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Chambres des représentants de Belgique
Séance du samedi 22 février 1868

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1867-1868)

(Présidence de M. Dolezµ.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 717) M. de Moor, secrétaireµ, procède à l'appel nominal à 1 heure et un quart.

M. Reynaert, secrétaireµ, donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Moorµ présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.

« Des habitants d'Herseaux demandent que les deux Chambres soient dissoutes avant tout vote sur la question militaire. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion des projets de lois militaires.


« Des habitants de Malines demandent qu'il soit procédé, dans le plus bref délai, à des élections générales, au moins pour la Chambre des représentants. »

- Même décision.


« Des habitants de Fouron-le-Comte prient la Chambre de rejeter toute augmentation de dépenses pour l'armée et pour de nouvelles forteresses ; ils demandent l'abolition de la conscription et émettent le vœu que les Chambres soient dissoutes avant tout vote sur la question militaire. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion des projets de lois militaires et renvoi à la section centrale du projet de loi sur la milice.


« Des habitants de Furnes demandent la réduction des charges militaires et l'abolition du tirage au sort pour la milice. »

- Même décision.


« Les sieurs Van Aelbrouck-Snel, Maeyersoen et autres membres du comité central de l'association constitutionnelle et conservatrice de l'arrondissement d'Alost, prient la Chambre de rejeter toute aggravation des charges militaires et de réviser la législation sur la milice. »

- Même décision.


« Des habitants de Gand prient la Chambre de rejeter le projet de loi qui augmente les charges militaires et de le remplacer par un projet établissant l'égalité entre tous les citoyens. »

- Même décision.


« M. Braconier, obligé de s'absenter, demande un congé de trois jours. »

- Accordé.

Projet de loi portant le budget du ministère de l’intérieur de l’exercice 1868

Rapport de la section centrale

M. Hymans dépose le rapport de la section centrale qui a examiné le budget de l'intérieur pour 1868.

Projet de loi portant le budget du ministère des travaux publics de l’exercice 1868

Rapport de la section centrale

M. Descampsµ dépose le rapport de la section centrale qui a examiné le budget des travaux publics pour 1868.

- La Chambre ordonne l'impression et la distribution de ces rapports et les met à la suite de l'ordre du jour.

Ordre des travaux de la chambre

M. Allard. - J'ai l'honneur de proposer à la Chambre de se séparer, après la séance de ce jour, jusqu'au mardi 3 mars.

- Cette proposition est adopté.

Projet de loi sur l’organisation militaire

Discussion générale

M. Van Humbeeck, rapporteur. - Messieurs, j'aborde une tâche difficile. Je vais essayer de passer rapidement en revue les principales questions qui, depuis un mois, ont occupé l'attention de la Chambre. cette mission m'oblige, à bien des redites ; la Chambre saura les accueillir avec indulgence ; elles sont dans les nécessités de mon rôle.

Le projet de loi a été l'objet des critiques les plus diverses. Les uns lui ont reproché de donner à la défense nationale des proportions exagérées ; d'autres, de ne lui attribuer que des ressources insuffisantes. Nous avons même quelquefois retrouvé les deux reproches dans le même discours. Les orateurs ne se sont pas efforcés de se mettre d'accord entre eux et tous ne se sont pas montrés soucieux de rester jusqu'au bout d'accord avec eux-mêmes.

Je compte répondre, avec quelque détail, au reproche d'insuffisance. Quant à celui de donner à la défense des proportions exagérées, de lui imprimer un caractère agressif, un aspect provocateur, j'avoue qu'il m'a été impossible de l'accueillir autrement que par un sourire. Cependant, puisque le reproche a été jeté dans le débat, on voudra bien trouver naturel que je commence ce discours en déclarant que je ne rêve pas pour mon pays de grandes destinées militaires. J'ajouterai que. si de pareilles destinées pouvaient lui être promises, personne ne le regretterait plus amèrement que moi. La paix, le travail, la liberté, voilà quels sont les grands intérêts, voilà quelles doivent rester les grandes préoccupations de l'Europe au XIXème siècle.

Il ne faut plus même la guerre aujourd'hui pour compromettre la sécurité générale ; la menace d'une guerre suffit, et depuis deux ans nous en faisons la déplorable expérience. Il a suffi de quelques craintes sur le maintien de la paix pour arrêter partout le développement de la richesse et, avec lui, la marche entière de la civilisation ; car, dans notre organisation moderne, le progrès moral est indissolublement lié au bien-être matériel.

Aussi, messieurs, si j'avais l'honneur de parler à la tribune d'un grand pays, d'un de ces pays qui peuvent se reposer confiants dans une force incontestée, d'un de ces pays dont l'attitude dessine et crée une situation, toute proposition d'augmenter les armements me rencontrerait parmi ses adversaires les plus résolus.

Mais, dans les conditions plus modestes de notre existence nationale, nous ne pouvons avoir ni la prétention de créer les situations, ni celle de les modifier profondément. Nous devons accepter les situations toutes faites et savoir accomplir ce qu'elles nous commandent. A quel autre rôle pourrions-nous nous arrêter ? Faudrait-il braver les situations quelles qu'elles fussent ? Faudrait-il refuser de les voir ? L'une et l'autre politique seraient toutes d'aventures, de hasards et d'imprévoyance.

Il n'y a qu'un seul parti possible, c'est de montrer, devant le péril, une résolution calme, qui se tienne à distances égales de la défaillance et de la témérité. Voilà le seul parti qui soit digne, je ne dirai pas d'hommes d'Etat, mais seulement d'hommes sensés.

- Voix à gauche. - Très bien !

M. Van Humbeeck. - Examinons donc la situation d'aujourd'hui. Partout nous voyons l'augmentation des forces militaires décrétée dans les proportions les plus regrettables ; partout cependant des protestations s'élèvent en faveur du désir de conserver la paix.

Dussé-je faire sourire à mon tour quelques-uns de mes honorables collègues, je dirai que je crois à la sincérité de ces protestations.

Oui, chacune des puissances est sincère lorsqu'elle affirme son désir de conserver la paix, mais malheureusement aussi chacune doute de la sincérité des autres ; la défiance est le point caractéristique de cette situation ; cette défiance peut amener un conflit alors que personne ne le désire.

Si ce conflit éclatait, quel serait le sort de la Belgique ?

A ceux qui ont répondu à cette question en acceptant les idées que j'ai développées dans le rapport de la section centrale, on a reproché de vouloir diminuer la force et l'importance des traités.

C'est là, messieurs, un reproche immérité ; j'aime au contraire à (page 718) constater, avec l'honorable M. Nothomb, qu'à notre époque le droit a plus de force qu'à aucune autre époque de l'histoire. Mais je crois qu'il ne peut pas être inutile d'augmenter encore cette force ; je crois qu'elle s'augmentera nécessairement dans toutes les situations où les parties liées par le même engagement auront la conviction qu'aucune d'elles ne sera dupe de sa bonne foi, tandis que celle qui manquerait à sa parole pourrait s'en repentir.

Pouvoir nous servir des intérêts et. des craintes pour renforcer les bonnes intentions et ne pas le faire quand nous le pouvons, ce serait la dernière et la plus inexcusable des inepties politiques.

Comment ! c'est une maxime du droit privé qu'il ne faut jamais placer un homme entre sa conscience et son intérêt ; et dans nos relations internationales, nous croirions pouvoir placer impunément les puissances garantes de notre indépendance entre le respect de la foi jurée et des inquiétudes ou des tentations dangereuses. Ce sera là une imprudence que la Belgique ne consentira jamais à commettre.

Voyons donc, dans le cas du conflit que je suppose, quels seraient les intérêts et les craintes des belligérants ; examinons ces craintes et ces intérêts en nous plaçant successivement dans l'hypothèse où la Belgique serait désarmée et dans celle où elle serait armée. Si la Belgique est désarmée, la crainte de chacun des belligérants sera de voir son adversaire entrer le premier sur le sol qu'on verra à la merci du premier occupant. Son intérêt alors sera de prendre lui-même le parti qu'il craindrait de voir adopter par son adversaire, de se faire lui-même le premier occupant.

Je ne dis pas qu'il cède à cet intérêt, je dis que cet intérêt sera, et je m'en inquiète. Or, les craintes et les intérêts se transforment immédiatement si nous nous plaçons dans la deuxième hypothèse, celle où la Belgique serait convenablement armée. Quelle sera alors la crainte ? Ce sera de voir le surcroît de forces que pourraient fournir les troupes belges passer à l'adversaire ; quel sera l'intérêt ? Ce sera de laisser l'adversaire, s'il le juge à propos, prendre l'initiative de la violation de notre territoire afin de se ménager le mérite de venir à notre secours et, je ne dois pas le dissimuler, afin de s'assurer aussi le profit de ce bienfait qui consisterait dans le concours de notre armée, dans l'appui de nos places fortes et dans la sympathie de nos populations, devenues, nécessairement, bienveillantes pour ceux qui auraient pris leur cause en mains.

Si, dans cette deuxième situation, chacun des belligérants doit désirer ne pas venir le premier en Belgique, ne devient-il pas très probable que personne ne viendra ? N'avons-nous pas alors pour nous la chance heureuse de voir se vider hors de nos frontières le conflit qui aurait éclaté à nos portes ? Notre armée assisterait ainsi l'arme au bras et en simple spectatrice à la lutte du dehors. C'est ce que je lui souhaite, c'est ce que je souhaite au pays. Ce serait pour notre armée la plus belle victoire, car elle ne la remporterait que si sa valeur et son mérite militaire sont parfaitement reconnues ; ce serait le plus éclatant hommage que jamais une armée ait reçu de l'étranger, et ce triomphe devrait nous être d'autant plus précieux, que le lendemain du jour où nous l'aurions remporté, le drapeau national ne serait cependant souillé ni du sang des soldats étrangers, ni du sang des enfants du pays.

Mais cette influence préventive, cette influence salutaire ne peut se manifester dans toute sa plénitude que si notre armée doit être considérée comme présentant une sérieuse augmentation de force pour celui des belligérants qui, par sa ligne de conduite, l'aurait attirée à lui. Il faut, pour en arriver là, qu'au dehors on considère la Belgique comme s'étant rendue inviolable en fait par son système défensif aussi bien qu'elle a été déclarée inviolable en droit par les stipulations des traités.

Notre virilité peut donner cette confiance ; notre manque d'énergie la détruirait immanquablement. Pour donner une telle conviction, il ne peut pas suffire d'une défense qui se concentrerait sur un seul point du territoire ; ce serait laisser au premier envahisseur, lui laisser sans combat tous les champs de bataille historiques dont notre territoire est malheureusement parsemé. Ayons une place centrale, rien de mieux ; je dis même que c'est indispensable ; mais que cette place centrale soit pour notre armée une base d'opérations et non une cause d'immobilisation. Il faut qu'au dehors de cette place nous ayons une armée de campagne qui soit douée d'une grande mobilité et qui possède la force au même degré que la mobilité.

Vous le voyez, messieurs, ce que je demande à notre système défensif, c'est surtout une influence, préventive ; mais cette influence ne saurait exister que si le système est constitué de façon à pouvoir déployer en cas de besoin une force réelle, efficace, force qui ne peut se comprendre qu'avec l'adjonction d'une armée de campagne à nos moyens de résistance passive. Voilà les principes dont il faut partir.

Le projet de loi répond-il à ces conditions ? Je le croyais lorsque j'ai eu l'honneur de rédiger le rapport de la section centrale ; après un mois de discussion, ma conviction n'a fait que s'affermir.

Le projet de loi met la grande position d'Anvers en état de se suffire à elle-même. Il lui assure une défense propre et indépendante. Il assigne ensuite la mission spéciale de tenir la campagne le plus longtemps qu'il sera possible, à une force qui peut représenter de 53,000 à 65,000 hommes. On a essayé de contester ces chiffres, mais les explications données hier par M. le ministre de la guerre me paraissent avoir rendu impossible tout débat sérieux sur ce point. J'ai donc le droit de raisonner sur un chiffre moyen de 60,000 hommes.

D'après certains orateurs, une armée de campagne de 60,000 hommes, c'est trop ; ceux qui tenaient ce langage voulaient concentrer toute la résistance à Anvers. Leurs prémisses posées, j'avoue que leur conclusion était parfaitement logique. Mais leur système appelle la guerre sur le sol belge au lieu de l'en éloigner ; leur système garde Anvers, sans garder la Belgique. C'est un système dont je ne veux point.

D'autres ont dit : Une armée de campagne de 60,000 hommes est insignifiante.

Une telle armée, nous a dit l'honorable M. Hayez, serait destinée à être écrasée ; je n'ai point trouvé chez l'honorable membre la logique que je me plaisais à constater chez une première catégorie d'adversaires. Après avoir dit qu'une armée de 60,000 hommes ne pourrait réussir qu'à se faire écraser, il demande une armée beaucoup moindre. Il semble cependant que si une armée de 60,000 hommes était fatalement condamnée à être écrasée, une armée moins considérable sera plus facilement écrasée encore.

L'honorable M. Hayez le reconnaît ; aussi le grand mérite qu'il trouve à sa petite armée, c'est qu'elle ne se battra pas ; elle aura soin de se porter toujours du côté où il n'y aura pas de coups à recevoir ; .elle se soignera et on la soignera, car la garde civique tout entière sera chargée du service des approvisionnements.

Après avoir refusé à l'honorable membre le mérite de la logique, je ne puis non plus reconnaître à son système un caractère sérieux. Je le lui reconnais si peu, que je ne me crois même pas obligé, par ma position personnelle, de protester contre le langage tenu par l'honorable membre envers la garde civique. Sa phrase a été bien malheureuse, mais la Chambre en a tant ri et il était si évident qu'elle ne riait pas aux dépens de la garde civique que toute protestation de ma part serait parfaitement superflue.

A ceux qui contestent l'importance d'une armée de campagne de 60,000 hommes, je crois pouvoir opposer deux faits d'une grande portée., Tous deux remontent à 1815.

En 1815, la Sainte-Alliance avait sous les armes, indépendamment des garnisons, 800,000 hommes. Cependant, disposant de ces forces considérables, elle ne dédaignait pas de faire un traité avec le roi des Pays-Bas pour s'assurer la coopération d'une armée de 50,000 hommes, dont un dixième en cavalerie et de l'artillerie dans une juste proportion.

Ce sont les termes du traité.

Nous aurions mauvaise grâce à attacher à notre état militaire une importance moindre que celle que lui attribuaient à cette époque les potentats étrangers. Et celui contre lequel ils étaient ligués partageait leur appréciation.

Napoléon nous raconte qu'au retour de l'île d'Elbe, le lendemain de son arrivée à Paris, il a délibéré si avec les 40,000 hommes qu'il avait sous la main, il n'entrerait pas immédiatement en campagne contre toutes les forces de la coalition. Une des espérances qui le portaient vers cette résolution hardie, c'était de voir l'armée belge se ranger sous ses drapeaux. Il croyait que la Belgique s'était dégoûtée du régime qui, chez nous, avait succédé à l'empire aussi promptement que la France s'était lassée du gouvernement restauré des Bourbons.

Cet espoir aurait été déçu ; l'honorable M. Hymans a cité des faits qui le démontrent à toute évidence. Mais cet espoir ne l'en aurait pas moins décidé. Ce qui l'a arrêté, c'est que la Vendée remuait, c'est que le duc d'Angoulême marchait sur Lyon, c'est que les Marseillais marchaient sur Grenoble, c'est que les esprits étaient divisés dans la Flandre française, c'est qu'en de telles circonstances il fallait attendre, pour commencer les hostilités, que le dernier Bourbon eût quitté le sol français et que toutes les opinions fussent ralliées autour du trône impérial (page 719) relevé. Mais, il n'en est pas moins vrai qu'à cette époque solennelle de notre histoire moderne, l'importance de la coopération d'une armée belge de 50,000 hommes était reconnue des deux côtés et qu'il ne nous appartient pas aujourd'hui d'amoindrir cette importance. Nous devons, au contraire, savoir en profiter de telle manière que nous puissions arriver, par une politique habile, à ne mettre notre armée au service de personne.

Dans tous le cours de ce débat, du reste, on s'est rarement fait une idée exacte et nette de l'importance d'une armée de campagne de 60,000 hommes.

Devant la commission mixte de 1851, M. le ministre de la guerre avait cependant indiqué les ressources que peut présenter une armée de ce chiffre ; il y avait montré comment une telle armée pouvait toujours rester compacte et permettait de résister souvent à des forces supérieures, que leur chiffre même oblige à se diviser. Hier il a présenté à la Chambre, sous une forme plus concise, les mêmes considérations.

Je ne veux pas les reprendre, elles perdraient de leur autorité en passant par ma bouche. Mais, sans entrer dans des considérations stratégiques, qu'il me soit permis d'appeler votre attention sur une démonstration que je crois importante. Je la dois, du reste, indirectement encore à l'honorable ministre de la guerre.

L'honorable ministre a dit, dans un de ses ouvrages militaires, que les Belges, obligés de lutter en petit nombre pour la défense du sol natal, feraient bien de demander des leçons à la campagne de 1814 plutôt qu'aux grandes combinaisons de guerre de 1804 à 1813. Le conseil m'a paru bon ; je l'ai suivi.

Je crois que les enseignements qu'il m'a permis de recueillir sont de nature à exercer quelque influence sur les idées de la Chambre.

Napoléon commence la campagne de France le 25 janvier 1814 ; elle se termine le 30 mars par la prise de Paris. La lutte dure deux mois et cinq jours. Pendant ce temps, il avait eu face de lui, 300,000 hommes de troupes alliées ; pour résister à ces forces, de combien d'hommes disposait-il ? De 70,000.

Cependant presque pas un jour ne se passe sans combat, et presque toujours il est vainqueur. A Craonne, avec 28,000 hommes, il bat 80,000 Prussiens. A Montmirail, comme il le rappelait dans une proclamation, qui date, je crois, de la veille de Ligny, ses soldats étaient un contre trois.

On a dit souvent, il est vrai, et, on répétait encore, il y a quelques jours, à la tribune française que la présence de l'empereur valait 100,000 hommes. Je veux tenir compte de cette appréciation, bien qu'elle me paraisse empreinte d'une grande exagération. Parlons, si l'on veut, d'un fait de cette campagne auquel l'empereur n'assistait pas ; aussi bien est-ce peut-être celui qui présente pour nous l'enseignement le plus pratique et le plus décisif.

Je fais allusion à la bataille de Paris.

Devant Paris, le 30 mars, 20,000 hommes de troupes françaises secondés par 5,000 gardes nationaux tiennent en échec 120,000 alliés. Le combat commence au point du jour. Il est 4 heures du soir avant que les alliés couronnent les hauteurs de Belleville et de Ménilmontant. De là ils jettent quelques projectiles sur les faubourgs. Les généraux chargés de la défense de Paris tiennent conseil. Ils constatent que toute ressource n'est pas perdue, qu'on peut se défendre pied à pied dans les rues.

Ils sont sur le point de s'arrêter à cette décision. Mais on réfléchit alors que la garde nationale de cette grande cité de Paris n'a fourni à la défense que 5,000 combattants. On se prend à douter des dispositions de la population, et on n'ose pas s'arrêter à ce parti héroïque. On oserait ici, si les mêmes circonstances devaient jamais se présenter. Notre régime constitutionnel n'aurait pas épuisé la Belgique d'hommes et d'argent ; il n'aurait pas semé le dégoût, comme l'avait fait en France, dans ses dernières années surtout, le régime impérial. Si cependant on avait osé à Paris, en 1814, Napoléon arrivait bientôt avec les 50,000 hommes qui lui restaient, la bataille de Paris devenait une victoire. Et comment cette victoire aurait-elle été remportée ? Par 70,000 hommes contre 120,000.

Vous voyez ce que vaut une armée de campagne de 60,000 hommes ; vous voyez que c'est une force qu'aucune puissance ne doit désirer mettre aux mains d'un ennemi.

Qu'on ne tire pas cependant de mes paroles des conséquences exagérées ; je ne veux pas dire qu'en toute hypothèse il faille risquer une lutte en rase campagne contre des forces supérieures. Mais ce que je ne veux pas, c'est que l'abandon du pays devienne la base de notre système défensif ; je sais qu'il est impossible de concevoir à priori des plans de campagne destinés à demeurer immuables ; je sais qu'il faut compter avec les événements et en prendre conseil ; mais je tiens aussi, pour démontré qu'il serait imprudent de rendre d'avance, et de parti pris, la lutte impossible partout ailleurs que sous les remparts d'Anvers.

Je crois avoir établi que l'armée de campagne, ce premier élément du système défensif qui nous est proposé, est constituée par le projet dans d'excellentes conditions.

Voyons maintenant ce que fait le projet par le deuxième élément de la défense, pour la place de refuge, pour la grande position d'Anvers. Ici, une déclaration préalable est exigée par ma position spéciale. Je n'avais pas l'honneur de faire partie de cette Chambre lorsque les fortifications d'Anvers ont été votées. Si j'avais alors siégé sur ces bancs, je n'aurais pas voté le projet. Je lui aurais reproché deux défauts : celui de donner à la position des dimensions excessives, celui d'en avoir mal choisi l'emplacement. Le premier défaut ne peut avoir que des conséquences militaires ; il nécessite l'immobilisation de forces trop considérables.

Quant au second défaut, les conséquences en sont plutôt politiques. Anvers serait un chef-d'œuvre stratégique, que je persisterais encore à la considérer comme une faute politique. Transporter loin de leur résidence habituelle, au moment du danger, tous les grands corps de l'Etat, c'est s'exposer à jeter dans l'esprit des populations des impressions décourageantes. Pour exercer une influence morale salutaire, il aurait fallu que chacun demeurât à sort poste dans le calme et dans la résolution. La capitale surtout devait demeurer la capitale aux jours de danger, comme elle l'est dans les jours de prospérité. Elle n'aurait pas décliné le fardeau d'un titre dont elle accepte les honneurs. Sa population aurait été, par son attitude, à la hauteur de son devoir, et cette attitude n'eût pas manqué d'inspirer au pays entier une confiance qui peut malheureusement se troubler dans la confusion inséparable du système adopté.

Mais c'est une simple réserve que je veux faire ; je l'abrège pour qu'elle ne prenne pas le caractère d'une récrimination inutile. Les faits sont accomplis ; il n'est possible pour aucun homme politique de songer à détruire ce qui est, à annuler les bénéfices des dépensés considérables qui ont été faites, pour en faire ensuite de nouvelles. Il faut subir les inconvénients de ce qui a été fait ; tâchons au moins d'en utiliser les avantages.

Anvers sera donc la position centrale. Anvers sera tantôt la place de refuge, tantôt la base d'opérations de l'armée active. Anvers et l'armée active se complètent l'une par l'autre. Eh bien, voyons ce que fait le projet pour Anvers.

Anvers, d'après le système du projet, est défendue par 55,000 hommes, en supposant, ce qui est fort improbable, qu'elle doive se trouver abandonnée à ses propres forces.

Si l'armée de campagne se trouve dans le camp retranché, le nombre des défenseurs est de 115,000 hommes. Dans l'une comme dans l'autre hypothèse, à ceux qui voudront attaquer la grande position, il faudra une armée de siège et une armée d'observation.

Si notre armée de campagne est réfugiée dans le camp retranché, ce n'est rien exagérer que d'attribuer à l'armée de siège et à l'armée d'observation réunies un chiffre de 115,000 hommes. Cette force serait seulement égale à celle des défenseurs de la place, tandis qu'elle devrait être calculée pour lutter non seulement contre ceux ci, mais encore contre une armée de secours, qui viendrait de l'étranger.

Si Anvers, au contraire, était réduite à sa défense propre, les troupes que l'ennemi serait obligé d'immobiliser devant la place devraient néanmoins être tout aussi considérables, puisqu'elles devraient être calculées de manière à pouvoir au besoin combattre à la fois les défenseurs de la position, l'armée belge en campagne, qui essayerait nécessairement de faire une trouée pour se reporter vers sa place de refuge dont on l'aurait momentanément séparée, et enfin l'armée de secours, qui pourrait nous venir de l'étranger.

Eh bien, je demande si dans aucune hypothèse, un des belligérants pourra songer à immobiliser plus de cent mille hommes, sans profit pour lui, avec l'inconvénient au contraire d'être retardé et arrêté dans ses opérations, et cela en présence d'un ennemi dont les forces contrebalanceront toujours les siennes à bien peu de chose près ? C'est évidemment une chose impossible.

(page 720) J'ai donc le droit de dire que, dans ce que fait le projet pour la grande position d'Anvers, il satisfait aux conditions indiquées comme les meilleures pour notre défense ; c'est-à-dire que celui qui nous aurait attaqués le premier se mettrait dans une position qui pourrait lui devenir fatale, tandis que celui qui viendrait à notre secours se placerait dans la situation la plus favorable. Aussi les deux éléments de notre système de défense, tel que l'entend le projet, concourent à ce but que j'ai indiqué, en commençant, comme devant être le nôtre : faire en sorte que l'intérêt des puissances en conflit soit de respecter notre neutralité.

Ce système nous apporte quatre chances heureuses.

La première et la meilleure, c'est de rester en dehors du conflit.

La seconde, c'est de pouvoir résister quelque temps nous-mêmes, livrés à nos propres forces, dans le cas où nous serions attaqués.

La troisième, c'est la chance d'être plus promptement secourus à cause des ressources que nous offririons à celui qui prendrait le rôle de défenseur.

La quatrième, c'est de triompher définitivement du premier agresseur avec le second de nos alliés.

Jusqu'ici, je ne me suis préoccupé que de l'hypothèse la plus probable. Pour que mon raisonnement soit complet, il faut supposer le cas où, entre certaines grandes puissances, pourrait régner un concert hostile à la nationalité belge, tandis que d'autres se retrancheraient dans l'indifférence et dans l'inaction. Cette hypothèse serait la plus triste pour nous. Heureusement elle est aussi la moins probable.

Mais l'honorable ministre de la guerre n'a pas cru qu'il fût permis de ne pas en tenir compte. Il s'est demandé ce que la Belgique aurait à faire dans un pareil cas, si elle devrait céder ou combattre ; il n'a pas hésité a répondre qu'elle devrait combattre ; il n'a eu, pour faire cette réponse, qu'à prendre conseil de son honneur de soldat.

En m'associant aujourd'hui à cette réponse, je demande à l'appuyer de quelques considérations politiques.

Oui, dans ce cas même nous devrions combattre parce que cette aberration chez les puissances inactives ne saurait durer, parce qu'un revirement dans leur attitude serait inévitable et que notre résistance laisserait à ce revirement le temps de se dessiner.

Nous devrions combattre, parce qu'un peuple qui a lutté peut être dominé, mais ne peut pas être transformé par le vainqueur ; parce que si nous nous courbions bénignement, nous serions engloutis et assimilés par la domination nouvelle dont nous ferions partie ; tandis que si nous sommes vaincus après une lutte, la défaite laissera dans les cœurs des ferments d'irritation et d'humiliation, qui seront destinés à devenir féconds ; parce qu'alors la nation belge sera disposée à recommencer l'histoire de ses pères, parce qu'alors le vieux sol belge pourra encore redevenir un foyer d'insurrections toujours légitimes, toujours redoutables, toujours renaissantes et que tôt ou tard encore une de ces entreprises audacieuses aurait raison de l'étranger, aurait raison de l'oppresseur.

Et ce n'est pas tout, si un pareil cas pouvait se présenter, notre cause ne serait plus la nôtre seulement, ce serait celle de tous les petits peuples et nous ne sommes pas le seul petit peuple qui vive dans ce coin de l'Europe.

La Hollande serait menacée en même temps que nous. Par la force même des événements, sans alliance préméditée, sans concert préalable, les deux peuples se trouveraient debout l'un près de l'autre et unis pour la même cause au XIXème siècle, comme ils l'ont été au XVIème ; alors ils ont su résister avec honneur aux chefs de cette monarchie espagnole qui prétendaient à la domination universelle et disaient avec orgueil que le soleil ne se couchait jamais sur leurs Etats ; ils retrouveraient bien quelques glorieux restes de cette antique énergie pour lutter contre ceux qui n'auraient, après tout, que la prétention plus modeste de se partager la monarchie européenne. Et voyez comme le champ de nos espérances s'élargit aussitôt !

La chute de notre place de refuge ne marquerait peut-être plus pour nous le terme de la lutte ; l'armée belge pourrait survivre à la Belgique si celle-ci devait momentanément descendre au tombeau, elle pourrait transporter sur un sol étranger, mais fraternel, notre drapeau national, elle pourrait l'y maintenir longtemps sous la protection de ces digues, qui ont toujours été redoutables pour tous les envahisseurs, et l'en ramener enfin plus glorieux au jour de la grande et inévitable réparation.

D'autres considérations encore, dans ces graves circonstances, nous commanderaient de rester à la hauteur de notre devoir. Nous aurions, en effet, le grand honneur de ne pas être seulement les représentants de la nationalité belge et de celle des autres petits peuples, nous serions encore les représentants d'un intérêt commun à tous les peuples petits et grands.

Ne vous êtes-vous pas dit souvent que la Sainte-Alliance des peuples serait bientôt faite si tous les peuples étaient libres ? Or, ils aiment tous et tous désirent la liberté ; malheureusement les plus forts et les plus influents parmi eux aiment aussi la gloire militaire, ils l'aiment d'un amour qui leur fait oublier par instants celui de la liberté, si ardent qu'il puisse être.

Les chefs des monarchies militaires exploitent admirablement ce fatal dualisme. Combien ne se sentiraient-ils pas aidés dans leurs manœuvres, le jour où la Belgique, tombant sans énergie et sans honneur, leur permettrait de dire à leurs peuples égarés, que la liberté rend incapable de courage ! Combien, par conséquent, ne serait pas retardé l'avènement de cette paix universelle et inébranlable, que nous appelons tous de nos vœux, mais qui ne sera possible qu'avec le règne universel de la liberté.

Vraiment, lorsque je songe que c'est au nom de la démocratie qu'on défend quelquefois, non pas la thèse du désarmement général, celle-là est juste, mais la thèse du désarmement isolé de la Belgique, je dis que ce sont des démocrates à courte vue qui tiennent ce langage et que si le pays pouvait écouter et suivre leurs conseils, il n'aurait pas seulement méconnu son passé et ses traditions glorieuses, il ne se serait pas seulement montré ingrat envers ses institutions présentes et les bienfaits dont elles l'ont comblé depuis trente-six années, il n'aurait pas seulement trahi la cause de sa nationalité propre et en même temps celle de tous les peuples faibles, mais il aurait trahi encore une cause plus vaste, et qui serait plus sainte, si c'était possible, la cause immortelle de la liberté du monde ! (Interruption.)

J'aime cependant à le constater, la thèse qui refuserait à la Belgique toute défense propre a été peu soutenue dans cette enceinte. On peut bien en trouver la trace dans les paroles de l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu, qui nous conseillait d'être prêts après la lutte et non pas avant ; on peut la retrouver dans une interruption de M. Coomans, qui lorsqu'une voix de la droite disait : « Nous sommes tous partisans de la neutralité armée, » croyait devoir s'écrier : « Tous, non. » On peut la trouver encore, quoique habilement dissimulée, dans le discours de l'honorable M. de Theux ; cet honorable membre, en effet, nous a dit que si une puissance belligérante voulait traverser le territoire, nous devrions bien nous garder de nous y opposer, parce que ce serait faire alliance avec une puissance ennemie ; il oubliait, sans doute, que si en même temps cette ennemie se présentait sur une autre frontière, nous aurions la même raison pour ne pas nous opposer non plus à son passage.

Il faudrait donc laisser entrer les belligérants, de quelque côté qu'ils se présentent, et ainsi faire, de notre pays, le champ de bataille où viendraient se vider les querelles de l'Europe. C'est bien là une abdication de toute défense nationale. Mais malgré l'importance que nous avons l'habitude d'attacher aux paroles de l'honorable comte de Theux, je me reprocherais d'avoir combattu trop longtemps la doctrine qui veut que toute défense propre nous soit interdite, si je n'avais à tenir compte que du nombre de ses adhérents. Je ne m'adresse plus le même reproche si je songe à l'influence désastreuse que de pareilles théories peuvent exercer sur l'esprit national ; je me dis alors qu'elles ne peuvent être ni assez souvent, ni assez vigoureusement réfutées.

C'est, messieurs, dans d'autres idées que l'opposition au projet s'est surtout réfugiée. On nous a dit généralement qu'on voulait une défense ; qu'on la voulait aussi forte que celle qui est proposée, plus forte même, mais qu'on voulait l'organiser avec moins de contrainte, avec plus de justice et à moins de frais ; c'est dans le mode de recrutement surtout qu'on a voulu voir la contrainte et l'injustice. Rien de plus injuste, a-t-on dit, que le tirage au sort.

Je conviens volontiers avec l'honorable M. Tesch que le tirage au sort ne présente pas les conditions d'une justice absolue, mais il faut bien reconnaître que ce mode nous est imposé par deux nécessités inflexibles ; en premier lieu, ou ne trouverait pas assez de volontaires pour en former exclusivement l'armée ; en deuxième lieu, il serait trop onéreux d'appeler sous les armes tous les jeunes gens valides de chaque levée. C'est un système praticable seulement avec une durée de service extrêmement restreinte, qui peut être compatible avec les nécessités de la défense dans d'autres pays, mais qui ne serait pas compatible avec les nécessités de la défense de la Belgique.

Je ne veux pas dire cependant que la durée du service en Belgique doive rester ce qu'elle est ; on a paru d'accord pour réserver cette (page 721) question à un examen spécial. Je veux seulement faire entendre que nous ne pouvons songer à réduire la durée du service effectif à quelques semaines ou à un très petit nombre de mois.

Ainsi le tirage au sort est imposé par deux grandes nécessités.

Mais, dans le langage des opposants, le tirage au sort s'appelle conscription ; ils semblent considérer les deux choses comme parfaitement synonymes ; ils semblent croire que la conscription et le tirage au sort ont toujours existé ensemble et doivent nécessairement exister ensemble.

Messieurs, il ne sera peut-être pas hors de propos de rétablir, à cet égard, la vérité.

La conscription existait depuis sept ans, quand le tirage au sort a été établi. C'est la loi du 19 fructidor an VI qui a établi la conscription. D'après cette loi, les conscrits les moins âgés de chaque classe étaient les premiers appelés. Dans un pareil système, il était heureux d'être né en janvier plutôt qu'en décembre.

Ce système, malgré sa bizarrerie, a été pratiqué pendant quatre ans. La loi du 28 floréal an X en a établi un autre. On a voulu alors que dans chaque commune le conseil communal désignât les conscrits qui devaient faire partie du contingent. Cette désignation prêtait évidemment à l'arbitraire. Elle devait devenir une affaire d'influence.

Le système devait présenter les inconvénients les plus graves. Ce qui n'a pas empêché qu'il restât en usage pendant trois ans.

Enfin par la loi du 8 fructidor an XIII on est revenu au tirage au sort, moyen déjà usité sous l'ancienne monarchie pour le recrutement des milices provinciales.

On jugea donc en l'an XIII que le tirage au sort était une amélioration comparativement aux moyens indiqués par les lois précédentes,

Aujourd'hui on ne propose, pour remplacer le tirage au sort, aucun autre moyen de recrutement, en tant qu'il s'agisse d'une armée limitée à une partie seulement de la population valide et dans laquelle le service ne serait pas purement volontaire. Si l'on ne fait aucune proposition formelle, on consent cependant à nous suggérer certaines idées.

L'honorable M. Nothomb nous a lu une note dont l'auteur conseille de rétablir la règle que les plus jeunes conscrits marcheront les premiers. On ne voit pas que, sous prétexte d'abolir la conscription, on la rétablirait ainsi dans sa forme primitive et la plus défectueuse. Et on ne supprime pas même l'influence du sort ; c'est encore le sort qui prononce ; ce sont seulement les dates de ses arrêts qui varient. Dans l'un des systèmes, le sort a prononcé le jour de la naissance du conscrit ; dans l'autre, il ne prononcera que lorsque le conscrit sera devenu propre au service. Néanmoins, on a continué à dire : A bas la conscription !

Je le veux bien, à bas la conscription, mais à la condition que vous nous donniez quelque chose de mieux.

Voyons ce que vous nous proposez.

J'avoue qu'on se montre assez accommodant. En dehors de ce qui existe, on nous permet de prendre tout ce que nous voudrons : des volontaires, la nation armée, une mixture de nation armée et de volontaires, peu importe ; il n'y a que ce qui existe qui soit irrévocablement condamné.

Examinons ce que valent ces systèmes.

D'abord, en ce qui concerne la formation d'une armée de volontaires, je nie qu'on puisse par ce moyen assurer la défense, je prétends qu'une semblable armée coûterait beaucoup plus cher que celle que nous avons.

J'ajoute que si ce système supprime la contrainte légale, c'est pour la remplacer par la plus grande immoralité et que je ne vois pas ce que nous avons à gagner à ce changement. Le recrutement par le seul moyen des volontaires livrerait évidemment la défense du pays au hasard.

Lorsque le pays sera menacé, les volontaires viendront-ils ? Voilà une question que les partisans du système devront laisser sans réponse. Ils ne peuvent, par conséquent, avoir la prétention de résoudre le problème de la défense nationale. Ils ne font que l'éluder.

Croyez-vous, messieurs, que si ce système pouvait assurer la défense, nous aurions le recrutement forcé ? Souvenez-vous que ce n'est pas de gaieté de cœur que l'idée de la conscription a été accueillie en France. Elle avait été repoussée dans ce pays par la première assemblée nationale de 1790, comme attentatoire à la liberté des citoyens, une phrase que l'honorable M. Gerrits a répétée ici. On ne se dissimulait pas cependant que l'on compromettait la défense en la faisant dépendre entièrement d'un recrutement de volontaires. Mais c'était l'époque où on voulait, avant tout, rendre hommage à un principe. Les inconvénients ne tardèrent pas à se produire.

Dès 1791, pour faciliter le recrutement, on fut obligé de permettre aux volontaires de rentrer dans leurs foyers après chaque campagne.

Qu'arriva-t-il alors ? Quand les volontaires jugèrent que la campagne était finie, alors cependant que leur présence était encore utile aux frontières, malgré les prières des chefs, malgré les exhortations, malgré les menaces même de l'assemblée, 60,000 voulurent user de la faculté qui leur avait été accordée et retournèrent dans leurs foyers.

Dès le commencement de 1792, Narbonne, alors ministre de la guerre, constatait dans l'armée française un déficit de 50,000 hommes.

Cependant, les événements étaient graves.

Le 22 juillet 1792, la patrie est déclarée en danger. On organise des moyens de recrutement extraordinaires ; on n'obtient encore qu'un nombre d'enrôlements tout à fait insignifiant.

Les événements marchent toujours. L'année suivante arrive la défaite de Dumouriez et bientôt sa fuite. Les alliés viennent mettre le siège devant Valenciennes. C'est à la fin d'avril 1793 que se place la fuite de Dumouriez ; c'est à la fin de juillet que Valenciennes tombe aux mains des alliés. Dans cet intervalle de trois mois, qui sépare la fuite de Dumouriez. de la prise de Valenciennes, savez-vous combien de volontaires sont partis ? Pas un seul. J'en appelle au témoignage d'un écrivain militaire, qui n'est pas suspect de légèreté, de Jomini, qui lui-même en appelle aux archives du département de la guerre de France.

Lorsque chez un peuple dont personne ne contestera le caractère belliqueux, au moment où le pays est menacé d'un danger suprême, au milieu d'une effervescence indescriptible de l'esprit public, un système donne des résultats aussi désastreux, pas un homme d'Etat ne peut accepter la responsabilité de lui confier les destinées de la patrie.

D'ailleurs, en Belgique même, si nous avons le tirage au sort, c'est que les communes ne peuvent parvenir à fournir leur contingent en volontaires, droit que la loi leur a toujours accordé.

En France, l'armée de volontaires seulement n'est donc pas un système praticable. Mais, s'il l'était, que nous coûterait-il ? Il faut ici prendre des points de comparaison.

L'Angleterre, pour une armée de 138,000 volontaires, qui ne comprend pas l'armée des Indes, paye un budget de 350 millions.

A ce prix 40,000 hommes sous les armes, ce qui est notre pied de paix, nous coûteraient 101 millions et la défense nationale ne serait pas assurée.

Veut-on cependant assurer le sort du pays ? Il faut alors avoir toujours le pied de guerre au complet, posséder une armée de volontaires de 100,000 hommes. Quelle serait alors le dépense annuelle ? Elle serait de 253 millions.

On prétend, il est vrai, qu'en Angleterre tous les prix montent au double de ce qu'ils sont en Belgique ; soit, réduisons de moitié, nous restons à 126 1/2 millions.

Est-ce plus acceptable et ces chiffres ne renferment-ils pas la condamnation du système ?

M. Delaetµ. - Ces chiffres sont fantastiques.

M. Van Humbeeck. - Avant de traiter ces chiffres de fantastiques, vous auriez dû nous en apporter d'autres.

Vous qui prêchez à la fois le système des volontaires et le système des économies, vous auriez bien dû nous prouver qu'ils sont conciliables ; vous ne l'avez pas fait, et je vous défie de le faire.

Les chiffres soi-disant fantastiques, qui servent de hase à mes calculs, peuvent d'ailleurs être vérifiés dans des tableaux annexés aux procès-verbaux de la commission mixte.

J'ai dit, messieurs, que si le système de recrutement des armées au moyen de volontaires exclut la contrainte légale et directe, ce n'est que pour la remplacer par la contrainte hypocrite et immorale.

Et, ici encore, je puis invoquer l'expérience ; l'expérience a été faite en France sous l'ancienne monarchie ; elle se poursuit en Angleterre jusqu'à nos jours.

En France autrefois, eu Angleterre jusqu'aujourd'hui, on n’a réussi à rendre fructueux le recrutement des volontaires qu'en lui permettant de mettre à son service les séductions les plus honteuses, la ruse, la débauche et quelquefois même la violence...

M. Coomans. - La presse n'existe plus.

M. Van Humbeeck. - Je ne parle pas de la presse ; je parle de la ruse, de la débauche et des moyens violents qu'emploient les sergents recruteurs.

J'ai donc le droit de dire qu'avec le système des volontaires la défense du pays n'est pas assurée, que dans tous les cas on ne peut dire (page 722) qu'elle serait assurée à moins de frais et que le recrutement de volontaires ne supprime la contrainte directe et légale que pour y substituer une contrainte hypocrite et immorale.

A défaut d'une armée de volontaires, peut-on songer à confier la défense du pays à la nation armée ?

La nation armée ! Mais je suis, moi aussi, partisan du système de la nation armée et je dirai comment je le comprends. Seulement je constate qu'on a avoué qu'on se retranchait derrière cette formule vague parce qu'elle a l'avantage d'abriter les opinions les moins conciliables et de fonder sur une négation une coalition, qui ne manquerait pas de se dissoudre, si quelqu'un de ceux qui la forment tentait de produire une affirmation de doctrines quelconque.

Mais avant de vous exposer comment j'entends la nation armée, je désire apprécier le principe dans celles de ses applications dont on a cru pouvoir faire l'éloge dans cette assemblée.

Nous avons eu à l'œuvre en France en 1793 le système des levées en masse décrétées au moment du danger.

Dans son discours, M. Jacobs a cité avec éloge le résultat obtenu par ce moyen ; l'honorable M. Nothomb s'est montré enthousiaste du système prussien ; le système suisse a réuni les suffrages des honorables MM. Couvreur et Le Hardy.

Parlons d'abord de la levée en masse décrétée en France en 1793.

Nous venons de voir que le nombre des engagements volontaires de 1792 à 1793 n'avait pas répondu aux besoins de la défense ; aussi dès le 24 janvier 1793 avait-on proclamé les réquisitions permanentes et fait un appel de 300,000 hommes. Mais la mesure rencontra les résistances les plus vives et l'appel de 300,000 hommes ne réussit à en donner que 90,000.

Cependant les événements que je récapitulais tout à l'heure avaient marché. La situation était réellement désastreuse.

Pour y remédier, quelques semaines après la prise de Valenciennes, le 23 août 1793, la Convention décrète la levée en masse. Qu'aurait produit ce décret, s'il avait fonctionné dans des conditions normales ? C'est ce que personne ne peut dire et c'est cependant ce qu'il faudrait savoir pour pouvoir, avec quelque droit, faire l'éloge du système appliqué alors.

Mais le décret n'a jamais fonctionné dans des conditions normales. Cinq jours après sa promulgation, la constitution était suspendue, le comité de salut public était constitué, un comité révolutionnaire était créé dans chaque commune, il était affilié aux jacobins et avait charge de délivrer ou de refuser des certificats de civisme ; ceux à qui on les refusait étaient placés hors la loi. Et ces moyens ne paraissaient pas suffisants encore. Douze jours après le décret, la Convention crée une armée révolutionnaire, lui donne mission de parcourir les départements, la fait suivre de douze tribunaux révolutionnaires qui avaient le jugement des conspirateurs, des accapareurs et de tous ceux qui se soustrayaient à l'exécution des lois. Chaque tribunal traînait avec lui une guillotine. Voilà par quels moyens de terreur, généralisés sur toute la surface de la France, on est parvenu à appliquer le décret de levée en masse ; dans ces conditions, il est inutile défaire remarquer que l'armée restait le seul asile ouvert à ceux qui ne voulaient compter ni parmi les victimes, ni parmi les bourreaux.

L'expérience n'a été faite qu'avec les compléments que j'indique.

Ce n'est pas avec de tels compléments que quelqu'un songe à la renouveler en Belgique. On n'a donc rien à invoquer dans le passé à l'appui de la prétendue efficacité d'une levée en masse. D'ailleurs, il ne faut pas oublier une observation bien juste de M. le ministre de la guerre : à cette époque des cadres existaient, dans lesquels cette levée eu masse venait se caser ; il y avait là toute une organisation permanente préalable que la levée en masse venait vivifier. Par conséquent, les faits de 1793 n'autorisent personne à conclure à la suppression de tout élément permanent dans les armées.

Disons aussi que le patriotisme et la poésie ont étrangement défiguré les faits de cette époque. On nous parle toujours du million d'hommes, qui s'est précipité à la frontière. L'honorable M. Jacobs a même reproduit la phrase.

Mais la brutalité des chiffres vient démentir ces exagérations ; elle montre qu'un publiciste célèbre avait raison de dire, il y a peu de jours, que le 1793 de l'histoire ressemble à celui des chansons de Béranger, à peu près comme le Charlemagne des capitulaires ressemble à celui des romans de la table ronde.

Les chiffres officiels se trouvent dans les documents mis sous les yeux du corps législatif, lors de la dernière discussion sur l'organisation militaire en France.

Savez-vous ce que la levée en masse a donné ? Elle a donné 425,000 hommes sur une population de 25 millions d'habitants. Nous avons aujourd'hui en Belgique 1/5 de la population de la France de cette époque. La levée en masse fonctionnant chez nous, comme elle a fonctionné en France eu 1793, et aboutissant aux mêmes résultats, nous donnerait 85,000 hommes, c'est-à-dire beaucoup moins que ne nous donne le projet. Mais ce qu'elle nous donnerait en plus, c'est le désordre et la confusion, c'est-à-dire les éléments les plus propres à paralyser les meilleures intentions et à glacer les dévouements les plus résolus.

L'honorable M. Nothomb paraît avoir compris que les faits de 1793 ne suffiraient pas à justifier un éloge sans réserve des troupes temporaires. Il a voulu chercher ailleurs leur réhabilitation. Il nous a parlé des volontaires américains qui ont fait la guerre de l'indépendance avec Washington. Pour savoir ce qu'il faut penser de ces soldats, je renverrai l'honorable M Nothomb à une autorité qu'il ne peut manquer de trouver excellente, à l'autorité de Washington lui-même.

Le premier succès important de Washington fut la prise de Boston. Pendant le siège de Boston, Washington, dans sa correspondance, constate à plus d'une reprise l'état déplorable de son armée, et, dans une de ses lettres, on lit cette phrase, énergique peut être jusqu'à la trivialité, mais incontestablement expressive et dépeignant bien la situation : « Compter sur de pareils soldats c'est s'appuyer sur un bâton rompu. »

M. Nothomb. - Je l'ai dit moi-même et j'avais rappelé ces plaintes de Washington au congrès. Cela ne l'a cependant pas empêché de vaincre les Anglais.

M. Van Humbeeck. - Oui, il a habilement profité des fautes de ses adversaires ; il a pris Boston ; il a marché ensuite sur New York et s'y est fortifié. Là, les miliciens n'ont pas réussi à empêcher le débarquement des Anglais.

Au lendemain de cet échec, savez-vous quel était l'état de son armée ? Il va vous le dire, je lui cède la parole :

« Les miliciens, au lieu de réunir tous leurs efforts pour faire une courageuse et mâle résistance, afin de réparer nos pertes, sont éperdus, intraitables et impatients de rentrer dans leurs foyers. Il en est parti un grand nombre ; quelques-uns s'en sont allés ensemble par régiments entiers, par demi-régiments, par compagnies... C'est avec le plus grand chagrin que je suis obligé d'avouer que je n'ai pas de confiance dans la généralité des troupes. Jusqu'à ces derniers temps, je n'avais aucun doute que je pourrais défendre New-York, et je n'en douterais pas encore, si les soldats voulaient faire leur devoir ; mais c'est là ce dont je désespère. »

Et il en désespéra si bien qu'il dut évacuer New-York ; alors commença une campagne dans laquelle il ne battit plus du tout les Anglais, mais dans laquelle, au contraire, les Anglais gagnèrent constamment du terrain, si bien que le 20 décembre 1776, Washington écrivait au congrès :

« Peut-il y avoir quelque chose de plus funeste que de donner une prime de dix dollars pour un service de six semaines à des miliciens qui viennent vous ne pouvez dire comment ; partent vous ne pouvez dire quand, et agissent vous ne pouvez dire où ; qui consomment vos provisions, épuisent vos munitions, et vous abandonnent enfin dans un moment critique ? Voilà les hommes sur lesquels il faudra que je compte dans dix jours d'ici ; voilà la base sur laquelle votre cause reposera et devra toujours s'appuyer jusqu'à ce que vous ayez une grande armée permanente, suffisante par elle-même pour combattre l'ennemi. »

Sept jours après cette lettre, le congrès nommait Washington dictateur pour six mois et lui remettait des pouvoirs illimités pour tout ce qui concernait l'organisation de l'armée.

Voilà, messieurs, des faits dont il importe de tenir compte quand on veut juger le mérite des troupes temporaires en se fondant sur les souvenirs de la guerre de l'indépendance américaine.

Renonçons donc, messieurs, à l'idée des masses organisées seulement au moment du danger ; examinons les systèmes qui nous ont été indiqués comme constituant une organisation faite à l'avance de l'armement général.

Voyons d'abord le système prussien. Il est évident pour tout le monde, après les explications qui ont été données dans ce débat, que, dans ce système, la contrainte personnelle qu'on a la prétention d'amoindrir serait, au contraire, étendue et que les frais qu'on veut diminuer deviendraient plus considérables.

(page 723) En effet, quoiqu'on ait d'abord essayé de le contester, en Prusse, la loterie militaire existe comme chez nous. Elle diffère de la nôtre, c'est vrai ; mais elle en diffère en ce que dans la loterie prussienne il y a plus de mauvais numéros que de bons, tandis que dans la nôtre il y a plus de bons numéros que de mauvais ; or, entre deux loteries, la moins mauvaise est évidemment celle où il y a le plus de chances de gagner.

Au moyen de ce tirage au sort, on doit recruter un contingent annuel qui est fixé en proportion de la population et varie avec elle. Ce contingent annuel est fixé à 5 1/2 par mille hommes de population. Pour la Belgique cela ferait un contingent de 17,500 hommes. Si c'est là qu'on veut en venir, je crois que ce n'est pas le département de la guerre qui s'en plaindra. Mais le pays pourrait bien s'en plaindre et il aurait raison.

La durée du service dans l'armée prussienne est de sept ans ; c'est un an de moins qu'en Belgique ; mais je m'empresse d'ajouter qu'au sortir de l'armée permanente, on entre pour cinq ans dans la landwehr, de sorte que le service dure en réalité douze ans. Ce n'est pas encore de ce côté que nous aurions à gagner au système prussien.

Veut-on parler du temps de présence des miliciens sous les drapeaux ? En Prusse il est de trois ans, c'est-à-dire six mois de plus que ne l'a été la durée moyenne en Belgique depuis 1853 ; dix mois de plus qu'elle ne serait d'après le nouveau projet du gouvernement, et 14 mois de plus qu'elle ne devrait être d'après la section centrale. Encore une fois, ce n'est pas dans une pareille aggravation qu'on peut chercher un motif de faire l'éloge du système prussien.

Enfin, ce système augmenterait le chiffre de l'effectif en solde de 16,500 hommes, ce qui entraînerait une augmentation de dépenses de treize millions.

On a dit, et c'est à cet argument qu'on s'est trouvé réduit, que le système prussien respecte la justice. Mais, ainsi que je l'ai rappelé tout à l'heure, la loterie militaire existe en Prusse comme chez nous, et si l'on trouve cette loterie injuste, il faut bien reconnaître que le système prussien n'est pas exempt sous ce rapport du reproche qu'on fait au nôtre.

Il est vrai que le système prussien n'autorise pas le remplacement. Mais en faisant preuve d'une certaine instruction, on peut se soustraire à une grande partie des charges militaires ; ceux qui se trouvent dans les conditions voulues ont l'avantage de pouvoir ne servir qu'un au et d'éviter le séjour de la caserne.

Il est vrai que, dans ce cas, ils servent à leurs frais ; mais le privilège, si restreint qu'il soit, n'est pas moins un privilège

Ici, messieurs, je rappelle une observation que vous a faite M. le ministre de la guêtre et qu'il est de la plus haute importance de ne pas omettre dans le résumé de ce débat. Ces volontaires d'un an ne comptent pas dans le contingent ; de façon que, non seulement ils jouissent d'une exemption, mais de plus ils viennent augmenter les chances défavorables de ceux qui ne réunissent pas les mêmes conditions exceptionnelles d'instruction et de fortune ; et à ce point de vue certainement le système prussien contient une injustice immense.

Ce que nous trouvons donc, en définitive, dans ce système si nous le comparons au nôtre, c'est une augmentation de charges personnelles et financières ; et si nous y voyons une exonération partielle seulement au lieu d'une exonération complète, cette exemption est plus injuste dans ses conséquences que ne l'est le remplacement.

L'examen du système suisse vous donnera-t-il de meilleurs résultats ?

Je reconnais, messieurs, que, dans son principe, le système suisse est d'une justice absolue. Que tout homme valide serve personnellement, rien de plus juste.

Mais M. le ministre de la guerre vous a déjà dit et l'honorable M. Couvreur a reconnu hier, que, dans bien des circonstances, celle obligation prétendument générale du service peut être rachetée au moyen d'une taxe. Cela est certainement aussi injuste que le remplacement et cela ne profite à personne.

Le système suisse ne peut avoir les avantages, qu'on a surtout fait ressortir qu'à une condition : c'est que le temps de service soit extrêmement restreint. La grande économie qu'il produit résulte surtout de ce que les hommes ne sont sous les armes qu'un mois pendant la première année et six jours pendant quelques-unes des années suivantes, de telle sorte que de 20 à 45 ans le soldat suisse ne sert en moyenne que cinq à six mois.

Cette durée restreinte du service personnel peut-elle être admise en Belgique ? Je me demande d'abord si, en nous plaçant au point de vue des exigences de l'ordre public, telles que nous les comprenons d'après nos usages reçus, d'après nos traditions, nous pourrions laisser le pays pendant onze mois de l'année dégarni de toute espèce de force militaire quelle qu'elle soit.

Je ne me prononce pas sur la question ; elle n'a pas même été indiquée dans le débat que j'ai surtout pour but de résumer ; mais je la signale comme délicate et elle doit avoir paru telle à d'autres que moi, car les plus fougueux détracteurs du projet de loi et les partisans les plus ardents du système suisse, dans cette assemblée, ont tous admis que concurremment avec l'armement général et temporaire, qui est le système suisse tout entier, il y aurait une force permanente composée de volontaires. Or, si cette force permanente devait être de 15,000 hommes seulement, en reprenant les points de comparaison que nous a fournis tout à l'heure le budget anglais, nous serions encore ramenés au chiffre du budget de la guerre actuel.

Et quant à l'armement général et temporaire, d'après les chiffres que nous trouvons dans le rapport de M. Staempff, cité par l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu, ce système nous coûterait 20 millions ; de façon que si l'on veut la coexistence des deux forces, l'armement général temporaire et une armée permanente composée d'un nombre restreint de volontaires, on arrive tout simplement, comme résultat final, à une augmentation du budget de la guerre de vingt millions par an. Si l'on veut en venir au système des milices, dans un but d'économie, il faut se résigner à l'appliquer seul et ne pas songer à le combiner avec d'autres.

C'est ce que personne n'a tenté de faire considérer comme étant possible en Belgique.

J'ai eu l'occasion, au commencement de ce discours, de vous dire que l'influence préventive de notre organisation, cette influence que nous devons rechercher avant tout, résulterait en grande partie de l'opinion qu'on aurait de notre force à l'étranger.

Croyez-vous que si nous voulions défendre notre pays de plaines au moyen d'une armée organisée comme celle qui est destinée à défendre un pays de montagnes, on aurait à l'étranger une bien haute opinion de notre défense ? Pour ma part, je ne le pense pas ; or, si les puissances n'ont pas la conviction que notre défense assure leur sécurité, l'influence préventive, que je recherche avant tout, disparaît complètement ; on ne nous croira pas suffisamment défendus.

L'expérience pourra peut-être démontrer aux puissances qu'elles sont dans l'erreur. Mais je crains précisément qu'elles se croient obligées de faire l'expérience. J'aime mieux qu'elles s'en croient dispensées.

Ce qui, à mes yeux, démontre encore que le système suisse n'est pas applicable à la Belgique, c'est la configuration différente des deux pays.

On a reproché à ceux qui ont fait valoir cette objection de faire de la Suisse des descriptions moins exactes que pittoresques. D'après l'honorable M. Jacobs, il y a beaucoup de plaines en Suisse ; il nous a même indiqué des localités et je dois déclarer que mes souvenirs de touriste ne concordent nullement avec ceux de l'honorable membre ; je me suis demandé si j'avais visité la Suisse dans une autre saison que lui, et si nous devions prendre au sérieux une vieille plaisanterie de Méry d'après laquelle la Suisse tout entière serait un décor d'opéra, qu'on place au printemps, avant que les voyageurs arrivent, et que l'on remet en magasin à la fin de l'automne lorsque les touristes ont regagné leur logis.

Messieurs, lorsqu'il s'agit de questions si graves, ce n'est pas avec des appréciations de touriste qu'on peut les trancher. J'aime mieux m'en rapporter à une autorité que je crois plus compétente ; j'en invoquerai une qu'on ne révoquera pas ; c'est celle d'un Suisse et c'est celle d'un militaire ; c'est celle du général Dufour.

Le général Dufour donnait à l'école de Thun des leçons de lactique, qui ont été publiées ; il y examine la formation des différentes armes ; arrivé à l'examen des dispositions du règlement fédéral concernant la formation des bataillons d'infanterie, le général Dufour critique la disposition d'après laquelle l'infanterie suisse doit se former sur deux rangs.

Cette formation se comprend, dit-il, dans les armées qui doivent pouvoir donner à leurs lignes un grand développement pour les mettre à même de faire front à des armées plus fortes sans les exposer à se voir débordées par leurs ailes.

Il ajoute que l'armée suisse n'a pas besoin de rechercher un semblable but ; que la formation sur trois rangs vaut mieux pour elle. Les motifs qu'il en donne me semblent résoudre la question qui se débat entre l'honorable M. Jacobs et nous, voici comment il s'exprime :

« La Suisse, même dans ses parties les plus ouvertes, est entrecoupée de bois, de collines, de ruisseaux ; rarement y trouve-t-on un espace (page 724) suffisant pour y déployer plusieurs bataillons ; il n'est pas de prairie qui ne soit flanquée de bois ou d'autres obstacles naturels. Dès lors il vaut mieux que les bataillons aient moins de longueur et soient plus solides, pour n'en être pas embarrassé dans un pays si varié et pour mieux fermer les ouvertures. Ce sont, en effet, les seuls points où l'ennemi puisse gercer, les seuls où sa cavalerie soit à craindre. On admettra, j'espère, que les bois et les rochers seront assez bien défendus par nos carabiniers et nos chasseurs pour les rendre inabordables. Moyennant cela, nos lignes seront toujours assez développées et nous devons bien plus viser à les restreindre pour les renforcer qu'à les étendre. »

De ces considérations en est-il une seule qui soit applicable à la Belgique ? Pouvons-nous dire que chez nous, nous aurons rarement des espaces suffisants pour y déployer plusieurs bataillons, que chaque prairie est flanquée d'obstacles naturels, que les parties les plus ouvertes sont entrecoupées de bois, de collines, de ruisseaux ; que chaque bataillon appuiera ses ailes à des bois ou à des rochers rendus inabordables par le tir des carabiniers ?

N'cst-il pas vrai, au contraire, que chez nous les bataillons devraient s'appuyer les uns les autres presque toujours, que les manœuvres ne deviennent plus compliquées et l'éducation militaire nécessairement plus longue ?

Ce n'est pas seulement par leur configuration que les deux pays diffèrent. L'esprit du peuple belge n'est pas celui du peuple suisse. Je ne veux pas dire que dans les deux pays la bravoure ne soit pas égale ; je suis convaincu, au contraire, qu'il en est ainsi ; je ne veux pas dire que l'amour de la patrie n'y soit pas également ardent ; bien au contraire, mais je trouve, en Suisse, une affection innée du peuple pour le service militaire et une observation instinctive de la discipline.

Chez le peuple belge, au contraire, on ne trouve pas, d'une manière générale, cette propension naturelle vers le service militaire ; et ce que je constate aussi, c'est que les Belges se disciplinent très difficilement. Il faut bien le dire : nous sommes fort peu disciplinables. C'est un trait distinctif de notre caractère national.

C'est une qualité dans la plupart des cas ; c'est un défaut lorsqu'il s'agit d'organisation militaire, ou tout au moins est-ce un obstacle à une marche rapide de l'éducation militaire. Cette différence encore nous obligerait à un service plus long ; c'est une raison de plus pour que le service restreint principal avantage du système suisse, ne puisse être adapté à la Belgique.

Mais une considération qui me paraît devoir l'emporter sur toutes celles que je viens de développer, c'est que le système suisse, au contraire de ce qui a été dit constamment, ne répond pas le moins du monde au but que doit poursuivre l'organisation militaire d'un pays neutre.

L'armée d'un pays neutre doit se composer de soldats sachant se battre et passant pour savoir se battre.

A cet égard, la réputation des Suisses est faite, et je suis bien convaincu que leur organisation militaire, quelle qu'elle soit, ne leur enlèvera aucune des qualités guerrières qui les ont distingués de tout temps.

Mais j'en reviens toujours à ce point qui me paraît essentiel ; l'armée dans un pays neutre, doit avoir surtout une influence préventive ; elle doit pouvoir prendre une atteindre expectante qui se prolonge pendant toute la durée des hostilités qui auraient éclaté dans le voisinage des frontières. Eh bien, c'est ce rôle que probablement l'armée suisse ne pourrait pas remplir.

Supposons que toute l'étendue du pays qui sépare la Suisse de la Belgique devienne le théâtre d'une guerre. Les deux pays neutres qui se trouvent aux deux extrémités de cette ligne croient devoir mettre chacun 100,000 hommes sur pied afin que leur neutralité soit considérée comme bien garantie. Voyons ce qui se passera dans les deux pays.

La Belgique porte son armée de 40,000 à 100,000 hommes. Le budget de la guerre va s'enfler considérablement. Mais il y a dans ce budget deux espèces d'éléments ; les uns sont des éléments variables ; les autres sont des éléments qu'on peut appeler fixes et qui ne subissent pas d'augmentation par suite du nombre plus ou moins grand d'hommes appelés sous les armes. Sur les trente-sept millions du nouveau budget de la guerre qui nous est présenté, il y a quatorze millions d'éléments fixes et vingt-trois millions d'éléments variables.

Les chiffres de ce dernier élément devraient être augmentés de 1S0 p. c., c'est-à-dire de 34,500,000 francs. Il s'ensuit que l'entretien des 100,000 hommes, pendant un an, dans l'hypothèse donnée, coûterait à la Belgique 71 millions ct demi.

Je ne veux pas dire que les sacrifices ne soient pas considérables ; mais un seul jour d'invasion nous coûterait bien plus ; voyons ce que les sacrifices seraient en Suisse.

Je prends les chiffres qui se trouvent dans le travail de M. Staempffi, dont faisait usage hier l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu. En Suisse, en 1864, on a instruit dans les écoles de répétition et dans les écoles de recrue, 119,000 hommes ; ils ont fait ensemble 1,330,000 jours de service. C'est une moyenne de 11 jours de service par homme. Pour cela, la dépense des cantons et de la Confédération, toujours, d'après les chiffres de ce travail, a été de 7,500,000 francs. Je fais abstraction du chiffre de dépense qu'on dit être celui des particuliers ; il est arbitraire et peut donner lieu à des controverses ; je ne veux raisonner que sur le chiffre des impôts, le seul qu'on puisse préciser.

Il est évident que les éléments fixes doivent figurer au budget suisse, en proportion beaucoup moindre qu'au budget belge. Il suffit de remarquer que, dans les 14 millions que j'indiquais tout à l'heure comme formant les éléments fixes du budget belge, il y a 9 millions pour la solde des officiers pendant l'année, tandis que la Suisse ne paye ses officiers que pendant le cours des exercices. Mais comme je ne puis savoir d'une manière précise quel serait le chiffre des éléments fixes dans le budget suisse, je vais prendre la même proportion qu'en Belgique. C'est évidemment une grande concession que je fais, mais je puis la faire ; les résultats que j'obtiendrai n'en seront que plus significatifs.

Au compte, il y aurait un chiffre d'éléments fixes de 2,837,828 fr. ; ct si maintenant je prends le chiffre des éléments variables et que je les calcule sur le pied d'un effectif de 100,000 hommes pendant un an, j'arrive au chiffre de 127,750,000 francs, qui, ajouté au chiffre des éléments fixes, donnerait, pour l'entretien d'une armée de 100,000 hommes, pendant un an, un chiffre de 130,587,828 fr. C'est à peu près le double de ce que coûterait le même entretien, pendant le même temps, en Belgique.

Et remarquez que la Suisse n'a que la moitié de notre population, de façon que pour elle le sacrifice est beaucoup plus considérable. J'ai calculé, en effet, que l'attitude expectante que j'indique coûterait en Suisse 52 fr. par tête d'habitant, tandis qu'en Belgique elle ne coûterait que 14 fr. 50 c. par tête.

Comparons maintenant cette dépense de guerre au revenu général des deux Etats. Pour la Belgique, elle ne monterait qu'à 42 p. c. de son revenu, tandis qu'en Suisse, elle monterait à 346 p. c. de ce revenu. Eh bien, un pareil écart entre le budget de paix et le budget de guerre rend ce système impraticable.

Au moment du danger, devoir arracher à toutes les familles leurs membres valides et en même temps quadrupler les impôts ou demander à l'emprunt des ressources qui monteraient à trois fois le revenu total d'une année, ce sont là des choses impossibles dans quelque pays que ce soit. Ce système, s'il a réellement quelque mérite militaire, peut être excellent au point de vue d'une situation qui doit se dénouer tout de suite ; qu'un envahisseur trouve l'armée suisse debout, je suis convaincu qu'il payera chèrement sa tentative. Mais avec ce système garder longtemps une attitude expectante, qui éloigne le danger, est un parti auquel il faut renoncer.

Si le système a une valeur répressive, à coup sûr il n'a pas de valeur préventive ; une année d'attitude expectante épuiserait la Suisse ct la désorganiserait.

II faut que l'objection ait été faite et qu'elle n'ait pas été réfutée. Voici ce qui me le fait croire. Dans l'assemblée où a été présente ce travail de M Staempffi, auquel l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu a fait ses principaux emprunts, un autre travail a été lu. C'était un travail de M. de Cérésoles, conseiller d'Etat et chef du département de la guerre dans le canton de Vaud. C'est encore un homme dont la compétence ne peut être niée.

Après avoir exposé, comme M. Staempffi et à peu près avec les mêmes chiffres, tout le système d'organisation de la Suisse, M. de Cérésoles dit à la fin de son travail : « On prétend qu'avec ce système nous ne pourrions résister longtemps, et que nos ressources seraient bientôt épuisées. » Il pose l'objection et savez-vous comment il y répond : « C'est malheureusement possible. »

II continue en montrant tous les avantages du système à d'autres points de vue ; il montre l'organisation suisse comme étant une école d'égalité, un instrument de vie nationale ; mais au point de vue du prompt épuisement des ressources, il ne se prononce pas ; il reste tout à fait dans le vague.

(page 725) Je reconnais que les grands avantages que M. de Cérésoles attribue à l'organisation suisse ont leur importance ; mais je ne crois pas qu'ils puissent suppléer à une valeur militaire préventive. Pour savoir si une organisation militaire est sérieuse, il faut qu'on ne s'occupe pas uniquement de la question de savoir si elle est économique pendant la paix. Une organisation militaire en temps de paix, c'est le navire au repos dans le port ; supposons cependant qu'un armateur, dans un de nos ports de mer, nous montre un navire dont il vient de faire l'acquisition à un prix minime ; ce navire séduirait nos yeux par ses formes élégantes ; mais tout à coup nous y apercevrions un défaut ; nous dirions à l'armateur : « Mais votre navire ne peut pas tenir la mer » ; et l'armateur nous répondrait : « C'est malheureusement possible » ; ne trouverions-nous pas tous que, si modéré que soit le prix, l'acquisition est encore mauvaise ?

Je crains que le système suisse ne soit une image trop exacte de ce navire, et si modéré qu'en soit le prix, je n'engage pas mon pays à en faire l'acquisition.

Il n'est donc pas possible de vouloir prendre tout d'une pièce, soit le système suisse, soit le système prussien, pour le transplanter en Belgique. D'ailleurs, en politique comme en littérature, comme dans les arts, il n'y a de bonne imitation que l'invention.

Nous pouvons tirer des enseignements des études législations étrangères ; mais nous devons savoir les modifier pour les adapter aux besoins et à l'esprit du pays. Nous ne devons jamais les copier servilement.

Et si l'on veut se placer à ce nouveau point de vue, je ne refuse plus alors de tirer parti et de l'organisation prussienne et de l'organisation suisse. Ce sera dans la création de notre réserve nationale que nous aurons plus d'une fois à les mettre à contribution. Je demanderai le premier alors qu'on emprunte à l'organisation prussienne cette idée que si l'on peut se soustraire en temps de paix à une partie des charges militaires, on ne peut se soustraire à toutes, et qu'au moment du danger, tout citoyen valide doit être armé pour défendre la patrie. Je demanderai le premier qu'on emprunte à la Suisse ces écoles d'aspirants officiers et cette combinaison heureuse de l'éducation militaire avec l'enseignement public, dont l'enseignement privé ne pourrait tarder longtemps à suivre les exemples.

Le moment viendra où nous aurons à discuter toutes ces questions.

Car nous ne pouvons avoir un système militaire qui reposerait uniquement sur une milice nationale, qu’on appelle garde civique, réserve ou autrement. Mais nous ne pouvons pas non plus adopter un système qui repose uniquement sur l'armée permanente.

D'un autre côté, l'armée de campagne doit être manœuvrière, doit acquérir une expérience qui n'hésite jamais, et pour cela des exercices habituels sont nécessaires. Mais d'un autre côté, les troupes chargées de la défense des positions fortifiées peuvent recevoir une éducation moindre, que je désire voir répandre dans tout le pays, que je désire voir devenir au plus tôt commune à la population tout entière.

Il faut donc que l'armée et une réserve nationale tirée de la garde civique se complètent l'une par l'autre.

On a dit à plus d'une reprise que la loi que nous discutons en ce moment n'était que la restauration de l'édifice de 1853. La restauration, soit ; mais non pas seulement pour le laisser tel qu'il était, mais pour le rendre apte à recevoir bientôt des constructions nouvelles, et lorsque l'édifice sera complété par la création de cette réserve nationale, nous aurons ces grands avantages d'avoir corrigé les inégalités qui résultent de la faculté de se faire remplacer ou substituer, de répandre dans tout le pays une éducation militaire, d'amener dans l'avenir une diminution dans le contingent et de préparer, dans une certaine mesure, une diminution des dépenses.

Pour cela, je le répète, il faut qu'à côté de l'armée permanente vienne se placer la réserve nationale. On vous a déjà dit comment l'institution de cette réserve corrigera les inégalités qui résultent de la faculté de se faire remplacer dans l'armée permanente ; les remplacés figureront sur les contrôles de cette réserve ; ils payeront l'impôt du sang quand il faudra le payer, au moment de la lutte, au moment où le pays sera menacé. Mais en temps de paix, ils pourront se soustraire à l'impôt du temps, le seul heureusement que les miliciens aient payé en Belgique depuis 1831. Dans la réserve nationale, les remplacés de l'armée permanente serviront à leurs frais, comme servent en Prusse les volontaires d'un an, mais ils auront compté dans le contingent et ils n'auront pas augmenté les chances défavorables du pauvre dans le tirage au sort.

Leur privilège de se soustraire en temps de paix a une partie des charges du service sera chèrement acheté.

Ils serviront deux fois de leur personne et deux fois de leur bourse ; deux fois de leur bourse : une fois en payant leur remplacement, une fois en faisant les frais de leur service dans la réserve ; ils payeront deux fois de leur personne : une fois par eux-mêmes, une fois par leur remplaçant.

N'avais-je pas le droit de dire que l'inégalité serait ainsi profondément corrigée ?

Cela ne suffit pas, cependant, à plusieurs honorables membres ; ils ont persisté à demander l'abolition complète du remplacement ; ils voulaient que l'on supprimât cette grande iniquité sociale, c'est le terme dont ils se sont servis le plus souvent.

Messieurs, je ne suis pas partisan du remplacement, mais je suis moins encore partisan des exagérations quelles qu'elles soient. Or je crois que je résume impartialement les conclusions qu'on peut déduire de ce débat en ce qui concerne le remplacement, lorsque je dis que le remplacement ne fait de tort matériel à personne. Les miliciens qui servent ne serviraient pas moins si le remplacement était aboli ; leurs bonnes chances sont sauvegardées ; ils n'éprouvent par le remplacement aucun préjudice, aucune lésion dans leurs intérêts.

Voilà pour le point de vue matériel.

Mais, au point de vue moral, je reconnais que l'on peut dire du remplacement ce que Sieyès disait du privilège en général : C'est une exemption pour ceux qui en profitent et un découragement pour les autres.

Le milicien que le tirage au sort n'a pas favorisé et qui se sentirait relevé à ses propres yeux, s'il voyait servir à ses côtés son supérieur en position sociale, doit éprouver une certaine humiliation, lorsque au lieu de celui-ci il voit arriver dans les rangs un remplaçant qui, pas toujours, mais trop souvent, a été pris dans la lie de nos grandes villes. Décourager les miliciens chez qui existe le sentiment de la dignité, c'est-à-dire les meilleurs, créer le risque de peupler une armée d'éléments de moralité douteuse, voilà les deux grands défauts du remplacement.

Aussi je serais prêt à en voter l'abolition, si je ne consultais que mon appréciation personnelle ; mais je suis convaincu que le pays ne l'accepterait pas.

Et à ce propos on a encore cédé à la peu patriotique habitude prise depuis quelque temps de jeter la déconsidération et le blâme sur le corps électoral ; on a dit que si le suffrage universel était établi en Belgique le remplacement serait bientôt supprimé. Pour juger de la valeur d'une telle insinuation, il suffît de regarder autour de soi.

Le suffrage universel existe aujourd'hui en France et à qui donne-t-il la grande part d'influence dans les comices ? A la population rurale ; à celle qui souffre le plus du recrutement forcé.

M. Granier de Cassagnac le disait il y a peu de jours, ce qui gouverne aujourd'hui, c'est la France des paysans. Eh bien, cette France des paysans maintient le remplacement. Il en serait de même chez nous. Il y a des institutions qui sont implantées dans les mœurs et qui se maintiennent même lorsque d'excellentes raisons semblent les condamner.

D'ailleurs, si parmi les adversaires du projet, il en est qui demandent l'abolition du remplacement, d'autres trouvent qu'on rend le remplacement trop difficile ; ceux-là évidemment ne songent pas à l'abolir.

La seule mesure qui paraisse pratique et possible, c’est de corriger le remplacement et non pas de le supprimer.

Cependant si quelqu'un me démontrait que la mesure serait ratifiée par le pays, s'il le démontrait et ne se bornait pas à l'affirmer, dans ce cas je serais prêt à voter une suppression, dont en principe je suis le partisan.

Revenons aux avantages qui doivent résulter de l'institution de la réserve nationale. J'ai indiqué le premier avantage, qui est de corriger les inégalités qui résultent du remplacement ; un autre avantage, c'est que, pour rendre solide l'organisation de cette réserve, il sera indispensable de répandre dans le pays des moyens d instruction militaire. Il faudra, par conséquent, que, dès l'école primaire, la gymnastique et la marche soient rendues familières aux enfants.

Plus tard on pourra y joindre le maniement des armes et les manœuvres les plus faciles. Cela ne suffira pas. En dehors des écoles, il faudra que des réunions soient organisées, que les jeunes gens de 17 à 20 ans puissent suivre, sans se soumettre à des déplacements trop considérables. Pour encourager la fréquentation de ces réunions, on pourrait accorder à ceux qui les auront fréquentées une réduction de leur temps (page 726) de service ; on pourrait aussi faire de leur fréquentation une condition d'admission à la faculté de se faire remplacer ou substituer.

Il serait facile alors de former pour la réserve nationale des officiers qui réuniraient toutes les conditions de capacité requises ; le recrutement des cadres serait toujours assuré ; les éléments instruits ne feraient jamais défaut.

De plus, une fois cette éducation militaire répandue dans le pays, d'autres éléments défensifs se formeraient bientôt.

L'armée active et la réserve nationale n'absorbent pas toutes les forces du pays. L'armée garantirait les opérations actives en campagne, la réserve nationale garantirait la garde des places fortes. Mais faudrait-il alors renoncer à tirer parti d'autres forces vives de la nation ? Tel n'est pas mon avis. Les éléments les plus énergiques restés disponibles pourraient se former alors en bataillons de partisans eu en compagnies de volontaires.

Nous pourrions voir alors ces compagnies de volontaires auxquelles nous avons essayé vainement de donner un sérieux essor, il y a deux ans.

Permettez-moi, messieurs, de rappeler que je faisais à cette époque partie d'un comité destiné à propager en Belgique un mouvement volontariste. Un autre membre de la Chambre faisait également partie de ce comité, c'était l'honorable M. Van Overloop.

Les noms des membres du comité ont été publiés par les journaux et immédiatement l'honorable M. Van Overloop a été en butte aux plaisanteries les plus acerbes de la presse de son parti. Et ce sont cependant ces mêmes journaux, qui, enrôlés aujourd'hui sous la bannière de M. Coomans, ne veulent plus que des volontaires pour la défense du pays, alors qu'il y a deux ans ils se faisaient un malin plaisir de se moquer des volontaires et de l'honorable M. Van Overloop.

A quelles étranges inconséquences peuvent mener les passions politiques lorsqu'elles se mettent au-dessus des préoccupations nationales et dégénèrent en opposition systématique !

Je dis donc que les éléments les plus énergiques laissés disponibles en dehors de l'armée et de la réserve nationale tirée de la garde civique, se formeraient en bataillons de partisans et en compagnies de volontaires. Quant aux autres éléments restés également disponibles, ils seraient chargés de la défense des localités avec la population desquelles ils seraient confondus. Cette défense locale s'établirait sur toute la surface du pays.

C'est la combinaison de tous ces éléments que j'appelle la véritable défense par la nation armée.

Notez, messieurs, que toutes les forces dont je viens de faire l'énumération, à l'exception, bien entendu, de l'armée permanente, sont incapables du moindre retour offensif. Elles peuvent offrir une résistance passive là où les localités s'y prêtent, dans les villages, dans les bois, dans les contrées coupées de haies, dans les régions montagneuses, dans les villes de quelque importance où la guerre des rues pourrait se prolonger pendant quelque temps.

Tout cela est excellent pour arrêter l'ennemi. Rien de tout cela ne peut avoir d'efficacité pour le repousser.

En se bornant à un tel genre de défense, on contraindrait l'ennemi à une guerre d'extermination et, si on l'y contraignait, vous ne devez pas douter qu'il s'y résoudrait.

Mais, si vous supposez l'envahisseur arrêté par cette lutte de détail, obligé d'éparpiller ses forces pour vaincre tous les éléments de résistance passive et que vous ayez en même temps une armée mobile de 60,000 hommes qui peut à tout moment tomber sur l’ennemi, alors la face des choses change et nous avons l'espoir non seulement de tenir tête à l'invasion, mais encore de la rejeter au delà de la frontière.

Quant à savoir si l'on ne fera rien pour organiser les événements que je viens d'énumérer et qui doivent rester en dehors de l'armée et de la réserve nationale, je me bornerai à faire remarquer que, quant aux compagnies de volontaires, une organisation préalable est possible, qu'elle a été proposée dans le rapport que j'ai soumis à la commission mixte. Je les rattachais au premier ban de la garde civique. Quant à l'organisation des forces chargées de la défense locale, il y sera pourvu par la réorganisation de la garde civique sédentaire, réorganisation qui deviendra inévitable le jour où, par la création de la réserve nationale, on aura divisé la garde civique en deux bans ; à moins qu'on veuille laisser la garde sédentaire mourir misérablement, ce qui serait une faute immense.

Jusqu'ici la garde sédentaire n'a pas donné tous les résultats qu'on est en droit d'en attendre, mais je crois qu'on pourrait lui donner une éducation plus pratique au point de vue de la guerre défensive et cependant moins rebutante que celle à laquelle on l'assujettit aujourd'hui.

Jusqu'ici on a exercé trop la garde sédentaire au point de vue de la parade. Si l'on se bornait à lui demander une bonne marche, à lui enseigner quelques mouvements d'armes bien simples, en vue surtout de la défense individuelle du garde, si on donnait aux cadres des notions pratiques sur les moyens d'organiser la défense dans les localités où ils devront opérer, on aurait bientôt fait de la garde civique sédentaire quelque chose de plus sérieux et de moins ennuyeux que ce qu'elle est aujourd'hui.

Je vais plus loin. Je crois qu'on peut donner une première organisation, qui pourrait facilement se compléter au moment du danger, aux parties de la garde qui ne seraient pas actives en temps de paix. Ici je voudrais voir imiter, et non pas copier servilement encore une fois, ce qui a été fait en Autriche pour la levée générale. Cette organisation aurait le grand avantage de n'exiger aucuns frais d'uniforme et de permettre à ces forces de se confondre avec les populations dont rien ne les distinguerait. On pourrait ainsi égarer l'ennemi sur l'importance des ressources défensives réelles.

Vous le voyez, à aucun point de vue, je ne répudie le concours de la nation armée. Mais, à mes yeux, l'existence d'une armée permanente est indispensable pour que l'héroïsme de la nation armée ne demeure point stérile, pour que le sang de la nation armée ne soit pas inutilement répandu.

Lorsque notre défense reposera sur tous les éléments que je viens d'indiquer, elle sera ce que le général Lamarque aurait voulu que fût, en 1815, la défense du territoire français.

D'après ce général, l'empereur n'ayant pu, dans le premier moment de surprise, porter la guerre sur le Rhin, il aurait dû l'attendre en France.

Il aurait dû établir deux ou trois grands camps retranchés, faire occuper toutes les issues par des bataillons de partisans et de compagnies de volontaires. Derrière tout cela, il aurait dû se tenir avec une armée de 200,000 hommes prêt à se transporter rapidement partout où les événements l'exigeaient.

Après avoir exposé ce système, le général Lamarque ajoute : « Qu'on juge si la conquête de la France eût été sans difficultés ! »

Quoique nous ayons grandi depuis 52 ans, nous ne pouvons avoir la prétention de nous comparer à la France de 1815. Nous n'aurons pas 2 ou 3 grands camps retranchés, nous en aurons un seul, établi dans des conditions redoutables, mais nous pouvons avoir nos compagnies de volontaires et nous les aurons, mais nous pouvons avoir nos bataillons de partisans et nous les aurons, mais nous pouvons avoir la population entière sous les armes et nous l'aurons.

Et si, derrière tout cela, nous n'avons pas l'empereur, à la tête de 200,000 hommes, il suffira de notre armée mobile de 60,000 Belges, guidés par un général habile et patriote, pour que nous puissions dire, à notre tour, que la conquête de la Belgique ne serait pas sans difficultés.

Ma tâche avance ; elle n'est cependant pas terminée. J'ai promis de vous démontrer que lorsque le système de défense, dont nous allons adopter la première partie, serait organisé, on pourrait réduire, dans une certaine mesure, le montant de la dépense et le chiffre du contingent.

Les hommes destinés à former le cinquième bataillon des régiments d'infanterie de l'armée ne seront appelés à combattre que derrière des remparts. Ils n'auront pas besoin par conséquent d'une instruction aussi complète que ceux de l'armée active proprement dite.

Eh bien, lorsque la réserve nationale sera complètement et sérieusement organisée, on pourra supprimer ce cinquième bataillon. Cette réserve, si l'on veut, et l'on voudra, ne fournira pas seulement 30,000 hommes qu'on lui demande aujourd'hui comme un minimum, mais un chiffre beaucoup plus élevé.

On avait calculé qu'avec le système de l'exonération 6,000 familles par an chercheraient à exonérer leurs fils avant le tirage au sort. Or, ces jeunes gens auraient, dans ce cas, figuré dans les rangs de la réserve nationale.

Je suppose qu'on renonce au système d'exonération, c'est un point sur lequel je n'ai pas à me prononcer, rien n'empêcherait encore de décider que ceux qui veulent se faire remplacer devront en faire la déclaration avant le tirage. Et, comme le taux de remplacement est moins onéreux que celui de l'exonération, il en résulterait que le nombre des déclarations serait plus considérable encore.

Mais je suppose qu'il soit moindre, qu'il ne soit que de 5,000, ce qui (page 727) est par trop modéré, sï on songe que nous calculons sur toute la levée, tandis qu'aujourd'hui sur 10,000 mauvais numéros seulement, nous trouvons déjà 3,500 miliciens qui se font remplacer ou substituer.

Ces 5,000 hommes entreraient immédiatement dans la réserve nationale. Ainsi celle-ci pourra fournir aux garnisons des places fortes, non pas seulement 30,000, mais 45,000 à 50,000.

Une fois ce résultat atteint, la suppression des cinquièmes bataillons deviendra possible ; et comme ils forment un chiffre de 12,000 à 13,000 hommes, on pourra réduire proportionnellement le contingent.

Cependant on commettrait une grande faute en voulant cette suppression immédiatement.

La création de la réserve nationale sera un essai, qui présentera de grandes difficultés. Il ne faut pas se dissimuler que l'institution nouvelle, à son début surtout, sera toujours disposée à croire qu'on exige d'elle trop de peines et d'efforts. Il faut, pour qu'elle puisse se faire une juste idée de ce qu'on attend d'elle, qu'elle ait sous les yeux un point de comparaison saisissable.

Ce point de comparaison se trouvera dans les bataillons de réserve de l'armée qu'elle devra égaler d'abord avant de songer à les remplacer. Ces bataillons rempliront ainsi, pour la nouvelle réserve, le rôle que remplit dans nos écoles l'exemple d'écriture placé sous les yeux de l'écolier. L'exemple sera mis de côté le jour où l'écolier saura écrire correctement.

Il est inutile d'insister sur ce que la réduction du contingent devenant possible, une réduction des dépenses, dans une certaine mesure, en sera le corollaire.

Je pense avoir rempli ma tâche ; je pense avoir démontré que les appréciations de mon rapport restent debout après un mois de discussion.

Permettez-moi de me résumer rapidement.

Le projet établit l'armée permanente dans des conditions de force qui échappent à la fois au reproche d'être insuffisantes et à celui d'être excessives ; le projet n'est pas conçu dans cette idée de faire reposer sur l'armée seule la tâche de défendre la patrie ; il appelle des compléments, les uns indispensables, les autres désirables seulement.

Le complément indispensable, c'est la création de la réserve nationale, création qui doit avoir ce grand avantage de réparer les inégalités qui résultent du remplacement, de répandre dans tout le pays les éléments d'une certaine éducation militaire, d'amener après un certain temps une réduction de contingent et avec elle une certaine diminution des dépenses.

Il était dans les vœux de la commission mixte de posséder au plus tôt ce complément indispensable de l'armée permanente et je me plais à rappeler que cela était surtout dans les vœux de deux membres du cabinet actuel, M. le ministre de la guerre et M. le ministre de l'inférieur.

J'aurais voulu, pour ce qui me concerne, que l'organisation de cette réserve nous fût proposée eu même temps que l'organisation nouvelle de l'armée. J'ai compris cependant que la solution du point qui présentait les difficultés les plus grandes pouvait venir en seconde ligne. Mais si cette création n'était pas seulement ajournée, si elle devait être tacitement écartée, si, après un temps moral, des propositions n'étaient pas faites, je me réserve de reprendre mon attitude ancienne d'opposition au budget de la guerre. On ne croira plus alors que cette attitude est inspirée par un sentiment d'hostilité envers l'armée. L'idée sur laquelle je m'appuierai aurait reçu l'adhésion des chefs les plus éminents de cette armée ; la réalisation de cette idée peut seule restituer a cette armée le rôle le plus glorieux pour elle et le plus utile pour le pays.

A côté de ce complément indispensable, viennent se placer les compléments désirables : résistance locale s'étendait sur toutes les parties du territoire, création de compagnies de volontaires, de bataillons de partisans.

La réorganisation de la partie de la garde civique qui ne sera pas comprise dans la réserve nationale, la diffusion de l'instruction militaire dans la population sont les deux conditions qui permettront au pays d'ajouter ces éléments précieux à ses forces défensives. Or, la réalisation de ces deux conditions est la conséquence inévitable de la création d'une bonne réserve nationale.

Le complément indispensable une fois acquis, les compléments désirables suivront naturellement et rapidement.

Je termine en repoussant une dernière fois de toutes mes forces l'accusation dirigée contre le projet, de vouloir constituer une caste à laquelle on abandonnerait comme un monopole le soin de la défense du pays. Rien n'est plus éloigné de la vérité.

Lorsque l'œuvre que nous commençons aujourd'hui sera complétée, et elle ne peut tarder à l'être, nous aurons le droit de comparer notre système défensif à un arbre majestueux et robuste, qui couvrira d'un abri protecteur le sol entier de la patrie.

L'armée en sera le sommet, divisée en ses diverses armes comme en autant de rameaux ; la réserve nationale en sera le tronc noueux, solide et prêt à résister aux assauts de la tempête ; et les autres forces défensives du pays, volontaires, partisans, gardes civiques réorganisés en vue de la défense locale, en seront les racines vivaces et profondes, qui descendront jusque dans le cœur même de la population.

M. Kervyn de Lettenhove. - Il me serait difficile d'obtenir l'attention de la Chambre après le remarquable discours qu'elle vient d'entendre. Je lui demande la permission d'ajourner les observations que je désire lui présenter ; elles devaient porter sur deux points : la durée du service et la question du contingent que je persiste à considérer comme la plus grave de toutes celles dont se préoccupe la Chambre et le pays, comme celle qui doit exercer le plus d'influence sur le vote de la Chambre et sur l'adhésion si désirable du sentiment national.

On m'a fait remarquer que la section centrale, dans son rapport, avait rattaché ces questions si connexes, si intimement liées l'une à l'autre, à l'article 4 du projet. C'est lorsque la discussion des articles sera arrivée à ce point, que je demanderai à la Chambre de pouvoir reproduire les considérations auxquelles je me suis livré, en cherchant à les compléter.

- Voix nombreuses. - La clôture !

M. Vleminckxµ. - Je demande à faire remarquer qu'au début de cette discussion j'ai soumis à M. le ministre de la guerre certaines questions relatives à notre armée active et que M. le ministre avait promis d'y répondre. (Interruption.)

Je ne demande pas qu'il y répondre immédiatement ; mats pour le cas où la clôture serait prononcée, il doit être entendu que M. le ministre tiendra sa promesse et que, le cas échéant, je pourrai lui répondre.

- Voix nombreuses. - Oui, oui. La clôture !

- La clôture est mise aux voix et prononcée.

Discussion des articles

Article premier

M. le président. - Nous abordons la discussion des articles.

« Art. 1er. L'état-major général de l'armée et les états-majors particuliers, aussi bien que les cadres des officiers de troupe de diverses armes, sont divisés en deux sections, savoir : la section d'activité et la section de réserve. »

A cet article, deux de nos collègues, MM. Le Hardy et Coomans ont rattaché comme amendement la proposition suivante :

« L'armée active, en temps de paix, est composée de volontaires. »

Quelqu'un demande-t-il la parole ?

M. Coomans. - Je n'insisterai pas pour obtenir la parole, si l'on retire la menace qui nous a été faite de nous opposer la question préalable et si l'on vote par appel nominal.

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Je désire développer l'amendement.

M. le président. - Je ferai remarquer que dés développements ont déjà été donnés à l'amendement. Cependant si l'un des auteurs de la proposition demande à ajouter quelques considérations, la Chambre ne peut pas lui en dénier le droit. Si donc M. Le Hardy demande à présenter encore quelques observations, que je suis convaincu qu'il fera courtes, je lui accorde la parole.

M, Le Hardy de Beaulieuµ. - M. le président, nous avons, dans la discussion générale, examiné particulièrement et dans des vues d'ensemble, la question de l'armée par rapport à nos obligations internationales. Maintenant il y a, pour justifier l'amendement, des considérations particulières à présenter... (interruption), des considérations qu'il est, je crois, indispensable de faire valoir, et dont, pour ma part, je n'ai pas entendu dire un seul mot dans tout le cours de cette longue discussion. (Nouvelle interruption.)

- Plusieurs membres. - Parlez ! parlez !

M. le président. - J'engage l'orateur à parler, à condition, messieurs, que vous consentiez à l'écouter. Je suis convaincu que si vous consentez à l'écouter, M. Le Hardy sera très court. (Interruption.)

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Je suppose que si je parvenais à vous prouver, messieurs, qu'il est possible de supprimer avantageusement le tirage au sort, la substitution et le remplacement, tout en conservant toutes les forces militaires dont l'orateur qui vient de se rasseoir vous a entretenus ; je suppose, dis-je, que lui-même, tout le (page 728) premier, il l'a déclaré, serait disposé à voter la suppression du tirage au sort, du remplacement et de la substitution. Or, je constate et vous me permettrez de constater que pas un seul mot n'a été dit de cette possibilité...

- Plusieurs voix. - Oh ! oh !

- Un membre. - Dites-le donc ce mot !

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Les uns ont critiqué la conscription, les autres l'ont défendue plus ou moins ; mais personne, je pense, n'a émis une idée sur les moyens pratiques de remplacer le tirage au sort.

- Plusieurs membres : Eh bien, émettez-la.

M. le président. - Parlez donc sur la question même, M. Le Hardy ; abordez la discussion.

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - On me dit qu'on a traité cette question ; qu'on n'a même fait que cela.

M. le président. - Je vous invite à en parler, M. Le Hardy.

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Je suis tout prêt, pourvu qu'on ne m'interrompe pas pour me dire que la besogne est faite. Je ne demande certes pas à faire cette besogne ; je préférerais infiniment qu'elle fût faite.

- Plusieurs membres. - Eh bien faites-la.

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - C'est pour cela que je me suis levé.

Messieurs, si j'avais cru que la discussion générale eût été close aujourd'hui et sitôt...

- Plusieurs voix. - Oh ! oh ! voilà cinq semaines qu'elle dure. (Interruption.)

M. Coomans. - Ces interruptions sont inconvenantes. (Nouvelle interruption.)

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - ... je me serais muni de tous mes documents. Cependant je possède assez bien les éléments de la démonstration dans ma mémoire pour justifier notre proposition.

M. le président. - Parlez donc, M. Le Hardy.

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Il résulte de la statistique du recrutement de la milice pour l'année 1865, que l'honorable M. Van Humbeeck vient de vous rappeler en quelques mots, que le nombre des remplaçants et substituants s'est élevé à 3,455, je pense. Ces remplaçants et substituants étaient évidemment tous des volontaires ; ce sont des personnes qui servent de plein gré, puisqu'elles remplacent volontairement d'autres personnes qui ne veulent pas marcher. Notez bien, messieurs, que ceux qui sont tombés au sort ne peuvent plus ni remplacer, ni substituer, ni s'engager volontairement.

En dehors des 3,455 miliciens remplacés et substitué,» il en reste 6,545 qui ne sont pas remplacés et dont une partie cependant auraient pu s'engager volontairement s'ils avaient été libres de le faire. Cela est si vrai que lorsque le contingent ne s'élevait qu'à 8,000 hommes par an, l'armée comptait 16,000 engagés volontaires, comme le constatent les procès-verbaux de la grande commission, et qu'aussitôt qu'on l'a porté à 10,000 hommes, le nombre des volontaires est tombé à 5,000 ou 6,000 hommes. D'où je suis amené à conclure que si l'on supprimait complètement la conscription, le nombre des volontaires s'élèverait dans la proportion qu'il a atteinte quand le contingent n'était que de 8,000 hommes, et que l'on arriverait à compléter le nombre des engagés volontaires nécessaire, surtout si on leur accordait des avantages qu'ils n'ont pas aujourd'hui.

Je ne veux pas entrer dans des développements, qui vous fatigueraient certainement, messieurs, puisque l'idée générale n'est pas même écoutée ; mais, pour justifier mon amendement, je suis bien obligé de dire (pour me borner à un seul exemple) comment les volontaires sont traités en Angleterre.

On vient de vous dire qu'en Angleterre on ne trouvait pas assez de volontaires ; que ce n'est qu'en recourant à des moyens odieux et immoraux qu'on parvenait à recruter l'armée.

Or, il est constaté par les documents officiels, que tous les ans il se présente, en Angleterre, 16,000 à 17,000 volontaires de plus que ne le comportent les besoins de l'armée, que les recruteurs ont le choix des hommes, et qu'on peut refuser tous ceux qui ne conviennent pas.

Mais aussi, qu'offre-t-on aux volontaires anglais ? On leur offre, d'abord, une prime d'engagement suffisante ; ensuite une solde beaucoup plus forte que celle de nos enrôlés par le sort ; et enfin des chances de pension que n'ont pas nos miliciens. Si, en Belgique, vous accordiez, toute proportion gardée quant à la valeur de l'argent dans les deux pays, des avantages de cette espèce aux engagés volontaires, il est bien évident que le nombre s'en accroîtrait considérablement et qu'ils suffiraient probablement à remplir les cadres nécessaires en temps de paix.

Maintenant, s'il arrivait que certains cantons de milice ou certaines communes ne fournissent pas le nombre d'hommes auquel ils seraient tenus d'après la loi, je consentirais moi-même à appliquer, dans ces cas exceptionnels, la loi de 1817, qui n'exigeait le tirage au sort que dans ce cas seulement et pour compléter le contingent nécessaire. Mais ce que je demande, c'est d'extirper de nos lois le moyen inique de recrutement, moyen indigne d'un peuple libre qui, malgré tout ce qu'on en a dit, est injuste et répugne aux sentiments de justice qui règnent dans le pays.

Je demande donc que la Chambre examine ce côté de la question ; je demande qu'elle ne rejette pas, de parti pris, l'amendement qui lui est soumis ; car je suis convaincu que si elle voulait examiner sérieusement cette question, elle arriverait à trouver le moyen de supprimer le tirage au sort.

- Voix nombreuses. - Aux voix ! aux voix ! La clôture !

M. le président. - M. le ministre de la guerre paraît demander la parole.

- Voix nombreuses. - Non ! non l

M. de Theuxµ. - Si l'on opposait la< question préalable à la proposition de MM. Coomans et Le Hardy de Beaulieu, je voterais contre. Si, au contraire, cette proposition était mise aux voix, je voterais contre également, parce que je crois que la conscription est indispensable, surtout dans les circonstances actuelles. Je ne crois pas que, quant à présent, on puisse la supprimer.

M. le président. - Il n'y a plus d'orateurs inscrits, je vais donc mettre la proposition aux voix.

- Plusieurs voix. - L'appel nominal.

M. le président. - Il va y être procédé ; mais auparavant je crois utile de donner une nouvelle lecture de l'amendement :

« Le recrutement par voie de tirage au sort est aboli.

« L'armée active, en temps de paix, se compose de volontaires. »

- Quelques membres. - La division.

M. le président. - La division est de droit si elle est demandée ; mais je ferai remarquer que la proposition ne semble pas pouvoir être scindée.

M. Orts. - Insiste-t-on sur la division ?

- Des membres. - Oui !

M. Orts. - En ce cas, je demande qu'on mette d'abord aux voix le second membre de l'amendement, ainsi conçu : « L'armée active, en temps de paix, se compose de volontaires ».

- Des membres. - Soit !

M. le président. - S'il n'y a pas d'opposition ; je mets aux voix cette partie de l'amendement.

- On demande l'appel nominal.

Il est procédé à cette opération.

En voici le résultat :

93 membres sont présents :

1 membre (M. Couvreur) s'abstient.

74 répondent non.

18 répondent oui.

En conséquence, la Chambre n'adopte pas.

Ont répondu non :

MM. Vanderstichelen, Van Humbeeck, Van Iseghem, Van Overloop. Vilain XIIII, Vléminckx, Wasseige, Watteeu, Wouters, Allard, Anspach, Bara, Bouvier-Evenepoel, Broustin, Carlier, Crombez, de Baillet-Latour, de Brouckere, De Fré, de Haerne, de Kerchove de Denterghem, Delcour, De Lexhy, d'Elhoungne, de Macar, de Moor, de Naeyer, de Rongé, de Rossius, Descamps, de Terbecq, de Theux, Dethuin, de Vrière, Dewandre, de Woelmont, de Zerezo de Tejada, Dumortier, Dupont, d'Ursel, Elias, Funck, Hagemans, Hymans, Jacquemyns, Jamar, Jonet, Jouret, Kervyn de Lettenhove, Landeloos, Lesoinne, Liénart, Lippens, Magherman, Moncheur, Moreau, Mouton, Muller, Nélis, Nothomb, Orban, Orts, Pirmez, Preud'homme, Rogier, Royer de Behr, Schollaert, Tack, Tesch, Thibaut, T'Serstevens, Van Cromphaut, Ernest Vandenpeereboom et Dolez.

Ont répondu oui :

MM. Van Hoorde, Van Renynghe, Van Wambeke, Beeckman, Coomans, David, Eugène de Kerckhove, Delaet, de Muelenaere, Gerrits, Hayez, Jacobs, Janssens, Le Hardy de Beaulieu, Reynaert, Snoy, Thienpont et Vander Donckt.

(page 729) MpD. - M. Couvreur, qui s'est abstenu, est prié, aux termes du règlement, de faire connaître les motifs de son abstention.

M. Couvreurµ. - Messieurs, j'ai déjà exposé les motifs de mon abstention dans les discours que j'ai prononcés dans la discussion générale.

Je suis partisan d'un recrutement de volontaires pour les cadres, d'un recrutement volontaire pour les armes spéciales, et du service général obligatoire par des milices pour l'infanterie ; dans ces conditions, je ne pouvais voter ni pour ni contre la partie de la proposition qui vient d'être mise aux voix.

M. le président. - Nous avons maintenant à voter sur la première partie de l'amendement qui est ainsi conçue :

« Le recrutement par voie de tirage au sort est aboli. »

- Des membres : L'appel nominal !

- Il est procédé à cette opération.

94 membres sont présents.

1 membre (M. de Zerezo de Tejada) s'abstient.

71 membres répondent non.

22 membres répondent oui.

En conséquence, la Chambre n'adopte pas.

Ont voté l'adoption :

MM, Van Hoorde, Van Renynghe, Van Wambeke, Beeckman, Coomans, Couvreur, David, E. de Kerckhove, Delaet, de Muelenaere, Gerrits, Hayez, Jacobs, Janssens, Le Hardy de Beaulieu, Nothomb, Reynaert, Royer de Behr, Snoy, Thibaut, Thienpont et Vander Donckt.

Ont voté le rejet :

MM. Vanderstichelen, Van Humbeeck, Van Iseghem, Van Overloop, Vilain XIIII, Vleminckx, Wasseige, Watteeu, Wouters, Allard, Anspach, Bara, Bouvier-Evenepoel, Broustin, Carlier, Crombez, de Baillet-Latour, de Brouckere, De Fré, de Haerne, de Kerchove de Denterghem, Delcour, de Lexhy, d'Elhoungne, de Macar, de Moor, de Naeyer, de Rongé, de Rossius, Descamps, d« Terbecq, de Theux, Dethuin, de Vrière, Dewandre, de Woelmont, Dumortier, Dupont, d'Ursel, Elias, Funck, Hagemans, Hymans, Jacquemyns, Jamar, Jonet, Jouret, Kervyn de Lettenhove, Lambert, Landeloos, Lesoinne, Liénart, Lippens, Magherman, Moncheur, Moreau, Mouton, Muller, Nélis, Orban, Orts, Pirmez, Preud'homme, Rogier, Schollaert, Tack, Tesch, T'Serstevens, Van Cromphaut, Ernest Vandenpeereboom et Dolez.

M. le président. - M. de Zerezo, qui s'est abstenu, est prié, aux termes du règlement, de faire connaître les motifs de son abstention.

M. de Zerezo de Tejadaµ. - Messieurs, je n'ai pas voulu voter contre la proposition des honorables MM. Coomans et Le Hardy de Beaulieu, parce qu'en principe je ne suis pas partisan de la conscription ; d'un autre côté, je n'ai pas voulu voter en faveur de cette proposition, parce qu'il ne m'est pas démontré que dans ce moment il serait possible de remplacer ce mode de recrutement d'une manière efficace au moyen de volontaires, et que je ne veux pas désorganiser l'armée.

M. le président. - La Chambre entend-elle continuer la discussion des articles î

- De toutes parts. - Non ! non !

M. le président. - Conformément à la résolution prise à l'ouverture de la séance, la Chambre s'ajourne à mardi 3 mars à 1 heures. Continuation de l'ordre du jour.

- La séance est levée à 4 heures.