(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1868-1869)
(Présidence de M. Dolezµ.)
(page 50) M. Van Humbeeck, secrétaireµ, procède à l'appel nominal à 2 1/4 heures et donne lecture du procès-verbal de la séance du 20 de ce mois.
- La rédaction en est approuvée.
M. Reynaert, secrétaireµ, présente l'analyse suivante des pièces adressées a la Chambre.
« Des pêcheurs à Rupelmonde prient la Chambre de statuer sur leur pétition tendante à pouvoir faire usage du filet dit ankerkuil ».
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Stembert, ancien préposé des douanes, prie la Chambre de statuer sur sa demande ayant pour objet une augmentation de pension. »
- Même renvoi.
« Le conseil communal de Froidchapelle demande la prompte exécution du chemin de fer de Frameries à Chimay. »
- Même renvoi.
« Par deux pétitions, des habitants de Liège appellent l'attention de la Chambre sur la nécessité de réorganiser la garde civique. »
- Même renvoi.
« Des habitants et ouvriers à Gand demandent une loi réglementant le travail des enfants dans les manufactures. »
- Même renvoi.
« Des habitants de Bruxelles demandent qu'il soit fait rapport sur la pétition ayant pour objet la mise à la retraite forcée des fonctionnaires civils à un âge déterminé. »
- Même renvoi.
« Le sieur Debry, inventeur d'une machine de guerre, demande une place ou une récompense nationale. »
- Même renvoi.
« Le sieur Van Hoorebeke présente une nouvelle dissertation en vue d'obtenir la réparation d'une injustice dont il se plaint, et demande un secours en attendant qu'une décision intervienne, sur ses réclamations. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Michel Limmer, cultivateur à Houdelange, né à Hovelange (grand-duché de Luxembourg), demande la naturalisation ordinaire avec exemption du droit d'enregistrement. »
- Renvoi au ministre de. la justice.
« Par message en date du 20 novembre, M. le ministre de la justice transmet, avec les pièces de l'instruction, sept demandes de naturalisation. »
- Renvoi à la commission des naturalisations.
« La cour des comptes adresse à la Chambre son cahier d'observations relatif au compte définitif de l'exercice 1865 et à la situation provisoire de l'exercice 1866. »
- Impression et distribution.
« M. le ministre des travaux publics transmet, avec une note et des développements complets à l'appui, un nouveau tableau des crédits budgétaires nécessaires aux besoins des divers services de son département pendant l'exercice 1869. »
- Impression, distribution et renvoi aux sections.
« M. le ministre de la justice transmet, avec les pièces de l'instruction, diverses demandes de naturalisation ordinaire. »
- Renvoi à la commission des naturalisations.
M. Mullerµ dépose sur le bureau de la Chambre le rapport de la section centrale qui a été chargée d'examiner le budget des recettes et dépenses pour ordre de l'exercice 1869.
- Le rapport sera imprimé et distribué, et l'objet qu'il concerne mis à l'ordre du jour.
M. le président. - Messieurs, ces jours derniers, on a distribué a tous les membres de la Chambre le projet de budget du département de la guerre. J'ai l'honneur de proposer à la Chambre de statuer que ce projet sera soumis aux sections qui seront prochainement convoquées pour s'en occuper.
La Chambre décide donc ce renvoi.
M. le président. - L'ordre du jour appelle en premier lieu la discussion de la révision du code de commerce sur le titre « des Sociétés ».
M. le ministre de la justice a fait distribuer à tous les membres de la Chambre un texte nouveau. M. le ministre de l'intérieur, en l'absence de son collègue de la justice, a demande la parole dans la discussion générale.
M. le ministre de l'intérieur a donc la parole. Il est bien entendu que la discussion s'ouvre sur le nouveau texte présenté par M. le ministre de la justice.
MiPµ. - Messieurs, l'objet de la loi dont nous ouvrons la discussion est incontestablement un des plus importants qui puissent occuper la législature.
L'association est un moyen puissant dont l'homme dispose pour faire de grandes choses ; elle permet de suppléer à l'insuffisance des forces (page 51) individuelles ; en les multipliant de manière à reculer sans cesse la puissance des hommes sur la nature.
Aussi jamais peut-être n'a-t-on vu de plus gigantesques travaux exécutés que depuis que les sociétés ont pris une extension considérable et que la force et les capitaux individuels se sont réunis pour en faciliter la réalisation.
Mais si notre siècle a vu, à cet égard, s'opérer des merveilles, il faut reconnaître aussi que bien des désastres les ont accompagnés, désastres qui n'ont pas toujours été exempts de scandales.
Une pareille situation doit préoccuper les législateurs.
Aussi dans tous les pays qui nous entourent avons-nous vu depuis quelque temps se succéder les lois sur les sociétés. L'Angleterre en a fait plusieurs, et la France, en quelques années, n'en a pas élaboré moins de six sur la matière dont nous allons nous occuper.
Il y a longtemps déjà que vous êtes saisis d'un projet sur cette matière : le rapport en a été déposé depuis plusieurs années.
Ce rapport est chez presque chacun de vous, couvert d'une couche, de poussière comme ces vénérables in-folio des bibliothèques qu'on respecte tant, qu'on n'y touche presque jamais.
Il ne sera sans doute pas inutile qu'au commencement de cette discussion générale j'expose à la Chambre quels sont les principes qui sont la base du projet sur lequel elle va avoir à se prononcer.
Messieurs, le code de commerce actuel reconnaît trois espèces de sociétés commerciales : 1° les sociétés en nom collectif, 2° les sociétés en commandite, et 3° les sociétés anonymes.
La société en nom collectif est l'association entre les personnes ; la société anonyme est l'association des capitaux ; la société en commandite tient des deux ; elle est l'association des personnes et des capitaux.
A côté de ces sociétés, le code actuel a placé les associations en participation.
Enfin, pour énumérer toutes les espèces de sociétés dont il peut être question, je dirai que, depuis quelque temps, il s'est agi beaucoup des sociétés à responsabilité limitée et des sociétés coopératives.
Voilà l’énumération complète des sociétés que l'on peut avoir à examiner.
Messieurs, l'examen du projet de loi pourrait se faire évidemment au point de vue purement judiciaire, mais il peut se faire aussi à un point de vue plus large, plus élevé, au point de vue social.
Je n'ai pas l'intention d'entretenir la Chambre des différentes difficultés juridiques que présente la matière des sociétés. Je veux seulement retracer les grands principes et indiquer les changements importants que le projet de loi veut apporter à l'état de choses existant.
Mes observations porteront surtout sur les sociétés anonymes et sur les sociétés coopératives. Je ne dirai que quelques mots des autres sociétés que je viens d'indiquer.
Et d'abord, je dois en éliminer la société à responsabilité limitée.
Dans l'esprit de quelques personnes, il y a là une innovation.
Il n'en est absolument rien.
Voici l'histoire des sociétés à responsabilité limitée.
L'Angleterre ne reconnaissait dans son droit privé, jusque dans ces derniers temps, qu'une seule espace de sociétés, les sociétés en nom collectif, dans lesquelles tous les associés sont solidaires. Il y a quelques années, elle a fait une loi pour introduire les sociétés anonymes. Mais en empruntant la chose à d'autres législations, elle n'en a pas pris le mot ; elle a appelé ces sociétés, « sociétés à responsabilité limitée », et par abréviation « limited ».
Quelques années après, on a pensé, en France, qu'il fallait soustraire à l'autorisation du gouvernement les sociétés anonymes dont le capital n'atteignait pas un certain chiffre : vingt millions. Pour les distinguer des autres sociétés anonymes, on les a appelées « sociétés à responsabilité limitée ». Mais ces deux espèces de sociétés, sauf l'importance du capital et l'autorisation gouvernementale nécessaire, sont une seule et même chose. Aussi lorsque, l'année dernière, on a supprimé complètement l'intervention du gouvernement, a-t-on supprimé également la dénomination de « société à responsabilité limitée », pour adopter le terme général de société anonyme.
Nous n'avons donc pas à nous occuper de cette dénomination éteinte.
Quant aux sociétés en nom collectif et aux sociétés en commandite, le projet actuel n'a apporté aucune innovation fondamentale. Il est deux dispositions seulement que je signalerai à la Chambre.
D'après la législation actuelle, il y a nullité de toute société dont l'acte n'est pas publié dans un certain délai.
Cette disposition est d'une extrême rigueur et a donné lieu très souvent à des décisions éminemment contraires à l'équité, à l'esprit de justice. Pour citer un exemple, la cour de Bruxelles s'est vue forcée d'annuler un contrat de société intervenu entre deux personnes, par ce motif que l'une d'entre elles qui n'avait pas de profession n'était pas indiquée dans l'extrait publié comme étant sans profession ; et cette nullité a été prononcée à la demande de l'un des contractants, qui devait bien cependant connaître l'autre associé.
Celte disposition fort inique, sans utilité, a été supprimée dans le nouveau projet, et remplacée par des mesures qui, aussi efficaces pour garantir les tiers, ne peuvent plus donner lieu à des nullités dont la mauvaise foi seule profite.
Une autre innovation est celle-ci : Les recherches sur les actes de société sont aujourd'hui d'une grande difficulté. Ces actes sont déposés au greffe des tribunaux de commerce, où souvent ils ne sont pas accompagnés de tables indicatives. Quand on habite une ville autre que celle où la société s'est constituée, les recherches demandent des déplacements onéreux au commerce.
Le projet du gouvernement, adopté en cela par la commission, propose la création d'un recueil spécial qui publierait tous les actes de société. Ce recueil formerait une annexe du Moniteur, en sorte qu'on pourrait, dans toutes les parties du pays, connaître exactement ce qui concerne la constitution de chaque société.
L'association en participation, dont j'ai parlé, a donné lieu à des controverses interminables. A l'heure qu'il est, il est impossible de dire ce qu'un tribunal considérera comme tel.
La situation juridique est celle-ci :
Il y a, pour interpréter l'article du code de commerce qui parle des sociétés en participation, deux systèmes tout à fait opposés.
Voici un exemple qui précise ce que la jurisprudence a longtemps considéré sans conteste comme constituant l'association en participation. Deux négociants se trouvent à Anvers lorsque arrive une cargaison de café ; l'un offre à l'autre d'acheter cette cargaison en commun. Le marché se conclut : Voilà, d'après l'ancienne école, ce. qui constitue la société en participation ; c'est l'union d'associés pour une opération déterminée : la société en participation se distinguerait par là de la société en nom collectif, qui a pour objet un commerce suivi.
Mais M. Troplong, dans son traité des Sociétés, expose un autre système ; d'après lui, on a très mal compris la société en participation.
Voici le cas qui, selon ce jurisconsulte, réaliserait cette espèce d'association : Un négociant exploite une filature de coton en son nom ; un autre s'entend avec lui pour partager les charges et les bénéfices de l'affaire dans une certaine mesure. Ce dernier reste parfaitement inconnu du public, il se renferme dans les limites d'une intervention secrète. Il y a d'après M. Troplong, société en participation.
Vous le voyez, messieurs, il n'y a absolument rien de commun entre les deux hypothèses.
Pour régir cette matière de manière à éviter toute confusion, le projet de loi appelle « société momentanée » la première espèce de société et qualifie la deuxième de « société en participation ».
Il donne à chaque cas le nom qui lui est propre et applique ensuite les principes très différents qui les régissent. Une interminable controverse se trouvera ainsi tranchée.
Cela dit, messieurs, j'arrive aux deux espèces de sociétés qui doivent surtout nous préoccuper : la société anonyme et la société coopérative.
La première question qui se présente à l'égard des sociétés anonymes est celle de savoir quel est le rôle qui doit incomber au gouvernement dans la création de ces sociétés.
Faut-il conserver- le système actuel, qui subordonne la constitution de sociétés anonymes à l'autorisation gouvernementale ?
Un membre éminent de la chambre française a proposé de supprimer toute espèce de dispositions légales, ou, au moins, de les réduire à leur plus simple expression. Faut-il adopter ce système, si contraire au premier ?
Entre ces deux pôles opposés, y a-t-il un terme moyen à préférer ?
Je tiens d'abord à déclarer, messieurs, que le gouvernement serait parfaitement dans son droit et n'empiéterait en rien sur les droits des citoyens s'il continuait à subordonner l'existence des sociétés anonymes à une autorisation préalable.
Il faut bien se rendre compte de ce qu'est la création d'une société anonyme. Il y a là un élément tout différent de celui qui constitue les sociétés ordinaires. Dans les sociétés civiles, il n'existe pas de personnalité juridique distincte des associés ; il y a des individus agissant collectivement au lieu d'agir séparément. La création des sociétés anonymes se fait, au contraire, en dehors de toute espèce de personnes naturelles : c'est une simple réunion de capitaux, que la loi investit du droit de contracter, de posséder, d'ester en justice. Or, il est incontestable que la création d'une personne juridique est exclusivement du domaine de la puissance sociale. (page 52) Ainsi l'on pourrait juridiquement maintenir le droit d'intervention du gouvernement.
Mais la question n'est pas seulement de savoir si le gouvernement a le droit d'intervenir, mais surtout si son intervention est utile.
Or, ce point doit, je pense, être incontestablement résolu par la négative.
J'invoquerai, à cet égard, l'autorité de deux pays voisins : En Angleterre, pas d'autorisation du gouvernement ; en France, pays de la réglementation, on a supprimé l'autorisation du gouvernement ; or, nous pouvons, je crois, conclure à priori de ce qui se passe en Angleterre et à fortiori de ce qui se passe en France que l'autorisation du gouvernement doit disparaître.
En examinant la chose en elle-même, on acquiert immédiatement cette conviction.
Pour que son action fût efficace, il faudrait que le gouvernement fût à même d'apprécier sûrement si une affaire est bonne ou si elle ne l'est pas ; il devrait, en d'autres termes, donner son approbation à des affaires qu'il considère comme avantageuses et la refuser aux autres, c'est-à-dire que le gouvernement devrait, en définitive, prendre le rôle qui appartient aux particuliers, celui de les éclairer sur leurs intérêts individuels. Pour assumer une tâche aussi délicate, le gouvernement a-t-il des lumières spéciales, est-il plus apte que l'intérêt privé à décider si certaines affaires sont bonnes ou mauvaises ?
Je ne puis croire que M. le ministre des affaires étrangères ait, à cet égard, une clairvoyance spéciale ; je le regrette, parce que ce serait un don bien précieux que de pouvoir distinguer où il y a des bénéfices à faire.
Si l'on veut que le gouvernement examine à fond les opérations, quelle sera sa ligne de conduite ? S'il est rigoureux, ne s'expose-t-il pas à empêcher de bonnes affaires ; s'il est large, à en patronner de mauvaises ?
Dans le premier cas, on l'accusera avec raison d'être un obstacle, aux opérations ; dans le second, ne pourrait-on pas lui dire : C'est vous qui êtes cause du préjudice que j'ai éprouvé ; vous êtes moralement responsable de la perte que j'ai subie !
Dans tous les cas, l'intervention du gouvernement, si elle cesse d'être inoffensive pour être sérieuse et énergique, aurait pour conséquence d'endormir la vigilance individuelle. Or, loin d'aboutir à ce résultat, il faut que le gouvernement cherche à réveiller l'attention et qu'il dise aux particuliers : Prenez des actions ou n'en prenez pas, c'est votre affaire.
Les résultats de l'intervention du gouvernement ont-ils été heureux, efficaces ? Il est d'abord une justice à rendre à tous les ministères qui se sont succédé. C'est que dans une matière aussi délicate, dans une matière où il peut y avoir si facilement lieu à soupçon, on n'a jamais eu à incriminer les intentions et l'honnêteté de l'administration. Les choses ont toujours été faites avec une loyauté inattaquable et inattaquée.
Mais si l'on veut examiner la constitution des sociétés qui existent en Belgique, tout est-il parfait ? Prenez les sociétés de chemins de fer, par exemple, vous pourrez constater que le capital actions de ces sociétés est presque purement nominal et que bien des lignes ont été faites avec des obligations, qui deviennent ainsi de véritables actions, le capital de la société n'existant que sur le papier. Malgré l'autorisation du gouvernement, on a donc créé des sociétés ayant en nom des capitaux considérables et en fait n'en ayant pas. On est arrivé, par suite du même abus, à faire, que ceux qui pensaient prendre des obligations sérieuses, reposant sur un capital existant, ne prenaient en réalité que des actions.
Un des points les plus importants à examiner dans la constitution des sociétés, c'est l'évaluation de l'apport.
Incontestablement c'est par des apports exagérés qu'on introduit une des fraudes les plus fréquentes dans les sociétés anonymes.
Le gouvernement a si bien compris qu'il ne pouvait pas évaluer les apports, qu'il a adopté un système ayant pour conséquence de mettre complètement en dehors de son action la fixation de la valeur des apports.
Voici ce qui se fait aujourd'hui.
Lorsqu'on constitue une société où il y a un apport d'immeubles, le gouvernement approuve les statuts avec la clause que la valeur des apports sera fixée par l'assemblée générale. C'est-à-dire qu'au lieu de contrôler lui-même cette valeur, il dit aux actionnaires : Vous la fixerez sans que je la voie.
Or, quand une autorisation est donnée abstraction faite de la détermination de la valeur des apports, elle néglige le point principal sur lequel elle devrait porter.
Je crois qu'on peut considérer cette jurisprudence, qui date de plusieurs années, comme une renonciation au rôle qui appartient réellement au gouvernement.
Laissons donc, messieurs, le gouvernement en dehors de la question des sociétés anonymes et voyons si l'on peut adopter ce système, qui séduit par sa simplicité appareille, de laisser tout aux conventions.
Une loi se bornerait, dans ce système, à dire : On peut constituer les sociétés anonymes comme on l'entend ; seulement les actes constitutifs sont soumis à une publication ; ils seront la loi des parties et des tiers.
Il n'y a évidemment rien de plus simple pour le législateur que d'adopter un pareil système. Mais si l'on veut entrer au fond des choses, on verra qu'il n'y a pas de système plus compliqué pour les citoyens. Et, en effet, si la loi ne détermine absolument rien de ce qui doit constituer la société anonyme, si elle ne stipule pas quels seront les effets des conventions, l'étendue des droits et des devoirs, il en résultera que les particuliers devront, dans chacun des actes de société, reproduire les dispositions qui se trouveraient une fois pour toutes dans ce code. En sorte que ce qu'on aurait gagné en simplicité dans la loi, on le perdrait par milliers de fois dans les contrats de sociétés.
Si un pareil système était bon en matière de société, il faudrait l'appliquer à tous les contrats dont s'occupe le droit civil, et on serait on droit de déchirer non seulement le titre des Sociétés mais aussi le titre de la Vente, du Louage, et bien d'autres. On pourrait, en effet, dès lors, se borner à dire quant à la vente : Chacun peut vendre et acheter ; les parties détermineront les conditions du contrat et les tribunaux jugeront de la portée de ces conditions.
Cette simplicité apparente est éminemment trompeuse : il faut nécessairement que la loi détermine les droits qui appartiendront respectivement aux associés et aux tiers, les tribunaux restant, chargés d'appliquer aux faits les déterminations de droit de la loi.
Au surplus, je le disais tantôt, il y a dans la société anonyme la création d'un être moral. Or, il faut bien que la loi règle les conditions de son existence. Le projet de loi n'a pas d'autre but que de déterminer les conditions de la création et de la vie de la société anonyme.
Si donc il faut écarter l'intervention du gouvernement dans l'appréciation des faits, on doit maintenir, dans la loi, des dispositions qui puissent faire régner les principes de justice dans cette importante matière.
Messieurs, pour en arriver à édicter les dispositions les plus convenables qui doivent régir les sociétés anonymes, il faut d'abord se rendre compte des abus qui se sont présentés.
On peut, je crois, classer en deux catégories les abus à proscrire des sociétés anonymes, ceux qui existent dans la création de ces sociétés, et ceux qui existent dans leur gestion.
Les abus qui existent dans la création des sociétés anonymes dérivent surtout de l'exagération de la valeur des apports, des apports fictifs, des primes directes ou indirectes que s'approprient les fondateurs, lesquels n'ont parfois d'autre but, en créant une société anonyme, que de l'écrémer d'avance en laissant le petit-lait aux actionnaires.
Lorsque la société existe, d'autres abus peuvent se produire : négligence chez les administrateurs, défaut de surveillance de la part des commissaires, bilan fictif, absence de contrôle par les intéressés et les tiers.
Voilà, je crois, à peu près l'ensemble des abus que la loi doit surtout empêcher.
Quel est le système qu'il faut suivre pour les réprimer ?
Je crois qu'il n'y a que deux principes possibles : principes contraires si l'on veut, mais qui sont le contrepoids l'un de l'autre : liberté des conventions, responsabilité sérieuse et efficace ; mais pour régler ainsi la liberté par la responsabilité, il faut admettre comme moyens l'obligation de tout dire avec vérité et la faculté de tout contrôler.
Ainsi, liberté d'action sous la garantie de la responsabilité ; responsabilité efficace par l'obligation de publier ce qui est et le droit pour tous de contrôler : tel est le système du projet.
Si l'on parvient à réaliser ces principes, on aura atteint le but. On l'aura atteint, parce que les actes malhonnêtes se cachent. On s'abstient des mauvaises choses lorsqu'elles doivent être exposées aux regards de tous, au blâme de ses concitoyens, à la répression judiciaire.
Voyons quelles sont les mesures préventives qui peuvent être prises dans ce but.
Je m'occupe d'abord de la constitution des sociétés anonymes.
Au fond, toutes les législations, la législation anglaise, la législation française comme le projet de loi qui est soumis à la Chambre, sont d'accord sur les conditions à apporter à l'existence des sociétés anonymes.
Il faut d'abord que le capital social soit intégralement souscrit, avant cela, il n'y a évidemment qu'un projet ; il faut ensuite qu'il y ait un certain nombre d'associés, fixé à 7 dans les deux pays ; il faut enfin qu'un certain versement soit fait sur la souscription, afin que les actions ne soient pas de simples morceaux de papier servant de matière à spéculation.
(page 53) Dans la forme, que faut-il prescrire ?
En Angleterre, on n'impose aucune mesure préventive ; la société se conclut par la convention, qui est soumise à un enregistrement spécial, et du reste minutieusement réglée par la loi.
En France, on a cru, pour réprimer les abus que j'ai indiqués tantôt, devoir exiger une longue série d'actes.
Un premier acte authentique forme les statuts de la société ; un deuxième constitue la souscription du capital ; un troisième acte, qui est le procès-verbal d'une assemblée générale, constate la vérification de la souscription et, s'il y a des apports faits en nature, ordonne une expertise pour en apprécier la valeur ; un quatrième acte, enfin, statue sur les rapports d'experts et peut constituer définitivement la société.
Le nombre de ces actes est même souvent augmenté de deux, parce que les assemblées générales, pour délibérer régulièrement, doivent être composées d'un certain nombre de membres et que l'on est souvent forcé de recourir pour chacune à deux convocations avant de pouvoir réunir le nombre de membres requis.
Dans ce cas, il y a six actes.
Ce système est réellement fort compliqué, et la multiplicité d'actes qu'il exige ne présente pas, en somme, de garantie bien efficace.
Quand les fondateurs ont souscrit tout le capital social, ils composent toutes les assemblées, choisissent les experts, approuvent leur rapport ; ils ne font que persister dans leur première résolution ; le nombre d'actes n'apporte pas d'élément nouveau, et les preneurs d'actions, après la constitution définitive de la société, ne seront en rien protégés.
Je pense qu'on peut simplifier beaucoup cette organisation et y introduire des garanties plus efficaces.
Il y a deux manières de constituer une société anonyme. : Par un ou plusieurs actes authentiques, constatant de plein saut l'accomplissement de toutes les conditions ;
Par un acte authentique, qui n'est qu'un projet, que des souscriptions d'actions viennent compléter.
Je prends le premier cas.
Sept personnes se rendent chez un notaire, et par un acte authentique constituent définitivement la société. Dans ce cas, il n'y a pas le moindre abus possible ; les intéressés prennent connaissance de l'acte qu'ils signent et sont parfaitement au courant de ce qui se passe.
Il est constant que lorsque les actionnaires sont tous fondateurs, l'acte authentique auquel ils participent tous suffit parfaitement pour les éclairer.
L'abus ne pourra naître que lors de la cession des actions ; nous verrons tantôt comment il y est pourvu.
Je passe au second moyen de constitution.
Un acte authentique contient les statuts, auxquels doivent adhérer ultérieurement les souscripteurs.
C'est ici que le danger commence ; c'est ici qu'on parvient à surprendre le public par des prospectus trompeurs.
Quelle est la garantie sérieuse à introduire, dans cette hypothèse ? C'est d'obliger les fondateurs à faire connaître exactement quels sont les éléments de la société.
Le projet les oblige à publier d'avance les statuts, et à remettre à chaque souscripteur un double de la souscription, indiquant la date de cette publication et les points fondamentaux de la société : le capital, le nombre d'actions, la valeur en argent des apports, et surtout les bénéfices qu'ils se réservent dans la société.
Si les fondateurs dissimulent un point quelconque, s'ils ne font pas connaître la situation exacte, ils sont solidairement responsables vis-à-vis des souscripteurs.
Voilà une garantie des plus complètes.
Mais pour renforcer encore cette garantie, le projet veut que la souscription contienne non seulement toutes les indications que je viens de citer, mais encore l'obligation de convoquer une assemblée générale dans le mois de la souscription.
Si les actionnaires ne s'y rendent pas, c'est qu'ils sont satisfaits et qu'ils ne veulent pas revenir sur leur souscription ; mais s'ils pensent qu'ils ont été induits en erreur ; si de nouveaux renseignements leur apprennent qu'il y a eu déception, ils peuvent dans cette assemblée, à la majorité des voix, annuler toutes les souscriptions ; garantie évidemment très efficace, puisque les actionnaires, munis de tous les renseignements, auront pu s'éclairer sur tous les détails de l'affaire.
Il reste un point à régler : la garantie pour ceux qui, après la constitution de la société d'après l'un des deux modes ci-dessus, acquerront des actions.
Aujourd'hui, messieurs, les énonciations faites sur les actions des sociétés anonymes ne font connaître que d'une manière fort incomplète en quoi consiste l'association.
Ces actions devraient porter toutes les énonciations que je viens d'indiquer, c'est-à-dire la mention du capital, le nombre des actions, la convocation des assemblées générales et la valeur des apports faits par les fondateurs, ainsi que les bénéfices qu'ils se réservent.
Nous permettons aux fondateurs de prélever des bénéfices aussi considérables qu'ils le veulent, et d'estimer à n'importe quelle valeur les immeubles qui doivent faire partie du capital de la société.
Libre à eux de fixer leurs droits ; s'ils agissent avec droiture, ils ne doivent pas craindre de laisser à perpétuité entre les mains du public l'indication des valeurs qu'ils ont prélevées dans la caisse de la société ; s'ils sont embarrassés pour faire cette déclaration, c'est que cette disposition est un frein bien appliqué.
Toute fausse déclaration entraîne la responsabilité solidaire ; toute déclaration vraie appelle le jugement de l'opinion publique ; jugement moral qui retiendra.
Il est dur, si une débâcle arrive, de voir proclamer l'escompte de bénéfices annoncés qui se sont trouvés changés en pertes par l'événement. La pièce du procès sera permanente ; et les enfants du fondateur enrichi pourront encore se la voir produire par les enfants de l'actionnaire ruiné.
Je pense, je le répète, qu'il y a là une garantie morale de la plus haute importance et j'espère que la Chambre l'admettra.
Un autre abus, messieurs, qui est également inhérent à la fondation des sociétés anonymes et que j'ai signalé tantôt, c'est l'exagération du capital qui a changé par le fait en actions ce qui était donné comme obligations.
Il y a un remède très simple à cet abus ; c'est de défendre aux sociétés anonymes d'émettre des obligations pour une somme supérieure au capital acquis.
II faut que les sociétés anonymes aient un capital réel, c'est la base de leur existence ; il est contraire à la nature des choses de créer une société uniquement avec des emprunts.
En interdisant l'émission d'obligations pour une somme supérieure au capital réel, on maintient les principes vrais. Les administrateurs sont responsables des fausses déclarations qui seraient faites à cet égard.
Voilà quelles sont les bases du projet en ce qui touche la création des sociétés anonymes.
J'arrive maintenant à la gestion.
Je disais que les abus possibles en cette matière provenaient de la négligence des administrateurs, de la faiblesse des commissaires, des inventaires, des bilans fictifs et du défaut de contrôle des intéressés.
Les administrateurs sont soumis aux principes du mandat ; la seule règle préventive que la loi puisse tracer, c'est d'obliger les administrateurs à être sérieusement intéressés dans l'affaire. C'est ce qui n'existe pas dans la législation actuelle, c'est ce qu'introduit le texte nouveau, moyennant certaines restrictions commandées par les faits.
L'institution des commissaires est incontestablement utile, c'est le contrôle, par l'assemblée générale, des actes des administrateurs. Ce contrôle, en théorie, est parfait ; les associés nomment eux-mêmes les agents vérificateurs.
Mais, en fait, ce contrôle est complètement illusoire et cela par une raison très simple : c'est que les administrateurs sont les plus forts intéressés de la société. Ayant la majorité pour se faire nommer, ils ont naturellement la même majorité pour faire nommer les commissaires.
Donc les commissaires émanent des administrateurs eux-mêmes, en sorte que ceux-ci peuvent dire à ceux-là : Si vous ne voulez pas faire ce que nous voulons, votre mandat ne sera pas renouvelé.
Pour parer à cet inconvénient, il faut empêcher les administrateurs de voter pour les commissaires et retrancher les actions qui leur appartiennent, dans le vote pour la nomination de ceux qui doivent les surveiller.
Un usage existe dans beaucoup de sociétés ; les commissaires ont une part proportionnelle dans les bénéfices. Or, un des abus que les commissaires doivent réprimer, c'est l'exagération des bénéfices, c'est-à-dire, les dividendes fictifs qui se prennent sur des bénéfices non réalisés. Les commissaires voient donc leurs émoluments s'accroître, précisément quand ils ne remplissent pas leurs devoirs.
Il faut empêcher les commissaires de percevoir un tantième dans les bénéfices réalisés par la société. Cela est d'autant plus naturel, que le commissaires ne contribuent en rien à l'accroissement des bénéfices de la société, puisqu'ils n'administrent pas, qu'ils se bornent à contrôler.
Enfin, en ce qui concerne les tiers, le projet de loi introduit une série (page 54) de dispositions qui doivent faire mettre au jour toute la situation de la société. J'ai indiqué tantôt que, d'après le projet, il y aurait un recueil spécial destiné à reproduire les actes de société. Ce recueil mentionnerait aussi chaque année le bilan de toutes les sociétés, et ce bilan serait fait sous la direction et la responsabilité personnelle des administrateurs.
Voilà, messieurs, l'ensemble des dispositions que présente le projet de loi en ce qui concerne les sociétés anonymes. Je puis dire, je crois, d'après l'exposé que je viens d'avoir l'honneur de vous faire, que le projet laisse la plus entière, la plus absolue liberté aux parties, à la seule condition d'une responsabilité garantie par la publication de ce qui est. Tout se traduit par ces mots : Veritas liberabit vos, la vérité vous délivrera des abus des sociétés anonymes, tout en laissant libres ceux qui veulent les constituer.
Les sociétés anonymes sont une espèce de petit gouvernement. Le système de notre constitution, dont nous nous trouvons fort bien, est un régime de grande liberté et de grande publicité ; nous proposons de l'appliquer aux sociétés anonymes ; nous voulons que tous les intéressés puissent contrôler les affaires de leur gouvernement, et que l'on soit obligé de faire connaître ce qui se passe dans les hautes régions de la société, comme nous faisons connaître au pays ce qui se passe ici.
Messieurs, je laisse les sociétés anonymes pour aborder la part des sociétés coopératives.
On a fait, dans ces derniers temps, beaucoup de bruit de ces sociétés qui sont apparues comme une merveilleuse nouveauté. Beaucoup les ont considérées comme une chose absolument inconnue, devant renouveler la face de la terre, changer les conditions du capital et du travail, transformer tout ce qui concerne la production, et mettre les travailleurs, affranchis du salariat, au rang des patrons. On serait tenté de croire que ces sociétés n'attendent qu'une loi spéciale pour naître, grandir et s'étendre sur toute la face du pays.
Le gouvernement n'a pas laissé cette question en dehors de son attention ; il l'a fait étudier en fait ; M. Waelbroek, professeur à l'université de Gand, chargé de cette mission, a fait à cet égard un travail remarquable auquel j'emprunterai une partie des renseignements que je crois devoir donner à la Chambre.
Il n'est pas inutile de lui faire connaître quelle est la constitution de ces sociétés coopératives et comment le projet de loi, sans les mentionner, fait tout ce qui est nécessaire pour qu'elles puissent se développer librement.
L'idée des sociétés coopératives n'est pas neuve. Il n'y a pas de société sans coopération ; toute société est évidemment une réunion de forces personnelles ou financières qui coopèrent à un résultat commun.
Il y a longtemps que l'on a rencontré des travaillées unissant leurs efforts dans une œuvre sociale. Je n'en citerai qu'un exemple : les concessions de houille du Hainaut ont été jadis octroyées par les seigneurs hauts justiciers à quelques ouvriers qui les exploitaient de leurs bras ; encore aujourd'hui le titre fondamental et originaire de puissantes sociétés du bassin de Charleroi est l'octroi de quelques veines à ces ouvriers, réunis par ce fait en association ; leurs capitaux étaient nuls, et une redevance seigneuriale de quelques florins par an paraissait une lourde charge. On pourrait citer des sociétés reposant sur un pareil titre dont les bénéfices ont atteint en un an un million de francs, résultat que sans doute les rêves les plus ambitieux des coopérateurs primitifs ne leur montraient jamais.
Les sociétés coopératives modernes n'ont pas une autre nature.
Ces sociétés se sont constituées sous trois formes différentes, les sociétés de consommation, les sociétés de fabrication et les sociétés de crédit.
Voilà les trois manifestations de ce que l'on appelle le système coopératif.
Chose très remarquable, messieurs, ces trois espèces de sociétés se sont développées dans trois pays différents : en Angleterre, on remarque principalement les sociétés de consommation ; en France, ce sont surtout les sociétés de fabrication qui dominent, et en Allemagne, les sociétés de crédit ont pris la principale extension
Comment sont constituées ces sociétés, comment marchent-elles ?
Et d'abord, parlons des sociétés de consommation.
Une société coopérative de consommation n'est pas autre chose que l'association de quelques ouvriers pour constituer un petit magasin de denrées d'usage ordinaire, où ils se proposent de se fournir ; c'est une association pour constituer une boutique de détail. D'après la théorie, elle devrait être destinée exclusivement à subvenir aux besoins de ceux qui ont fondé la société. Lorsque le petit magasin est fondé, les associés vont y acheter, mais ils ne payent pas moins cher qu'à la boutique du détaillant ; on leur vend au prix ordinaire ; mais au bout du trimestre on répartit le bénéfice, déduction de l'intérêt du capital engagé, au marc le franc des achats de chacun ; ce qui est juste, puisque le consommateur associé aurait dû acheter au prix de revient ; on lui restitue, accumulé, ce qu'il a, à chaque achat, payé en trop.
Il résulte de là que, plus on consomme, plus on a de bénéfices, et c'est ce qui fait dire en Angleterre que plus on mange, plus on gagne.
La constitution de ces sociétés procure trois avantages aux associes : ils obtiennent des denrées de bonne qualité, exemptes des sophistications qui ne se rencontrent que trop souvent dans le commerce ; ils réalisent le bénéfice du boutiquier, et enfin ils sont forcés, malgré eux, de faire une épargne. En effet, chaque fois que l'ouvrier va au magasin et paye au prix du commerce ordinaire, il dépose son bénéfice d'associé qui lui est remis au bout du trimestre, lorsque le chiffre s'élève assez haut pour pouvoir être considéré comme une épargne.
Ces sociétés, que je viens de décrire à l'état simple, ont presque toutes dévié de leur principe primitif.
Ainsi, dans les magasins qui ont été constitués, on a presque toujours admis les étrangers à venir acheter comme les sociétaires eux-mêmes, et, en effet, il y a, le magasin existant, un avantage à admettre tout le monde.
Un grand changement s'est opéré par suite de la participation des étrangers. Les sociétés coopératives primitives étaient presque toujours reléguées dans une cour ou dans un arrière-local, où il n'y avait que peu de loyer à payer. Mais, les étrangers étant admis, on a jugé convenable, de rechercher le plus grand débit possible, et il est arrivé que les sociétés coopératives non seulement ont rivalisé avec les autres magasins, mais les ont devancés dans le déploiement du luxe des dorures et des glaces.
Lorsque la société coopérative est constituée sur la base de l'admission des étrangers, la répartition des bénéfices devient très compliquée.
A qui profitera le bénéfice qu'on réalise sur la consommation des étrangers ?
Dans quelques sociétés, on l'attribue partiellement aux étrangers eux-mêmes pour les engager à revenir. Dans d'autres, on en fait jouir le capital. Dans d'autres enfin, on le distribue aux associés, au prorata de leur consommation ; on arrive ainsi à cette conséquence bizarre que ceux qui ont consommé plus réalisent non seulement des bénéfices par leurs achats, mais profitent, dans une plus large part, de ce que les tiers sont venus acheter.
Ces variétés dans la répartition des bénéfices ne touchent pas à l'essence de l'institution ; celle-ci reste une association pour établir un débit de denrées, une. boulangerie, ou un autre négoce.
Si cette association n'offre par elle-même qu'une application d'une mise en commun pour réaliser un bénéfice, ce. qui est le propre de toute société, il faut reconnaître, qu'il est des sociétés de cette espèce qui ont acquis un degré de prospérité remarquable.
Je doute qu'elles soient nombreuses, parce que l'on cite toujours les mêmes, mais elles méritent de l'être.
Une entre toutes se distingue en Angleterre : celle qui a pour nom : « Les équitables pionniers de Rochdale. »
Cette société a eu les plus humbles commencements ; quelques ouvriers ont réuni quelques shillings ; ils ont acheté des denrées qu'une brouette eût contenues ! elle est aujourd'hui une maison colossale ayant près de deux millions de capital et quatre mille sociétaires.
Non seulement elle produit des bénéfices à ses sociétaires, mais elle établit des écoles, des cabinets de lecture, des bibliothèques ; elle a réussi au point de vue matériel et rendu de grands services moraux à ceux qui en font partie.
On comprend, messieurs, que l'espèce de société coopérative dont je viens de parler est limitée dans son action et que ce n'est pas une semblable société qui pourrait changer dans le monde les conditions du capital et du travail.
Les espérances de ce changement sont surtout fondées sur les sociétés de production.
Ici, le type de la société sort moins encore des formes ordinaires. Cette société n'est autre chose que l'achat, par un certain nombre d'ouvriers, d'un matériel, d'une fabrique, d'une usine, pour l'exploiter en commun. Il n'y a qu'une différence avec les sociétés habituelles ; elle est dans la répartition des bénéfices ; on attribue généralement une part des bénéfices au capital et une part au travail.
Dans les sociétés communes, les capitalistes prennent tous les bénéfices, comme ils subissent toutes les pertes ; l'ouvrier reçoit un salaire fixe, dégagé à forfait des chances bonnes ou contraires de l'opération.
Dans les sociétés coopératives de production, au contraire, le salaire reçoit une augmentation ou subit une diminution d'après les éventualités de l'entreprise.
Cette circonstance a donné lieu aux dispositions les plus variées ; il y a là (page 55) une sérieuse difficulté de répartition. Comment partager les bénéfices, non pas seulement d'après le capital versé, mais d'après le travail ? Dans certaines sociétés, on répartir les bénéfices par tête ; dans d’autres, on le répartit d'après la durée du travail, systèmes évidemment injustes, systèmes socialistes, puisque la rémunération n'est pas proportionnée à la valeur du travail. Un ouvrier qui ne gagne que deux francs par jour devrait avoir moins de bénéfice que celui qui en gagne quatre !
Dans d'autres sociétés, le bénéfice est réparti au prorata du salaire gagné. Là on se rapproche, en étant plus juste, du système ordinaire de la rémunération du travail, puisque ce bénéfice n'est, en réalité, qu'une augmentation aléatoire de salaire.
Il est des maîtres qui attribuent à leurs ouvriers une part de leurs bénéfices, en sorte que ceux-ci obtiennent le même résultat que leur auraient donné les sociétés en coopération. On voit ainsi que ce qu'il y a de plus avantageux au travailleur capable peut se réaliser même en dehors de la coopération.
Ces sociétés ont quelquefois acquis d'assez grands développements, mais, en France, presque toujours celles qui ont prospéré ont, à côté des associés, un plus grand nombre d'ouvriers qui sont dans les conditions ordinaires du travail ; en termes coopératifs, on les appelle des auxiliaires. Ainsi la société des maîtres-maçons de Paris compte environ 80 associés, et elle a, à côté d'elle, 1,700 à 1,800 ouvriers qui ne veulent pas entrer dans la société, préférant la fixité du salaire aux éventualités de l'association.
Voilà donc ce qu'est la société de production.
Vous voyez qu'elle ne renferme pas d'idées essentiellement neuves. C'est le principe ancien de la réunion des forces appliqué par des associations d'ouvriers.
Les sociétés de crédit mutuel, qui se sont développées en Allemagne, ont un caractère particulier. Leur succès est ce qui étonne le plus dans cette matière.
Elles reposent sur deux principes. Le premier principe, c'est qu'on a plus de crédit lorsqu'on s'engage à plusieurs que lorsqu'on est seul ; le second, c'est qu'on peut se confier aux gens qu'on connaît parfaitement. De là, on a conclu à la solidarité des associés ; solidarité donnant le crédit, pour emprunter et partant d'une confiance réciproque entre les emprunteurs.
Les sociétés de crédit mutuel ont pour base fondamentale la solidarité : un certain nombre d'ouvriers se réunissent ; ils apportent leurs épargnes dans une caisse commune, contractent quelques emprunts sous l'empire de la garantie que donne aux tiers la solidarité, et prêtent à ceux d'entre eux qui se trouvent dans le besoin les sommes qui peuvent leur être nécessaires.
Voilà les sociétés de crédit mutuel telles qu'elles fonctionnent en Allemagne.
Ce genre de sociétés n'a pu se développer en France. Il n'existe pas une société de crédit qui ait accepté le principe de la solidarité ; toutes se composent d'ouvriers qui remettent chaque semaine, chaque mois, une somme entre les mains de l'un d'eux ; et lorsqu'un des sociétaires a besoin d'une avance, on lui confie tout ou partie de cette somme. Voilà le mécanisme excessivement simple des sociétés de crédit mutuel françaises ; pas d'engagement, d'emprunt ; rien que des prêts faits avec la mise commune.
Il est très douteux que, dans l'état actuel des esprits, les sociétés allemandes puissent se développer chez nous.
Il est un exemple frappant, en France, de la manière dont elles doivent se limiter. La plus grande société de crédit mutuel est une société de l'Alsace, qui avait réuni 350 membres. On a reconnu qu'il était impossible de lui faire produire de bons résultats et on l'a fractionnée en groupes de 20 à 30 personnes. De petites associations paraissent donc, dans le moment actuel, tout ce que le crédit mutuel peut produire dans la classe ouvrière.
Voilà, aussi simplement que possible, l'organisation des sociétés coopératives.
Ces sociétés, messieurs, ont d'abord excité une grande défiance. Ainsi, en 1848, le général Castellane, qui commandait à Lyon, ordonna la dissolution de celles qui existaient, et leur liquidation en présence du commissaire de police.
M. Thiers, de son côté, ayant occasion de se prononcer sur ces sociétés à la tribune législative, déclara qu'il les considérait comme l'organisation du désordre dans l'industrie.
Aujourd'hui les sentiments ont changé ; elles sont appelées par tous les vœux. Et c'est justice : elles ne sont plus des tentatives révolutionnaires contre l'existence du capital ; elles veulent le conquérir, non pour le détruire, mais pour en profiter, en employant comme moyen le travail persévérant et opiniâtre, l'économie, l'ordre et la probité.
La constitution et le succès de nombreuses sociétés coopératives seraient le fait le plus heureux que nous puissions espérer. Je considère qu'il en est ainsi, moins par les effets qu'elles produiraient, que par le progrès intellectuel et moral immense qu'elles attesteraient. En d'antres termes, ce serait bien moins comme résultat produit que comme manifestation de l'état des esprits que je me féliciterais de l'extension des sociétés coopératives.
Je crois, en effet, que, pour que ces sociétés puissent réussir, il faut qu'il existe chez ceux qui y prennent part un degré non seulement d'intelligence, mais surtout de vertu, bien rare aujourd'hui, je ne dirai pas dans la classe ouvrière seulement, mais même dans les classes les plus élevées : elles réclament le sentiment du devoir poussé au plus haut degré.
C'est précisément ce qui me fait désirer le succès de ces sociétés, qui me fait douter de ce succès !
Quel est le grand mobile de l'industrie particulière, de la réussite dans les affaires ? C'est l'intérêt personnel.
Voilà ce qui pousse à agir, ce qui fait consacrer un travail persistant au but que l'on a en vue, ce qui fait joindre les nuits aux jours dans un labeur opiniâtre.
L'intérêt est le grand moteur des forces industrielles. Vous le trouvez dans les sociétés coopératives, divisé parmi les associés, bien réduit chez les gérants. La gérance sera-t-elle exercée avec le même dévouement par celui que les associés auront choisi que par des particuliers gérant leurs propres affaires ? Il y a lieu d'en douter.
Voyez les sociétés qui existent aujourd'hui dans les sphères élevées ; sont-elles aussi bien administrées, en général, que les affaires purement particulières ?
On peut affirmer, en général, que le particulier administre mieux ses affaires que le gérant d'une société. S'il en est ainsi pour les sociétés que nous connaissons, n'est-il pas à craindre qu'il en soit de même pour les sociétés coopératives ?
Cette absence d'intérêt personnel exclusif chez les gérants est un grave danger pour les sociétés coopératives.
Il y en a un autre encore.
Le gérant est nommé par les associés, il n'a donc pas vis-à-vis d'eux ha même autorité qu'a le propriétaire d'une usine, le maître d'une fabrique ; il dépend de ceux à qui il commande. Aussi, il arrive que dans presque toutes les sociétés de fabrication, il y a deux partis : le parti du gérant et ce que j'appellerai l'opposition. De là d'inévitables tiraillements ; il en résulte, de la part du gérant, une énergie moins grande et un pouvoir moins fort pour faire exécuter ses ordres, pour donner à la société l'unité d'action, la marche régulière que présente l'établissement particulier.
Il y a, si cette comparaison m'est permise, entre ce gérant et le propriétaire la même différence qu'entre un capitaine de l'armée et un capitaine de la garde civique. Personne ne contestera qu'il se trouve incontestablement plus de force, plus d'autorité chez le capitaine de l'armée, indépendant de ses soldats, que chez le capitaine de garde civique sur ses gardes, de qui il tient son grade.
Dans les sociétés de consommation, de qui dépendra le succès ? Il dépendra avant tout de celui qui est chargé d'acheter et de vendre les denrées. Les petits négociants achètent eux-mêmes leurs denrées ; ils calculent souvent jusqu'au dernier centime le prix qu'ils payent ; ils s'imposent les plus dures fatigues pour réaliser une économie. J'en ai vus, pour épargner la modique somme de cinquante centimes, qui portaient eux-mêmes une lourde charge pendant plusieurs lieues.
Et à quoi aboutissent ces pénibles efforts ? Ils donnent à peine de quoi vivre. Dans les sociétés coopératives en sera-t-il de même ? Le gérant aura-t-il la même énergie, le même esprit d'économie, lorsqu'il gérera l'affaire de tous ? Il faut cependant lui payer un salaire, et cette rémunération serait bien souvent enviée par le petit commerçant.
Chose singulière et bien remarquable : on a considéré comme un progrès, dans certaines sociétés, de charger une personne d'acheter pour son compte les denrées et de les fournir aux associés ; en sorte que l'association de consommation se réduit à ceci : c'est que les ouvriers qui font partie de la société vont tous chercher leurs denrées chez ce même détaillant et conservent ainsi l'avantage de former une clientèle qui a droit à des faveurs.
On a donc regardé comme un progrès de faire cesser la coopération dans sa partie active et de revenir au système individuel.
Dans les associations de fabrication, il est des faits semblables. Beaucoup de sociétés coopératives ont été, dans le principe, fondées sous l'influence d'idées socialistes ; on a eu l'intention de diminuer la part du capital au profit du salaire.
Il est avéré aujourd'hui en France que celles des sociétés de coopération qui réalisent des bénéfices sont précisément celles qui font la plus belle (page 56) part au capital ; cela se comprend : en retenant ou en appelant les capitaux, elles acquièrent des moyens de production bien supérieurs aux autres ; mieux outillées, elles sont bien plus aptes à soutenir la concurrence que les associations où le travail n'a pas le concours de machines ou d'appareils aussi perfectionnés.
Par un mouvement de réaction analogue, plusieurs sociétés tendent à augmenter constamment l'autorité des gérants ; le principe d'autorité reprend son empire et l'usine coopérative se rapproche de l'usine ordinaire.
Si ces sociétés prennent de l'extension, il faut cependant reconnaître qu'elles ne sont pas encore sur le point d'exercer sur la société l'influence qu'on a rêvée pour elles.
Je ne sais, messieurs, si l'on ne s'est pas exagéré souvent l'importance des sociétés coopératives.
D'après M. le ministre d'Etat, il y a à Paris cent et vingt sociétés de l'espèce qui, si je ne met(rompe, ont réuni un capital d'à peu près trois millions. Trois millions accumulés paraissent une somme assez considérable. Mais si l'on se rend compte de ce que sont trois millions pour une ville comme Paris, on doit reconnaître que c'est, en réalité, très peu de chose.
Si l'on pouvait constater combien il y a à Paris de simples ouvriers qui ont réalisé par eux-mêmes une fortune de trois millions on en trouverait un très grand nombre.
Si vous vouliez rechercher dans votre esprit les personnes que vous connaissez, qui ont commencé par n'avoir aucune espèce de fortune, qui ont débuté par être des ouvriers ou à peu près, et qui ont acquis à la fin de leur carrière, une fortune de plusieurs millions, vous verrez que le nombre en est assez considérable. (Interruption.)
- Une voix. - Il n'y en a pas beaucoup.
MiPµ. - Mais enfin, vous en trouverez ; mettez, si vous le préférez, des centaines de mille francs, et vous constaterez que ce que les efforts individuels de certains ouvriers ont réalisé est d'une importance infiniment supérieure, aux résultats coopératifs.
Ne pourrions-nous citer un de nos compatriotes qui, ayant été simple ouvrier, occupait à Paris une position financière de premier rang, ayant possédé, à certains moments, une fortune décuple peut-être de toutes les associations coopératives de cette ville ?
On exagère facilement ce qui se passe au loin.
Aussi, dans le rapport qui a été soumis au Corps législatif français, lors de l'examen de la dernière loi sur les sociétés, j'ai vu qu'on citait comme une des raisons déterminantes du projet que le mouvement coopératif prenait de grandes proportions partout et notamment en Belgique.
On se figurait donc en France qu'il y avait un grand mouvement ici, où il n'en existe pas.
Si j'ai cru devoir présenter ces observations pour faire connaître à la Chambre la situation, ce n'est pas que je crois qu'il faille dédaigner de s'occuper de ces sociétés ; je pense au contraire que la loi doit ouvrir ses portes à deux battants aux sociétés coopératives et que tout en s'abstenant d'illusions décevantes il faut donner toutes les facilités pour les constituer et les régir sans aucune restriction.
La loi nouvelle, donnera à cet égard toute satisfaction.
Les sociétés coopératives ont, en fait, ce caractère particulier d'être la réunion des petits capitaux, la réunion d'ouvriers, mais elles n'ont pas juridiquement de caractère spécial.
La société coopérative n'est pas, comme la société anonyme, la société en nom collectif ou la société en commandite, une forme de société ; c'est une application à un but particulier de ces formes légales de société.
Aussi en Angleterre et en Allemagne ces associations sont-elles constituées sous l'empire de la solidarité, comme nos sociétés en nom collectif.
De sorte qu'avec notre législation actuelle on eût pu constituer toutes les sociétés coopératives qui existent dans ces pays au moyen de la société en nom collectif sans aucune espèce de difficulté.
En France, les sociétés de consommation et de fabrication sont souvent constituées sons la forme de la commandite ; il n'y a pas de législation plus large que la nôtre en matière de commandite : elle permet, elle autorise tout ; il n'y a aucune espèce de restriction. Toutes les sociétés qui ont été constituées dans ce pays sous cette forme pouvaient donc, avec plus de facilité encore, être constituées en Belgique.
Vous voyez, messieurs, que notre législation actuelle, même sans changements, pourrait déjà prêter à toutes les combinaisons de la coopération.
La loi française de 1867 présente certaines dispositions relatives aux sociétés les coopératives. Je vais les indiquer à la Chambre aussi brièvement que possible. Je reconnais que j’ai été un peu long. (Non ! Non !)
Voici quelles sont les dispositions de la loi française sur les sociétés coopératives.
Elle leur donne le nom de sociétés à capital variable.
D'abord, en faveur de ces sociétés on abaisse le chiffre de l'action. L'action peut être de 50 fr., avec obligation d'un versement d'un dixième seulement, soit 5 fr. Cette disposition est absolument inutile d'après le projet qui vous est soumis, puisqu'on ne limite en rien le chiffre des actions. Nous adoptons donc un régime plus libéral encore que celui qui existe en France.
La loi française autorise l'augmentation du capital par l'adjonction de nouveaux associés, comme elle autorise le retrait des associés et la diminution du capital. Il est de droit commun qu'on peut adjoindre de nouveaux associés à une société et qu'on peut en augmenter le capital. Le retrait d'une partie des associés est également autorisé ; il est prévu en toutes lettres par le code de commerce. Il n'y a que le retrait du capital apporté en commandite dans la société anonyme qui ne soit pas permis par notre projet.
Ce dernier point est le seul qui soit autorisé.
La loi française l'a admise, mais elle l'a admise malgré les observations judicieuses de M. Pouyer-Quertier, qui disait avec raison ceci : Lorsque des associés se sont entendus pour former une industrie, pour acheter un matériel, doit-il être permis à quelques-uns d'eux de se retirer, de faire manquer peut-être ainsi l'affaire ? Il y a des objections très sérieuses à faire à ce point de vue. C'est une question au sujet de laquelle, je me réserve d'apporter, s'il y a lieu, un amendement. Mais ce point ne me paraît pas avoir d'importance, parce que, au moyen de la cession de ces actions, celui qui veut se retirer peut le faire.
La loi française n'a pas admis les sociétés anonymes sans actions. On a maintenu intact, en France, le principe que la société anonyme doit se composer d'actions.
D'après le projet de loi, l'action n'est qu'un mode facultatif, et l'on peut concentrer dans la société anonyme des associés en nom, qui ne peuvent vendre leur part.
Il est évident que l'action est un avantage pour la plupart des membres d'une société ; elle a des facilités spéciales de transmission ; mais rien ne s'oppose à ce que les parties y renoncent pour s'en tenir à l'intérêt non cessible.
Ce point est le plus important. La loi française de 1867 n'a pas été appliquée une seule fois à des sociétés coopératives, précisément parce qu'elle ne s'applique qu'aux sociétés par actions et que les coopérateurs ne veulent pas de ces associés indéterminés qui pourraient se succéder par un simple transfert d'actions.
Les principes du projet s'accommoderont donc, en ne faisant pas de l'action une condition essentielle de la société anonyme, à ce que réclament les associations coopératives.
Enfin une des choses que requiert, et c'est la principale condition, la constitution des sociétés coopératives, c'est qu'on puisse donner une part des bénéfices, soit à ceux qui consomment dans la société, soit à ceux qui empruntent dans la société de crédit, soit aux ouvriers qui travaillent dans la société de fabrication.
Il est évident que rien n'empêche de déterminer par une clause de l'acte constitutif, quelle part du bénéfice aura la destination que je viens d'indiquer.
Vous voyez donc, messieurs, que le projet, bien qu'il ne mentionne pas les sociétés coopératives, se prête cependant à toutes les combinaisons que ces sociétés peuvent exiger.
Je voulais faire connaître à la Chambre les points principaux du projet : j'ai rempli cette tâche.
Je termine, messieurs, en appelant toute votre attention sur cette loi, qui, par son importance et ses difficultés, mérite le plus mûr examen.
M. Moncheurµ. - Messieurs, j'ai écouté avec intérêt l'exposé que vient de faire M. le ministre de l'intérieur.
Cet exposé et le rapport qu'il avait déposé, au nom de la commission spéciale chargée de l'examen de ce projet important, prouvent qu'il a fait une étude profonde de la matière. J'exprime, quant à moi, le regret que la réforme de la législation sur les sociétés commerciales ne se soit fait que trop longtemps attendre.
Le temps et l'expérience avaient depuis longtemps fait connaître beaucoup de défauts à y corriger et beaucoup d'améliorations à y apporter.
Telles dispositions du code de 1808 qui paraissaient devoir être une garantie pour le public contre la légèreté, l'ignorance ou la mauvaise foi des fondateurs de sociétés commerciales se sont trouvées être illusoires. Elles ont même été parfois nuisibles, en ce sens qu'elles ont endormi le public dans une fausse sécurité.
(page 57) Je citerai surtout la nécessité de l'autorisation préalable du gouvernement pour la constitution des sociétés anonymes.
Je ne sais si cette autorisation préalable a empêché une seule catastrophe, mais je crois qu'elle en a causé plusieurs.
Certes, l'anonymat est un privilège de la loi.
La faculté donnée par la loi à un nombre plus ou moins grand de personnes d'associer, dans un but commercial, leurs capitaux sans associer leur personne, sans contracter aucune solidarité entre elles, sans encourir aucune responsabilité au delà de leur mise de fonds ; cette faculté, dis-je, est un privilège très important. Le législateur a pu et peut encore y attacher les conditions qu'il juge utiles, dans l'intérêt général, mais la difficulté est de prescrire ces conditions avec intelligence et de ne pas dépasser le but qu'on se propose.
Le projet compense l'absence d'autorisation préalable du gouvernement, pour la constitution des sociétés anonymes, par une responsabilité plus étendue des administrateurs, et, en principe, le projet a en cela parfaitement raison. J'admets, même en général, les dispositions qui organisent cette responsabilité, mais il en est une cependant qui la rendrait exagérée et agirait dans un sens opposé au but même de la loi, en privant les sociétés anonymes de la coopération d'hommes considérables et-expérimentés.
Ainsi l'article 46 du projet porte que les administrateurs sont solidairement responsables, soit envers la société, soit envers les tiers, de tous dommages-intérêts résultant d’infractions aux dispositions, soit du présent titre soit des statuts sociaux.
Parmi les dispositions très nombreuses du titre du projet sur les sociétés anonymes, et parmi les dispositions des statuts sociaux, il en est d'importantes et pour ainsi dire substantielles, mais il en est aussi une foule d'autres qui ne sont que secondaires et qui n'ont qu'une minime importance ; or, comme le projet ne distingue, pas entre les unes et les autres, il suffirait d'une infraction à l'une ou l'autre de ces dispositions très accessoires pour soumettre chacun des administrateurs à une responsabilité solidaire qui pourrait être immense. Et quand on rapproche cet article 46 de celui qui donne à chaque actionnaire une action individuelle contre les administrateurs, on doit être convaincu que ce régime éloignera nécessairement des conseils d'administration les hommes les plus dignes d'y figurer, ceux qui auront quelque souci de leur dignité et de leur tranquillité.
Je pense donc que, dans la discussion, il sera nécessaire de trouver une formule qui indique aux tribunaux que l'infraction dont il s'agit à l'article 46 du projet doit avoir une gravité réelle, gravité que j'appellerai juridique au point de vue de la responsabilité des administrateurs.
En cette matière plus peut-être que dans d'autres, il faut éviter les réactions.
Messieurs, l'une des meilleures garanties que puisse fournir la loi pour la solidité des sociétés commerciales, c'est que le capital souscrit soit entièrement versé.
Le projet a introduit plusieurs dispositions dans ce but ; toutefois, il ne me donne pas encore, à cet égard, tous mes apaisements.
Ainsi, je vois bien, à l'article 34, qu'un registre d'actionnaires doit être tenu au siège social. Je vois, à l'article 35, que toute cession d'actions s'opère par une déclaration de transfert inscrite sur ce registre, qu'elle est datée et signée par le cédant et, en outre, par le cessionnaire si l'action n'est pas entièrement libérée ; mais, d'un autre côté, je vois aussi, à l'article 38, que les cessions d'actions peuvent valablement se faire, lorsqu'un cinquième seulement de l'import de l'action souscrite a été versé, et je ne trouve nulle part, dans la loi, que le cédant reste obligé envers la société pour les quatre autres cinquièmes non versés, ou bien que, la société ait le droit, par ses administrateurs, de discuter la solvabilité des cessionnaires et de n'admettre que ceux qu'elle juge parfaitement solvables. Or, si le cessionnaire est insolvable, et si le cédant, souscripteur primitif, est dégagé de son obligation par l'effet du transfert, que devient la garantie, de l'intégralité des versements du capital souscrit ? Elle n'existe plus.
S'il en est ainsi, messieurs, je pense qu'il y a là une lacune importante à combler, dans l'intérêt des tiers.
Je signalerai encore une autre lacune, mais, cette fois, dans l'intérêt des actionnaires commanditaires.
Je déclare d'abord que j'approuve la disposition de la commission qui autorise la division du capital des sociétés en commandite en actions nominatives et interdit, pour ces mêmes sociétés, les actions au porteur.
Le projet primitif du gouvernement, qui proscrivait toute espèce d'actions, soit nominatives, soit au porteur, dans les sociétés en commandite, était évidemment contraire à l'intérêt général en ce qu'il devait nécessairement comprimer outre mesure l'esprit d'association ; mais c'est avec raison que la commission a jugé les actions au porteur contraires à l'essence même des commandites, et elle a bien fait de ne pas les admettre, afin d'assurer le versement intégral du capital souscrit et garanti par les commanditaires.
Mais voici où j'ai une lacune à signaler, dans l'intérêt de ceux-ci.
La commission, dans sa sollicitude très louable pour la formation et la conservation du capital, gage des tiers qui contractent avec une société en commandite, propose, à l'article 21, un paragraphe ainsi conçu : « Les commanditaires peuvent être contraints par les tiers à rapporter les intérêts et dividendes payés qui n'auront pas constitué un bénéfice réel. »
Messieurs, une disposition analogue existe dans la loi française du 21 juillet 1867, mais elle est tempérée par deux autres dispositions que je considère comme nécessaires.
La première, c'est qu'aucune répétition de dividende ne peut être exercée contre les actionnaires, si ce n'est dans les cas où la distribution de dividendes aurait été faite en l'absence d'un inventaire ou en dehors des résultats constatés par cet inventaire. La seconde, c'est que l'action en répétition se prescrit par cinq ans, à partir du jour fixé pour la distribution des dividendes.
On comprend les motifs de ces dispositions.
On sent en effet, messieurs, que les commanditaires doivent être affranchis de toute action en rapport de dividendes, lorsque les bénéfices étaient réels au moment de la répartition et résultaient d'inventaires sincères, mais dont les prévisions ont pu être trompées plus tard par suite d'événements extraordinaires.
On sent aussi qu'une action en répétition, exercée après 10, 20 ou 25 ans contre un commanditaire qui a possédé de bonne foi, pourrait lui apporter la ruine.
Un semblable régime éloignerait nécessairement les capitaux des sociétés en commandite, car qui oserait affronter le péril d'une action toujours menaçante ?
Je trouve même le terme de cinq ans trop long pour cette espèce de prescription.
J'espère que la Chambre améliorera les divers points que j'ai eu l'honneur de lui signaler.
Je' bornerai là, messieurs, mes observations pour le moment.
M. Lelièvreµ. - Le projet de loi qui vous est soumis introduit certainement de notables améliorations dans noire législation commerciale.
Le rapport remarquable de l'honorable M. Pirmez prouve que la commission a su profiter de l'expérience qui avait révélé les nombreux inconvénients de l'état de choses en vigueur. Aussi je n'hésite pas à affirmer que la législation nouvelle réalisera un véritable progrès.
Je ne puis assez applaudir à la suppression de l'arbitrage forcé. Il est aujourd'hui démontré que cette juridiction, loin d'accélérer l'expédition des affaires, l'entrave de la manière la plus fâcheuse.
Je connais une affaire dans laquelle on a plaidé pendant dix-huit ans devant les arbitres.
D'un autre côté, le tribunal arbitral ne présente pas les mêmes garanties que les juges ordinaires, au point de vue de l'administration de la justice. Il est donc préférable de déférer toutes les causes quelconques aux tribunaux institués par la loi.
J'approuve également les pénalités prononcées contre les auteurs de certains actes de mauvaise foi en matière de sociétés anonymes. Je regrette seulement qu'on n'ait pas inséré les dispositions du projet dans le code pénal publié l'année dernière, mais bien évidemment elles sont propres à prévenir des fraudes de nature à compromettre la fortune des citoyens.
J'admets également avec empressement les prescriptions qui autorisent les sociétés étrangères à faire leurs opérations et à ester en justice en Belgique, sans faire dépendre cette faculté d'une réciprocité établie par les lois étrangères.
Celle disposition libérale est conforme aux réformes que nous avons introduites dans d'autres parties de la législation. On ne. doit pas subordonner un progrès à réaliser chez nous à la résolution à prendre de la part de gouvernements étrangers.
Je dois toutefois déduire quelques observations sur divers articles du projet.
Les sociétés en nom collectif ou en commandite peuvent être établies par des actes sous signature privée, en se conformant à l'article 1325 du code civil, c'est-à-dire en rédigeant le contrat en autant d'originaux qu'il y a de parties ayant des intérêts distincts.
Je suppose le cas où mention ne serait pas faite dans l'acte du nombre des originaux, et je demande, si, dans cette hypothèse, la nullité de l'acte ne sera pas couverte par l'exécution que toutes les parties auraient donnée à la convention ?
Ce n'est pas tout ; il est à remarquer que, dans le cas de l'article 1325 du code civil, la convention elle-même est valable ; il n'y a que l'instrument qui est considéré comme insuffisant pour prouver la convention.
(page 58) Entend-on maintenir ce principe en matière de société ? Voila qui exige des explications.
D'un autre côté, s'il est permis de contracter une société par acte sous seing privé, pourquoi la correspondance des parties et d'autres documents écrits, établissant nécessairement qu'une association a été consentie, ne seraient-ils pas l'équivalent de l'acte social lui-même ? Du moment qu'on se contente d'un acte de société sous seing privé pour la formation de la société, il me semble que tous actes quelconques démontrant l'existence de l'association doivent avoir la même valeur.
Enfin je ne puis que me rallier aux excellentes observations, consignées dans le rapport, ayant pour objet de proscrire certaines perceptions fiscales qui auraient pour résultat d'entraver les garanties établies par le projet.
C'est surtout en matière commerciale qu'il faut s'attacher à faire disparaître certaines réclamations du fisc de nature à paralyser les relations les plus importantes et les plus indispensables à l'intérêt social.
Aujourd'hui que les négociations commerciales ont pris un essor marqué, il faut rayer de notre législation les dispositions qui ne sont plus en harmonie avec les progrès de l'industrie.
Il me reste à dire un dernier mot. Le projet s'occupe de la liquidation des sociétés ; il consacre le principe, admis par la jurisprudence, que, même dissoutes, les sociétés continuent à subsister, mais seulement en ce qui concerne leur liquidation. Il établit des règles propres à tirer un parti avantageux de l'avoir social.
Sauf quelques observations de détails, je ne puis qu'applaudir aux propositions de la commission, qui a accompli avec bonheur la tâche difficile dont elle était chargée.
M. Teschµ. - Messieurs, à notre entrée en séance, on nous a distribué d’assez nombreux amendements de M. le ministre de la justice. Ne serait-il pas bon qu'ils pussent être examinés par la commission qui s'est occupée du projet ?
MiPµ. - Presque tous ces amendements sont de pure forme. Je crois que M. Tesch reconnaîtra lui-même, après les avoir examinés, qu'ils ne contiennent pas de changements notables. Je ne fais, du reste, pas la moindre objection à la proposition de M. Tesch.
M. Teschµ. - L'honorable ministre de l'intérieur a mis beaucoup de talent à faire ressortir l'importance d'une loi sur les sociétés. Je ne sais pas s'il est bon de procéder au vote sans que les nouvelles propositions aient été mûrement examinées. Je suis persuadé que beaucoup de membres n'ont pas encore eu le temps d'en prendre connaissance.
M. Delcourµ. - Il me semble qu'il y a, dans les observations que vient de présenter l'honorable M. Tesch, une considération majeure. Il est certain qu'on nous présente une série d'amendements. Demain, la discussion peut s'ouvrir sur les articles et nous n'aurions pas eu le temps d'examiner si les propositions qu'on nous fait ne viennent pas blesser le projet dans une de ses bases principales.
Il est donc désirable que la commission soit appelée à se prononcer. Elle fera son rapport et nous ouvrirons la discussion lorsque nous serons éclairés sur tous les points de détail.
Si j'ai bien compris, l'honorable ministre ne s'oppose pas à la proposition de l'honorable M. Tesch.
MiPµ. - Messieurs, ces amendements m'ont été communiqués par mon collègue de la justice. Il y en avait quelques autres que je n'ai pas cru pouvoir adopter. Ceux qui vous sont soumis sont, à une ou deux exceptions près, de pure forme. Si la Chambre désirait en avoir l'explication, on pourrait lui foire un petit exposé de motifs. Je ne fais, du reste, aucune objection à ce que les amendements soient renvoyés à la commission.
M. Jacobsµ. - Je ne suis pas de l'avis de l'honorable ministre de l'intérieur que ces amendements ne sont que de pure forme. Mais nous ferions peut-être une chose prématurée en les renvoyant à la commission dès maintenant.
Il est probable, que plusieurs membres présenteront des amendements. Si nous allions renvoyer à la commission ceux qui ont été déposés aujourd'hui et si nous devions lui renvoyer ultérieurement ceux qui surgiront dans la discussion, il en résulterait des retards.
Je pense donc que nous pourrions continuer la discussion, sauf à renvoyer, plus tard à la commission les articles auxquels des amendements auront été proposés par le gouvernement et par des membres de la Chambre.
M. le président. - Il y a deux propositions, l'une de M. Tesch, consistant dans le renvoi des amendements à la commission, l'autre de M. Jacobs, demandant que l'on s'abstienne, pour le moment, à cet égard, et que l'on continue la discussion, sauf à renvoyer, plus tard, à la commission les articles auxquels des amendements auront été proposés.
- La proposition de M. Tesch est mise aux voix et adoptée.
M. le président. - Je pense qu'il est entendu que le renvoi à la commission n'interrompt pas la discussion ? (Assentiment.)
- La séance est levée à 4 heures et demie.