtes constitutionnellement forcé de payer à l'avance l'indemnité qui remplace pour l'exproprié la chose que vous lui enlevez.

Eh bien, aux termes de l'article 3, cette indemnité préalable vous ne la payez pas.

M. Orts. - Je demande la parole.

M. Carlierµ. - Vous la remplacez d'après la demande de la société expropriée, soit par une somme annuelle due pendant tout le temps de l'exploitation de l'Etat, soit pour le temps écoulé sous réserve des droits pour l'avenir.

Eh bien, je propose, afin d'aplanir des scrupules que je crois partagés par beaucoup de membres de cette assemblée ; je propose à la loi un amendement qui aurait pour effet de faire dire que l'indemnité sera fixée d'après la demande de la société, soit par une somme globale à payer immédiatement par l'Etat comme en matière d'expropriation pour cause d'utilité publique, soit par une somme annuelle due pendant tout le temps de l'exploitation. (Le reste comme au projet de loi.) Par ce moyen, nous satisferions complètement au vœu de la Constitution, et l'Etat ne pourrait pas, à (page 415) son gré, exproprier pour cause d'utilité publique, sans se conformer à toutes les conditions inhérentes à ce genre d'expropriation.

Voilà, messieurs, les scrupules qui m'empêcheraient de voter le projet de loi, si l'amendement que j'ai l'honneur de proposer n'était pas adopté.

M. Orts, rapporteur. - Deux mots suffiront, je pense, pour calmer les scrupules de l'honorable M. Carlier.

L'honorable membre a des scrupules sur la constitutionnalité du projet parce que, d'après la Constitution, au nom de l'utilité publique, un citoyen ne peut être privé de sa propriété sans une juste et préalable indemnité. Il ne conteste pas que le projet de loi consacre le principe de l'indemnité, il ne conteste pas que l'indemnité ne soit juste ; mais il reproche au projet de ne pas décider que l'indemnité sera préalable.

Ce scrupule de l'honorable M. Carlier naît d'une confusion d'idées qu'il reconnaîtra dès que je la lui aurai signalée ; car il est trop jurisconsulte pour ne pas apercevoir immédiatement son erreur une fois signalée. L'honorable membre confond la garantie accordée à la propriété privée par la Constitution avec ce que réclame un droit dérivé non pas du droit privé, mais du droit public. Les garanties constitutionnelles relatives à l'expropriation ont été inscrites dans notre pacte fondamental pour protéger la propriété privée et la propriété privée, seule, le citoyen contre l'Etat. Elles sont complètement étrangères aux droits politiques.

Le privilège que concède l'Etat à un concessionnaire de chemin de fer ne peut jamais constituer une propriété privée. Le droit que l'Etat transmet à un particulier ne peut pas, après la transmission, changer de caractère.

Si l'Etat cède une propriété qu'il possède comme tout autre pourrait la posséder, il cède une propriété privée, et le droit commun règle la cession. Mais ce n'est pas parce que l'Etat est propriétaire qu'il concède la création d'une voie publique et le droit de percevoir des péages, un impôt ; c'est parce qu'il est Etat, c'est parce qu'il est la puissance publique, le pouvoir politique. Il cède l'exercice d'un droit purement politique.

Le scrupule de l'honorable M. Carlier naît donc d'une confusion entre deux ordres d'idées parfaitement distinctes, parfaitement étrangères, les unes aux autres.

Quant à l'amendement de l'honorable M. Carlier, il a un double inconvénient, il est tout à la fois défavorable à l'Etat et défavorable aux compagnies.

Défavorable à l'Etat ! Et, en effet, quel est le but de l'amendement ? Forcer l'Etat à exproprier pour cause d'utilité publique, dans certains cas donnés. On veut contraindre l'Etat à exproprier, chaque fois qu'une compagnie menacera de céder son exploitation à une autre. Or, qu'arriverait-il avec un pareil système ? Toute compagnie intéressée à se faire exproprier ferait le simulacre d'une cession ; et alors, messieurs, nous arriverions bientôt à cette situation qui tout à l'heure faisait reculer d'épouvante l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu et dire avec terreur : L'Etat marche vers un but dont j'ai peur : le rachat général de toutes les concessions.

Je dis, en second lieu, que l'amendement est défavorable aux sociétés elles-mêmes autant qu'il est défavorable à l'Etat, et voici comment. Si une compagnie veut se faire exproprier, ce ne sera que parce que ses opérations ne lui paraîtront pas fructueuses ; c'est que sa concession n'aura plus guère de valeur.

Comment sera calculée l'indemnité d'expropriation ? D'après la valeur de la concession au moment de l'expropriation, c'est-à-dire dans les conditions les plus défavorables pour la compagnie expropriée.

Dans le système du projet de loi, au contraire, l'Etat continue l'exploitation ; il réserve à la compagnie toutes les chances d'avenir que sa ligne peut offrir, et on calcule l'indemnité sur les bénéfices probables qu'elle aurait pu réaliser pendant toute la durée de la concession, année par année, selon les modifications que le cours du temps et les événements peuvent amener en sa faveur.

Ces considérations me paraissent de nature à donner toute satisfaction à l'honorable M. Carlier et à l’engager à retirer son amendement, lequel va directement à rencontre du but que poursuit son auteur.

M. Carlierµ. - Mon amendement s'applique exclusivement au cas où l'Etat exproprie réellement une compagnie, c'est-à-dire au cas prévu par le second membre de l'article 3 ; il s'agit uniquement du cas où l'Etat voulant exproprier une compagnie, rencontrerait, de la part de l'autorité judiciaire, une décision impliquant que la société n'a commis aucune contravention. C'est donc une véritable expropriation.

- Personne ne demandant plus la parole, la discussion générale est close. On passe aux articles.

Discussion des articles

Articles 1 et 2

« Art. 1er. Les sociétés de chemin de fer ne peuvent céder les lignes dont elles sont concessionnaires qu'avec l'approbation du gouvernement.

« Sont considérées comme cessions non seulement les conventions portant aliénation de la concession, mais tous actes par lesquels une société transférerait par bail, fusion ou autrement l'exploitation totale ou partielle d'une ligne. »

- Adopté.


« Art. 2. En cas d'infraction à l'article précédent, le gouvernement pourra, indépendamment des droits qui lui sont attribués par la législation existante, ordonner que la ligne sur laquelle, la convention a porté sera administrée par le département des travaux publics pour compte de la société. »

- Adopté.

Article 3

« Art. 3. Cette mesure sera décrétée par arrêté royal. Le gouvernement pourra seul la faire cesser en remettant l'exploitation à la société.

« Si la société conteste le fait de la contravention, elle peut recourir aux tribunaux quant à ses intérêts privés. Elle sera déboutée si le fait de la contravention est établi.

« Dans le cas contraire, les tribunaux lui alloueront, à titre d'indemnité, une somme égale au préjudice qu'elle subirait par suite de l'impossibilité où elle est de diriger l'exploitation ; l'indemnité sera fixée, d'après la demande de la société, soit par une somme annuelle due pendant tout le temps de l'exploitation de l'Etat, soit pour le temps écoulé, sous réserve des droits pour l'avenir. Les tribunaux pourront ordonner qu'au commencement de chaque mois, la somme à laquelle ils évalueront le bénéfice qu'eût réalisé, pendant ce mois, la société exploitant elle-même, soit versée dans ses caisses. »

M. le président. - A cet article, deux amendements ont été présentés, l'un par M. Jacobs, l'autre par M. Carlier.

L'amendement de M. Jacobs consiste à substituer, dans le troisième alinéa de l'article, aux mots : « dans le cas contraire, les tribunaux, etc. » (jusqu'à la fin de l'alinéa), ceux-ci :

« Dans le cas contraire, le gouvernement devra opter entre la restitution de la ligne à la compagnie et le payement d'une indemnité égale à sa valeur ; les tribunaux alloueront en outre une somme égale au préjudice temporaire subi par la compagnie par suite de l'impossibilité où elle est mise de diriger l'exploitation. »

L'amendement de M. Carlier consiste à intercaler dans le même alinéa après les mots : « D'après la demande de la société », les mots suivants : « Soit par une somme globale à payer immédiatement par l'Etat, comme en matière d'expropriation pour cause d'utilité publique. »

- Les deux amendements sont appuyés.

Personne ne demandant la parole, M. le président met aux voix la partie de l'article 3 sur laquelle il n'y a aucun amendement, et qui se compose du paragraphe premier, du paragraphe 2 et du commencement du paragraphe 3, jusques et y compris les mots : « Si le fait de la contravention est établi. »

- Cette partie de l'article 3 est adoptée.

SI. le président. — Je mets maintenant aux voix l'amendement de M. Jacobs, qui étant plus radical, doit .avoir la priorité.

- Cet amendement n'est pas adopté.

L'amendement de M. Carlier est ensuite mis aux voix et n'est pas adopté.

La seconde partie de l'article est mise aux voix et adoptée.

Article 4

« Art. 4. La présente loi sera exécutoire le lendemain de sa publication. »

- Adopté.

Vote sur l’ensemble

Il est procédé au vote, par appel nominal, sur l'ensemble du projet.

79 membres prennent part au vote.

61 répondent oui.

16 répondent non.

2 membres se sont abstenus.

En conséquence le projet de loi est adopté ; il sera transmis au Sénat.

Ont répondu oui :

MM. Allard, Ansiau, Anspach, Bara, Beke, Bieswal, Bouvier-Evenepoel, Broustin, Bruneau, Couvreur, Crombez, David, de Baillet-Latour, de Brouckere, De Fré, de Haerne, Delcour, de Lexhy, de Macar, de Mont-blanc, de Naeyer, de Rongé, de Rossius, de Terbecq, de Theux, de Vrière, de Vrints, Dewandre, Elias, Frère-Orban, Funck, Guillery, Hagemans, Hymans, Jamar, Jonet, Landeloos, Lebeau, Lefebvre, Lippens, Moreau, Millier, Mulle de Terschueren, Nélis, Orban, Orts, Pirmez, Preud'homme, Rogier, Boyer de Behr, Schollaert, T'Serstevens, E. Vandenpeereboom, Vander Maesen, Vanderstichelen, Van Humbeeck, Van Iseghem, Vleminckx, Watteeu, Wouters et Dolez.

Ont répondu non :

MM. Coomans, Coremans, Eug. de Kerckhove, Delaet, de Liedekerke, (page 416) de Muelenaere, Hayez, Jacobs, Kervyn de Lettenhove, Liénart, Nothomb, Reynaert, Vander Donckt, Van Wambeke, Vilain XIIII et Visart.

Se sont abstenus :

MM. Carlier et Verwilghen.

M. le président. - MM. Verwilghen et Carlier, qui se sont abstenus, sont priés de faire connaître les motifs de leur abstention.

M. Verwilghenµ. - Je ne comprends pas la précipitation extrême avec laquelle le gouvernement veut faire voter par la législature un projet de loi aussi important que celui qui nous est soumis en ce moment.

Je vous avoue, messieurs, que je n'ai pas eu devant moi un temps suffisant pour apprécier les conséquences si graves qui doivent découler des principes qu'on veut nous faire sanctionner.

La législation qui régit aujourd'hui les nombreuses concessions de chemins de fer accordées en Belgique présente des lacunes qu’iclel importe de combler au plus tôt ; mais il m'est impossible d'accorder au gouvernement les pouvoirs exorbitants que l'art. 3 du projet de loi lui attribue.

M. Carlierµ. - Messieurs, en présence des faits qui sont révélés par le gouvernement dans les négociations qui se sont faites relativement au chemin de fer du Grand-Luxembourg, je n'ai pas cru que le gouvernement pût rester désarmé ; mais, rencontrant dans la loi une disposition qui n'est pas d'accord avec le texte de la Constitution, je n'ai pas cru devoir le voter.

M. le président. - Messieurs, la Chambre paraît désireuse de ne pas continuer la séance ; il est donc entendu que nous nous réunirons mardi prochain à 2 heures.

- La séance est levée à 5 heures.