(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants)
(Présidence de M. Dolezµ.)
(page 139) M. Reynaert, secrétaireµ, fait l'appel nominal à 2 heures et un quart et donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier ; la rédaction en est approuvée.
M. Van Humbeeck, secrétaireµ, présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre :
« Des habitants de Liège demandent la réorganisation de la garde civique. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Les sieurs Maubacq, Collignon et autres délégués de conseils communaux demandent que le tracé par Habay-Saint-Léger soit adopté pour le chemin de fer de Virton. »
M. Bouvierµ. - Je demande un prompt rapport sur cette pétition.
M. le président. - Je ferai remarquer que toutes les pétitions font maintenant l'objet de prompts rapports.
M. Bouvierµ. - Il importe que les habitants de l'arrondissement de Virton soient rassurés et fixés le plus tôt possible sur le tracé des chemins de fer dont il s'agit. J'aurai, à l'occasion de ce rapport, à adresser une interpellation à M. le ministre des travaux publics, et je le prie d'en prendre acte.
M. le président. - Il sera fait droit à la demande de M. Bouvier.
« Le sieur Van Gheluwe prie la Chambre de revenir sur la résolution qu'elle a prise au sujet de sa pétition tendante à obtenir un congé illimité pour son fils, soldat au 4ème régiment des lanciers. »
- Même renvoi.
« Les sieurs Morren réclament l'intervention de la Chambre pour faire annuler l'acte qui adjuge au sieur Winkeltoren la location d'une pièce de terre, appartenant à la fabrique de l'église d'Hognoul. »
- Même renvoi.
« La chambre de commerce d'Arlon présente des observations contre le projet de diriger par Meix-devant-Virton le chemin de fer à construire pour l'arrondissement de Virton et demande qu'on adopte le tracé de Virton par Elbe, Saint-Léger, Etalle et Habay. »
- Même décision que sur la pétition des sieurs Maubacq et autres.
Discussion du rapport sur la pétition des journalistes
M. Reynaertµ. - Messieurs, pendant nos vacances parlementaires, surtout à l'occasion des faits judiciaires qui se sont passés à Bruges et à Saint-Genois, des critiques amères, des imputations graves ont été dirigées contre la magistrature. On l'a dépeinte sous les couleurs les plus sombres ; on l'a accusée ouvertement d'arbitraire, d'illégalité, de partialité ; on l'a signalée à l'opinion publique, avec une persistance qui ne peut trouver sa justification que dans la vérité des faits, comme se dépouillant elle-même de sa vieille réputation d'honneur et de probité pour se faire la vassale de l'esprit de parti.
Il importe, messieurs, et pour la magistrature qui a besoin de confiance et de prestige, et pour la nation, dont elle a la mission de sauvegarder les intérêts les plus sacrés et dont elle serait la honte après en avoir été si longtemps la gloire ; il importe, dis-je, que le pays soit éclairé par un débat contradictoire ; qu'il sache où est la vérité, ou dans l'attaque ou dans la défense, afin qu'il puisse, en pleine connaissance de cause, attribuer la responsabilité de cette triste situation à qui elle revient : aux détracteurs, aux calomniateurs de la magistrature, si les reproches sont faux ; à ceux qui ont perverti cette grande institution sociale, si les griefs sont vrais.
Vous connaissez, messieurs, le regrettable conflit de Saint-Genois. Vous savez que cet événement, qui a eu lieu au mois de mai de cette année, a été suivi d'incendies, de destruction d'arbres et de récoltes.
Ces faits criminels ont reçu une trop grande publicité pour qu'il soit nécessaire de vous les rappeler.
Aussitôt après leur perpétration, ces faits furent signalé, par la presse libérale dans une série d'articles dont je tiens la collection à la main. L'opinion conservatrice, les journaux catholiques, le clergé des Flandres y sont dénoncés comme les instigateurs et les provocateurs de ces crimes.
Aux yeux de cette presse, il n'y avait qu'un seul coupable, qu'un seul mobile : la passion politique, le fanatisme religieux.
« C'est l'excitation au prône et dans les journaux cléricaux qui a poussé des fanatiques à commettre ces crimes, » dit le Mémorial de Courtrai.
« C'est le fanatisme, dit l'Organe de Courtrai, qui, par la violence et l'incendie, veut faire régner dans cette commune une terreur noire. Voilà comment, en plein XIXème siècle, l'on voit des misérables avoir recours à des crimes, quand ils voient que la domination leur échappe et que le terrain glisse sous leurs pieds. »
« Depuis que, maintenant les droits de l'autorité civile, dit lEcho du Parlement, l'administration communale a refusé de courber la tête sous les menaces de l'épiscopat, une main mystérieuse promène dans la commune l'incendie et la dévastation. Tous ceux qui ont contribué à l'établissement du cimetière communal sont attaqués dans leurs propriétés, en attendant sans doute qu'on s'en prenne à leurs personnes. On a prédit à Saint-Genois le sort de Sodome et de Gomorrhe ; et comme le ciel ne se met pas assez vite de la partie, le fanatisme le supplée avantageusement à l'aide de la torche et de la faux.
« Ce qu'on n'a pu obtenir par la menace, le fanatisme veut l'arracher à la terreur !
« Le fanatisme seul peut enfanter et réaliser de si atroces projets. »
« Après avoir surexcité le fanatisme, dit la Vérité de Tournai, et lui avoir mis la torche et la faux dans la main, le clergé assiste, impassible à toutes ces scènes, attendant l'effet de la terreur qu'elles doivent jeter parmi les libéraux. »
« Le mobile, de ces crimes, ajoute l’Echo du Parlement, n'est pas ordinaire. Ce n'est ni le mauvais gré, ni la haine, ni la vengeance ; c'est la passion politique, c'est le fanatisme religieux.
« Ces incendies de Saint-Genois, c'est l'œuvre des prédications furibondes du clergé. »
Quand on met ces écrits en rapport avec les divers incidents de l'instruction criminelle, quand on considère la corrélation parfaite, la connexité intime qui a existé entre ces accusations et les actes judiciaires, on acquiert cette conviction que la presse obéissait à un mot d'ordre, et que ces instigations lui venaient de ceux-là qui inspiraient et dirigeaient l'enquête.
Pour se convaincre de la vérité de ce fait, il suffirait, du reste, d'observer que l’Echo du Parlement, dont tout le monde connaît les étroites relations avec le département de la justice, était le porte-drapeau de cette campagne contre le clergé et contre les journaux catholiques, et, chose vraiment inouïe dans une procédure criminelle, qu'on avait eu soin d'envoyer sur les lieux mêmes un homme qui avait la double mission d'aider la justice dans ses investigations et d'être le correspondant du journal officieux.
M. Hymans. - Voulez-vous le nommer ?
M. Reynaertµ. - Vous me répondrez.
Est-ce qu'il y a dans mes paroles quelque chose de personnel pour l'honorable. M. Hymans ? Je croyais que l'honorable membre siégeait ici comme député de Bruxelles et non pas comme rédacteur de l’Echo du Parlement. (Interruption.)
Aussi, dès le principe, messieurs, l'instruction prit-elle une tendance anticléricale nettement accusée. Obéissant à la même pensée, à la même volonté qui dirigeait les diatribes de la presse, le parquet se mit à l'œuvre avec cette étrange prévention que le clergé, dont la mission sociale consiste à combattre la force brutale et à refréner les passions, était le seul et grand coupable.
Les incendies, les destructions d'arbres et de récoltes n'étaient pas des délits ordinaires, qui n'avaient d'autre rapport avec le malheureux conflit de Saint-Genois que de coïncider avec lui, qu'il fallait tout au plus attribuer à un égarement individuel, à un fanatisme personnel ; ces crimes étaient incontestablement le fruit de la vengeance politique exercée par tout un parti, et il fallait en découvrir les traces, en chercher les preuves chez les prêtres de Saint-Genois, dans les correspondances des journaux catholiques et chez les personnes notables, connues par leur attachement à l'opinion conservatrice.
Quand la femme Morel et. le vacher Vandeputte avaient été arrêtés, savez-vous ce que disait le juvénile substitut M. De Gamond à l'un de mes amis qui l'entretenait de cette double arrestation :
« J'ai la conviction qu'il y a du calotin là dedans ; vous verrez qu'avant quinze jours nous aurons découvert une main cléricale. »
C'est sous l'empire de ces funestes préoccupations, c'est grâce à cette néfaste et fatale impulsion que le parquet commença ses premières (page 140) investigations et commit ses premiers abus. Le clergé avait été dénoncé par la presse ministérielle ; le clergé fut la première victime de l'arbitraire.
Messieurs, le code d'instruction criminelle a armé le juge d'instruction d'un pouvoir redoutable.
D'après l'article 87, le juge d'instruction peut se transporter dans la maison du prévenu et y faire la perquisition des papiers, effets et généralement de tous les objets qui sont jugés utiles à la connaissance de la vérité.
D'après l'article 88, il peut pareillement se transporter dans les autres lieux où il présumerait qu'on aurait caché ces objets.
Ces deux articles consacrent le droit de la visite et de la perquisition domiciliaires.
Combinés avec les articles 35 et suivants du même Code, ils accordent le droit de saisie.
Je me demande, messieurs, si ces attributions si graves, conférées en règle générale au juge d'instruction et exceptionnellement au procureur du roi ; je me demande si cette puissance exorbitante n'a aucune règle pour la diriger, aucune limite pour la contenir, si c'est bien là une autorité purement arbitraire, purement discrétionnaire.
Je l'avoue, messieurs, le législateur semble n'avoir été préoccupé que de la nécessité de constituer une autorité active et puissante.
A part les restrictions résultant du texte même de la loi, il a laissé à la conscience du juge d'apprécier et de déterminer dans quelles mesures doivent être pratiqués les moyens de perquisition qu'il met à sa disposition.
Mais, en l'absence d'un texte légal plus explicite, n'est-il aucune règle qui puisse imposer au juge un frein salutaire, une prescription morale ?
Ce magistrat ne doit-il pas trouver dans la nature même de ses fonctions des devoirs qui, pour n'être pas prescrits formellement par la loi, n'en sont pas moins impérieux ?
Et si ces devoirs consciencieusement étudiés et appliqués aux actes de l'instruction lui fournissent des règles de conduite, des indications utiles, n'est-il pas permis de les invoquer ?
S'ils n'ont pas la force d'une disposition légale, ne trouvent-ils pas au moins une sanction, dans la conscience d'un juge éclairé, qui, lorsqu'il n'aperçoit aucune direction dans la loi, la cherche dans la doctrine ?
Or, messieurs, quelle est la doctrine relativement aux visites et aux perquisitions domiciliaires ? Quelles sont les règles qui, sans être inscrites dans la loi, ont été consacrées par la science et s'imposent à la conscience du juge d'instruction comme un devoir qui résulte de la nature même de sa mission ?
Voici, messieurs, comment peuvent se résumer les caractères indiqués par M. Faustin Hélie, comme essentiels à la perquisition domiciliaire :
1° Le droit de perquisition est un droit exceptionnel, dont on ne peut faire usage qu'en se renfermant strictement dans les termes de la loi et dans les cas où les nécessités de l'instruction en exigent impérieusement l'exercice.
2° La perquisition domiciliaire n'est pas un acte d'information : elle est postérieure aux investigations qui ont pour but de découvrir les faits. Elle a pour objet, non pas de constater le corps du délit, mais de recueillir les preuves de la culpabilité du prévenu. Il faut, pour que son exercice soit légal, qu'il y ait déjà un prévenu, qu'il y ait une prévention régulièrement établie.
3° Pour que cette mesure soit permise, dans le domicile du prévenu, il faut deux conditions : en premier lieu, que sa culpabilité soit basée sur des indices graves ; en second lieu, que des effets utiles à la connaissance de la vérité soient présumés être en sa possession.
4° Pour qu'elle puisse avoir lieu dans le domicile d'autres personnes, il faut qu'il y ait présomption que les pièces de conviction y ont été cachées.
Un éminent jurisconsulte français, M. Dalloz, partage entièrement cette manière de voir et s'exprime dans les termes suivants :
« Les visites domiciliaires ne sont pas des mesures de police administrative destinées à faire découvrir un crime ou un délit dont l'existence est incertaine : ce sont des actes d'instruction, auxquels on ne doit avoir recours que lorsque, d'une part, il est constant qu'un crime ou délit a été commis, et lorsque, d'autre part, l'individu dans le domicile duquel on veut pénétrer est prévenu d'être l'auteur du fait criminel, ou, du moins, est présumé, d'après de sérieux indices, tenir cachés chez lui des objets relatifs aux faits dont il s'agit. C'est seulement quand ces circonstances se rencontrent qu'il peut être régulièrement procédé aux visites domiciliaires. Mais, dit très bien Mangin, n° 9, lorsqu'on les fait dégénérer en mesure de police administrative, elles sont illégales, oppressives, elles ne sont plus qu'un vil espionnage. Le juge qui se les permet commet un acte arbitraire, il se dégrade, il encourt une prise à partie. »
Voyons, messieurs, comment les magistrats de Courtrai ont usé de cette faculté exorbitante de pénétrer dans le domicile des citoyens et d'y pratiquer le pouvoir inquisitorial prévu par les articles 87 et 88 du code d'instruction criminelle.
Mais il est nécessaire, pour déterminer la responsabilité de chacun, de faire une observation préliminaire.
Messieurs, l'une des règles fondamentales de notre procédure criminelle est la séparation de la poursuite et de l'instruction. Le ministère public requiert ; le juge statue sur la réquisition. L'un exerce l'action publique, introduit la poursuite et conclut à toutes les mesures qui peuvent développer la procédure. L'autre ordonne ces mesures et procède à leur exécution. La loi n'a pas voulu que les intérêts privés ou les entraînements de la poursuite pussent exercer une influence quelconque sur ces actes.
Eh bien, messieurs, dans tout le cours de la procédure, c'est un fait notoire, un fait que toutes les dénégations du monde ne pourraient pas détruire : l'action du juge d'instruction a été totalement effacée par celle du ministère public ; le procureur du roi a joué un rôle tellement prépondérant qu'il y a eu une véritable confusion entre la poursuite et l'instruction. Le procureur du roi dominait, dirigeait l'enquête faite par le juge d'instruction. C'est une violation de la loi qui a été permanente et contre laquelle je proteste.
Aussi le juge d'instruction, M. De Blauwe, a-t-il reçu sa démission au milieu même de l'instruction, ou bien d'office, ou bien sur sa demande, soit qu'il fût humilié du rôle nul auquel il se voyait réduit, soit que sa conscience ne lui permît plus de coopérer à des actes qu'il blâmait, soit enfin qu'il eût encouru la disgrâce du ministère pour trop de tiédeur.
Maintenant, messieurs, j'aurai l'honneur de vous raconter les faits tels que je les ai recueillis de la bouche même des personnes intéressées.
Entourés d'un appareil militaire, accompagnés de gardes champêtres et de gendarmes, apostés devant la maison, soit dans le but d'en garder les issues, soit simplement dans le but d'intimider et de frapper les esprits, M. le procureur du roi, M. le juge d'instruction et le commis greffier, escortés du lieutenant de gendarmerie, se rendirent le même jour, à la date du 11 août, chez tous les prêtres de Saint-Genois et chez M. Opsomer, notaire, et secrétaire de la fabrique d'église.
Chez chacune de ces personnes, perquisitions domiciliaires et interrogatoires ; chez plusieurs, saisies de papiers et de lettres.
Chez M. le curé, on rechercha avec un soin spécial la correspondance avec ses supérieurs et on lui fit même un reproche de ne pas en avoir conservé la copie complète. Tout fut bouleversé dans sa maison ; tout fut fouillé, scruté. On ouvrit les armoires, les secrétaires et, malgré ses vives protestations, le coffre-fort de la fabrique.
On saisit chez M. le curé deux copies de lettres relatives à la situation de Saint-Genois et adressées à Mgr l'évêque de Bruges ; une lettre écrite au curé par Mgr Wemaer, vicaire général, et une lettre d'instruction de M. le doyen d'Avelghem. Trouvant dans le cabinet du curé un numéro du Jaer 30 et une quittance du Katholyke Zondag : « Comment, M. le curé, dit le procureur du roi, vous lisez cet infâme pamphlet et vous êtes abonné au Katholyke Zondag ! »
Chez M. Van Eecke il y eut, comme chez les autres prêtres, une visite domiciliaire en due forme. On l'interrogea sur le fameux sermon de Sodome et de Gomorrhe, sur le Katholyke Zondag et le Jaer 30.
Chez M. le vicaire Verschuere, même perquisition, même interrogatoire. On y saisit trois pièces : 1° la copie d'une lettre adressée à un séminariste ; 2° une lettre écrite par M. le chanoine Maes et qui datait de trois ans ; 3° une quittance du Jaer 30. On fit tous les efforts imaginables pour lui extorquer l'aveu qu'il était le correspondant du Katholyke Zondag.
Chez M. le directeur du couvent, le zèle inquisitorial ne connut pas de bornes ; on scruta jusqu'aux coins les plus reculés de la maison ; on alla fureter jusque, dans les vieux souliers et les vieux chapeaux. L'interrogatoire roula principalement sur les journaux. « M. le directeur, lui dit le procureur, vous êtes considéré comme le correspondant du Kathohyke Zondag. » Et quand le directeur eut la bonhomie de lui répondre que, loin d'être le correspondant de ce journal, il avait renoncé depuis quelque temps à son abonnement, il ajouta : « Connaissez-vous le Jaer 30 ? » Sur la réponse affirmative du directeur, même exclamation que chez le curé ! « Comment ! vous lisez cet abominable journal ! » « - Oui, lui répondit le directeur, et je ne pense pas que vous soyez venu ici pour me le défendre ; ce serait peine inutile. » Le directeur était occupé à écrire une lettre à un ami d'Anvers ; le procureur s'en approcha et en prit lecture ; sur l'observation du directeur qu'il croyait que le magistrat excédait les limites de son droit, celui-ci lui dit d'un ton emporté : « Sachez, monsieur, que nous avons le droit de tout savoir ! »
(page 141) M. le notaire Opsomer, j'ai eu l'honneur de vous le dire, ne fut pas oublié. Il fut honoré d'une visite et d'un interrogatoire. M. le procureur entra en matière en lui disant : « Vous nous êtes signalé, M. le notaire, comme un homme violent. » Le collègue de M. Maertens, M. le juge De Blauwe se hâta de contredire cette grossière apostrophe, et dit au procureur qu'il connaissait depuis de longues années M. Opsomcr et que jamais il ne l'avait considéré comme un homme violent. Le notaire fut également accusé d'écrire dans les journaux catholiques.
Tel fut le début, à Saint-Genois, de l'instruction judiciaire.
Comparez, messieurs, ces faits et ces procédés avec les conditions exigées par la loi pour la légitimité de ces actes judiciaires, et dites-moi s'il n'y a pas eu là arbitraire ; dites-moi si ces moyens, organisés par la loi pour la découverte de la vérité, ne sont pas devenus, entre les mains du parquet de Courtrai, des mesures oppressives et illégales ; s'ils n'ont pas dégénéré, pour me servir de l'expression de Mangin, en un vil espionnage ?
A la date du 11 août, la prévention était ouverte, il est vrai ; Vanoverschelde avait été mis en état d'arrestation depuis le 4 août.
Cette prévention reposait-elle sur des indices graves, sur des présomptions sérieuses ? N'était-ce pas plutôt une prévention venue à point pour donner aux actes auxquels elle devait servir de prétexte un vernis de légalité ?
C'est ce que nous ignorons.
C'est ce que nous révéleront certainement la décision de la chambre des mises en accusation, les débats et l'arrêt de la cour d'assises.
Mais en supposant que cette prévention était suffisamment établie, était-il vraisemblable, je vous le demande, que les prêtres de Saint-Genois et le notaire Opsomer tenaient cachées chez eux des pièces de conviction relatives aux incendies ?
Le caractère honorable de ces personnes, leur position sociale, les devoirs spéciaux de leur état, leur vie antérieure exemple de tout reproche, n'étaient-ce point autant de présomptions puissantes qu'aucune complicité, même indirecte, ne pouvait leur être imputée ?
Et puis, en admettant, par pure hypothèse, que. des soupçons d'un caractère grave eussent pu planer sur l'un ou l'autre de ces messieurs, et que de ces soupçons fût née la présomption qu'il tenait cachés chez lui les objets propres à établir la prévention de Vanoverschelde ; en supposant, par exemple, que le vicaire Van Eecke eût réellement provoqué à l'incendie, qu'il eût prononcé les paroles incendiaires que le mensonge lui a prêtées, fallait-il étendre ces soupçons et cette présomption à tous ses collègues ainsi qu'au notaire Opsomer ?
Cette suspicion, alors même qu'elle eût été légitime, comme basée sur la vérité des faits, pouvait-elle autoriser une perquisition collective opérée le même jour chez toutes ces personnes ?
Ensuite, toute cette correspondance qu'on a saisie, qu'avait-elle de commun avec les incendies et avec la prévention ? Qu'avait-on besoin, pour établir la prévention qui pesait sur Vanoverschelde, seul prévenu et seul arrêté en ce moment, de saisir les lettres écrites par le curé à son évêque sur la situation de la paroisse, la lettre d'instruction écrite par M. le doyen d'Avelghem, la lettre de M. le chanoine Maes, antérieure de trois ans à ces méfaits ?
Sont-ce là les pièces de conviction dont parle le code d'instruction criminelle ?
Qu'avait-on besoin encore de saisir les numéros du Katholyke Zondag et du Jaer 30 ? Dans quel but, de quel droit recherchait-on les correspondants de ces journaux ?
Ah ! en présence de tous ces faits, on est autorisé à croire qu'on voulait faire tout autre chose que réunir les preuves de la prévention de Vanoverschelde.
Je l'ai déjà dit, cette prévention était peut-être un simple prétexte .pour éluder ou mieux pour violer la loi et pour exercer, sous les dehors de la légalité, au domicile des prêtres de Saint-Génois, ce vil espionnage dont parle Mangin.
Rien, en effet, ne pouvait autoriser, rien ne pouvait légitimer ces mesures vexatoires.
Voulait-on rechercher de nouveaux coupables, établir une nouvelle prévention ? Pour atteindre ce but, il est incontestable qu'on n'avait pas le droit de recourir à la perquisition domiciliaire. J'ai eu l'honneur de vous le dire tantôt avec Faustin Hélie, Dalloz et Mangin, la perquisition n'est pas un moyen d'information ; c'est un acte d'instruction, postérieur à la prévention, et destiné à en recueillir les preuves.
Je viens de vous parler, messieurs, du sermon du vicaire Van Eecke et des correspondants du Katholyke Zondag et du Jaer 30. J'ai supposé que ce sermon eût pu servir de base à des soupçons assez graves pour faire naître la présomption que M. Van Eecke tenait cachées chez lui des pièces de conviction relatives à la prévention de Vanoverschelde ; mais il est clair que si le parquet avait la certitude que ce sermon constituait une provocation directe à l'incendie, il y avait à prendre vis-à-vis du vicaire Van Eecke une mesure plus grave que la perquisition domiciliaire : il fallait l'arrêter comme complice ou comme coauteur et l'incarcérer à côté de Vanoverschelde.
Et quant aux journaux catholiques, pourquoi faire des recherches sur leurs correspondants ?
N'avait-on pas sous la main les deux éditeurs responsables du Jaer 30 et du Katholyke Zondag et ne pouvait-on pas faire, dès ce jour, ce que l'on fit trois mois après, c'est-à-dire bouleverser leur domicile, scruter leurs bureaux, saisir leurs registres et jeter l'un de ces messieurs en prison ?
Ainsi donc, messieurs, de quelque manière que l’on envisage la conduite des magistrats instructeurs, elle est injustifiable. Frappée au coin de l'arbitraire et de l'illégalité, elle se manifeste à nos yeux, je le répète encore une fois, comme un vil espionnage.
Messieurs, il y avait, à côté du clergé et sous sa haute direction, un foyer de complots incendiaires qui avait échappé aux premières investigations de la justice.
C'était la congrégation des jeunes filles.
Mais, à peine le correspondant de l’Echo du Parlement était-il arrivé à Saint-Genois, que son attention se porta sur cette dangereuse institution.
Voici en quels termes il la dénonça à la date du 28 août :
« Pour compléter tout cela, nous avons encore le couvent des sœurs de la Charité, où l'on se borne à peu près au même cours que dans les deux écoles précédentes, l'enseignement du catéchisme. La plupart des enfants sortant de ces trois établissements sont enrôlés dans des congrégations où de temps en temps ils entendent les sermons d'un vicaire ou d'un missionnaire quelconque. L'on remarque que c'est parmi les congréganistes que l'on rencontre le plus d'exaltation contre l'ouverture du nouveau cimetière. »
Ici encore, messieurs, ai-je besoin de vous le dire ? l'action ne se fit pas longtemps attendre. Le ministère public se mit à l'œuvre et manda devant lui la préfète et un grand nombre de congréganistes. On leur fit subir un interrogatoire en règle sur le directeur, sur le thème habituel de ses exhortations, sur la mission qui avait eu lieu, sur le nom du missionnaire, sur les sermons qu'il avait faits et sur une quantité d'autres questions également intéressantes au point de vue de la poursuite des incendiaires.
Cette enquête n'eut pas plus de succès que les autres, et ainsi tout ce déploiement de mesures, ou odieuses, ou ridicules, pratiquées au sein du cléricalisme, resta infructueux.
Aussi M. le ministre de la justice se crut-il obligé de recourir à des moyens d'investigation tout à fait extraordinaires.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Je n'ai eu recours à aucun moyen.
M. Reynaertµ. - Il entra personnellement et ouvertement en scène et promit à la dénonciation une prime de mille francs.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - C'est inexact.
M. Reynaertµ. - Le procureur du roi fit afficher à Courtrai, à Saint-Genois et dans les environs, le placard suivant :
« Le procureur du roi de l'arrondissement de Courtrai a l'honneur de faire connaître que le gouvernement accorde une récompense de 1,000 fr. à celui qui signalera à la justice les auteurs ou complices des incendies, dévastations de récoltes et destructions d'arbres qui, depuis le mois de juillet dernier, ont été consécutivement commis dans la commune de Saint-Genois.
« Courtrai, le 14 août 1868.
« Le procureur du roi, « J. Maertens. »
D'autres mesures furent prises par M. le ministre de la justice.
Sur sa proposition, M. le ministre de la guerre ordonna un cantonnement de neuf cavaliers de la gendarmerie à Saint-Genois. Ce détachement s'y installa à côté de la gendarmerie de Courtrai à la date du 14 août.
Quelques jours après, un nouveau détachement de treize hommes arriva dans la commune.
Enfin à la date du 18 août, le parquet tout entier reçut l'ordre de s'installer d'une manière permanente à Saint-Genois.
Pour faciliter la tâche du parquet, on lui adjoignit un commissaire de police de Gand nommé Ghuys.
Ce commissaire n'avait pas seulement la mission d'aider les recherches du parquet ; si mes renseignements sont exacts, il était chargé aussi de tenir la presse ministérielle au courant de ce qui se passait (interruption), au moyen de correspondances adressées tantôt et principalement à (page 142) l’Echo du Parlement, tantôt au Journal de Gand, tantôt à la Vérité de Tournai. (Interruption à gauche.)
M. Dumortier. - Vous n'aimez pas qu'on dévoile vos turpitudes.
M. Reynaertµ. - Vous avez vu, comme moi, le portrait fantastique qu'on a tracé de cet individu. Au risque de nuire à la sagacité du parquet, on nous l'a dépeint comme ayant été la cheville ouvrière de l'instruction.
Déguisé en marchand de bestiaux, hantant les marchés et les cabarets, y suscitant des querelles, ses indications auraient mis la justice sur les traces des prévenus.
« On assure, dit le Westvlaming de Bruges, que c'est sur ses révélations et sur les indications qu'il a fournies à la justice que les six arrestations (celles des deux membres de la musique cléricale ; du vacher et de la femme qu'on prétend sorcière, ainsi que celles des frères Delplanque) auraient été opérées. Enfin, on assure que ce sont les indications du commissaire qui auraient provoqué le mandat d'arrêt lancé contre le vicaire Van Eecke. »
Eh bien, messieurs, je tiens à vous dire que ce récit est tout bonnement une mystification. (Interruption.) Ghuys n'a mérité « Ni cet excès d'honneur, ni cette indignité. »
C'est un conte inventé, je vous dirai pourquoi. Tout le monde désigne, à Saint-Genois, comme la principale cause de ces tristes événements, un homme qui appartient à l'administration communale et dont je vous parlerai dans un instant. Il existe contre lui un sentiment d'indignation qui grandit chaque jour. Les élections communales étant proches, on a voulu créer un dérivatif à ce sentiment en rejetant la responsabilité et l'odieux de toute cette affaire sur le commissaire de police de Gand. Voilà la vérité.
Messieurs, il y a à Saint-Genois un homme, et c'est à lui que je faisais allusion tantôt, qui est connu pour l'excessive violence de son caractère ; un homme qui a eu maille à partir avec la justice plus d'une fois ; qui, passé une dizaine d'années, se réfugia en pays étranger pour échapper à la détention préventive, accusé qu'il était d'avoir brisé tous les arbres qui se trouvaient le long de la chaussée d'Helchin ; qui, acquitté de ce chef, fut condamné correctionnellement, quelques années plus tard, pour sévices sur deux de ses proches et pour injures contre les mêmes ; mais qui néanmoins avait été jugé digne par le gouvernement de remplir les fonctions d'échevin et qui, sans doute, en reconnaissance de ce choix judicieux, a joué dans toute cette affaire un rôle actif et passionné.
M. Dumortier. - C'est très vrai.
M. Reynaertµ. - C'est Delbecque, le brasseur. Eh bien, messieurs, c'est chez cet homme violent, connu pour ses habitudes brutales ; qui avait été poursuivi pour destruction d'arbres bien avant que furent brisés les arbres du nouveau cimetière de Saint-Genois ; qui avait donné l'exemple au vicaire Van Eecke d'une fuite qui devait le préserver de la détention préventive ; c'est chez cet homme flétri par la justice correctionnelle pour coups et injures... (Interruption.)
M. le président. - Pas d'interruption, je vous prie, messieurs.
M. Reynaertµ. - C'est chez Delbecque que le parquet, arrivé à Saint-Genois, établit son quartier général. (Interruption.)
M. Dumortier. - C'est révoltant !
M. Bouvierµ. - Ce qui est révoltant, ce sont les incendies de Saint-Genois.
M. le président. - Encore une fois, messieurs, pas d'interruption.
M. Reynaertµ. - Voici, messieurs, en quels termes l'Economie de Tournai, dans un article du 28 août, reproduit par l'Echo du Parlement, annonçait cette nouvelle à ses lecteurs :
« Le quartier général du camp improvisé à Saint-Genois est installé chez M. l'échevin Delbecque, l'un des chefs actifs et courageux du parti libéral de Saint-Genois, qui a, toute affaire cessante, donné les renseignements et aidé l'autorité par tous les moyens possibles ; c'est là que M. le procureur du roi interroge, reçoit et expédie les ordres nombreux que nécessite la mystérieuse affaire des incendies de Saint-Genois. »
C'est donc chez Delbecque, messieurs, vous venez de l'entendre, que s'accomplissait toute l'instruction judiciaire ; c'est là qu'on faisait venir les témoins ; c'est là que les interrogatoires avaient lieu ; c'était Delbecque qui donnait les renseignements et indiquait les suspects.
Je vous laisse juges, messieurs, de la convenance de ce procédé.
Mais il faut que je vous dise que cette conduite du parquet eut pour effet de répandre dans la commune les bruits les plus désastreux et les plus compromettants au point de vue de la justice.
On prétendait, à Saint-Genois, et on y prétend encore que Delbecque satisfaisait ses haines personnelles et que le parquet était, entre ses mains, un docile instrument de vengeance. (Interruption.)
Et il faut bien le reconnaître, messieurs, les événements semblent donner quelque fondement à ces accusations si graves.
En effet, voici ce qui arriva. Le parquet était installé chez Delbecque depuis le 18 août ; quatre jours après, c'est-à-dire, le 22 août, on arrêta le nommé Depoorter, sabotier, qui, le 24 février 1864, avait été le principal témoin à charge dans l'affaire correctionnelle de l’échevin Delbecque.
Le 21 septembre, on arrêta les deux frères Delplanque, dont l'un avait été la victime des violences de Delbecque et sur la plainte duquel il avait été condamné.
Ce sont des faits que je me borne à vous raconter, et dont, pour ma part, je ne tire aucune conséquence.
J'incline, au contraire, à reconnaître qu'il existait à charge de Depoorter et des frères Delplanque d'autres griefs, ou tout au moins des indices, des présomptions d'un caractère sérieux, qui avaient été signalés par le correspondant de l'Echo du Parlement et sur lesquels la justice ne pouvait certainement pas continuer à fermer les yeux.
On avait scruté, interrogé le clergé ; on avait questionné les congréganistes ; il restait une autre institution cléricale, dont faisaient partie Depoorter et les frères Delplanque, et celle institution fut dénoncée à son tour ; c'était la musique de l'endroit, surnommée gracieusement par les libéraux : Het velleplotters musiek.
Voici en quels termes le correspondant de l’Echo du Parlement signala ce corps de musique à l'attention du parquet.
« Je crois, dit-il, utile, pour ceux qui s'occupent un peu de notre pauvre commune, de dire quelques mots sur ce qui s'est passé lors de la formation de la seconde société de musique, qui a été gratifiée du sobriquet de Velleplotters musiek. Il y a quatre ou cinq ans, les prêtres, assistés par l'un des chefs du parti clérical en cette commune, organisèrent tout un système de persécution contre ceux qu'ils soupçonnaient d'appartenir de près ou de loin au parti libéral. L'on menaça le bourgmestre d'alors, M. Glorieux-Delemasure, de ne pas renouveler le bail de sa ferme s'il maintenait sa candidature au conseil communal ; des boutiquiers, des cabaretiers, des bouchers, des charpentiers, des peintres en bâtiments, etc., se virent retirer non seulement la clientèle des prêtres, mais encore celle d'autres habitants de la localité ; des cultivateurs furent privés des terres qu'ils avaient en location ; le couvent des sœurs de charité se mit de la partie : il acheta des terres et il en prit en location ; les occupeurs prévenus de libéralisme furent impitoyablement sacrifiés.
« C'est alors aussi que la même coterie essaya d'anéantir l'ancienne société de musique dont les membres étaient réputés appartenir au parti libéral ; la coterie cléricale organisa en concurrence une société nouvelle, et mit tout en œuvre pour décider les musiciens de l'ancienne musique à entrer dans la nouvelle ; mais ils eurent le bon sens de résister, à peu d'exceptions près ; c'est ensuite de toutes ces persécutions que le mot velleplotters a été donné au chef et aux hommes du parti clérical. Velleplotter veut dire « écorcheur de peaux », qui empêche de vivre, qui persécute jusqu'à tout prendre, même la peau. Voilà la signification que l'on attache ici à ce mot, et dans quelles circonstances il a été appliqué. »
Celte correspondance était du 6 septembre ; et chose remarquable ! quinze jours après, ce même correspondant annonçait la nouvelle suivante :
« Au moment de fermer ma lettre, j'apprends l'arrestation du sieur Camille Delplanque, ancien clerc du notaire Opsomer, et de son frère Arthur, comme prévenus de participation aux crimes de Saint-Genois. Ces deux jeunes gens sont membres influents de la musique cléricale d'ici, dite Velleplotters musiek. L'un des deux frères a été arrêté à Berchem, dans la maison du notaire Vanderstaepele ; l'autre chez le notaire Opsomer. Le clerc du notaire Vanderstaepele est un ancien clerc du notaire Opsomer, et celui-ci est le secrétaire de la fabrique de l'église de Saint-Genois. »
Antérieurement déjà, il avait annoncé l'arrestation de Depoorter de la manière suivante : « Le parquet a fait procéder à l'arrestation d'un individu sur lequel pèsent, paraît-il, de graves soupçons ; c'est un nommé Jules Depoorter, sabotier, membre de la musique cléricale dite des écorcheurs de peau (Het velleplotters musiek). »
Jugez, messieurs, si le correspondant de l'Echo du Parlement était bien renseigné.
Voilà arrêtés trois membres de cette musique cléricale dénoncée par lui et voilà finalement les incendies rattachés à la fabrique d'église !
Messieurs, je vous ai raconté un peu anticipativement l'arrestation des frères Dclplanque. Trois semaines avant eux, avaient été incarcérés la femme Morel et le vacher Vandeputte. Vous le savez, messieurs, cette double arrestation produisit un véritable désarroi sur toute la ligne.
Delbecque et ses amis manifestaient, à l'égard de cette nouvelle prévention, une incrédulité des plus grandes ; ils disaient ouvertement à (page 143) Saint-Genois qu'ils considéraient comme impossible la culpabilité de la femme Mord et du vacher Vandeputte.
Il fallait à tout prix découvrir dans ces coupables attentats une main cléricale : c'était l'avis du parquet.
Vous vous rappelez que c'était à ce moment que le substitut de Gamond se plaisait à dire, dans un langage digne d'un magistrat : qu'il y avait du calotin là dedans.
D'un autre côté, l'Echo du Parlement, toujours renseigné par son correspondant officiel, continuait à affirmer que la responsabilité des incendies remontait aux prêtres de Saint-Genois.
Dans un article du 15 septembre, il disait :
« Nous avons dit et nous maintenons que leurs sermons et les articles des journaux cléricaux ont tellement surexcité le fanatisme des habitants, que quelques-uns, croyant obéir aune inspiration religieuse, se sont faits des incendiaires. »
Quelques jours après cette nouvelle accusation, j'ai eu l'honneur de vous le dire déjà, les frères Delplanque avaient été arrêtés et le correspondant ministériel annonçait triomphalement à l'Echo du Parlement qu'un de ces messieurs était ancien clerc du notaire Opsomcr et que celui-ci était secrétaire de la fabrique d'église de Saint-Genois.
C'est alors aussi que le parquet crut devoir revenir sur des faits qui étaient antérieurs de trois mois : le sermon de Sodome et de Gomorrhe et le songe incendiaire du Jaer 30.
Vous connaissez les circonstances qui suivirent immédiatement cette détermination.
A la date du 26 septembre, les membres du parquet de Courtrai, assistés du procureur du roi, du juge d'instruction et du commissaire de police de Bruges, accompagnés d'un grand nombre de gendarmes, firent une descente judiciaire chez M. Tremmerie Van Becelaere, éditeur du Katholyke Zondag. De là, avec le même attirail policier, ils se rendirent chez M. Van den Berghe, éditeur du Jaer 30.
Dans ces deux bureaux, eurent lieu les perquisitions les plus minutieuses ; on fouilla le mobilier ; on scruta la correspondance ; on saisit les papiers et les registres des abonnés.
Vanden Berghe fut mis en état d'arrestation.
Les deux parquets se transportèrent ensuite au hameau de Vyve-Cappelle, où ils opérèrent une visite domiciliaire chez M. Van Becelaere, beau-frère de l'éditeur du Katholyke Zondag et rédacteur de ce journal.
Enfin, peu de jours après, un mandat d'arrestation fût lancé contre le vicaire Van Eecke.
Ces derniers faits ont reçu dans la presse quotidienne une trop grande publicité par les vives discussions qu'ils y ont soulevées pour qu'il soit nécessaire de m'y arrêter plus longtemps ; il me suffit de vous les avoir rappelés.
Du reste, les questions de droit qui s'y rattachent seront discutées par d'honorables collègues.
Je voudrais, messieurs, avant de finir ce discours, protester contre la lenteur excessive de la procédure criminelle et contre les sévérités dont on use envers les détenus. Le premier incendie remonte à la date du 11 juillet ; le dernier est du 22 août. Les arrestations ont eu lieu dans l'ordre suivant :
Vanoverschelde, le 4 août.
Depoorter, le 22 août.
La femme Morel, le 20 août.
Le vacher Vandeputte, le 29 août.
Les frères Delplanque, le 21 septembre.
L'éditeur du Katholyke Zondag, le 26 septembre.
Vous savez que ce dernier a été relâché quelques jours après son arrestation.
Mais à l'heure qu'il est, les six premiers arrêtés sont encore en prison.
Voilà donc près de cinq mois que l'instruction a commencé et plus de quatre mois que la première arrestation a eu lieu, et le parquet n'est pas encore en mesure de provoquer une décision de la chambre du conseil et de la chambre des mises en accusation, alors qu'il a usé de tous les moyens que la loi met à sa disposition avec une latitude tout à fait exceptionnelle.
Vous reconnaîtrez, messieurs, que dans cette détention préventive prolongée ainsi indéfiniment, quand il est probable surtout que, parmi les détenus, il y a plus d'un innocent, vous reconnaîtrez qu'il y a quelque chose de profondément révoltant.
Depoorter est en prison depuis le 22 août. Sa femme et ses quatre petits enfants sont depuis ce jour dans le désespoir et la misère.
Le 10 novembre dernier, la femme Depoorter a demandé l'autorisation de voir son mari. Cette autorisation ne lui a pas été accordée, parce que M. le juge d'instruction, devant s'absenter, ne pouvait pas assister à leur entrevue. Depuis quelques semaines, il est vrai, elle a pu voir son mari, mais toujours en présence du juge d'instruction et après avoir pris l’engagement de ne parler d'autre chose que d'affaires de famille.
Les MM. Delplanque ont été incarcérés le 21 septembre ; après trois semaines d'emprisonnement, leur mère craignant pour leur santé qui est débile, et sachant du reste qu'un de ses fils était malade, a imploré la grâce, à la date du 11 octobre, d'être admise auprès de ses enfants. Cette faveur lui a été impitoyablement refusée.
J'ajoute que les circonstances me permettent de croire que tout, dans cette détention, a été irrégulier et arbitraire.
Le juge d'instruction a d'abord répondu au conseil de la mère que la mise au secret n'existait pas, que le refus de communication était uniquement basé sur les nécessités de l'instruction. Puis, quelques heures après, se ravisant, il est allé dire à ce même avocat qu'il s'était trompé, que la mise au secret existait en réalité.
Voilà donc le nouveau juge d'instruction, M. Gondry, qui, dans une affaire de cette importance, ignore s'il a rendu, oui ou non, une ordonnance de mise au secret.
En présence de cette contradiction, l'avocat s'est rendu, le 16 octobre, à la prison et a demandé communication du registre des ordonnances. Cette communication lui a été refusée et ainsi a été rendue illusoire la garantie inscrite à l'article 29 de la loi du 18 février 1852.
Aune requête présentée le même jour à la chambre du conseil, il a été répondu que la mise au secret était encore exigée pour les besoins de l'instruction. On s'était probablement empressé de régulariser cette situation illégale.
A la date du 26 octobre, le frère des prévenus a demandé l'autorisation de communiquer avec eux. Nouveau refus, basé sur l'existence de la mise au secret. Enfin, il paraît que la mainlevée a été prononcée le 29 ou le 30 octobre, c'est-à-dire, après une durée de la mise au secret de six semaines.
Mais le secret n'en a pas moins continué à exister en fait.
La mère a pu voir ses enfants, le 3 novembre, en présence du juge d'instruction et après avoir fait la promesse solennelle de ne parler d'autre chose que de leur santé. Le secret avait été si rigoureusement observé à l'égard de ces jeunes gens que l'un ignorait l'arrestation de l'autre.
Chose plus étonnante encore, quelques jours après, interpellés par leur sœur, qui était allée leur rendre visite, sur les motifs de leur arrestation, ils répondirent qu'ils ignoraient ces motifs, et leurs paroles ne furent pas contredites par le juge d'instruction qui assistait de nouveau à cette entrevue.
Je vous demande, messieurs, si une aussi longue détention préventive, aggravée pendant six semaines par les tortures physiques et morales de la mise au secret, n'est pas un acte de cruauté que rien ne justifie ?
Si la loi vous accorde le secret pendant dix jours et si elle vous permet de le renouveler dans l'intérêt de l'instruction, c'est bien certainement à condition de pousser cette instruction le plus rapidement possible. Or, il paraît, messieurs, mais ce fait je ne l'affirme pas avec certitude, il paraît que les frères Delplanquc étaient depuis une huitaine de jours en prison quand ils ont vu le juge d'instruction pour la première fois.
Ensuite, de quel droit a-t-on refusé de communiquer le registre, des ordonnances dont les inscriptions constituent la garantie de la liberté individuelle ? De quel droit encore le juge d'instruction impose-t-il aux prévenus cette espèce de secret mitigé qui consiste à ne leur permettre de communiquer avec leurs parent qu'en sa présence, et après avoir fait prendre l’engagement de ne parler d'autre chose que de leur santé ?
Est-ce de la légalité ou est-ce de l'arbitraire ?
Messieurs, que le juge d'instruction, par cette durée exorbitante du secret, a foulé aux pieds les sentiments d'humanité, qui se trouvent au fond de la loi du 18 février 1852, c'est ce qui résulte à toute évidence des paroles prononcées, à la séance du 5 décembre 1851, par l'honorable M. Orts, dont la généreuse initiative a fait adopter les articles relatifs au secret.
« La mise au secret, disait l'honorable membre, prolongée outre mesure, dépassant ce que les forces physiques et morales du prévenu peuvent supporter, est, comme on le disait avec raison, il y a quelques jours, dans la discussion générale, une torture non seulement morale mais physique. Elle peut avoir, comme la torture ancienne, l'utilité d'arracher des aveux, mais cette utilité justifierait le retour à la torture ancienne comme le maintien du secret exagéré.
« Je crois que cette période de dix jours est suffisante en présence des nécessités de la pratique. Dix jours ont été envisagés comme une période suffisante à titre de période normale, non pas par moi seul, mais par d'autres encore et plus expérimentés, J'ai de bonnes raisons de croire (j'ai assez (page 144) de pratique pour en être juge) que dix jours au secret est un maximum qui ne doit pas être dépassé. Cependant je veux bien faire une concession et je propose d'autoriser une prolongation de dix jours dans des cas graves et exceptionnels. »
Vous l'entendez, messieurs, ces principes, ces déclarations qui font connaître l'esprit de la loi du 18 février 1852, sont la condamnation la plus flagrante de la conduite des magistrats de Courtrai.
Messieurs, je finis ici ma tâche. Je crois vous avoir démontré qu'une même pensée a inspiré les accusations de la presse et dirigé les actes de l'autorité judiciaire. Dès le principe, on a vu la passion politique usurper la place de l'équitable et impartiale recherche de la vérité.
Le mot d'ordre était évidemment donné.
C'était le fanatisme religieux, personnifié par le clergé ; c'était la vengeance politique, représentée par les journaux catholiques, qui avaient mis la torche et la faux entre les mains des criminels.
De là ces visites domiciliaires, ces saisies chez les prêtres de Saint-Genois ; de là ces interrogatoires au sein de la congrégation ; de là tout cet ensemble de procédés vexatoires et illégaux à l'égard des éditeurs et rédacteurs du Katholyke Zondag et du Jaer 30.
C'est contre cet abaissement de la justice au niveau d'un instrument politique que je suis venu protester.
Eh quoi, en serions-nous réduits, nous autres catholiques qui formons certes la grande majorité de la nation, en serions-nous réduits à n'avoir plus aucune confiance dans la justice ?
Une pareille situation, vous le comprenez bien, serait non seulement dangereuse, mais intolérable.. Et cependant, il faut que je vous le dise, c'est à quoi nous marchons et rapidement.
Eh, messieurs, il faudrait être aveugle pour ne pas voir que cette situation, si elle n'existe déjà pas, est devenue imminente.
C'est que les actes dont nous nous plaignons, c'est que les abus que nous constatons se révèlent à nos yeux comme les manifestations d'un état de choses général. Leur cause se rattache à un principe, au principe d'intolérance et d'exclusivisme qui règne dans les sphères gouvernementales et qui trouve dans l'honorable ministre de la justice son expression la plus rigoureuse.
L'implacable sévérité avec laquelle l'honorable M. Bara écarte des fonctions judiciaires tous ceux qui appartiennent à l'opinion conservatrice ; le favoritisme injuste qu'il pratique envers ceux qui rendent, soit dans les affaires électorales, soit dans les affaires judiciaires, des services politiques : telle est la cause réelle et fondamentale de cet énervement graduel de la magistrature.
Encore quelques années de ce régime, et la magistrature aura perdu toute considération et tout prestige et encore une des bases les plus solides de notre nationalité et de notre indépendance aura disparu.
Mais, en ce qui concerne les actes judiciaires de Saint-Genois, une responsabilité plus directe et plus immédiate pèse sur l'honorable ministre de la justice.
C'est lui qui, du fond de son cabinet, a dirigé toute cette instruction.
C'est un fait que je tiens pour incontestable, que si l'honorable ministre reculait devant cette grave responsabilité, il est tout au moins certain qu'à partir du moment où il est intervenu personnellement dans la procédure, il n'a pu ignorer les actes qui ont été posés.
Ces actes ont reçu sa haute approbation, sans quoi on ne comprend ni son silence ni son inaction.
Eh bien, je demande à l'honorable ministre de vouloir bien rendre compte de sa conduite à la Chambre et au pays, et de nous dire comment il la concilie avec les principes naturels et constitutionnels, avec la liberté individuelle, l'inviolabilité du domicile et la liberté de la presse.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Messieurs, je n'ai pas demandé la parole pour répondre à l'honorable membre ; son discours n'a pas besoin de réfutation. Il se réfute par sa violence et par l'étrangeté des raisons sur lesquelles il repose.
En effet, l'honorable membre demande au gouvernement des explications, il lui demande de rendre compte de sa conduite lorsque déjà il a jugé cette conduite, lorsque déjà il a flétri la magistrature, a réduit son rôle à celui d'espion et l'a représentée comme abaissée, comme perdant le pays et ne méritant plus aucune confiance.
Quelle foi, messieurs, pouvez-vous avoir dans un pareil langage ?
Quoi ! un représentant, un avocat, ignorant le premier mot d'une procédure judiciaire, vient ici insulter la magistrature et dire qu'elle a manqué à son devoir ! Vous voulez juger la magistrature et vous ne savez pas pratiquer ce que la justice exige ! Vous condamnez avant de juger ! vous condamnez avant de rien savoir ! (Interruption.)
L'honorable membre l'a dit lui-même : Je ne connais rien de l'instruction.
Mais si vous ne la connaissez pas, et vous ne pouvez la connaître, puisque, d'après nos lois, la procédure est secrète, pourquoi avez-vous tenu ce langage violent, ce langage injurieux pour des magistrats auprès desquels vous vivez et dont vous êtes le premier à même de connaître l'honorabilité ?
Oui, messieurs, le discours de l'honorable membre se réfute de lui-même ; en effet, si l'honorable membre avait eu quelques griefs, si ses intentions étaient sincères, s'il ne poursuivait pas une œuvre de parti, une œuvre de passion, il serait venu dire au gouvernement : On accuse la magistrature, on accuse le parquet ; mais je respecte la magistrature de mon pays ; et je vous demande des explications. Si les explications ne l'avaient pas satisfait, alors seulement il aurait pu apprécier. Mais il condamne d'avance, et alors j'ai le droit de dire qu'il ne fait qu'obéir à des passions politiques et qu'il se prononce en homme de parti dans une affaire qui est uniquement du ressort de la justice.
Quant à l'honorabilité des magistrats du parquet de Courtrai, elle est au-dessus des attaques de M. Reynaert, elle ne saurait être amoindrie, et malgré toutes les attaques violentes qui ont vu le jour dans la presse avant d'être portées à cette tribune, la cour d'appel de Gand, le juge en ces matières d'honneur, a répondu par anticipation aux récriminations de l'honorable membre. Ce magistrat que vous avez traîné dans la boue, l'honorable chef du parquet du tribunal de Courtrai, la cour d'appel de Gand l'a présenté, il y a quelques jours, à l'unanimité moins une voix, pour la présidence du tribunal de Termonde. (Interruption.)
Je disais, messieurs, que ce n'est point pour répondre à l'honorable membre que je me suis levé ; c'est pour faire connaître à la Chambre et au pays mon opinion sur la pétition des journalistes.
Ce n'est point avec plaisir que je m'engage dans ce débat, car il y a bien des choses tristes à dire et bien des faits regrettables à signaler au point de vue de la civilisation de notre pays.
Mais, messieurs, je ne puis pas déserter mon devoir ; je pourrais peut-être, comme l'ont fait d'autres, en certaines circonstances, me retrancher dans le silence ; si je me souvenais de ce qui s'est passé en 1847, ma tâche serait bien facile.
Dans la séance du 23 mars 1847, un honorable membre disait à l'honorable baron d'Anethan, ministre de la justice :
« Rappelez-vous ce qui se passe en ce moment à Bruges. La misère des Flandres inspire un écrit ardent, passionné, violent même si vous le voulez. Cet écrit est dirigé contre l'honorable M. de. Theux. On y reproche, dans les termes les plus amers, au gouvernement son inintelligence et son apathie. Cet écrit, on le laisse circuler pendant un mois ; il est reproduit dans la plupart des journaux et répandu dans le pays à un nombre infini d'exemplaires ; puis, après un mois d'indifférence et d'abstention, voici tout à coup la police qui s'éveille et qui saisit l'écrit ; on ne se contente pas de saisir l'écrit, on s'empare de la personne de l'écrivain, on lui impose un emprisonnement préventif ; ou ne s'arrête pas là : on le soumet à toutes les rigueurs, à toutes les tortures du secret, c'est-à-dire qu'on le traite lui, l'écrivain, l'homme de la presse et de la pensée, comme un vil et lâche assassin, et puis, s'il faut en croire la notoriété publique, il s'agirait maintenant d'établir des rapports entre cet écrit et des scènes de désordres et de pillage, c'est-à-dire qu'on voudrait introduire dans ce pays la doctrine monstrueuse de la complicité morale. »
Ainsi, messieurs, publication d'un écrit, intervalle entre la distribution de cet écrit et les poursuites, visites domiciliaires, arrestation de l'auteur, mise au secret, connexité entre cet écrit et des scènes de pillage.
Absolument les mêmes faits que dans l'affaire de Saint-Genois, absolument les mêmes caractères, et que répond l'honorable M. d'Anethan, alors ministre, de la justice ?
« Des crimes, messieurs, sont poursuivis à Bruges. Si, par suite de l'instruction, on a découvert des éléments de culpabilité à l'égard de la personne à laquelle il a été fait allusion, suis-je responsable de ce que des magistrats ont découvert dans l'instruction d'une affaire, et des mesures qu'ils prennent ? Devais-je, par hasard, aller m'interposer entre le prévenu et les magistrats instructeurs et chercher à entraver l'action de ceux-ci ?
« Je ne pense pas devoir en dire davantage. La justice est saisie. Nous devons respecter la marche qu'elle a suivie et attendre les décisions delà magistrature. »
Voilà la réponse que je pourrais faire à l'honorable M. Reynaert. Voilà comment ont agi nos prédécesseurs ; et alors on n'a pas vu surgir les récriminations que vous avez entendues tout à l'heure.
M. Castiau, qui avait interpellé le ministère, n'est point venu jeter l'outrage à la magistrature ; et cependant, cet écrivain qui avait été mis en prison fut relâché ; l'affaire n'eut pas de suite. Nous ne sachions pas non plus que les membres de la droite et les journalistes catholiques se soient levés en masse pour défendre la liberté de la presse et la liberté (page 145) individuelle compromises par l'arrestation de la personne à laquelle j'ai fait allusion.
Mais, messieurs, je ne prendrai pas le rôle facile de M. d'Anethan. Je m'expliquerai sur les choses à propos desquelles des explications sont possibles. Mais la Chambre comprendra qu'il est des points sur lesquels le silence m'est commandé : je ne puis pas ouvrir le dossier judiciaire pour élever des charges contre les personnes qui peuvent avoir à répondre plus tard de leurs actes devant la cour d'assises. Je ne puis pas me constituer ici en accusateur public et me prononcer sur la culpabilité ou la non-culpabilité des personnes arrêtées.
En dehors de ces points, je donnerai à la Chambre tous les renseignements que je suis à même de lui fournir. Mais, messieurs, vous ne comprendriez absolument rien aux tristes événements qui se sont passés à Saint-Genois, si vous n'aviez que des explications du genre de celles que nous a données M. Reynaert. Je ne sais pas si l'honorable membre a laissé soupçonner qu'il s'agissait, dans cette affaire, du crime d'incendie. Je ne pense pas qu'il y ait même fait allusion.
Il a fait défiler devant la Chambre, comme accusés, tous les magistrats instructeurs, le procureur du roi, le juge d'instruction et le ministre de la justice lui-même qui, quoi qu'en dise l'honorable M. Reynaert, n'a absolument rien à y voir. Tous ces fonctionnaires ont été jugés, condamnés par M. Reynaert ; mais les incendiaires, mais les dévastateurs, mais les pillards, il n'en a pas dit mot. (Interruption.)
M. Reynaert accuse la magistrature. Quelle serait pourtant sa position si, par hypothèse, les personnes dont il parle étaient plus tard déclarées coupables ? Combien aurait-il alors à regretter, toutes regrettables qu'elles soient même en cas d'acquittement, les attaques violentes, passionnées, qu'il a dirigées contre des magistrats qui ont fait leur devoir ?
Messieurs, j'en demande pardon à la Chambre, mais il me faut entrer dans de nombreux détails. Il m'est impossible de ne pas faire l'historique de toute l'affaire Saint-Genois ; c'est ainsi seulement que vous pourrez porter un jugement en connaissance de cause.
On voudrait réduire la question de Saint-Genois à une toute petite affaire d'arrestation illégale, ou prétendue illégale, d'un éditeur de journal ; et les faits odieux, les attentats dont la commune de Saint-Genois a été le théâtre, et qui ont pour mobile des causes qui ne sont pas ordinaires, on n'en dira rien ! on n'en saura rien ! on n'en parlera pas ! Le pays restera dans l'ignorance des incidents qui ont précédé les incendies et les dévastations !
Je ne puis, quant à moi, donner la main à cette petite manœuvre, et je tiens à vous faire connaître la cause et l'origine des désastres qui ont désolé la commune de Saint-Genois.
Quels sont les faits ? Je vais les exposer. Ce sera, du reste, un épisode, des plus curieux de la lutte des citoyens contre les prétentions injustes de certain clergé.
M. Dumortier. - Nous y voilà, nous vous répondrons.
M. le président. - Attendez donc, pour le faire, que vous ayez la parole.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Je le sais, vous espériez cacher la vérité ; je sais aussi que la pétition sur laquelle nous discutons n'a été qu'un moyen employé pour détourner l'attention publique des faits dont la commune de Saint-Genois a été le théâtre. (Interruption.)
L'affaire dont nous nous occupons n'est pas une simple querelle de village ; c'est un des épisodes de la grande question qui se représente partout, la question du siècle : la résistance à des prétentions que la société civile ne peut admettre et que vous-mêmes vous n'oseriez pas admettre, comme je vous le prouverai.
Que s'est-il passé ?
La commune de Saint-Genois avait une église en mauvais état, et l'autorité religieuse en demandait la reconstruction.
L'autorité civile y consentit.
Une difficulté s'établit au sujet de l'orientation à donner à l'église.
L'évêque, qui était alors Mgr Malou, disait que l'orientation était d'autant plus facile qu'on se proposait de transférer le cimetière hors de l'agglomération des maisons et qu'on pouvait disposer de. l'ancien cimetière tout entier.
Ainsi donc, dès 1854, l'évêque admettait la possibilité de déplacer le cimetière et de disposer du cimetière tout entier pour y construire une nouvelle église.
Bientôt on dut incorporer une partie du cimetière à la voie publique, et alors le cimetière étant devenu insuffisant (dans l'opinion de Mgr Malou, un cimetière de 30 ares 23 centiares ne suffisait pas pour faire, selon les prescriptions de loi, les sépultures d'une population de 3,500 âmes), l'autorité civile s'occupa de l'établissement d'un nouveau cimetière ; le conseil communal ne voulut d'abord pas y consentir ; son opposition était dictée par la préoccupation d'intérêts locaux ; les boutiquiers et cabaretiers des environs du cimetière prétendaient qu'il était porté atteinte à leurs droits.
Mais bientôt sur les instances du commissaire d'arrondissement, M. Conscience, qui se rendit lui-même à Saint-Genois et eut une conférence avec les membres du conseil communal, celui-ci revint sur sa première résolution et décida que le cimetière serait déplacé. On en informa l'évêque ; Mgr Malou resta huit mois sans répondre, puis écrivit que le déplacement du cimetière était contraire aux intérêts spirituels et matériels de la commune.
L'autorité civile n'en continua pas moins l'étude du déplacement du cimetière, l'Etat et la province intervinrent par voie de subsides.
Tout le monde était d'accord sur l'utilité de ce déplacement : le bourgmestre, le conseil communal, le commissaire d'arrondissement, l'architecte provincial, le commissaire voyer et la commission médicale.
Ainsi, messieurs, on était unanime pour reconnaître que, tant au point de vue de l'embellissement de la commune qu'au point de vue de l'hygiène, il fallait déplacer le cimetière.
Il n'y avait pas la moindre opposition. Il y a plus, le conseil de fabrique était d'accord avec l'autorité communale ; je le prouve : dans la convention intervenue entre les membres du conseil communal et les membres du conseil de fabrique, convention adoptée à l'unanimité, il est écrit ce qui suit :
« Les membres du conseil de fabrique feront les démarches nécessaires auprès de Mgr l'évêque de Bruges pour qu'il veuille bien bénir le cimetière dans les mêmes conditions que celui d'Avelghem. »
Il n'est pas inutile de le faire remarquer, l'autorité communale de Saint-Genois, messieurs, admettait la séparation du cimetière en autant de parties qu'il y a de cultes dans la commune ; elle se soumettait aux conditions posées par l'autorité ecclésiastique. Ce n'est donc pas cette partie du décret de prairial an XII, relative à la division du cimetière, qui a été le prétexte du conflit.
Ainsi, messieurs, la nécessité de déplacer le cimetière est reconnue par toutes les autorités civiles compétentes. La fabrique ne s'y oppose pas. Elle promet de faire toutes les démarches nécessaires pour obtenir la bénédiction du cimetière.
Les démarches convenues se font, le secrétaire du conseil de fabrique s'adresse à l'évêque de Bruges, et voici sa réponse. Elle est datée du 28 octobre 1867 :
« Monsieur,
« Je tombe de tout mon haut, en lisant le projet de convention que vous me soumettez par votre lettre d'hier. J'ose bien espérer que monsieur le curé est resté étranger à ces stipulations.
« Je proteste pour la vingtième fois contre l'assimilation que l'on cherche à établir entre Saint-Genois et Avelghem. Ici il y avait :
« 1° Manque d'espace au cimetière existant, après la construction de la nouvelle église ;
« 2° Manque d'argent, de la part de la fabrique, pour acquérir un nouveau terrain ;
« 3° Nécessité absolue de reconstruire l'église.
« A Saint-Genois, rien de tout cela n'existe. Si bien que la proscription du cimetière existant et son remplacement par un cimetière communal constitueraient la violation la plus flagrante possible des principes catholiques.
« C'est assez vous dire que je ne pourrai faire aucun accueil à la proposition de bénir, et que la commission ferait bien de renoncer à toute démarche tendante à obtenir ce que ma conscience me défend d'accorder.
« Veuillez dire à ces messieurs que j'ai la prétention d'être aussi conciliant qu'eux. Qu'ils fassent que le nouveau terrain devienne la propriété de la fabrique, je passerai volontiers sur le reste. (Interruption.)
« Recevez, monsieur, l'assurance de ma considération distinguée.
« Signé : J. J., évêque de Bruges. »
Ainsi, messieurs, voilà à quoi se réduit le débat entre l'évêque et la commune. L'évêque dit : Qu'on donne le terrain à la fabrique et je bénis tout ; je passe sur le reste.
Nous apprécierons tout à l'heure cette prétention. Je continue mon exposé.
Le conseil de fabrique avait reçu communication de la lettre du 28 octobre ; voici la lettre qui lui est adressée sous la date du 2 novembre 1867 par un membre de ce conseil :
« A monseigneur l’évêque de Bruges.
« Saint-Genois, le 2 novembre 1867.
« Monseigneur,
« Au reçu de votre lettre, nous avions cru inutile de vous supplier (page 146) encore dans le but d'obtenir la bénédiction du cimetière de ce lieu dans les mêmes conditions que celui d'Avelghem, mais la réflexion nous a donné la confiance que, peut-être, en vous exposant le malheureux état où se trouve notre localité, nous serions parvenus à vous engager à faire, pour notre commune, ce que les motifs expliqués dans votre lettre du 28 octobre dernier, vous avaient engagé de faire pour celui d'Avelghem.
« En effet, Monseigneur, Saint-Genois se trouve dans un bien pire état qu'Avelghem ; sous peu, on peut s'attendre à voir supprimer, dans tous les cas, l'ancien cimetière, et, nous devons le constater ici, le public accepte bien vite aujourd'hui une question de ce genre quand elle est passée en fait accompli. Nous nous trouvons à la veille d'entamer une action judiciaire avec la commune, et Dieu sait ce que coûtera ce procès et quand il sera fini ! Qui sait prévoir, surtout dans l'état où le tout se trouve aujourd'hui, quelle sera la décision des derniers juges et l'influence qui en ressortira pour la propriété des cures de tout le royaume.
« Nous reconnaissons que l'église peut encore servir à sa destination pendant quelques années ; mais en est-il de même du clocher et de la toiture ? Et si nous voulons améliorer extraordinairement l'église, n'aurons-nous pas besoin de l'approbation de l'autorité civile ? L'obtiendrons-nous ? Inutile de répondre, la négative est certaine.
« D'un autre côté, bénir le cimetière, monseigneur, c'est rendre l'harmonie, l'union entre les trois administrations publiques, c'est donner au clergé toute l'influence nécessaire pour le bien-être de la religion, c'est, en un mot, faire cesser une guerre fratricide qui existe déplorablement depuis plusieurs années.
« La fabrique, pour pouvoir vous donner plus d'explication encore, aurait désiré obtenir, non pour la commission, mais pour quelques-uns de ses membres, une audience de Votre Grandeur, et elle espère que vous daignerez la lui accorder sous peu. »
Certes, messieurs, c'est une offre faite à l'évêque de Bruges dans les conditions les plus raisonnables, les plus conciliantes ; on lui demande de rétablir la paix dans la commune. Quel beau rôle pour un ministre de Dieu !
Voici sa réponse :
« Bruges, 7 novembre 1867.
« Monsieur,
« Des deux choses l'une, je préférerais voir arriver toute la commission, dont je pourrais peut-être ramener quelques membres égarés, plutôt que de recevoir seuls les membres de l'administration fabricienne, qui n'ont pas besoin de conversion.
« Tout ce que je pourrais vous dire, dans une entrevue, vous le savez d'avance : que ceux-là reviennent sur leurs pas, qui se sont engagés dans une fausse route, les acheteurs du cimetière communal. Dans la situation actuelle, je ferais une mauvaise action ; en cédant, je concourrais à dépouiller l'église de son droit. Si le gouvernement et quelques conseillers communaux prétendent la dépouiller, nous, qui sommes ses enfants éclairés et soumis, laissons-leur, à eux seuls, le triste honneur de leur aveugle conduite. Si je puis comparer les petites choses aux grandes, est-ce que le saint-père a cédé, parce que, pendant longtemps, tout semblait lui présager sa défaite et sa ruine temporelle ?... Fais ce que tu dois, advienne que pourra ! »
Ainsi, messieurs, l'audience est refusée ; l'évêque dit : Je ne bénirai pas le nouveau cimetière ; qu'on me donne la propriété pour ma fabrique, sinon pas de bénédiction.
Diverses démarches, messieurs, furent encore faites pour obtenir la bénédiction du cimetière ; enfin le 9 mai, le bourgmestre, pressé par l'autorité supérieure, et par l'autorité provinciale qui lui demandaient compte de l'emploi des sommes allouées pour le cimetière, le bourgmestre, dis-je, fit fermer l'ancien cimetière et déclara que les inhumations se feraient désormais dans le nouveau.
Sitôt que l'évêque eut connaissance de l'arrêté du bourgmestre, il envoya le doyen d'Avelghem auprès du bourgmestre pour essayer de le faire revenir sur sa résolution.
Voici la lettre que le doyen d'Avelghem fut chargé de lire et de commenter :
« Bruges, 3 juin 1868.
« Monsieur le doyen,
« J'ai reçu, par l'entremise de M. le curé de Saint-Genois, l'arrêté de M. le bourgmestre de cette localité, relatif à la triste affaire du cimetière.
« M. le bourgmestre ne saurait nier que l'insalubrité du cimetière actuel et l'impérieuse nécessité de le supprimer, dans l'intérêt de l'hygiène publique, signalées dans les rapports de la commission médicale, n'existent réellement pas.
« Il doit savoir aussi que, lorsque feu monseigneur Malou a consenti à ce qu'une lisière du cimetière chrétien fût incorporée dans la voirie publique, ce consentement n'a été donné que sur les assurances formelles de M. Glorieux, que le restant du cimetière était plus que suffisant ; que du reste l'étroitesse de ce cimetière, pas plus que son insalubrité, ne saurait être sérieusement soutenue pur personne.
« Il doit reconnaître encore que l'article 2 du décret du 23 prairial an XII n'est pas applicable à Saint-Genois, cette localité n'étant ni une ville, ni un bourg, dans le sens dudit article.
« Il voudra bien admettre, ce qui a été cent fois prouvé, à savoir que le cas de Saint-Genois n'est pas identique avec celui d'Avelghem ; et que si je consens à la translation du cimetière de Saint-Genois, il y a, dans mon diocèse, plus de quarante communes auxquelles, pour être logique, je devrais accorder la même autorisation.
« Cela étant, monsieur le bourgmestre comprendra que ma conscience ne me permet pas, dans les circonstances présentes, d'autoriser la bénédiction du nouveau cimetière.
« J'espère même que, venant à s'apercevoir que son arrêté du 9 mai a été porté, à son insu sans doute, sous l'influence d'un système hostile à l'Eglise, celui de la sécularisation des cimetières, il ne voudra pas, enfant de l'Eglise, comme il est, presser l'exécution de son arrêté, le premier en Belgique, que je sache, de cette espèce.
« Monsieur le bourgmestre ne voudra pas, j'en suis sûr, me pousser à bout, ni me forcer soit à interdire canoniquement les sépultures, soit à défendre les offices religieux, soit à révoquer mes prêtres.
« Vous voudrez bien, monsieur, aussitôt la réception de la présente, vous rendre à Saint-Genois, et là, accompagné de monsieur le curé, vous présenter chez monsieur le bourgmestre, à qui vous lirez et commenterez cette lettre.
« Vous enjoindrez à monsieur le curé de m'informer par exprès dès qu'une tentative d'inhumation dans le cimetière communal se présentera.
« Votre, etc. (Signé :)
« J. J., évêque de Bruges. »
Ainsi, messieurs, l'évêque demande au bourgmestre de rapporter son arrêté et il le menace, s'il refuse, soit d'interdire canoniquement la sépulture, soit de défendre les offices religieux, soit même de révoquer les prêtres. (Interruption.)
Il faut le dire à l'honneur de ce magistrat, et ce n'est pas le moindre fait curieux à signaler dans ce débat, lui, un bourgmestre de campagne, un catholique sincère, a su faire son devoir et faire respecter le pouvoir civil. Il a méprisé toutes les menaces, quelque douloureuses qu'elles fussent pour sa conscience ; il a dit : J'observerai avant tout les lois de mon pays.
Eh bien, quand nous constatons des faits de ce genre dans les Flandres, quand nous voyons des résistances si énergiques à des prétentions injustes, nous pouvons dire que la Belgique n'est pas encore prête à subir le joug du cléricalisme. (Interruption.)
Messieurs, le 11 juin a lieu le premier enterrement au nouveau cimetière. Un nommé Delencre étant décédé, la population accompagne son cercueil au champ du repos. En l'absence du clergé, quelques personnes disent sur sa tombe les dernières prières.
Le 14 juin, on lit en chaire un mandement de l'évêque de Bruges, décrétant que désormais les prières religieuses ne seraient plus accordées aux personnes qui décéderaient à Saint-Genois.
Voici cette pièce :
« Jean-Joseph Faict, par la miséricorde de Dieu et la grâce du saint-siège apostolique, évêque de Bruges, prélat domestique de Sa Sainteté, évêque assistant au trône pontifical,
« Aux fidèles de la paroisse de Saint-Genois, salut et bénédiction en Notre-Seigneur.
« Chers paroissiens de Saint-Genois,
« Quand, il y a deux ans, je fus reçu par vous tous, avec tant d'enthousiasme et tant d'amour dans votre belle et religieuse commune, j'étais loin de prévoir les amertumes et les perturbations déplorables qui sont venues, depuis lors, nous attrister vous et moi.
« Je suis arrivé alors au milieu de vous, le cœur rempli d'affection à votre égard, avec la ferme volonté de supprimer le cimetière actuel, et de permettre la bénédiction d'un nouveau lieu d'inhumation, si mes devoirs et les droits de la Sainte Eglise me le permettaient quelque peu. Cependant étant sur les lieux, et ayant tout examiné par moi-même le plus exactement possible, je me trouvai de plus en plus convaincu que je ne pouvais, sans blesser ma conscience, consentir au déplacement du cimetière. C'est ce que j'ai annoncé et expliqué à l'instant même à qui de droit, et j'ai démontré, sans qu'on pût opposer quelque chose de sérieux, la différence immense qui existait (page 147) entre la situation d'Avelghem et celle de Saint-Genois, pour ce qui regarde les cimetières. Nonobstant ceci, j'ai reçu dernièrement, avec autant de douleur que de surprise, communication d'un arrêté de l'autorité civile locale, par lequel, à l'exclusion de mon autorité et de mon intervention spirituelle, il est statué qu'à commencer du 9 de ce mois, le spacieux et beau cimetière où reposent vos ancêtres sera fermé, et que le nouveau, bénit ou non, sera obligatoire.
« A l'instant, j'ai envoyé sur les lieux votre très honorable doyen avec un écrit de ma propre main, le chargeant d'aller trouver qui de droit, conjointement avec votre honorable curé, à l'effet, de dire et de bien expliquer que ce qu'on exigeait de moi dépassait mes pouvoirs ; que j'étais disposé et le resterais toujours, pour accorder à Saint-Genois tout ce que ma conscience me permet, mais non pas ce qu'elle me défend. Jeudi dernier, après dîner, comme je l'apprends de source certaine, l'on s'est permis, pour la première fois, au grand scandale et à la douleur de vous tous, de défendre la sépulture religieuse en terre bénite, et de déposer le cadavre, sans prêtre et sans les prières de l'Eglise, hors du cimetière catholique. C'est pourquoi faisant usage, quoique malgré moi, du pouvoir que les saints canons m'accordent, j'arrête ce qui suit :
« Aussi longtemps et chaque fois que l'arrêté susdit de faire enterrer les chrétiens défunts dans le soi-disant nouveau cimetière sera appliqué, aussi longtemps et chaque fois aussi les corps ne seront point reçus à l'église, et il n'y aura ni prières ni cérémonies religieuses.
« Cette lettre sera lue en chaire le dimanche, après sa réception.
« Bruges, le 12 juin 1868.
« (Signé) Jean-Joseph, évêque de Bruges
« Par mandement de Monseigneur : « (Signé) F. Nolf, chan. sec. »
Messieurs, l'évêque se plaint de ce que les prières n'ont pas été dites sur le corps de Delenere ; mais c'est à son clergé qu'il doit s'en prendre. Ces prières ont été demandées et refusées.
Vous comprenez combien une pareille mesure devait avoir d'effet sur une population essentiellement catholique, dont les éléments sont plutôt favorables à nos adversaires qu'à la majorité libérale.
Vous comprenez quelle exaltation, quelle exaspération et quelles craintes un pareil mandement dut produire dans la localité.
La lecture de cette pièce fit la plus grande impression ; on raconte que les femmes se retirèrent de l'église en pleurant ; il y eut dans la commune une véritable consternation.
Si mes renseignements sont exacts, l'évêque, et je ne puis que l'en féliciter, est revenu sur sa décision, bien que l'autorité civile ait maintenu son arrêté. Désormais, les prières ne seront plus refusées aux morts. Mais il est à regretter que cette généreuse inspiration ne lui soit pas venue au début de l'affaire, car s'il peut maintenant permettre de dire les prières et d'accomplir les cérémonies religieuses, il le pouvait tout aussi bien au commencement de ce conflit.
M. de Haerneµ. - L'évêque est revenu sur sa défense, sur la demande faite par une masse d'habitants.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - L'honorable M. de Haerne sait aussi bien que moi que l'autorité communale a été la première à demander la bénédiction du nouveau cimetière et qu'elle a toujours sollicité le retrait de la mesure décrétée par l'évêque.
A chaque enterrement au cimetière communal, on a sollicité l'intervention du clergé, mais en vain.
D'ailleurs, messieurs, quelle théorie ! Quoi, parce que l'autorité civile est en lutte avec l'autorité ecclésiastique, l'évêque refusera à des catholiques les prières pour lesquelles le clergé est rétribué ! Quel était le crime de ces catholiques défunts ? Etaient-ce eux qui avaient établi ce cimetière ? N'étaient-ils pas morts dans le sein de la religion ?
M. Vleminckxµ. - On aurait dû refuser le traitement du clergé de Saint-Genois.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Ainsi, messieurs, voici les faits bien constatés. Le seul point qui divise l'autorité civile et l'autorité religieuse, c'est la propriété du cimetière.
Qu'on me cède le cimetière, dit l'évêque, et je passe sur le reste. Et pour cette nouvelle prétention, il a fallu troubler une commune, intimider les consciences, jeter la perturbation dans les esprits et provoquer les plus grands malheurs, car, quoi qu'on en dise, les crimes qui ont désolé Saint-Genois ont leur cause dans le fanatisme.
Examinons cette nouvelle prétention.
L'évêque de Bruges demande la propriété du cimetière pour la fabrique. Jusqu'à présent, aucun évêque du pays n'avait manifesté pareille exigence ; d'ailleurs, la cour de cassation a, par des arrêts, démontré l'inutilité d'une semblable thèse, et M. Nothomb lui-même l'a condamnée.
L'évêque de Bruges demandait donc au bourgmestre ce que ni bourgmestre ni gouvernement ne pouvaient accorder. lI leur demandait l'impossible, de l'avis même du ministère de 1855. Et voilà pourquoi on a refusé les prières aux morts !
Il ne s'agit plus, celle fois, de division à établir dans le cimetière ; le conseil communal, composé de membres appartenant évidemment à la religion catholique, avait concédé à l'évêque la division du cimetière par culte ; il n'avait refusé qu'une chose : abandonner à la fabrique la propriété du cimetière.
Eh bien, je me demande à quoi cet abandon eût pu servir ; à supposer qu'il eût été possible, je me demande quel avantage la fabrique eût pu retirer de la propriété du cimetière, puisque c'est une propriété du domaine public, ainsi que l'ont décidé quatre arrêts de la cour de cassation, arrêts portant les dates du 3 mars 1862, du 22 mai 1863, du 27 février 1864 et du 29 mai 1866 ?
Permettez-moi, messieurs, de vous lire les motifs donnés par la cour da cassation, à l'appui de sa doctrine. Il importe que la lumière se fasse sur cette question. Il importe aussi que les administrations communales sachent quels sont les droits qui leur appartiennent.
Voici comment, dans un remarquable réquisitoire, s'est exprimé M. le procureur général Leclercq. Après avoir cité les dispositions du décret de prairial, il ajoute :
« Les conséquences de ces dispositions, quant au caractère juridique des cimetières, sont manifestes.
« Il en résulte que les terrains consacrés à l'inhumation des morts sont de ce chef affectes à un service public ; toute personne, en effet, quelque opinion religieuse ou quelque culte qu'elle professe, doit y être inhumée.
« Il en résulte encore que ce service public comprend tout le terrain affecté au service des inhumations sans exception d'aucune partie ; que du moment qu'il est établi, il forme par sa nature un obstacle à l'exercice du domaine de propriété ; que de ce moment, nul, quels que puissent être ses droits à ce domaine, ne peut les exercer. Le domaine de propriété consiste dans le droit de jouir et de disposer, et nul ne peut faire aucun des actes dont l'ensemble en constitue l'exercice : semer, planter, bâtir, faire des fouilles, affermer, louer, transmettre efficacement l'un ou l'autre des droits dans lesquels il se décompose : usufruit, usage, habitation, superficie, emphytéose, servitude, hypothèque. »
Serait-ce donc pour se donner le droit de reprendre le cimetière le jour où l'on n'y enterrerait plus, que l'évêque a pris la résolution de défendre les prières pendant tout le temps où le cimetière serait ouvert ? Cela n'est pas possible. La propriété est vinculée ; le propriétaire, quel qu'il soit, ne peut rien en faire ; c'est l'autorité communale qui en dispose comme elle l'entend. Et ce n'est pas pour avoir une propriété inutile au propriétaire que l'évêque de Bruges a refusé les prières de l'Église aux catholiques de Saint-Genois !
M. le procureur général Leclercq continue en ces termes : « Ce n'est qu'après et même un temps assez long après la suppression du cimetière, c'est-à-dire après la cessation du service public auquel le terrain est affecté, que le domaine, de propriété reprend son empire ; les articles 8 et 9 du décret du 23 prairial an XII sont formels à cet égard.
« Ce service public est ainsi incompatible avec l'exercice du domaine de propriété dans toute l'étendue du terrain qu'il affecte ; il domine, il absorbe cet exercice pendant toute sa durée et plusieurs années après, dans toute cette étendue.
« Il est enfin par la manière dont il se pratique et par les personnes qu'il embrasse, il est à l'usage de tous, il est propre au public et, par une dernière conséquence nécessaire, il forme un véritable domaine public.
« Tel est le caractère juridique qu'impriment aux cimetières les dispositions de la loi sur les sépultures ; Ici est l'état de choses dans lequel a été introduit par les articles 10 et 12 du décret du 23 prairial an XII le droit de concession. »
Voici maintenant l'arrêt de la cour de cassation :
« La cour...,
« Attendu que, pour apprécier ce moyen, il est essentiel de déterminer le caractère et les effets des concessions autorisées par le décret du 23 prairial an XII.
« Attendu que les terrains affectés au service public des inhumations sont hors du commerce aussi longtemps qu'ils conservent leur destination ; qu'ils sont soumis, quant à leur usage, aux lois et règlements (page 148) administratifs, et doivent, sous ce rapport, être considérés comme choses du domaine public ;
« Attendu que l'article 16 du décret prémentionné place les cimetières sous l'autorité, police et surveillance des administrations locales ;
« Attendu qu'en vertu de cette attribution, les administrations communales ont seules le droit de régler, conformément au décret, l'usage du cimetière... »
Donc, messieurs, si le conseil de fabrique de Saint-Genois avait eu la propriété du cimetière, il n'en aurait rien retiré, les cimetières étant du domaine public, et la commune seule ayant le droit de profiter du prix des concessions.
Et voilà pourquoi l'évêque de Bruges a troublé toute une commune ; c'est pour faire admettre cette prétention nouvelle qu'il a refusé de laisser dire des prières sur le cercueil des catholiques.
Eh bien, même sous nos prédécesseurs, cette prétention n'a pas été admise, et l'honorable M. Nothomb, que je suis heureux de voir à son banc, ne me démentira pas. Si l'honorable M. Nothomb avait été ministre de la justice et si M. de Decker avait été à la place de mon honorable ami, M. Pirmez, ils auraient dit au bourgmestre de Saint-Genois : La demande de l'évêque est inadmissible, la loi est là et il faut l'exécuter. (Interruption.)
En effel, sous le ministère de l'honorable M. Nothomb, on a, dans un grand nombre de cas, donné des subsides aux communes pour l'acquisition de cimetières ; on reconnaissait donc que c'était aux communes qu'il appartenait d'établir de nouveaux cimetières. Voici le relevé des subsides accordés, pendant l'année 1856, sous l'administration de MM. Nothomb et Decker :
Flandre orientale : Bouchaute 2,000 fr., Grammont, 1,500 fr.
Hainau : Houdeng-Goegnies : 2,500 fr.
Liége : Herve 3,000 fr., Tilleur 1,200 fr., Olne 800 fr.
Limbourg : Wellin 743 fr.
Luxembourg : Nobressart : 600 fr., Bastogne 600 fr.
Namure : Treigne : 500 fr.
Il y a plus : je puis affirmer que la commune a le droit de posséder des cimetières bénits ; et la preuve en est dans une lettre écrite par feu Mgr Sterckx, archevêque de Malines, à M. le ministre de la justice ; dans cette lettre, qui est du 30 septembre 1859, feu Mgr Sterckx disait que les communes sont aptes à posséder des cimetières bénits ; cela est incontestable, telle était son opinion.
L'honorable M. Nothomb, dans une lettre du 7 octobre 1855, à son collègue de l'intérieur, disait : « Bien que, sous l'empire de la législation et de nos institutions actuelles, les fabriques d'église n'aient pas le droit d'établir des cimetières nouveaux, toutefois je suis disposé à admettre que la rigueur des principes ne s'oppose pas à ce qu'elles soient autorisées à agrandir les cimetières anciens. »
Ainsi, M. Nothomb déclare que, sous l'empire de la législation et de nos institutions actuelles, les fabriques d'église n'ont pas le droit d'établir des cimetières nouveaux. (Interruption.)
Je sais bien que vous êtes revenu plus tard sur cette doctrine et que vous y avez admis un tempérament. Vous avez dit que, si les fabriques n'ont pas le droit d'établir de cimetière, elles peuvent néanmoins, dans le cas où la commune manque de ressources, et si la commune ne le veut pas, en créer un partiel.
M. Dumortier. - Ah ! ah !
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Oh ! ne vous réjouissez pas, M. Dumortier ; malgré ce revirement de M. Nothomb, vous êtes encore dans la plus fâcheuse des positions pour l'affaire de Saint-Genois.
En effet, voici comment M. Nothomb a expliqué sa conversion, par une lettre au ministre de l'intérieur, en date du 2 avril 1856 : « En principe, l'établissement d'un cimetière public est une charge communale ; donc il n'y a pas possibilité d'admettre que la fabrique d'église se substitue à la commune pour créer un cimetière communal. »
Telle est donc la question :
Quand le conseil communal ne veut pas ou ne peut pas établir le cimetière, les fabriques peuvent le faire. Mais, dit-il, en principe l'établissement d'un cimetière public est une charge communale, et il n'y a pas possibilité d'admettre que la fabrique d'église se substitue à la commune pour créer un cimetière communal. Or, c'est le cas de Saint-Genois. La commune de Saint-Genois crée un cimetière communal ; il n'y a donc pas possibilité que la fabrique se substitue à la commune.
Ainsi, je puis dire que la pratique constante est favorable à tout ce qui a été fait à Saint-Genois.
Vous ne sauriez pas échapper à vos propres actes, et si vous vous étiez trouvés au banc ministériel, vous eussiez dû approuver l'arrêté par lequel le bourgmestre a ouvert le nouveau cimetière.
Il est donc bien établi que tout ce qui a été fait au sujet du cimetière de Saint-Genois est parfaitement légal et qu'il s'agit d'une nouvelle prétention de l'évêque. de Bruges.
Eh bien, messieurs, je vous le demande, si telle est la question qui a donné lieu aux crimes de Saint-Genois, n'êtes-vous pas porté à dire avec moi que la résistance de l'évêque et l'interdit qu'il a lancé sur la commune sont profondément regrettables, et que la violence qu'il a voulu faire à l'autorité civile pour qu'elle ne respecte pas la loi, est chose déplorable. Si vous approuvez la conduite de l'évêque de Bruges, il faut alors blâmer les chefs des autres diocèses, qui, dans des cas identiques, obéissant à la raison et à un esprit véritablement chrétien, ont marché d'accord avec les conseils communaux. (Interruption.)
Je vais examiner maintenant la série des faits qui ont suivi l'interdiction des cérémonies religieuses.
- Des membres - A demain !
- La suite de la discussion est renvoyée à demain.
La séance est levée à quatre heures et demie.